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PREMIÈREPARTIE
LEGRANDCANYON
CHAPITRE1
ScarlettThomas a toujours étémameilleure amie et voilà pourquoi, lorsqu’ellem’a téléphoné au «campdesSisters»,oùjepassaislapiresemainedemonexistence,j’aitoutdesuitecomprisquequelquechosedegraveétaitarrivé.Nemedemandezpaspourquoioucomment,c’estunequestiondefeeling.–C’estMichael,murmura-t-elled’unedrôledevoix.MichaelSherwood,tusaisbien.–Michael?Acôtédemoi,Ruth, ladirectriceducamp,unevraiecheftaineavecsacoupeauboletsessandales
orthopédiques,trépignaitd’impatience.C’estqu’aucampdesSisters,lesfillesétaientcenséesêtre«isoléesdespressionsdelasociété»pour
mieuxdévelopperleurmoiintimeetdevenirdes«femmesdignesdecenom».Parconséquent,exit lescoupsdetéléphone.Surtoutunmardiàpresqueminuit.Ruthm’avait arrachée demon lit tout pourri, traînée jusque dans son bureau, où la lumièrem’avait
éblouie,pourenfinmecollerentrelesmainsuntéléphone.Scarlettasoupiré.Unmalheurétaitarrivé.–Scarlett?Qu’est-cequ’ila,Michael?Ruthlacheftainesemblaitmaintenantsurlepointd’imploser:àcoupsûr,ellepensaitquec’étaitune
histoiredecoeurbrisé.–Ilestmort,annonçaScarlettd’unevoixsansexpression,commesiellem’avaitrécitésestablesde
multiplication.J’entendisdes«bing»etdes«splash»derrièreelle.Desbruitsd’eau,sansdoute.–Ilestmort?Ruthmeregardaaussitôtavecinquiétude,maisjeluitournailedos.–Comment?–Unaccidentdemoto.Cetaprès-midi.IlaétérenversésurShortcrest.Nouveaux « splash » en fond sonore : Scarlett faisait la vaisselle. Ma Scarlett, toujours prête et
vaillante,auraitfaitleménagemêmeenpleineapocalypsenucléaire.–Michaelestmort...,répétai-je.J’ai eu l’impression que le bureau se rétrécissait autour demoi. Jemanquais d’air et d’espace. La
directriceducampapassésonbrasautourdemesépaules,maisjemesuisdégagéeavantdem’éloigner.J’imaginaisScarlettdevant l’évierde sacuisine, téléphonecaléentre l’oreilleet l’épaule, en shortenjean,T-shirt,etavecsonéternellequeue-de-cheval.–Oh,monDieu,Scarlett...–Jesais.J’entendisungrosglougloud’évierquisevide.Riend’autre.Scarlettnepleuraitpas.Long silence. Plus qu’un « zzz » sur la ligne. Combien j’aurais voulu m’introduire dans le fil du
téléphoneetramperjusquedanslacuisinedeScarlettpourêtreàsescôtés!MichaelSherwoodétaitmort.C’étaitungarçondenotrequartier.Ungarçonque l’unedenousdeux
aimait.–Halley?soufflasoudainScarlett.–Oui?–J’aimeraisqueturentres.Tupourrais?Jeregardailanuitparlafenêtre,lelacoùlalunesemblaitprendreunbaindeminuit.C’étaitlafindu
moisd’août,lafindel’été.Dansunesemaine,onreprendraitlescours.Cetteannée,Scarlettetmoi,onentraitenpremière.–Halley?reprit-elle.Jesavaisqueçaluicoûtaitdedemanderdel’aide.ParcequeScarlettn’avaitjamaiseubesoindemoi
commemoij’avaiseu,sisouvent,besoind’elle.– Tiens bon, j’arrive, lui répondis-je dans cette lumière trop vive, au cours de cette nuit où tout a
commencé.
MichaelAlexSherwoodestmortà20h55lemardi13août.IlarrivaitdeShortcrestDriveettournaitàgauchesurMorrisvilleAvenuelorsqu’unhommed’affairesenBMWl’aéjectédelamotoqu’ilpossédaitdepuisunmois seulement, leprojetant septbonsmètresplus loin.Dans le journal,on lisaitqu’il étaitmortsurlecoupetquelamotoétaitfoutue.Çan’étaitpaslafautedeMichael.MichaelSherwoodavaitseizeans.C’était le seul garçon que Scarlett avait vraiment aimé. Toutes les deux, on connaissait Michael
Sherwood du plus loin qu’on se souvienne, depuis aussi longtemps, ou presque, qu’on se connaissait,Scarlettetmoi.Notrequartier,quis’appelaitLakeview,étaitquadrillédelongenlargepardesrues,desalléesetdes
impasses.Partoutonvoyaitdespanneauxoùonlisaitcemessageécritenlettresjaunes:«BienvenueàLakeview,lequartierdetousvosamis!»Uneannée,lesgrandsdulycéeétaientpassésparlà,avaienttaguélespanneaux,gribouilléle«a»etajouté«enne»pourformer«ennemis».Depuis,Lakeviewétaitdevenu«lequartierdetousvosennemis!».Cequemonpèretrouvaitabsolumenttordant.Çal’éclataitàuntelpointquemamansedemandaitparfoissiçan’étaitpaslui,l’auteurdecetteblaguedébile.Lakeviewsetrouvaitégalementàcinqkilomètresdunouvelaéroport:onentendaitlesavionsatterriret
décollertoutelasaintejournée.Monpèreraffolaitdece«sonetlumière»aéronautique.Ilpassaitlestrois quarts de ses soirées dans la véranda, à contempler le ciel avec enthousiasme tandis que legrondementauloinserapprochait.Puisunavionpointaitsonnezblancau-dessusdenotrequartieretdenos têtes, lesurvolaitavecbruitet fracas,avecsesvoyantsquiclignotaient.Lavérité,onauraitditunraz-de-marée prêt à tout balayer sur son passage. Si les avions et leur boucan faisaient augmenter latensionartérielledeM.Kramer,notrevoisin,papaétaitauxanges.Moi,j’avaisl’habitude.J’entendaisàpeine les avions,mêmequand jedormais etque,dansmachambre, lesvitresdes fenêtres tremblaientaveclamaisontoutentière.Lapremièrefoisquej’aivuScarlett,c’estlejouroùelleaemménagédansnotrequartieravecMarion,
samère.J’avaisonzeans.Jeregardaislesdéménageursparlafenêtrelorsquej’aperçusunerouquinedemonâgeavecdestennisbleues.Elleétaitassisesurlamarcheduhautdesavérandaetobservaitaussilesgarsauboulot,coudessurlesgenoux,mentondanslamainetlunettesdesoleilàmontureblancheenformedecœursurlenez.Ellen’apasfaitattentionàmoi,lorsquej’airemontél’alléedesonjardinpour
m’arrêterdevantsonperron,justesouslestoredesavéranda,oùlà,j’aiattenduqu’elleprennelaparolelapremière.C’estquejen’avaisjamaissumelieretnouerdevraiesamitiés.J’étaisatrocementtimideetenplussiempotéeque jemedébrouillais toujourspourcopineravecdeschipiesquime tyrannisaientjusqu’àcequejedécampeàtoutesjambesenpleurnichantetenhurlant:«Mamaannn!»Lakeview,lequartier de tous vos ennemis, fourmillait de « nainemies » à vélo rose bonbon, qui baladaient leursBarbieetleursvanity-casesgroscommedesdésàcoudredansleurspaniersornésdestickers.Total,jen’avaisjamaiseudemeilleureamie.Jem’étaisdoncapprochéedelanouvelleduquartier.Jevoyaismaintenantmonrefletdanslesverres
deseslunettesdesoleil:T-shirtblanc,shortbleu,tennisuséesetsocquettesroses.Jem’attendaisàceque cette petite nana semoque demoi,me demande de dégager oum’ignore commem’ignoraient lesfillesplusgrandesetplusâgéesquemoi.Derrièrelaportemoustiquaire,j’aisoudainentendulavoixlasseetunpeustresséed’unefemme.–Dis-moi,Scarlett,tunesauraispasoùestmoncarnetdechèques,parhasard?Lafilletournalatêteetréponditsanshésiter:–Surlatabledelacuisine.Danslecartonaveclespapiersdel’agentimmobilier.Lafemmerepritlaparole.Savoixfluctuait,commesiellepassaitd’unepièceàuneautre.–Lecartonavec...lespapiersdel’agentimmobilier...Mmm...Chérie?Jenecroispas...Oh,attends!
Si,si,si!Levoilà!s’exclama-t-elle,ravie.Toutàcoup,onauraitditqu’ellevenaitdedécouvrirlepassageduNord-Ouest(quireliedirectement
l’océanAtlantiqueàl’océanPacifiqueparlenordduCanada.C’étaitpasrien:lesexplorateursavaientmisdessièclesàtomberdessus.Jevenaisdel’apprendreengéo).Enfin, lagaminem’aobservée avecunegrandeattention. Jeme souviens avoirpenséqu’elle faisait
plusquesonâge,entoutcasqu’elleétaitplusâgéequemoi.Là-dessus,j’aieulespremierssymptômesd’uneattaquedenainemies:sensationderétréciret,enmêmetemps,depeurquimonte,monte...–Salut,jem’appelleScarlett,dit-elleaumomentoùj’allaisprudemmentmecarapater.–Etmoi,Halley,répondis-je,lajouantcommeellesupercool.Je n’avais jamais eu de copine avec un prénom original. Les filles dema classe s’appelaient Lisa,
Katherine,CarolineouAnna.–J’habitelà,ajoutai-je,luimontrantlamaisond’enface,etlafenêtredemachambre.Elleahochélatête,poussésonsacpourmefairedelaplaceetbalayélamarcheduplatdelamain.Et,
commeellemesouriaitdefaçontropgentille, j’aifranchilesdernierscentimètresducarrédepelousepourm’asseoiràcôtéd’elle.On n’a pas parlé tout de suite,mais ça ne faisait rien parce qu’on avait la vie entière devant nous.
J’observais en silencemamaison etmon garage,mon père qui passait la tondeuse entre les rosiers...toutes ces chosesquihabitaientmonquotidien, que je connaissais par cœur.Mais,maintenant, j’avaisScarlett.Et,àpartirdecejour-là,rienn’aplusjamaisétépareil.
Dès que Scarlett a raccroché, j’ai téléphoné à maman. Maman était psychologue, spécialiste ducomportementdesadolescents.Malheureusement,mêmeavecdeuxbouquinssurlesujet,desdouzainesde séminaires et des interventions dans des talk-showsoù elle conseillait les parents sur lameilleurefaçondegérer la crised’adolescence,mamann’avait pas encore trouvé la solutionclés enmainpourgérerlamienne.
Ilétait1heuredumatinetdespoussièreslorsquemamanadécroché.–Allô?Mêmeenpleinenuit,mamanavaitunevoixclaireetbienréveillée.Safaçondevousdire:«Jesuis
toujours prête, compétente et solide. » Maman cultivait sa psy attitude avec autant de soin que seschrysanthèmes.–Maman?–C’esttoi,Halley?Quesepasse-t-il?J’entendisdesmarmonnementsetdesfroissementsdansl’appareil:monpèrequiselevait.–C’estMichaelSherwood,maman.–Qui?–Ilestmort.–Maisquiestmort?Nouveauxmurmures,cettefoisplusaudibles.Monpèredemandait:«Hein,quiestmort?Maisqui?»–MichaelSherwood,répétai-je.Undemesamis.–MonDieu!Halley...Mamanpoussaunpetitsoupir,posalamainsurlecombiné,maisjel’entendisquidisaitàmonpèrede
serendormir.–Écoute,chérie,jesaisquec’estterrible,maisilesttrèstard,medit-elleensuite.D’oùappelles-tu?–Jesuisdanslebureaudeladirectrice.Jeveuxquetuviennesmechercher.–Venir te chercher ? répéta-t-elle, surprise.Mais il te reste encore une semaine à passer au camp,
Halley.–Jesais,maisjeveuxrentreràlamaison.–Allons,magrande,tuesfatiguée,ilesttardet...Aprèslapsyattitude,lavoixdepsy.Jelaconnaissaisàfond,jesavaisl’identifier:normal,j’étaissa
fille.–Rappelle-moidemain,quand tuseraspluscalme,d’accord?Jesuisconvaincueque tun’aspas la
moindreenvied’interrompretonséjour.–Maman,ilestmort.Chaque fois que je disais « mort », Ruth, toujours à mes côtés, me fixait d’un regard triste et
compatissant.– Je sais, chérie,etc’est terrible.Mais rentrerà lamaisonn’ychangera rien.Aucontraire, tuauras
gâchélafindetonétéetiln’yaaucune...–Jeveuxrentreràlamaison,coupai-je.Scarlettvientdemetéléphoner.Elleabesoindemoi.Magorges’étaitnouée.Mamannecomprenaitdoncpas?Non,malheureusement,mamannecomprenait
plusrien.–Scarlettn’estpasseule,samèreestlà.Netefaisdoncpastantdesouci.Écoute,tuasvul’heure,ma
minette.Tunerestespasseule,aumoins?Ladirectriceducampestprèsdetoi?J’inspiraide toutesmesforces.Jenepensaisqu’àMichael,que jeconnaissaisàpeine,maisdont la
mortsubiteavaitsoudainplusdesensquetoutleresteaumonde.JepensaisàScarlettquim’attendait,seuledanslalumièretropvivedesacuisine.Ilfallaitabsolumentquejerentre.–S’ilteplaît,maman,soufflai-je,tournantledosàRuth.Parcequesacompassion,ellepouvaitselagarder.
–S’ilteplaît,viensmechercher...–Écoute,Halley,vatecoucher.Jeterappelledemain.Onenreparlera.Mamansemblaitlasseetbienprèsdes’énerver.–Avant,prometsque tuvasvenirmechercher, insistai-jeà toutevitesse,depeurqu’elle raccroche.
Promets,rienquecela.C’étaitnotreami,tucomprends?Silence.J’imaginaismamanassisedanslelitàcôtédemonpèreendormi,etsansdoutedanssachemisedenuit
bleue.Ilsuffisaitqu’elletournelesyeuxverslafenêtrepourremarquerqu’ilyavaitdelalumièredanslacuisinedeScarlett.–Oh,Halley...Bon,c’estd’accord,dit-elleaveclavoixrésignéed’unefemmededevoir.Commesi j’étaispathologiquement insupportableetcapricieuse.Commesimesamismouraientd’un
couptouslesjours.–C’estsûretcertain?–Qu’est-cequejeviensdetedire?Jecomprisquemavictoireaufinishn’allaitpasarrangernosrelations,trèstenduescesdernierstemps.–Tumepassesladirectrice?–D’accord.JetournailesyeuxversRuth,quisemblaitsurlepointdes’endormirsurplace.–Maman?ajoutai-je.–Oui?–Merci.Silence.Traduction:j’allaislepayertrèscher.–Jeveuxparleràtadirectrice,maintenant.JetendislecombinéàRuthetl’écoutairassurermamère.–Oh,iln’yaaucunproblème,madameCooke.Halleyferasonsacdemainàlapremièreheureetsera
finprêteàvotrearrivée.MonDieu,quelletristessedemourirsijeune...Là-dessus,jeretournaimecoucherdansmonbungalow,àtâtons,carilfaisaitnuitnoire.Je mis un temps fou à retrouver le sommeil. Le visage deMichael avait envahi le champ de mes
pensées.Sonvisageenlivequej’avaisregardéendoucependantlesannéesdecollège.SonvisagesurlesportraitsqueScarlettetmoi,onadmiraitpendantdesheuresdansl’albumdulycée.Jerevoyaisaussiuneautrephoto,cellequeScarlettavaitcoincéeaucoindumiroirdesacoiffeuseetquej’avaispriseilya une ou deux semaines : Scarlett etMichael au bord du lac dont l’eau scintillait pour tout décor. Jerevoyaisaussilaconfianceaveclaquelleelleavaitposélatêtesursonépaule.EtpuisladouceurdelamaindeMichaelsursongenou.Et,enfin, la tendresseavec laquelle il lacontemplaitaumomentoùleflashavaitjailli.Lelendemain,mamanétaitdemauvaispoillorsqu’elleestpasséemeprendre.Enclairetenquelques
mots :monexpérienceaucampdesSistersavaitétéunéchec totaletabsolu.Ah,c’estceque j’avaisprophétisé,quandj’avaisétéparachutée,contremavolonté,danscesmontagnesaumilieudenullepartpourypasserlesdeuxdernièressemainesdemonétéavecdesfillesqui,commemoi,n’avaienteuqu’undroit:celuidelaboucler.MamanavaitentenduparlerducampdesSistersquis’appelaitenréalitélecamp«Foiensoi»(c’est
papaquil’avaitsurnomméle«campdesSisters»)–dansl’undesesfameuxséminairespsyetCie.Unbeausoir,mamanétaitrentréeavecunebrochurequelelendemainmatinelleavaitglissésousleboldemonpetitdéjeuneravecunPost-it jaune fluo,oùelleavait écrit :«Qu’enpenses-tu?»Mapremièreréactionavaitété:«Rien,merci»dèsquej’avaisvuunephotognangnanquireprésentaitdeuxnanasd’àpeuprèsmonâgecourantdansunchampdefleurs,sourireauxlèvresetmaindanslamain.Grossomodo,c’étaitunecoloavec les incontournablesclubsdenatation,d’équitationetateliersde travauxmanuels,genre « Exerçons notre créativité : tressons de jolis paniers ! ». En revanche, l’après-midi, c’étaitséminairesetgroupesdeparolesurlesthèmessuivants:«Tellemère,tellefille?Suis-jecommemaman?»ou«Touslesautreslefont »Comportementsderecherched’identité:indépendanceetconformité».Danslabrochure,ilyavaitaussiunaffreuxbaratinsurl’estimedesoiàl’adolescence,lapsychologiedudéveloppementcognitif,socialetaffectifetd’autresmotsàcoucherdehorsquejeconnaissaisseulementpourlesavoirlussurlesquatrièmesdecouverturedesbouquinsdemaman.Moi, tout ceque je savais, c’est que j’avaispresque seize ans et que j’allaispassermonpermisde
conduiredanstroismois:jen’avaisplusl’âgedepartirencolopourréfléchiràmacrisedesvaleurset,surtout,tresserd’horriblespaniers.–Ceserauneexpériencetellementpositive!déclaramamanlesoirmême,aucoursdudîner.Beaucoup
plusenrichissante,jedoisdire,quedesséancesdebronzetteautourdelapiscinedeScarlett,àparlerdegarçons!–Maiscesontlesgrandesvacances!Etenplus,dansdeuxsemaines,c’estlarentrée.–Tuserasderetouràtemps,réponditmaman,quifeuilletaitlabrochureavecintérêt.–Tuoubliesquej’aiunpetitboulot,précisai-jeavecl’énergiedudésespoir.Scarlettetmoi,onétaitcaissièreschezMilton,lesupermarchédenotrequartier.–JenepeuxtoutdemêmepaslaisserM.Averbyenrade!–Justement,M.Averbyaffirmequelesaffairessontcalmes,encemoment,etqueçanel’ennuiepas.–Maman!?TuastéléphonéàM.Averby?J’en lâchaima fourchette.Etpapa,qui jusque-làmangeait tranquillement enévitantde semêler à la
conversation,jetaunregardencoinàmaman.Oui,mêmelui,ilsavaitqueçan’étaitpascoold’appelerlepatrondesafillederrièresondos.–Jevoulais justesavoir siuneabsencededeuxsemainesposeraitproblème,se justifiamamèreen
regardantpapa.Maispapasecontentadehocherlatêtedequelquesmillimètresavantdeseremettreàmanger.–J’étaiscertainequeHalleytrouveraitmilleraisonspournepasalleràcecamp!poursuivitmaman.–Zut,jen’aipasenviedegâchermesdeuxdernièressemainesdevacancesavecdesnanasquejene
connaismêmepas !Etpuis,d’ailleurs,Scarlettetmoi,onades tonnesdeprojets !On faitmêmedesheuressuppourgagnerplusd’argentpouralleràlameret...–Halley!Mamans’énervait.–Scarlettnevapassevolatiliserpendanttonabsence!Jenetedemandetoutdemêmepaslalune!Je
veux vraiment que tu ailles à ce camp. Pour moi, et aussi pour toi. Je suis convaincue que cetteexpérienceteseraprofitable.Deuxsemaines,écoute!Çapasseravite!–Non!Jetedisquejeneveuxpasyaller!répétai-jeenregardantmonpèrepourobtenirsonsoutien,
maispapamefitunminusculesourired’excuseetrepritdupain.Désormais, papa ne se mêlait plus de nos disputes. Son boulot, c’était de calmer les esprits et
.
d’arrondirlesanglesquandçaavaitbienchauffé.Sij’étaispunieetprivéedesortie,papamontaitdansmachambrepourmeservir saspécialité, leMilkshakeChocoKeepCool,qui, à sonavis, calmait lespassions.Après l’orage–une foisque jem’étais repliéedansmachambre–, çane rataitpas : j’entendais le
mixeursemettreenmarchedanslacuisine.Peuaprès,papavenaitmetendreunmilk-shakebétonnéenchocolat,bienfroid,façoncolombeetrameaudelapaix.Mais,cettefois,j’étaistellementencolèrequetouslesmilk-shakesdumondenesuffiraientpasàfairepasserlapilule.Voilàdonccomment la findemonétéaété sabotée.Dimanchedernier,monsacavait étébouclé, je
m’étaisvutrimballertroisheuresenvoiturejusquedanslesmontagnes,pendantquemamanévoquaitsesbellesannéesdecoloetmepromettaitquejelaremercierais,àlafinduséjour.Puisellem’avaitdéposéedevantlebureau,embrasséesurlefront,m’assurantquej’étaissa«grandefille»,etétaitrepartiedanslecouchantenmefaisantdespetitscoucousgracieux.J’étaisrestéeimmobile,raidedecolèrerentrée,monsacentoileàmespieds,entouréedefillespasplustentéesquemoidepasserdeuxsemainesàsocialiserdanslajoieetlabonnehumeur.AucampdesSisters,j’étaisboursière:engros,j’étaislàtousfraispayés,commequatreautresfilles
dontlesparentsétaientpsys.Jem’étaisplusoumoinsliéeaveclesnanasquipartageaientmonbungalow.Onn’arrêtaitpasdeseplaindre.Onsemoquaitaussidesresponsablesdesséminairespsyetonsoignaitsurtoutnotrebronzageenparlantdesgarçons.Aujourd’hui,j’interrompaismonséjourpourrentreràlamaison,àcaused’ungarçonquejen’avaispas
bienconnumaisquiavaitcomptécommeaucunautredansmavieetcelledeScarlett.Jedéposaimonsacdanslecoffredelavoitureetmontaidevant.Mamanmeditbonjour,etrestabouchecousuependantlespremierskilomètres.Tantpis.Jemedisaisqu’onétaitquittes:jen’avaispasvouluveniraucamp,ellen’avaitpasvouluquej’abrègemonséjour.Égalité.Maisjesavaisquemamannevoyaitpasleschosesàmafaçon.Etd’ailleurs,depuisquelquetemps,onnevoyaitplusgrand-chosepareil.–Alors?Raconte!Commentc’était?medemandamamanunefoisqu’onfutsurl’autoroute.Ellemitlerégulateurdevitesse,réglalaclimetsemblaitprêteàfaireunetrêve.–Dumoins,lesquelquesjoursquetuaspassés?–Bof.Lesséminairesétaientvraimenttrès,trèschiants.OK,j’exagérais.Maisseulementparanticipation.Parcequejeconnaissaismaman:elleallaitcontre-
attaquer.–Peut-êtrequesituétaisrestéejusqu’àlafin,tuenauraisdavantageprofité?–Ouais,possible.Danslerétroviseurarrière,jevoyaislesmontagnesquis’éloignaient.Jedevinaisquemamanavaitbeaucoupàdire,maisellesemuradanslesilence.Peut-êtreaurait-elle
voulumedemanderpourquoilamortdeMichaelSherwood,dontjen’avaisjamaisparléàlamaison,memettaitdanstousmesétats.Oupourquoi,d’entréedejeu,j’avaiseularageaucoeuretrefusédepartiraucampdesSisters?Amoinsqu’ellen’aiteuenviedemeposerunequestiondefond:pourquoiest-cequeje ne pouvais plus la voir en peinture depuis un ou deuxmois, pourquoi notre belle amitié compliced’autrefoisétait-elledevenueundrôledeje-ne-sais-quoi?–Maman?Lesamedi,quandpapaanimaitsamatinaleàlaradio,onavaitnotredéjeunerdefilles,indispensable
pouréchangernosderniersscoops.Mamanaimaitlesrestausitalienschics,etmoi,leshamburgersetlespizzas,alorsonalternait.MamanmefaisaitmangerdesescargotsetjelaregardaisavalerdesBigMac(qu’elleadorait,mêmesielleessayaitdelecacher!).Onavaitunetradition:oncommandait toujours
deuxdesserts,qu’onsepartageait.L’après-midi,onpartaitenviréeaucentrecommercial.Pendant lessoldes,onjouaitàquitrouveraitlameilleureaffaire.Engénéral,c’estmamanquigagnait.Mamanécrivaitdansdenombreuxjournauxetmagazines:elleydécrivaitlaréussitedenotrerelation
mère-fille pour montrer comment on avait surmonté, ensemble, la préadolescence et mon entrée ensixième. Au lycée et lors des réunions d’information destinées aux parents, maman parlait del’importancede«maintenirledialogueavecsonado».Lorsquesescopinesvenaientboirelecafé,ellesseplaignaientde leuradomaison,quiserebellaitoufumaitdushit.Et,quandcespauvresfemmes luidemandaient pourquoi nous deux, ça passait sans casser, maman hochait la tête avec une formidablemodestie.–Jen’ensaisrien.Cequejepeuxdire,c’estqueHalleyetmoi,noussommesvraimentproches.Nous
parlonsdetoutMais,audébutdecetété,quelquechoseachangé.Quand?Jenelesaispasexactement,maisjesuis
presquecertainequec’estarrivéaprèsnosvacancesauGrandCanyon.Tous lesétés,papa,mamanetmoi,on s’offraitunbeauvoyage.C’étaitnotreplaisirde l’année :on
choisissaitunedestinationcool,commeleMexiqueoul’Europe.Cetteannée,onatraversélesÉtats-Unisd’est en ouest jusqu’enCalifornie et auGrandCanyon.En route, onmêlait les pauses tourisme et lesvisitesàlafamille.Mamanetmoi,ons’esttropbienamusées.Papa,auvolantlestroisquartsdutemps,étaitunpeunotrechauffeur.Etnous,installéescommedesreinessurlabanquettearrière,onpapotait,ons’échangeait des fringues, au son de la radio, on inventait des chansons et des blagues tandis qu’ondécouvrait lesÉtats lesunsaprès lesautres,et toujoursdenouveauxpaysages.Papaetmoi,onforçaitmamanàmangerdeshamburgerspresquetouslesjours:c’étaitnotrefaçondeluifairepayerunandesaladedemesclunetdetortellinifraisaujambondeParme.Pendantcesdeuxsemaines-là,ons’estbienunpeuchamaillés,touslestrois,mais,globalement,onaétéheureux.Dèsqu’onest rentrés à lamaison, trois événementsont eu lieu.D’abord, j’aiobtenuunpetit boulot
chez Milton. Scarlett et moi, on avait passé la fin de l’année scolaire à remplir des formulairesd’embauche, et le supermarché Milton était le seul endroit qui proposait deux postes de caissière.Lorsquejesuisrentréedevacances,Scarlettytravaillaitdéjàdepuisdeuxsemaines,doncellem’amiseauparfum.Ensuite, Scarlett m’a présentée à Ginny Tabor, qu’elle avait rencontrée à la piscine pendant mon
absence.Ginnyétaitpom-pomgirl,superdanseuseetsupergymnaste.Elleavaituneréputationd’enferparmil’équipedefootball,quin’étaitpastoutàfaitfondéesursesacrobatiesetsescrisdejoiependantlesmatchsdefoot.GinnyhabitaitnonloindeLakeview,danslesArbors,unquartierchic:maisonsdestyleTudor,country-club,piscineetterraindegolf.LepèredeGinnyétaitdentiste.Quantàsamère,quidevaitpeserdanslesquarantekilostoutemouillée,ellefumaitdesBensonandHedgesnon-stopetavaitunepeauaussi tannéeque lecuirducanapédenotresalon.Elle filaitdes tonnesdefricàGinny,puisnouslaissaitnousdébrouillercommedesgrandespourfaireletrajetdesArborsjusqu’àlapiscine.Ellesefichaitbienqu’onfileendoucesurleterraindegolf,lesoir,pourrencontrerlesgarçons.Cequiaprovoquéletroisièmeévénementdecetété:deuxsemainesaprèsmonretourdevacances,j’ai
rompuunepetiteamourettemonotonequiduraitdepuisprèsd’unanavecNoahVaughn.Noah était mon premier petit ami, enfin... on se téléphonait et, de temps en temps, on se faisait de
gentilsbisous.Noahétaitgrandetmaigre,avecd’épaischeveuxnoirsetunpeud’acné.Sesparentsetlesmiensétaientamisdepuis lanuitdes temps,etd’ailleursonpassait tousnosvendredis soirensemble,chez lesVaughn ou chez nous.Noah avait été un premier petit copain idéal et tout,mais, après avoirconnulemondefou,fou,foudecettealluméedeGinnyTabor,jel’aitrèsviteéjectédemonorbite.Malheureusement,Noahamalvécularupture.Ilvenaittoujourslevendredisoiravecsesparentsetsa
.
soeur,maisiltiraitlagueule,mejetaitdesregardsassassinsetrestaitleculsurlecanapéavecunvisagedepierre,tandisquejefilaisencriant:«Bonsoir,toutlemonde,àplus!»Jedisaisquej’allaischezScarlett,mais c’était faux : on avait rendez-vous avec desmecs à la piscine ou on zonait grave avecGinny.Endéfinitive,c’estmamanquiaétélaplustristedemaruptureavecNoah.Amonhumbleavis,elleavaitplusoumoinsespéréquejel’épouseunjour.Tantpis!Cetété-là,j’avaisunnouveaumoiquiévoluaitaufildesnuitsestivales tropchaudes, tropmoites.J’ai fumémespremièrescigarettes,bumapremièrebière;jemesuisoffertunsuperbeaubronzageetmesuisfaitdeuxfoispercerlesoreilles.Enmêmetemps,jecommençaispeuàpeuàm’éloignerdemaman.Unephoto,surnotrecheminée,merappelaitleduogénialqu’onavaitformétouteslesdeux.C’estpapa
quil’avaitpriseauGrandCanyon:onyvoyaitl’undecespaysagesimmensesetfabuleuxquiévoquentundécordeciné.Cejour-là,mamanetmoi,onportaitlemêmeT-shirtetdeslunettesdesoleil.Onavaitprislapose,commedesstars,brasdessusbrasdessous,etonsouriaitàl’objectif.Jamaisonnes’étaitautantressemblées.Mêmenez,mêmeattitude,mêmesourireconquérant.Onavaitl’airsiheureuses,souscebeausoleil,souscecielbleuetinfini...Anotreretour,mamanavaitfaitencadrerlaphoto,puisl’avaitplacée en évidence, sur la cheminée. Comme si elle avait su que, quelquesmois plus tard, ce clichédeviendraitunerelique, lapreuvequ’uneautreépoque–queni l’uneni l’autrenepouvionsdésormaisconcevoir–avaitexisté.Ilétaitunefoisnousdeux,ensembleetamiesauGrandCanyon.
Quandonestarrivéesàlamaison,Scarlettétaitassisesurlesmarchesdesavéranda.Lanuittombaitàpeine. Les lumières s’allumaient. Les gens se promenaient avec leurs chiens, leurs enfants.Un voisindevait faire un barbecue, quelques rues plus loin, car des odeurs de viande grillée semêlaient à dessenteursd’herbefraîchementtondueetdepluierécente.Jedescendisdelavoiture,posaimonsacsurletrottoiretregardaienface,ducôtédeScarlett.Seulela
lumièredelacuisineétaitallumée,quiéclairaitfaiblementlavérandavide.Scarlettmefitsigne.–Maman?JevaischezScarlett.–Bien.Mamanm’envoulaittoujours,maisilétaittard,elleétaitfatiguée,et,cesdernierstemps,onchoisissait
seulementlesbataillesquienvalaientlapeine.Heureusement,sinononauraittoujoursétéenguerre.JeconnaissaislecheminquimenaitdechezmoiàlamaisondeScarlettparcoeur.J’auraispulefaire
lesyeuxbandés,denuitetàreculons.Ami-chemin,parexemple,ilyavaitunelézardedanslebétonet,audébutde l’alléequipartaitdu trottoir et traversait le jardin jusqu’à savéranda,deuxépineuxqu’ilvalaitmieuxévitersionnevoulaitpassefairegriffer.Ilfallaitfairedix-huitpasjusqu’auxmarchesduperron.Onlesavaitcomptésensixième,àl’époqueoùonavaitlapassiondesfaitsetdétailstangibles.Pendantdesmois,onavaitcalculéetmesurédesdistancesenpas:çaavaitéténotrefaçondemaîtriserlemondeetdelemettreànotreportéeenleréduisantàdespetitschiffresrassurants.Jem’approchaidanslapénombre.Jen’entendaisquelebruitdemeschaussuresetlesouffledelaclim.–Salut,dis-jeàScarlett,tandisqu’ellesepoussaitpourmefairedelaplace.Çava?C’étaitunequestioncomplètementdébile.Mais,quandonypense, iln’yapasdemots,ou ilyena
trop,pourdessituationspareilles.Alors je me tus et j’observai Scarlett. Elle était pieds nus. Sa queue-de-cheval était défaite. Je
remarquaiqu’elleavaitpleuré.Jen’avaispasl’habitudedelavoirdanscetétat:elleavaittoujoursétélaplusforte,laplusbattanteet
lapluscourageusedenousdeux.LorsdesonpremierétéàLakeview,elleavaitbalancéunegigantesqueclaqueàMissyLassiter, lapiredesnainemies : songangàvélo roseBarbienous avait encerclées etenquiquinéesdansl’espoirdenousarracherdeslarmesbouillantes.Scarlettmaternaitsapropremèredetrente-cinqansetgéraitlamaisonnéeàégalitéavecelleaumoinsdepuisl’âgedecinqans.Jecroyaisdurcomme fer que c’était grâce àScarlett que les nainemies deLakeviewnem’avaient pas bouffée toutecrue.–Scarlett?Elleatournélesyeuxsurmoi.Sonvisageétaitcouvertdelarmes.Oh,monDieu,jenesavaispasquoifaire.Puisj’aidenouveaupenséàlaphotod’elleetdeMichael,
qu’elleavaitcoincéedanssonmiroiretquej’avaisprise,quelquessemainesplustôt,avec,enarrière-plan,lelacsiensoleilléqu’iléclataitdelumière.J’aiaussipenséàsafaçondemeconsolerlesfoisoùjepleurais,effondréeàcaused’unbleu,d’unboboaugenou,àl’âmeouaucoeur.J’aidoncprismameilleureamiedansmesbrasetjel’aiserréetrèsfort,pourluirendred’unseulcoup
leréconfortqu’ellem’avaitsisouventoffert.Longtemps,onestrestéesimmobilesdanslesbrasl’unedel’autre.Derrièrenous,samaisonsemblaitnousdominer,tandisquelamienne,enface,avecsesfenêtresallumées,avaitl’airdenousregarderfixement.C’étaitlafindel’été.Lafind’uneépoque.Jenebougeaispas,jesentaislesépaulesdeScarlett,qui
s’était remise à pleurer, trembler sousmesmains. Qu’allait-il se passer,maintenant ? Tout ce que jesavais,c’estqueScarlettavaitbesoindemoietquej’étaislà.Jenepouvaisrienfairedepluspourlemoment,mais,aumoins,jenel’abandonnaispas.
CHAPITRE2
Scarlettétaitrousse,pascarottemaisplutôtauburn,avecdesacajouetchâtainprofondsetchaudsquirendaientpluslumineuxsesyeuxverts.Sapeauétaittrèsblancheet,lespremièresannéesdenotreamitié,onluivoyaitpleindetachesderousseur.Aufildesannées,lestachesontdisparuetseulescellessurlenez sont restées. C’était drôle comme tout, on aurait dit qu’elles avaient été semées là à la va-vite !Scarlettétaitpluspetitequemoi,trèsprécisémentdequatrecentimètresvirguletrois.Elleavaitunetaillede chaussure supérieure à lamienne et une cicatrice commeun sourire sur le ventre (souvenir de sonopérationdel’appendicite).Elleétaitsuperbeparcequ’elleétaitsimple,nature,vraie,pascommemoi.J’étaisjaloused’elle,etplusquejenevoulaismel’avouer.JetrouvaisScarlettfascinanteet tellementoriginale...Leplus rigolo, dans l’histoire, c’est que, de son côté,Scarlett affirmait qu’elle aurait toutdonnépouravoirmeslongscheveux,monteintmatquidoraitl’été,ainsiquemessourcilsetcilsbrunsbiendessinés.Etpouravoirunpapacommelemien,évidemment,ainsiquemafamilleconventionnelle,sidifférentedelasienne,monoparentaledominéeparMarion,seslubiesetexcentricités.S’enviernousmettaitàégalité.Çaéquilibraitl’amitié.On a toujours cru quenos vies avaient une évolutionparallèle, parce qu’on était en phase aumême
moment.Onaimaitlesfilmsd’horreuretlesfilmskitschàl’eauderose.Onconnaissaitlesparolesdetoutesleschansonsdesvieuxdisquesdemesparents.Denousdeux,c’étaitScarlettlaplusdégourdie,et,àvraidire,ellesefaisaitdesamisenunéclair.Moi,j’étaisréservée,timideettoujoursenretrait.Pourlesautres,aulycée,j’étais«Halley,lacopinedeScarlett».Etalors?SansScarlett,j’auraissûrementpassémesplusbellesannéesàzonerdansleparkingdesbusavecdesnazesetNoahVaughn.Telauraitétémon destin si Scarlett n’avait pas levé surmoi ses yeux, cachés derrière ses lunettes de soleil àmontureblancheenformedecoeur,siellenem’avaitpasfaitunepetiteplaceàcôtéd’ellepourlerestantdemavie.C’étaitcadeau.Parcequelavieestmocheetdégueulassesansunemeilleureamie.Je m’imagine souvent comme les silhouettes des albums de coloriage : avec les contours noirs et
l’intérieurblanc.Labaseexistait,d’accord,maislescouleursetlesmotifs,touslespetitstrucsquimeferaient devenirmoi, rien quemoi n’y étaient pas encore. Les rouges et les ors vibrants de Scarlettdonnaient peut- être le ton, mais j’attendais toujours de trouver mes propres coloris. De trouver quij’étais.MichaelSherwoodhabitaitnotrequartier.Onallaitau lycéeensemble,maisonne leconnaissaitpas
bien parce que, après leCM2, il avait déménagé enCalifornie.Quelques années plus tard, il en étaitrevenu,transformé:grand,minceetcraquant.Ilétaitdevenuleboyfrienddetousnosrêves.MichaelétaitsortiavecGinnyTaborpendantquinzeminutesenviron,puisavecElisabethGunderson,
lecapitainedel’équipedescheerleaders,pendantplusieursmois.MaisMichaels’étaitvisiblementsentitrop loindesonbiotopeaumilieudescapitainesde l’équipedefootball lookéssportetdespom-pomgirlssexyglam.IlétaitdoncrevenuàsesvieuxpotesdeLakeview,dontTristanFaulkner,sonmeilleurami. On les voyait parfois descendre notre rue en fumant et en riant au milieu de la nuit. Ils étaient
,
différentsdesautresgarçons.Ilsnousfascinaient.Dèsqu’ilquittalecercledesstarsdulycée,MichaelSherwooddevintunevéritableénigme.Personne
ne savait plus à quelle tribu il appartenait. Il était sympa avec tout le monde : une sorte de grandrassembleur.Les farcesqu’il jouait auxprofs remplaçantsétaient connuesde tout le lycée.Deplus, ilétait toujoursprêt àvous raconterunehistoirebizarrepour justifier ledollarqu’ilvoulait absolumentvousemprunter.Ilracontaitdestrucsincroyables,àmoitiévraisdanslemeilleurdescas,maisc’étaitsimarrantqueçavalaitbiendixbillets!Unjour,ilm’avaitracontéunehistoireabracadabrantedepetitesjeannettespsychotiquesquiluiavaientsautédessus,genrepourlevioler!Jenel’avaispascru,maisjelui avais filé deux dollars. Du coup, je n’avais plus eu un sou pour mon déjeuner, mais sans regrettellementj’avaisrigolé.ChacundenousavaituneanecdotesurMichaelSherwood.Surcequ’ilavaitdit,fait,transmisetdonné.
Maiscequilerendaitsimystérieuxànosyeux,c’étaitsonindépendance.Ilsemblaitloin,trèsloindevantnous.Libre.Et,commeiln’appartenaitàaucunclan,ils’adaptaitendéfinitiveàtous.Alafindel’annéescolaire,ilyavaitinvariablementuneprojectiondediapos,rienquedesportraits
surlevifetrigolos,doncjamaisretenuspourfigurerdansletrèssérieuxalbumdulycée.Onseretrouvaitdansl’auditoriumpourlesregardercommeauciné.Onentendaitsiffler,huerouapplaudir,selonqu’onvoyaitsur l’écranunpoteounon...Onn’avaitvuqu’unediapodeMichaelSherwood,maissacrémentréussie.Ilétaitassissurunmuret,avecsonéternellecasquettedebaseballnoire,etilriaitenregardantuntruchorschamp.Enfond,onvoyaitlevertdelapelouseetlebleuclairduciel.Quandladiapoestpassée, on a tous applaudi, on s’est tous tournés pour regarder Michael, assis en haut avec TristanFaulkner,etquiavait l’airbienembêtéd’êtrelavedette.Aulycée,MichaelSherwoodétait leseulquifaisaitl’unanimité.
L’enterrementeutlieulelendemain,unjeudi.Aprèslepetitdéjeuner,jesuisalléechezScarlettpiedsnusetdansmonvieuxjeancoupé,avecdeuxrobesnoiressurunbras.Jenesavaispaslaquellechoisir.Auparavant,jen’étaisalléequ’àunseulenterrement,celuidemongrand-père,àBuffalo.J’avaissixansà l’époque.Autant dire qu’onm’avait habillée sansmedemandermon avis.Aujourd’hui, c’était autrechose.J’allaisfrapperquandj’entendislavoixdeMarion.–Entre,Halley.J’entrai.Marion,àlacuisine,feuilletaitVogueenbuvantsoncafé.Ellemesourit.–Bonjour,Marion.Scarlettestréveillée?–Ellel’aététoutelanuitoupresque.Là-dessus,elleseremitàfeuilletersonmagazineetàboiresoncafé.–Ellesomnolaitsurlecanapéquandjemesuislevée.Elleavraimentbesoinderepos,sinonelleva
s’effondrer,poursuivit-elle.Jeme retinsde sourire.C’était tout juste lesmotsdeScarlettquandelleparlaitdeMarion.Dans la
famille Thomas, les rôles mère-fille étaient inversés au moins depuis que je connaissais Scarlett.Quelques années plus tôt, lorsque Marion avait touché le fond de la dépression puis sombré dansl’alcool,Scarlettétaitvenuecheznousenchemisedenuitvers2heuresdumatin:samère,complètementbourrée,s’étaitécrouléedansleuralléeetlamarquedesfissuresdanslebétons’étaitdécalquéesursesjoues.Monpèrel’avaitportéedanssachambrepourladéposersursonlit,pendantquemamandéballaitses
meilleuresastucesdepsyàScarlett,muette,pelotonnéedansun fauteuilauchevetde samère,qu’elleavaitcouvéedesyeux jusqu’aumatin.MonpèredisaitqueScarlett était stoïque,mamandisaitqu’elleétait,jecite:«dansledénideréalité».–Salut.Scarlett entra, les cheveux tout emmêlés, enT-shirt rougeet caleçons longs.Ellepointa l’indexvers
mesrobes.–Tuvasporterlaquelle?–Jenesaispas.Elles’approcha,melespritdesmains,puislestenditdevantmoienclignantdesyeux.–Lacourte,dit-elledesavoixcalme,enreposantl’autresurlatabledelacuisine,àcôtédelacoupe
defruits.Quandtumetscelleaveclecolrond,tuasl’aird’avoirdouzeans.J’observailarobeaucolrond.Mmm...Quandl’avais-jeportéepourladernièrefois?Leblanctotal.
Normal,c’étaittoujoursScarlettquiretenaitlesdates,lessouvenirscommenosexpériences,bonnesoumauvaises.Moi,mamémoireétaitunevraiepassoire:j’arrivaisàpeineàmesouvenirdecequis’étaitpasséd’unesemaineàl’autre.MaisScarlettserappelaitcequ’elleportaitlapremièrefoisqu’elleavaitembrasséungarçon,etmêmelenomdelasœurd’unmecquej’avaisrencontrésurlaplage,l’étédernier.Elleétaitl’oracledenotremémoire,unvraidisquedur.Scarlettouvrit leréfrigérateuretensortit le lait, traversa lacuisineavecuneboîtedeRiceKrispies
souslebraset,enchemin,sortitunbolpropredulave-vaissellegrandouvert.Puiselles’assitauboutdela table,avecMarionàsagauche.Jem’installaià ladroitedeScarlett.Mêmedansleurminifamilleàdeux,élargieàtroisavecmoi,quienétaismembrehonoraire,ilyavaitdesolidestraditions.Scarlettremplitsonboldecéréalesetlessaupoudradesucre.–Tuenveux?–Non,dis-je,j’aidéjàmangé.Mamèrem’avaitpréparédupainperdu,aprèsavoirpasséledébutdelamatinéeàblablaterdansnotre
jardindederrièreavecIrmaTrilby,notrevoisineetsameilleureamie.Celle-là,elleétaitaussicélèbredanslequartierpoursesazaléesquepoursalanguebienpendue–quiétaittrèsenforme,d’aprèscequej’avaisentendudelafenêtredemachambre.IrmaTrilbyconnaissaitMmeSherwoodparl’associationdesparentsd’élèvesetelleétaitdéjàpassée
chez elle avec du poulet en cocotte par amitié, afin de lui présenter ses condoléances. Elle avaitpoursuivi, racontantqu’ellem’avaitsouventvuerentrerdechezMiltonavecMichaeletScarlett.Etunsoir,avait-elleprécisé,elleavaitmêmesurprismameilleureamieetMichaelquis’embrassaientsurletrottoirdevantchezScarlett!«Çaoui,MichaelSherwoodétaitungentilgarçon»,avait-elleaffirmédeson horrible voix nasillarde. Il avait tondu son gazon, après l’infarctus d’Arthur (sonmari), et il luitrouvait toujours les meilleures bananes, chez Milton, parce qu’il allait les chercher en douce dansl’entrepôt.«Oui,vraiment,c’étaitunbravegosse...»,avait-elleconclu.Mamanétaitrentrée,bieninforméeetsaouléedecompassion.Ellem’avaitpréparéunmégapetitdéj
quej’avaisdévorétandisque,assiseenfacedemoiavecsatassedecafé,ellemesouriaittendrement,toutàcoupcompliceetpleinedesympathie.Commesi,maintenantqu’ellesavaitqu’iltondaitsibienlegazonettrouvaitlesplusbellesbananesdechezMiltonpoursacopineIrma,ellecomprenaitmonchagrinetdésiraitpleurerMichaelSherwoodavecmoi.–A quelle heure est l’enterrement ? demandaMarion en prenant sesMarlboro Light sur le plateau
tournantaucentredelatable.–A11heures.
Elleallumaunecigarette.–Onadesrendez-vousjusque-là,aujourd’hui,maisjevaisessayerdevenir,d’accord?–D’accord,réponditScarlett.MariontravaillaitàFabulousYou,unstudiodephotoglamourquisetrouvaitaucentrecommercialde
Lakeview.C’étaitunevraiecaverned’AliBaba,avecrobesdeprincesseetmaquillageàgogo.Onvousytransformaitn’importequellaideronenunereinedebeauté,puisonfaisaitdevousdebellesphotosquevous pouviez offrir à votre chéri, fiancé oumari.Marion passait donc quarante heures par semaine àrelookerdesbonnes femmesau foyeretdesadosboutonneusesavecdes robesdesoirée (toujours lesmêmes),etàlestartinerderougeàlèvres.Elleleurdemandaitensuitedeprendrelaposeavecunecoupedechampagne(vide),puisd’adresserleursourireleplussexyglamàl’objectif.C’étaitunboulotingrat,vulaqualitédelamatièrepremière:toutlemonden’estpasglamour,mêmerelookéfaçonstar.Marionrépétaitd’ailleursquelevraimiracle,c’étaitl’inventiondel’anticernes,ainsiqu’unéclairagecréatif.Marionselevaetpassaunemaindistraitedanssescheveux.ElleavaitlevisagerondcommeScarlett,
lesmêmesgrandsyeuxvertsetd’épaischeveuxqu’elleblondissait touslesmois.Elleavait lesonglesvernis en rougevif, fumait commeunecasernedepompiers etpossédaitplusde lingerie fineque toutVictoria’s Secret. La première fois que je l’avais vue, le jour du déménagement, elle flirtait avec lesdéménageurs,vêtued’unjeanmoulant,d’untopenmacraméquidévoilaitsonnombril,etenéquilibresurdestalonsd’aumoinsdixcentimètres.Marionn’étaitpasdutoutcommemamère.Enréalité,ellen’étaitpascommelesautresmères.Jetrouvaisqu’elleressemblaitàBarbie,ellemefascinait.–Bon,déclara-t-elleaveclassitude,enselevantetenébouriffantlescheveuxdeScarlettlorsqu’elle
passaderrièreelle,ilfautquej’aillemepréparerpourallerauturbin.Appelezsivousavezbesoindemoi.–D’accord,ditScarlettenavalantunecuilleréedecéréales.–Bye,dis-je.–Tuparles,jesuissûrequ’elleneviendrapas,fitScarlettunefoisqueleparquetsemitàcraquerà
l’étage,signequeMarionnepouvaitplusnousentendre.–Pourquoi?–Parcequelesenterrements,çalafaitflipper.Ellelâchasacuillèredanssonbolvide.–Marionadesexcusespratiquespourtout,danslavie.Après,noussommesmontéesdanslachambredeScarlettpournouspréparer.Jemesuisassisesurson
lit,unvraifouillisdecouverturesetdedrapscoordonnésaupetitbonheur,recouvertdemagazinesetdevêtements. Là-dessus, Scarlett ouvrit son armoire et, immobile, mains sur les hanches, contempla sesfringues.D’enbas,Marionnoushurla au revoir,puis laported’entréeclaqua.Trèsvite,on l’entenditdémarrer puis reculer. Par la fenêtre près du lit de Scarlett, je vismaman dans la balancelle sous lavéranda, qui buvait son café en lisant le journal.QuandMarion sur le départ passadevant cheznous,mamanluiadressason«souriredevoisine»,commejel’appelais,etseremitàlire.Scarlettsortitunerobebleumarineavecuncolblancdesonarmoire.–Etzut!Jen’airienàmemettre!–Tupeuxtoujoursportermarobedepremièrecommuniante.Ellefitlagrimace.–JesuiscertainequeMarionaquelquechosedemettable,dit-ellesoudainensortantdesachambre.
