6

Click here to load reader

Préface Bourdieu et Winkin Le raisonnement médical, A.V. Cicourel

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Préface de Pierre Bourdieu et de Yves Winkin au livre de Aaron Cicourel, Le raisonnement médical, Paris, Seuil, 2002.

Citation preview

Page 1: Préface Bourdieu et Winkin Le raisonnement médical, A.V. Cicourel

Aaron Cicourel incarne la face la plus exigeante,la plus ascétique, la plus rigoureuse, la plus aride parfois, de lasociologie. Ce qui lui vaut d'occuper une position unique dansle champ de la discipline: à la fois exceptionnellement éminente- il a de vrais disciples à peu près partout dans le monde, etmême aux Etats-Unis - et périphérique, voire isolée et retirée.Même en des temps où la sociologie américaine s'est affranchiede l'ambition de l'orthodoxie centraliste qu'elle cultivait dans lesannées cinquante, il reste dans ses marges, sans doute en raisonde sa posture de perpétuel explorateur.

Ce n'est sans doute pas sacrifier à l'illusion rétrospective que devoir ses années d'apprentissage comme une entreprise d'accumula­tion méthodique de l'équipement théorique et technique nécessaireà la pratique de cette sociologie réflexive qui le caractérise aujour­d'hui. Après des études dans une école d'arts industriels et dansun Community College, il parvient, non sans difficultés, à entrerà l'Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Tout en tra­vaillant à plein temps pour payer ses études (comme facteur,employé au tri, maître d'hôtel dans un restaurant, etc.), il obtient en1951 un BA en psychologie expérimentale. Après l'armée (1951­1953), il revient à UCLA pour un JI.1A. en sociologie/anthropolo­gie, au cours duquel il approfondit ses connaissances statistiques. En1955, il part à l'Université COl'neIl pour un doctorat sous la hou­lette de Robin Williams, un ancien élève de Parsons et Sorokin. Sa

thèse porte sur la perte d'identité chez les personnes âgées. En colla­boration avec William E Whyte, l'auteur de Street Corner Society, ils'insère dans le groupe des hommes d'un club du troisième âge 1.

1. Malgré les encouragements de Goffman. Cicourel a toujours refusé de publiercette étude, qu'il considère comme trop déprimante; elle ne figure même pasdans son Cv.

Page 2: Préface Bourdieu et Winkin Le raisonnement médical, A.V. Cicourel

PREfACE "

Devenu professeur à l'Université de Californie à Santa Barbara(1966-1970), il s'intéresse, au contact de David Premack, àl'apprentissage du langage chez les grands singes (on le verraainsi se promener sur le campus avec Sarah, la célèbre guenon).C'est de ces années que date son intérêt pour l'apprentissage dulangage chez l'enfant et pour le langage gestuel des sourds etmuets, deux domaines dans lesquels il publie beaucoup au coursdes années soixante-dix.

En 1970, il s'installe définitivement à l'Université de Cali­

fornie à San Diego (UCSD), d'où il rayonnera en Amériquelatine et en Europe. Son ouvrage le plus connu aujourd'hui,Cognitive Sociology. Language and Meaning in Social Interaction 4

paraît en 1973.Dès le début des années soixante-dix, il investit les milieux

hospitaliers universitaires: il ne cessera plus de travailler au seinde divers services de médecine interne, d' oncologie, de maladiesinfectieuses, de rhumatologie, de pédiatrie. Il n'hésite pas à por­ter la blouse blanche, à jouer le jeu de l'observation participanteaussi loin que la déontologie le permet. Il est professeur à la foisau département de sociologie et à la faculté de médecine, où ildonne des cours de conduite des entretiens médicaux et siègedans diverses commissions pédagogiques et administratives.Aujourd'hui encore, il est membre du « Distribution of CadaversCommittee » .•.

Parallèlement, il cons~cre beaucoup de temps à la maîtrise desconcepts émergents de la science cognitive 5. Il lit et fréquenteles ténors de la discipline en voie de constitution - nombre

4. Traduit aux Presses universitaires de France en 1979 sous le titre La Sociologie

cognitive.