Marionétaitunefashionvictim lecontenudesonarmoireétaitfabuleuxetlégendaire.:
Enattendant,j’allumailaradiosurlatabledenuitetjefermaimesyeux.J’avaisdûpasserlamoitiédemaviedanslachambreàcoucherdeScarlett,vautréeentraversdesonlitavecunepiledeSeventeenentrenous.Onychoisissaitnosfuturesrobespourlesbalsdefind’année,onlisaitlesbonsconseilspourgérer nos problèmes de peau et de garçon. Près de la fenêtre se trouvait une étagère avec les photospréféréesdeScarlett.Ilyenavaitunedenousdeuxauborddelamer,deuxansplustôt:onportaitdescasquettesdemarinassortiesetonadressaitunsalutmilitairepourrireàpapa(quinousphotographiait).Ilyavaitaussiunevieillephotodulycée,unpeupâlieetcraquelée,deMarionàdix-huitans.Etenfin,toutaubout,laphotoquej’avaisprisedeScarlettetdeMichael,auborddulac.Scarlettnel’avaitpasencadrée.DepuismondépartaucampdesSisters,ellel’avaitrapprochéedesonlitpourl’avoiràportéedemain.Jesentistoutàcoupuntrucdurcontremondosetjetâtonnaipourm’endébarrasser.C’étaitunegrosse
chaussuredebûcheronennubuckTimberlandavecunesemelleépaissequi,bizarrement,résistaquandjetiraidessus.Jemeredressaidoncpourtirerplusfort.Mais enfin, quand est-ce que Scarlett avait acheté des pompes pareilles ? J’allais le lui demander
quandlachaussures’animasoudainetm’échappadesmains.Puiscefuttoutlelitquis’ébranlacommeungroschienet jevisdeuxbras,deux jambess’agiter,pendantquecouvertures,draps,magazinesétaientprojetés dans tous les sens et dégringolaient.Après cela, jeme suis retrouvée nez à nez avecTristanFaulkner.Il a regardé autour de lui comme s’il se demandait où il était. Ses cheveux blonds et coupés court
faisaientdespetitsépis.Ilavaittroisanneauxenargentàuneoreille.–Qu’est-ce...?Ilseredressa,clignadesyeux.Ilavaitunbrasemberlificotédansundrap.–OùestScarlett?–Là-bas,répondis-jeenmontrantlaporte,commesi«là-bas»,c’étaitlaporte.Tristansecoualatête,semblantfinirdeseréveiller.J’auraishallucinépareilsij’avaisvulemahatma
GandhiouElvisPresleydans le litdeScarlett. Jenesavaispasqu’elleconnaissaitTristanFaulkner !Enfin, je veux dire, on connaissait Tristan Faulkner. Comme tout le monde dans le quartier : TristanFaulknerétaitconnutelleloupblancparcequec’étaitunbadboy,unmauvaisgarçon,commeondit.Mais qu’est-ce qu’il fichait dans le lit deScarlett ?Elle ne...Avec lui ?Non ! Impossible.Marion
m’avaitbienditqueScarlettavaitdormisurlecanapédusalon.–J’aienfintrouvécequej’allaismettre!déclaraScarlett,quirevenaitavecunerobenoire.ElleregardaTristan,meregardaetsepostadevantsonarmoire,commesielletrouvaitnormalqu’un
inconnusortedesonlitunmardimatinàprèsdeheures.Tristanserecoucha,brasentraversduvisage.Sonpiedavaitatterrisurmesgenouxetyétaitresté.LepieddeTristanFaulknerétaitsurmesgenoux...–Tristan,tuconnaisHalley?fitScarlett,quisuspendaitlarobenoireàlaportedesonarmoire.Bref...
Halley,c’estTristan.Tristan,Halley.–Salut,dis-jed’unevoixhélastropaiguë.–Salut.Ilretirasonpieddemongenouentoutesimplicité,selevaets’étira.–Oh,lavache,jesuisensuquégrave.–Ça,tupeux:tuétaisbienbourré,hier,déclaraScarlettd’untondereproche.Elleprenaittoujourscettevoix-làpourmesecouerquandj’avaisunehumeurdemollusque.
Tristan regarda sous les draps et parut chercher quelque chose pendant que, toujours assise, jel’observais. IlportaitunT-shirtblancavecunourletdéchiré,unshortbleumarineet,évidemment,sesgrossesgodassesdebûcheron.Ilétaitminceetnerveux,trèsbronzéaussi,carilavaittravaillétoutl’étédanslesjardinsdesvoisins.Jenel’avaisvuquelà,etdeloin,aucoursdecesdeuxderniersmois.–Dis,Scarlett, est-ceque tu asvu... ? commença-t-il,maisScarlett avait déjà saisi sa casquette de
baseballsurlatabledenuit.Tristanlaluipritdesmains,etlaposasursatêteenluijetantunpetitregardtimide.–Merci.–Pasdequoi,réponditScarlett,quidégageaitsonvisagedesdeuxmains–signequ’elleréfléchissait.
Tuviensavecnousàl’église?Jesuisenvoiture.–Nan,paslapeine.Onseverralà-bas.Ilfourrasesmainsdanssespoches,et,ensortant,m’écrasalespiedscommesij’avaisétéinvisible.–Commetuveux...–Çaira?Jeveuxdire,jepeuxsortirsansrisque?murmura-t-il,tandisqu’illuimontraitlachambre
maintenantdésertedeMarion.–Aucundanger.Ilopina,s’approchad’elleavecmaladresseetl’embrassasurlajoue.–Merci.Vraiment,souffla-t-ild’unevoixquineluiressemblaitpas.Çam’agênéedel’entendre:c’étaitcommesij’avaisespionnésonmoiintime.Scarlettluisourit.–C’estrien,Tristan.Onleregardapartir.Avecsesénormesgodillots,ilafaitunbruitmonstrueuxdanslesescaliersetdans
lecouloir.Unefoisquejel’aientendurefermerlaported’entrée,jemesuisapprochéedelafenêtreetj’aiappuyélenezcontrelavitre.Arrivédansl’allée,Tristanaclignédesyeuxfaceausoleiletfaitlesdix-huitpasderigueur jusqu’au trottoir.Decheznous,mamana levé lesyeux,pliéson journalsur lesgenouxetl’aobservé.–Jen’ycroispas !m’exclamai-je tandisqueTristanFaulkner franchissait lesdeuxépineuxdubout,
puistournaitàgauchepourquitterLakeview,«lequartierdetousvosamis».–Tusais,ilétaittrèsmal,expliquaScarlettsimplement.Michaelétaitsonmeilleurami.–Tunem’avaisjamaisditquetuleconnaissaissibien.Ilétaitdanstachambre.Danstonlit!–JeleconnaisjusteparMichael.Ilnevapasbiendutout,Halley.Enplusdeça,iladesmassesde
problèmes.–Oui,mais,toutdemême,jetrouvebizarrequ’ilaitpassélanuitcheztoi.–Ilavaitbesoind’uneprésence.C’esttout.Je regardais toujours Tristan Faulkner, qui longeait maintenant les maisons coquettes de Lakeview.
Avec sa dégaine très mec et ses airs je-m’en-foutistes, il semblait décalé dans notre quartier où lesjournaux attendaient sagement sur les pas de porte, où les arroseurs chuintaient en douceur dans lamatinée ensoleillée de cettemi-août. Je ne sais pas pourquoi,mais je ne pouvais pas décoller de lafenêtre,nidétachermesyeuxdelui.Aumomentoù il a pris le virage, il s’est détournéd’unbloc et a levé lamainpourme faire signe.
Commes’ilsavaitdepuisledébutquej’avaisétéscotchéeàlafenêtre,àlesuivredesyeux.
Ilyavaitunmondefoudevantl’église.Enroute,Scarlettn’avaitpasditunmot,et,maintenantqu’onarrivait,ellesetordaitlesmains.–Çava?luidemandai-je.– C’est étrange... Tout ça, là, n’a pas de sens, me répondit-elle d’une voix basse et angoissée en
regardantdroitdevantelle.Je levai les yeux et je compris ce qu’elle voulait dire. Sur les marches de l’église, Elisabeth
Gunderson,lecapitainedespom-pomgirls,étaitentouréeparsabandedecopines.Ellepleuraitcommeunehystérique,froissantunT-shirtrougeentresesmains.Onarrivait,maisScarletts’arrêtasibrusquementquejenem’enaperçuspasetcontinuaidemarcher,
avantdefairedemi-tour.Scarlett,touteraide,avaitcroisélesbras.–Scarlett?–Onn’auraitpasdûvenir.C’estdébile.–Mais...A cet instant, Ginny Tabor déboula comme un boulet de canon et nous serra dans ses bras à nous
étouffer,avantd’éclaterensanglots.Ellesentaitlalaqueetlafuméedecigarette;surtout,elleportaitunerobebleuebientropcourtepourunenterrement.–Oh,monDieu!s’écria-t-elleennousregardant l’uneaprès l’autre,alorsqu’onessayaitdereculer
avec tact. C’est affreux ! Épouvantable ! Je n’ai pas pu avaler une miette depuis que j’ai appris lanouvelle.Jesuisendixmillemorceaux!Onn’apasrépondu.Ons’estremisesàmarcher,pendantqueGinnycherchaitunecigarette,l’allumait
etchassaitlafuméedesamainlibre.–Quandonest sortis ensemble,Michaeletmoi, çan’apasété rose tous les jours,mais je l’aimais
tellement Siluietmoi,çan’apasmarché...Ellenepouvaitplusparlertellementellesanglotait.–...c’estlafauteàpasdechance.Unabominableconcoursdecirconstances...Puiselleajouta,secouantlatêteavecfatalisme:–Maisilaététoutemavie,pendantlesdeuxmoisoùonaétéensemble.Oui,toutemavie...JeregardaiScarlett,quifixaitlesol.–Jesuisdésolée,Ginny,dis-je.–C’est encorepirepourmoi,parceque je l’aibienconnu, tuvoisceque jeveuxdire? reprit-elle
d’unevoixtendue,enexhalantunénormenuagedefumée.–Oui,jevoisbien.Onn’avaitguèrerevuGinnydepuislafinjuillet.Touteslestrois,onavaitpasséquelquessemainesde
folie,jusqu’àcequ’ellesoitenvoyéedansuneespècedecolodestinéeàlaformationdespom-pomgirlsetàl’enseignementdelaBiblependantquesesparentsserendaientenEurope.C’estaussibien,pensa-t-onàcemoment-là.ParcequeGinny,onnepouvaitlasupporterqu’àpetitesdoses.Puis,quelquesjoursplustard,ScarlettavaitrencontréMichaeletladeuxièmepartiedenotreétéavaitcommencé...Onserapprochadelafoulequientraitdansl’égliseetonarrivaàlahauteurd’ÉlisabethGunderson.
Évidemment,Ginnyen fitdes tonnes,courantverselle toutense remettantà sangloter.Puiselles sonttombéesenlarmesdanslesbrasl’unedel’autre.–C’estvraimentl’horreur,commentaunefillederrièremoi.MichaelaimaitÉlisabethcommeunfou.
C’estsonT-shirtqu’elletient:ellenel’apaslâché,depuisqu’elleaapprislanouvelle.
...
–Ahbon?Jepensaisqu’ilsavaientrompu,intervintuneautrefilleaumomentoùsabulledechewing-guméclatait.–Audébutdel’été,oui,maisill’aimaittoujours...Quelleidiote,cetteGinnyTabor.Tuasvulecinéma
qu’ellefait:pourtant,elleestsortieavecMichaelseulementpendantdeuxjours.Dansl’église,ons’estassisesaufond,prèsdedeuxdamesquisesonteffacéesavecunairpincépour
nouslaisserpasser.Prèsdel’autel,onvoyaitdeuxgrandspanneauxavecdesphotosdeMichaelbébé,desphotosdeclasseetdel’albumdulycée.Aumilieu, ilyavaitunagrandissementdeladiapoqu’onavaitvue,lorsdelaprojectiondansl’auditorium,aumoisdejuin,etqu’onavaittousapplaudie.J’aieuenviedelefaireremarqueràScarlett,mais,quandj’aitournélesyeuxverselle,j’aiconstatéqu’elleétaitaffreusementpâleetfixaitlebancdel’églisedevantnous.J’aidoncgardélesilence.La cérémonie a commencé en retard parce que les gens ne cessaient d’arriver. Ils s’alignaient avec
discrétionaufonddel’égliseets’éventaientavecleprogrammedeschantsdelamessequ’onnousavaitdistribuésàl’entrée.ÉlisabethGundersonentraenpleurantetfutconduiteversunsiège,devant,suivieparGinnyTabor,quipleuraitelleaussi.C’étaitétrangedevoirlesautrescopainsdulycéeàl’église:certains étaient bien habillés et portaient leurs vêtements du dimanche, mais d’autres semblaientdéphasés,malàl’aiseettiraientsurleurcravateouleurjupe.Qu’est-cequeMichaelpouvaitbienpenserdecesvisagesrougesetensueur,decettefoulequis’agitaitsurlesbancs,decesfillesenlarmesqu’illaissaitderrièrelui,desesparents,calmes,stoïquesettristes,assisavecsapetitesœuraupremierrang?JeregardaidenouveauScarlett,quil’avaittantaimédansunlapsdetempssiréduit,etjeserraisamain.Elleserralamienneàsontour,regardanttoujoursdroitdevantelle.La cérémonie fut solennelle et courte. On suffoquait, car il y avait unmonde incroyable et on était
serréscommedessardines.Deplus,onentendaitàpeinelepasteuràcausedes«flapflap»desfeuillesavec lesquelles lesgens s’éventaient, etducraquementdesbancs.LepasteurparladeMichael,decequ’il avait été pour tous ceux qui l’avaient connu et aimé. Il parla aussi deDieu, dont les voies sontimpénétrables. Au bout de dix minutes, Elisabeth Gunderson s’est levée et, main pressée contre labouche,aremontélatravéeencourant,suivieparsahordedecopines.Lesbonnesfemmesàcôtédenousont hoché la tête avec un petit air supérieur tandis que Scarlett serrait ma main plus fort et plantaitcarrémentsesonglesdansmapaume.A la fin de la cérémonie, les gens sont sortis de l’église d’un pas lent et en file indienne, dans un
brouhahademurmuresgênés.Dehors,l’oragegrondait.Ilfaisaitsombre.Leventsoufflaitfortetsentaitlapluie.Au-dessusdesarbress’étaientaccumulésdegrosnuagesnoirs.Ilyavait tantdemonde,devisages,decouleursetdevoixque j’enperdispresqueScarlettdevue.
BrettHershey,lecapitainedel’équipedefootball,soutenaitGinnyqu’ilconduisaithorsdel’église.Dansle parking, Elisabeth, la tête entre lesmains, était effondrée sur le siège avant d’une voiture dont lesportièresavaientétégrandouvertes.Lesgensrestaientlà,onauraitditqu’ilsattendaientlapermissiondepartir.Et,avantcetimprobablesignaldedépart, ilspliaient,froissaientetrepliaientleprogrammedeschantsenregardantlecield’unairàlafoisabsentettrèsgêné.–PauvreElisabeth...,murmuraScarlettalorsqu’onrevenaitverssavoiture.–Tuparles,elleetMichaelavaientrompudepuisunbail!–C’estvrai.Elleshootadansuncaillouquiroulasouslavoiture.–Maisill’avraimentaimée.Jebaissailesyeuxsurelle.Leventsoufflaitdanssescheveux.LarobenoiredeMarionfaisaitressortir
sonteint,pluspâlequed’habitude.C’estquandelleétaitpensiveetabsentequ’elleétaitleplusjolie.–Ilt’aimaitaussi,luidis-je.
Ellelevalesyeuxversleciel,noird’encreàprésent.L’odeurdelapluiedevenaitplusintense.–Oui,jesais...,souffla-t-elle.Lapremièregrossegouttedepluielaissaunpetitrondsombresurmonépaule.Aussitôtaprès,ilapluà
seaux. Les gens ont couru vers leurs voitures en s’abritant avec le programme des chants. On s’estréfugiéesdanslavoituredeScarlettet,delà,onaregardélapluies’abattresurlepare-brise.Jen’avaisjamaisvuundélugepareil.On a prisMain Street dans la FordAspire de Scarlett. Sa grand-mère la lui avait offerte pour son
anniversaire,enavril.SaFordAspireétaitgrandecommeuneboîteàchaussures:imaginezunevoiturecoupée en deux avec un couteau à pain, et vous comprendrez. Sur la routemaintenant transformée enrivière, jeme suis demandé si le courant n’allait pas nous transporter jusqu’à l’océan, comme c’étaitarrivéàWynken,BlynkenetNod,quiavaientdérivéjusqu’àlamerdansungrossabot.C’estScarlettquilevitlapremière.Illongeaitlarue,seul.Sachemiseblanche,trempée,luicollaità
lapeau.Ilmarchaitlesmainsdanslespoches,têtebaissée,rentréedanslesépaules.Ilfixaitlesolsansfairegaffeauxgensquiledépassaientencourantsousleurparapluie.Scarlettklaxonnaetralentitàsahauteur.–Hé,Tristan!cria-t-elleparlavitredesaportière.Iln’entenditpas.Ellemedonnauncoupdecoude.–Toi,appelle-le,Halley.–Hein?–Baissetavitreetdemande-luis’ilveutqu’onledépose!–Maisenfin,Scarlett,jeneleconnaispas!dis-jeavecnervosité.–Oui,etalors?Ellem’adressaunregardpressant.–Ilpleutàverse.Dépêche!Jebaissailavitredemaportièreetmepenchai.Lapluiedégoulinaaussitôtdansmoncou.–Excuse...,commençai-jed’unepetitevoix.Tristannem’entenditpas.Jetoussotai,avantdereprendre.–Excuse?–Halley,insistaScarlettenregardantdanslerétroviseur,onralentitlacirculation!Dépêche!–Maistuvoisbienqu’ilnem’entendpas!répliquai-je,surladéfensive.–Évidemment,tun’asmêmepashaussélavoix!–Pasdutout!J’aicrié!–Alors,crieplusfort!Les voitures nous doublaient, la pluie entrait par ma vitre ouverte et inondait mes genoux. Scarlett
poussaungrossoupir:elleperdaitpatience.–Vas-y,Halley!Nesoispassibête!–Maisnon,jenesuispasbête!Scarlettneréponditpas,maisleregardqu’ellemelançasepassaitdecommentaires.
–Tristan,hurlai-je,sortantcomplètementlatêtedehors.TristanIl sursauta et se détourna, puis nous fixa comme s’il redoutait que notreminuscule voiture lui fonce
dessus et l’écrabouille. Il s’est figé, sa chemise trempée lui faisait comme une deuxième peau. Les
!
cheveuxplaquéssurlevisage,ilm’adévisagéecommesij’étaiscomplètementcinglée.
–Quoi? hurla-t-ilàsontour Qu’est-cequ'ilya?Scarlett éclatade rire.C’est lapremière foisque je l’entendais riredepuismon retourducampdes
Sisters.Elles’adossaàsonsiège,posalamainsurlabouche,incapabledes’arrêter.Moi,j’auraisvoulumourir.Tellementj’avaishonte.–Heu...,commençai-je.Tristan,halluciné,mefixaittoujours.–Tuveuxqu’ontedépose?repris-je.–C’estbon,répondit-il,s’adressantàScarlett.Maismerciquandmême.–Monte,Tristan,ilpleutdescordes,dit-elledesavoixmaternellequejeconnaissaissibien.Tristan continuait de regarder Scarlett. Je remarquai qu’il avait les yeux rouges et gonflés : il avait
pleuré.–Laisse,c’estbon,répéta-t-ilenreculant.Ilpassalamainsursonvisageetdanssescheveux.L’eaugouttapartout.–Aplus.–Tristan!lerappelaScarlett.Maisilrepartaitdéjàsouslapluiebattante.Quandons’estarrêtéesaufeu,iltournait.Bientôtjen’aiplusvuquesachemise,unetachedeblancsurlemurenbriquerougedel’allée.Puis
pof !plusdeTristan.Scarlett a soupiré tandis que je remontais la vitre demaportière, endisant quechacun faisait cequ’ilvoulait.Moi, jenequittaispas lecoinde la ruedesyeux.Fascinée.Parcequej’avaissincèrementl’impressionqueTristan,telunmagicien,avaitdisparucommeparenchantement.
.
CHAPITRE3
Dès que je pense àMichael Sherwood, je vois des fruits.Bananes jaune soleil, kiwis verts, prunesviolettes fraîches et douces sous la paume.Parcequenotre amitié avecMichaelSherwood, itboy delégende,débutaentoutesimplicitépardesfruitsetdeslégumes.Scarlettetmoi,onétaitdonccaissièreschezMilton,etonportaitdestabliersàbavettevertsavecdes
badgesenplastiquequidisaient:«Bonjour,jem’appelleHalley(ouScarlett)!BienvenuechezMilton!»Scarlett travaillait à la caissehuit«SansFriandisesSansSucreries»etmoi, à la caisse«ExpressQuinzeArticles ouMoins », qui se trouvait directement à droite de la sienne. Comme ça, lorsque jecrisais,jepouvaislaprendreàtémoinenlevantlesyeuxaucielouencorerâlersouscouvertdu«biiip»demadouchette.C’étaitleseulavantagedecepetitboulot:pourlereste,çan’étaitpasletop.Àlafindumoisdejuin,MichaelSherwood(encravate!)s’étaitpointépourunentretiend’embauche.
Il semblait stressé et m’avait fait signe, comme si nous étions très copains, pendant qu’il attendait àl’accueildusupermarchéquelegérantlereçoive.Là-dessus,ilavaitobtenuunposted’assistantjuniorresponsabledes fruitset légumes.Toutçapourdirequ’ilempilaitdesoranges,conditionnait les fruitsdansdesbarquettesenpolystyrèneexpanséqu’il recouvraitde filmétirableet,enfin, rafraîchissait leslégumesavecungrostuyaudeuxfoisparjour.Michaelriaitets’éclatait,etilestvitedevenucopainavectoutlemonde,durayonboucherieaurayonparapharmacieetbeauté.MaisilavaitunpetitpenchantpourmoietScarlett.Enfin,plutôtpourScarlett.Moi,commed’hab,jetenaislachandelle.Tout commença par des kiwis. Pendant sa première semaine chez Milton, chaque jour pour son
déjeuner,Michael Sherwoodmangeait quatre kiwis, ni plus nimoins, et rien d’autre. Souriant, il lesdéposaitsurlapetitebalanceprèsdelacaissedeScarlett,puisilsortait,s’installaitsurlapelouseprèsduparking,oùillesmangeaitunàun,ettoujoursseul.Ontrouvaitçamystérieux.Forcément.Scarlettetmoi,onnemangeaitjamaisdekiwis.–Ehbien,ildoitaimerlesfruits...,conclutScarlett.Cejour-là,Michaelvenaitdesortiravecsesquatrekiwisaprèsluiavoiradressésonbeausourirequi
l’avait fait rougir. Il était venu payer àma caisse une seule fois : à partir de son troisième jour chezMilton,ils’étaitmisàfairelaqueuedevantcelledeScarlett,mêmequandlesignallumineuxau-dessusdelamiennesignalaitqu’elleétaitouverteetdéserte.JeregardaiMichaeldanssontabliervertdurayonfruitsetlégumes,maintenantassisausoleilavecses
kiwis,puisScarlett.Ahlàlà,illuifallaittoujoursunbonquartd’heurepourcesserderougir.–Tuaimesdonctellementleskiwis?luidemandaScarlettlelendemainenencaissantleurprix.–C’estsuperbon,répondit-iltandisqu’ilsepenchaitsurellepar-dessussacaisse.Tun’enasjamais
mangé?–Si,maisseulementdanslessaladesdefruits.Distraitepar leur conversation, jeme suis trompéeen tapant leprixd’unpaquetde spaghettis : j’ai
rajoutédeuxzérosauxdeuxdollarsqu’ilcoûtait.Ducoup,macaisseadébloquéetlacliente,quin’avaitachetéquecespâtes,desananasenconserveetuneboîtedetampons,adébloquéelleaussienvoyantle
montanttotaldesespetitescourses.J’aimisuntempsfouàannulerl’achat,àrebouterlacaisse:résultat,j’aizappélasuiteetlafindeleuréchange.Lorsquejemesuisremisedemesémotions,Michaelsortaitdéjeuner tandis que Scarlett observait avec attention un petit kiwi duveteux qu’elle tenait comme unpoussinaucreuxdesapaume.–C’estMichaelquimel’adonné,murmura-t-elle.C’estincroyable,non?Elleétaitrougetomate.–Excusez-moi,mademoiselle,vousêtesouverte?criaquelqu’undansmafile.–Oui!luirépondis-je.PuisjedemandaiàScarlett:–Qu’est-cequ’iladitd’autre?–J’aidesbonsderéduction,coupamonclientsuivant,ungrandtypetoutpoiluquiportaitunechemise
àgrospois.Ilavançasonchariotenmecollantsesbonsderéductionpoisseuxdanslesmains.Là-dessus,ilposa
quatre boîtes de pâté en conserve, un diffuseur de parfum d’ambiance et deux flacons d’essence pourrechargerlesbriquetssurmontapisdecaisse.Ilyadesfoisoùl’onn’osemêmepasimaginerpourquoioupourquilesgensachètentcequ’ilsachètent...–Jecroisque jevaisprendremapausedéjeuner!déclarasoudainScarlettensortant le tiroirdesa
caisse.Detoutefaçon,c’estcalme!–Attends-moi,j’arrive!Hélas, j’avais une longue file de clients devant ma caisse express, certains avec quinze articles,
d’autresavecdix-huit,voirevingt,selonleurdegrédefantaisie.Tousmeregardaientavecexaspérationetimpatience.–Ça ne t’embête pas, hein ?medemandaScarlett, qui filait déjà vers la caisse centrale, son kiwi-
poussindansunemainetsoncaissonsouslebras.Parcequetuvois...Elles’interrompitetjetaunregardrapidedehors.Moiaussi.Michaelétaitassissurleborddutrottoir
avecsondéjeuner.–Vas-y,c’estbon.Jeprendraimapauseplustard,luidis-jetandisque,arméed’unlecteurdechèques,
jevérifiaisque lechèquedugrandpoilun’étaitpasperduouvolé,que soncompteétait actif etqu’iln’avaitpasd’interditbancaire.Pensez-vous, Scarlett nem’écoutait plus !Elle était déjà dehors, assise au soleil à côté deMichael
Sherwood.Scarlett,mameilleureamie,avaitvendusoncoeurpourunkiwi.Apartirdecejour-là,onn’aplusguèredéjeunéensemble,elleetmoi.MichaelSherwoodcourtisait
Scarlettavecdesfruitsetdeslégumesexotiques:ilposaitdestranchesdemelonvertHoneydewetdesquartiers d’orange sanguine rouge framboise près de sa caisse. Il agissait toujours en douce, lorsqueScarlettétaittropdébordéepourlevoir.Etc’estseulementplustard,lorsqu’ellepouvaitsouffler,qu’elleremarquait un fruit intrépide sur lapancarte«SansFriandisesSansSucreries» : unepoire enparfaitéquilibreoutroisbeauxradisbienalignés.Moinonplus,jenevoyaisjamaisMichaelagir,etpourtantjene quittais pas la caisse de Scarlett des yeux. Michael Sherwood avait de la magie en lui, et, bienentendu,Scarlettadoraitça.J’auraismoiaussiétécharméesionm’avaitcourtiséeaveccetalent.Cefutlepremierétéqu’onnepassapasenduo,Scarlettetmoi.Michaelétaittoutletempsavecnous.
Etilétaitvraimentmarrant.Alapiscine,ilfaisait,exprès,desplatsépouvantables.Et,danslacuisinedeScarlett, il surgissait derrière elle sur la pointe des pieds, pendant qu’elle mélangeait la préparationinstantanéepourbrownies,puisglissaitparsurprisesonbrasautourdelataille.
Cefutaussilepremierétéoùl’onnepassapasnonplustoutesnossoiréesensemble.Parfois,lesoir,jeregardaisverschezelle:jevoyaislesstoresdesachambrebaissés,lavoituredeMichaelgaréedevantlamaison.Cessoirs-là,jesavaisquejedevaismefaireminuscule.Plustarddanslanuit,jelesentendaissedireaurevoir. J’écartais le rideaudemafenêtreet je lesvoyaiss’embrassersous la lumière jauned’unlampadaire.Autrefois,jen’avaisjamaisdûmebattrepourobteniretretenirl’attentiondeScarlett;maintenant, il suffisait d’un seul regard deMichael pour qu’elle file et m’abandonne à mon sort. Jedéjeunais donc seule, et, après le dîner en famille, je m’ennuyais devant la télé avec mon père, quis’endormaitsurlecanapédès20h30etronflaitcommeunsonneur.Scarlettmemanquait.D’unautrecôté, elle était siheureuseque jen’avaispas le cœurde lui faire la tête : elle rayonnait
pratiquementvingt-quatreheuressurvingt-quatre.Elleriaitsanscesse,pourtoutetpourrien.Pendantsespauses chezMilton, elle s’asseyait dehors avecMichael et jouait à happer les grainsde la grappederaisinqu’ilagitaitdevant sabouche.Tous lesdeuxseplanquaientpendantdesweek-endsentierschezScarlett, cuisinaient des platées de spaghettis pour Marion et louaient des cassettes vidéo. S’ils secachaient, c’est parceque, après son clash avecElisabethGunderson, en juin,Michael nevoulait pasattirerl’attentionetexciterlesragots,m’avaitexpliquéScarlett.Ilyeutenfincettejournéequel’onapasséetouslestroisauborddulac:ScarlettetMichaelavaient
prislerisquedesemontrerensemble,maisonnevitpasunchatsurlaplage.NousavonsjouéauFrisbeeetdévorélepique-niquequeScarlettavaitpréparé.J’ailuElleenlesregardantnager,jouerdansl’eauetrire.Avantderentrer,quandlesoleilavaitrosipuisrougi,j’avaisprislaseulephotoqueScarlettavaitd’elleetdeMichael.Ellemel’avaitarrachéedesmainsdèsquemapelliculeavaitétédéveloppée,etenavait donnéundouble àMichael. Il l’avaitmise sur son tableaudebord, jusqu’à cequ’il échange savoiture,quelquessemainesplustard,contreunemoto.Au début dumois d’août,Michael avait dit à Scarlett qu’il l’aimait. Ils étaient assis au bord de sa
piscine,lespiedsdansl’eau,quandill’avaitembrasséeetluiavaitdit:«Jet’aime.»Scarlettmel’avaitrépétédansunmurmure ;commesicetaveuauraitpurompre lecharme,commesicesecretauraitpuperdresonsensetsaforceunefoisrévélé.Le«jet’aime»deMichaelétaitd’autantpluscruelettragiquequ’ilétaitmortdeuxsemainesplustard
etque lecharmeavaitétébrutalement rompu.C’était lepremiergarçonquiavaitditune tellechoseàScarlett et le pensait de toute son âme. Le reste dumonde ne savait pas combien Scarlett avait aiméMichaelSherwood.Mêmemoi,jenepouvaispasleconcevoir,etpourtantcen’étaitpasl’enviequimemanquait.
Le jour de la rentrée, on s’est garées derrière les bâtiments administratifs du lycée. Puis Scarlett acoupé le moteur et laissé tomber son porte-clés sur ses genoux. Après, on est restées absolumentimmobiles.–Jeneveuxpasyaller,dit-elled’unairrésolu.–Jecomprends.–Mais,cetteannée,jelepensepourdebon,avoua-t-elleavecunsoupir.Jen’enaipaslaforce,après
cequis’estpassé.–Oui,jecomprends,répétai-jecommeunperroquet.Depuis l’enterrement, j’avais l’impression que Scarlett s’était repliée sur elle-même. Elle parlait à
peinedeMichael,alorsmoi,itou.Onavaitpassélapremièrepartiedel’étéànediscuterquedelui,et
maintenantc’était sujet tabou.Au lycée,onavaitplantéunarbreetmisuneplaqueà samémoire.LesSherwood avaient vendu leur maison : j’avais entendu dire qu’ils déménageaient en Floride. La viecontinuait sans Michael. Mais, les fois où son nom surgissait au détour d’une conversation, je nesupportaispasleregarddeScarlett,quiexprimaitunmélangededouleuretdetristesseinsurmontable.Aujourd’hui, lesélèveshabillésdeneufsesuccédaientparpetitsgroupessur lechemindebétonqui
descendaitverslelycée.J’entendaisdesvoix,desvoituresquipassaient.SeulesdanslaFordAspire,onsavouraitnosderniersinstantsdeliberté.J’attendaispatiemmentenjouantdespiedsavecmonsacàdosneuf–unvraikitdesurviedulycéen,
avec ses cahiers à spirales argentées, ses crayons de papier non taillés bien rangés dans les petitespoches,etc.C’esttoujoursScarlettquidonnaitlesignaldelarentrée.–Jecroisqu’onn’apaslechoix,dit-elleencroisantlesbrasavecdétermination.Unevoix,non,unhurlement,s’élevasoudain,pastrèsloin.–Maisc’estScarlett!ScarlettThomas!GinnyTabor,avecunenouvellecoupecourteetunrougeàlèvrespétard,seprécipitaitversnous,main
danslamainavecBrettHershey,lecapitainedel’équipedefootball.C’étaitbienGinnydesedégoterunpetitamipendantl’enterrementd’unex!–Hé,lelycée,c’estparlà!s’écria-t-elleenexhibantunindexdontl’ongleétaitverniderouge.Elleéclataderireetrejetalatêteenarrière.Asescôtés,Brettavaitl’aird’unbonchienquiattendait
qu’onluilanceunnonos.PuisGinnyaagitésonindex,genrepournousmenacerdespiresreprésaillessionneseramenaitpas
envitesse,etareprissacourseavecsonBrett.J’avaisdumalàcroirequ’onavaitpasséautantdetempsavecelle,audébutdel’été.Cetteépoquemesemblaitdésormaisàdesannées-lumière.–Jelahais,déclaraScarlettavecforce.–Jecomprends.Marépliquedelajournée.Scarlettinspiraprofondément,saisitsonsacsurlabanquettearrièreetleposasursesgenoux.–Onyva.Onn’apaslechoix.–D’accordavectoi,dis-jeenouvrantmaportière.–Onyva,répéta-t-ellesansenthousiasme.Elledescenditdevoiture,claqua laportièreetmitsonsacsursonépaule.Je lasuivisdans la foule
jusquedansleparkingréservéauxprofs,puisdanslacourdevantlebâtimentadministratif.La première heure sonna. Tout le monde rentra, ce qui provoqua un gigantesque embouteillage de
lycéens,desacsàdos,decoudesetdepieds.Jemelaissaiporterparcettegrandevaguejusquedanslecouloiretversmasalle,oùleprofprincipaleffectuaitl’appelmatinal,engardantunoeilsurScarlettetsachevelureauburn.–J’ysuis,luidis-jealorsqu’onarrivaitdevantlaclassedeM.Alexander,avecsaportedécoréede
grenouillesdécoupéesdansdupapierCanson.–Bonnechance...,meditScarlett.Elleouvritlaportedesapropresalled’appeletlevalesyeuxaucielunedernièrefoisavantd’entrer.C’était le jour de la rentrée, et pourtant la salle de classe deM.Alexander sentait déjà le formol.
Tandisquejem’asseyais,monprofmesourit,cequifitfrétillersagrossemoustache.Lapremièreheuredupremierjourdeclassesedéroulaittoujoursdelamêmefaçon:appel,emploidutempsetdistributiondemilliersdenotesd’informationdestinéesauxparentssurleshorairesderamassagescolaire,lestarifs
delacafétéria,lerèglementintérieur,etc.Acôtédemoi,BenCruzakcomataitdéjà,latêtesursatable,tandisqueMissyCavenaugh, derrière lui, se limait les ongles.Même le serpent qui se trouvait sur lebureau de M. Alexander avait l’air de s’ennuyer, après s’être animé pour gober sa sourisbihebdomadaire,devantunpublicdepassionnésdeSVT toujoursprésentsavant lapremièreheuredecours.Auboutd’unquartd’heured’informationsnon-stopcrachotéesparleshaut-parleursdulycéeetuntas
depapelardssurmatable,Alexandernousdistribuanosemploisdutemps.Jeremarquaitoutdesuitequelemiendéconnait.J’avaisalgèbreettrigonométrie2(alorsquejen’avaisjamaiseualgèbre1),français3(alorsquej’avaischoisiespagnol)et,lepiredetout,fanfare!Là-dessus,lafindel’heuresonna.– Bonne journée à tous ! hurla M. Alexander par-dessus la sonnerie tandis tout le monde se ruait
dehors.Jem’approchaidesonbureau.–Halley?Unproblème?–Monemploidutemps,çanevapas:jen’aijamaisvoulufairepartiedelafanfaredulycée.–Lafanfaredulycée?–Oui.Etpuisjen’aijamaischoisialgèbreettrigonométrie2,nifrançais3.–Ah?M.Alexanderm’écoutaitàpeine:ilregardaitdéjà,par-dessusmatête,lesélèvesquirentraientpour
leurpremiercoursdeSVTdel’année.–Vaàtoncoursd’algèbre,etdemandeàtonprofesseurunedispensepourrencontrerunCPE.–Mais...Ilseleva,lamoustachefrétillantcommeunpetitpoisson.–Asseyez-vous!ordonna-t-ilàsesélèvessansplus faireattentionàmoi.Jevaisvousdistribuerun
plan de la salle, où chacun indiquera sa place. Choisissez bien, car vous la garderez pendant tout lesemestre. Ne tapez pas sur la vitre du serpent, s’il vous plaît, cela l’énerve. Nous allonsmaintenantcommencerlecoursd’introductionàlabiologie,doncsivousn’avezplusrienàfaireici...Messagereçucinqsurcinq.Jesortis.Scarlettm’attendaitdanslecouloir,adosséeàunextincteur.–C’estquoi,tonprochaincours?medemanda-t-elle.–Algèbreettrigonométrie2.–Quoi?Tun’asmêmepassuivil’algèbre1!–Jesais.Monsacàdoschangead’épaule.Déjàrasleboldulycée.–Monemploidutemps,c’estdugrandn’importequoi.Figure-toiquejesuismêmeinscriteàlafanfare
!–Lafanfaredulycée?–Oui.Jem’écartaipourlaisserpasserdesjoueursdel’équipedefootball.–Ilfautabsolumentquej’aillevoirunCPE.–Ah,zut.Bon, j’aianglaismaintenantet,ensuite,communicationvisuelleetdesigngraphique.Onse
voitaprès?Danslacour,prèsdudistributeurdeboissons?–Aprèslesmaths,jesuiscenséerejoindrelafanfaredulycée,dis-jed’unairsinistre.
Scarlettsemitàrire.–Dis,onnepeutpasteforceràjouerdanslafanfare!VavitevoirunCPE.Allez,àplus!LesbureauxdestroisCPEs’étaienttransformésencelluledecrise:ilyavaitunmondefouadosséaux
mursouassisparterre,etlestéléphonessonnaientsansarrêt.Lasecrétaireréceptionnisteétaitauborddel’implosion.Elleportaitcegenredelunettesdontlesverresressemblentàdesloupesetgrossissentlesyeux,etlessiensétaientnonseulementagrandis,maisaussienragés.J’aicrudeuxsecondesqu’elleallaitmemordre.–Oui?Qu’est-cequevousvoulez?–Mon emploi du temps est tout faux, dis-je alors que le téléphone se remettait à sonner et que les
voyantsrouges,dessus,s’affolaient.JedoisvoirunCPE.–UnCPE...Uneseconde.Elle décrocha le téléphone, puis tendit l’index versmoi, comme pourmemettre en attente pendant
qu’elleprenaitsacommunication.–Oui,bonjour,icilebureaudesCPE...Non,iln’estpasdisponiblepourlemoment...D’accord.Jelui
transmetslemessagesansfaute.Elleraccrocha.Lecordons’enroulaautourdesonpoignet.–TuveuxdoncrencontrerunCPE.–Monemploidutempsnevapas:jesuisinscriteàlafanfare.–Lafanfare?demanda-t-elleenpapillotantdesyeux.Etcelateposeunproblème?–Non,aucun,répondis-jealorsqu’unpetitgaminavecunétuipourclarinettepassaitdevantnousetme
regardaitd’unairméchant.Jebaissaid’untonetcontinuai.–Seulement,jenejoued’aucuninstrument.Jen’aijamaisfaitpartiedelafanfaredulycée.– Bon, eh bien..., dit-elle lentement alors que le téléphone se remettait à sonner. Alors, peut-être,
introductionàlafanfare?C’estleniveaudébutant.–Jeneveuxpasêtredanslafanfare!lançai-jeplusfort,pourmefaireentendrepar-dessuslasonnerie
dutéléphone.Jen’enaipasenvie,unpointc’esttout.–Alorsécris tonnomsur la liste,à lasuitedeceuxde tescamarades,aboya-t-elleendécrochant le
téléphoneàmi-sonnerie.UnCPEterecevradèsquepossible.C’étaitclair:ellen’avaitmanifestementpaslapatiencedemeconvaincredesjoiesdusolfège.Là-dessus,jem’assissurl’unedeschaisesalignéescontrelemur,sousuneétagèrebourréedelivres
traitantdel’adolescence,avecdestitresdugenre:Partagernosdifférences,reconnaîtrenossimilitudes:adolescentsetparents.Ouencore:LaPressiondegroupe:autonomieetmanipulation.Commentsetrouver,ettrouversavoie. J’aiaussirepéréledeuxièmebouquindemaman:Sentimentsmitigés:mères
etfillespendantlesannéeslycée Cequiaévidemmentachevédemassacrermonhumeur.Sij’avaisétéunevraiemaso,jel’auraisprispourlire,àchaquepage,lesextasesdemamansurnotrerelationsiforte,sibelle.Mercibien,j’avaismoncomptedemisèrespouraujourd’hui!Enplusdeça,ilfaisaitunechaleuràcrever.Onétaitentassés,lesgensparlaienttropfort.Lafilleà
côtédemoiécrivait«Mortmortmort»avecdesMagicMarkerdetouteslescouleurssursoncahier.Jefermai les yeux. Je repensai à l’été, à la piscine et aux longues journées où je bullais, nageais etmecouchaistard.Quelqu’uns’assitàcôtédemoiets’appuyacontrelemur,siprèsquesonépauletouchalamienne.Je
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mesuisratatinée,j’aicroisélesbrasetserrélesgenoux.Aumêmeinstant,unindexatapotémonépaulefaçon«Toc-toc-toc,coucou,c’estmoi».J’ouvrislesyeux,prêteàsubirGinnyTaborpendantdesheuresdanscetenfer.Çan’étaitpasGinny,c’étaitTristanFaulkner,quimesouriait.–Qu’est-cequetufichesici?medemanda-t-il.–Hein?Lamonomaniaquedumot «mort » l’écrivaitmaintenant sur la couverture de son cahier et coloriait
l’intérieurdesesOenvert.–Qu’est-cequetufichesici?répéta-t-il.Aprèsungesteverslaréceptionniste,ilajouta:–C’estlejourdelarentréeettuasdéjàdesembrouilles?–Maisnon.C’estàcausedemonemploidutemps:yarienquiva.–Monoeil,dit-ilavecdespetitsyeuxméfiants.Ilportaitunecasquettedebaseball sur sescheveuxblonds trop longs,unT-shirt rougeetun jean. Il
n’avaitpasdesacàdos,seulementuncahieravecunstylocoincédanslesspirales:TristanFaulkneretlelycée,c’étaitlahaine.–Ah,çayest,jevois:tut’esbattueettut’esfaitéjecterdecours,reprit-il.–Maisnon!Jenesaispassic’étaitlarentréedetouteslessurprisesousijefaisaismaScarlett,maisjemesentais
audacieuseetjeréussisdoncàluiparlersansmeliquéfier.–Jedoissuivredescoursquejen’aipaschoisis,expliquai-je.–Ah,ouais,jecomprends.Ils’adossadenouveauaumur.–J’imaginequetusaiscommentgérer?Jeleregardai,lesyeuxronds.–Gérerquoi?–Ben,lasituation!Ilmefitunclind’oeil.–Nejouepaslesinnocentes.Tuasbesoind’unconseiletjesuislà!Écoutedonclesconseilsd’unpro.
D’abord,tuniesenbloc:c’estleplusimportant.–Maisjetejurequejen’aipasdeproblèmes!–Ensuite,tucréesunediversionenmentionnanttonpsy,continua-t-ilsansm’écouter.Dis,parexemple
:«Monpsyrépètequejerefusetouteformed’autorité.»Maissansrigolernisourire.Sérieux,tuvois.Ilsuffitdeprononcerlemot«psy»pourqu’ontelâche.Jememisàrire.–N’importequoi!–Maissi.Je te jurequec’estvrai.Et,si lecoupdupsynemarchepas, j’aiunplanB: lecontrôle
mentalduJedi.Mais,attention,seulementsitun’aspaslechoix.–Pardon?–LarusementaleduJedi.Ilmedévisagea,perplexe.
–Tun’asjamaisvuLaGuerredesEtoiles?Jeréfléchis.–Si.MaistontrucduJedi,là,çanemerappellerien.–Jet’explique.LeJedipouvaitinfluenceretcontrôlerlespenséesenutilisantsontruc.SaForce.Toi,
tu fais pareil avec l’un des CPE. Imagine que je suisM.Mathers, par exemple. Et voilà ce queM.Mathersdéclare:«Tristan,monami,tuasdépasséleslimites,etc’estseulementlejourdelarentrée.Est-ceunefaçondebiencommencerl’annéescolaire?»Ettoi,tuesmoi,d’accord?Qu’est-cequeturépondsàMathers?Jesecouailatête.–Aucuneidée...Illevalesyeuxauciel.–Ehbien,turéponds:«MonsieurMathers,vousdevezpasserl’épongepourcettefois,parcequec’est
lejourdelarentréeetparcequeçan’étaitvraimentpasmafaute:lefeuapristoutseul.»–Lefeu?Maisquelfeu?Tristanagitalamaincommes’ilchassaitunmoucheron.–Ettuluidisça,droitdanslesyeux,avecassurance.Etalors,qu’est-cequ’ilrépond?–Quetuescomplètementcinglé!–Maisnon,voyons!Mathersrépond:«Ehbien,moncherTristan,jevaispasserl’épongepourcette
fois,parcequec’estlarentréeetparcequeçan’étaitvraimentpastafaute:lefeuapristoutseul.»Jeris.–JevoismalMatherspasserl’éponge!–Maissi!affirmaTristan.C’estletrucduJedi.Tupeuxmefaireconfiance,çamarche!Et,lorsqu’ilm’asouri,j’aibienfaillilecroire.–D’accord,mais,tusais,jenesuispasengalère.Jen’aidoncpasbesoindetontrucduJedi,enfin,
saufsiçamepermetderéorganisermonemploidutemps.Là-dessus,jeleluitendis.Illeparcourut.–Tuasalgèbreettrigonométrie2?Illevalesyeuxsurmoietmeregardaavecétonnement.–Sérieux?Tuesunebêteenmaths?–Maisnon!Jesuisàpeineauniveau,enalgèbre.Ilhochalatête,compréhensif.Manifestement,ilétaitnulenalgèbre,luiaussi.–Français.EPS...Hé,tuasvu,onasportensemble!–Vraiment?TristanFaulkneretmoijouantaubadminton,apprenantlegolf,ensembledanslegymnase,entouréspar
unenuéedeballonsdebasket...Jem’yvoyaisdéjà...–Ouais,touslesjoursentroisièmeheure!Ilcontinuadelire,retirasacasquette,secoualatête,puisremitsacasquette,visièreàl’arrière.–SVT.Anglais,bla-bla-bla.Oh,etviseunpeuça!Jelelaissaiparler:jesavaisdéjàcequilefaisaitmarrer.–Tuesdanslafanfaredulycée!–Non,jenesuispasdanslafanfare!
Lepetitgaminàlaclarinetteréapparutpourdenouveaumejeterunregardméchant.–C’estunemonstrueuseerreur,maispersonneneveutmecroire.–Tujouesdequelinstrument?–Jenejoued’aucuninstrument!
J’aiessayédeprendreunairindigné,maisilétaittropcraquant.Jevivaisunrêve.Ilmeparlait.AmoiJenecomprenaismêmepaspourquoi.–Toi,tuasunetêteàjouerdelaflûte,continua-il,pensif,secaressantlementon.Dupiccolo,peut-être
?–Laferme!lecoupai-je,étonnéeparmatémérité.Ilritetsecoualatête.–Oudutriangle?Clingcling!Il leva la main, fit mine d’en tenir un entre le pouce et l’index et agita rêveusement une baguette
imaginaire.–Oh,laisse-moi!luidis-je,mettantmatêteentremesmainsavecl’espoir,secretetardent,qu’ilneme
ficheraitsurtoutpaslapaix.–Allez,jetefaismarcher.Ilposasamainsurmonépaule,lapressaetj’eussur-le-champl’impressiondemourirdebonheur.–C’estlapirejournéedemavie,meplaignis-je,tandisqu’ilpassaitcettefoissonbrasautourdemes
épaules.–Faulkner!criaunevoix,sifortqu’unsilenceépouvantétomba.M.Mathers,leCPEdespremières,setenaitdevantleguichet,undossierentrelesmains.Etiln’avait
pasl’aircontentdutout.–C’estmoi,réponditTristand’unevoixagréable.Ilseleva,remitsoncahiersouslebras,puisilm’adressaunsalutdelapointedel’index,etunclin
d’oeil.–Rappelle-toiletrucduJedi!–Promis.–Aplus,Halley.Ilprit toutson tempspours’approcherdeM.Mathers,quiposaunemain,sansdoutedefer,surson
épaule et le conduisit dans son bureau au pas cadencé. Tristan s’était souvenu de mon prénom ! Unmiracle!Lafolledingueaumot«mort»meregardaitmaintenantcommesimabrèveconversationavecTristan Faulkner m’avait transformée de laideron en princesse. C’est vrai, je me sentais totalementdifférente.Jusqu’àcejourbénidesdieux,TristanFaulknernem’avaitpasdécrochéplusdeseptmotsetvoilàque,
d’une, il surgissaitàcôtédemoi,dedeux, ilmeparlaitpendantplusieursminutescommeàuneamie,alorsqu’onseconnaissaitàpeine.Parquelmiracle?Oh,monDieu!J’avaisl’impressiond’abriterdansmon ventre une volière de papillons. Je revis soudain Scarlett à la caisse huit de chez Milton, quirougissaitdebonheurdevantunkiwi.–HalCooke?Est-cequ’ilyaunHalCookeici?interrogeasoudainunevoixlourded’ennuiquimefit
redescendredemeshauteurs.Ilyavaitdesjours–parexemple,celuidelarentréeoùj’envoulaisàmesparentsdenepasm’avoir
plutôtappeléeLisaouJane.
.
Je me levai, pris mon sac à dos et m’approchai. La CPE, une Afro-Américaine boudinée dans untailleurrose,essayaittoujoursdeprononcermonprénom.–Halley.Jem’appelleHalley,luidis-je.Ça ne lui a fait ni chaud ni froid : ellem’a tourné le dos,m’invitant d’un geste à la suivre.On est
passéesdevantdeuxbureauxpourarriveràuntroisième,quisetrouvaitaufondducouloir.Enlongeantceluidumilieu,j’entendisTristans’expliqueretM.Mathersmurmurer,parlaporteentrouverte.Est-cequesontrucduJedifonctionnait?J’avais presque oubliéTristan lorsque j’émergeai, épuisée et complètement abrutie, du bureau de la
CPEavecunnouvelemploidutemps,aumomentoùlafindeladeuxièmeheuredecourssonnait.Lesélèves sortaient de classe et envahissaient le couloir. Jem’approchai du distributeur de boissons, oùj’avaisrendez-vousavecScarlett.Lesélèvesenmanquedesodayaffluaient,piècesoubilletenmain.–Halley!m’appelaScarlett.Elleagitadeuxcanettesau-dessusdesatête.Jelasuivisprèsdumur,àl’endroitoùMichaelavaitété
prisenphoto.EllemetenditmonCoca.–Alors?C’étaitbien,lafanfare?–D’enfer!J’ouvrismacanetteetbuslonguement.–Ilparaîtquejesuisdéjàunpetitprodigeduhautbois.–Tuparles!Jesouris.–Exitlafanfare:c’estl’essentiel.Maistunemecroirasjamaisquandjetediraiavecquij’aiparlé,
devantlesbureauxdesCPE.–Quiça?Unbruiténormeetdeshurlementss’élevèrentprèsdudistributeur:onnes’estplusentenduesparler.
Là-dessus,unélèveestpartiventreàterrechercherunsurveillant.Ledistrisedéglinguaitaumoinsunefoisparjour,cequiprovoquaitdesmutineriesparmilesassoiffés.J’attendisquelecalmesoitrevenuetquelesélèvess’éloignentenfaisanttinterleurpetitemonnaie.–TristanFaulkner!–Vraiment?ditScarlett,quiouvraitsonsacàdosetfouillaitdedans.Commentilva?–Jecroisqu’iladéjàdegrospépins.Scarlettposasacanette.–Çanem’étonnepas...Ohdis,jemesenspatraquetoutàcoup.Vraimentpasbien.–Tuesmalade?–Unpeu,oui.Ellesortitunflacondecomprimés,ledébouchaetenavaladeux.–C’estsansdoutemacélèbreallergieaulycée...–Possible.Scarletts’adossaaumurdebriqueetfermalesyeux.Alalumièredusoleil,sescheveuxavaientdes
refletsroux,rougesetdorés.Magnifique...–Tusais,c’étaitbizarre,quandj’yrepense:Tristans’estassisàcôtédemoietilm’aparlé,continuai-
je.Commes’ilmeconnaissait!
–Ilteconnaît,Halley.–Pasbeaucoup.Etseulementdepuislejourdel’enterrement.–Onhabiteunepetitevilleetonseconnaîttous.–Oui,maismême,c’étaittropbizarre.Jenesaispascommentt’expliquer.Jerejouailascènedansmatête,del’instantoùilavaittapédudoigtsurmonépaulejusqu’àcequ’il
prononcemonprénom,àlafin,ets’éloigneenmesouriant.Scarlettsefitunequeue-de-cheval.–Peut-êtrequ’ilt’aimebien?dit-elleavecsimplicité.Jemesentisaussitôtrougir.–Oh,arrête!–Pourquoipas?Tunedevraispastoujoursêtrefataliste.Lasonnerieretentit.JeterminaimonCoca.–Enavantpourlatroisièmeheuredecours!–J’aiocéanographie,déclaraScarlettenremettantsonsac.Ettoi?–Moi,j’ai...Quelqu’unmetapaitsurl’épaule,jem’interrompis.Jemeretournai,maisjenevispersonne:lablague
classique.Lorsque je reportai lesyeux surScarlett, j’aperçusTristan,derrièreelle,qui rigolait enmeregardant.Ilpritlechemindugymnase.–Allez,dépêche!melança-t-ilàtraverslacourmaintenantpresquevide.Ilnefautpasquetusoisen
retardaucoursdegym!– Heu, moi, j’ai gym... et je ferais mieux d’y aller, terminai-je timidement, me sentant de nouveau
rougir.Scarlettmedévisageaetsecoualatête,commesiellesavaitdéjàquelquechosequej’ignoraisencore.–Faisgaffe,Halley.–Gaffeàquoi?–Tusaisbien.Ellemeregardaavectristesse.Puisellehochadenouveaulatête,souritets’éloigna.–Faisgaffe:àlagymettout.–Ohoui,biensûr,répondis-je.M’imaginait-ellecribléedeballesdetennisouaveugléepardesvolantsdebadminton?AmoinsqueçanesoitTristanetcequ’illuirappelaitquilarendaitsoudainsitriste?–Promis.Après un dernier signe, Scarlett se dirigea vers le bâtiment des sciences, tandis que je prenais la
direction opposée. Peu après, j’ouvris les portes du gymnase, où ça sentait le renfermé, la sueur, lapoussièreetletapisdesol,maisoùTristanFaulknerm’attendait.
Les cinquante minutes d’EPS quotidiennes devinrent les minutes les plus importantes de ma vie.Maladie,catastrophenationaleoudécès,riennem’auraitempêchéed’assisteràmatroisièmeheuredecours,etentenuedèslasonnerie,s’ilvousplaît:shortbleuetsocquettesblanches.Parfois,Tristanétaitabsent;cesjours-là,j’avaislamortdansl’âme.Jedribblaismisérablementavecmonballondevolleyen
regardantsanscessel’heure.Mais,lorsqueTristanétaitlà,c’étaitlafête.Naturellement, jecachaisbienmajoie.Jeprenaismêmedespetitesminesdégoûtées :aimer lagym,
c’étaitpirequedejouerdanslafanfaredulycée.Celadit,à10h30,j’étaislaseuleànepasmelamenterpendantqu’ons’habillaitpourunénièmecourssurlesrèglesduvolley-ball.Jesortaisdesvestiairesl’airde rien, ou l’air trop à côté demes pompes pour apercevoir Tristan, près de la fontaine à eau, sanschaussures de sport et sans chaussettes (résultat, il avait cinq mauvais points à chaque cours). Jem’asseyais,luiadressaisàpeineunsigneetfeignaisdenepasremarquerqu’ilseglissaitversmoi.Cequ’il faisait tout le temps. Vraiment. En général, les quelques minutes avant que le coach Van Leekdébarqueavecsonporte-blocàpinceétaientlesplusbellesdemajournée.Engros,çasepassaitcommesuit:Tristan:Salut,çava?Moi:Pff...Totalementcrevée.Tristan:Ouais,moiaussi.J’aifaitlafête,hiersoir.Moi(commesij’avaisl’autorisationdesortirlesoirensemaineaprès20heures):Moiaussi.Tune
portestoujourspasdechaussettes?Tristan:J’aioublié.Moi:Tun’aurasjamaislamoyenneengym,jetepréviens.Tristan:Saufsitum’achètesdeschaussettes.Moi(ricanementcynique):Danstesrêves.Tristan:Alorsceseratafautesijen’aipaslamoyenne.Moi:Laferme.Tristan:Prêteàjouerauvolley?Moi(commesij’étaisunesuperjoueuse):Biensûr.Prépare-toiàmourir!Tristan(rigolant):C’estcequ’onverra.Moi:Tul’asdit,c’estcequ’onverra.
Jenevivaisquepourcesinstants-là.Tristannevenaitpasaulycéepours’instruireetpréparersonadmissionenfac,non,pourlui,lelycée,
c’étaitunmalnécessairequ’iltraitaitparlamalbouffeetlesretardsperpétuels.Lestroisquartsdutemps,ildébarquaitengymcommes’ilvenaitdetomberdulit.Lecoachétaitconstammentenpétardaprèsluiparcequ’iln’arrêtaitpasdemangerdescochonneriespendantlecours:ilsortaitdesCocadesonsacàdos,desAtomicFireball(bonbonssuperdursetultrafortsavecplusieurscouchesdecannelleaumilieu)oudesTwinkie(voussavez,cespetitesmousselinesfourréesàlacrème)desespoches.Deplus,ilétaitleroidesexcusesbidon.–Faulkner!beuglaitlecoachquandTristanarrivaitavecdixbonnesminutesderetard,sanschaussettes
et avec, dans la bouche, un Zinger (le cousin des Twinkie) au chocolat ou à la framboise (ceux-là,saupoudrésdenoixdecocorâpée).Votremotd’excuse!–Oh,maislevoilà!déclaraitTristan,radieux,ensortantunpapelarddesapoche.Onregardaitavidement lecoachpendantqu’il lisait,maisTristan restaitdécontracté. Il seplantaità
touslesQCM,mêmelesplusfaciles;enrevanche,ilpouvaitimiterunesignatureàlaperfectionetaupremieressai.C’estdires’ilavaitundon.
–Toutestdanslepoignet,m’expliqua-t-ilunjour,alorsqu’ilexcusaituneénièmeabsenceàcause,auchoix,d’unrendez-vouschezlemédecinoud’unenterrement,et,bienentendu,aveclatriplebénédictiondeMmeFaulkner.J’avaispeurqu’ilsefassepiquer,maisilpassaittoujoursentrelesgouttes.Mon sentiment, c’est que Tristan faisait ce qu’il voulait, quand il voulait. J’avais d’ailleurs cru
comprendrequesamèrelelaissaitlibrecommel’air.Jenesavaismêmepasoùilhabitait.Tristanétaitingérableetdifférent,et,lorsquej’étaisaveclui,jemelaissaisemporteretjelajouaismoiaussilibreetrebelle.Ilmeparlaitdefêtesoùlesflicsdébarquaient,desubitesviréesnocturnesauborddel’océanouà Washington DC, pour rien, seulement parce que ça l’avait pris sans prévenir. Le lundi matin, ildébarquait au lycée avec des histoires hallucinantes, portant des T-shirts de groupes de rock dont jen’avaisjamaisentenduparler,ledosdelamaingarnidestamponsd’entréedanslesboîtesdenuit,parcequ’il les avait toutespratiquées. Il citait desnomsetdes endroits inconnus.Moi, j’acquiesçais, je lesmémorisaissoigneusementetlesrépétaisàScarlett,commesij’étaisdanslecoup,commesimoiaussijefréquentais ces gens et ces coins-là. Tout chezTristanme fascinait : son sourire canonissime, son aircool,saviemystérieuseetquasisecrète,auxantipodesdelamienne,racontée,étaléeetdécortiquéeparmamandanssesbouquins.Scarlettsecouaitlatêteetsouriaitlorsqu’ellem’écoutaitblablater,détaillerchaquegesteetrelaterau
motprèsnoséchanges«chaussettesetvolley-ball»,limitesurréalistes,descoursd’EPS.EllenedisaitriennonpluslorsqueTristanséchaitlagymetquejetiraislagueulependantqu’ondéjeunait.Cesjours-là,jesortaismonsandwichenaffirmantque,detoutefaçon,Tristan,jen’enavaisstrictementrienàbattre!Parfois,jecroisaissonregardsoudaintrèstriste,commesiMichaelSherwoodrevenaitdesrégionsdesamémoireoùellel’avaitenferméavecsoin,luirappelantainsiledébutdel’été,l’époqueoùsavieétaitunromanqu’ellemeracontait.Cemoisdeseptembrefutvraimentceluidetouteslessurprises.T104, la stationde radiooù travaillaitpapa,avaitmodifié lagrilledesesprogrammesetadoptéun
nouveauconceptainsiqu’unnouveauformataucoursdel’été:c’étaitdésormaisLA stationà écouter.Lematin,j’entendaisdonclavoixdepapaquis’élevaitdesautoradios,dansleparkingdulycée,danslesbouchonsouau7Eleven,oùons’arrêtaitpourfairelepleinets’acheterdessodas.Monpère faisaitdesblaguesaukilomètre,prenait lesappelsdesauditeursetdiffusaitmeschansons
préférées:ilétaitdevenulabande-sondemajournée...«LamatinaledeBrian!»,annonçaituneaffichedevantlecentrecommercial.«BriansurT104,c’estmieuxquelescéréalesdupetitdéj!»Papapensaitquecetteagitationfrôlaitl’hystérieetétaitencoreplustordanteque«Lakeview,lequartierdetousvosennemis », mais maman l’accusait de faire le détour pour le plaisir de passer devant les affichespublicitaires qui lemettaient en vedette. J’entendaismaintenant la voix de papa, que j’avais entenduejustedansmavieprivée,partoutdansmaviesociale.C’étaittrèsétrangequemonproprepèresoitainsidevenucooletfashion.Hélas, ilparlaitaussidemoi.Unmatin,parexemple,Scarlettetmoi,ons’estarrêtéespour faire le
plein au 7 Eleven, qui était évidemment branché sur T104. Les auditeurs appelaient pour raconter lemomentleplusgênantdeleurvie.Jeprécisequ’àpeuprèslamoitiédemonlycéeachetaitdescigarettes,descookiesetdesbarreschocolatéesau7Eleven,parceque, tôt lematin, lesgensavaientbesoindesucre etdenicotinepour se réveiller. Jepayais à la caissequand j’entendismonpèreprononcermonprénom.«Justement,jemesouviensd’unemésaventurequiestarrivéeàmafille,Halley,quandelleavaitcinq
ans.Jevousjurequejen’aijamaisrienvud’aussitordant!Attendezunpeuquejevousraconte!Nousétionsinvitésàunbarbecuechezdesvoisinsavecmafemme...»
J’ai rougi.Ma températuremontait à chaqueparolequepapaprononçait.Bienentendu, le caissier achoisicemomentpourchangerlerubandesacaisse.J’étaiscoincéelàpourunbonboutdetemps,vucommeilétaitmanchot.«Nous bavardions donc avec les autres invités.Non loin de notre table, il y avait une gigantesque
flaqued’eauetdeboue:ilavaiteneffetbeaucouppluetlesolétaitencoreboueux,détrempé.Jevouslaisseimaginerlascène!Halleyatoutàcoupcrié:“Papa,regarde!”Naturellement,mafemmeetmoi,nousavonstournélesyeuxverselle.Halleys’estmiseàcourir,àlamanièredesjeunesenfants,toutdetraviole,commelescrabes.»–Ah,merde,j’yarrivepas!s’exclamalecaissieraumêmemoment,endonnantuncoupdepoingsur
sacaisse.Sonrouleaun’entraitpasetmoi,jemesentaisbrûlercommeunenfer.«Jenepouvaism’empêcherdepenserquemafilleallaitseprendrelaflaque,poursuivitmonpère,qui
s’esclaffaitmaintenant.Jelevoyaisvenir,maisalors,groscommeunemaison!»J’entendisrire,derrièremoi.Monestomacafaitundoublesalto.Dehonteetd’angoisse.«Arrivéedevantlaflaque,Halleyadérapéets’estprisundecesgadins...»Monpèrepouffait,enmêmetempsquelebonmillierdeconducteursetdetravailleursdestroiscomtés
delarégion.«Elleatraversélaflaquesurlesfessesjusqu’ànospieds!Vousauriezvusatête!Tétanisée!Elle
étaittrempéeetcouvertedeboue.Ons’estmorduleslèvrespournepasrire,maisjevousjurequec’étaitd’undrôle!Jen’aijamaisrienvud’aussicomique!»–Celaferaundollarquatre-vingt-dix,annonçalecaissier.Jejetaimondollaretlereste,passaidevantlesgenshilaresetsortisrejoindreScarlett,quim’attendait
danslavoiture.–Sacrémomentdesolitude,hein?medemanda-t-ellealorsquejemontais.–Pitié,plusunmot!Toute la journée, j’ai eudroit à lablaguede la flaque, àdes coupsde coude accompagnésde rires
idiots.Tristanmebaptisamême«petitcul-terreux».–Désolé,Halley,meditmonpèredèsquejerentraidulycée.Jel’ignoraipourmonterdirectdansmachambre.–Halley,jesuisvraimentdésolé!répétapapa.C’estsortitoutseul,jet’assure.– Brian, tu devrais préserver l’intimité de Halley, intervint maman, qui ne s’était pas gênée pour
l’exposerdansdeuxlivres.Mesparentspassaientleurexistenceàrendrelamiennehumiliante.–Oui,jesais,ditpapa,quinepouvaits’empêcherdesourire.Maisc’étaitsidrôle,n’est-cepas?Ils’esclaffa,avantdeseressaisir.–Superdrôle!dis-je.Amourirderire!Voilàunexemple,parmicentautres,delafaçondontmesparentsavaientsoudaindécidédemepourrir
la vie, cet automne-là.Et encore, la honte radiophonique à portée régionale, ça n’était rien. Il y avaitaussidespetits je-ne-sais-quoi,desmicmacsetmélis-mélosdemotsajoutésàdeminuscules incidentsquis’accumulaientpourformerunegigantesquebouledeneigetoutprèsdemenacermonexistence.Cen’étaitpascequ’ilsdisaient.Cen’étaitpasnonpluslesregardsqu’ilséchangeaient,l’airderien,
quandilsmedemandaientsij’avaispasséunebonnejournéeaulycéeetquejegrommelaisunmisérable«Oui,super»,labouchepleineenregardantavecenvieducôtédechezScarlett,quidînait–àtousles
coups–seuledevantlatélévisionsansavoirdecomptesàrendreàpersonne.C’estsûr,ilyavaiteuuneépoque oùmaman aurait été la première à savoir que j’étais amoureuse deTristan et où je lui auraisexpliquécombienlecoursdegymétaitdevenulebonheurdemajournée.Mais,maintenant,jenevoyaisplusmaman pareil : tout ce que je remarquais, désormais, c’était sa nuque raide, ses lèvres pincéeslorsqu’ellem’interdisait de passer chez Scarlett parce que demain il y avait école, ou lorsqu’ellemerappelaitdefinirmesdevoirs,etsurtoutdenepasoublierdefairelavaisselleoudeviderlapoubelle.Voilàdesannéesquemamanmelerabâchait,mais,bizarrement,sesphrasessemblaientmaintenantavoirunsenscachéquejen’arrivaispasàdécrypter.Conclusion,ledialogueétaitaupointmort.Jesavaisqu’ellenecomprendraitjamais,pourTristanFaulkner.ParcequeTristanétaitsonopposéà
elle, l’inversedeNoahVaughn et de la parfaite fifille à samamanqui souriait sur la photoduGrandCanyon. J’évoluais dans un monde à part – le lycée, avec le merveilleux cours de gym, la mort deMichael–,où iln’yavaitpasdeplacepourmamanetcequ’elle représentait.Aufond,c’étaitcommedanscestestsoùl’onvousdemandequiestl’intrus,delapomme,labanane,lapoireouletracteur.Çan’étaitpaslafautedemaman,mais,elleavaitbeaufaire,elleétaitetresteraitletracteur.
CHAPITRE4
Tristanm’invitaàveniravecluiàunefête,le18octobreà11h27trèsexactement.Ce moment grandiose, je le marquai d’une pierre blanche. Jusqu’à maintenant, je n’avais pas vécu
beaucoupd’événementsexceptionnelsdansmavie;alors,celui-là,jevoulaism’ensouveniràfond.Le 18 octobre était un vendredi. Ce jour-là, on avait contrôle de badminton.Après avoir renduma
copie,j’aisortimoncahierdefrançaispourcommencermesexosdevocabulaire.Detempsentemps,jeregardaisdiscrètementTristan,quimordillaitsonstyloencontemplantleplafondetséchaitsurlescinqquestionsdel’interro,lesmêmesquelecoachdonnaitàsesélèvesdepuisaumoinsquinzeans.Quelquesminutesplustard,Tristans’estlevé,aposésonstylosursonoreilleetestpassédevantmoi.
Jemesuisfigée,lecoeurbattant,tandisquejerelisaislemêmemot«feuilleton»,une,deux,trois,quatrefois,commesiçaavaitétélaformulemagiquequiaimanteraitTristan.«Feuilleton,feuilleton»,répétai-jedansmatête,tandisqu’il tendaitsacopieaucoach,s’étirait,brasauciel,etrevenaitplan-planversmoi.«Feuilleton,feuilleton»,continuai-jependantqu’ilserapprochaitencore,passantdevantmoiavecunsourirepourregagnersaplace.«Feuilleton,feuilleton»,pensais-jeavecunaffreuxdésespoir,alorsquecesatanémotsurmoncahierfinissaitparsebrouillerdevantmespauvresyeux.Etenfin,audernieretultime« feuilleton», j’aientendu le froufroudesoncahierqui tombaitàmespieds. Il s’estpenchépourleramasser.Aussitôt,l’allégressetypiquedecettetroisièmeheuredecoursquotidienneestrevenuemesubmerger:lesplanètess’étaientsubitementalignées,et,pendantlesquinzeprochainesminutes,toutiraitbien,j’auraisTristanrienqu’àmoi.–Quia inventé lebadminton?medemanda-t-ilens’allongeantsur lesolpolidugymnase,sa têteà
côtédemajambe.Jeleregardai,sidéréeparlaquestion.–Tunelesaispas?–Jen’aipasditça.Jetedemandejustequelleaététaréponse.–Labonneréponse.–Quiest...?Jehaussailesépaules.–Tusaisbien,cetype,là.–Ahoui.Super.Merci,petitcul-terreux.C’estaussicequej’airépondu,dit-ilenriantetenpassantla
maindanssescheveuxhumides.–Tantmieuxpourtoi.Jetournailapagedemoncahierd’anglaisenprenantdegrandsairsintello.–Qu’est-cequetufaisdebeauceweek-end?reprit-il.–Jenesaispasencore.Onavaitcetteconversation-làtouslesvendredis.Tristanavaittoujoursdesplansàlapelle,etmoi,je
faisaiscommesi.
–SuperplanavecSuperNoah?–Non.OnavaiteuuntournoidevolleyaveclaclassedeNoahet,bienentendu,quandNoahm’avaitditsalut,
j’avaisdûexpliqueràTristanquic’était.Pourquoi luiavais-jeditça...qu’ilavaitétémonpetitami?Depuis,j’évitaisprudemmentlesujet.–Ettoi?–J’aiunefêtedeprévue,cesoir,maisjenesaispasencoresij’yvais.C’estauxArbors.–Ahouais.–Ouais.Çapeutcraindre.J’acquiesçai,parcequec’étaitplussûr.Puisjementis,parcequeçamarchaitbienaussi.–Jevois.JecroisqueScarlettm’enaparlé.–Jesuissûrqu’elleestaucourant.Scarlett,c’étaitnotretraitd’union.–Vousdevriezvenir,touteslesdeux.–Possible...Enfin,siScarlettestpartante.Jenesaispasencore.Mais,enmonforintérieur,j’avaisdéjàdécidéd’yaller,mêmesiDieuoumamanessayaientdem’en
empêcher.–Sielleneveutpas,vienstoutdemême,insista-t-ilenmeregardantdroitdanslesyeux,tandisqu’une
boucledesescheveuxblondsretombaitsursonfront.–Ahnon,pastouteseule!répondis-jebêtement,sansréfléchir.–Tuneseraspastouteseule:moi,jeserailà.C’est à cet instant que j’ai regardé l’horloge du gymnase – et j’ai transformé cette seconde en un
momentd’éternité.C’étaitl’aboutissementdetouscesmatchsdebadminton,decesservicesdevolleyetd’échauffement dans le gymnase.C’était laminute de bonheur que j’avais attendue et espérée pendantpresquedeuxmois.–C’estbon,jeviendrai.–Génial!Ilm’a souri etma vie s’est arrêtée. J’aurais dit oui à tout et n’importe quoi, dangereux ou pas, du
momentquec’étaitluiquimeleproposait.–Onseretrouvelà-bascesoir?Lasonneriequiretentitsubitementetrésonnadanslegymnasemefitsursauter.Toutlemondeseleva.
Le coach Van Leek hurla qu’on commencerait les séances de bowling lundi et qu’on apprendraitl’approcheencinqpas,maisjenel’écoutaispas.CarTristanprenaitsoncahier,selevaitetmetendaitlamain.J’aihésité–dansquelleembrouilleallais-jedoncmefourrer–,puisjeluiaidonnémamainetj’aisentisesdoigtsserefermerautourdesmiens.Jel’ailaissémetireràluietjemesuislevéesanscesserdeleregarder.
Aprèslelycée,j’aisuiviScarlettchezelle.MarionsepréparaitpoursapremièregrandesoiréeavecSteveMichaelson,uncomptablequ’ellevenaitderencontrer.Ellesepeignaitlesonglesenfumant.Onl’aregardéefaireens’empiffrantdechips.–Alors?Ilestcomment,cefameuxSteve?luidemandai-je.
–Trèsbien,réponditMariondesavoixrauqueensoufflantunnuagedefumée.Trèssérieux,maisunamour!C’estl’amid’unamid’unami.–Dis-luilereste!intervintScarlettensaisissantunegrossepoignéedechips.Marionsecouasonflacondevernisàongles.–Lereste?–Tusaisbien!–C’estquoi?interrogeai-je.Marionlevasamainetl’étudiaavecleplusgrandsoin.–Bah,çan’estpasgrand-chose.Ils’agitduhobbydeSteve.–Développe!insistaScarlett,qui leva lessourcilsàmonadresse, l’airdedire :«Attends lasuite,
c’estmortel!»Marionsoupira.–Steve faitpartied’uneespècedeclubd’histoireoù lesmembres se retrouvent tous lesweek-ends
pourétudierleMoyenAge.–Unclubd’histoire?C’estintéressant,dis-je,tandisqueScarlettsedirigeaitversl’évier.–Racontecequ’ilfaitexactementdanssonclub,aulieudetournerautourdupot!mecoupa-t-elleen
selavantlesmains.–Qu’est-cequ’ilyfait,alors?répétai-je,curieuse.–Ilsedéguise!s’exclamaScarlettsanslaisseràMarionletempsderépondre.Jet’explique:Stevea
unalterego,ouunautremoi,moyenâgeux.Leweek-end,luietsespotesenfilentdescostumesmédiévauxetdeviennentdespersonnagesd’époque : ilsorganisentdes joutes,des festivalset chantentmêmedesballades.–Maisnon,ilsn’organisentpasdejoutes!ripostaMarionenvernissantlesonglesdesonautremain.–Ah,maissi!insistaScarlett.LapremièrefoisqueSteveestvenuàlamaison,ilm’atoutraconté.–Labelleaffaire!Moi,jetrouvequec’estplutôtmignon.C’estcommevivredansunautremonde.–Ehbien,moi,jetrouveçanul!déclaraScarlettenrevenants’asseoir.TonSteve,ilestcomplètement
taré.–Iln’estpastaré,voyons,Scarlett!Scarlettmejetauncoupd’oeil.–Etpuis,tusaiscomments’appellelepersonnagedesonjeuderôle?Devine!–Commentveux-tuquejeledevine?Occupéeàlimerl’ongledesonpetitdoigt,Marionfaisaitcommesiellenenousentendaitpas.–Vladimirl’Empaleur!déclamaScarlett.Figure-toiquec’étaitlesurnomducomteDracula.–Sonsurnom,c’estVladimirleGuerrier:ilyatoutdemêmeunedifférence,lacorrigeaMariond’un
toncinglant.–Ons’enfout!coupaScarlett,quiavaittoujoursdétestélesmecsdesamère.Laplupartlaregardaientd’undrôled’air,quandilspartaientendouce,lesamediouledimanchematin,
aprèsleurnuitd’amouravecMarion.–Jesuiscertainequ’ilesttoutdemêmetrèsgentil,murmurai-je,pendantqueMarionfinissaitdevernir
lesonglesdesamaingaucheetl’agitaitdanslesairs.–C’estunamour,répéta-t-elleavecsimplicité.Elle se leva, sortit de la cuisine en secouant ses mains tendues, dont elle écartait les doigts au
maximum.–Scarletts’enrendraitd’ailleurscompte,siellenedénigraitpaslesgensàtoutboutdechamp,ajouta-
t-elle.Là-dessus,Marionmontadanssachambreetonentenditbientôtleplanchercraquerau-dessusdenos
têtes.Scarlettramassalescotonstachésdevernis,lesjetaàlapoubelle,remitlevernisetledissolvantdanslepanierdelasalledebains.– Je n’ai pas toujours été du genre critique ! s’exclama-t-elle, comme siMarion pouvait l’entendre.
Mais,àforcedecroiserdescrétins,onperdconfiancedansl’humanité!Onestmontéesdanssachambreet,delà,onavuStevearriverdanssonbreakHyundaietdébarquer
avecdesfleurs.IlneressemblaitniàunguerrierniàunempaleurquandilaccompagnaMarionjusqu’àsavoiture,puisluitintlaportièreouverteetlarefermadoucement.Lorsqu’ilss’éloignèrent,Scarletttournaitdéjàledosàlafenêtre,maisjepressaimapaumesurlavitre
pourfairesigneàMarion.Quandjerevinschezmoi,unpeuplustard,mamanlisaitsonjournaldanslacuisine.–Bonsoir,Halley,tuaspasséunebonnejournée?Jerestaisurlepasdelaportedelacuisine,regardantl’escalierquimontaientàl’étageavecenvie.–Super.–Ettoncontrôledemaths?Çaamarché?–Oui,jecrois.–LesVaughnviennentregarderunDVD,cesoir.Tupasseslasoiréeavecnous?Ceseraitsympa,ils
net’ontpasvuedepuisunbonmoment.NoahVaughnavaitpresquedix-septansetétaitenpremière,maisilcontinuaitdepassersessoiréesdu
vendredi à regarder desDVD avec ses parents et lesmiens. Je n’arrivais pas à croire que ce granddadaisavaitétémonpetitami.–Çaneserapaspossible:jevaischezScarlett.–Oh...Bon,d’accord.Quelssontvosprojets?JepensaiàTristan,àl’horlogedugymnase,auxmomentsfabuleuxquej’avaispassés,maisjegardai
monsecretbienauchaud.–Bof,riendespécial.Justebuller.Mangerunepizza,peut-être.Silence.–Bien.Rentrevers23heures,hein?Etn’oubliepasquetudoistondrelapelouse,demain.Encemoment,mamanécrivaitunbouquin sur lesadoset leuraccèsà l’autonomie : elleavaitdonc
décidéquejedevaisdavantageparticiperàlaviedelamaison.«Celatepermettrademieuxcomprendrele concept de vie familiale, donc celui de famille. Nous poursuivons tous unmême but, nous devonstravailleràsaréussite»,m’avait-elleexpliqué.–Ahoui,c’estvrai.Pasdeproblème.J’étaisdéjàdansl’escalierlorsqu’ellemerappela.–Halley?Sivousvousennuyez,passezdonc,Scarlettettoi.Plusonestdefous,plusonrit.–D’accord.Rienà faire,mamanrefusaitdeme lâcher. J’avaisbeaum’escrimeràvivremavie, il fallaitqu’elle
mettelenezdedansettentedemegarderdanssonorbite,toutàelle,rienqu’àelle.Si je lui avais parlé de Tristan et de la fête, ellem’aurait bien sûr assommée de questions. « Qui
l’organise?Desadultesseront-ilsprésents?Yaura-t-ildel’alcool?»Elleauraittéléphonéauxparents,commeellel’avaitfaitlapremièrefoisquej’avaisétéinvitéeàunesoirée.JedevaisgarderTristanpourmoi,delamêmefaçonquejenelaissaisplusrienfiltrerdemonquotidien.Entremamanetmoi,ilyavaitdésormaisdessecrets,desvéritésetdesdemi-véritésquil’empêchaientd’entrerdansmoncercle,l’entenaientécartée,derrièreuneporteferméeàclé,loin,trèsloindemoi.
Onestarrivéesàlafêteà21h30,uneheurequ’ontrouvaittrèsfashion.C’étaitbiencalculé:ilyavaitdéjà de nombreuses voitures garées partout et n’importe comment dans la rue,même sur le trottoir etcarrémentcontrelesboîtesauxlettres.C’étaitlamaisondeGinnyTabor,donclafêtedeGinnyTabor.Et,d’ailleurs, la première personne que je vis en remontant l’allée devant lamaison, c’estGinnyTabor,complètement bourrée, assise sur le coffre de la BMWde samère. Elle brandissait une bouteille depremixd’unemainetunecigarettedel’autre.–Scarlett !hurla-t-elledèsqu’onarrivaprèsde lavéranda,peinteenvanilleetchocolat,comme le
restedelamaison.LesTaborvivaientdansunmanoirquienjetait,avecsesclochetons,sespignons,sesbalconsdécoupés
commedeladentelle,sestoitsenpenteavecdescheminéespartoutetdesjardinièresauxfenêtres.Bref,c’étaituneespècedemaisonenpaind’épicesdestyleTudor.Untrucénorme.Ginnybonditdesoncoffreets’approchaenentraînantBrettHersheyàsasuite.–Salut,mabelle!cria-t-elle.Elle faillit secasser la figureenpassantdevant l’impressionnante fontaineaumilieude l’allée.Elle
portaituneroberougeetdestalonshautstropchicspourunesoiréebitureexpress.–Scarlett!Tutombesbien,c’estjustementtoiquejevoulaisvoir!Scarlettsoupira.Avecsacrèveépouvantable,elleauraitpréférénepassortir.Sielles’étaitarrachéeà
soncanapé,où elle était bien comme tout avec saboîtedemouchoirs enpapier et la télévision, c’estseulementparcequeje l’avais imploréedem’accompagner: j’avais troppeurdedébarquerseuleà lafêtedeGinny.Quelquesminutesplustôt,j’avaisdûesquiverNoahVaughn,quiboudaitdansnotrecuisinependantque
jedisaisaurevoir,etmeregardaitcommes’ilespéraitquejemejettedanssesbrasenhurlant:«Oui,jesuisàtoi!»Sapetitesoeur,Clara,s’étaitcramponnéeàmesjambesetm’avaitsuppliéederester.Enfin,mamanm’avaitrépétéquejepouvaispasseravecScarlett,siçanousdisait.Jen’auraispasétéétonnéequ’onmeligotechezmoipourm’empêcherdepasserlasoiréelaplusimportantedemavie.PourvuqueTristanapprécielesépreuvesquej’avaistraversées,avecsuccès,pourveniràsonrendez-
vous!J’aiévitéderegarderpartoutcommeuneperduependantqueGinnypassaitsonbrasautourdesépaules
deScarlett.Brett,lui,avaitl’airdrôlementmalàl’aise.C’étaitlegenregrandtypebaraquéincassable,lebeau gosse footballeur nourri aux céréales et au lait frais, un vrai cliché de sitcoms avec ses largesépaulesetsapetitecoupeenbrosse.–C’estlasoiréedel’année!Situsavaiscequivientdesepasser!C’esténorme!soufflaGinnysurle
visagedeScarlett.Mêmedelàoùjemetrouvais,jesentissonhaleinealcoolisée.–LaurieMilleretKenHutchinsonontpassélasoiréedanslachambred’amisàfairecequetupenses,
etlesvoisinsontdéjàappelélapolice!Maisonaunchaperon:notrefemmedeménage.Ducoup,lesflicsnousontpolimentdemandédebaisserd’unton.
–Ahbon?répliquaScarlett,quireniflaetsortitunmouchoir.–Attends,c’estpasfini:ÉlisabethGundersonestvenueavecsabande,qu’ellenequitteplusdepuisla
mortdeMichael.Ellessontaugrenier,àpicoleretàpleurercommedesmadeleines.Ilparaîtqu’ellesontélevéunmausoléeàsamémoire,maisjenesaispassic’estvrai.Ginnybutunenouvellegorgéedesonpremix.–C’estdrôle,toutdemême.C’estcommesiellesessayaientdelefairerevenirparminous...Çafait
peur,hein?–Onyva?dis-jeentirantsurleT-shirtdeScarlett.Al’intérieur,lamusiques’étaitbrusquementarrêtée.J’entendisunenanarigoler.–Oncherchequelqu’un,ajoutai-je.–C’estqui?hurlaGinny.Ellenoussuivait,maisBrettluiencerclalatailleetlaretintcontrelui.Lamusiqueseremitàjouer.Labassepilonnaittoujoursplusàmesurequ’ons’approchaitdel’entrée.
Ginnynouscriaquelquechosed’incompréhensible, tandisque jepoussais laportedéjàentrouverteetbutais surCalebMitchell et SashaBenedict, qui pratiquaient un bouche-à-bouche style ventouse et nefaisaientplusqu’unsouslagrandehorlogecomtoise.Danslesalon,certainsdansaient,d’autresétaientaffaléssurlecanapédevantlatélédontlesonétaitcoupé.Surl’immenseécranplasma,onvoyaitunDJdeMTVsedémener.Dans le jardind’hiver,desnanas jouaientà lancerdespiècesdansunverreposésur la tablebasse.
ToujourspasdeTristan.Bon.–Viensavecmoi,meditScarlett.Je lasuivisdans lecouloiret,de là,dans lacuisine,oùdes fillesetdes types fumaientetbuvaient,
perchéssur leplande travailblancétincelantetsur la table.JevisLizaCorbin,naguère l’idioteet lelaiderondu lycée (avantqu’ellepasseunétédansuneécoledemannequins,demaintienetdebonnesmanières,puisquelquesjoursdansunecliniquedechirurgieesthétique,poursefairerectifier lenez):elleétaitassisesurlesgenouxd’unfootballeuretriait,latêtesursonépaule.Uneautrenanademaclassed’appelavaitlesfessessurlecarrelage,genouxramenéssouslementon,
une bouteille d’alcopops à lamain. Elle était verte comme si elle allait vomir. Scarlett prit un autrecouloiretouvrituneporte,surprenantuneLatinoqui,assisesurl’undeslitsjumeaux,regardaituneredifdeFalconCrestenfaisanttapisserie.–Oh,pardon!luiditScarlettlorsqu’ellelevasurnousunregardterrorisé.Ellerefermalaporteethochalatêteensouriant.–Çadoitêtrelechaperon...–Ouais,possible,répondis-je.Jecommençaisàpenserquecettesoiréen’étaitqu’unevastefumisterie.Onavaitvulaquasi-totalitéde
l’équipedefootball,touteslespom-pomgirlsetenvironlamoitiédesnainsdenotrelycée,maispasleboutdunezdeTristan.Jemesentaiscomplètementdébiledansmatenuechoisieavecsoinpourdonnerl’impressionquejel’avaispasséeàlava-très-vite,commesilesmecsmefilaientdesrendez-vousàdesfêteschaquevendredisoir.Onmontaàl’étage.PasdeTristannonplus.Çadevenaitcrétindelechercherdanstouslesrecoinsde
cettebaraque.Siçasetrouve,ilétaitàdeskilomètresdelà,peut-êtreenroutepourl’océanouDC,oun’importeoùailleurs,parcequeçal’avaitprisd’uncoupsansprévenir.Jecomprisqu’ilyavaitunproblèmeaurez-de-chausséeavantqu’onredescende:unsilencedemort
s’étaitélevéjusqu’ànous,quifuttoutàcoupdéchiréparunhurlementderageetdedésespoir.Quandj’aijetéunoeildanslesalon,j’aivuGinny,puisduverrecasséet,enfin,unetacheaussirougequesarobesurlebeautapis.Rougeelleaussi,Ginnytitubaitenmontrantlasortie.–Çasuffit,maintenant!Dégageztous!cria-t-elleauxgensrassemblésautourd’elle.Ilsreculèrentd’unpas,l’airtrauma.–Vousn’avezpasentendu?Dégagez,j’aidit!–Oh,oh,murmuraScarlett.Jemedemandecequis’estpassé.–Quelqu’unacasséunsouvenirdefamillehyperprécieux,soufflalafilledevantnous.Jelareconnus:elleétaitengymavecmoi.–C’estduWedgwood,ouducristal,enfin,jen’ensaistroprien.Etpuisquelqu’unarenverséduvin.Ginny,maintenantàquatrepattes,frottaitletapisavecunT-shirtpendantquesesmeilleurescopineslui
donnaienttimidementdesconseilsdenettoyage.Lesautressetiraient.–On s’arrache, ça craint, ici, jeta une fille en petit top brassière qui passait devant nous.De toute
façon,iln’yamêmeplusdebière.Sacopine,unerouquineavecunpiercingaunez,acquiesçaetrejetaseslongscheveuxenarrièred’un
gestethéâtral.–J’aientendudirequ’ilyavaitunefêteorganiséeparunefraternitéquelquepartenville.Onyva?Ce
seratoutdemêmeplussympaquecettepetiteteufdelycéens.Un par un, les invités deGinny semirent enmouvement : ils rassemblèrent cigarettes et sacs, puis
filèrent.BrettHershey,décidémentunvraigentleman,avaittrouvéunebrosseetunepelle.IlbalayaitleverrecassépendantqueGinny,assisesurletapis,pleuraittoutesleslarmesdesoncorpsdanslecalmerevenu.JeregardaiScarlett,medemandantcequenousdevionsfaire.–Aurevoir,Ginny,àlundi,lança-t-elleaimablementdelaportedusalon.Ginnylevalesyeuxsurnous.Sonmascaracoulaitetdessinaitdegrandestraînéessoussesyeux.–Mesparentsvontme tuer...,gémit-elleen tapotant le tapisblancavecdésespoir.Ce trucencristal
étaituncadeaudemariage.Etcommentcachercettetache?–Essaie l’eaupétillante, luiconseillaScarlettalorsque j’entrouvraisdéjà laportede lamaison,en
espérantmetirerrapidos.Avecunpeud’eaudeJavel.Tuverras,çapartirabien.–Del’eaupétillante?s’exclamaGinny.Merci.Onsortit,laissantlaporteserefermergentimentderrièrenous.Quelqu’unavaitjetéunpackdebières
videdanslafontaineetunebouteilleflottaitsurl’eauglougloutante.Scarlettnedisaitrien,parrespectpourmamauvaisehumeur.–C’étaitnul,cettefête,lâcha-t-elleenfinquandonfutrevenuesàsavoiture.–J’auraisdûm’endouter!explosai-je.Soninvitation,c’étaitdupipeau.–Çan’étaitpasmonimpression,pourtant.–Detoutefaçon,jem’enfiche!Jen’aipasbesoindeluipourvivre!conclus-jeenmontantdansla
voiture.Scarlettdémarra.–Moiaussi!dit-elleavechumour.Aumoins,jenet’entendraiplusmeracontertoncoursdegymdans
sesmoindresdétails!
Ellefitmarchearrière.Dechaquecôtédelarue,lesbellesmaisonsdesArborssedétachaientsurlecieldelanuit.– Fiche-moi la paix ! Cette histoireme saoule ! déclarai-je en posantma tête contre la vitre de la
portière.Elletapotamacuisse.–Jecomprends,va.UnefoisarrivéesàLakeview,ons’estassisessurlesmarchesdesavérandaetonabudesCoca,dans
unsilencerelatif.Scarlettn’arrêtaitpasdesemoucher,etmoi,j’essayaisdesauverlesmeubles,enfin,mafierté,avecdemisérablesexplicationsauxquellesniellenimoinecroyions.–Jen’aijamaisétéamoureusedelui.Cetype,ilcraint,enfindecompte.Ilestingérable.–Oui,tuasraison.Jelavissouriredanslanuit.–Çan’estpasdutouttongenredemec.–Exactement!Lui,songenre,c’estplutôtGinnyTabor.OucarrémentElisabethGunderson!Unefille
quiaautantdeprestigequelui.J’aivraimentéténulledecroirequ’ils’intéresseraitàquelqu’uncommemoi.Scarletts’appuyacontrelaporteetétirasesjambes.–Pourquoitudisça,Halley?–Ça?Enface,chezmoi,jevisNoahVaughnpasserdevantunedesfenêtres.–Quelqu’un comme toi. Une fille à ton image... N’importe quelmec aurait une chance démente de
t’avoir comme copine, Halley, et tu le sais. Tu es mignonne, intelligente, loyale et drôle. ElisabethGundersonetGinnysontdeuxdindesquifontbeaucoupdebruitpourrien.Toi,tuesuniqueentongenre.–Arrête,Scarlett,pitié.–Jenetedemandepasdemecroire,dit-elleenbalayantmesparolesd’ungeste,maisjesaisquec’est
vrai:jeteconnaisparcoeur.TristanFaulknerauraitdubolsitoi,tuchoisissaisdesortiraveclui!Elleéternua,etcherchasesKleenex.–Zut,jen’enaiplus.Attends,jereviens.Ellerentra.Laporteserefermasansbruitderrièreelle.Jerestaiseuledansl’escalier,puism’adossaià
lamarcheetobservaimamaison,bienéclairéedanslecielnocturne.Monpèrefaisaitsansdoutedupop-cornenbuvantsabièrependantquemamanetMmeVaughnpapotaienten regardant leDVD; résultat,personne n’entendait rien. Noah devait toujours bouder dans son coin, et Clara était déjà couchée etendormiedansmonlit.Sonpèrelaporteraitdanslavoiture,toutàl’heure.Jeconnaissaiscessoiréesduvendrediparcoeur.Mamann’arrivaitpasàpercuterquejenevoulaispluslespassersurnotrecanapéavec un bol de pop-corn, assise entre elle etNoah. Et jeme demandais pourquoi cette pensée pesaitcommeunpoidssurmapoitrine,mecoupaitlesouffle,etmerendaitsitristequejenepouvaismêmepluslaregarderdanslesyeux.Jevisalorsquelqu’unremonter larueàgrandspas,sefaufilerchezlesMacDowell,puis franchir la
haieavantdes’enfoncerdansnotrejardin.Jemeredressaietregardailasilhouettepasserentrelarangéed’arbustesquemamanavaitplantéslelongdenotreclôture,puiss’approchersurlapointedespiedsdutrouoùpapas’étaitfoulélachevillel’étédernier.Jemelevai,traversailarouteetm’avançai.Lasilhouettes’arrêtaenfinsouslafenêtredemachambreetl’observauninstant,avantderamasserun
caillouqu’elle lançacontre lavitre.Clink.Jemerapprochaipourmieuxvoir l’inconnu,qui lançaitde
nouveauuncaillou.Cettefois, ilmanqualavitreetheurta lagouttière,quirésonna.Maintenant, j’étaisassezprèspourentendresavoix,unmurmure.–Halley?Silence.Troisièmecaillousurlavitredemafenêtre.–Halley!Jemecachaiderrièrel’arbredontlefeuillageombrageaitmachambre,l’été.J’étaisalorsàmoinsd’un
mètre de Tristan Faulkner, qui semblait décidé à exploser les carreaux, ou dumoins à les caillasserjusqu’àcequ’ilss’autodétruisent.–Halley!Ils’approchaencoredelamaisonetlevalatête.Jemeglissaiderrièreluisansbruit,tapaisursonépauleaumomentoùils’apprêtaitàjeteruncaillou.
Surpris,ilafaitvolte-faceetlâchélapierre.–Ah,merde,fit-il.Tuviensd’où?–Pourquoituveuxcasserlavitredemafenêtre?–Jeneveuxpaslacasser.Jevoulaisattirertonattention.–Paslapeine,jen’étaispaschezmoi.–Jenelesavaispas.Tum’asfichuunedecestrouilles!–Désolée.TristanFaulknerdansmonjardin!L’yavais-jetéléportéparlaforcedemondésir?–Commentsais-tuquec’estlafenêtredemachambre?–Jelesais,c’esttout.Voilà,ilnes’embêtaitjamaisàdonnerdesexplications.Enattendant,ils’étaitremisduchocdemon
apparitionsubiteetsouriaitcommesilasituationétaitnormale.–Tuétaisoù?demanda-t-il.–Quandça?–Ben,toutàl’heure.Tuavaisditquetuviendraisàlafête.–Ah,j’yétais,dis-jed’untonplutôtrelax,maispastoi.–C’estfaux:tun’yétaispas.–Jetejurequesi.Et,d’ailleurs,onvientderentrer.– Impossible, j’étaischezGinnyTabordès19heures ! Je t’aicherchée, je t’aiattendue,mais toi, tu
m’asplanté.–Erreur:c’esttoiquim’asplantée,dis-jeplusfortquelui.Scarlettpeutentémoigner.–Scarlett?Ellen’étaitpaslànonplus!–Si.Avecmoi.Jeregardaiverssamaison.Scarlettnousobservaitdesavéranda,lamainau-dessusdesyeux.Jeluifis
unpetitsigneauquelellerépondit.–J’étaisàl’étage,repritTristan.Jenet’aijamaisvue.–Où,àl’étage?–Augrenier.–Onn’estpasalléesaugrenier.–Pourquoi?