5. Quand Cicourel commence à parler de « sociologie cognitive» au début desannées soixante-dix, la science cognitive n'est pas encore articulée, même sil'expression existe déjà (cf. Z. W. Pylyshyn, Computation and Cognition: Toward a

Foundation (or Cognitive Science, 1964), comme existe aussi une « psychologiecognitive» (cf. U. Neisser, Cognitive Psych%gy, 1967) et une « anthropologiecognitive» (cf. S. Tyler, Cognitive Anthropology, 1969). Ces programmes nouveauxtraduisent un fort rejet du behaviorisme encore dominant (incarné par Skinner,notamment) ainsi qu'un grand intérêt dans l'exploration de la « boîte noire»(que ce soit par le relais de la grammaire générative, par l'étude de «pro­grammes », à la manière de l'anthropologue A. Wallace s'observant en train deconduire sa voiture, ou par la recherche de similitude entre le cerveau et l'ordi­nateur en « Intelligence ArtifiCielle »). La notion de compétence émerge autanten linguistique (Chomsky), qu'en anthropologie (<< compétence communicative »,Hymes) - et en sociologie, avec la « compétence interactionnelle» de Cicourel

Page 3: Préface Bourdieu et Winkin Le raisonnement médical, A.V. Cicourel

PRÉFACE 13

projetée dans l'espace social de leur réception respective (aumoins en France), avec d'un côté des réseaux diffus comme celuide « Langage et Travail», composé de sociolinguistes tournésvers les questions d'usage de la langue au travail, et de l'autre deschercheurs d'origine philosophique, sinon théologique, quiaiment à énoncer les conditions d'une recherche pure et parfaite,méditer sur des textes et des discours, en évitant de s'embarrasserd'observations empiriques.

Pour comprendre la position d'Aaron Cicourel, il faudrait laresituer, d'une part, dans l'histoire sociale et intellectuellede l'émergence de l'ethnométhodologie, et, d'autre part, dansl'histoire de la sociologie de la médecine. En commençant parrappeler le rôle de Harold Garfinkel qui, à partir d'une relecture(très libre) des travaux de Schütz, Husserl et Merleau-Ponty,et en réaction contre la vision parsonienne de la société et de lascience sociale, développe peu à peu, dans une série de manus­crits qui circulent de manière quasi clandestine entre Los Angeleset Berkeley, ce qu'il va finir par appeler « le programme del'ethnométhodologie »8. Mais d'autres programmes s'élaborent àla même époque. A peu près inconnu, sinon de quelques initiés,Edward Rose élabore à l'Université du Colorado des « ethno­

recherches» (ethno-inquiries) à partir d'expériences de créationde « petits langages» 9. Dès le début des années soixante, ErvingGoffman rassemble des matériaux pour ce qui deviendra en1974 Frame Analysis. An Essay on the Organization of Experience,olt convoquant James, Schütz et Bateson, il propose sa versionde l'ethnométhodologie. S'appuyant en particulier sur de trèsnombreuses anecdotes glanées dans la presse, Goffman déve­loppe un appareil notionnel foisonnant, qui ne sera quasimentjamais utilisé. Alors que Garfinkel se pose en s'opposant à lasociologie (par des manifestations de « terrorisme théorique»qui ne sont pas sans relation avec le succès que connaît sonmessage), Aaron Cicourel propose une « sociologie cognitive»

8. H. Garfinkel, « Le programme de l'ethnométhodologie », ln M. de Fornel, A.Ogien, L. Quéré (dir.), L'Ethnométhodologie. Une sociologie radicale. Paris, LaDécouverte, 200 l , p. 3 1-55.9. Cf. W. Sharrock et R. Watson. « Conversation avec Edward Rose à propos desa conversation avec Harvey Sacks: quelques observations analytiques sur lesethnorecherches», Cahiers de recherche ethnométhodologique. n° 1, juin 1993.p.41-s3.

Page 4: Préface Bourdieu et Winkin Le raisonnement médical, A.V. Cicourel

14 LE RAISONNEMENT MIDICAL PR~FACE 15

et, tant dans ses travaux que dans ses critiques théoriques ettechniques, reste profondément engagé dans les débats de ladiscipline. Sans adresser de critique directe à Garfinkel, ilniontre que l'ethnométhodologie est restée trop enfermée dansses propres questionnements. S'intéressant pour sa part à l'ethno­graphie de la communication, à la psychologie de l'apprentis­sage du langage et à l'anthropologie cognitive, Cicourel injectedans ses propres travaux des notions venues de ces univers nou­veaux et cherche à sortir la problématique ethnométhodolo­gique de son isolement, ainsi qu'il l'explique dès la premièrepage de Sociologie cognitive: « J'ai utilisé la notion de "procédéinterprétatif" pour articuler les idées des phénoménologues etdes ethnométhodologues, et les rapporter aux travaux concer­nant l'acquisition et l'utilisation du langage, la mémoire et l'at­tention ou, en général, ce qui relève du traitement de l'infor­mation 10. »

Mais sa plus profonde divergence par rapport à Garflnkelconcerne moins la définition du projet etlmométhodologiqueque le rapport aux données. Pour celui-ci, qui reste un philo­sophe à l'ancienne, les données sont secondaires; elles serventessentiellement à faire avancer la conceptualisation. Pour Cicourel,dont le rapport au monde est concret, physique, réaliste, il nepeut être question d'énoncer une proposition sans l'ancrerdans une expérience personnelle forte: il faut qu'il voie, touche,respire ce qu'il étudie. Ce qui ne signifie pas qu'il en rendracompte à la manière d'un ethnographe classique ou contem..:porain; il n'y a pas de récit d'expériencc chez Cicourel, pas de« je », pas d'émotions. Le discours scientifique qu'il propose infine est aussi « dur» dans son énonciation qu'un texte de sciencesnaturelles; c'est à l'aune de celles-ci qu'il se mesure, c'est danscette arène qu'il veut évoluer.

C'est sans doute aussi par là qu'il se distingue de Goffman, àqui il a souvent été rapporté. Certes, ils ont en commun d'exigerd'eux-mêmes et des autres un très solide soubassement ethno­

graphique, même s'ils ne l'exhibent pas dans leur compte rendufinal. Mais Goffman est aussi fluide dans sa pensée et dans sonécriture que Cicourel est raide et sec. Goffman possède unegrande culture littéraire dont il use et abuse; il s'adresse à la fois

10. Aaron Cicourel, « Avant-propos », Sociologie cognitive, Paris, Presses universI­taires de France. 1979, p.7 (traduction légèrement modifiée).

à ses pairs de sciences sociales et à un «grand public cultivé ».Cicourel ne cherche pas à sortir de la communauté savante; sonrôle est de faire avancer les sciences, à la façon d'un chercheurde laboratoire qui s'interroge plus sur ses résultats que sur seslecteurs.

C'est encore cette attitude qui explique ses critiques à l'égardde l'analyse des conversations (conversation analysis ou CA) tellequ'elle s'illustre dans les travaux de Sacks, Schegloff et quelquesautres. Alors qu'il avait soutenu Sacks contre Goffman à Berke­ley au début des années soixante et qu'il avait encouragé les pre­miers travaux de CA, il va estimer après quelques années que lestravaux qui appliquent le programme de Sacks, Schegloff etJefferson (1974) tournent en rond, se reproduisant sans plus rienapporter de nouveau, faute de prendre en charge des élémentsdu contexte de la conversation étudiée. Dans nombre de ses

textes, notamment ceux qui sont repris dans le présent recueil,il reproche à la CA de faire disparaître la situation et ses parti­cipants au profit du seul discours, de s'attacher à des corpus quisont souvent constitués d'aimables conversations entre amis,

mais jamais de discussions enchevêtrées au sein d'entités com­plexes (comme des hôpitaux, par exemple) et de mobiliser unappareil notionnel (( paire adjacente », « tour de parole », « topi­calisation », etc.) qui n'autorise qu'une analyse formelle et qui nepermet en rien de comprendre la dynamique organisationnellede la situation où la conversation s'est déroulée. Contre quoi, ilrappelle la nécessité de procéder à un travail ethnographiqueapprofondi afin de donner leur pertinence aux échanges analy­sés, de soumettre les transcriptions à des informateurs locaux,seuls capables dans certains cas de faire remonter à la surface lesimplicitations du discours (les spécialistes de CA se fiant trop àleur « compétence de membre ») et enfin de recourir à des basesde connaissances spécialisées (livres, cours, etc.), qui sont autantde sources de contextualisation des énoncés, en particulier enmilieu professionnel.

A la différence des « macro-sociologues» qui rejettent laCA sans la comprendre, Cicourella critique de l'intérieur, envoulant la sortir du ghetto où elle s'est enfermée. Chacun de sestextes repose sur des échanges au sein d'une organisation com­plexe (tribunal, école, hôpital, etc.), mais qui ne sont pas étudiéspour eux-mêmes comme dans la CA; l'analyse des textes contri­bue à la compréhension du contexte où ils se sont déroulés - et

Page 5: Préface Bourdieu et Winkin Le raisonnement médical, A.V. Cicourel

LE RAISONNEMENT MtOICAL PRtFACE !l.

l'exploitation d'éléments de ce contexte contribue à l'analyse destextes. C'est ainsi, selon lui, que se réalise l'intégration desniveaux « micro» et « macro» de l'analyse sociologique, ou que,