–Hein?Pourquoi,onauraitdû?–Jenesaispas,dit-il,unpeuperdutoutàcoup.Moi,j’yétaisbien.Lalumières’allumabrusquementdansmachambre.J’entendismafenêtres’ouvrir.Monpèresepencha
pour regarder dans le jardin. Je poussai Tristan dans l’ombre, puis m’avançai sous la lumière de lavéranda.–Coucou,c’estmoi!criai-je,effrayantmonpère,quisursautaetsecognaàlafenêtre.–C’esttoi,Halley?Puisilsedétournapourregarderdansmachambreensefrottantlefront.–C’estseulementHalley,Clara,dit-il,tupeuxterendormir.Toutvabien.Tristanavaitlevélesyeuxversmonpère.Sijamaispapabaissaitlessiens,illeverrait.–Jecherchaisquelquechose,repris-jesubitement.Commejen’avaisjamaismentiàpapa,jefussoulagéequ’ilfassenuit.–J’avaisperdulebraceletdeScarlettetonl’acherché.Monpèresepenchapourscruterlejardin.–Unbracelet?Scarlettestlà?–Oui!C’étaitfaciledementir.Çacoulaitcommedel’eau.–Enfin,non.Elleétaitlà,mais,commeonaretrouvésonbijou,elleestrentréechezelle.Lapauvre,
ellealacrève.Jem’apprêtaisàlarejoindrequandtuasouvertlafenêtre.Amescôtés,Tristansemarraitensilence.–Ilvaêtrel’heurederentrer,repritpapa.Ilestpresque22h30.–J’aijusqu’à23heures.–Vousdevriezvenir,Scarlettettoi.OnregardeleDVDqueNoahaamenéetjeviensdepréparerune
pleinejattedepop-corn!–Sympa,maisjeferaismieuxd’allerrejoindreScarlett,dis-jeàlahâteenreculantdansl’ombredes
arbres.Ademain!Là-dessus,papaclaquadesdoigts.–Demain,tuaseneffetrendez-vous...Pauseabsolumentthéâtraledemonpère.–...aveclaBête!déclama-t-il.J’aicruquej’allaismourird’humiliation.–LaBête?C’estquoi?murmuraTristanensouriant.Papapoussaitmaintenantdesrugissementsdelion.LaBête,c’étaitlepetitnomquepapaavaitdonnéàsatondeuseàgazon,sonbienleplusprécieux.En
attendant,sesgrognementsmefichaientsacrémentlahonte.–Ahoui,c’estvrai!répondis-je,enluiordonnant,partélépathie,dedisparaître.–Ne restepasdans le jardin,d’accord? conclutpapaen refermant la fenêtre endeux temps (àmi-
chemin,ellebloquaittoujours,ilfallaitpousser,c’étaitchiant).TuasfaitpeuràClara.–D’ac.Jegardailesyeuxfixéssurleplafonddemachambrejusqu’àcequelalumières’éteigne.–Tuesunesacréementeuse!déclaraTristan,revenantdansleronddelumière.
–Pasdutout!Enfin,passouvent.Maispapaseseraitposédesquestions,s’ilt’avaitvu.–Tuveuxquejeparte?Ils’approcha.Malgrélanuit,jevoyaissonvisage:jeleconnaissaisparcoeur,aprèsavoirpassémes
coursdegymàl’admirer,àtraverslefiletdebadminton.–Oui!dis-je,tropfort.Ilfitsemblantdes’éloigner,maisjelerattrapaietleretins.–C’étaitpourrire.Reste.–Sûre?–Sûre.Un instant, j’ai eu l’impression de n’être plus moi-même, mais une autre, effrontée et imprudente.
C’étaitàcausedeTristan.Ilavaitunje-ne-sais-quoiquim’obligeaitàagirdifféremment.Etc’estcequicoloraitlasilhouetteauxcontoursnoirssouslaquellejemevoyais.Jenelâchaipassonbras,monvisagemebrûlait.Danslanuit,j’auraisaussibienpuêtreÉlisabethGunderson,GinnyTabor,oumêmeScarlett,enfinlegenredefillesàquiça çaarrivait.Et,aumomentoùTristans’estpenchépourm’embrasser,jen’aipluseuqu’uneseulepensée:c’étaitextraordinairequ’ilm’embrassepourlapremièrefoisdansmonjardin,quim’étaitsifamilier.Acemoment,unevoiture, toutesvitresouvertes et radioà fond,débouladansma rue,passadevant
chezmoienklaxonnant,puistournasurHoneysuckle,oùellesegara,moteurronronnant.–Ilfautquejefile,ditTristan,etilm’embrassadenouveau.Jet’appelledemain.–Attends...Oùtuvas?Ils’éloignaitdéjà,maisilretintmamaindanslasiennejusqu’àcequ’ildoivelalâcher.Unevoixs’élevasoudaindanslarue.–Hé,Faulkner,tuteramènes,ouioumerde?–Bye,Halley,murmura-t-il.Ilmesourittandisqu’ils’éloignait,longeantlamaison,puiss’enfonçaitpeuàpeudanslanuitdenotre
jardin. Il sebaissa lorsqu’ilpassadevant la fenêtrede lacuisine,oùse tenaitNoahVaughn.Noahmefixaitavecsonvisagedepierresolennel,unverreà lamain. Ilnepouvaitpasvoirceque jevoyais :Tristanhappéparlenoiretdisparaissantcommeparmagie.Lelendemain,monpèresouriaitlorsquequejesortisdanslejardin:ilserégalaitd’avance.–Salutàtoi,petitejardinièreenherbe!PrêteàdompterlaBête?Et,commehier,papasemitàpousserdesrugissementsdelion.–Tun’espasdrôle,papa.–Maisbiensûrquesi!Iléclataderire.–Disdonc,commenceavantqu’ilnefassetropchaud!Tuenastoutdemêmepourdeuxbonnesheures.–Arrête!coupai-jealorsquemonpèresetordaitderire.Monpèreestconvaincuquetondrenotregazon,c’estlagalèredesgalères.Lesjardiniersdesservices
d’entretienpaysageret lespetitsmecsduquartierquisefaisaientdessousentondantlespelousesdesvoisins avaient tous déclaré forfait. Papa était le seul à tondre la nôtre sans souci ; il se voyait donccommeungrandguerrier,levainqueurtoutescatégoriesdelatontedepelouse.–D’accord,voicilaBête!dit-ilenreprenantsonsérieux.N’oubliepasletrou,entrelesbuissonsde
genévrier,oùjemesuisfaitpiéger,l’étédernier.Ilyaaussilesracinesdesarbres,prèsdelaclôture,qui
,
ontunseulbut : tefairedéraperetcaler.Sanscompter lesornières,derrièrelamaison,et lessouchescachéescommedesmines.Maisjesuiscertainquetutedébrouillerascommeunchef,mafille.–Justement:laisse-moi.Jefisdémarrerlatondeuseetlapoussai.Papamesuivit,sanscesserdesemarrer.Quelle chaleur dans notre jardin ! Le soleilm’aveuglait et cette satanée tondeuse à gazon faisait un
boucaninimaginable.J’aivitefatigué,et,forcément,j’aioubliélecélèbretrouquiavaitvaincupapal’andernier. Jeme suis tordu la cheville et je suis tombée tandis que la tondeuse dérapait et calait.A cemoment-là,monpèreavaitcessédemesuivrepasàpas,etilparlaitgazon,golfoujenesaisquoi,par-dessuslaclôture,avecM.Perkins,notrevoisin.Ni l’unni l’autreneremarquaquejem’étaiscassé lafigure,etque,decolère,jedonnaisdescoupsdepiedàlatondeuse.J’entendis klaxonner etmedétournai aumoment où unpick-up rouge avec une bâche verte se garait
devantcheznous.C’étaitTristan.–Salut!dit-ilenclaquantlaportièredesavoiture.Çava?–Super.Enfait...non.Jeviensdem’étalerdanslejardin.Jeregardaimonpère,quinousobservait.–C’esttonpère?demandaTristan.–Ouais.Là-dessus, Tristan jeta un oeil sur notre jardin, la bande de gazon que j’avais petitement tondue et
l’herbebienhautepartoutailleurs,parcequ’ilavaitplupendanttoutelasemaine.–Jevois.Tuasbesoind’aide,medit-ilavecassurance.–Maistunevastoutdemêmepas...Ilrevenaitdéjàprèsdesonpick-up,enrelevaitlabâchesurunetondeuseàgazondeuxfoisplusgrosse
quelanôtre,qu’ilfitdescendreparunerampededéchargement.Puisiltournalavisièredesacasquette«Jardiservice,lesPros»versl’arrière,vérifial’essenceetexaminalesrouesdesatondeuse.–Tunesaispascequit’attend!luidis-je.Cejardin,c’estunchampdemines!Ilfaudraitunecarte
pouréviterlesendroitsoùturisquestavie.–Tudoutesdemestalents?demanda-t-ilenlevantlesyeuxversmoi.J’espèrebienquenon.–Non,évidemment!répondis-jetrèsvite.Mais,toutdemême,c’estsuperdur.–Laisse-moirire!répondit-ilenmefaisantsignedereculer.Bon,nerestepaslà.Ilsereleva,tirasurlecordonpourdémarrer.Latondeuserugit,etTristansemitautravail.Samachine
avala gloutonnement le gazon en faisant des bandes deux fois plus larges que celles effectuées par laBête.Jetournailesyeuxversmonpère:ilobservaitTristan,quislalomaitadroitemententrelesracinesdesarbresetpassaitau-dessusdutrou,puiscontinuait,sansmal,lelongdelaclôture.–Halley?hurlamonpèrepourcouvrirlerugissementinfernal.C’étaitcenséêtretonboulot...Jen’entendispassaréponse,parcequeTristanrepassaitavecsatondeuseexterminatrice,quiavalaitle
moindrebrind’herbetroplongetlaissaitderrièreelleunebellebandebiennette.Iladressaunpetitsigneàmonpère,ensuperpro,puisdisparutderrièrelamaison.Leterriblegrondementdumoteurterrorisalesoiseauxdanslamangeoiredelavéranda-ilss’envolèrentd’uncoup.–Quic’est,cegarçon?s’écriapapa,quisepenchaitpourlesuivredesyeux.–Hein?Jetondaislegazonautourdesarbresprèsdenotreclôture.L’odeurdel’herbefraîchementcoupéeétait
douceetamèreàlafois.–Quic’est?hurlapapa.
Je coupai le moteur de la Bête. Toujours derrière la maison, Tristan slalomait entre des souchescachées.Monpèreleregardait,etjevoyaisbienqueçaluifaisaitungroschoc.–C’estmonami,répondis-je.Jenesaispassurqueltonjel’aidit,maispapaatoutàcoupchangédecouleuretj’aicomprisquele
gazonétaitdevenuledernierdesessoucis.Aumêmemoment,mamèresortitdanslavéranda,satassedecaféàlamain.–Brian?Tuasvu?Ilyauninconnuquitondnotrepelouse.–Jesais.Net’inquiètepas,Julie,jemaîtriselasituation.–Jepensaispourtantquec’étaitleboulotdeHalley,repritmaman,parlantdemoicommesij’étaisà
l’autreboutdumonde.–C’estvrai,répondit-ild’unevoixlasse.Maistoutestsouscontrôle.–Jel’espère.Mamanrentradanslamaison,mais,méfiante,continuadenousobserverparlaportemoustiquaire.–Jepensaisquec’étaittonboulotdetondrelapelouse,remarquapapa,répétantàlalettrelepetittexte
quemamanvenaitdeluisouffler.– Ça n’est pas ma faute, je ne lui ai rien demandé, répliquai-je, alors que la tondeuse de Tristan
rugissaitprèsdugarage.Onenajusteparlé,hiersoir,etils’enestsouvenu.Iltondlegazonpartoutdanslequartier,papa.Ilaseulementvoulumedonnerunpetitcoupdemain.–N’empêchequec’étaittonboulot,insistamonpère,bravemaisvaincu.Tristan et sonmonstre étaient revenus, et il terminait de tondre le carréd’herbeprèsdenotre allée.
Enfin,ils’approchadenousdansunboucanhallucinantetcoupalemoteur.Touslestrois,onestrestésàseregarderdanslesilencerevenu.Ilyavaiteutantdebruitquemesoreillesbourdonnaientencore.–Tristan,dis-jelentement,jeteprésentemonpère.Papa,c’estTristanFaulkner.Tristantenditlamainetserracelledemonpère,puiss’appuyacontresatondeuseetretirasacasquette.–Tondre votre jardin, c’est presquemission impossible ! dit-il enfin.Vos souches, là-bas, elles ont
bienfaillimetuer!Papanesavaitpastropcommentréagir.Ildevaitsedemandercequemamanauraitfaitoupensé,mais,
finalement,ilasouri.Puisilareculé,lesmainsdanslespoches.–Jeconfirme:cessouchesenontdécouragéplusd’un.–Ça,jevouscrois!renchéritTristan.Par-dessus sa tête, je vis maman qui nous observait, du pas de la porte. Impossible de deviner ce
qu’ellepensait.–Cettetondeuseestéquipéedecapteursdecontact,oucapteursdechoc,sivouspréférez:vousvoyez,
justelà?repritTristan.Çavousfacilitedrôlementleboulot.–Descapteursdecontact?Dechoc?interrogeamonpère,quis’approchapourexaminerl’écrande
contrôledelatondeuse.Papaétaitévidemmentdéchiréentresaconscience,quiluiordonnaitdejouerlespèreslamorale,etsa
follepassionpourlematérieldejardin.–Oui.Regardez,là,repritTristanenpointantsonindex.Quandlatondeuserencontreunobstacle,par
exempledes rochesoudes arbres, elle part dansune autre direction.Et, grâce à un capteur de coupeplacé sur sondisquede coupe, elledétecte les endroits où l’herbe est plushaute ; plus lesbrins sontlongs,pluslarésistanceexercéeestforte!–Capteursdecontact,capteurdecoupe,répétamonpère,ravi.
Acetinstant,laported’entrées’ouvritetlavoixdemamans’éleva,rompantnetladoucerêveriedepapa.Parfois,mamanavaitunevoixqui ressemblaitàuncoupdesiffletdontellenepouvaitdoser lastridence.–Brian?Tupourraisvenir,s’ilteplaît?Monpèreobéit,regardantavecenvielatondeusedeTristan.–J’arrive.Iltournalesyeuxversmamanjusteàl’instantoùilarrivaitenbasdel’escalierdelavéranda.Maman
luiparlaitdéjà,l’airencolère–seslèvresbougeaientàtoutevitesse.–Merci,dis-jeàTristan.Tum’assauvélavie.–Pasdeproblème,dit-ilenpoussantsatondeusesurletrottoir.Bon,jedoislarendre.Onsevoitplus
tard?–Ohoui,dis-jetandisqu’ilremontaitdanssonpick-up.Ilretirasacasquetteetlaposasurlesiège.–Aplus.Il partit et klaxonnadeux fois dans le virage. Je remontai l’allée le plus lentement possible, vers la
vérandaoùmamanm’attendait.–Halley,dit-elleavantmêmequej’atteignelapremièremarche.Jepensaisavoirétéclaire:c’étaitton
boulotdetondrelapelousedujardin.–Oui,jesais.Ilvoulaitjustem’aider.Concentrésurunpointéloignéau-dessusdematête,papaévitaitmonregard.–Quic’est,cegarçon?–Justeuncopain.–Commentas-tufaitsaconnaissance?–Onestengymensemble,c’esttout.J’ouvraisdéjàlaportepourfiler.–Moi,jeletrouveplutôtgentil,insinuamonpèreenobservanttendrementsapelouse.–Ça,jenesaispas,réponditmaman,pensive.Vraimentpas...Jemontaidansmachambre,feignantdenepasl’avoirentendue.J’étaisbientroppresséedemettremes
secretsàl’abri.
DEUXIÈMEPARTIE
QUELQU'UNCOMMETOI
CHAPITRE5
–Halley, j’aibesoinde toi, çaurge,meditScarlett pendantque jepesais lesoranges et lesprunesd’uneclientequipoussaitsesdeuxbraillardsdegaminsdanssonchariot.Rendez-vousdanslestoilettes.–Hein?demandai-je,distraiteparlebruit,concentréesurlesfruitsquiavaienteulamauvaiseidéede
roulersurletapisdecaisse.–Dépêche, c’est tout ! souffla-t-elle en disparaissant dans le rayon des céréales sansme laisser le
tempsdeprotester.Malheureusement, la file à ma caisse était longue et serpentait vers la tête de gondole « Spécial
Halloween»et,delà,jusqu’aurayondesproduitsd’hygièneféminine.C’estdoncunbonquartd’heureplustardquejesuisalléerejoindreScarlettdanslestoilettes.Ellem’attendait,brascroisésdevantlelavabo.–Qu’est-cequisepasse?Ellehochalatêtesansrépondre.–Quoi?insistai-je.Parle,àlafin!Pasderéponse.Elleaprisuntrucderrièreledistributeurd’essuie-main:untubeblancavecuncercle
aubout.Quandellemel’atendu,quej’aivuunepetitecroixroseaumilieuducercle,j’aitoutdesuitecompris.–Non!Çan’estpaspossible!Scarlettsemordaitlalèvre.–Si:jesuisenceinte.–Impossible!–Puisquejeteledis.Regarde.Ellesecoualestickdevantmonnezjusqu’àcequelepetitsigneroses’embrume.–Maiscestrucs-là,toutlemondesaitqueçanemarchejamais!dis-je,commesijem’yconnaissaisen
testsdegrossesse.–C’estletroisièmequej’utilise.–Etalors?–Etalors?Troistestsdegrossesse,troistestspositifs:lesprobabilitésd’erreursontminimes,non?
Deplus,depuistroissemaines,jesuismaladetouslesmatinsetjen’arrêtepasd’allerfairepipi.Touslessignessontlà:jesuisenceinte,jetedis.–Non!C’estimpossible.J’entendisunevoixdansmatête,lavoixdemamanquidisait:«Dénideréalité».–MonDieu,qu’est-cequejevaisfaire?demanda-t-elleens’agitant,lesnerfsenboule.Etdirequeje
l’aifaitseulementunefois...–Toi,tul’asfait?
Scarletts’arrêtadetrépigner.–Biensûr!Maisenfin,Halley,atterrisunpeu!J’aibesoindetoi,là!–Pourquoitunemel’asjamaisdit?Ellepoussaungrossoupirénervé.–Jen’ensaisrien.Peut-êtreparcequeMichaelestmortlelendemain.Imagineunpeudansquelétat
j’étais!–Mais...vousn’avezpasutiliséde...enfin,descapotes?–Biensûrquesi!Pourtant, ils’estpasséuntrucbizarre, jenesaispastrèsbien.Lepréservatifest
parti,maisjel’aicomprisseulementquandçaaétéfini.–Ahbon...parti?–Cen’étaitpasclair,maisjen’étaispastrèsaupointsurlesujet.Elleparlaitdeplusenplusvite,deplusenplusfort.–Jepensaisqu’onnetombaitjamaisenceinte,lapremièrefois.Queçanesepouvaitpas.–Ohlàlà!–C’estfoucequim’arrive...Jenepeuxpasavoirunbébé,Halley!Ellepressasesdoigtssursestempes,ungestequejenel’avaisjamaisvuefaire.–Non,c’estévident!–Alorsjedoismefaireavorter?Ellesecouaaussitôtlatête.–Impossible...Alorsjedevraispeut-êtrelegarder?–Ohlàlà!répétai-je.–Parpitié,arrêtededire«ohlàlà»,çamecrispe!Elles’estassisecontrelemuretaramenésesgenouxsouslementon.Jemeposaiàcôtéd’elle,puis
passaimonbras autourde ses épaules.Onest restées les fesses sur le carrelagedes toilettesde chezMiltonpendantqueleshaut-parleursdiffusaientdelamusiquedesupermarché.–Çavaaller,dis-jedemavoixlaplusréconfortante.Onvaassurersurcecoup-là,jetelejure.–Oh, si tu savais,Halley...,murmura-t-elle en s’appuyant contremoi. Ilmemanque... Ilmemanque
tellement.Onregardaitletestdegrossesse,toujourssousnosyeux,aveclesigne+côtéface.–Jecomprends...Jesavaisquec’étaitàmontourd’assureretdeprendrelasituationenmain.–Maisçaira,Scarlett.Jetelepromets.N’empêche,j’étaismortedetrouille.
Cesoir-là,onaprogramméuneréuniondecrisedanslacuisinedeScarlett.Marion,quinesavaitpasencorelanouvelle,adînétranquillement,alorsqueScarlettetmoi,onétaitdespilesélectriques.Steve,aliasVladimir,passantchercherMarionà20heures,onétaitautaquet.–Ilestbientôtl’heure,dis-jeàScarlett,quiremplissaitleporte-serviettesvide.Marionsedétournaetconsultal’horlogedelacuisine.–Ahbon?Déjà?
Ellepritsescigarettesetseleva.–Bon...ilvaudraitmieuxquej’aillemepréparer.Elle sortait. Je regardai Scarlett, qui me regarda. On s’est affrontées des yeux pendant quelques
secondes,jusqu’àcequeScarlettprennelaparoledansunmisérablemurmuredestinéàtoutlemondeetàpersonne.–Attends.Marionn’apasentendu.Scarlettadonchaussélesépaules,l’airdedire:«J’auraisessayé,hein?»Je
melevai,prêteàrappelerMarion,quiavaitatteintlatroisièmemarchedel’escalier,cellequicraquait,lorsqueScarlettasoupiréetrepris,d’unevoixplusforte:–Marion.Attends.Samèreestredescenduesurleseuildelacuisine.Elleavaitl’airlessivé,lapauvre.Ilyavaitdequoi:
aujourd’hui,elleavaitdûfairedesphotosdedeuxénormesbonnesfemmesquivoulaientêtreaussisexyquePenélopeCruz. Et, comme si ça ne suffisait pas, l’une des deux avait absolument tenu à se fairephotographierenguêpièreetporte-jarretelle.–Oui?–Ilfautquejeteparle.Marionsoupira.–Qu’est-cequ’ilya,encore?Scarlettmeregardacommesiellevoulaitquejeprennelerelais.Marioncommençaitàs’énerver.–Bon,vousmeditescequ’ilsepasse?reprit-elleennousobservantl’uneaprèsl’autre.–C’estqueçanevapas.Maisalors,pasdutout,commençaScarlett,quisemitàpleureràchaudes
larmes.–Qu’est-cequinevapas?interrogeaMarion,complètementpaniquée.Scarlett,pourl’amourduciel,
dis-le-moitoutdesuite!–C’estquejenepeuxpas...,déclaraScarlettensanglotantdeplusbelle.–Parle!lapressaMarion,quimitunpoingsursahanche.C’étaitl’attitudepréféréedemaman,maisellesemblaitdéplacéechezMarion.Unpeucommesielle
venaitdemettreunchapeaudeclownetunnezrouge.Scarlettatoutdéballé.–Jesuisenceinte.Danslesilence,j’entendislerobinetdel’évierquigouttait.PuisMarionareprislaparole.–Depuisquand?Acesmots,Scarlettaeul’airperdu.Normal,elles’étaitattendueàuneautreréaction.
–Quand balbutia-t-elle.–Oui:depuisquand?Marionévitaitdenousregarder.–Heu...,commençaScarlettentournantlesyeuxversmoi,toujoursdéboussolée.Jediraisdepuisaoût.–Août,répétaMarion,commesiçarépondaitàtouteslesquestions.Ellepoussaunénormesoupir.–Alorsçava.Au même instant, on sonna. Par la fenêtre de la cuisine, j’aperçus Steve, alias Vladimir, dans la
?
véranda,avecungrosbouquet.Ilnousfitungentilpetitcoucouetsonnadenouveau.–Oh,monDieu,c’estdéjàSteve...,fitMarion.–Écoute,commençaScarlettens’approchantd’elle.Jenel’aipasfaitexprès,onautilisé...–Onenreparleraplus tard, lacoupasamèrequiessayad’arrangersescheveuxd’ungestenerveux,
puistirasursajupeenallantouvrir.Jene...jenepeuxpasenparlerpourlemoment.Scarletts’essuyalesyeux.Elleallaitajouterquelquechose,maiselleestsortiedelacuisinecomme
unebombe,apris l’escalierquatreàquatrepourmonterdanssachambre,dontelleaclaqué laporte.MarionapousséungrossoupirpoursecalmeretouvertàSteve,souriantettrèsélégantdanssonblousondesportetsesmocassins.Illuiatendusesfleurs.–Bonsoir!Tuesprête?–Non,pasencore,réponditMariontrèsviteetavecunsourireforcé.J’aioubliéquelquechosedans
machambre.Attends-moi,jereviens.Marionmontaàtoutevitesse.Jel’entendisfrapperàlaportedelachambredeScarlett,l’appelerd’une
voixétouffée.Là-dessus,Steveentradanslacuisine.Ilsemblaitplusbanalquejamaisdanslalumièrejaune.–Salut,medit-il,moi,c’estSteve.–Etmoi,Halley, dis-je en essayant d’entendre ce qui se passait à l’étage.Enchantée de faire votre
connaissance.–TuesuneamiedeScarlett?–Oui.J’entendislavoixdeScarlettquimontait.J’aibieneul’impressionqu’elletraitaitMariond’hypocrite.–C’estunegentillepetite,repritSteve.Alors,commeça,tut’appellesHalley?C’estunprénomassez
peucourant.–C’estceluidemagrand-mère.LavoixsévèredeMarions’élevantdenouveau,jedécidaideracontermaviepourdistrairel’attention
deSteve.–Sonpèrel’aappeléeHalleyàcausedelacomète.–Ahbon?–Oui.Magrand-mèreestnéeenmai1910,aumomentoùlacomètedeHalleyestpassée.Sonpèrela
regardait,desjardinsdel’hôpitaloùsafemmeaccouchait.Eten1986,quandj’aieusixans,lacomèteestrepasséeetonl’aregardéeensemble.–C’estfascinant!commentaSteve,l’airintéressé.–Enréalité,jenemesouvienspasl’avoirvue.Ilparaîtquelecielétaitvoilé,cejour-là.–Ahbon.Ileutl’airsoulagéd’entendreMarionredescendre.–Prêt?demanda-t-elleavecsang-froid,enévitantmonregard.–Prêt!réponditStevesuruntonenjoué.Ravid’avoirfaittaconnaissance,Halley.–Oui.Moiaussi.Steve passa son bras autour de la taille deMarion, puis ils sortirent et remontèrent l’allée.Marion
hochaitlatêtetandisqu’illuiparlaitetluiouvraitlaportière.Lorsqu’ilafaitmarchearrière,ellealevélesyeuxverslafenêtredeScarlett.Là-dessus jesuismontéedans lachambredemameilleureamie.Elleétaitassisesurson lit,genoux
remontés sous le menton. Les fleurs de Steve, toujours enveloppées dans leur papier cellophane toutfroissé,gisaientsurlacommode.–Çaauraitpuêtrepire,luidis-je.Elleseforçaàsourire.– Tu aurais dû l’entendre !Marionm’a fait un baratin pas possible sur ses erreurs de jeunesse qui
auraientdûmeservird’expérience.Commesij’avaisfaitçaexprès,pourluiprouverqu’elleétaitlapiredesmères!–Non,c’estlamiennequialetitre.–Faux.Tamèreauraitprisletempsdediscuterposémentetavecmesuredelasituation.Ensuite,elle
t’auraitconseilléepourquetuchoisisseslameilleuresolution.Elleneserait jamaispartiefairelafêteavecVladimirleGuerrier.–Jecroissurtoutquemamanauraitfaituninfactusetseraitmortesurlecoup.Scarlettseleva,s’approchadesacoiffeuseetseregardadanslemiroir.–Marionaditqu’oniraitaucentred’IVG,lundi,pourprendreunrendez-vous.Pourunavortement.Jem’approchaietaperçusmonreflet,derrièrelesien.–C’estcequetuveux?–Onnepeutpasdirequ’onaiteuletempsd’enparler.Elleposalamainsursonventre.–Marionaditqu’elles’étaitfaitavorter,quandj’avaissixouseptans.Elleaditquec’étaitrien.–Çadoitêtredurd’avoirunbébé,dis-jepourl’aideràsedécider.Surtoutàseizeansetdemi.Tuas
toutelaviedevanttoi.–CommeMarionquandelleétaitenceintedemoi.Maisellem’agardée.–C’étaitdifférent,dis-jemais,aufond,jesavaisquenon.Al’époque,Marionétaitenterminale,etsurlepointd’entrerdansuneuniversitéréservéeauxfemmes,
sur lacôteOuest.LepèredeScarlett jouaitdans l’équipede footballetétaitprésidentduconseildesélèvesdesonlycée.Après,ilétaitpartiétudierdansunegrandeuniversitédelacôteEst,etjamaisplusMarionnel’avaitrevunicontacté.–Megarderasansdouteétéleseulacteégoïstedesavie,déclaraScarlett.–Arrête.Nedispasdeshorreurspareilles.–Maisc’estvrai!Etpuis,d’ailleurs,jemesuistoujoursdemandépourquoiellel’avaitfait.Ellereculaetlaissaretombersesmains.Onavaitpassédesheuresdanscettechambre,maisonn’avait
jamaisvécuunehistoirepareille.Cequiarrivaitmaintenantnousdépassait.–Çavaaller.–Jesais,dit-elleaveccalme,enregardantnosdeuxrefletsdanslemiroir.J’ensuissûre.
C’étaitprévupourvendrediprochain.Onn’enparlaitpasouvertement,onendiscutait àvoixbasse,sansprononcerlemot.UngrandsilenceétaittombésurlamaisondeScarlett.PourMarion,c’étaitdéjàuneaffaireclassée.Elleavaitassistéàlaconsultationdel’équipepsycho-médicaleducentred’IVGavecScarlett,etréglétouslesdétails.Aufuretàmesurequelasemaines’écoulait,Scarlettdevenaitdeplusenpluscalme.Vendredimatin, c’estmamanquim’a conduite au lycée. Je lui avais expliquéqueScarlett avait des
trucsàfairecejour-là.Manquedechance,ons’estretrouvéesjustederrièrelavoituredeMarionàunfeu,à lasortiedeLakeview.MarionetScarlettnenousontpasvues.Scarlett regardaitpar lavitreetMarionfumaità lasienne,coudesur laportière.Jen’arrivais toujourspasàréaliserqueScarlettétaitenceinteetque,laprochainefoisquejelaverrais,elleneleseraitplus.–Tiens,c’estScarlett,annonçamaman.Tum’avaispourtantditqu’ellen’iraitpasaulycéeaujourd’hui.–Ellen’yvapas.Elleaunrendez-vous.–Oh.Elleestmalade?–Non.Jemislaradio.Toutdesuite,lavoixdemonpèreaenvahilavoiture.– « Il est 8 heures passées de quatreminutes. Brian avec vous.Vous écoutez T104, la seule bonne
raisondeseleverlematin...»–Elledoit toutdemêmeavoirunproblèmedesantésielleserendchezlemédecin,repritmamère
lorsquelefeurepassaauvert.MarionetScarletttournèrentàgauche,directionlecentre-ville.–Jenecroispasqu’elleaitrendez-vouschezlemédecin.Jenesaispasoùelleva.–Alorspeut-êtrechezledentiste?continuamaman,pensive.Tiens,çamerappelleque tuasbientôt
unevisitedecontrôleetundétartrage.–SiScarlettvachezledentiste?Ça,j’ensaisrien.–Ellevamanquertoutelajournée,ouseulementlamatinée?–Ellenemel’apasdit.Jem’énervaisurmonsiègeenregardantlebusscolairedevantnous.–Jepensaispourtantquevousn’aviezaucunsecretl’unepourl’autre,repritmamère,quimeregarda
enriant.Était-ceuneinsinuation?Touteslesparolesdemamansemblaientavoirundoublesens,désormais:c’estunpeucommesielle
avait parlé un langage impossible à décrypter sans décodeur, avec un alphabet spécial que je nepossédaispas.«Ellevasefaireavorter,voilà,tuescontente,maintenant?»eus-jeenviedecrier,rienquepour voir sa tête. J’imaginaismaman se désintégrant, disparaissant dans unnuagede fuméeou sediluantcommelaméchantesorcièredel’OuestduMagiciend’OzQuandons’estgaréessurleparking,jen’avaisjamaisétéaussicontentedemavied’arriveraulycée.–Merci,dis-jeenl’embrassantrapidementsurlajoue,troppresséedefiler.–Surtout,rentreaussitôtaprèslelycée!merappela-t-elle.Jeprépareunbondîner,cesoir.Deplus,
nousdevonsparlerdetonanniversaire,d’accord?Ahoui,demain,j’allaisavoirseizeans.Çam’étaittotalementsortidelatête...Leplusdrôle,c’estque,
quelquesmoisplustôt,jenepensaisqu’àcetteétapepourpassermonpermis,êtrelibreettout.–D’accord.Acesoir.Jem’éloignai. J’entrai dans le lycée, me perdis dans la foule des élèves. Je traversais le bâtiment
administratifpourrejoindrelacourlorsquejevisTristan.Ilsemblaittoujourssurgirdenullepart,c’étaitmagique,jenelevoyaisjamaiss’approcher.–Salut!medit-ilenpassantsonbrasderrièremesépaules.IlsentaitbonlesJollyRanchersàlaframboise,lafuméeetl’après-rasage,unmélangeassezrigoloque
j’avaisapprisàaimer.
.
–Çava?fitTristan.–Çairaitmieuxsimamèrenemeprenaitpastout le tempsla tête.J’aibienfailli l’étrangler,sur la
route!–Ahbon,c’estellequit’aconduiteaulycéecematin?OùestScarlett?–Ellenevientpas,aujourd’hui.J’avaisplusdemalàmentiràTristanqu’àmaman.–Ah.Bon,réserve-moil’intégralitédetasoirée,demain.–Pourquoi?–Unebaladesurprisepourtonanniv!–Oùça?Ilmesourit.–Tuverrasbien.–D’accord!Jesuistoutàtoi,dis-je,refusantdepenseràlafêtequemamanvoulaitorganiserpourmes
seizeans:vacheringlacé,dînerettoutletralalaaveclesVaughnchezAlfredo,monrestaupréféré.L’heuredupremiercoursasonné.Tristanm’aaccompagnéejusqu’àmasalle,maisilaopéréundemi-
tourquanddeschevelusàl’airpasbienréveilléluiontfaitsignedelesrejoindresurleparking.Jelesavais rencontrés quelques jours plus tôt, alors que j’étais en vadrouille avec Tristan. Même si jeconnaissaisTristandemieuxenmieux,ilgardaitcertaineschosesdesaviesecrètes:ilyavaitdesgens,desendroitsetdesactivitésdontj’étaisexclue.Ilmetéléphonaittouslesjoursendébutdesoirée,commeça,pourleplaisirdemefairecoucou.Après...mystère!–Ilfautquej’yaille,medit-ilenm’embrassantàlahâte.Jesentisqu’ilglissaitquelquechosedanslapochearrièredemonjean,avantdes’éloigner.Jesavais
déjà ce que c’était : un JollyRancher à la framboise. J’avais toute une collectionde sucreries que jeconservaiscommeuntrésordansunecorbeillesurmonbureau.–Tusèches,aujourd’hui?luilançai-je.Jemeprétendaisrebelle,maisjel’étaisjustedansmatête:jen’avaisjamaisséchélelycée.Tristan,
lui,avaituntauxd’absencebiensupérieuràlamoyenne,et jen’avaisjamaisoséluidemanderquellesétaientsesnotes.Lesmagazinesfémininsaffirmaientqu’unefemmenepouvaitpaschangerunhomme:jel’apprenaissurlevif.–Onsevoitengym,medit-ilseulement.Ilsedirigeaversleparking,soncahierencoretoutneuf,parcequ’ilnel’avaitsansdoutejamaisouvert,
souslebras.Desfillesdemoncoursd’anglaisontrigolébêtementquandellessontpasséesdevantmoi,puis elles l’ont regardé s’éloigner. Tristan etmoi, on faisait la une des bruits de couloir depuis deuxsemaines.Unmoisplustôt,j’étais«Halley,lacopinedeScarlett»;maintenant,j’étais«Halley,lapetiteamiedeTristanFaulkner».Alafindemoncoursdecommunicationvisuelleetdedesigngraphique,quiprécédaitlecoursdegym,
unsurveillantfrappaàlaporteettenditunpapieràMmePate.Ellelelut,levalesyeuxsurmoietmeditdeprendremesaffaires.Lesurveillantmeconduisitensuitedanslesbureauxdel’administration.Jelesuivais,angoissée,enmedemandantcequiallaitmetombersurlecoindelafigure,etpourquoi.
Lorsquej’arrivaiauguichet,laréceptionnistemetenditletéléphone.–C’esttamère.Flash. Papa était mort. Mamie Halley était morte. Je l’étais moi-même à moitié lorsque je pris le
combiné.
–Allô,maman?balbutiai-je.J’entendisunevoixdefemmeinconnue.–Quittezpas,monpetitchou.Puisj’entendisdesvoixétouffées.Et,enfin,celledeScarlett.–Allô?–C’esttoi,Scar...–Chuttt...N’oubliepas:tuescenséeparleràtamère.–Ahoui.Occupéeàdiscuteravecunélèveenretard,laréceptionnistenefaisaitpasattentionàmoi.–Quesepasse-t-il?–Ilfautquetuviennesmechercheraucentred’IVG.Jeregardail’horloge.Ilétaitseulement10h15.–C’estdéjàfini?–Non.Silence.–J’aichangéd’avis.Jegardelebébé.Ellesemblaitcalme,sûred’elle.Jenetrouvairienàdire.–OùestMarion?–Jeluiaiditdemelaisser,parcequ’ellemestressait.Jedevaisluitéléphonerpourqu’ellevienneme
chercher,quandtoutseraitfini.–Jevois.–Tupeuxvenir?S’ilteplaît.– Bien sûr, dis-je tandis que la réceptionniste me regardait, mais tu sais, maman, il me faut une
autorisationdesortie.–Ahoui,c’estvrai!s’exclamaScarlett.Écoute, jevaisrepasser le téléphoneàmacopineMary.Je
suissurFirstStreet,tutesouviens?Dépêche,Halley.–J’arrivetoutdesuite!répondis-jeenmedemandantcommentj’allaisarriver,puisquejen’avaispas
devoiture.J’entendisdenouveauunbruitdevoixétouffées:ScarlettdonnaitsesinstructionsàladénomméeMary,
quirepritlecombiné.–IciMmeCooke.–Nequittepas!dis-je.Jetendisletéléphoneàlaréceptionniste.–Mamanveutvousparler.Elleremitsonstyloderrièrel’oreilleetpritletéléphone.–Oui,allô,madameCooke?Jeme concentrai sur le registre des retards, grand ouvert sur le guichet, en essayant de gardermon
calme.–SiHalley peut quitter le lycéemaintenant ?Bien entendu, ça ne pose aucunproblème. Je vais lui
donneruneautorisationdesortie.Oui...Jevousenprie,madameCooke.Elleraccrochaetrédigeaaussitôtmonautorisationdesortie.
– Tu la montreras au vigile, lorsque tu sortiras du parking. Et à tes professeurs, pour justifier tonabsence.– Oui, acquiesçai-je, alors que la sonnerie retentissait et que le couloir commençait à se remplir.
Merci.–J’espèrequel’opérationsedéroulerasansencombre,conclut-elleenm’observantavecattention.–Moiaussi.Merci...Là-dessus,j’allaiattendreTristandevantlegymnase.Aumomentoùjelevisfilerverslesvestiaires,je
l’attrapaiparl’ourletdesonT-shirt.Ilsetournaetmesourit.–Salut!J’adoraisquandilétaitaussicontentdemevoir:jemesentaistoutechose.–Qu’est-cequ’ilya?–Ilfautquetum’aides,Tristan.–Pasdeproblème.Dis-moicomment.–Ilfautquetusècheslecoursdegymavecmoi.Ilréfléchitunquartdeseconde.–C’estbon.Onfile.–Ilfautaussiquetumeconduisesaucentre-ville.–Enville?–Oui.Ilhaussalessourcils.–Çamarche,onestpartis!Ontraversaleparkingjusqu’àsavoiture.Arrivéslàildébarrassalesiègepassagerdescâblesetdu
matérielvidéoqui l’encombraient.Dedans,çasentait lafuméeet lesbonbons.Sonodeurà lui.Tristanavait toujoursunevoituredifférente,cequ’ilnes’était jamaisdonné lapeinedem’expliquer.Un jour,c’étaituneToyota,unautre,unpick-upouunevoitureétrangèrequisentaitleparfumdeluxe.Mais,danschacune,ilyavaitdespapiersdebonbonsparterreetdanslescendriers.Aujourd’hui,TristanavaitlaToyota.–Attends!dis-jealorsqu’ildémarrait.Çanevapaslefaire,tun’aspasd’autorisationdesortie.–T’inquiètedoncpas.Ilsortitunmorceaudepapierdederrièrelepare-soleil,ygriffonnadeuxoutroisphrases,puisonroula
jusqu’àlaguéritedugardienduparking.Letype,unAfro-AméricainquetoutlemondeappelaitMisterJoe,ensortitavecsongrandregistreetuneexpressiond’ennuidifficileàignorer.–Attends,Tristan!dis-jealorsqu’ilralentissait.J’étaiscertainequesontrucduJedinemarcheraitpassurMisterJoe.–Tuvastefairechoper,ondevrait...–Laisse,jetedis,coupaTristanenbaissantlavitredesaportièrealorsqueMisterJoes’approchait.Lesoleilsereflétaitsursonbadge«Sécurité»,unmachinenplastiquequ’ilavaitdûacheterensolde
dansunsupermarché.–Salut,Joe!Quoideneuf?– Pas grand-chose, répondit Joe en me regardant avec méfiance. Tu as une autorisation de sortie,
Faulkner?–Ouais,réponditTristanenluitendantsonpapelard.
Joeleparcourutetleluirendit,puismeregarda.–Ettoi?–Lavoilà,ditTristangaiementenprenantmonmot,qu’illuidonna.Joel’examinaavecméfiance,unlongmoment.–Soisprudent,Faulkner,jeneplaisantepas,repritJoeenmerendantmonautorisation.–Bienentendu.Joemarmonna jene saisquoi, puis regagna sa chaise, dans saguérite, tandisqueTristan etmoi, on
prenaitlaroute,enfinlibres.–J’hallucine,c’esttropgénial!m’exclamai-jetandisqu’onroulaitverslecentre-ville.Aujourd’hui,unvendredi,jeséchaislescours!Pourlapremièrefoisdemavie!Jeregardaiautourdemoiavecdesyeuxneufs!Toutmesemblaitplusbeau,pluscoloréetplussympa:
c’étaitlemondetelqu’ilétaitensemaine,de8h30à15h30,unmondequejeneconnaissaispas.–Tuvois,jet’avaisditdenepast’inquiéter,meditTristan,toutfier.–Tuasunstockd’autorisations?Jetendislamainverslepare-soleil.Toutenriant,ilmepritlepoignetpourm’arrêter.–Justequelques-unes,pasunecollection.–Tuesincroyable!J’étaisvraimenttrèsimpressionnée.–Lepire,c’estqueJoel’aàpeineregardée...–C’estparcequ’ilm’aimebien.Bon,onvaoù?–FirstStreet.Ilchangeadefileetmitsonclignotant.–Qu’est-cequ’ilya,surFirstStreet?Jelecontemplai.Ilétaittropmignon,jepouvais,non,jedevaisluifaireconfiance.Scarlettetmoi,on
n’avaitpaslechoix.–Scarlettquinousattend.–C’esttoiquicommandes,beauté!Jeregardaiparlavitredelaportière.Onfonçaitsurlaroute,c’étaitfantastique.Lesmaisons,laroute
etlecielbleuformaientunlongrubanquisemblaitnepasavoirdefin...
Scarlettétaitassisesurunbancenfaceducentred’IVG,àcôtéd’unetrèsgrossefemmequiportaitunpullenlaineetunchapeaudepaille.–Scarlett!C’estnous,criai-jedèsqueTristaneutralenti.Lafemmeserraitsursesgenouxunpetitchien,quiportaitunecolleretteenplastique.–Çava?–Çava,dit-ellerapidementensaisissantsonsac,posésurlebanc.Puisellesouritàlabonnefemme.–Mercidetoutcoeur,Mary.LadénomméeMarycaressaitsonchien.–Tuesunegentillepetitecocotte.
–Merci...,répétaScarlett.Jeluiouvrislaportièreetellemontasurlesiègearrière.–Jeluiaidonnécinqdollars,meconfia-t-elleensuite.Lechiennousregardaenbâillant.–Onyva,Tristan,jet’enprie,murmuraScarlett.Tristan démarra. Nous abandonnâmes Mary et son toutou sur leur banc pour nous engager dans la
circulation.Scarletts’installaconfortablementsurlabanquettearrière,passasesmainsdanssescheveux.J’attendisqu’elleparlelapremière.–Mercid’êtrevenusmechercher,déclara-t-elleaprèsunmoment.–C’estnormal,réponditTristan.–C’estnormal,répétai-jeenmedétournant.MaisScarlettregardaitparlavitredelaportière,perduedanssespensées.QuandTristans’arrêtaau7
Elevenetsortitfaireleplein,jemeretournaidenouveau.–Scarlett?Çava?–Çava...–Alors?demandai-je,hésitante.Ques’est-ilpassé,aujuste?– Je n’ai pas pu, répondit-elle avec élan, comme si elle avait retenu son souffle en attendant que je
l’interroge.J’aiessayé,Halley,jetelejure.Jeconnaistouslesargumentscontre:jesuisjeune,j’ailaviedevantmoietl’universitéquimetendlesbras,etpatatietpatata.Mais,pendantquej’étaissurcelit,pendantquejeregardaisleplafondenattendantlemédecin,j’aicomprisquejenepouvaispas.C’estsûr,plusrienneseranormal,désormais.Maisest-cequemavieaunjouréténormale?GrandiravecMarionnel’apasété.PerdreMichaelnonplus.J’observai Tristan, qui faisait la queue devant la caisse en tripotant un paquet de Red Hots (des
bonbonsàlacannelleextraforts).Ilyadeuxmois,aumomentdelamortdeMichael,jeneleconnaissaismêmepas...–C’estsûr,çaneserapasfacile,dis-je.J’essayaidenousimagineravecunbébé,maisjenevoyaisqu’uneespècedebrume,uneformevague
danslesbrasdeScarlett.–J’imagine,oui...,déclara-t-elleensoupiranttoutcommemaman.Toutlemondevapenserquejesuis
cinglée,carrémentarriérée,maisjem’enfiche.C’estmadécision,etjesaisquec’estlabonne.Tantpissipersonnenemecomprend.JecontemplaiScarlett,mameilleureamie,quim’avaitsisouventencouragée,motivéeetparfoismême
bottélesfessespourquej’osevivredejolieschoses.–Saufmoi.Moi,jetecomprends.–Sauftoi,murmura-t-elleensouriant.Apartirdecetinstant,jen’aiplusremissonchoixenquestion.
Nous avons passé la journée à glandouiller en voiture, à nous empiffrer de pizzas dans l’une desplanquesdeTristan,àchercherunmecpouruneraisonquiestrestéefloueetàécouterlaradio,enbref,àtuergentimentletemps.ScarlettaaussitéléphonéàMarionpourluiannoncerqu’ellerentraitàlamaisonentaxi.Acemoment-là,çaroulait.Onmaîtrisaitlasituation.
Enfind’après-midi,Tristannousadéposéesàquelquesruesdelanôtrepourquej’aiel’airderentrerenbusscolaire.Puisilareprislarouteetdonnéunderniercoupdeklaxondanslevirage.Scarletts’estarmée de courage pour rentrer et attendreMarion.Moi, j’ai été accueillie à lamaison par un silencepesant,etparmonpère,quiadécampédèsqu’ilavuleboutdemonnez.Maisj’avaiseuletempsdecomprendre,àsatête,quej’allaisavoirbesoind’unMilkshakeChocoKeepCool.Sinondeux.Etmégachocolaté.Jemesuisdoncpréparéeaupire.–Coucou,c’estmoi!lançai-je.Çasentaitbonleslasagnesdanslecouloir.Qu’est-cequej’avaisfaim!Cettepenséem’adistraiteletempsquemamansortedelacuisine,untorchondevaisselleàlamain.
Elleavaitsonregarddegrandinquisiteur,signequeçaallaitchauffer.–Salut,toi,medit-elled’unevoixégaleenpliantsontorchon.Tuaspasséunebonnejournéeaulycée?–Heu,c’était...,commençai-jetandisquepapaseglissaitcommeuneombredanslacuisine.–Sij’étaisàtaplace,j’yréfléchiraisàdeuxfoisavantderépondre,coupamamandelamêmevoix.
Parceque,situmens,tapunitionserapire.J’étaispiégée.J’étaisfichue.– Je t’ai vue, Halley, aujourd’hui, à environ 10 h 45, enchaîna maman posément. C’est l’heure à
laquelletuescenséeêtreencoursd’EPS.TuétaisenvoitureettuquittaisFirstStreet.–Écoute,maman,jepeux...– Non ! dit-elle en levant la main pour me réduire au silence. Avant, tu vas me laisser terminer.
Evidemment,j’aitoutdesuitetéléphonéàtonlycée,oùl’onm’aappris,àmaplusgrandestupéfaction,tuimagines,que je venaisdedemander à l’unedes secrétairesde t’autoriser à rentrer à lamaison,pourcaused’urgencefamiliale!J’enavalaimasalivedetravers.–Jen’arrivepasàcroirequetuaiesmenti.Etaveccetteimpudence!Jefixailecarrelage.Quefaired’autre?–Tuasséchélescourspourparcourirlaville,envoiture,avecungarçonquejeneconnaispas,etavec
Scarlett,quej’aiconnueplusraisonnable!J’aiimmédiatementcontactéMarion,austudio.Inutiledetedirequ’elleétaitfurieuse!–TuasditàMarionqueScarlettétaitavecnous?DoncMarionsavait.Scarlett,déjàjugéeetcondamnée,n’auraitniletempsnilesmoyensd’assurersa
défense.–Oui ! Et nous sommes tombées d’accord sur un point : si sécher, c’est votre nouvelle lubie, nous
allonstoutdesuiteymettreunterme!Jeneveuxpasdeça,Halley,tum’entends?Tuasdéjàdépassélesbornes,cetété,enfréquentantcetteGinnyTabor,etenabrégeanttonséjouraucamp,mais,aujourd’hui,c’estlagoutted’eauquifaitdéborderlevase.Jen’accepteraipasquetudéfiesimpunémentmonautorité.Alors,maintenant,tuvasmonterdanstachambreettuyresterasjusqu’àcequejet’autoriseàensortir.–Mais...–Iln’yapasde«mais»!Montedanstachambre,Halley.Ettoutdesuite!Maman était dans une telle colère qu’elle tremblait. Au cours de l’été, unmalaise assez difficile à
expliquerétaitnéentrenous,commeundébutd’irritation.Oud’inflammation.Lapérioded’incubationétaitfinie:cesoir,çaexplosait.Etencore,mamanignoraitlequartdelamoitiédelavérité.Jemontaidansmachambre,mepostaiàmafenêtreetdécrochailetéléphone,puisformailenumérode
Scarlett.Tandisqueçasonnait,jevislavoituredeMariontournerenhautdenotrerue.Scarlettdécrocha
aumomentoùMarionralentissaitpourentrerdanslegarage.–Faisgaffe,murmurai-jeenvitesse.Onnousarepéréesaujourd’hui.Marionsaittout.–Quoi?Maisnon,ellenesaitrien!Ellepensequej’aiprisuntaxipourrentreràlamaison!–Jetedisquenon.J’entendismamanquimontait.–Mamèreluiatéléphoné,déballai-jeàtoutevitesse.Ellesait.–Elle...quoi?s’exclamaScarletttandisqueMarionentraitdansleparking.–Halley, raccroche toutdesuite ! s’écriamamèrede l’autre côtéde laporte, en s’énervant sur la
poignéecar,alléluia,jem’étaisenferméeàclé.–Fautquejetelaisse...,dis-jeenraccrochantrapidement.De la fenêtre dema chambre, j’observaiScarlett dans sa cuisine, qui tenait toujours le téléphone et
regardaitdansmadirectiontandisqueMarionentrait,ledoigtdéjàpointésurelle.Maman,devantmachambre,continuaitdemegronder.Moi, jenevoyaisqueScarlettquiessayaitde
s’expliquer,dans la lumière tropvivede lacuisine,avantqueMarion ferme le stored’uncoupsecetm’éjected’unprocèsquisedéroulaitdésormaisàhuisclos.
CHAPITRE6
J’attendisdansmachambrequemamanviennem’annoncermapunition.Danslacuisine,mesparentsconféraient:j’entendaispapaparlerbas,aveccalme,etmaman,d’unevoixsonoreenmontagnesrussesquirebondissaitetrésonnait.Auboutd’uneheure,mamanestremontéeàl’étage.Poingssurleshanches,elleaprononcémasentence.–A la suite de ton attitude irresponsable d’aujourd’hui, nous avons décidé, ton père etmoi, que tu
serais privée de sortie pendant un mois. Et de téléphone pour une période illimitée. Ta petite fêted’anniversaireseratoutefoismaintenueetauralieudemain,commeprévu.Tuirasaulycée,chezMilton,etnullepartailleurs.J’observaimaman.Impressionnant,commelacolèrelachangeait.Sacoupeaucarré,sacoiffuredepuis
toujours,rendaitsonvisageplussévèreetplusgéométrique.C’étaitmamanet,enmêmetemps,c’étaituneautre.–Halley,tum’écoutes?–Quoi?–Quic’est,cegarçon?Leconducteurdelavoiture?JerevisinstantanémentlevisagesouriantdeTristan.–Pourquoituveuxlesavoir?–Jet’aiposéunequestion:quic’est,cegarçon?C’estceluiquiatondunotregazon,l’autrejour?–Non.Soitpapaavaitzappéque«cegarçon»s’appelaitTristan,soitilavaitprudemmentchoisidenepasse
mouiller.–Çan’étaitpaslui.C’étaitmon...–C’estavecluiquetuasquittélelycée,jedoisdoncsavoirquic’est.Ilauraitput’arrivern’importe
quoietjesuiscertainequesesparentsaimeraientêtreaucourantdecequis’estpassé.Cetteseulepenséem’horrifia.–Ohnon,maman!Surtoutpas!Cetype,c’estpersonne!Et,d’ailleurs,jeleconnaisàpeine!–Tuleconnaisassezpourquitterlelycéeensacompagnie,alorstuvasmedonnersonnom.–Maman,s’ilteplaît...–IlhabiteàLakeview?Danscecas,jedoisleconnaître.Sonnom,Halley!–Non.Et,enmêmetemps,jepensais:«Tuneconnaispastoutdemavie.Etpuis,toutlemonden’habitepas
Lakeview.»Elles’approcha,sonregardimplacablefixésurmoi.–Jeperdspatience.Pourladernièrefois,comments’appellecegarçon?Acetteminute, je l’ai haïe.Haïeparcequ’ellepartait duprincipequ’elledevait connaître tousmes
amis. Et parce qu’elle me pensait incapable d’avoir une existence loin d’elle et sans elle. J’ai doncsoutenusonregard.Silencedemort.Soudain,letéléphonesurmatabledenuitasonné.J’aisursauté.J’allaisdécrocher,quandjemesuis
souvenuequej’étaisinterditedetéléphone.Jesuisdoncrestéeimmobile.Aucundoute,c’étaitTristan.Letéléphone continuait de sonner. Maman me fixa sans bouger jusqu’à ce que papa, toujours en bas,décroche.–Julie?appela-t-ilensuite.C’estMarion.–Marion?répétamamère.Elledécrochamontéléphone.–Marion ?Oui, bonsoir.Halley etmoi, nousparlions justement de cequi s’est passé aujourd’hui...
Comment?Maintenant?C’estd’accord.Calme-toi,Marion,j’arrive.Bienentendu.Atoutdesuite.Mamanraccrocha.–JevaischezMarion,maiscetteconversationn’estpasterminée,tupeuxmecroire.–Oui,oui,répondis-je,sachantqueladonneseraitdifférentequandellereviendrait.Marionvintàlarencontredemamanauboutdel’allée,àlahauteurdesépineux.Là,ellesseparlèrent
pendantcinqbonnesminutes,disonsplutôtquec’estMarionquiparla.Elleétaitsurlesnerfs,lissaitsaminijupe toutes les deux secondes, martelait le béton à petits coups de talons aiguilles et fumait enaccéléré.Mamanécoutaitenfaisantrégulièrementdessignesdetête.Scarlettlesobservaitaussidesachambre.
Jeposaimamainsurlavitre,unsignalentrenousquisignifiait:«Coucou,jesuislà»;hélas,elleneregardapasuneseulefoisdansmadirection.Après,mamansuivitMarionchezelleetyrestauneheureetdemie.Toutcetemps,jenequittaipasla
maisondeScarlettdesyeux.Jem’attendaisàvoirsesmursfrissonner,tremblerouêtrecarrémentsecouésparuneondedechoclorsqueMarionannonceraitlanouvelleàmaman,maisriennesepassa.Cefutlecalmecomplet,commetouslesvendredissoirdansnotrequartier.A 19 heures, les Vaughn débarquèrent. Un peu avant huit heures, je sentis des odeurs de pop-corn
monterdelacuisine.A20heurespile,letéléphonesonnadenouveau.PaparéponditplusvitequemoietçadevaitêtreTristan,carilraccrochaillico.A20heurespassées,j’entendislebruitdumixeur:papapréparaitunmilk-shake,sonrameaudelapaixpersonnel.A20h15,Marionraccompagnamamandanslavéranda,oùtouteslesdeuxstationnèrent,brascroisés.
Puismamanlaserradanssesbrasetrevintcheznous,oùpapaetlesVaughnregardaientdéjàleDVDduvendredisoir,untrucinfâmeoùlesdialogues,c’étaitrienquedescoupsdefeu.Enfin,mamanestmontéedansmachambreetafrappéàmaporte.J’ouvris.Mamantenaitunboldepop-cornet,bienentendu,unmilk-shaketellementépaisetbétonnéen
chocolatqu’ilétaitnoiretlaissaitunegrossemarquesurlesbordsdelatasse.Mamanavaitretrouvésoncalme:elleétaitredevenuemaman.–Ensignedepaix...,dit-elle,metendantpop-cornetmilk-shake,tandisquejereculaispourlalaisser
entrer.–Merci.J’aspiraisurlapaille,maiscefutcommed’aspirerdubéton.Mamans’assitsurmonlit.–Pourquoinem’as-turiendit,ausujetdeScarlett?–Jenepouvaispas.Ellevoulaitquepersonnenesache.
–Turedoutaismaréaction,n’est-cepas?Macolère?reprit-elle,pensive.–Non.J’aiplutôtpenséquetupaniquerais.Ellesouritetpritdupop-corn.–J’auraisaussipaniqué.–Scarlettvagardersonbébé,maintenant?Mamansoupiraetsemassalanuque.–Telestsondésir,maisMarionespèrequ’ellechangerad’avisetchoisiradelefaireadopter.Avoirun
bébé,c’estunegrosseresponsabilité,Halley.Savievachangerdutoutautout.–Jesais.–Avoir un petit être rien qu’à soi qui vous aime d’un amour inconditionnel, c’est fantastique,mais
devenirmère,c’estaussiaffronterdenombreusescharges:financières,émotionnellesetphysiques.Sonchoix de garder cet enfant affectera ses études, son avenir. Son existence entière. Assumer desresponsabilitéssiimportantesàsonâgeestdéraisonnable.D’autantque,j’ensuiscertaine,c’estsafaçondegarderMichael.Lorsdutravaildedeuil, ilyaunephaseoùlapersonneendeuilléerecherche,veutretenir,fairereveniràlavie,d’unefaçonoud’uneautre,celuioucellequ’elleaaiméetquin’estplus,maisunbébé,çan’estpasunproduitdesubstitution.Ilseratoujourslàlorsqueletravaildedeuilseraterminé.Mamanétaitlancée.Elleavaitprissavoixdepsy:assurée,distincteetbienplacée.–Maman,arrête:jenesuispasScarlett.Mamanprenaitunegrandeinspirationavantdepoursuivre,maisellesecontentadesoupirer.–Jesais,chérie.Enréalité,jemesensfrustréeetimpuissante,parcequejesuisconscientedel’erreur
qu’ellevacommettre.–Pourtant,Scarlettnepensepasquecesoituneerreur.–Pourl’instant,oui.Mais,plustard,elleregretterasonchoix.Parexemple,quandelledevras’occuper
desonbébé,tandisquetoietsesautresamiesentrerezàl’université,voyagerezetvivrezvosvies.–Moi,jeneveuxpasalleràl’étranger,dis-jetranquillementenprenantunepoignéedepop-corn.Mamanpassasonbrasautourdemesépaules.–Cequej’essaiedet’expliquer,c’estquetuas toute laviedevant toi.Scarlettaussi.Vousêtes trop
jeunespourassumerlacharged’unbébé.Durez-de-chaussées’élevaunnouveauconcertdecoupsdefeu,suiviparleriredepapa.SoiréeDVDduvendredisoiràlamaison,aveclesVaughn:mavieavantTristan...–Pour cequi est arrivé aujourd’hui, je nepeuxpas laisser passer, chérie,medit-elle,mais sans la
colèredetoutàl’heure,oùellem’auraitvolontiershachéemenu.Tapunitionestmaintenue,mêmesitupensaisaiderScarlett.Voilà :mamanétait tellement soulagéeque jenesoisnienceintenidisposéeàdevenirmèrequ’elle
devenait toutàcoupclémente.Merci,Scarlett.D’unefaçonoud’uneautre,ellemesauvait toujours lamise.Mamanselevaetlissasonpantalon.Jel’imaginaisdanslacuisinechezMarionetScarlett,assiseàla
place que je considérais comme la mienne, en train de négocier une trêve. Ma mère était unepacificatrice-née.Saufavecmoi.–TuviensregarderleDVDavecnous?LesVaughnnet’ontpasvuedepuislongtemps.EtpuisClarate
trouvefabuleuse!–Claraacinqans,maman,dis-jeenaspirantdetoutesmesforces,envain,surmapaille.
Jerenonçaiàboiremonmilk-shakeetleposaisurmatabledenuit.Mamans’appuyaàl’embrasuredelaporte.–Jesais,maissituchangesd’avis...–Onverra.Ellesortait,quandelleseravisaetajoutaàvoixbasse:–Marionaffirmequecegarçons’appelleTristan.Elleprétendaussiquec’esttonpetitami.Merci,Marionetsagrandegueule...Jem’allongeaisurmonlit,tournailedosàmamanetramenaimes
genouxsousmonmenton.–C’estjusteuncopain.–Tunem’enasjamaisparlé.Pourquoi?insista-t-ellecommesic’étaitobligatoire.–Parcequec’estpasimportant.Jenepouvaispaslaregarder,jepréféraisfixerlafenêtre,c’étaitplussûr:savoixétaitsitriste...Dans
leciel,unavionserapprochait,avecseslumièresrougesetvertesquiclignotaient.Acestade,lebruitétaitencoresupportable.Nouveausoupirdemaman.Parfois,ellesoupiraitsifortquejemedemandaiss’illuiresteraitassezdesoufflepourrespirer.–Commetuveux,Halley...Bon...Maismamannebougeapaspourautant.Voulait-ellemefairecroirequ’elleétaitpartie?Enattendant,
l’avion se rapprochait, avec ses voyants semblables à des flashs et dans un grondement infernal. Lamaison a tremblé,mes fenêtres ont vibré. J’aperçus bientôt le fuselage : on aurait dit qu’une baleineblanche survolait lamaison.Et c’estdans ce raffut assourdissantquemaman sedécidaà sortir demachambre et à redescendre : au moment où je me suis détournée dans le silence revenu, elle s’étaitéclipsée.
CHAPITRE7
JebossaischezMiltonetsubissaislerushinfernaldusamedi,lorsqueTristansepointaàmacaisse.Ilmesourit.–Salut!Bonanniversaire!–Merci,dis-je,entraînantlepluspossiblepourscannersonPepsietsesquatreKitKatChunky.Scarlettsepenchapourluitapoterl’épaule.Illuifitcoucou.–Alors,commentças’estpassécematin?medemanda-t-ilensuite.Tuaseutonpermis?Jeleregardaicommes’iltombaitdelalune.–Évidemment!Qu’est-cequetucrois!Iléclataderire.–Halleyasonpermis!Jevaiséviterdeprendrelevolantpendantunbonboutdetemps!–Haha,mortederire...Ilsourit.–Tun’aspasdécroché,hiersoir,lorsquejet’aitéléphoné,murmura-t-ilensepenchantsurmacaisse.
Parcequejet’aiappelée,tusais.–J’aiétépunie,expliquai-jeenappuyantsurlatouche«Total».–Acausedequoi?–Atonavis?Ilréfléchit.–Parcequetuasséchélescours?OuparcequetuasaidéScarlettàsefairelabelle?–Lesdeux.Jetendislamain.–Çaferacinquante-neufcents.Ilmetenditunbilletdecinqdollarstoutfroisséqu’iltiradesapochearrière.–Tuespunieunpeu,beaucoup...?–Beaucoup:jesuisprivéedesorties.–Pendantcombiendetemps?–Unmois.Ilsoupiraetsecoualatête.–C’estdommage.–Pourqui?Laclientederrière lui commençait à s’énerver.Lorsque je rendis samonnaieàTristan, ilmeprit la
main,laserradanslasienne,avantdesepencherpar-dessusmacaisseetdem’embrassersivitequejen’aipaseuletempsderéagir.
–Dommagepourmoi!Desamainrestéelibre,ilfourraunKitKatChunkydanslapochedemontablier.–C’estvrai?demandai-je.Ilpritsescoursesets’éloigna,maisilsedétournaunedernièrefoispourmesourire.Lesclientsdemafiles’impatientaient,auborddelacrise,maisjem’enfichaisbien.–Oui,c’estvrai!dit-ilenmarchantàreculons,sanscesserdemesourire.Puisils’estdétournéetestsortidusupermarché,pendantquejerestaisimmobile,muettedebonheur.–Ehben!Tum’endirastant...,déclaraScarlettalorsquemonclientsuivantposaitunecartouchede
cigarettessurletapisdemacaisse.–Jecroisqu’ilestamoureuxdemoi...Jesentaistoujoursseslèvressurlesmiennes.Cesouvenirmeconsoleraitdetouslessamedissoiroùje
resteraisprivéedesortie.
Lemêmesoir,onafêtémonanniversairechezAlfredo:ilyavaitmesparents,Scarlettet,bienentendu,lesVaughn.Scarlettétaitassiseàcôtédemoi.Selonelle,mamanavaitcarrémentsauvélaviedesonbébé.Hier,
Marion était rentrée en trombe et lui avait annoncé qu’elle avait déjà repris rendez-vous pour lelendemainaucentred’IVG:cettefois,elleresteraitdanslasalled’attente,sachaisecontrelaportes’illefallait,pourl’empêcherdefuirdenouveau!Là-dessus s’était produit un énorme clash.Scarlett s’était écriée qu’elle allait tout de suite faire sa
valiseetse tirerailleurs,n’importeoù,quandmamanétaitarrivée,pimpantedanssonpetitpullrouge,prêteàprendrelasituationenmain,façonémissairedel’ONU.Pendantlesdébats,elleavaittenulamainde Scarlett dans la sienne, passé les mouchoirs en papier, calméMarion, puis décortiqué et analysél’attitudedeScarlett.Alafin,ellesavaientpasséunaccord:Scarlettgarderaitlebébémaisréfléchiraitsérieusementàlapossibilité,soulevéeparMarion,delefaireadopterdèslanaissance.Ellesn’avaientpasencoresignélapaix,maisaumoinsellesavaientacceptélatrêve.–Jeteledis:tamèrearéaliséunbeaumiracle!répétaScarletttandisquejemangeaismespâtes.–Parlepourtoi!Moi,ellem’aprivéedesortiespendantunmois,luimurmurai-je.Alorscesoir,après
lerestaurant,c’estdirectionmachambre.–Pasgrave,c’estunesibellefête!Etpuis,Noahsembletellementcontentpourtoi.–Oh,pitié!Monanniversairemesaoulait.–Jevoudraisporteruntoast,dittoutàcoupmaman,selevant,unverreàlamain.Àcôtéd’elle,papasouriaittendrement.–AmafilleHalleyetàsesseizeans!–ÀHalley!Toutlemondemesourit,saufNoah,quiévitaitmonregard.–Quel’annéedetesseizeanssoitlaplusbelle!continuamamère,toujoursdebout,alorsqu’onavait
déjàvidénosverres.Etn’oubliepasquenoust’aimons!C’étaitrepartipouruntour:onadenouveautrinqué.Maismamannesedécidaitpasàserasseoir.Elle
continuaitdemesourire,touterose,commesiellen’avaitjamaisfaitquemonbonheur,commesiellene
m’avaitàaucunmomentprivéedesortiespendantunmoiset,par-dessuslemarché,detéléphonepourunepériodeindéterminée.Là-dessus,onest rentrésà lamaisonet j’aiouvertmescadeaux. J’ai eudes sousde lapartdemes
parents et un livre par lesVaughn.Noahm’a collé son paquet (un bracelet en argent) entre lesmainsquandpersonneneregardaitetaensuiteagicommesij’étaismortejusqu’àlafindelasoirée.Scarlettm’aoffertdesbouclesd’oreillesetunporte-cléspourmesclésdevoiture.Avantquel’onnesequitte,ellem’aserréefortdanssesbras,soudaintoutechose,pourmeconfierquej’étaislameilleureamiedumonde.Je l’ai pressée contremoi. J’essayais de l’imaginer enceinte, et avec un bébé,mais je n’y arrivais
toujourspas.J’étaisprêteàallermecoucher,vers23heures,quandj’aientenduunevoiturepasserlentementdans
notrerue,puiss’arrêteretrepartir.Jesuisalléeàlafenêtreetj’aiscrutél’obscurité.Deuxsecondesplustard,lavoitureestrevenuedevantmafenêtre.Sespharesontclignoté.Deuxfois.J’aimis une veste surmon pyjama et enfilémes chaussures. Je suis passée sur la pointe des pieds
devantlaporte,entrouverte,delachambredemesparents,oùsetrouvaitdéjàmaman,etensuiteaurez-de-chaussée,devantlesalon,oùpaparonflaitdevantlatéléenmarche.Enfin,j’aiouvertlaportedelacuisine, qui donnait sur le jardin, le plus doucement possible – parce que cette saleté grinçait. J’aitraversélejardin,longélesbuissonsdegenévrierettraversélarue.–Salut!meditTristan,tandisquejemepenchaissurlavitredesaportière.Montevite!Pasbesoindelediredeuxfois.Ilfaisaitbienchaud,àl’intérieur.Lesvoyantsverts,surletableaude
bord,créaientuneambianceunpeupsychédélique.–Prêteàrecevoirtoncadeau?–Maisoui!dis-jeenm’installantconfortablement.Qu’est-cequec’est?Ildémarra.–Tuverrasquandonysera.Onaquelquesbornesàfaire.–Ona...?Jelançaiunregardpaniquéverschezmoi.Jem’étaistiréeendouce,çacraignaitdéjà...maispluslongtempsjerestaisabsente,plusjerisquaisde
me faire piquer. J’imaginaismon père venantme souhaiter bonne nuit et découvrant avec horreur quej’avaisdisparu.–Écoute,laissetomber.–Ahbon,pourquoi?demandaTristansurpris.–J’aidéjàpasmaldegalères,encemoment,alorssienplusjemefaischoper...Jem’entendaisparleretj’avaishonted’êtreaussidégonflée.–Oh,arrêteunpeu!Vistavie,merde!C’estquandmêmetonanniv,non?Jeregardaidenouveaumamaisonplongéedansl’obscurité.Ilmerestaituneheureavantminuit,c’était
lejourdemesseizeans,alorsj’avaisbienledroitdemefaireplaisir!–D’accord,onyva!Tristansourit.Ilaccéléra,pritleviragedansuncrissementdepneus,m’emportantversl’inconnu.
Tristan conduisit jusqu’à Topper Lake, qui se trouvait à vingt bonnes minutes de Lakeview. A mi-
chemin,c’estmoiquiaipris levolant.Lorsquej’aiaccéléré, ils’est tortillésursonsiège,exactementcommepapa.–Alors,onapeur?plaisantai-je.Ontraversalepont.Dessous,larivièreressemblaitàdel’encre.–Tuparles!Maisilavaitlatrouille,etçasevoyait.J’aisouri.Jeroulaisàquatre-vingtskilomètres-heure,pasplus
!Onalongéleport,lesquais,touscesfichuspiègesàtouristes.Puisonadescenduuneroutesombreet
sinueuse, bourrée de nids-de-poule, encore assombrie par des arbres et parsemée de panneaux «Propriétéprivée,défensed’entrer»quiémergeaientdesténèbres.Deloin,jevislatourdelastationderadiooùmonpèretravaillait:sesvoyantsrougesetvertsclignotaientsurfonddecielnocturne.Alorsonalaissélavoiture,etj’aisuiviTristan,quiavaitprismamain,surunsentier.J’entendaisle
glougloudel’eau,pasloin,maisjen’arrivaispasàsavoiroùonétait.–Surtout,faisattentionoùtumetslespieds,medit-iltandisqu’onmontait.Je le suivais avec peine, en trébuchant. De plus, je mourais de froid dans ma petite veste et mon
pyjama.J’étaisdéboussoléeethorsd’haleinelorsquejesentisqu’onarrivaitenfinsurduplat.Celadit,jenesavaistoujourspasoùonétait.–Tristan,oùonva?–Onyestpresque,melança-t-ilpar-dessusl’épaule.Maisrestebienderrièremoi,d’accord?–D’accord.Je gardai les yeux fixés sur ses cheveux blonds. C’est tout ce que je voyais dans le noir. Soudain,
Tristans’estarrêté.–Onestarrivés.Jenesavaispasoùonétaitarrivés,parcequejenevoyaisabsolumentrien.Tristans’assitetlaissases
jambespendredanslevide.Jel’imitai.J’entendismieuxlebruitdel’eauquicoulaitendessousdenous.–Maisonestoù?dis-jeengrelottant.–Uncoinquej’aidécouvertavecSherwood,ilyadeuxans.Onyvenaittoutletemps.C’était la première fois qu’ilme parlait deMichael depuis qu’on était ensemble. J’avais beaucoup
pensé à lui, ces derniers temps, à cause du bébé. Scarlett répétait qu’elle devait trouver le couraged’écrireà samère.D’accord, elleavaitdéménagéenFloride,maisc’était sondroitde savoirqu’elleallaitavoirunpetit-fils.–Iltemanque?–Oui.Ils’appuyacontrelemur.–C’étaitunmecbien.–Moi, si Scarlettmourait, j’ignore ce que je ferais, dis-je, sans savoir si cette réflexion était bien
inspirée.Jenecroispasquejepourraisvivresanselle.LaréponsedeTristanmeparvint,enveloppéeparlanuit.–Oui.C’estcequ’onpense,audébut.Ildétournalatête,pouréviterdemeregarder.Onestrestésassisdanslenoirquinousengloutissait,aveclebruitdel’eausousnospieds.Jepensais
toujours à Michael Sherwood. Je me demandais comment aurait été la fin de l’été, puis ce début
d’automne,s’iln’avaitpaspriscetteroute-là,cetaprès-midi-là.S’ilvivaittoujours.Scarlettaurait-ellegardélebébé?Aurais-jerencontréTristan?Serais-jealléeavecluiaumilieudenullepart,lesoirdemonanniversaire?Tristanaregardésamontrelumineuse.–Prête?–Prêteàquoi?–Tuverras!Aumêmemoment,ilapassésonbrasautourdematailleetm’aattiréeàlui.Ilm’aembrasséedansle
couet,lorsquej’aitournélatêtepourluirendresonbaiser,touts’estilluminéd’unseulcoup.C’étaitunelueuraveuglante,éblouissante,effrayante,unpeucommeleflashd’unappareilphotogéant.Jem’écartaideTristan,etmevisassisesuruncarrédebéton,entouréedepanneaux«Attentiondanger
»,«Défensed’entrerà toutepersonnenonautorisée».Mesjambespendaientdanslevide.Tristanmeretintparlatailletandisquejemepenchais,hallucinéeparcequejevoyais.L’eaudontj’avaisentenduleflotfrémissaitàplusdemillemètresendessousdenous.Jecroyaisouvrirlesyeuxpourlapremièrefoisdemavieetj’avaisl’impressiondetomberdanslesairs.Lebarragegrondaitens’ouvrantetmoi,jeserrailebrasdeTristan,terroriséeparlebruit,leslumièresetcemondequibouillonnaitau-dessousdenous.–Tristan!m’écriai-je,essayantdereculerpourmereplierverslesentier.Jedevrais...Mais il me reprit dans ses bras et m’embrassa passionnément ; ses mains n’en finissaient plus de
caressermonvisageetmescheveux.Jefermailesyeuxfaceàla lumière,aubruit,à l’eauendessous.Pourlapremièrefoisdemavie,jesentisl’euphorie,lesentimentenivrantdudanger,toutenétantàl’abridupéril,dansunmondequiétaitdevenuvertigineux.EttandisquejerendaissesbaisersàTristan,jemelibéraidelapetitefillequej’avaisétéauGrandCanyon,audébutdel’été.Acetinstant,suspendueentrecieletterre,maisaussienpleinechute,jelasentismequitterpourtoujours.
CHAPITRE8
–D’accord,récapitulons...Tuasdesfringales?–Oui.–Manqued’appétitetdégoûtdecertainsaliments?–Berk.Oui.–Mauxdetête?–Oui.–Sautesd’humeur?Attends,là,c’estmoiquiréponds,etjedisoui!–Laferme!Scarlettm’arrachalelivredesmainsetlejetacontreledossierdesonsiège.Cematin-là,onétaitdanssavoiture,surleparkingdulycée,enattendantlasonneriedupremiercours.
Depuisquej’avaismonpermis,Scarlettmelaissaitconduire.Cematin,ellemangeaitdesbretzelsetbuvaitdu jusde fruits (c’est toutcequesonestomacpouvait
garder),pendantquej’essayaisdecroquermeschipsleplusdiscrètementpossible.–Attends,dis-jeenavalantunechips.Cebouquinaffirmequelesnauséesmatinalesdisparaissentau
débutduquatrièmemoisdegrossesse!Super,non?–Alléluia!jeta-t-elle,énervée.Scarlettavaitvraimentd’épouvantablessautesd’humeur.– Excuse-moi de te le dire, Halley, mais tes chips puent tellement que je vais vomir dans deux
secondes.–Oh,pardon.Jebaissailavitredemaportièreettendisexagérémentmonpaquetdechipsdehors,puism’écartaiau
maximumpourlesmangertranquille,sansqueleurodeurempesteetpollueScarlett.–Souviens-toidecequeladoctoresseadit:lesnauséesfréquentes,c’estnormal.–J’avaispercuté,mercibien.Elleavalaunautrebretzel,qu’ellefitpasseravecunegorgéedejusdefruits.–Cequisepasseesttoutsimplementhallucinant!Jen’aijamaiseudebrûluresd’estomacdemavie,et
maintenantj’enai,disons,touteslestroissecondes.Plusaucunvêtementnemeva.Jetranspiresanscessecommeunemalade,vasavoirpourquoi.Et,mêmequandj’aifaim,labouffemerendmalade.Çan’apasdesens!– Tu te sentiras mieux à partir du cinquième mois, dis-je en reprenant Vous êtes enceinte... et
maintenant?Ce bouquin, c’était notre bible.On le consultait tout le temps, etmamission, c’était d’en citer des
passages(bien)choisispournousredonnerlemoraletducourage.Scarlettmelançaunregardassassin.Depuisledébutdudeuxièmemois,ilyavaitdesjoursoùjenela
reconnaissaisplus.–J’aimeraisquetutetaisesetquetulaisseslequatrièmemoislàoùilest.Bon,alorsjemetus.Tristan m’attendait devant ma classe, appuyé contre l’un des extincteurs. Depuis le soir de mon
anniversaire,çaavaitdoucementévoluéentrenous :c’étaitdevenuplussérieux.Chaquefoisqueje levoyais, une même sensation m’envahissait : je me découvrais suspendue dans les airs, dominant lemonde...–Salut!medit-il.Tuétaisoù?–AvecScarlett.Elleestdrôlementàcran,encemoment.–Tupourraisêtreplussympaavecelle,elleestenceinte!Je le lui avaisdit, le soirdemonanniversaire. Il était le seul à le savoir, avecmoi,mesparents et
Marion.–Jesais.N’empêche,c’estdifficile.Jemerapprochaideluietpoursuivisàvoixplusbasse:–Motusetbouchecousue!Scarlettveutlapaix.–Jen’airienditàpersonne.Tumeprendspourunnainouquoi?Derrièremoi,mescamaradesdeclasseentraientetmedonnaientdescoupsdecoudeetdesacàdosau
passage.–Immensément.MaisTristanneritpas.–Scarlettveutledireleplustardpossible,aumomentoùellenepourrapluslecacher.–C’estbon,j’aicompris.–Faulkner!s’écriaunevoix.Magne-toi,ilfautquejeteparleetçaurge!–J’arrive!réponditTristan.–Tuavaisditquetunesécheraispas,aujourd’hui,notai-je.Tutesouviens?–C’estvrai...Désolé,ilfautquejefile.Ilm’embrassarapidementsurlefrontets’éloignasansmelaisserletempsdeleretenir.–Aplus,engym!–Tristan!Mais il s’éloignait déjà dans la foule bruyante. Je ne vis bientôt que sa chevelure blonde, son polo
rouge,puisplusrien...Pendantl’appel,jecherchaisunstylodanslapochedemonsacàdos,lorsquejedécouvrisunepoignéedebouchéesauchocolatHershey’sKisses.Commentavait-ilfaitpourlesglisserlàsansquejem’enaperçoive?Plustarddanslamatinée, j’aieucommunicationvisuelleetdesigngraphique.C’étaitmonseulcours
communavecScarlett.J’étaispartiedanslaréservechercherdupapierCansonvioletlorsquej’entendisquelqu’unentrer. JemedétournaietvisElisabethGundersonqui farfouillaitdansun tasde feuillesdeCansonorange.DepuislamortdeMichael,elleavaitchangé,etpasenbien.Elleavaitenvoyébaladerlespom-pomgirls,fumaittropetsortaitavecunmusicosbarbichuquiavaitunpiercingsurlalangueetchantait dansungroupedenotre lycée.Toutes ses copines clones l’avaient imitée.Elles avaient donclâchéleurstwin-setencachemire,trèschics,pourdessapesquileurdonnaientunlookgrungeetgothique
: jeans déchirés et le reste tout noir. Elles prenaient des airs sinistres etmorbides, au volant de leurBMW.–Alors, il paraît que tu sors avec Tristan Faulkner ? demanda-t-elle en s’approchant, sa feuille de
Cansonrouléesouslebras.Je regardai dans la classe et vis Scarlett, qui coupait et collait des lettres pour notre projet de
compositiongraphiquesurl’alphabet.–Oui,dis-jeenmeconcentrantsurmonCansonviolet.EllepritunefeuilledeCansonrouge.–Ilestcool.Mais,entrenous,tudevraisfairegaffe.JedévisageaiElisabethGunderson.Mêmeavecsonjeandéchiréetsesmèchesrougesetbleues,elle
restaitl’ex-capitainedespom-pomgirlséluereinedulycée,lananaquiavaitlelooksanseffortetunepeau parfaite on aurait dit qu’elle sortait des pages de Seventeen Elisabeth et moi, on n’était paspareilles.D’ailleurs,ellenemeconnaissaitmêmepas.–Enunsens,ilestadorable,maisc’estunvraisalaudavecsescopines,continua-t-elleenreculantet
enroulantsafeuilledeCanson.Tiens,monamieRachel,parexemple.Ilestsortiavecelleettout,puisill’acarrémentjetée.Tuvois?–Oui.J’auraisaimésortirdelaréserve,maisellemebarraitlarouteetcontinuaitdemetoiser.–J’aiapprisàleconnaître,quandjesortaisavecMichael,reprit-elle.Elle avait prononcé lentement son prénom, au cas où j’aurais oublié qu’elle avait souffert comme
personneaumomentdesamort.–Jevoulaisquetusachesquelgenredemecilestavecsescopinesettout.Jenesavaispasquoidire,etencoremoinscommentcontre-attaquer,alorsj’aichoisilafuite:jesuis
passéedevantellesivitequejemesuiscognél’épaule.–Jepensaisquetudevaisêtreaucourant,avantquetuteretrouvesvraimentaccro,merappela-t-elle.
Moi,àtaplace,j’auraisbesoindesavoir!Je rentrai en trombe dans la salle de classe. Et, lorsque jeme suis détournée, j’ai vuElisabeth qui
traînait maintenant près du massicot. Elle me fixait en parlant avec Ginny Tabor, qui avait un nezultrasensiblepour renifler lesgrosmélos. Jeposaima feuilledeCanson sur la tabledeScarlett et jem’assis.–Tunedevinerasjamaiscequivientdesepasser.J’étaisdanslaréserveet...Toutàcoup,Scarlettareculé,lamainplaquéesursabouche,etestsortieaupasdecourse,sansdoute
pourrejoindrelestoilettes.–Scarlett?appelaMmePate,notreprof.MmePateétaitstresséedenaissanceetlesmouvementstropbrusqueslarendaientfolle.Ellenequittait
jamaislemassicotdesyeux,tantelleavaitpeurqu’unélèvesecoupeledoigt.–Halley?medit-elleensuite.Scarlettvabien?–Ellealagrippe.Jevaisallervoir.–Bien,fitMmePate.EllereportasonattentionsurMichelleLong,quiavaitdeuxmainsgauchesetsemblaitsurlepointde
s’entrancheruneaveclemassicot.–Michelle!Regardedonccequetufabriques.Tuvois?Non,biensûr,tunevoisrien!
.
JetrouvaiScarlettagenouilléesurlecarrelagedansleWCdufond.Jemouillaidesessuie-mainsetlesluitendis.–Allez,courage.Ellerenifla,s’essuyalesyeuxdureversdelamain.J’avaismalpourelle.–Tuesseule,aumoins?chuchota-t-elle.JevérifiailesautresWC,mebaissantpourregardersouslesportesfermées.Personne.Iln’yavaitque
nous,dansledécordebétonpeintenbleudestoilettesdesfilles,etunvieuxrobinetquigouttait.Scarletts’assitsursestalonsets’essuyalevisageavecunessuie-mains.–Cesnausées,c’estlepire,confia-t-elleenreniflantetd’unevoixtremblotante.–Jecomprends.J’évitaideluiparlerdubien-êtreduquatrièmemois,delajoiedelanaissanceouencoredelapetite
viequis’éveillaitmiraculeusementdanssonventre:cesargumentsl’énervaient.Elles’essuyalaboucheavecledosdesamainetfermalesyeux.–Chaquefoisquejevoisdesfemmesenceintes,ellesontl’airsurvitaminé.Ondiraitdegrandssoleils,
tantellesrayonnent.Pareilàlatélé,quandellestricotentgaiementdesbrassièresdansleursbellesrobesdegrossesse.Jen’aijamaisentendudirequ’êtreenceinte,çarendaitmalade,grosseetdébile.Etdirequej’ensuisseulementautroisièmemois!Çaserabientôtpire!–Maisladoctoresseaditque...Ellem’interrompitd’ungeste.–Detoutefaçon,çan’estpasleproblème,murmura-t-elleenseremettantàpleurer.Ceseraitdifférent
siMichaelétaitlà.Ousij’étaismariée.Marionneveutpasquej’aiecebébé,Halley.Ellenemesoutientpas.C’estàmoidetoutassumer,tucomprends?Jesuisseule.C’estl’angoissetotale.–Maisnon,tun’espasseule!répliquai-jeavecénergie.Jesuislà!Jetesoutiensquandtuvomis,je
t’apportedesbretzelsetj’acceptemêmequetumepinces,lorsquetuasbesoindetedéfouler.Unmarineferaitpasmieux!–C’estpaspareil...Danslalumièrefluorescentedesnéons,sonvisageétaitlivide.–Ilmemanquetellement...Cetautomnesansluiaétéaffreux.–Ouimais.Tuasététrèscourageuse,Scarlett.–Tusaisquoi?S’ilavaitétélà,jenesaismêmepascequiseseraitpassé.Onnesortaitensembleque
depuis ledébutde l’été,après tout.Peut-êtrequ’ilseraitdevenuunconfini?Je l’ignorerai toujours...Celadit,quandjesuisdanscetétat,quandjesuissimalheureuse,jemedis:ilauraittoutfaitcommeilfaut.C’estleseulquiauraitcompris.Jememisàgenouxàcôtéd’elle.–Onyarrivera.Jetelejure.Ellerenifla.–Etpuis,tuaspenséauxcoursdepréparationàl’accouchement?Etàl’accouchement,quandçafera
malettout?Etàl’argent?Commentvais-jeéleverunenfantenétantcaissièrechezMilton?–Onenadéjàparlé,Scarlett:tuasl’argentquetesgrands-parentsontmisdecôtépourtoi.Tupourras
l’utiliser.–Maisc’estpourlafac...–Commesilafac,c’étaitleplusimportant.Tuvasavoirunbébé,Scarlett!Tuvasdevoirt’enoccuper,
ilaurabesoindetoiàcentpourcent.–Monbébé...,répéta-t-elle,etsavoixrésonnadanslestoilettes.Soudain,j’entendislegrincementd’uneportequis’ouvrait.Paslaporteducouloir,non,celledesWC
àcoté.J’aiposélesyeuxdessus,paniquéed’avance.J’avaisévidemmentloupéunepairedepieds,etunefille
dulycéeavaittoutentendu.Siencoreçaavaitétéunenanalambda,passe,maisnon,ilavaitfalluqu’ontirelegrosnuméro:GinnyTabor.Ellenousadévisagées,trèsprincessedanssonpetitpullblanc.Saboucheformaitunrondparfait.–Oh,monDieu!s’exclama-t-elle.Oh,monDieu!Scarlett,consternée,fermalesyeuxetsecouvritle
visage.J’entendaislesnéonsgrésillerdanslesilence.–Jenelediraiàpersonne!promitGinnyàtoutevitesse.Sonregardtropmobile,tropbrillantpassaitdemoiàScarlett.–Jelejure.Pasunmot!–Écoute,Ginny,çan’estpas...–Jenedirairien!Riendutout!hurla-t-elle.Ellereculatantetsibienqu’ellesecognaàlaporte,dont
ellecherchafrénétiquementlapoignée.–Jelejure!répéta-t-elleensortant.Son petit pull blanc fit comme un éclair éblouissant dans l’ombre du couloir, puis la porte s’est
referméesurelle.
Al’heuredudéjeuner,onaeudroitàdesregardshallucinésquandons’estdirigéesverslavoituredeTristan : les gens semblaient fixer le ventre de Scarlett, comme si, depuis le cours de communicationvisuelle et de design graphique, elle avait été sur le point d’accoucher.On a ensuite déjeuné dans laToyotadeTristan,planquéederrièrelespoubellesdu7Eleven.– C’est marrant, mais, depuis que je sais que les gens sont au courant, je crève de faim ! déclara
Scarlettenavalantsondeuxièmehot-dog.–Vas-ydoucementsurleshot-dogs,luidis-jeavecinquiétude.Sinon,tusaiscequivaarriver.–Jemesenssuperbien!Tristanmepressalegenou,compliceetapaisant.Pendantlecoursdegym,j’avaisétémalheureusecommelespierres.C’étaitmafautesiGinnyTabor
avaitentenduetrévélélesecretdeScarlettàtoutlelycée.J’auraisdûmieuxregarderdanslestoilettespournepasmefaireavoir.– Je ne suis pas en colère, alors arrête de culpabiliser et ne me regarde pas comme si j’allais
t’étrangler!–Jesuistellementdésolée...,répétai-jepourlacentièmefois.–Maisenfin,pourquoi?Çan’estpas ta faute,c’estcelledeGinnyetdesagrandegueule,unpoint
c’esttout!Oubliecettehistoire,Halley.Aumoins,c’estfini,maintenant.–MonDieu,Scarlett,jetedemandepardon...Cette fois,Tristan leva lesyeuxauciel.Moi, aucoursde lamatinée, j’avais réfléchià lameilleure
façondetuerGinny.–Tais-toietpasse-moiplutôtleschips,fitScarlettenmetapantsurl’épaule.
–Passe-les-lui,renchéritTristan,quipritlepaquetdechipssurmesgenoux.Sinon,ellevadévorerlabanquette.–Maisj’aifaim!s’exclamaScarlett,labouchepleine.C’estquejemangepourdeux,maintenant!– Je te préviens, tu devrais éviter de bouffer des hot-dogs, déclara Tristan en se détournant. Enfin,
moins souvent. Il te fautdes fruits,desprotéinesetdesyaourts.Etpuisde lavitamineC.C’esthyperimportant!Ilyenadanslemelonetlesoranges.Etmêmedanslepoivronvert.Toutça,jetejure,c’estbourrédevitamineC!Onl’aregardé,babas.–Qu’est-cequ’ilya?–Depuisquandes-tuunspécialistedel’alimentationdesfemmesenceintes?luidemandai-je.–Jen’yconnaisrien,maistoutlemondesaitça,répondit-il,unpeugêné.–Dumelon?Tiensdonc?fitScarlettenterminantlepaquetdechips.–Oui,delavitamineC,répétaTristanendémarrant.C’esttrèsimportant.Quandonest revenusau lycée,après lapausedéjeuner, tout lemondenous fixait bel et bien, et les
conversationss’arrêtaientsurnotrepassage.Tristans’enfichait,maisScarlettavaitunpetitairpincéquim’inquiétait.Avait-elleenviedevomirseshot-dogs?MonDieu,pourvuquenon!–C’est pas croyable, on dirait que ces andouilles n’ont jamais vu une femme enceinte !marmonna
Tristanlorsqu’onpassaprèsdemissGrandeGueuleenpersonne,GinnyTabor,etd’ÉlisabethGunderson,quinouslorgnaient,enpensant,c’estsûr,àMichael.–Arrête,Tristan,çan’estpaslapeined’enrajouter,dis-je.Scarlett regardait droit devant elle, comme si, grâce à sa force d’âme, elle ne voyait et n’entendait
personne,commesitouslescancansluipassaientau-dessusdelatête.Jemedemandaiscequiétaitleplus choquant, en définitive : que Scarlett soit enceinte, ou que le bébé soit deMichael ? Il y avaitévidemment souvent des filles qui tombaient enceintes, dans notre lycée : elles manquaient pendantquelques mois, puis revenaient avec des photos de leur bébé dans leur portefeuille. Certaines leconfiaientfièrementàlacrèchedulycée,oùonlesvoyaitcrapahutersurlesmodulesdejeuxJungleGym,quisetrouvaientjusteàdroitedelacour,ouseprécipiterverslabarrièreenvoyantleurmèrealleraubahut.Maislesfillescommenous,lesfillescommeScarlettnetombaientpasenceintes.Dumoins,siçaleur arrivait, on gérait leur cas dans le plus grand secret et avec diplomatie. On n’entendait que desrumeurs,onn’avaitjamaisdepreuves.LecasdeScarlettétaitnouveau.BeaucoupparminousavaientcommencéàoublierMichaelSherwood,maismaintenant,aveccebébé,
sonsouvenirrenaissait.Ilfaudraitdutempsavantquel’onfassesondeuilàjamais.
CHAPITRE9
Là-dessus,c’estMamieHalleyquinousadonnébiendusouci.Mamiedéclinaitcommelalumièredujourenhiver:trèsvite.En réalité, elleavait commencéà s’affaiblirquelquesmoisplus tôt, à la finduprintemps.Ce furent
d’aborddes trousdemémoire : il luiarrivaitparexempledem’appelerJulieoud’oubliersonpropreprénom.Mamieégarait souvent lesclésde lamaisonet restait à laportedechezelle.Maman l’avaitconvaincue de les porter autour du cou, mais c’était peine perdue. Ses clés disparaissaient, sevolatilisaientmystérieusementdanslarue,danslesmagasins,n’importeoù.Puislasituationaempiré.Unjour,MamieestsortiedechezHallmarksenoubliantdepayersacartede
voeu.Lesalarmessesontdéclenchées,elleapaniqué.Elles’estmiseaussiànous téléphoneraubeaumilieude lanuit,angoissée :elleétaiteneffetcertainequenousavionspromisde lui rendrevisite lelendemainoulaveille,et,cependant,iln’enavaitjamaisétéquestion...Chaque fois que Mamie téléphonait, sa voix suraiguë et mal assurée m’effrayait. Je tendais
peureusementlecombinéàmaman,quifaisaitensuitelescentpasdanslacuisineenlaréconfortant,enl’assurant que tout allait bien, qu’on était tous en grande forme et qu’il n’y avait aucune raison des’effrayer.Mais,àlafindumoisd’octobre,onn’enaplusétéaussisûrs.J’avais toujours été proche deMamie.On portait lemême prénom, on avait donc un lien.De plus,
quand j’étais encore troppetitepourpartir avecmesparentsdans leursviréesde l’été, jepassais lesgrandesvacanceschezelle.MamievivaitseuleprèsdeBuffalo,dansunepetitemaisonvictorienneaujolivitrail,avecungroschatquis’appelaitJasper.Dansl’escalierencolimaçonquimontaitàl’étage,ilyavaitunefenêtreenhautdelaquelleMamieavaitsuspenduuneclochette.J’aimaisbienlafairetinteretenécouterleson.D’ailleurs,lorsquej’entendaisparlerdeMamie,jepensaistoujoursautintementdelaclochetteavantmêmedesongeràsonvisageouàsavoix.Mamanavaitsonregardpétillant,sonpetitmentonet,quandonl’écoutaitbien,sonjoliriremélodieux.
MaisMamieétaittoutdemêmeplusfofolleetexcentriquequemaman,etl’étaitdavantagedepuislamortdegrand-père,survenuevoilàdixans.Ellejardinaitdansunbleudetravail,coifféed’ungrandchapeaude paille genre capeline.Elle bidouillait ses épouvantails pour qu’ils ressemblent aux voisins qu’ellen’aimait pas, surtout àM. Farrow, qui vivait deuxmaisons plus bas, avait des dents de lapin et descheveuxcarotte,cequifaisaitdeluiunépouvantailidéal.Mamienemangeaitquedesproduitsbioetelleavaitadoptévingtenfantspar l’intermédiairedel’ONGSavetheChildren.Ellem’avaitaussiapprisàdanserlestepbox,quandj’étaisenCM2.Onbranchaitsonmagnétoàcassettesetondansaitcommedesfollesdanssonsalon.Mamieétaitnéeenmai1910,aumomentoùlacomètedeHalleypassaitdanslecieldesapetiteville
deVirginie.Sonpère,quil’observaitdesjardinsdel’hôpital,yavaitvuunsigne:ilavaitdoncbaptisésafilleHalley.C’estàcausedelacomètequeMamiem’avaittoujourssemblédifférente,plusmystique.
Magique.Et,commejem’appelaisHalley,jemedisaisquej’avaismoiaussireçudelamagie.Enfin,jel’espérais.L’hiverdemessixans,enjanvier1986,onestallésàBuffalopourassisterauretourdelacomètede
Halley.Jemesouviensqu’onm’avaitenveloppéedansunecouvertureetassisesurlesgenouxdeMamie.Tout lemondeétait trèsexcité,mais,pourêtrehonnête, jen’aipasvugrand-chose :àpeineune lueurdanslecielqu’onfixaitdetoutesnosforces.MamieHalleymeserraitcontreelleavecuncalmeparfait.C’étaitlaseulequisemblaitdistinguerlacomète.Ellem’avaitpressélamainetmurmuréàl’oreille:«Regarde,Halley,tulavois?»Mamannecessaitdedirequepersonnenepouvaitriendistinguer,parceque le ciel était bien trop brumeux,maisMamie répétait qu’elle se trompait.Magrand-mère avait unpouvoirmagique,ellepouvaittoutcréer,mêmeunecomètequ’ellefaisaitdanserdevantvosyeux.Au cours de cet automne, maman a été de plus en plus soucieuse. Elle téléphonait tout le temps à
Buffalo.Je l’entendaisparler longuementdeMamieavecpapa,unefoisquej’étaisaulit.Moi,mavieétaitbien remplie, avec le lycée, lesdevoirs etTristan.Mapunitionayantpris fin, jemedébrouillaispourpasserleplusdetempspossibleaveclui.J’accompagnaisaussiScarlettchezladoctoresse,jeluilisaislabibledelagrossesseenluirappelantdemangerplusdevitamineC,desorangesainsiquedespoivronsverts.Ons’habituaitàsonétat:onn’avaitpaslechoix.Onavaitfaitlaunedelagazettedescancansjustependantdeuxsemaines,parcequ’unnouveauscoopluiavaitsuccédé.Lemecd’ElisabethGunderson, lemusicos avec le piercing à la langue, l’avait trompée avecMaggie, sameilleure amie.Danscesconditions,Scarlettetlebébéavaientviteétéoubliés.ChaquefoisqueMamie,paniquée,téléphonait,mamanprenaitcetteexpressionsoucieusequiluiétait
devenue familière.Et, chaque fois, jepensais seulement à la comètequipassait tandisqueMamiemeserraitcontreellesursesgenoux.«Regarde,tulavois?»Jefermaislesyeuxpouressayerdelavoirdansmessouvenirs,maisjenevoyaisriendutout.