1 dans un autre langage, le sociologue peut empiriquement saisirl'effet des structures dans les interactions. S'opposant à la foisaux macro-sociologues des structures sociales et aux micro­sociologues des structures conversationnelles, il se donne le pro­gramme suivant: « Il nous faut étudier la façon dont la prise dedécision dans des micro-situations complexes contribue à lacréation de macro-structures en apportant les solutions de rou­tine nécessaires à la simulation ou à la réalisation des objectifsorganisationnels fondamentaux Il.>> Ce n'est pas que les micro­événements « reflètent» les macro-structures - ils les créent, ausens où ils les accomplissent concrètement en réalisant au jour lejour les objectifs des organisations complexes (écoles, hôpitaux,administrations, etc.). En étudiant de très près les échanges ver­baux plus ou moins formalisés qui se tiennent dans diversesorganisations, Cicourel se donne les moyens de voir commentla société se réalise quotidiennement. Ce qu'il reproche à la CA,c'est d'avoir perdu de vue cette perspective fondamentalementsociologique.

Prenant ses distances avec l'ethnométhodologie et l'analyse desconversations, Cicourel se situe également en retrait par rapportà la sociologie 4e la médecine, même dans sa composante inter­actionniste, comme l'atteste la rareté de ses références aux tra­vaux, par exemple, d'Anselm Strauss, Eliot Freidson ou RenéeFox. Ce n'est pas par rapport 'aux travaux des sociologues dela médecine qu'il construit sa recherche, mais par rapportaux théoriciens de la cognition - et aux médecins eux-mêmes.Contrairement à ses collègues sociologues ayant mené desrecherches dans les hôpitaux, il n'a jamais publié de travauxmonographiques consacrés à telle ou telle problématique médi­cale (par exemple, la gestion du stress, du temps ou de la morten milieu hospitalier). Des hôpitaux où se passent les interac­tions dont nous lisons quelques transcriptions, nous ne sauronsjamais grand-chose, pas plus que des acteurs qui y évoluent,

Il. A. Cicourel, « Notes on the Integration of Miero- and Macro-levels of Analy­sis », in K. Knorr-Cetina et A. V. Cieourel (dir.), Advances in Social Theory and

Method%gy. Towards on Integration of Micro- and Macro-Sociologies, Boston, Rout­ledge and Kegan Paul, 1981. p. 67; traduction: Alain Aecardo et Francis Chateauraynaud.

médecins comme patients. Il s'intéresse prioritairement au rai­sonnement médical qui débouche sur un diagnostic et une déci­sion thérapeutique - une problématique que les sociologues dela médecine n'ont guère abordée, mais qui intéresse au premierchef les cogniticiens 12 et les médecins.

Si l'on devait résumer la position de Cicourel dans l'espacedes disciplines, on pourrait dire qu'il est à la fois l'un des trèsrares sociologues du langage travaillant en blouse blanche ausein d'unités hospitalières et l'un des très rares sociologues de lamédecine à enregistrer et transcrire systématiquement leséchanges verbaux. Il est aussi l'un des très rares sociologues(américains) à être payé par une faculté de médecine. Sur unplan plus conceptuel, on pourrait suggérer que les emprunts àla science cognitive des années quatre-vingt et quatre-vingt-dixont progressivement remplacé ceux des années soixante-dix à lalinguistique générative. Dans l'un et l'autre cas, Cicourelcherche à faire reculer les limites classiques de la sociologie, quia toujours eu beaucoup de réticence à s'engager dans uneréflexion sur l'articulation entre processus sociaux et processusmentaux.

Le présent recueil est l'aboutissement d'un projet collectifentrepris par une équipe de sociologues français qui, au milieudes années quatre-vingt-dix, réalisent bénévolement un premierensemble de traductions. Le temps venant à manquer aux uns etaux autres pour réviser et harmoniser les textes traduits, nousavons décidé, en accord avec Aaron Cicourel, de resserrer l'ob­

jectif du livre et de ne présenter qu'une facette de l'œuvre dusociologue américain, celle qui concerne le milieu médical et sesmodes de prise de décision, auxquels il a consacré la majeurepartie de ses efforts de recherche au cours des vingt dernièresannées.

La sélection et l'organisation de la demi-douzaine de textes quicomposent le présent volume reposent sur quelques idéessimples. Tout d'abord, montrer la diversité des « terrains» médi­caux d'Aaron Cicourel, qui a travaillé au sein d'unités de méde-

12. Cf. A. Cicourel, « What Counts as Data for Modeling Medical Diagnostic

Reasoning and Bureaucratie Information Processing in the Workplaee », Intellec­

tica. Revue de l'Association pour la recherche cognitive, nO 30.2000. p. 115-149.