Là-dessus, la mi-novembre arriva. Marion sortait avec Steve le comptable depuis presque aussilongtempsquemoiavecTristan.Et,peuàpeu,Stevearévélésonautrenature,sonautremoi,médiéval:VladimirleGuerrier.Çaacommencéauxalentoursdesontroisièmeouquatrièmerendez-vousavecMarion.C’estScarlett
quileremarqualapremière.Cesoir-là,onétaitassisessurlesmarchesdelavérandaetonluifaisaitlaconversationpendantqu’ilattendaitMarion,lorsqueScarlettmedonnauncoupdecoude.Steve portait toujours des cravates en soie et des chemises Oxford, d’élégantes vestes sport ou en
tweedsurdespantalonsenlaineouenlin,etdesmocassinsavecdeslacetsàglands.Mais,aujourd’hui,ilyavaitunpetitplusquifaisaitladifférence:unecordeletteencuirmarronautourducou,cachéesoussacravate.Auboutdansaituneespècedeje-ne-sais-quoirondetenargent.–Ça n’est pas unemédaille, c’est un bijou, dis-je à Scarlett une fois qu’il nous eut laissées, après
s’êtrepolimentexcusé,pourallerauxtoilettes.–Maisnon,c’estunemédaille.Tuasvulessymboles,dessus?C’estuntrucdeguerrier!–Maisnon.–Maissi !C’est la facecachéedesapersonnalité ! Ilnepeutplus lacontenirplus longtemps. Ilse
transformeàvued’oeil!–Arrête,Scarlett!Steveestcomptable,cetypeesttoutcequ’ilyadeplusnormal!–Non,ilestcinglé!Elleramenasesgenouxsoussonmenton.
–Tuverras,j’airaison.Marion descendit, la fermeture Eclair de sa robe à moitié remontée et en essayant de clipper sa
deuxièmeboucled’oreille.Une fois devant nous, elle se détourna sansdire unmot et, dans la foulée,ScarlettremontasafermetureEclair.–Marion,regardecequ’ilaautourducou,luidit-elleàvoixbassetandisqu’onentendaitlaportedes
toilettess’ouvrir.– Regarder quoi ? demandaMarion alors que Steve revenait, impec dans sa veste sport, avec son
cordonencuiràpeinevisiblesoussabellecravate.–Non,rien,marmottaScarlett.Bonnesoirée.–Merci.MarionembrassaStevesurlajoue.–Tusaisoùestmonsacàmain,Scarlett?–Surlatabledelacuisine,répondit-elle.Ettesclés,surleplandetravail.–Merci.Mariondisparutdanslacuisineetrevintavecsonsaccalésouslebras.–Bonnesoirée,lesfilles!Soyezsagesetnevouscouchezpastroptard.Marion était devenue plus maman poule depuis qu’elle sortait avec Steve le Guerrier, un esprit
conservateur attaché aux traditionsmédiévales. Une façon de se préparer à devenir grand-mère ? Onn’étaitpasbiensûres.–Promis,dis-je.–Oh, lâche-nousunpeu!réponditScarlett, l’airderien.At’entendre,c’estcommesionallaitfaire
desbêtises,coucheravecdesgarçonsettomberenceinte!Marion la regarda de travers : Steve n’était toujours pas au courant, pour le bébé.Elle pensait que
c’étaitencoretroptôtpourleluiannoncer:aprèstout,ilsn’étaientensemblequedepuisunmoisetdemi.Personnellement,jecroisqu’elleavaitencoredumalàs’yfaire.Elleparlaitàpeinedubébé,et,lesfoisoùçaluiarrivait,lemot«adoption»arrivaittoujoursentêteouenqueuedephrase,celadépendaitdesjours.Prèsdelaporte,Stevesouriaitunpeubêtementpourunféroceguerrier,etsanscruauté.Jeguettaisun
signed’apparitiondeVladimirl’Empaleur: j’aurais tellementaiméqueStevesetransformed’uncoupsousmesyeux.–Bonnesoirée!leurlançai-jeenlesregardantpartir.Marion,toujoursmécontente,neréponditpas,maisStevenousadressaungentilpetitsigne.–Jetrouvequ’ilcraint,déclaraScarlett,maussade.–Moi,jeletrouveplutôtsympa.Scarletts’adossaàlamarcheetposalesmainssursonventre.Onnevoyaittoujoursrien,etpourtant,la
semainedernière,quelquechoseenelleavaitcommencéàchanger.C’étaitdifficileàdécrire.Lameilleurecomparaison,cesontlesfilmsstop-motionqu’onvoitsanscesseenSVT,oùdesfleursen
boutons’ouvrentimageaprèsimage.Achaquenanoseconde,ilsepasseunpetitbidulequepersonneneremarqueraitentempsréel:lapoussecroît,sortdelaterre,puislespétalessedéploientpeuàpeu...Al’oeilnu,ondécouvraitseulementqu’ilyavaitunefleurlàoùonn’avaitvuqu’unbouton,mais,envrai,çaseconstruisaittranquillement.Çadevenaitcequec’était.
Cet automne-là, Cameron Newton fut sans doute le seul élève à attirer autant de regards zarbi queScarlett.Cameronavaitététransférédansnotrelycéeenseptembre,donc,côtéadaptation,çaavaitétéunbrin galère,mais en plus le pauvre était à peine plus épais qu’une brindille et, par-dessus lemarché,blanccommede lapâteàpain.Et,vuqu’il était toujourshabillé ennoir,onavait l’impressiond’êtredevantunmort-vivant,ouunvivantàmoitiémort,celadépendaitsionétaitoptimisteoupas.Bref,pourlui,çan’étaitpaslafêtetouslesjours,alorsévidemmentils’étaitrapprochédeScarlettpendantlecoursdecommunicationvisuelleetdedesigngraphiquedeMmePate.Unmatin, j’avaismanqué le lycée, parce que j’avais rendez-vous chez lemédecin, et le lendemain,
quandonestentréesdanslasalleducoursdecommunicationvisuelle,etc.,CameronNewtonétaitassisànotretable.–Regarde,c’estCameronNewton,murmurai-je.–Ohoui,jesais!ditScarlettd’untonjoyeuxenluifaisantunpetitcoucou.Aussitôtmalàl’aise,Cameronabaissélesyeuxsursonpotdecolle.–Ilestvraimentsympa,tusais.Jeluiaiditqu’ilpouvaits’asseoiravecnous.–Hein?Ellen’apaseuletempsdemerépondre,caronarrivaitànotretableetCameronlevait lesyeuxsur
nous,danssoncolroulénoiretsonjean,noirluiaussi.Mêmesonregardsemblaitnoir.–Salut,Cameron!lançaScarlettens’asseyantàcôtédelui.Elle,c’estHalley.–Salut,dis-je.–Salut.C’estmarrant,mais ilavaitunevoixdebassealorsqu’ilétaitmaigrecommeuncoucou.Deplus, il
parlait avec un drôle d’accent, ce qui obligeait à se concentrer pour le comprendre. Il avait de longsdoigtsmincesetilétaitentraindetravaillerunblocd’argileavecunébauchoir.– Cameron a passé ces cinq dernières années en France, m’expliqua Scarlett alors qu’on sortait et
disposaitlesquatrelettresdel’alphabetdenotreprojetdecompositiongraphique.Sonpèreestunchefétoiléhypercélèbre.–Ah?Sympa,soufflai-je.J’étais mal à l’aise : Cameron, c’était le genre solitaire timide qu’on ne savait pas par quel bout
prendre.Scarlettmedonnauncoupdepiedsous la tableetme regardaavec indignation,commesi jem’étais fichu de lui, ce qui était bien entendu archifaux. Là-dessus, Cameron se leva d’un bond et sedirigeaverslaréserve.C’estdrôle,ilmarchaitcommeunpetitvieuxmisérable,d’unpaslentetprudent:onauraitditqu’ilavaitpeurdesecasserlafigure.Lorsqu’ilestpassédevantlemassicot,desfillessesontmoquéesjusteassezfortpourqu’illesentende.–Tunem’avaispasditque tuétaisdevenue lameilleurecopinedeCameronNewton,dis-jeàvoix
basseàScarlett.–Parceque jen’avaisaucune raisonde lecrier sur les toits,déclaraScarlettendécoupantunOau
cutter.D’ailleurs, ça s’est passé de la façon la plusmignonne dumonde ! J’étais toute seule, hier, etMaryannListeretsescopinesontcommencéàdéblatérersurmoi.J’entendaistoutcequ’ellesdisaient:ellesparlaientdeMichaeletdemoi,«cetteespècedepute»,etbla-bla-bla.–Ellesontvraimentditquetuétaisunepute?demandai-jeenregardantMaryannLister,quisepétrifia
etmefixadansleblancdesyeuxjusqu’àcequejemedétourne.–Bah,jem’enfiche,maintenant.Mais,hier,j’avaiseudesnauséespendanttoutelamatinée,j’avaisle
blues,tun’étaispaslà,doncçam’afaitbeaucoupdepeine.Alorsjemesuismiseàpleurer.J’aiessayédelecacher,maisjen’aipasréussi.Et,aumomentoùjesentaisquejedevenaispitoyable,Camerons’estlevéetaposéunpetitblocd’argiledevantmoi.Ettusaisquoi?C’étaitMaryannLister.–Qu’est-cequiétaitMaryannLister?– Ben, la figurine en argile ! Elle représentait Maryann Lister : son visage, avec tous les détails.
Bluffant!Cameronn’avaitpasoubliélepetitgraindebeautésursonmenton,etilavaitmêmereproduitlemotifdesonsweat!– Pourquoi est-ce qu’il a fait cela ? dis-je en tournant la tête vers la réserve, où Cameron, son
ébauchoiràlamain,semblaitchercherquelquechose.–Acemoment-là,jen’enavaisaucuneidée.Bon,jeluiaiditquec’étaitgentilettrèsjoli.Ilnem’a
pasécoutée,ilaprissonlivred’histoireetmel’acolléentrelesmains.Çam’asurprise,jeleluiaidoncrendu.PuislesautresdindesontdituntrucsurCameronetmoi,genreonformaituncoupleparfait.–JedétesteMaryannLister!–Attendslasuite!Scarlettriait.– Alors Cameron, hyper solennel, a levé son bouquin, visé la figurine qui représentaitMaryann au
milieude la table,puis il l’aécrabouillée,paf !C’étaitàmourirde rire, je te jure,Halley, j’aimêmefaillifairepipidansmaculotte!J’aireprissonlivreetjel’aimoiaussiaplatie.Etdenouveaului.Onenafaitunecrêpe!Jet’assure,ilestdéchaîné!–Déchaîné?dis-jealorsqueCameronsortaitdelaréserveavecunblocd’argile.Bof,jen’ensuispas
certaine.Ilrevenait,leregardfixeet,cettefois,lepasraide,commes’ilavaitétéenmissioncommando.–Moi,jetedisquesi!insistaScarlett.Tuverras!Lerestedelasemaine,j’aiapprisàmieuxconnaîtreCameronNewton,quejenevoyaisqu’aucoursde
communicationvisuelleetdedesigngraphique.Scarlettavaitraison:ilétaittordant.Asafaçonbizarre,imperturbable,ilnousdonnaituneenviederiremortelle–alorsqu’onn’auraitpeut-êtrepasdû?C’étaitsurtoutunartistevirtuose.Ilpouvaitvoussculptern’importequelvisagedansdel’argileendixminutesetrendresesmoindresdétails.IlréalisalejolivisagedeScarlett,avecsonsourireetsescheveuxétaléssur lesépaules :c’étaitabsolumentmagnifique. Il façonnaaussimonvisage, très ressemblant,avecundrôledesourireencoin.Cameronavaitundonpourreproduirelemondeenminiature.ScarlettavaitoffertsonamitiéàCameroncommeellemel’avaitofferte,plusieursannéesauparavant.
Etj’appréciaisdeplusenplusCameron,savoixdebassetoujourségale,sesvêtementsnoirsetsonrireétrange,unpeunerveux.CameronNewtonetmoi,onn’avaitrienencommun,saufScarlett.Celasuffisaitpourquenousdevenionsamis.Enattendant,mamanétait toujourscontrariéequeTristangravitedansmonorbite.Ilétait trèsprésent
dansnotrevie;quoiquetoujoursinvisibleetincognito.Mamanlesoupçonnaitpourtantd’êtrel’auteurdecertainesnuisances.Parexemple,cescoupsdefil journaliersendébutdesoirée.Quandçan’étaitpasmoiquirépondais,Tristanraccrochaitaunezdepapaoudemamansanslaisserdemessage.Enplus,ilappelaittardlesoir.Et,danslesilence,lapremièresonnerie(iln’yenavaitjamaisdeux,jedécrochaisavant)ressemblaitàuneexplosion.Mamanaussidécrochait.J’étaisàmoitiéendormie,maisj’entendaissarespirationauboutdufil.–C’estpourmoi,luidisais-je,etelleraccrochait.J’entendaisTristan semarrer, pendant que jemeplanquais sousmes couvertures pour poursuivre la
conversationàvoixbasse.
–Tamèremedéteste!déclarait-il.Leplusétonnant,c’estqueçaparaissaitluifaireplaisir.–Maisnon,elleneteconnaîtmêmepas!–Etmeconnaître,commetul’asdécouvert,c’estm’aimer.Jel’entendaissourire.Etc’estàcausedeceshistoiresdetéléphoneetd’autresfrustrationsquemaman
s’estcreusélatêtepourimaginerdenouvellesmesuresdisciplinaires.–Plusdecoupsdefilaprès22h30,medit-elleunmatinenbuvantsoncafé.Tesamisdevraientsavoir
qu’onnetéléphoneplusau-delàd’unecertaineheure.–Jenepeuxtoutdemêmepasleurinterdiredem’appeler.–Alorsdis-leurquetun’aurasplusletéléphonedanstachambre.C’estclair?–C’estclair.Çan’apasempêchéTristandecontinueràtéléphonertard.Tantqu’iln’avaitpasappelé,jenepouvais
pasm’endormir:j’avaistoujourslamainsurlecombiné.C’étaitunsacréstress,maistantpis:j’avaisbesoind’entendresavoixetdeluisouhaiterbonnenuit,oùqu’ilsoitetquoiqu’ilfasse.Ets’iln’yavaiteuqueleproblèmedutéléphone...Certainssoirs,lorsqueTristansavaitquejenepouvaispasmetirerendouce,ilpassaitdansnotrerue
etklaxonnait,oustationnaitsanscouperlemoteursousmafenêtre.Jesavaisqu’ilm’attendait–envain.Jesavaisqu’illesavait,maisçanel’empêchaitpasdeveniretd’espérer.Jesouriais,seuledansmonlit,toutecontenteàl’idéequ’ilpensaitàmoipendantcesquelquesminutes,
avantderedémarrersurleschapeauxderoue.C’estd’ailleursàcetinstantquelesHarper,nosvoisins,alertésparleboucan,allumaientlalumière.M.Harper,leprésidentducomitédesurveillancedenotrequartier,sortaitsurlepasdelaportepourregarderdanslarue.J’ignorepourquoiTristanfaisaitunfoinpareil.Ilsavaitquejemarchaissurdesœufs,quemesparentsétaientsévères,maislanotionde«parentssévères»ledépassaitcomplètement.Entoutcas,chaquefoisquej’entendaissoncoupdeklaxonoulecrissement de ses pneus, je ressentais toujours lemême frissondélicieux et délicat dansmonventre :cinquantepourcentd’euphorieetcinquantepourcentdepeur.Et,chaquefois,mamanlevaitlenezdesonlivre,desonjournaloudesonassiettepourmetoiser,commesic’étaitmoilaterroristeresponsabledudérapagecontrôléoududémarrageentrombequiaffolaittoutlequartier.J’aidoncdûtrouverdenouvellescombinespourrejoindreTristan.Jesortaistouslessamedissoir,soi-
disantpourpasserlasoiréechezScarlett,maisenréalitéjetraversaislebosquetquis’élevaitau-delàdesapiscineetretrouvaisTristandansSpruceStreet.Ensuite,peuimportaitoùnousallions.Jedécouvraispeuàpeudestranchesdesavie.Unsoiroùonavaitroulésansbutpendantdesheures,ons’estsubitementgaréssurleparkingd’unpetit
immeubleconstruitsurleflancd’unecolline.Ilsemblaityavoirunefêteàtoutcasser,audernierétage:parlesbaiesvitrées,onvoyaitdesgensqui,unverreàmamain,dansaientetriaient.–Onestoù?demandai-je,alorsquenousgravissionslapentequimenaitàunescalierenferavecune
rampeenacier.–Chezmoi,réponditTristanavantdefranchiruneporteàdoublevitrage.Elledonnaitsuruncouloirauxmurscouleurcrèmeavecunénormelustre,commedansunchâteau.–Cheztoi?Ilmetintlaporte.Dansl’entrée,çasentaitChanelN°5,leparfumquemamanmettait,lesgrandssoirs
defête.Jeregardaimamontre:23h06.J’avaislapermissiondeminuit:ilmerestaitcinquante-quatreminutes.
Je suivisTristan jusqu’à l’ascenseur.Dudosde lamain, il pressa sur l’undesboutons en formedetriangle.Lesportess’ouvrirentavecunpetitbipélégant.L’ascenseuravaitunebellemoquetteverteetunebanquettepourseposerletempsduvoyage.TristanpressasurleboutonPcomme«penthouse»,etl’ascenseurestmonté.–Sansblague,tuhabitesdansunpenthouse?demandai-jeenpivotantpourmeregarderdanslesquatre
miroirs.–Ouaip,medit-il, le regard fixé sur leschiffresquidéfilaient.Mamère, c’estunebourgequiaime
paraderetétalersonfric.C’estlapremièrefoisqueTristanmeparlaitdesamère.Jenesavaispasgrand-chosesurelle,saufce
quej’enavaisentendudire,quelquesannéesplustôt,quandellehabitaitencoredansnotrequartier.Ellepossédaituneagenceimmobilièreetavaitétémariéeaumoinstroisfois.Sonderniermariétaitlegérantd’unechaînederestaurants.–C’estgénial!m’exclamai-je.Cetascenseurestpluschouettequetoutemamaison!Nouveaubipdiscret.L’ascenseurs’ouvritsurunautrecouloir,pluspetitcelui-là.Par une porte entrouverte, je vis des gens qui dansaient et discutaient. Leurs voix se mêlaient aux
tintementsdesverresetàlamusiqued’unpiano.–Viensparlà,meditTristan,etilmeconduisitversuneportequisemblaitdonneraccèsàuncagibiou
àunechambredebonne.Ilsortituneclédesapochepourl’ouvrir,puisallumalalumièreetmefitsigned’entrer.–Viens.Onn’apastoutelanuit.Ilmechatouillalescôtes,làoùj’étaismortellementchatouilleuse.Sachambreétaitdanslestonsbleuclair,petite,avecunlitàuneplace(fait),unecommodeetunbureau
quisemblaientneufs.Enface,ilyavaituneautreporte,paroùonentendaitlamusique.Auboutdulit,unetélévisionétaitposéesurunechaise,unpapierscotchésurl’écran.–Alors,commeça,c’esttachambre?déclarai-jeenm’approchantpourregarder.Onauraitditunephoto.–Ouaip.Ilentrouvritlaported’enfacepourobserverlafête,lareferma.–Bougepas,jereviens.Jem’assissurlelitdevantlatéléetregardaimieuxlaphoto,quimerappelaitquelquechose.Normal:
c’étaitcellequepapaavaitprisedemoietmaman,auGrandCanyon,etquisetrouvaitsurlacheminéedenotresalon.Maismamann’étaitplusdessus:Tristanavaitsoigneusementdécoupélaphotopournegarderquemonimage.Monbrascoupéauniveauducoudereposaitdésormaisdanslevide...J’observais toujours laphoto lorsqueTristan revintavecdeuxverresetuneassiettegarnied’amuse-
gueule.–J’espèrequetuaimeslecaviar,parcequec’estcequ’ilyademeilleurcesoir.–Tul’aseueoù?l’interrompis-je,luimontrantlaphoto.Ilm’adévisagéeavantde–si,c’estvrai!–rougir,maispaslongtemps.–Quelquepart.–Où?Jen’auraispasétéétonnée,en rentrantchezmoi,denedécouvrirque lecadre, sans laphoto,sur la
cheminée:Tristanétaituntelmagicien!
–Quelquepart,répéta-t-ilenmetendantunverredevinetuneassietteencarton.–Où,Tristan?Dis-moi!–Jel’aiprise,enfin,empruntée,àScarlett.Elleétaitsursonmiroir.–Oh,tuauraispum’endemanderune,dis-je,tandisquejereportaislesyeuxsurlaphoto.–Ouaip,jesais.Ilavalaunminitoastsansmeregarder.–Jesuiscontente:tutiensàmoiaupointdevolermaphoto,dis-jeenl’embrassantsurlajoue,làoù
c’étaitleplusdoux,oùçasentaitl’après-rasage.Danslesalon,lamusiquecontinuaitdejouer.IsolésdanslapetitechambredeTristan,onavaitl’airde
deuxclandestins.–Tun’espassouventcheztoi,ondirait,repris-je.–C’estjuste.Ilselevaetvidasonverre.–Àquoitulevois?–Onal’impressionquetun’esjamaisici.Oùvis-tudonc?– Par-ci, par-là. Je ne sais pas... Avant, çam’arrivait de crécher chez Sherwood, dans la chambre
d’amis. Son père était toujours en voyage d’affaires et samère n’en avait rien à battre. Et puis, j’aid’autresendroits,d’autrespotes.Enfinbon,tusaiscequec’est.Non je n’en savais rien. La jouer nomade, taper l’incruste, c’était l’inconnu. Je pensai àma propre
chambre,avecmespetitstrésorsetmesphotos,lesrubansquej’avaisremportésauSpellingBeeainsiquemeslivresdeclasse,enfin,toutcequimereprésentait.C’étaitleseulendroitaumondequiétaitetresteraitmonroyaume.Nos regards se croisèrent dans le silence. Il m’embrassa aussitôt, tandis que je fermai les yeux et
m’allongeai contre lui. Il m’enlaça. On s’embrassa longtemps sur son lit bien douillet, avec, en fondsonore,lamusiquedelafêteetlesbruitsdevoixplusoumoinsforts.Lesdrapsavaientsonodeur:unmélange de bonbons et de fumée. Et puis, il embrassait si bien... Évidemment, je ne pouvais pascomparer,maisj’enétaissûre.Celadit,j’évitaisdepenserqu’ildevaitêtreexpert.Aprèscequimesemblalebonheurtotal,jevisl’heuresurleschiffreslumineuxdesamontre.Merde,
Oh09!–Ilfautquejerentre!dis-jeenmeredressant.MonT-shirtétaitfroissé,j’étaissensdessusdessousetj’avaislabouchecarrémentengourdie.–Jesuisenretard!–Enretard?dit-il,complètementperdu.Maisenretardpourquoi?–Jedevaisêtrerentréeàminuit!J’attrapaimavesteetremismeschaussuresenvitesse,pendantqu’ilselevaitetallumaitlalumièresur
latabledenuit.Jenemerappelaispasquandill’avaitéteinte.–Mamèrevametuer!ajoutai-jeensecouantlatêteavecfatalisme.On a couru jusqu’à l’ascenseur, dévalé la pente jusqu’au parking, puis sauté dans sa voiture. Il a
speedé, prenant les virages en épingle et brûlant les stops ayant de se garer dans ma rue à 0 h 21exactement.Atraverslesarbres,jevisdelalumièrechezScarlett,oùj’étaiscenséepasserlasoirée.–Jefile!luidis-jeenouvrantlaportière.Mercietàplus!–Jet’appelledemain!lança-t-ilparlavitre.
Jelevisquimesouriaitdanslanuit.–J’espèrebien!Endépitdesprécieusessecondesquecelamefaisaitperdre,jeprisletempsdeluirendresonsourire.
Après un dernier petit signe, je revins chez Scarlett par le bosquet, et longeai sa piscine. J’entendisTristanquiklaxonnait.Jemontai l’escalier à l’arrière et déboulai dans la cuisine. Scarlett était attablée devant un sundae
nappédefudgechaud,Vousêtesenceinte...etmaintenant? appuyécontrelesucrierdevantelle.–Tuesenretard...,medit-elledistraitement.Elle avait une trace de chocolat sur le menton, que j’essuyai, avant de traverser la cuisine à toute
vitesse.–Jesais!Àdemain?–Oui,oui,àdemain.Elleseremitàlire,tandisquej’ouvraislaported’entréeavantdepiquerunderniersprintjusquechez
moi.Mamanm’attendaitaupieddel’escalier.Aumomentoùjerefermailaporte,Tristandémarrasavoiture
dansunaffreuxboucanpourprovoquer,commetoujours, lacolèredesdieux.Iln’auraitpaspuchoisirplusmauvaismoment.–Tuesenretarddevingtminutes,Halley,commençamamand’unevoixégale.–Oui, jesais,maisonregardaitunfilm.Onn’avraimentpasvu le tempspasser, répondis-jeenme
cramponnantàmonmensonge.–Tun’étaispaschezScarlett.C’étaituneaffirmation.–Scarlettapassélasoiréeseuledanssonsalon.Bienjouémaisraté,Halley.Dehors,j’entendaistoujourslavoituredeTristan.Iln’avaitpasl’airdecapterqueçan’arrangeaitpasmesaffaires,maisalorspasdutout.–Oùétais-tu?repritmaman.Oùes-tuallée,aveclui?–Ons’estbaladés,c’esttout.–Oùétais-tu,Halley?Savoixmontait.Monpèreasurgienhautdesmarcheset,immobile,nousaobservées.–Nullepart,répondis-jetandisqueTristanfaisaitvrombirsonmoteurplusfort.Jeserrailespoings,impuissanteetdésespérée.Impossibled’arrêtercetenfer.–Onétaitchezlui.Onatraîné,voilà.–Ilhabiteoù?–Çan’estpasimportant,maman.Mamanavaitdenouveausonvisagedepierreetceregardquiannonçaitlatempête.–Pourmoi,çal’est.Jenesaispascequetuasencemoment,Halley.Tusorsetrentresendouce.De
plus,tumenseffrontément.AcausedeceTristan,cegarçonqueturefusesdenousprésenteretquenousneconnaissonsmêmepas.Danslarue,lemoteurtournaitdeplusbelle.Jefermailesyeux.Lavoixdemamanmontait,elleaussi,sibienamplifiéeparlehalld’entréequejemesentaiscernée.–Pourquoinousmens-tusanscesse,Halley?Pourquoies-tusiinsolente?
Ellen’étaitplusencolère,toutàcoup,seulementtrèstriste.Çam’atuée.Enfin,jeveuxdire:çam’atuéequemasensibilitémetrahisse.–Tunecomprendspas,dis-je,jene...Et le moteur, aussi incroyable que ça paraisse, vrombit encore plus fort. Ça n’était pas possible !
Tristanvoulaitmamort?Quejesoispuniejusqu’àlafindestemps?Ilétaitbouchéouquoi?Enfin,j’aientendusespneuscrisser.Iladémarrépuisdescendularueàtoutevitesse,freinantdansleviragepourklaxonner.Jeconnaissaislerituelparcoeur,mêmepasbesoinderegarderparlafenêtre.JesavaisaussiqueM.Harperavaitdéjàallumélalumièredesavérandaetsortaitsurleseuil,enpantouflesetrobedechambre,enpétardàcausedelafuméedupotd’échappementquidevaitempesterlarue.–Nonmaistuasentenduleraffutquefaitcegarçon?demandamamanensetournantversmonpère,
quisecontentadehocherlatête.Ilestinconscient!Ilpourraittuerquelqu’un!Oui,tuerquelqu’un!SavoixtremblaitetétaitpresqueaussiaffoléequecelledeMamiecesdernierstemps.–Maman,laisse-moite...–Montetoutdesuitedanstachambre,Halley,intervintmonpèreaveccalmeendescendantl’escalier.Ilpritmamèreparlebrasetl’entraînadanslacuisine,puisiléteignitlalumièreducouloir.J’aiobéi,
lecoeurdébordantd’émotion.Puis,enpassantdevantlemiroirducouloir,jemesuisregardée.Ce soir, je portais une veste en jean délavé.Mes cheveux retombaient surmes épaules.Mes lèvres
étaientgonfléesparnosbaisers.Jefisfaceàmonrefletetenfermaicevisagedansmamémoire:lafillequis’étaitrévéléeàelle,lorsdelanuitaubarragedeTopperLake,lafillequiétaitamoureusedeTristanFaulkner,quibrisaitlecoeurdesamèreetneregrettaitpaslepassé.Lafillequej’étais.
CHAPITRE10
–Regardeça,ditScarlettenmepassantsonmagazine.Auquatrièmemois,lebébéapprendàsuceretàavaler.Sesdentsseforment.Sesmainsetsesdoigtsdepiedsontdéjàbiendistincts.–C’estdingue,quandonpensequetonfuturbébénevitquedehot-dogsetdejusd’orange.Onétait le lendemain, samedi,etnousnous trouvionschez ladoctoressepour lavisiteduquatrième
mois.Scarlett avait toujours eu la trouille des stéthoscopes et desmédecins. Comme elle avait besoin de
soutienmoral,j’avaisobtenulapermissionexceptionnelledel’accompagner,mêmesij’étaisdenouveaupunieetprivéedesortieparceque:1)j’avaismentipourpasserlasoiréeavecTristan;2)jen’avaispasrespectélapermissiondeminuit.J’étaisdevenueunegrandespécialistedespunitions:j’auraispuécriredeslivressurlesujet.–Jemenourristoutdemêmemieux!s’indignaScarlettens’énervantsursatabled’examen.Elle portait une chemise d’hôpital, qui laisse les fesses à l’air, et essayaitmalgré tout de garder sa
dignitéetsadécence.Derrière elle, sur le mur, était scotché un poster très graphique intitulé : « L’appareil reproducteur
féminin ». J’évitais de regarder de ce côté-là, et m’intéressai plutôt à la déco, des minidindes enplastiqueouenformedebougie,entouréesdecolons:dansdeuxsemainesonfêteraitThanksgiving.–Tunemangespasassezdelégumesverts.Lalaituedansleshamburgers,çacompte...pourdubeurre.–Oh,laferme!medit-elleenserallongeantetencroisantlesmainssurleventre.Cesdernièressemaines,oncommençaitàvoirqu’elleétaitenceinte.Sonventreavaitgrossi,mais le
plus spectaculaire, c’était ses seins : ils avaientdoublédevolume.Scarlettdisaitd’ailleursque là setrouvaitleseulavantagedelagrossesse.Onfrappa,ladoctoresseRoberts(selonsonbadge)entra,unporte-blocàpincesouslebras.Elleétait
cool,avecsonjeandélavé,sesConverseroseBarbieetsonpetitchignonflou,bassurlanuque.–Bonjour!lança-t-elle.Ladoctoresseconsultasesnotesetajouta:–Scarlett.Commentvas-tuaujourd’hui?–Oh,bien,réponditmonamie.
Maisellesetordaitlesmains:ellemouraitdepeur.JemeconcentraisurmonnumérodeLife C’étaitunnumérospécialconsacréàElvis.–Tuesenceintedeseizesemaines,reprit ladoctoresseenlisantsondossier.Tuasdesproblèmes?
Desinquiétudes?–Pasdutout,réponditScarlettàvoixbasse.Jeluilançaiunregardencoin.–Enfin,pasvraiment,reprit-elle.
.
–Pasdemigraines,nidesaignementsdenez?Constipation?–Non.–Menteuse!m’exclamai-je.–Toi,dégage!melança-t-elle.Etellecontinua,àl’adressedeladoctoresse:–Nel’écoutezpas,elleditn’importequoi.–Quies-tu?medemandaladoctoresse,quitournalesyeuxversmoi.Sasoeur?–Non,sameilleureamie.Jevouspréviens,Scarlettaunepeurbleuedesmédecins.Ellenevousdira
doncrien.–D’accord, répondit la doctoresse en souriant. Écoute, Scarlett, je sais que la situation est un peu
effrayante,surtoutpourunefilledetonâge.Maisilfautquetusoisfrancheavecmoi.C’estpourtonbien,etpourlebiendetonbébé.Jedoissavoirtrèsprécisémentcommenttagrossessesedéroule.–Scarlett,ellearaison,renchéris-je.
Scarlettmeregardad’unoeilnoir.JemereplongeaidansLifeScarletttripotal’ourletdesachemised’hôpital,avantdesedécideràparler.–Bon,d’accord.J’aidesbrûluresd’estomac.Etpuis,j’aidesvertigesdepuisquelquetemps.–C’estnormal,luiditladoctoresse,quilafitserallongersurlatabled’examen.Elleglissasesmainssoussachemised’hôpitalpourl’ausculter.–As-turemarquéunchangementencequiconcernetonappétit?–Oui:jemangetoutletemps.– C’est bien. Mais favorise des aliments riches en protéines et en vitamine C. Je te donnerai des
brochures d’information sur l’alimentation de la femme enceinte, tout à l’heure, quand nous auronsterminé.Nouspourronsenreparler,situenasenvie.Elleremitsonstéthoscopeautourducou,consultadenouveauledossierdeScarlettettapotasurson
porte-bloc.–Tatensionartérielleestnormale,nousavonsbieneuunéchantillondetonurine.Ilyaunsujetquetu
aimeraisévoquer?As-tudesquestions?
Scarlettmejetaunregardoblique,maisjetournailapagedeLife pourlireunarticlesurlapolitiqueintérieure,etfiscommesijen’avaispasentendu.–J’aibienunequestion...,déclaraenfinScarlett.Çafaitmal?–Qu’est-cequifaitmal?–L’accouchement.Quandlebébénaît,onsouffrebeaucoup?Ladoctoressesourit.– Cela dépend, Scarlett, mais jementirais si j’affirmais qu’un accouchement est sans douleur. Tout
dépendaussidutyped’accouchementquel’onchoisit.Certainesfemmesrefusenttoutemédication:elleschoisissent ce qu’on appelle l’accouchement naturel. Il existe également des cours de préparation àl’accouchement que je peux te conseiller : les exercices de respiration qu’on y apprend t’aideront, lemomentvenu.–Vousditesqueçafaitmalquandmême...– Ça dépend, précisa la doctoresse avec douceur. Mais honnêtement, oui, dans l’ensemble, un
accouchementestdouloureux.Celadit,depuis toujours, les femmesdonnent lavieen surmontant leurs
.
,
souffrances.Unaccouchement,c’estaussitrèsbeau.–Sivousledites,déclaraScarlettd’unairsombreenposantsesmainssursonventre.Après,onareprislaroutepourallerchezMiltonfairenotreservicede12heures-18heures.C’estmoi
quiconduisais.– Tu vas tout de même avoir besoin d’un max de médicaments, fis-je remarquer. Ils te mettront
complètementK-O,commesituavaisétéassomméeparunebattedebaseball.Scarlettsoupira.–Jesais,etçan’estpasbonpourlebébé.–Quoi,labattedebaseball?–Mais non, lesmédicaments, andouille ! Il vaudraitmieux que je suive les cours de préparation à
l’accouchement.Pourapprendreàbienrespirer,tuvois.–Letrucdelarespirationdupetitchien?–Oui,enfin,unmachinquimerendrazen.Ellefeuilletalesbrochuresqueladoctoresseluiavaitdonnées,etdontlescouverturesreprésentaient
desfemmesenceintesetcontentesdel’être.–Peut-êtrequeMarionaccepteradem’accompagner?–Évidemmentqu’elle t’accompagnera !Decette façon,elleseraprésenteà l’accouchement.Moi, je
trouvequec’estunebonneidée!–Bof, jene saispas...Marioncontinuedeparlerde l’adoption : elley croit dur comme fer.Elle a
mêmedéjàcontactéuneagenceettout.–Ellefiniraparchangerd’avis.–Non,ellepenseplutôtquec’estmoiquifiniraiparchangerd’avis.OnsegarasurleparkingdechezMilton,commetouslessamedisnoirdemonde.–Tôtoutard,ilfaudrabienquel’uneoul’autrecède...Dans l’après-midi couvert par les braillements de milliers d’enfants, et après avoir vu défiler des
packsdelait,jenesaiscombienderégimentsdebananesetdebouteillesdeDietCoke,j’aperçusmamanquifaisaitlaqueuedevantmacaisse.EllefeuilletaitGoodHousekeepingetavaitachetéunebouteilledevin,qu’elleavaitcoincéesoussonbras.Ellem’afaitsigneavecunsourire.MamèreétaittoujoursfolledebonheurquandellemevoyaitàmacaissechezMilton.–Bonjour!melança-t-ellejoyeusementenposantsabouteillesurletapis.–Bonjour.Jepassailadouchettesurlecode-barres,puispressaisurlatouche«Total»demacaisse.–Aquelleheuretermines-tu?medemanda-t-elle.–A18heures.Derrièremoi,j’entendaisScarlettdébattreduprixduraisinavecunclient.–Çateferaseptdollarsquatre-vingt-neuf.Mamanmetenditunbilletdedix.–Parfait.Jet’inviteàdîner!déclara-t-elle.–Uneautrefois,maman.Jesuissuperfatiguée.–Maisj’aimeraisteparler.Lafiledevantmacaissen’enfinissaitpasetlesclientss’énervaient:lesembrouillesdemamanleur
faisaientaussiperdreleurtemps.
–Alorsjepassetechercher?–Maismaman...,commençai-jetandisqu’elleprenaitsonvinetsamonnaie,etsortait.–Atoutàl’heure,à18heures!coupa-t-ellegaiementensedétournant.Impossible de la rattraper, j’étais coincée, d’autant qu’un type gros et gras s’approchait comme s’il
avaitpeurdeperdresontouretdéposaitenvitessedeuxboîtesdebretzelsSuperSnaxetunebouteilled’OldEnglish800surletapisdemacaisse.Cesdernierstemps,mamanétaitobligéederuserpourmepiéger,parcequejefilaisentresesdoigts
comme une anguille. Cette fois, elle avait bien manœuvré : j’étais faite comme une souris dans unesouricière. Tout le reste de l’après-midi, je me suis creusé la tête pour savoir quelle nouvelleentourloupetteellemeréservait.MamanestvenuemechercherchezMiltoncommeprévuà18heures.Elles’estgaréedanslazonede
livraisonetm’aattenduedanslavoiture,sanscouperlemoteur.Quandjemesuisassiseàcôtéd’elleetqu’ellem’a souri de tout son coeur, l’air tropheureux, j’ai euhonted’avoir flippé enpensant à notredîner.Onestalléesdanslepetitrestauitalienprèsdecheznous,oùilyavaitdestablesavecdesnappesà
carreauxetunbuffetàpizzas.AprèsavoirmangéunepartdepizzapeperronietblablatésurMiltonetlelycée,mamans’estpenchéeversmoietacommencésongrandnuméro.–J’aimeraisteparlerdeTristan,Halley.Elleavaitprononcésonprénomcommesielleleconnaissaitmieuxquemoi.Commes’ilavaitétéson
meilleurcopain.–Tristan?Ahbon.–Oui.Mamanbutunegorgéedevin.–Jevaisêtrefrancheavectoi,Halley:tesrelationsaveccegarçonnemeplaisentpas.«Maisenfin,dequoijememêle?Çan’estpastavie!»pensai-jeàl’instant.Maisjegardaiunsilence
prudent. Je l’avaiscompris,nousn’aurionspasunvraiéchange,avecdevraisdialogues,oùmonavisseraitaimablementrequisetdiscuté:j’auraisdroitàunmonologueininterrompu.Jeconnaissaistropbienmaman,lesexpressionsdesonvisageetlesintonationsdesavoix.Jesavaismêmetraduirelesenscaché,souventsubtil,desesmoindressoupirs.–Depuisquetuconnaiscegarçon,tusècheslescoursettunerespectespasleshorairesquenouste
fixons, reprit-elle avec assurance. De plus, ton attitude est souvent provocante. Tu es insolente.Honnêtement,Halley,jenetereconnaisplus.Mamanavaitbossélesujetàfondetbienpotassésondiscours.Sansdoutel’avait-ellemêmeécritsur
leblocjauneoùelleprenaitdesnotespoursonprochainbouquin.Jerestaisilencieuseetcontinuaidemangermapizza.J’avaispourtantdéjàperdul’appétit.Mamancontinua.C’estqu’elleétaitlancée,maintenant.–Tuasbeaucoupchangé,dit-ellebientropfort.Mortifiée, jeme fis toute petite surma chaise, sans oser regarder les tables autour de nous. Sacrée
stratégie,dechoisirunendroitpublicpourmefairelamoraleetmeréduireausilence,àlahonte...–Tusenslacigarette.Tuesapathique,indifférente.Tunenousracontesplustesjournéesaulycée.Tu
eségalementdistante.
DistanteDèsqu’ellenepouvaitpluscontrôlermavie,ellem’accusaitd’indifférence.
.
– Tous les signaux d’alarme sont là, continua-t-elle. Ces signaux que je conseille chaque jour auxparentsdeguetteretdedébusquer.–Jenefaisriendemal.L’autresoir,jesuisrentréeavecvingtminutesderetardseulement.–Çan’estpasleproblèmeettulesais.Mamansetutaumomentoùleserveurrevenaitdéposerunecorbeilledepainsurnotretable.Puisellereprit,plusbas:–Tristant’estnéfaste.CommesiTristanavaitétéunaliment–pasunpoivronvertouuneorange,maisunBountycaloriqueet
hautementtoxique.–Qu’est-cequetuensais?Tuneleconnaismêmepas!–Etpourcause:turefusesdeparlerdelui.Mamanpliasaservietteetlaposasursonassiettemaintenantvide.–Jet’aisanscessetendudesperchespourouvrirledialogue,reprit-elle.–Maisjen’aipasenviede«dialoguer»avectoi!coupai-je.Detoutefaçon,tut’esdéjàfaittonidée
surlui.Tulehais.Etpuis,d’ailleurs,çan’estpasTristan,leproblème.–C’est ce que je sais sur lui quime pose problème. Par exemple, son imprudence folle au volant,
enchaînamaman,sepenchantdavantageversmoi.Deplus,iln’estpasdenotrequartier.Et,enfin,tuestellementaveugléeparcegarçonquetuesprêteàtoutpourlui,mêmeànousmentir,àmoietàtonpère.Cequejenesaispas,enrevanche,c’estcequevousfaiteslorsquevousêtesensemble.Sivousêtesalléstroploin,parexemple.S’ilyaunehistoirededroguelà-dessous,ouDieusaitquoi...–Unehistoirededrogue?J’éclataiderire.–C’estfou,ça,ilfauttoujoursquetupensesàladrogue!Maismamanneriaitpas.– Ton père et moi, poursuivit-elle, baissant enfin la voix, nous en avons beaucoup parlé et, d’un
communaccord,nousavonsdécidéquetuneleverraisplus.
Quoi?Maisvousn’avezpasledroit!J’enavaismalauventre.–Aveclesderniersévénementsendate,jecrois,hélas,quetunenouslaissespaslechoix,Halley.Mamanseredressa,s’adossaàsachaise,ledosbiendroit,etcroisalesbras.Ellesemblaitcontrariée
que jeme rebiffe.Ah ça, c’est sûr, on n’était pas dans son cabinet de psy. Je n’étais pas une de sespatientesdocilesàquiellepouvaitdictersaconduite.Maisàquois’était-elledoncattendue?Acequejelaremercie?C’estça,oui!–Écoute,Halley,tunecomprendspasàquelpointc’estfaciledecommettreuneerreurqu’onregrettera
ensuitetoutesavie.Unseulfauxpaset...«Nousyvoilà»,pensai-jeenhochantlatête.–C’estuneallusionàScarlett,hein?Rasleboldemebattreetd’inventerunetactiquepourmedéfendre.Autantfoncerdansletas.–Non,jeteparledetoi,Halley.Tuasactuellementdemauvaisesfréquentations.Tupourraissubirdes
influences malheureuses et, de là, commettre des actes qui ne sont pas de ton âge. Auxquels on tepousserait.TunesaisriendeTristan,enfindecompte.Jedétestaisqu’elleprononcesonprénom.
–
–Lavieestseméed’embûches,Halley.Tuesnaïve.Tun’asaucuneexpérience.Deplus,aucontrairedemoi,tunevoispaslesgenssousleurvéritablejour:tuesinfluençableetrêveuse.Raide,contenantmacolère,jefixaimaman,tandisqu’elledécortiquaitmespenséesetmessentiments
sans aucune gêne. J’avais l’impression d’être une devinette dont elle était l’auteur et dont elle seuleconnaissaitlaréponse.Vuqu’ellenepouvaitpasmecollercommemonombre,ellem’étiquetaitcommesij’étaissachose,meclassaitdansundossierqu’ellegarderaittoujourssouslecoude,pourmevolermavie.–C’estfaux!dis-jeendétachantbienmesmots.Jemelevai.Jesavaisdéjàquej’allaisdirequelquechosed’affreux.–Jenesubispasd’influencesmalheureuses.JenesuispasnaïveouinexpérimentéeEtjenesuispas
commetoi.Cesontmesderniersmotsquil’ontfrappée.Elleapâli,etaeul’airaussichoquéequesijeluiavais
donnéuneclaque.«Tuvoulaisdeladistance?Tiens,prendsçadanslesgencives!»medis-je.Mamans’estredresséesursachaiseetareprisàvoixbasse:–Assieds-toi,s’ilteplaît,Halley.Mais je restai debout. J’avais envie de me tirer, de me perdre dans les mystérieux labyrinthes de
Tristan : sallesde jeuxvidéo,petites ruesetallées ;oubien jecourraism’enfermerdanssachambre,danslepenthousedesamère,etyresteraispourtoujours.–J’aidit:assieds-toi,Halley.Maman fixait le parking derrièremoi. Elle n’arrêtait pas de cligner des yeux et prenait de grandes
inspirationscommepoursecalmer.J’obéispendantqu’elle tamponnaitseslèvresavecsaservietteetfaisaitsigneauserveur.Là-dessus,
elleapayé,onestrentrées.Enroute,jen’aipasditunmot.J’observaislesmaisonsquidéfilaientparlavitredelaportière.JepensaisauGrandCanyon,vasteetinfranchissable,commetantdechosesdansmavie,désormais.
En arrivant devant chez nous, on a croisé Steve, qui sortait de saHyundai, garée juste devant chezScarlett.Ilavaitunbouquetdefleurs,commed’habitude,etportaitl’unedesesvestesentweedavecdespiècesdecuirauxcoudes.Cette fois, je n’ai pas eu besoin de Scarlett pour remarquer le tout dernier signe d’émergence de
Vladimir : lesbottes.Degrandesetgrossesbottesencuiravecun talonbienépaisetdesbouclesquidevaientcliqueteràchaquepas,etpourtant,jen’entendaisrien,mêmeparmavitredeportièreouverte.J’imaginaissesbottesdeguerrierpiétinantlatêtedesesennemismortsaucombat.Steve,aliasVladimir,nousadressaunpetitsigneamical.Mamanlevalamain,etassurabien,mêmesielleétaitencoreenrage.Onn’avaittoujourspasdécrochéunmotlorsqu’onentradanslacuisine,oùmonpèreétaitautéléphone.
Anotrearrivée,ilsedétourna:àsatête,jecompristoutdesuitequequelquechosedegraveétaitarrivé.–Nequittezpas,dit-ilàlapersonneàl’autreboutdufil.Ilmitlamainsurlecombiné.–Julie,c’estàproposdetamère.Mamanposasonsac.–Quoi?Quesepasse-t-il?
–Elleesttombéeetelleestgravementblessée,chérie.Cesontlesvoisinsquil’ontdécouverte,auboutdeplusieursheures.–Elleesttombée?répétamamèred’unevoixtremblanteettropaiguë.–JetepasseledocteurRobbins,ilvatoutt’expliquer.Monpèretenditletéléphoneenajoutant:–JevaisteréserverunvolpourBuffalosurl’autreligne.Mamanluipritlecombinédesmains,inspiraprofondémenttandisquepapaluipressaitl’épauleavec
tendresse,avantdeserendredanssonbureau.Moi,jerestaiimmobiledevantlaported’entrée,quejen’avaispaspenséàrefermer.–Oui,bonjour, iciJulieCooke,commençamaman.Monmarivientdem’expliquer lasituation.Vous
savezquandças’estpassé?Oui...Bienentendu...Toutenparlant,ellemefixaitsanss’enrendrecompte,sansmevoir,maiscommesiellen’avaiteuque
moiàquiseraccrocher.–Monmariestentraindemeréserverunbilletd’avion,j’arriveraiaussivitequepossible.Souffre-t-
elle?...Oui,jecomprends.L’opérationalieudemainmatin,à6heures?Jeseraisurplaceauplusvite.Merci.Aurevoir.Elleraccrochaetmetournaledos,puisrestaimmobile,lamainserréesurlecombiné.Sondosétait
raide,sesépaulescrispées.–Tagrand-mères’estblessée,murmura-t-ellesansseretourner.Elleesttombéeets’estcasséquelques
côtes.Ellevadevoirsubiruneopérationde lahanche,demain.Elleest restéeseulependantplusieursheuresavantqu’onladécouvre.Elles’étranglaàcesderniersmots.Savoixchancela.–Ellevaguérir?demandai-je,inquiète.Dufondducouloirs’élevaitlavoixdemonpère.Ilposaitdesquestionssurleshorairesdesavions,les
tarifsécooubusiness,lespossibilitésdestand-by.–Maman?Maman s’affaissa, puis se redressa, prit une grande inspiration et se retourna, le visage composé et
égal.–Jenesaispas,chérie.Onverra.–Écoute,maman,ilfautquejetedise...,commençai-je.J’avaisenviedefairelapaix,detendrelamainau-dessusdugouffrequej’avaiscreuséentrenous,en
refusantdeluiparlerdeTristan.J’avaissoudainenviedetoutluiconfier.Aumêmeinstant,lavoixdemonpèreretentitdanslecouloir.–Julie?IlyaunvolpourBuffalodansuneheure,avecuneescaleassezlongueàBaltimore.Jen’ai
pastrouvémieux,hélas.–Çaira,réserve-le,dit-elledesavoixtoujourségale.Jevaispréparermonsac.–Maman,repris-je,ilfautque...–Écoute,çan’estpaslemoment,chérie,mecoupa-t-elleentapotantmonépauledistraitement.Jedois
allerpréparermesaffaires.Alors jesuismontéedansmachambre.J’ai laissémaporteouverteet jemesuisassisesurmon lit.
Puisj’aiouvertmoncahierdemathssurmesgenouxpourfairemesdevoirs.J’entendaisl’armoiredelachambredemesparentss’ouvriret se refermer,mamanquipréparait sonsac,papaqui luiparlait toutbas,pourlaconsoler.Maislepire,c’étaitlessilencessoudains,quandjedevaismepencherpourtendre
l’oreille,dansl’espoird’entendreunmot,unsonplutôtquecespetitsbruitsétouffésquim’indiquaientquemamanpleurait.Avantdepartir,mamanestvenuemedireaurevoir.Ellem’aserréefortdanssesbrasetébourifféles
cheveux,commequandj’étaispetite.Ellem’aditdenesurtoutpasmefairedesouci.Elleaaussipromisde téléphoner très vite, répétant que tout irait bien. Elle avait oublié que je voulais lui parler, tout àl’heure.Et,d’ailleurs,ellesemblaitaussiavoiroubliél’horriblescènedurestau.Ilavaitsuffid’uncoupdefil,etmamanétaitredevenueunepetitefille,inquiètepoursamère.
CHAPITRE11
Mamanpartie, j’aieul’impressiond’avoiruneremisedepeine.L’émissiondepapaétait toujoursautopdesaudiencesselonArbitron,l’agencedemesured’écoutedesmédias,doncpresquetoussesaprès-midietsoiréesétaientoccupéspardespromosparfoisringardes,parfoispipoles.Aucoursdecesderniersmois,papaavaitdéjàperduunparionairaveclemecquidonnaitlesinfos
surlacirculationroutière,résultat,ilavaitdûfaireunstrip-teasetrèsembarrassant(sansallerjusqu’aubout,heureusement!)dansuneboîtedenuitducentre-ville.Papaavaitaussiassistéàdescentainesdecocktails en l’honneur d’heureux gagnants de concours variés. Il avait participé à une partie de catchrocambolesqueavecuncertainDominator,lorsd’unesoiréeauHilton.Maisc’étaitpourlabonnecause:rassemblerdesfonds.Pauvrepapa,ils’étaittoutdemêmeretrouvépresqueenmillemorceauxetcouvertdebleus:ilavaitdûporteruneattellesurlenezpendantunesemaine.Maisilavaitadoré,aupointd’enfairelargementprofitersesauditeurs:ilparlaainsidesesdeuxtamponsdegazeaufonddunez,et,là-dessus, de ses problèmes pour respirer et semoucher. Enfin, il fut l’auteur d’aumoins unmillion deblaguesnullissimes,quimedonnaienttoutesenviedehurleràlamortquandjelesentendaisenallantaulycée.Cheznous,letéléphonen’arrêtaitpasdesonner,carLottie,unalluméquiorganisaitlaviedepapadès
le saut du lit et à la seconde près, appelait toutes les quatre secondes. Le gars Lottie alignait lesobligationsdepapacommedesperlessuruncollier:promosaucentrecommercial,événementsentoutgenreoucompètesacrobatiquesdébilissimesoùpapasebousillaitlasantéetfaisaitleclowndeservice.Jevoyaisàpeinemonpère,dontmamèredisaitqu’ilétaittropâgéettropfinpourdesbêtisespareilles.Enattendant,papanesemêlaitpasdemavie.Aupire,onserencontrait,tardlesoir,quandjepassaisdevantsachambrepourmebrosserlesdentsetluisouhaitaisbonnenuit.Onavaitunaccordtacite:jedevaisbienmeconduireetêtreàlamaisonàl’heureconvenue;enéchange,ilnemefliqueraitpas.Lasituationnedureraitquequatre jours,enfindecompte,etpapan’avaitpasenviedeseprendrela têtepoursipeu.J’étaisdonctoutletempsavecTristan.Ilpassaitmeprendreàlamaisonpouralleraulycéeet,l’après-
midi,meconduisaitchezMiltonouàlamaison.QuantàScarlett,elleétaitencoreplusoccupéequemonpère.EllefaisaitdesheuressupchezMiltonafind’acheterdelalayetteetdesmeublespourlanurserie.Ellepassaitaussibeaucoupde tempsavecCameron,quimettaitduroseàsonmoralet luimassait lespieds.Enfin,MmeBagbie,l’unedesCPE,l’avaitconvaincuedesejoindreauxTeenMothers,ungroupedeparoleetdesoutiendestinéauxmèresadolescentes,quivenaitdesecréerau lycéeetseréunissaitdeuxfoisparsemaine.Audébut,Scarlettavaitditnon,maiselleaffirmaitmaintenantque,grâceauxfillesdesTeenMothers, enceintesoudéjàmères, elle se sentait redevenirnormale.De toute façon,Scarlettavaitundonpoursefairedesamis.Tristanetmoi,onavaitlabellevie.Lelundi,onaséchélescoursetpassélajournéeàbuller:rouler,mangeraufast-foodetsebaladerau
bord de la rivière. Quand le lycée a téléphoné chez nous, en fin d’après-midi, papa n’était pas à lamaison.J’aiexpliquéquej’avaisétémaladeetquemamanétaitendéplacement.Tristan,quisavaitdéjàimiterlasignaturedemamère,signaitavecpanachetoutcequejevoulais.Mamanappelaitchaquesoiretmeposaitlesquestionstypes:«Etlelycée?»,«EtchezMilton?».
Elles’inquiétaitdesavoirsipapan’oubliaitpasdemenourrir.ElledisaitquejeluimanquaisetrépétaitsanscessequeMamieiraitbientôtmieux.Elleregrettaitqu’onsesoitdisputéesetexprimaitsatristesse.Maman se doutait bien que j’avais eu du mal à rompre avec Tristan, mais elle affirmait qu’un jour,bientôt,jecomprendraisqu’elleavaiteuraison.Etmoi,àl’autreboutdufil,jerépétais:«Ohoui,biensûr»,enregardantTristanfairemarchearrière,
prendrelarouteetklaxonnerdansleviragepourunderniercoucou.Jemerépétaisquejenedevaispasculpabiliser, que c’était la faute demaman si on en était arrivées là : c’est elle qui avait imposé sadisciplineparcequeçal’arrangeait.Autrefois,jeluiauraispeut-êtreobéi.Plusmaintenant.LaveilledemondépartàBuffaloavecpapa,oùonallaitpasserlesfêtesdeThanksgiving,Tristanest
passémeprendrechezMiltonetm’adéposéeàlamaison.Ilétaitencoretôt,etpapan’étaitpasrentré.–Oùesttonpère?medemanda-t-ilencoupantlemoteur.–Aucuneidée.Sansdouteàlaradio.Jeprismonsacàdossurlesiègearrièreetouvrismaportière.Jemepenchaispourl’embrasser,mais
Tristanrecula,fixanttoujoursmamaisonplongéedansl’obscurité.ChezScarlett,parcontre,ilyavaitdelalumière:jevoyaisMariondevantlatélévision,piedsnussurlatablebasse.Danslacuisine,Scarlettremuaitquelquechosedansunecasserole.–Bon,àplus,quandjerentreraideBuffalo,dis-jeàTristanennouantmesmainsderrièresanuque.–Tunem’invitespasàentrer?coupa-t-il.–T’inviter?Jeledévisageai,étonnée.Ilnemel’avaitjamaisdemandé.–Tuenasenvie?–Benoui!Ilm’adoncsuiviedansnotrealléebordéeparlescherschrysanthèmesdemaman.Lejournalétaitdevantlaported’entrée.Quelquesfeuillesvoletaientdanslavéranda.Ilallaitbientôt
pleuvoir.Je ramassai le journal, cherchai mes clés dans mon sac et ouvris la porte. Au même moment, j’ai
entendu un grondement. Pas la peine de lever les yeux, je savais qu’un avion se rapprochait. Et,d’ailleurs,lescarreauxdesfenêtresvibraientdéjà.–C’estvachementfort!s’exclamaTristan.–Acetteheure-là,c’estl’horreur:ilyatoujoursbeaucoupdevols,endébutdesoirée.Dansl’entrée,ilfaisaitsombreetj’aialluméàtâtons.Aumêmemoment,j’entendisun«pop»,eton
s’estretrouvésdanslenoir.–L’ampouleagrillé.Attends,jevaisallumerdanslacuisine.Jeposaimonsacàdos,ilmesuivit,traînantquelquesfeuillesquis’étaientcolléessoussessemelles.
Toutàcoup,jesentissonbrasautourdematailleetsamain,unpeufroide,surmonventre.Après,ilm’aembrassée.Chezmoi!Cheznous!Danslapénombredenotrecouloir!L’obscuriténeluiapasposélemoindre problème pour s’orienter et me conduire direct dans le salon, sur notre canapé et les joliscoussinsbrodésdemaman.Jeluiairendusesbaisers,j’aiglissélesmainssoussonT-shirtpendantquenos jambessemêlaient.C’étaitbon, toutpleindefougue...Unautreavionasurvolé lamaisonàgrand
fracas.–Écoute,Tristan,ilfautquetut’enailles,monpèrevabientôtrentrer,dis-jeenreprenantmonsouffle.Maisilcontinuadem’embrasser,seslèvresdansmoncou,surmabouchetandisquesesmainsavaient
l’aird’êtrepartoutàlafois.Surmesépaules,dansmondos,sousmonT-shirt.Manifestement,leretourdemonpèreneluifaisaitpaspluspeurqueça.Jelerepoussaiunpeuplusfort.–Arrête,Tristan!Jesuissérieuse.–Bon,d’accord.Ilseredressaets’adossacontreunautretasdecoussins(mamanadoraitlescoussins).–Cool,Halley.Oùestpassétongoûtdurisque?–Tuneconnaispasmonpère!dis-je,commesipapaétaitunogrequipoursuivaitlesgarçonsavecun
fusildechasse.Cela dit, c’était tout demêmedrôlement dangereuxd’avoir invitéTristan cheznous.Si jamais papa
nousdécouvraitseulsdanslenoir,çabarderait.Jemelevaietallumailalumièredelacuisine.Bizarre,maisnotremaison,quejeconnaissaissibien,
mesemblaitdifférente,maintenantqueTristans’ytrouvait.Etlui?C’étaitquoi,sonsentimentactuel?–Tuveuxboirequelquechose?luidemandai-jeenouvrantleréfrigérateur.Ils’assit.–Nan,rien.Jeregardaisdansleréfrigérateurquandj’entendislavoixdemonpère,exactementcommes’ilvenait
d’entrerdanslacuisine.J’aieusipeurquemoncoeurs’estarrêtédebattrependantunedemi-seconde.–«Salut,icic’estBrian!JesuisactuellementàlateinturerieSimpson,quivientd’ouvrirsesportesau
centrecommercialdeLakeview.Lesteintureries,toutlemondeconnaît,maiscetteteinturerie-là,jevousassure qu’elle a du cachet. Pour commencer,Herb etMarjorie Simpson sont de véritables experts dunettoyageàsec...»C’était la radio, mais, même le choc passé, j’ai continué d’avoir chaud aux joues et le sang en
ébullition.Tristan,lui,souriaitcommelechatduCheshire,lamainsurleboutondelaradio.–Tun’espasdrôledutout!luidis-jeenm’asseyantàcôtédelui.Il baissa le volume. Je n’entendis bientôt plus que le murmure de papa, qui parlait maintenant de
serviceexpressetd’amidonnage.Après,Tristanavouluvoirmachambre.J’aivitecomprispourquoi,maisjel’aiprisparlamaineton
estmontés.Ilafaitletourdupropriétaire,s’estpenchésurlemiroirdemacoiffeusepourobserverdeplusprèslesrubansbleusquej’avaisreçusencompètedegym,enprimaire,ainsiquelesphotos«posespécialsourire»queScarlettetmoionavaitprisesauPhotomatonducentrecommercial.Enfin,ils’estallongésurmonlit,commes’ilavaitétéchezlui,et,quandils’estpenchépourm’embrasser,jen’aipasfermélesyeux.Jeregardaispar-dessussatêtelapoupéedecollectionqueMamiem’avaitoffertepourmes dix ans et qui se trouvait en haut de mon étagère. Elle représentait Scarlett O’Hara, dans salégendairerobevertetblanc,etavecungrandchapeau.Etrienquedelaregarder,justeavantdefermerlesyeux,jemesuissentiecoupable.J’aimêmeentendudansmatêtelavoixdemamanquiaffirmaitquejecommettaisàprésentunegraveetterribleerreur.Dehors,lesavionscontinuaientdesurvolerlequartieretd’ébranlerlesvitres.Tristanglissaitsamain
toujoursplusbas,etmaintenant,souslaceinturedemonpantalon,directionmapetiteculotte.Jamaisiln’avaitétéaussiaudacieux.Etmoi,jecontinuaisd’écartersamain.On avaitmismon radio-réveil, pour suivre la trace demon père,mais, au bout d’unmoment, ça a
coupé,lesilenceesttombé.JesentaisleslèvresdeTristansurmesoreilles,sescaressessurmanuque.J’entendais les petitsmots qu’ilme chuchotait à l’oreille.C’était vraiment bon. Jeme sentais tomber,glisserdansl’oublietmeperdredansmessensations,jusqu’àcequesoudain...–Non!Arrête!dis-jeensaisissantsamaintandisqu’ilessayaitdedéboutonnerlabraguettedemon
jean.–Pourquoi?s’étonna-t-ild’unevoixétouffée.–Tusaistrèsbienpourquoi.–Non,jenesaispas.–Arrête,jetedis!–Maisenfin,Halley,c’estquoitonproblème?demanda-t-ilensemettantsurledos,posantlatêtesur
monoreiller.Sachemiseétaitdéboutonnéeetsamain,immobile,àproximitédemapetiteculotte.–Leproblème,c’estquejesuischezmoi,dansmonlit,etquemonpèrenevapastarder!Jen’aipas
enviedemefairepiquer,figure-toi.Tristanroulasurleflancetrallumamonradioréveil.Lavoixdemonpèreemplitmachambre.– « Précipitez-vous à la teinturerie Simpson : on y propose des prix défiant toute concurrence, des
offresspéciales,etmêmedugâteau,ehoui!Quirefuseunepartdegâteau?Pasmoi,entoutcas!Brianavecvousjusqu’à21heures...»Tristanrestaimmobileetmeregardafixementpourmeprouverquej’avaistort.–Jetedisdelaissertomber,répétai-jeenallumantlalumièredemalampedechevet.Machambresortitdelanuitetmeredevintfamilière.Toutétaitàsaplace:lelit,letapis,mespeluches
alignéessurletroisièmerayondemonétagère.Ilyavaitaussiunpetitcochonvert,aumilieu.C’estNoahVaughnquimel’avaitoffert,deuxansplustôt,pourlaSaint-Valentin.Noahn’avaitjamaiscaresséquemanuque.Iln’avaitjamaistrouvélesmoyenslesplusingénieuxpouratteindredesendroitsquejesurveillaisavecvigilanceetdont jedéfendais l’accèsavec sévérité.NoahVaughn était déjà bien trop content detenirmamain.–Écoute,Halley,repritTristanàvoixbasse,j’aiétépatientjusqu’àmaintenant,maiscelafaittoutde
mêmetroismoisqu’onsortensemble.–C’estpasbeaucoup,dis-jeentripotantleboutdemahoussedecouette,quiétaitdéchiré.–Pourmoi,çal’est.Ilserapprochaetposasatêtesurmesgenoux.Et,dansunflash,j’aicomprisquelui,ill’avaitdéjàfait.–Penses-y,d’accord?Onferaattention,jetelejure.–D’accord,dis-jeencaressantsescheveux.Ilfermalesyeux.S’ilavait su... J’ypensais tout le temps.Mais,chaque foisque j’étais tentéeetque j’avaisenviede
capituler,jesongeaisàScarlett.Logique,Scarlettaussiavaitpenséfaireattention,avecMichael.Après ça,Tristanne s’attardapas. Il n’avait pas enviede regarder la télévision, nimêmede rester.
Quelque chose avait changé, je le sentais bien,même si je n’avais jamais vécu ce genre de situation.C’étaitl’instinctquimelesoufflait:jesavaisquejeperdraisTristansijenecouchaispasaveclui,delamêmefaçonquelesbébéstortuessaventqu’ilsdoiventrejoindrelamerdèsleurnaissance.Unpetit bisouplus tard, il fila. Je restai dans lavéranda, le suivantdesyeuxalorsqu’il donnaitun
derniercoupdeklaxon,commed’habitude,danslevirage.Tandisqu’il s’éloignait, jepensai à l’imageque j’avaisdemoi : cettepetite silhouette auxcontours
noirsdel’albumdecoloriage.Ehbien,ellecommençaitàs’étofferetàprendredescouleurs.Lafillequej’avaisété,lafillequej’étaismaintenant...Ilyavaitdéjàeupasmaldechamboulementsdansmavie,aucoursdecesderniersmois, alorsundeplus,undemoins,quelledifférence?Mais, aussitôtaprès, jepensaisàScarlett,toujoursàScarlett,àcettenouvellenuancequ’elleavaitajoutéeàsapaletteetquejen’étaispasencoreprêteàaccepter.
QuandjesuispasséedireaurevoiràScarlett,lemêmesoir,elleétaitaccroupiesurlecarrelagedesacuisineavecunseauetuneéponge,etnettoyaitl’intérieurduréfrigérateuravecénergie.Ilyavaitdelabouffepartoutsurlatabledelacuisineetsurlesplansdetravail.–Tusensça?medemanda-t-elle.Ellenes’étaitmêmepasretournée.Lagrossesseavaitaffiné toussessens.Parfois, jemedisaisque
Scarlettétaitdevenueextralucide.–Hein?Sentirquoi?Ellesedétournaetpointasonépongesurmoi.Puiselleinspiraetfermalesyeux.
Ça Cetteodeurdepourri.Maisjenesentaisquel’odeurd’eaudeJavel.–Non.Scarlettseleva,ens’appuyantsurlaporteduréfrigérateur.Elleavaitdumalàserelevermaintenant,
carsoncentredegravitéavaitchangé,àcausedesonventre.–Cameronnonplusn’ariensenti ! Iladitque j’étaisfolle,maisçapue tellementque j’aienviede
dégobiller.Jeretiensmonsouffledepuisquejenettoiecefouturéfrigérateur.Je regardai la bible de la grossesse sur la table, grande ouverte à la page du cinquièmemois, qui
approchaitàgrandspas.Jelafeuilletaitandisqu’ellemettaitlenezdanslebacàlégumeset,avecunegrimace,seremettaitàfrottercommeunedingue.–Page74,paragraphedubas,lus-jeàvoixhaute,suivantlesphrasesavecmondoigt:«Votreodorat
peutdevenirplusfinaucoursdevotregrossesse,cequiprovoqueuneaversionenverscertainsaliments.»–Jen’arrivepasàcroirequetunesentespasunehorreurpareille!mecoupa-t-ellesansm’écouter.–Tunevastoutdemêmepasnettoyerlamaisondusolauplafond?demandai-je,alorsqu’ellesortait
lebeurrier,l’examinaitetlemettaitàtremperdansleseau.–S’illefaut...–Tuescomplètementcinglée!–Non,jesuisenceinteetj’ailedroitd’êtreexcentrique,aditladoctoresse.Alorslaferme.Jem’assisetm’accoudaià la table.Chaque foisque j’étaisdans lacuisinedeScarlett, jepensaisà
touteslesannéesqu’onyavaitpassées,attablées,aveclaradioallumée.L’été,onfaisaitdescookiesauxpépitesdechocolatetondansaitsurlelino,piedsnus,aveclamusiqueàfond.Jefeuilletailechapitresurlecinquièmemois.–Écoute-moi ça !Lemenupourdécembre : constipationnon-stop, crampes aux jambes et chevilles
enfléesàsurveiller.–Super.Elles’assitsursestalonsetlaissatombersonépongedansleseau.
– .
–Quoid’autre?–Humm,lesvarices,etpeut-êtredesdifficultésou,aucontraire,desfacilitésàavoirunorgasme.Ellesedétournaetdégageasonvisage.–Pitié,Halley.–Jelisjustecequiestécrit.–Tuestoutdemêmebienplacéepoursavoirquelesorgasmes,c’estledernierdemessoucis.Toutce
quim’intéressepourl’instant,c’estdedécouvrircequipueautantdanscettecuisine!Jen’avaistoujourspasrepéréd’odeurdepourri,maisautantlaboucler.Scarlett gérait bien sa grossesse,maintenant. J’étais fière d’elle. Elle s’alimentaitmieux, et, chaque
jour,ellemarchaitunepetitedemi-heuredanslequartier:elleavaitentendudirequelamarche,c’étaitbonpourlebébé.Ellelisaittoutcequiluitombaitsouslamainsurl’éducationdesenfants.Enrevanche,elleignoraitlesarticlesetlesbrochuressurl’adoption,queMarionlaissaitrégulièrementsurlatabledelacuisine,aveclacartedevisiteduconseillerBidule,prêtàdiscuterdesoptionsquiseprésentaientàelle.Scarlettjouaitlejeuparcequ’ellen’avaitpaslechoix,maisellevoulaitgardersonbébé.Elleavaitpris sadécisionet s’y tenait, commeelle l’avait toujours fait dans lavie, et tantpispour les autres :qu’ilsaillentsefairevoir!–Scarlett?–Oui?Savoixétaitétouffée.Elleavaitmaintenantlatêtesouslebacàviandeetfromage,etinspectaitlefond
dufrigo.–PourquoituasdécidédecoucheravecMichael?Elleseredressalentementetm’observa.–Pourquoitumeposeslaquestion?–Jen’ensaisrien.Jehaussailesépaules.–Parcequejem’interroge.–Tul’asfaitavecTristan?–Non,évidemment!–Maislui,ilveutcoucheravectoi.–Pasexactement.Gênée,jefispivoterleplateautournantaumilieudelatabled’ungestemachinal.–Mais,toutdemême,ilenparle.Elles’assitenfacedemoietdégageadenouveausonvisage.Sesmainssentaientl’eaudeJavel.–Qu’est-cequetuluiasdit?–Quejeréfléchirais.Ellesetutuninstant,songeuse.–Tuenasenvie?–Jenesaispas.Maislui,ilaimeraitbien.Ilnecomprendpaspourquoij’enfaistoutunfromage.–Ça,c’estdesconneries,Halley:illesaitparfaitement.–Bon,maisçan’estpaslaquestion.Parcequejel’aimebeaucoup.Vraiment.Etjepenseque,pourdes
typescommelui,enfindanscestyle,c’estrien.C’estjusteuntrucqu’onfait,point.
Ellesecoualatête.–Écoute,Halley.Ilnes’agitpasdelui,maisdetoi.Situn’espasprête,ilnefautpasquetulefasses.–Ah,maisjesuisprête.–Tuenescertaine?–Pourquoi,toi,tul’étais?Çal’astoppéenet.Elleaposélesmainssursonventre,onauraitditqu’elleavaitavaléunmelonou
unecitrouille.–Jenesaispas.Maisjenecroispas.J’aimaisMichael,et,unsoir,c’estalléplusloin.C’estarrivé.
Après,jemesuisrenducomptequeçaavaitétéuneerreur,etplusgrossequejenel’avaispensé.–Parcequelepréservatifestparti?–Oui,maispasseulement.Enfinbon,jenevaispastefairelamorale,parcequ’aumomentoùj’aifait
l’amour avec lui, j’étais sûrede levouloir. Jene savaispasque, le lendemain,Michael disparaîtrait.Littéralement.Maistudoisypenser.–PenserqueTristanpourraitmourir?–Non,Halley,pasmourir,murmura-t-elle,etjeviscetteombrequisurgissaitsursonvisageàchaque
foisqu’elleparlaitdeMichael.Troismoisqu’ilétaitmort,ettoujourscetteterribletristessedanssesyeux...–J’aimaisMichaeldetoutmoncoeur,maisjeneleconnaissaispasbien.Unétéensemble,qu’est-ce
quec’est?Ilauraitpusepasserbeaucoupdechoses,aucoursdel’automne.Jenelesauraijamais.–JesaisqueTristanvoudrait.Sincèrement.Ilinsiste,tuvois.–Si tucouchesaveclui,çachangeratout.Forcément.Et,s’il tequitte, iln’yaurapasqueluiquetu
aurasperdu.Alorsilvaudraitmieuxquetusoissûredetoi,Halley.Sûredesûre.
CHAPITRE12
Mamieétaitmaintenantdansunemaisondereposquis’appelaitlesEvergreen.Laplupartdesrésidentspassaient leurs journées alités,mais d’autres arrivaient à se déplacer.Des bonnes femmes en fauteuilmotoriséallaientetvenaientdanslecouloir,sacàmainserrésurleursgenoux,commesiellesavaientpeur qu’on le leur pique aupassage.Partout, ça sentait le désodorisant, uneodeur de sucré dégueu etchimique.IlyavaitaussidesdécorationsdeThanksgivingdanstouslescoins:dindes,pèrespèlerinsetépisdemaïsenplastoc,enpapier,enguirlandeouenbougie.Onavaitl’impressionquelesfêtesétaientimportantes,obligatoiresmême,parcequ’iln’yavaitplusriend’autreàattendredelavie.J’avaisdormipendant laquasi-totalitédu trajet, carpapaavaitdécidédepartirà4heuresdumatin
pouréviterlegrosdesdéparts.Papaétaiteneffetobsédéparlesbouchons,etparsavolontéd’êtreplusfutéquelesautresautomobilistes.Par-dessuslemarché,ilchangeaitsanscessedestationderadio,pourespionner la concurrence. Franchement, c’était saoulant : jamais je ne réussissais à écouter une seulechansonenentier.Avantdemeleveraupetitmatin,j’avaisécoutélepassagedesvoituresdansnotrerue.J’étaiscertaine
que Tristan reviendrait pour donner un dernier coup de klaxon,me faire un ultime coucou avantmondépart.Ilsavaitquej’angoissaispourmagrand-mère,maisbon,leshistoiresdefamille,çaneluiparlaitpasplusqueça.Surtout,jenevoulaispaspartiràBuffalosurunfroid.Jel’imaginaisdansl’undesesQG,aveclespotesquej’avaisrencontrés.J’essayaisdemeconvaincrequ’ilm’aimaitassezpournepasdemanderàuneautrecequejeluirefusais.Lorsqu’on est entrés dans la chambre deMamie, je l’ai trouvée toute petite dans son lit. Elle était
immobile, lesyeux fermés.Lebeau soleil quipassait par la fenêtre caressait sonvisage, dont le teintclair,transparentetfragilerappelaitceluid’unepoupéedeporcelaine.–Bonjour,vousdeux!Mamèreselevadesachaise,prèsdelafenêtre.Jenel’avaispasvue.–Vousavezfaitbonneroute?–Normal,dis-jetandisquemamanm’embrassait.–Excellente, renchéritpapaen laprenantpar la taille.Ons’estdébrouilléscommedeschefs :ona
précédélacohuedesgrandsdéparts!Mamèreposaundoigtsurseslèvres.–Sortons,dit-elleàvoixbasse.Mamanapasséunemauvaisenuit.Elleabesoinderepos.Danslecouloir,lesbonnesfemmesenfauteuilroulantpassaientetrepassaientenriantetenjacassant.
LaportedelachambrevoisinedeMamieétaitentrouverte.Lesstoresavaientétébaissés,lapièceétaitsombre.Levieuxmonsieurdanslelitétaitintubéetreliéàunemachine.–Alors,commentçava?medemandamamanenmeserrantcontreelle.Vousm’avezmanqué,tousles
deux!–Ettoi,commentvas-tu?l’interrogeapapa.Commemoi,ilavaitremarquéquemamanavaitl’airtrèsfatiguéeetaussiplusâgée.C’estàcroireque
passerdesjournéesentièresdanscetendroitsinistrevousvieillissaitdecentans.–Çava,dit-elleàpapa,sonbrastoujoursautourdemataille.J’avaisdesfourmisdanslebras,maisjenemesuispasdégagée,parcequejenevoulaispasfairede
peineàmaman.–Ellevamieux,aujourd’hui.Touslesjours,ilyadumieux.Achaquemotqu’elleprononçait,mamanpressaitmonépaule,commepourleurdonnerdelaforceetde
lavérité.Là-dessus,onestrevenusdanslachambre.J’aiparléavecMamiependantquelquesminutesseulement.
Quandelleaouvert lesyeuxetqu’ellem’avue, j’ai toutdesuitecomprisqu’ellenemereconnaissaitpas, et çam’a fait flipper.Étais-jedéjàdevenueuneautreHalley, avecunevoix,desmanièresetuneexpressiondésormaisméconnaissables?–C’estHalley,maman,l’informadoucementmamère,quisetenaitdel’autrecôtédulit.Et,commeellenepouvaitpasmepresserl’épaule,delà-bas,ellemelançaunregardd’encouragement.Enfin,unéclairde luciditépassasur levisageancestral, lointainet tourmentédeMamie.Ellesavait
maintenantquel’inconnuequisepenchaitsurelle,c’étaitmoi.–Halley...Ellemefitunedrôledegrimace,commesij’avaisétéunevieillecopinequiseseraitamuséeàluifaire
uneblague.–Commentvas-tu,maminette?–Bien.Jesuiscontentedetevoir,tusais.Jeprissamainfluettecommecelled’unenfantdanslamienneetmêlaimesdoigtsauxsiens.J’ensentis
lespetitsos fragiles tandisqu’ellemeserraitetque je la serrais,moiaussi,avecdélicatesse,pour larassurerdemonmieux,avectoutmoncoeur.On a regardé Mamie pendant qu’elle mangeait son déjeuner de Thanksgiving : blanc de dinde
accompagné de gelée de canneberge, le tout disposé sur un plateau-repas en plastique orange décorécommeunecorned’abondance.LescouloirsdesEvergreenétaientbondésdeparentsquifaisaient leurpèlerinagedeThanksgiving.Aunmomentdonné,jesuispasséedevantlachambrevoisine,etj’aivudumondeauchevetduvieuxmonsieur reliéàunemachinepardes tubes.Sesprochesétaient rassemblésautour de son lit et parlaient doucement. Dans le couloir, une petite fille en belle robe chasuble etsandales jouait à la marelle sur les carreaux du lino. Aujourd’hui, l’odeur dans les couloirs étaitdifférente:lapuanteurdudésodorisantavaitétévaincueparlessenteursdescentainesdeparfumsetdelaquedesvisiteursvenusenmasserendrevisiteàleursanciens.Lesoir,mesparentsetmoi,onestallésdansunhôtelducentreoù,pourvingtdollarsparpersonne,on
avaitdroitàunbuffetmonstrespécialThanksgiving. Ilyavaitdesrangéesde tablesavecdesplatsaufumetappétissant:puréedepommesdeterre,saucedeviande,saucegravyouàlacanneberge,ettartesaupotiron.Lesautresconvivesétaienthabilléscommepouralleràunbaletmangeaientenpetitscomités,àl’uneoul’autredespetitestableséparpilléesdanslasalle.Onauraitditqu’uneimmensefamilles’étaitfragmentée pour former une multitude de microfamilles. Mon père a mangé comme un ogre (il s’estresservi troisfois),etmaman,épuisée, leregardcerné,aparlésansarrêt,commesi l’accumulationdemotsdessinaitundécorquirendaitceThanksgivingmoinsétrange,entoutcasàpeineplusdifférentdesautres.MamanmeposadoncdestonnesdequestionssurScarlett,lelycéeetMilton.Monpèreracontaune histoire interminable sur un auditeur qui s’était foutu à poil et avait couru dansMain Street pourobtenirdesticketsdeconcertgratis:c’étaitlederniercoupdepub,génial,desastation.Jemangeaimapurée de pommes de terre, fondante comme du beurre, sans appétit, enme demandant ce que Tristan
fabriquait.Mangeait-ildeladindeouavalait-ilunvieuxBigMac,seuldanssachambre,avantd’allerfairelafête?Tristanmemanquait,lapuréedepommesdeterreavecgrumeauxspécialThanksgivingdemamanmemanquaitaussi.Après, on s’est installés chezMamie Halley, moi dans la chambre que j’occupais quand je venais
passer l’été chez elle etmes parents, en bas tout au fond du couloir, dans la chambre d’amis avec lepapierpeintbleuàfleurs.Rienn’avaitchangédanslamaisondeMamie.Jasperlechatétaittoujoursgrascommeunpetitcochon,lestuyauxdelaplomberievibraientetgrondaienttoujours,lanuit.Chaquefoisquejepassaisprèsdelaclochettedansl’escalier,jelafaisaistinterpourm’annonceràl’escalierdésert.Lesoir,jereluspourlaénièmefoislesmagazinesquej’avaisemportésetj’appelaiScarlett.Elleavait
préparéundînertraditionneldeThanksgivingpourCameron(safamilleavaitfêtéThanksgivingàl’heuredu déjeuner),Marion et Steve, aliasVladimir. Elleme raconta que Steve-Vladimir avait débarqué encostume,mais chaussé de cuissardes comme auMoyenAge, avec sa fameusemédaille et vêtu de cequ’elleavaitqualifiéde«tunique».Etencore,elleétaitpolieenluidonnantcenom,parcequec’étaituntrucnifaitniàfaire.–Unetunique?–Maisoui:uneespècedegrandechemiseavecuncordonaucolquiarriveaumilieudescuisses.–Ill’afourréedanssonpantalon?–Non:sursonpantalon.Marionn’arienremarqué.–Fascinant.Ettoi?Qu’est-cequetuasdit?–Atonavis?Rien!Jel’aiaccueilli,puisjeluiaiproposéleboldecacahouètesquej’avaispréparé
pourl’apéro.C’esthallucinant:Marionestraidedinguedecetype.Elles’enficheraitcomplètement,s’ilallaitculnu!J’éclataiderire.–Parlepasdemalheur!–Ah,jetejure!Ellesoupira.–Entoutcas,ledîneraétégénial.Cameronaentretenulaconversationettoutlemondem’afélicitée
pourmapurée!Manquedechance, jen’aipaspuenmangerunebouchée.Mondosmefaitunmaldechienetj’aidesnauséesdepuislasemainedernière.C’estclair,ilyaquelquechosedepourridanslacuisine!Jetel’aidéjàdit,jecrois.–Oui.Ilyavaitdesgrumeaux?–Où?–Danslapurée.–Biensûr!Lapuréeestbonneseulementsielleadesgrumeaux!–Tumerassures...Tum’engarderasunpeu?–D’accord.Promis.Savoixétaitlointaineetaccompagnéedeparasites,maistoujoursaussiréconfortante.
Aucoursdenotreweek-endàBuffalo,j’apprisàmieuxconnaîtreMamie,etcenefutpasgrâceànosvisitesàlamaisonderepos,oùjemecontentaisdeluiserrergentimentlamain.Mamiesouffraittoujoursdes suites de son opération et était un peu déconnectée de la réalité.Elleme confondait parfois avecmamanetm’appelaitJulie.Ellemeracontaitdeshistoiresquirestaientinachevéesparceque,toutàcoup,
ellesetaisait.Maismaman,quiétaitassisederrièremoiouàcôtédemoi–çadépendait–,terminaitsesphrasesàsaplace:c’étaitsafaçondedonnerl’illusionquetoutallaitpourlemieuxdanslemeilleurdesmondes.Dansma chambre, chezMamie, il y avait unevieille armoiredécoréede rosespeintes dont le bois
sentaittrèsbon.Unsoiroùjem’ennuyaisàcrever,j’airegardédedans.J’aivudesboîtesencarton,desphotos,des lettres,enfin toutunbazar :desbidulesquemagrand-mère,unvraipetitécureuil,n’avaitjamaispuserésoudreàjeter.Ilyavaitdesphotosd’elleàmonâge,enrobedebaltrèschic,posantavecd’autresfillessouriantes.LeslongscheveuxnoirsdeMamieétaientnattéspourformerunecouronneoùavaientétépiquéesdepetitesroses.Ilyavaitaussiuneboîterempliedecarnetsdebal.Chacuncontenaitlessignaturesdesescavaliers,chaquedanseétaitsoigneusementnumérotée.JedécouvrisaussiunephotodemariagedeMamie : elle posait avecmongrand-père aumoment de couper le gâteau, et tousdeuxtenaientlecouteau.C’étaitcaptivant!Jelusmêmeleslettresqu’elleavaitécritesàsamère,pendantsonpremiervoyageà l’étranger.Elleracontait,surpresquequatrepages!,sarencontreavecunbelIndiendansunparclondonien.Elleavaitrapportéleurconversationaumotprès,allantjusqu’àpréciserquelecielétaittrèsbleu,cejour-là.Quelquesannéesplustard,elleavaitadresséàsamèredeslettresoùelleconfiaitqu’elleaimaitgrand-pèreàlafolie.Aprèslamortdesamère,ceslettresluiavaientétérendues,dansleursenveloppesd’origine,etjolimentnouéesparunruban.Je descendis dans la cuisine, oùmamanbuvait une tasse de thé, installée près de la fenêtre dans le
grandfauteuildeMamie.Ellenem’avaitpasentendueetelletressaillitlorsquejeposaimamainsursonépaule.–Tun’espasencorecouchée,Halley?–Non,j’ailuleslettresdeMamiependanttoutelasoirée,dis-jeenm’asseyantàcôtéd’elle.Regarde!Jeluimontraiuncarnetdebal,quej’avaisnouéautourdemonpoignet,unephotodumariageoùMamie
et grand-père valsaient, avec l’orchestre en fond, et le faire-part de ma naissance, soigneusementconservédanssonenveloppe.Jen’avaispasvuletempspasserpendantquejedéballaislessouvenirsqueMamieavait soigneusementconservésdansdesboîtesencartonoudans leursenveloppes.Çameplaisaitdepenserqu’ellelesavaittoutbienrangéspourmoi.–C’estdifficiled’imaginerqu’elleaétéadolescente,puisjeunefemme,déclaramamanenorientantla
photodemariageverslalumière,pourmieuxvoirlesdétails.Tuasvusoncollier?Ellemel’aoffert,lejourdemonmariage.–Quandelleaeudix-neufans,Mamieest tombéeamoureused’unIndienqu’ellearencontréàHyde
Park,pendantl’été.Etfigure-toiqu’ilssesontécritpendantdeuxans!–Incroyable,murmuramaman,quicaressaitmescheveux.Ellenemel’avaitjamaisdit...–Et tusaisd’oùvient laclochettede l’escalier?C’estgrand-pèrequi l’aramenéed’Espagne,où il
faisaitsonservicemilitaire:ill’aachetéeaumarchéauxpuces.–Vraiment?–Tudevraislireseslettres!dis-jeenbaissantlesyeuxsurmonfaire-partdenaissance.«Bienvenueparminous,petiteHalley!»Mamanmesouritavecnostalgie.Commesicetteconversationmère-filleluirappelaitqu’ilyavaiteu
untempsoùonétaitcomplicesvingt-quatreheuressurvingt-quatre.Onneconnaissaitpasnotrebonheur:maintenant,cettecomplicité-là,siparfaite,étaitdevenuebienrare.–Écoute,chérie,jesuisvraimentdésoléedecequis’estpassé,lorsdenotresoiréeàlapizzeria,me
dit-elle, jouant toujoursavecmescheveux. Je sais, tu asdumalà comprendrepourquelles raisons jeveuxquetucessesdevoirTristan,maisc’estpourtonbien.Unjour,tucomprendras.
–Non.Jenecomprendraijamais!Notrebonneententeavaitsubitementdisparu.Onétaitdenouveauséparéesparungrandfossé.C’était
criant.Mamansoupiraetlaissaretombersamain.Elleaussiavaitsentilechangementd’atmosphère.–Ilesttard,Halley.Tudevraisallertecoucher.Jesortisdelacuisineet,enbasdel’escalier,m’arrêtaidevantunarticledujournaldelarégionqui
avaitétéencadréetannonçaitleretourdelacomètedeHalley:«Halleyrevientvisiternotregalaxie!»–Jemerappellelepassagedelacomète!dis-jetoutàcoup.Mamans’approchaetlutpar-dessusmonépaule.–J’étaissurlesgenouxdeMamieetonl’aregardéeensemble,ajoutai-je.–Maisnon,chérie,tuétaisbientroppetitepourterappeler!répliqua-t-elled’unevoixferme.Deplus,
lecielétaitbrumeux,onn’yvoyaitrien.J’aigardéuneimagetrèsnettedecettejournée!Voilà.Mêmemessouvenirsnem’appartenaientpas.Ilfallaittoujoursqu’elleaitlederniermot...Pourtant,jesavaisqu’ellesetrompait.Jel’avaisvue,cettefichuecomète.J’enétaisaussisûrequeje
l’étaisdeconnaîtremonvisage,mesmains,etaussimoncoeur.
Lelendemain,onafermélamaison,donnéàmangerauchatetlaissédel’argentàsababy-sitter,puison a chargé la voiture et fait une dernière visite àMamie.AuxEvergreen, c’était le calme plat : lesvisiteursavaientdéjàreprislaroute,sansdoutepouréviterlesbouchons.Et,d’ailleurs,monpèrefittrèsvitesesadieux.Ilallanousattendresurleparkingetgardalesyeuxfixéssurlabretelled’autoroute,latête rentrée dans les épaules à cause du vent.Mais dans la chambre deMamie, à l’abri derrière lesdoublesfenêtresverrouillées,onn’entendaitrien.Jesuisrestée longtempsauchevetdeMamie,samaindanslamienne.Maman,del’autrecôtédulit,
nousregardait.Mamieétaitlucide,sansplus.Elleétaitépuisée,sesmédicamentslamettaientàplat,ellegarda donc les yeux fermés.Lorsque je l’ai embrassée, j’ai senti ses joues sèches et fines commedupapierbiblesousmeslèvres.Quandj’aireculé,elleaposésamainsurmajoue.Sesdoigtsétaientdouxmaisglacés.Mamiem’aensuitesouri.Jemesuissouvenued’ellesurlaphotodubal,si jeunedanssabellerobedesoirée,avecdesrosesdanslescheveux,etjeluiaisouri.Après,j’aiattendudanslecouloirpendantquemamanluidisaitaurevoir.Jemesuisadosséeaumur,sousl’horloge.J’aiécoutésontic-tachypnotique.J’entendaislemurmure
constant de maman, mais je ne saisissais pas ce qu’elle disait. Dans la chambre voisine, le vieuxmonsieurintubéetreliéaurespirateurétaitdenouveautoutseul.Lamachinefaisaitdespetits«bipbip»dansl’obscurité.L’écrandesatéléétaitcouvertdeparasites.Auboutdevingtbonnesminutes,jemesuisapprochéedelaporteentrouverte.Maman,dedos,serrait
lamaindeMamie.JeregardaimieuxetremarquaiqueMamies’étaitendormieetrespiraitpaisiblement.Etmaman,quiavaitpasséleweek-enddeThanksgivingàsemontrermaladivementrassurante,àpressersanscessemonépaule,àsourireetàparlerjusqu’àl’ivresse,craquaitetpleuraitensilence.ElleavaitposélatêtesurleborddulitetsesépaulestremblaienttandisqueMamieHalleydormait,toutecalme.Çam’afaitunepeurbleue,pareilleàcellequej’avaiseue,lesoiroùj’étaisrentréeducampdesSistersetoùj’avaisvuScarlettenlarmessurlesmarchesdesavéranda.Danslavie, ilyadesgens,desréalitésetdesévidencessur lesquelsons’appuie,parcequ’ilssont
sûrsàdeuxcentspourcent.Mais,quandilsdégringolentdeleurpiédestaletvouslaissenttomber,c’estle
mondeentierquisecasselagueule,etnotreconfianceavec.
CHAPITRE13
Scarlett entraitmaintenantdans soncinquièmemoisdegrossesse.Désormais, onvoyait bienqu’elleétait enceinte. Lemodeste tablier vert deMilton ne parvenait plus à cacher son ventre. Et puis, elletranspirait davantage, elle avait des sensations de chaleur et sa peau était rouge comme si elle étaitirritée.Lapremièresemainededécembre,M.Averby,legérantdeMilton,lafitappelerdanssonbureau.Je
l’accompagnaipourlasoutenirmoralement.Ilnoussourit.–Ehbien,Scarlett,ilestdifficiled’ignorerquevousêtesdansunesituationintéressante.M.Averbyavaitl’âgedemonpère,maisilétaitchauveetseservaitdesestroisdernierscheveuxpour
recouvrirsoncrâned’oeuf.–Unesituationintéressante?répétaScarlett.Elleaimaitbienjoueràcepetitjeu:obligerlesgensàappelerunchatunchat.– Eh bien, oui. Ce que je veux dire, c’est que j’ai remarqué... heu, que vous attendiez un heureux
événement.–Unheureuxévénement?Jesuisenceinte.–Oui,oui,dit-iltrèsvite.Ilsemblaithorriblementmalàl’aise.–Peut-êtrefaudrait-ilendiscuter?–Moi,jenepensepas.Etvous?demandaScarlettengigotantsursachaise,parcequ’ellen’étaitplusà
l’aisenullepart.– Eh bien, non... Mais, heu... je me dis néanmoins que de petits aménagements peuvent s’avérer
nécessaires:dansvotreétatactuel,vouspourriez...heu,avoirdesproblèmes,entravaillantàlacaisse.Il ymettait les formes,mais lemessage était clair : il s’inquiétait des réactions lorsque les clients
verraient une caissière de seize ans enceinte jusqu’aux yeux chezMilton, le supermarché de toute lafamille. Il avait peur que Milton donne le mauvais exemple. Que ce soit mauvais pour les affaires.Mauvaistoutcourt.–Jenecroispas,réponditScarlettavecbonnehumeur.Monmédecinm’aditquec’étaitbonderester
debout,sij’aidespausespendantlajournée.Montravailn’enserapasaffecté,ça,jevouslegarantis,monsieurAverby.–Scarlettestuneemployéemodèle!renchéris-je.Etmêmel’employéedumois,enaoût.–C’estexact!meditScarlettenmesouriant.Ellem’avait répétéqu’ellenedémissionnerait sousaucunprétexte,mêmepoursatisfaireM.Averby.
Deplus,laloiluiinterdisaitdelavirer.DesfillesdesTeenMothersleluiavaientdit.–Oui,oui,vousêtesuneemployéemodèle,déclaraM.Averby, qui lui aussi se trémoussait sur son
siège. Je ne sais pas si vos horaires vous conviennent, mais, si vous désirez réduire votre temps de
travailoudiscuterd’unaménagementdevosfonctionschezMilton,nous...– Oh, mais c’est tout à fait inutile ! C’est parfait ! coupa Scarlett. En tout cas, merci de votre
sollicitude.M.Averbysemblaitmaintenantaccablé,lasetrésigné.–Danscecas,jepensequeceseratout.Mercid’êtrevenuedansmonbureau,Scarlett.Etn’hésitezpas
àmeconsulter,encasdeproblème.–Merci.Ons’estlevéesd’uncoup,etc’estseulementunefoisfranchilerayonriz,pâtesetcéréalesqueScarlett
aéclatéderire.Elleamêmedûs’arrêter,tellementelleriait.–Lepauvrevieux!dis-je.Ilestsupertrauma!–Tropdrôle!Ildevaitpenserquejeseraisraviedepartir!Elles’adossaaurayondescafésduBrésiletd’Afriquepourreprendresonsouffle.–J’assumeparfaitementmongrosventre,monbébéetmavie,Halley!Jesaisquejesuisdansmonbon
droitetpersonne,tum’entends,personnenemeferachangerdelignedeconduite!Pourquoi rencontre-t-on toujours de la résistance chez son entourage lorsqu’on est convaincu d’être
danssonbondroitetdanslevrai?Celadevraitaucontraireaplanirlesdifficultésetarrondirlesangles.Maisnon,ilfallaitsebattrecontreventsetmaréespourfairevaloirqu’onétaitenaccordavecsoi-même.Avecsaconscience.Pur.Intègre.
Là-dessus,décembreestarrivé.Dujouraulendemain,presquetoutestdevenurouge,vertetpleindeguirlandes.LeschansonsdeNoëlpassaientenbouclechezMilton:JingleBellsrabâchéàl’infini,merci,jesuffoquaisdéjà.PourTristan, jen’avais toujours riendécidé.Pourquoi?Parcequ’onnes’étaitpasbeaucoup vus, ces derniers temps, sauf au lycée, un lieu neutre où c’était la trêve des caresses oséesparcequejen’avaispasàredouterquenospetitscâlinsdérapentlà.Jefaisaisaussidesmassesd’heuressupchezMilton:àl’approchedeNoël,ilyavaitunmondefou.
Enfin,jepassaisdutempsavecScarlett,quin’avaitjamaiseuautantbesoindemoi.Jelaconduisaisàsesvisites prénatales, je poussais le Caddie au Baby Superstore tandis qu’elle comparait les prix despoussettesetdesberceaux.Enfindesoirée,onfaisaitsouventunedescentechezleglacier,parcequ’elleavaitdemonumentalesenviesdeglacechocolat-framboise.Jel’aidaiségalementàrédigerunelettrepourMmeSherwood,quihabitaitmaintenantenFloride.Sesbrouillonscommençaienttousdelamêmefaçon:«Vousnemeconnaissezpas,mais...»C’étaitleplusfacile;pourlereste,onséchait.Tristanaussiétaitoccupé.Ilvenaitseulementquelquesheuresaulycéeoucarrémentpasdelajournée.
Toujours pressé, il m’appelait désormais à peine deuxminutes. Il ne passait plus chezmoi et nemedéposaitmêmepasenbasdelarue: troprisqué.Mamanneparlaitpasdelui :ellepensaitquejeluiavais obéi au doigt et à l’oeil. De toute façon, elle était débordée avec son boulot et la gestion dutransfertdeMamiedansuneautremaisonderepos.– Tristan a changé, me plaignis-je à Scarlett alors que, allongées sur son lit, on feuilletait des
magazines,unaprès-midi.JelisaisElleetScarlett,WorkingMother,pourseprépareràdevenirmaman.Danslacuisine,CameronluipréparaitunKool-Aid,unsodaenpoudreaugoûtdefruits,nongazeux,à
mélanger avec de l’eau. Scarlett le réclamait en continu. Cameron le sucrait tant que ce truc étaitimbuvable,maiselleenraffolait.
–Tuvois,çan’estpluscommeavant,ajoutai-jemisérablement.–Écoute,Halley,tulislesmagazines,alorstusaisquelapassion,çanedurepastoujours.Cequise
passeentrevousestnormal.–Tucrois?–Maisoui.C’estévident,dit-elleentournantuneautrepage.A trois reprises au cours de l’avent, j’avais dû repousser la main de Tristan qui glissait vers ce
territoire que je n’avais pas encore décidé de lui céder. Ça s’était passé deux fois chez lui, deuxvendredissoirdesuiteoùonétaitblottisl’uncontrel’autresursonlit.J’avaisbiencruquecettefoisonleferait,parcequeçasemblait inévitable.Latroisièmefois,onétaitdanssavoitureauborddulac.Ilfaisaitunfroiddecanard,lanuitétait tombéeetc’estluiquiavaittoutàcoupreculéetsecouélatête.C’étaitdifficilepourlui,çaledevenaitpourmoi.–Tul’aimes?medemandaScarlett,lelendemain,unefoisquejeluieusracontécetépisode.OnétaitchezMilton,pendantnotrepause,assisessurlarampedechargement,entouréesdemilliersde
packsdejusdetomate.–Oui.Maisjenel’avaisjamaisditàTristan.–Etlui,ilt’aime?–Oui,prononçai-jetrèsviteettrèsbas.Ilnemel’avaitpasdit,maisc’étaitprobable.Entoutcas,Scarlettnes’estpaslaisséconvaincre.Ellea
mordudanssonbageletrepris.–Iltel’adit?–Non.Enfin,pasvraiment.Elleneréponditpasmaiselleaeul’airdedire:«Bon,alors,tuvois?»–Bonjourlesupercliché,toutdemême!m’exclamai-je.Déjàrienquelaquestion:«Tum’aimes?»,
çaneveutriendirequandonyréfléchitbien!Engros,s’ilmeditqu’ilm’aime,jecoucheavecluiet,s’ilneleditpas,jerefuse?Complètementdébile!–Jen’aijamaisditça,répondit-elleaveccalme.J’espèrejustequ’iltelediraavantquevousn’alliez
plusloin.–Bah, c’est juste troismots ! insistai-je en finissantmon soda. Il y a des tas de gens qui couchent
ensemblesansseprendrelatêteavecdesdéclarationsd’amour!Scarlettseredressaetessayaderassemblersesgenouxsoussonmenton.–Peut-être,maispaslesfillescommenous,Halley...