Page 6: Préface Bourdieu et Winkin Le raisonnement médical, A.V. Cicourel

18 LE RAISONNEMENT MÉDICALPRÉFACE 19

cine interne et d' oncologie (chapitres 1 et 2 du présent ouvrage),de rhumatologie (chapitres 3 et 6), de maladies infectieuses (cha-

I pitres 4 et 5) et de pédiatrie 13. Montrer aussi l'évolution de lapensée, en respectant l'ordre chronologique de production destextes (à une exception près: le premier texte est postérieur ausuivant) 14. Montrer, enfin et surtout, l'unité et la cohérence decette pensée, qui cherche inlassablement à montrer qu'une voiemédiane est possible entre micro- et macro-sociologie. Dans lecadre médical, cette voie passe par une analyse minutieuse d'ex­traits de transcription d'entretiens entre des médecins et despatients (entre autres acteurs du milieu hospitalier), qui ne seréduit jamais à une conversation analysis formelle à la manière deSacks, Schegloff et Jefferson (1974) : les échanges sont toujoursrapportés aux rôles et statuts de leurs protagonistes, eux-mêmesréinsérés dans une organisation hospitalière particulière, grâceaux informations fournies par des informateurs locaux spécia­lisés. Ce n'est que dans ces conditions que l'on peut comprendrecomment s'exerce linguistiquement le pouvoir du médecin surle malade (chapitre 1), comment celui-ci s'explique son malen s'appuyant sur des croyances populaires - le cancer commemaladie infectieuse, en l'occurrence (chapitre 2), comment rai­sonne un jeune médecin pour établir SOI1 diagnostic et commentun système expert n'aurait pu guère l'aider (chapitre 3), com­ment un diagn.ostic s'alimente à diverses sources, formelles etinformelles (chapitre 4), comment s'organise la collaboration ausein des équipes médicales (chapitre 5), comment les médecinseXpérimentés évaluent les diagnostics des « novices », les jeunesmédecins en voie de confirmation (chapitre 6). Si le cadre orga­nisationnel est américain, avec ses « résidents» et ses « attachés »,le message qui se dégage de la lecture est celui d'une médecinequi reste avant tout, où qu'elle se situe, une affaire d'interactionsentre des acteurs sociaux qui essaient, heure après heure, jouraprès jour, de résoudre des problèmes sociaux.

13. Cf. A. Cicourel, « Cognition sociale et niveaux d'expertise. La résolution deproblèmes dans un centre de consultation pèdiatrique ». ;n 1.Joseph et G. Jean­not (dir.). Métiers du public. Les compétences de l'agent et l'espoce de l'usager, Paris,Éditions du CNRS, 1995, p. 19-39.14. Il faut également noter que le chapitre 4 (( L'imbrication des contextes com­municationnels ») a été publié en 1992, soit deux ans avant le chapitre 5 (( Cin­tégration de la connaissance distribuée dans le diagnostic médical »). Mais desversions antérieures du chapitre 4 ont été publiées dès 1987 (Cicourel 1987a.Cicourel, 1987b).

Doublement hérétique, par rapport à l'orthodoxie dans sespremiers travaux, comme aujourd'hui par rapport à l'hérésiefashionable, dont il s'est séparé, fermement mais sans éclats,Aaron Cicourel occupe une place unique dans le champ de lasociologie: la rigueur extrême qu'il s'impose à lui-même est,pour les autres, un rappel à l'ordre qui est particulièrement pré­cieux dans un univers très exposé aux séductions de l'L.f!J,Qnda,-:n_~t~~.Mais sa contribution ne se limite pas aux injonctions silen­Cieuses du « prophète exemplaire» : il est peu de sociologues quiaient apporté autant de contributions décisives à la sciencesociologique. Depuis Method and Measurement in Sociology, iln'est plus possible d'utiliser naïvement un outil statistique;depuis Juvenile Justice, il n'est plus possible de se laisser abuserpar les catégories préconstruites de l'appareil judiciaire; depuisCognitive Sociology, il n'est plus possible de travailler sur le lan­gage comme si le monde y était claquemuré. Les travaux deCicourel sur l'apprentissage du langage gestuel des sourds etmuets, sur la distribution de la connaissance dans les organisa­tions de travail ou, comme on le verra ici, sur le raisonnementmédical ordinaire, sont autant de preuves de la fécondité d'unesociologie résolument matérialiste, capable d'intégrer les derniersacquis des sciences naturelles et des sciences sociales.

PIERRE BOURDIEU ET YVES WINKIN