Danslaviedetouslesjours,mamanestunmonumentdesérieux,unevraiepro,maiselleaaussiuncôtéfanatiquedangereux:elleadorefêterPâques,ThanksgivingetNoël.Concrètement,çasepassedecettefaçon:Noëlcommencedèsqu’onaavaléladernièrepartdetarteaupotiron,c’est-à-direlesoirdeThanksgiving.NotrearbredeNoël,décoréetsurchargédèsledébutdécembre,adéjàperdulamoitiédeses aiguilles avant le réveillon. Cet enthousiasme sans pareil rendmon père, qui se proclame athée,complètementcinglé.«Siçanetenaitqu’àmoi,répète-t-ilàtoutboutdechampendécembre,l’arbredeNoël serait déparé et refourgué sur le trottoir dès le dernier cadeau ouvert !Finito Dehors ! Bondébarras,onpasseàautrechose, lesgars !»Entrenous,d’ailleurs,sipapaavaitvraimenteuvoixau
!
chapitre, on n’aurait jamais eu d’arbre de Noël. On se refilerait carrément nos cadeaux dans leuremballage de magasin (le papier cadeau préféré de papa), on se ferait une petite bouffe à la bonnefranquetteetonregarderait lefootà la télé.Mais,quandpapaavaitépousémaman,quiavaitvouluunmariageenblancun31décembre,ilavaitcomprisqu’ilpouvaittoujoursrêver.Cetteannée,commeMamieHalleyétaitmalade,j’avaispenséquelesfêtesdefind’annéeseraientplus
simples,ouqu’ellesrendraientmaman,toujourssoucieuse,àpeineplusjoyeuse.Raté!Ilfallaitquenousayons leNoël le plus parfait de tous les temps.Ainsi, un jour ou deux après notre retour deBuffalo,mamanasortilesboîtesdedécorationsdeNoëletlesgrandeschaussettes.Lamachineétaitenclenchée,onn’apluseuderepos.Mamanétaitbranchéesurdeuxmillevolts,çadonnaitlevertige.–IlfauttrouverunarbredeNoël,maintenant!annonça-t-ellele4décembre,pendantqu’ondînaitbien
tranquillement. Jemedisais qu’onpourrait s’enoccuper dès ce soir.Ce serait formidable si on allaitl’achetertouslestroisensemble!Monpèreafaitsongrizzli.Luiaussi,ilavaitsestraditionsdefind’année:l’énormesoupirsuivipar
un ronchonnement incompréhensible, mais très audible, pour protester contre l’esprit de Noëlsurdéveloppédemaman.Cesoir-là,ilagrognéendoucepourlapremièrefois.–Onaencoreletemps,lemarchanddesapinfermeà21heures!s’exclamamamanendébarrassantla
table.–Moi,jenepeuxpas:j’aipleindedevoirs,dis-je.C’étaitmonexcusestandard.Maispapamedonnaungrandcoupdepiedsouslatable:s’ilétaitdecorvée,alorsmoiaussi,unpoint
c’esttout.IlyavaitunmondefouaumarchédusapindeNoël.Mamanamisunebonnedemi-heureàdégoterun
sapinparfaitissime,dansunfroiddecanardépouvantable.Jesuisrestéeprèsdenotrebreak,àmegeler.Jeregardaismamanquadrillerlesrangéesavecmonpère,àquielledemandaitdeluimontrercelui-ci,celui-là, pourmieux l’étudier. J’entendais les haut- parleurs beugler lesmêmes chansons deNoël quechezMilton.Jeconnaissaisparcoeurlesparoles,lerythmeetlesreprises.Jelesfredonnaismêmesansm’enrendrecompte.–Salut,Halley.JemedétournaietvisElisabethGundersonquitenaitparlamainunepetitefilleemmitoufléedansun
grosmanteau et qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Je n’avais pas beaucoup vu ElisabethGunderson, après le scandale de son mec qui l’avait larguée pour sa meilleure amie. Elle avait étéabsente longtemps, soi-disantpouruneappendicite.Uneautre rumeurprétendaitqu’elle avait séjournédansuneespèced’hôpitalpourleszinzins,maisçan’étaitpascertifié.–Salut,Elisabeth,dis-jeavecunsourirefaux.Pasquestionderestermuettecommel’autrefois,danslaréserve.–Lisbeth?Moijevoudraisbienallerregarderlesapin,coupalapetitefille,quitirasursamainpour
serapprocherdelavitrine.–Attendsunpeu,Amy,répliquaElisabethfroidement.Amyboudaettapadupied.Elleportaitdespetitschaussonsdedanseroses.–Alors,Halley?Çava,lavie?–Çavatranquille.Jesuisvenueacheterl’arbredeNoëlavecmesparents.–Pareilpourmoi.EllebaissalesyeuxsurAmy,quiavaitlâchésamainetgigotaitentrenous.
–EtavecTristan?Çava?–Çavabienaussi,répondis-je,lepluscoolpossible,enfixantleschaussonsrosesd’Amy.–Jel’aisouventvuchezRhetta.TuconnaisRhetta?–Évidemment.C’étaitlaseuleréponsepossible.–Ah?Jenet’aijamaisvuelà-basaveclui,maisj’aidûtemanquer.Ellerejetaseslongscheveuxenarrière,façonpouliche,sonfameuxgestedejoliefille.Jelarevisdans
satenuedepom-pomgirl,faisantdesbonds,lescheveuxtoutfous.–DepuisqueMacketmoi,onarompu,j’ysuissouvent.–C’estbête,enfin,jeveuxdire,pourtoietMack.–Oui.Son«oui»formaunpetitnuagedansl’airfroid.–Tristanaétégénialavecmoi.Ilcomprendtout,cemec.Tuenas,delachance...Jel’observaiavecattention,àtelpointquej’enaioubliédegardermonaircooletblasé.J’essayaisde
déchiffrerl’expressiondesonregard,dedécrypterlesenscachédesesderniersmotsetdecomprendrecequisepassaitchezcetteRhetta.Chezqui,jeleprécise,jen’avaisjamaismislespieds.Chezquijen’avais également jamais été invitée.Amonavis,ElisabethGunderson ne connaissait pas le sens desmots«punition»et«privationdesortie».Sonexistencenedevaitpasnonplusêtrecontrôléeparsamère.J’étaiscertainequ’ElisabethGundersonpouvaitalleroùellevoulait,quandellevoulait.–Élisabeth!Touteslesdeux,onsedétourna.Sonpère,devantsaBMW,oùunsapinavaitétéficelésurlagalerie,
luifaisaitsigne.–Onrentre,chérie.Amy,tuviens?–Jedoisyaller,meditElisabethalorsqu’Amys’élançaitverslavoiture.Ademainaulycée?–Oui,c’estça.Salut.Ellem’aadresséunpetitsignesympa,commesionétaitcopines.Puissonpèrearefermélaportière
derrière elle. Au moment où la BMW a tourné, ses phares m’ont aveuglée. J’ai cligné des yeux.Dommage,jen’aipaspuvoirsiElisabethmeregardait.–Çayest,onatrouvénotrearbredeNoël!criamamère.Ilestparfait,etc’estunechance,parceque
tonpèreestàboutdepatience.–Super.–C’étaitunedetescamaradesdeclasse?medemanda-t-elleensuite,tandisquelaBMWs’éloignait.–Non,marmonnai-je,imitantlegrognementspécialNoëldepapa.–Jelaconnais?–Non!prononçai-jed’unevoixplusforte.C’estincroyable:mamanpensaitconnaîtretoutlemonde.
–Etpuis,detoutefaçon,jeladétesteEn bonne psy, ma mère recula pour mieux me dévisager. Exprimer des émotions négatives aussi
extrêmes,c’étaitpresqueluidonneruneautorisationdem’analyser.–Ah.Tuladétestes,répéta-t-elleposément.Etpourquoi?–Parceque.
.
J’auraismieuxfaitdem’écraser.–Levoilà,cemauditarbre!intervintmonpèreavecsacélébrissimevoixderadioquifitseretourner
quelquespersonnes.Papas’approchaetseplaçaentremamanetmoi.Jemesuisdoncretrouvéelenezdanslesaiguillesdu
sapin...etdesaiguillespleinlenez.–C’estleplusbeaudetouslessapinsdumarché,enfin,c’estcequeprétendtamère,enchaînapapa.–Onrentre,ilesttard,ditmaman,quim’observaittoujoursavecattentionàtraverslesbranchesdudit
sapin.Acroirequ’ellenem’avaitjamaisentenduehaïràvoixhautemonprochain.–Ouf,tantmieux!s’exclamapapa.J’espèrepouvoircasercetarbredanslecoffre.Mesparentssontallésderrièrelebreakpendantquejem’installaissurlabanquettearrière.J’aiclaqué
laportièredetoutesmesforces.JehaïssaisElisabethGunderson.JehaïssaisDieuetledestindem’avoirdonnémavirginitéseulementpourquejelaperdeunjour.Tiens,et,tantqu’àfaire,jehaïssaisaussiNoël!Au mois de septembre, j’avais dit à Scarlett qu’Elisabeth Gunderson serait tout à fait le genre de
Tristan.Etsic’étaitvrai?Jen’osaisallerplusloindansmonraisonnementetmeformulerlasuite:etsic’étaitplutôtTristanquin’étaitpaspourmoi?Ladifférenceétaitessentielle.Mêmechezunefillepourquitoutn’allaitpasdesoi.Quelqu’uncommemoi...
Lelendemainaprès-midi,j’étaiscenséetravaillerchezMilton,maisjemetrouvaisavecTristan,chezlui–plusprécisémentsursonlit.Denouveau,samains’aventuraitsurunterrainqu’onnecessaitplusdesedisputer.Jelaluiprisetmeredressai.–Quic’est,Rhetta?Ilaeul’airsurpris.–Hein.Qui?–Rhetta.–Pourquoi?–Jeveuxjustesavoir.Ilpoussaungrossoupirquimeparutexagéré,puisselaissaretombersursonlit.–C’estjusteunecopine.EllehabiteCoverdaleRoad.–Tuvassouventchezelle?Jalousie?Mesquinerie?Possible,maisjenevoyaispasd’autremoyendesouleverlaquestion,etle
problème.C’estquej’étaissurlepointdeluifaireuncadeauprécieux:ilfallaitquejesoissûredelui.–Parfois.Il caressamon nombril de la pointe de l’index, l’air absent. Comme si Rhetta et Coverdale Road,
c’étaitrien.–Quit’aparlédeRhetta?–ElisabethGunderson.Jel’observaisavecattention,cherchantlemoindresignesuspectsursonvisage.–C’est vrai, elle y est de temps en temps, répondit-il avec indifférence.C’est unebonne copinede
Rhetta.Enfin,jecrois.
–Ah?–Oui.Ons’estregardés.Puis,toutàcoup,ilapercuté.–Qu’est-cequiteprend,Halley?C’estquoi,l’embrouille?–Iln’yenapas.Seulement,c’estbizarrequetunem’aiesjamaisparlédecetteRhetta.Elisabethdit
quetuessouventfourréchezelle.–Elisabethnesaitpastoutdemoi.–Possible,maisellefaitcommesi.–Oui, et alors ? C’estma faute ? Zut, Halley ! Pourquoi est-ce que tume pourris la tête avec tes
questionssurdestrucssansimportance?Ils’énervait.–Jesaisbienqueçan’estpasimportant!Maislestroisquartsdutempsjenesaispasoùtues,ceque
tufais,et,toutàcoup,ElisabethGundersonmeditqu’elletevoittoutletempsjenesaisoù.–D’abord,jenevoispasElisabethtoutletemps:onsecroiseparfoischezdespotes.Écoute,jen’ai
pasl’habitudederendredescomptesàquiquecesoit.Jenepeuxpastedireàlaminutecequejefaisdemesjournées,parceque,engénéral,jen’ensaisrienmoi-même.Ilsecoualatête.–Jesuiscommeça,Halley.En septembre, lorsqu’onne sortaitpas encoreensembleetque l’heuredegymétaitmonparadis sur
terre, on était cent fois plusheureux.Mêmedeuxmois auparavant, lorsqu’onpassait nos après-midi àroulerenécoutantlaradiosouslebeaucield’automne,onétaitvraimentbien.Onnesedisputaitjamais.Onn’avaitpasnonpluscespetitssilencesgênés.Depuisquelquetemps,onseparlaitàpeine,onneriaitplusetonnes’éclataitplus.Tristanetmoi,ças’étaitréduitàdesmomentsentroisétapes:allerchezlui,ousurleparkingdulac,puismenerlaguerredesmainspourprotégerleterritoirequ’ilrevendiquaitetque je refusaisdecéder,etenfinconclurepardesblablas sur les relationsdeconfiance, surcequ’onattendaitl’undel’autre.QuandjeparlaisavecTristan,maintenant,j’avaisl’impressiondedébattreavecmaman.C’étaitfatigant.–Écoute...Ilfautquetumefassesconfiance,d’accord?Ilpassasonbrasautourdematailleetmeserracontrelui.–Oui,jesais,dis-je.C’étaitfaciledeluifaireconfiancelorsqu’onétaitsursonlit,dansladoucelumièrehivernaledecet
après-midi de décembre, pendant qu’il m’embrassait, pendant que nos pieds nus s’effleuraient ets’entremêlaient.J’étaissibienaveclui.Quelbonheur!Pourquoijeluirésistais,àlafin?Toutlemondelefaisaitsaufmoi.J’allaisluidirequejel’aimais,maisjememordisleslèvres.Zut,àluideledireenpremier!Jelesouhaitaisautantquelejouroùj’avaisvoulul’attireràmoi,pendantlecoursdegym.« Feuilleton, feuilleton », pensais-je avec concentration tandis qu’il m’embrassait. « Feuilleton,
feuilleton.»Mmm,sesbaisersétaientdélicieux...Jefermailesyeuxdeplaisirensentantsapeautièdecontrelamienne,sonsoufflesurmonvisage.«Feuilleton,feuilleton.»Samainglissaitmaintenantsurmataille.«Jet’aime,jet’aime.»Il neme le dit pas. Il neme l’avait jamais dit. Je repoussai samain, tendant la bouche pour qu’il
continuedem’embrasser.Maisilareculéethochélatête.–Quesepasse-t-il?interrogeai-je.Pourrien:jeconnaissaisdéjàlaréponse.
–C’estàcausedemoi?medemanda-t-il.Tuneveuxpaslefaireavecmoi,c’estça?–Maisnon.C’estjusteque,pourmoi,c’estvraimentimportant.–Tum’avaispromisd’yréfléchir.–J’yréfléchis.Toutletemps.–Jetelejure,Tristan...Ilseredressa,sesmainstoujoursautourdemataille.–CequiestarrivéàScarlettnenousarriverapas.Onferagaffe.–Çan’estpasça,répétai-je.Ilmeregardaitsanscomprendre.–Alors,c’estquoi,lesouci?–C’estmoi.Cequejesuis.Lorsqu’ilsedétournapourregarderparlafenêtre,jecomprisquej’auraismieuxfaitdem’écraser.Etvoilà.Retouràlacasedépart.Onseregardaitenchiensdefaïence,chacunretranchédanssoncamp.Onn’avaitpasavancéd’uniota.
Statuquo.
Noël approchait, les gens étaient surexcités. Lesmères de famille venaient faire leurs courses chezMiltonvêtuesdegrospullsavecdesmotifsderenneoudesapinquileurdonnaientl’airhilare.MêmeM.Averby,monpatron,untypepourtantcoincélerestedel’année,fitlafoliedeporterunbonnetdelutinduPèreNoël.Touslessoirs,mesparentsétaientinvitésàdesfêtes.Jelesentendaisrentrertarddanslanuit.Ilsétaientunpeupompettes,toujourstrèsgais,etessayaientd’étoufferleursriresdansl’escalier.Mamieavaitenfinététransféréeàsanouvellemaisondereposetmamanprévoyaitdeluirendrevisiteaudébutdumoisdejanvier.Quandj’imaginaismagrand-mèredansunechambreminuscule,et toutepetitedanssonlit,jerepoussaisauplusvitecettepensée.TouslescadeauxétaientsousnotresapindeNoël.Lescartesdevoeuxqu’onavaitreçuess’alignaient
surlacheminée.Onavaitdécorélavérandaavecunflotdemerveilleusesguirlandes.LemoindreespacevidedanslamaisonétaitoccupéetcomblépardesbibelotsdeNoël.D’ailleurs,papaenavaitdéjàcasséquelques-uns.Pourcommencer,d’ungesteimprudent,ilavaitenvoyévalserunPèreNoëlenporcelaine,tout souriant,avecdes jouescommedespommes rouges,contre lemur.Ensuite, lorsque l’undes troisRois mages de la crèche, sous le sapin, avait eu le malheur de rouler sur le parquet, papa l’avaitécrabouilléetpulvériséentraversantlesalonàgrandspas.Crac.Onavaitcegenred’accidentstouslesans,donclacrècheetnosensemblesdeNoëlétaientsérieusementdépareillés:ilnousmanquaitl’enfantJésus,unrenneouleplusgranddesanges.C’étaitnosvictimesdeNoël.Unsoir,Scarlettetmoi,onfitnotreshoppingdeNoëlaucentrecommercial.ElleachetaunCDd’AbbapourCameron,parcequec’était songroupepréféré,etmoi,unepairede
RaybanpourTristan,quiperdaittoujoursseslunettesdesoleil.Lecentrecommercialétaitbondéeteneffervescence. On y crevait de chaud et même les automates du village du Père Noël semblaientcomplètementlessivés.En attendant, j’avais l’impression que Tristan et moi, on se voyait de moins en moins. Il passait
désormais le plus clair de son temps avec sa bande. Il me téléphonait toujours, mais il expédiaitcarrémentsescoupsdefil...Et,lesfoisoùilpassaitmechercher,onn’étaitplusjamaisseuls:ilfaisait
letaxi,etparfoisl’undesespotestenaitcarrémentlachandelle.Tristanétaitdevenudistrait.Ilnecachaitplusdefriandisesdansmespochesoudansmonsacàdos.Et
un jour, dans les toilettes, j’entendis une nana affirmer qu’il avait volé l’autoradio de son petit ami.Quandj’aiensuiteposélaquestionàTristan,ilabienrigoléetasecouélatête,enmedisanttextodenepasécouterdes«conneriespareilles».Quandilmetéléphonait,d’endroitstoujourstropbruyants,jemedemandaisoùilétait,cequ’ilfabriquait.Jepensais:«Ilm’appelleseulementparcequ’ilsesentobligédelefaire,pasparcequejeluimanque.»Jeleperdais,jelesentais.Ilfallaitquej’agissevite.Quantàmaman,ellerayonnait:elleétaitévidemmentcertainequetoutallaitdenouveaupourlemieux
entreelleetmoi.Je lasurprenaisparfoisavecunsourireheureuxaux lèvres,que je traduisaispar :«Alors,mafille,n’avais-jepasraison?N’est-onpasplusheureusescommeça?»LaveilledeNoël,aprèsquemesparents furentpartisàuneénièmefête,Tristanestvenumedonner
moncadeau.Ilavaittéléphonédelastation-serviceenbasdelarue.Iln’avaitqu’uneminute,pasplus,àmeconsacrer.Onsedonnadoncunrendez-vousexpressdevantchezmoi.–Tiens,c’estpourtoi!medit-ilenmetendantunepetiteboîteenveloppéedepapierrougeetornée
d’unbeaunœud.Ouvre-letoutdesuite!C’était une bague en argent, pas du toutmon genre,mais, quand ilme la passa au doigt, jeme dis
qu’ellem’allaitbien.–Waouh,elleestsuper!fis-je,lamaintenduedevantmesyeux.–Jesavaisqueçateplairait.Jeluiavaisdéjàoffertseslunettesdesoleil,parcequejen’avaisjamaissupréparerunesurprise.Sans
compter queTristanm’avait convaincue de lui donner son présent le jour où je l’avais acheté, enmesuppliantcommeunpetitgarçon.Çan’étaitquelamoitiédesoncadeaudeNoël,maisilnelesavaitpasencore.–JoyeuxNoël,dis-jeenl’embrassant.Merci.–Jet’enprie.Jesuiscontent,elletevasibien!Illevamamainetl’admira.–Qu’est-cequetufaiscesoir?luidemandai-je.–Bof,riendespécial.Illaissaretombermamain.–Glanderavecdespotes,peut-être.–Tun’asriendeprévuavectamère?Ilhaussalesépaules.–Non.–TuvaschezRhetta?Ilsoupira.Levalesyeuxauciel.–Jenesaispas,Halley.Pourquoi?Jeshootaidansunebouteille.–Jemeposaisjustelaquestion.–Tunevaspasrecommencer.Ilaregardéverslebasdelarue.Apeineuneallusion,etilétaiténervé,prêtàfiler...Tantpis,j’insistai:–Pourquoitunem’emmènesjamaisavectoi?Qu’est-cequetufaisdesispécialavectespotes?
–Rien.Tudétesterais.–Jesuissûrequenon.Tuashontedemoiouquoi?–Biensûrquenon!Écoute,Halley,c’estpastoi,lesouci,cesontlescoinsoùjevais.C’estpaston
genre.Jefuscertainequec’étaituneinsulte.–Qu’est-cequeçaveutdire?–Rien!dit-ilavecungesteembarrassé.–Tupensesquejesuistropnaïve?C’estça?Tropbêtepourtraîneravectesamis?–Jen’aijamaisdituntrucpareil.Encoreunsoupir.–Arrête,Halley.Bon,j’avaislechoix:laissertombermaisgamberger,ouinsisterpourenavoirlecoeurnet.Oh,etpuis
à quoi bonme faire dumal ?C’était le soir deNoël, les guirlandes sur les fenêtres de notremaisonclignotaientcommedesétoiles.Etpuisj’avaisunebagueenargentàmondoigt.C’étaittoutdemêmelesignequ’iltenaitàmoi,non?–Tristan...Jesuisdésolée...Etencoremercipourtabague,elleestsuper.–Tantmieux.Ilm’embrassa,mecaressalescheveux.–Jedoisyaller.Jet’appelle.–D’accord.Ilm’embrassaunefoisencore,puiss’éloigna,latêterentréedanslesépaulespourseprotégerduvent.–Tristan?Ilarrivaitprèsdesavoiture.Ils’immobilisa.–Oui?–Qu’est-cequetuasprévupourlesoirduréveillon?–Rienencore.Pourquoi?–Parcequejevoudraisqu’onlefêteensemble.J’espérais qu’il devinerait pourquoi. J’espérais aussi qu’il comprendrait l’importance du don que
j’allaisluifaire,lesoirdu31décembre.Ilm’observaunbonmomentavantd’acquiescer.–Super.Bonneidée.–JoyeuxNoël,Tristan.–JoyeuxNoël.Ildémarra,recula.Arrivéenbasdelarue,ilaallumésesphares,donnéuncoupdeklaxon,puiss’est
éloigné à grand fracas.Ça n’a pas loupé : la lumière dans la véranda deM.Harper s’est allumée laseconded’après.Etvoilà.J’avais faitmonchoixet jedevaism’y tenir.J’étaissûred’avoirpris labonnedécision,et
pourtant j’avais une impression de déséquilibre et de désaccord. Bon, tant pis. C’était trop tard pourreculer.–Acetinstant,j’entendisScarlettm’appeler.–Halley!Viensvite!Jemedétournai.Elleétaitdevantchezelle, lamainsursonventre,etagitait lesbrasfrénétiquement.
Derrière elle, la silhouette noire deCameron se découpait comme une ombre chinoise sur la lumièrejaunedusalon.–Dépêche!hurla-t-elle,tandisquejetraversaislarouteencourant.MonDieu,ilyavaitunproblèmeaveclebébé!Lebébé.Sonbébé.J’arrivaisdevantchezelle,horsd’haleineetprochedelacrisecardiaque,quandjem’aperçusqu’elle
souriaitetétaitfolledejoie.–Qu’est-cequisepasse?–Ilsepasseça!Ellepritmamainetlaposasursonventre,verslemilieu,puisplusbas.Jesentissapeautièdesousma
paume.Jelevailesyeuxverselle,prêteàluidemandercequisepassait,lorsquejesentisquelquechosesousmamain.Unerésistance.Uncoupdepied.–Tuassenti?demanda-t-elleenmettantsamainsurlamienne.Ellesouriaittoujours.–Dis,Halley,tuassenti?–Ohoui!dis-jesansbougerlamain.Lebébédonnaencoredescoups.–C’estdingue!repris-je.Elleriait.–Jesais!Ladoctoressem’avaitprévenuequeçaarriveraitbientôt.Mais,quandlebébéabougé,j’ai
eulapeurdemavie.J’étaissurlesofaetboum!Jeseraisd’ailleursincapabledet’expliquercequej’airessenti.– Tu aurais dû voir sa tête, enchaîna Cameron de sa voix de basse toujours très calme. Elle en a
presquepleuré!–Pasdutout!répliquaScarlettenluidonnantuncoupdecoude.C’estjusteque...ehbien,tuentends
les femmes décrire la première fois qu’elles ont senti leur bébé bouger dans leur ventre, et tu te disqu’ellesenfontdestonnes.Maisc’estvraimenthallucinant!–J’imagine,oui.On s’est assises sur lesmarches de la véranda. J’ai dévisagéScarlett, son visage rougi par la joie,
tandis qu’elle caressait son ventre, et j’ai eu envie de lui dire que j’avais prisma décision.Mais çan’étaitpaslemoment.J’aidoncposémamainsurlasienne,pourcontinuerdesentirsonbébébouger,etjel’aiserrée.
CHAPITRE14
Mamanapasséson31décembreàfaireleménagedefondencombleàl’occasiondelafêteannuellequ’elleetmonpèreorganisaientpourl’anniversairedeleurmariageetleréveillon.Ducoup,elleaétéabsorbéependanttoutelajournée.Etc’estseulementenfind’après-midi,lorsquej’ailevémesjambespourqu’ellepuissepasserl’aspirateurdevantlecanapé,qu’elles’estsouvenuedemonexistence,ets’enestmêlée.–Quelssonttesprojetspourleréveillon?medemanda-t-elleenpschittantdelacired’abeillesurla
tablebasse,puisenfrottantavecunchiffon.Scarlettettoi,vousallezregarderlelâcherdeballonssurTimesSquareàlatélévision?–Jenesaispas.Onn’apasencoredécidé.–Justement,j’aiuneidée!Pourquoineresterais-tupasàlamaison?Çamedépannerait!Sur ce, maman balaya autour de l’arbre de Noël, qui, en dépit des grognements désormais
impressionnantsdepapa,étaittoujoursprésentmaisdécharnéetentouréd’aiguilles.–Turêves!Jelaregardaifairelabibliothèque.Honnêtement,jepensaisqu’elleblaguait.C’étaittoutdemêmele
réveillon!–LesVaughnserontlà,tupourraisdonct’occuperdeClara.Deplus,toietScarlett,vousaveztoujours
aiménousdonneruncoupdemain,lesoirdu31décembre.–Minute,j’aidesprojets,moi!coupai-je.–Onnedirait pas, pourtant, répliquamaman, qui avait attaqué la cheminée et soulevait la photodu
GrandCanyon.IlmesembleplutôtquetoietScarlett,vousn’avezriendeprévu.Jepensaisdonc...–Non!Jenepeuxpas.J’avais été catégorique tendance désespérée : j’avais peur que lesmailles de son filet se resserrent
autourdemoi.Si jene luttaispasavecuneénergie farouche, je seraisprisonnièreetma soirée seraitfichue.Jem’attendaispresqueàcequemamanfassevolte-face,pointesonchiffonsurmoiets’exclame:«Je
sais tout ! Je saisque tuvas coucher avec lui ce soir ! », ce quimeprouverait qu’elle avait réussi àpénétrerdansmespenséesetsavaitmieuxquemoicequejevoulais.–Jemedisaisseulementquevouspourriezregarderlatélévisionàlamaisonetpasserlasoiréeavec
nous.Ceseraitlamêmechosequed’êtrechezScarlett.Deplus,jeseraisplustranquillesijesavaisoùtuétais.
–Voyons,c’estleréveillon,maman,etj’aiseizeans.Tunepeuxtoutdemêmepasme forceràresteràlamaison!–Oh,Halley!soupira-t-elle.Nesoispassicomédienne.–Maisenfinpourquoitufaisça?Noussommesle31décembre,ilest5heuresdel’après-midi,et,tout
àcoup,tuveuxorganisermasoiréeduréveillon.Çan’estpasjuste!
Ellesedétournapourmeregarder,lechiffonpendanttristementdanslamain.–Commetuveux.Ellem’observabien,sansdoutedansl’espoirdemevoirfaiblir.–PassetasoiréechezScarlettsituledésires.Maisrappelle-toiquejetefaisconfiance,Halley.Queje
n’aiepasàleregretter.J’aieuunmalfouàsoutenirsonregard.Aprèscesmoisdenégociations,detroc,decoupsdeforceet
dedéfaites,mamanjouaitsacartemaîtresse:laconfianceavecungrandC.– Pas de souci, tu peux me faire confiance, prononçai-je, luttant contre la soudaine nostalgie qui
m’envahissaitausouvenirdenosvacancesauGrandCanyonetdutempsoùmamanétaitmacompliceetmagrandeamie.–Alorstantmieux,dit-ellesansmelâcherdesyeux.Maiscefutellequidétournaleregardlapremière.
Pendant que je m’habillais pour ma soirée, je suis restée longtemps à m’observer dans le miroir.J’évitaisderegardercequil’encadrait:lesdécorationsdesconcoursdegym,lesdiplômes,lesphotosdemoietdeScarlett,enfintoutescespetiteschosesquimarquaientlesgrandsmomentsdemonenfance.De la pointe de l’index, je caressai la bague en argent queTristanm’avait offerte pourNoël.Pour lapremière fois dema vie, j’étais seule face àmoi-même. Il ne resterait de cet instant que ce que j’enretiendrais.Jemesuisdoncconcentréesurmonreflet,pourenprendreunephotomentale,pournejamaisoubliercequej’avaisétéetcequej’avaiséprouvéàcetournantdemonexistence.JefisunsautchezScarlettavantdemerendresurSpruceStreet,oùj’avaisrendez-vousavecTristan.
Ce réveillon-là, jene lepasseraispas avecScarlett comme tous les ans... J’avaisbel etbienprismadécision,maisjen’arrêtaispasdemesentircoupable.Jenecomprenaispaspourquoi.–Tiens,prendsça,meditScarlettdèsquej’arrivai,enmefourrantdespréservatifsdanslamain.J’enlaissai tomberunaumomentoùMarionentrait,unecigaretteà lamainetdesbigoudispleinles
cheveux.Ellen’arienremarquéets’estarrêtéedevantlapoussettedubébé,àmoitiémontéeseulement,parcequepersonnenecomprenaitrienàlanoticeprétendumentexplicative.Lecoeurbattantetl’airderien,jeleramassaivite.–Heu,jenecroispasquej’enauraibesoind’autant,soufflai-je.Scarlett m’avait donné dix préservatifs emballés dans du papier bleu électrique. Dans la cuisine,
Cameron tranchaitunboudindepâteàcookies réfrigéréeetenmoulaitdes trianglesetdes rectangles.Ces derniers temps, Scarlett avait en effet des envies de cookies hallucinantes, à tel point qu’ellen’attendaitmêmepasqu’ilssoientcuits:ellelesavalaittoutcrus!–Prends-lesquandmême,insistaScarlett.Mieuxvautprévenirqueguérir.L’unedescitationspréféréesdemaman.Puis je constatai que Scarlett hésitait, comme si elle avait voulu ajouter quelque chose mais n’y
réussissaitpas.Jem’assis.–Crachelemorceau,Scarlett.Dis-moicequetumeursd’enviedemedire.C’estquoi,leproblème?–Iln’yenapas,dit-elleendétournantlesyeux.Cameronnousobservaitavecnervosité.Récemment,ilavaitacceptédeporterautrechosequedunoir
(c’étaituneinitiativedeScarlett),etcesoir,danssachemisebleue,ilmefaisaitpenseràuncoindecielbleudanslanuit.
–Jemefaisdusoucipourtoi.–Pourquoi?–Aucuneidée.Enfin,si.Parcequejesaiscequivasepassercesoir.Tupensesquec’est labonne
décision,mais...–Parpitié,Scarlett,nemefaispaslamoralemaintenant!–Jeveuxjustequetusoisprudente,Halley.Cameronselevaetsedirigeaverslefour,lesmainspleinesdepâte.Ilétaitrougecommeunetomate,
lepauvre!–Tuavaispromisdemesoutenir!dis-je.Tum’asjuréquejelesaurais,quandlemomentseraitvenu.D’abordmamère,puisScarlett:ellesvoulaientm’empêcherd’accomplirmondestin.–Ilt’aime?–Scarlett!–Ilt’aime?–Évidemment,dis-jeenbaissantlesyeuxsurmabague.Aforcedeledire,jecommençaisàycroire.–Iltel’adit?–Pasbesoin.Jelesais.Çasuffit.Bing.Cameronvenaitdelâchersaplaque.Illaramassaetl’enfournaenmarmonnant.Scarlettsecoualatête.–Nesoispasidiote,Halley.Neperdspasquelquechosedeprécieuxavecungarçonincapabledete
direqu’ilt’aime.–Maisc’estmadécision!prononçai-jed’unevoixforte.C’estdégueulassedemecasser,maintenant,
alorsqu’onenaparlépendantdessemaines.Moiquiteconsidéraiscommemonamie!Ellemeregardabienenface,lespoingsserrés.–Jesuistameilleureamie,Halley,répondit-elled’unevoixcalme.Etc’estpourcetteraisonquejete
dislefonddemapensée.–Menteuse!Après toutescesconversationssurmon instinct, lacertitudeque lemomentétaitvenuetbla-bla-bla,
ellemelâchait!–Tum’énerves!Jedoisyaller.Jemelevai.–Tutetrompessurtoutelaligne,Halley.Etlepire:tulesais.–Moi?Jemetrompe?Jesusquej’allaisprononcerdesparolesatroces.–Ettoi,tunet’espastrompée?Regarde-toi!Regardelerésultat!Scarlettrecula,commesijel’avaisgiflée.Cettefois,j’avaisdépassélesbornes.Ducoindel’oeil,je
visCameronquimeregardaitavec l’expressionque jeréservaisd’ordinaireàcettegarcedeMaryannLister,ouàGinnyTabor,enfin,àtousceuxquifaisaientdumalàScarlett.Lesilencedanslacuisineétaitdevenumonstrueux.Soudain,onasonnéàlaporte.Personnenebougea.Puisunevoixs’éleva:–Coucou,ilyaquelqu’un?
Par-dessus l’épaule deScarlett, je vis Steve qui entrait.Ce soir, samétamorphose de comptable duXXIe siècleenguerriermédiévalétaitcomplètementachevée.Ilportaitsoncordonavecsamédaille,sesgrandesbottes,satuniquedelinetungenredepantalonengrossetoiledejute,ainsiqu’uneespècedecapeet,enfin,uneépéeàlataille.CetégaréduMoyenAges’approchaducasieràépices.–Marionestprête?Iln’amêmepasremarquéqu’onlefixait,muettesdestupeur.–Jenesaispas,murmuraScarlettens’approchantdel’escalier.Elleévitaitmonregard.–Jevaismontervoir.–Merci.Jerestaidans lacuisineavecVladimir,commemoimétamorphosépouraccueillir lanouvelleannée.
Peuaprès, j’entendis lavoixdeScarlett à l’étage,puiscelledeMarion.Sur la tablede lacuisine, labibledelagrossesseétaitouverteàlapagedusixièmemois.ScarlettavaitsurlignédespassagesenroseavecunStabilorestésurlatable.–Ilfautquej’yaille,dis-jesubitement.Vladimir,quiajustaitsonépée,levalesyeuxsurmoi.–Cameron?DisaurevoiràScarlettdemapart.–Oui...,répondit-ilavechésitation.–Bonne soirée !me lançaVladimir joyeusement, alorsque je sortaispar laportede la cuisine.Et,
surtout,bonneannée!J’étais dans le jardin lorsque je me retournai pour regarder la maison de Scarlett. Il y avait de la
lumièreàtouteslesfenêtres.J’auraisaimévoirScarlettàl’uned’entreelles,mainpresséesurlavitre,notrevieuxcodesecret.J’avaisenviederevenirsurmespas,maisilfaisaitfroid,ilétaittard.J’aidonccontinuéversSpruceStreet,verslavoituredeTristan,garéeprèsdelaboîteauxlettres.Versmondestin.
La soirée du réveillon se déroulait chez un certainRonnie, qui habitait en pleine cambrousse.On aroulé longtempsdans lefroid,surdespetitesroutesminablesbalayéesparunventépouvantable.Onadépassédescamionsetlongédevieillesfermesdécrépites,avantd’arriverdevantunebaraqueenbriqued’unétageéclairéeparunelumièrebleueau-dessusdelaporte.Deschienscouraientetaboyaient.Denombreuxinvitésétaientmassésdanslavérandaetdanslacour.
Tousdesinconnus.Dans l’entrée se trouvaient deméga-réserves de bière. A peine entrée, jeme suis demandé ce que
mamanauraitpenséàmaplace.Sûrquelesmêmesdétailsluiauraientsautéauxyeux:lelambrisenfauxbois,latablebassecouvertedecendriersdébordantdemégotsetdebouteillesdebière,letapisindienjauneetmarronquimeparutspongieux,quandjeposailepieddessus.CettemaisonneressemblaitpasàcelledeGinnyTabor,sidouillette,oùl’onsentaitunevraieviedefamille,avecdesdînersetdesfêtesdeNoël.Desfillesetdesgarçonsbuvaientleurbière,affaléssurlecanapé,enregardantbêtementlesparasitesà
la télé.Lamusique jouait si fortqu’onn’entendaitquedalle. Jeduszigzaguerentre lesgensassisparterreetadossésauxmurspournepasperdreTristandevue.Lui,ilsemblaitconnaîtretoutlemonde.Desfillesetdesgarçonsluitapaientsurl’épaule,l’appelaient
departout.Unefoisdanslacuisine,ilsedirigeaversletonneletdebière,pritdeuxgobeletsenplastiquequ’il remplità rasbord.Pendantce temps, j’essayaisdemefaire toutepetitedans l’espaceminusculederrièrelui.J’avaistroppeurquecettefoulecompactenoussépare.Tristanmetenditungobelet.J’étaistellementnerveusequejebusculsec.Ilsouritetmeresservit,puis
mefitsignedelesuivredansuncouloirencombréparunepoubellequidébordaitdecanettesdebière.–Toc-toc,c’estmoi!dit-ilenouvrantlaported’unechambre.Untypeétaitassissurlelit.Unenanaquejenevoyaispas,àplatventreàcôtédelui,cherchaitquelque
choseparterre.Lachambreétaitpetiteetsombre,justeéclairéeparunebougieposéesuruneétagèreàlatêtedulit.–Salut,mec!fitletype.Quoideneuf?–Rien,réponditTristanens’asseyantaupieddulit.VoilàHalley.Halley,c’estRonnie.–Salut.–Salut,meditRonnied’unevoixbasseetrauque.Ilavaitleregardendormi,untatouagesurlebrasetdescheveuxcoupésenbrosse.Ilposasamainsur
lajambedelafille,quirenonçasoudainàregarderparterreetémergeaàmoitiédel’obscurité.–J’aiperdumaputaindeboucled’oreille!s’exclama-t-elle.Sescheveuxluicachaientlevisage.Jenevoyaisquesabouche.–Ellearoulésouslelit,jen’arrivepasàl’attraper.Quandelleseredressatoutàfait,jelareconnus.Ons’estregardées.C’étaitElisabethGunderson.–Salut, dit-elle àTristan en rejetant ses longs cheveuxen arrière, songeste sexyglamhabituel, qui
paraissaitdéplacédanscettepetitepiaule.Salut,Halley.Elisabethportait unT-shirt tropgrandpour elle et unboxer.Évidemment, çan’était pas sa tenuede
soirée:ElisabethGundersonsedéshabillaitplusvitequesonombre.Ronniesepenchaàsontourpourprendreunnarguilévioletqu’iltenditàTristan.Jefinisdeboirema
bièrepournepasavoirl’airbêteànerienfaire,tandisqueTristanfumaitetleluirendait.–Tuenveux?medemandaRonnie.Jesentissurmoileregardd’Elisabeth,quiallumaitunecigarette.Jemedemandaiscequesonpère,un
bobolookéRalphLaurenquiroulaitenBMW,auraitpenséenlavoyant?Jemedemandaismêmecequemonproprepèreauraitpensédemoi.Elisabethm’observait.J’auraisjuréqu’ellesouriait.–Oui,dis-jeenévitantdepenseràpapa.Jemesentaisbienici.Tristans’étaittrompé.Jepouvaism’adapteràtout.Auboutd’unmoment,RonnieetTristansontsortispourfairejenesaisquoi.Jesuisrestéeseuleavec
Elisabeth. Tristanm’avait laissé son gobelet. J’ai bu sa bière parce que je crevais de soif et quemalangueétaitlittéralementcolléeàmonpalais.Jen’avaisjamaisétésaouleavant,jenesavaisdoncpasceque je devais ressentir. Je ne savais même pas ce que je ressentais. Je n’avais pas l’intention de ledemanderàElisabethGunderson,quiavaitreprislenarguiléàtroisreprises,avantquejen’enperdelecompte,etexaminaitmaintenantsesorteilsavecconcentration.J’étaistoujoursassiseaupieddulit.Jefixais le tapis jaune,quime fascinait tout àcoup. Jemedemandaipourquoi jen’avais jamais fumé lenarguiléauparavant.Elisabethsemitàplatventre.–C’estpourquand,l’accouchementdeScarlett?–Mai.
Jenereconnuspasmavoix.–Ladeuxièmesemainedemai.Jenesaisplus.–Jen’arrivepasàcroirequ’ellevaavoirlebébédeMichael.Jenesavaismêmepasqu’ilsavaient
baiséensemble.J’humectaimeslèvres,avalaiunepetitegorgéedebière,puisregardaiautourdemoilesserviettesqui
servaientderideau,lenumérodePlayboyparterreetlalitièreprèsdelaporte.Oùétaitlechat,c’étaitlaquestion.Puisjemesouvinsquej’étaisentraindeparleravecElisabeth,maisdequoi?Jefisungroseffortpour
retrouverlefildelaconversation.–C’estpasseulementunehistoiredefesses:ilssontsortisensemblependanttoutl’été.–Ahoui?Jen’étaispasaucourant.Parcomparaisonaveclamienne,savoixsemblaitnormale.Jebusuneautregorgéedemaprécieusebière,maintenanttiède.–Bensi.Ilss’aimaientvraiment.– Je n’étais pas au courant, répéta-t-elle lentement. Ils ont bien gardé le secret. J’ai beaucoup vu
Michael,aucoursdel’été.Ilnem’ajamaisparlédeScarlett.Queluirépondre?J’avaislesentimentdem’embarquerdansuneconversationàhautsrisques.Mieux
valait changer de sujet.De toute façon, parler deScarlett ici, c’était déplacé.Autant que de penser àmaman,oh,monDieu!–Alorscommeça,Ronnie,c’esttonmec?Elisabetheutunriresupérieur,commesiellesavaitquelquechosequej’ignorais.–Monmec?Non,c’estjusteRonnie.–Ah?–C’estdrôle,toutdemême,qu’elleaitgardélebébé,repritElisabeth,remettantlesujetdeScarlettsur
letapis.Çavabousillersavie.Jeregardailalitière.Maisoùétaitcefoutuchat?–Jenecroispas.C’estsonchoix.Elisabethseredressaavecsonmouvementdetêteglamsexy,puissortitunecigarettedupaquetposé
surlelit.–Moi,jemetueraisplutôtqued’avoirunbébé.J’ensaisassezsurmoipoursavoirquejenepourrais
pasassurer.Àcetinstant,jedécidaiquejedétestaisElisabethGundersondetoutemonâme.C’étaitlemalincarné,
incontestablement.Elleexistaitdansleseulbutdemeprendreentraître,dem’attaquerparsurpriseetdemebalancersaméchancetéperverseenpleinegueule,avantdefilerpournepasêtredégueulasséeparsespropos.–Tun’espasScarlett.–Benoui.Elleselevaetmitsescigarettesdanssapoche.–Encoreheureux.Elleouvritlaporteetajouta:–Tuviens?–Non.Jepenseque...
Maisellesortaitdéjà,me laissantseule.La lumièreducouloir s’introduisaitmaintenantpar laportequ’elleavaitlaisséeentrouverte.Je restai longtemps seule et immobile. J’entendais lamusique, des voix dans le couloir. J’entendais
aussidesfillesrigoler,laportedestoilettesquis’ouvrait,serefermaitetclaquait.Jeperdis le fildu temps.J’étaispresquecertained’avoirmanqué lesdouzecoupsdeminuit lorsque
Tristanrevint.Ilafermélaporteàclé.–Çava?demanda-t-il,s’approchantdemoi.Jenevisquesonsouriredanslanuit,puissabouchequis’approchaitdelamienne.Jemepenchaipouridentifiersonvisage.Jefussoulagéedeconstaterquec’étaitbienlui.MonTristan.
Monpetitami.Rienqu’àmoi.–Ilestquelleheure?–Jenesaispas.Ilconsultasamontreavecseschiffresvertsfluorescents.–Bientôt23h30.Pourquoi?–Jemeposaisjustelaquestion.Tuétaisoù?–Jem’intégrais.Ilmetenditsabière,quiétaitbonneetbienfraîche.J’avaisperdulecomptedecellesquej’avaisdéjà
bues.Jemesentaistouteliquide,toutechaude,limitebrûlante.JemeblottiscontreTristanquandilvintmerejoindresurlelit,etjel’embrassaitandisqu’ilm’enlaçait.Mais,dèsquej’aifermélesyeux,j’aieulevertigedemavie.J’avaisl’impressiondetourneràtouteberzinguesurunmanègeinfernal.Parchance,Tristanmeserraitbien fort contre lui, et je sentisbientôt samain remonter surmacuisse,direction laceinturedemonpantalon.Bon,onyétait.Jecontinuaide l’embrasserenessayantdemeperdredans l’instant,de levivreàfondetdeneplus
penseràrien,maiscettechambreétaitdécidémenttroppetiteetétouffante.Deplus,lesdrapspuaientlatranspiration.Etbientôtjemedisqueçanesepassaitpasdutoutcommejel’avaisimaginé.Jen’avaisjamaispenséqu’onleferaitcommeça.Dansunlitquisentaitmauvais,oùmatêtetournaità
se dévisser, avec le bruit de la chasse d’eauqui retentissait toutes les quatre secondes, parce que lestoilettesétaientjusteàcôté.Dansunepiauledégueuprèsd’unelitièreinfâmeetd’unnumérodePlayboyouvertsuruntapisjaunepisseux.SurunlitoùElisabeths’étaitallongéeetdéshabilléeavantmoi.J’étais de plus en plus nerveuse. Je m’agitai. Et, tandis que Tristan déboutonnait mon jean, j’avais
l’impression d’être carrément dans les toilettes, tellement j’en entendais le bruit.Dans le couloir, unenanatoussait.Toutàcoup,jesentisquelquechosemepiquerdansledos.Jemetortillaietsaisisunpetittrucfroidquejetendisau-dessusdelatêtedeTristanpourl’identifierdanslalumièretamisée.C’étaitune boucle d’oreille en or en forme de larme.La boucle d’oreille qu’Elisabeth avait perdue. Scarlettavaitlesmêmes.JerepoussaiTristan.–Attends.Onétaitdéjàalléstrèsloin.Onyétaitmêmepresque,alorsçaneluiapasplu.Normal.–Quoi?Quesepasse-t-il?–Jenemesenspasbien.Envérité, j’étaismaladeàcrever.Jepensaiauxbièresque j’avaisbues,à lafuméedunarguilé,aux
drapsquipuaientlatranspirationetàlalitièrequipuaittoutcourt...–J’aibesoind’air!J’étouffe.
Ilpassasamaindansmondos,maisj’étaistellementmalquejelatrouvaiglacialeeteuslachairdepoule.–Rallonge-toi.Viens...–Non.Jemedégageaietmelevai.Leproblème,c’estque jene tenaispasdebout.Ça tanguait. Jem’adossaià laporteetessayaide la
déverrouiller.–Jepense...Jecroisquejedoisrentrer...–Rentrer?dit-ilcommesi j’avaisprononcéungrosmot.Maisenfin,Halley, ilestencoretôt.Tune
peuxpasrentrermaintenant!Je ne réussissais pas à ouvrir cette maudite porte. Le bouton de la porte glissait entre mes doigts.
Soudain,jesentismonestomacsesoulevercommeunevague.–Jedoissortir.J’ailagerbe...–Attends!Calme-toi.Approche...–Non!Jememisàpleurer.J’avaispeur.Cetendroitétaitabominable.JedétestaismamèreetScarlettparce
que,depuisledébut,ellesavaientraison.Soudain,j’entendisledébutducompteàrebours.–«Dix,neuf,huit...»Etmoi,j’étaismaladecommeunebête,pauméedevantunesaletédeserrurequinevoulaitpass’ouvrir,
alorsquejen’allaisplustarderàvomirmestripesetmesboyaux.Enfin,alléluia,laportes’estouverte.J’ai couru dans le couloir. « Sept, six, cinq... » Puis j’ai foncé parmi les gens qui chantaient etcontinuaientdecompter.Jesuissortiedanslefroid,j’aidescendulesmarchesetl’allée.«Quatre,trois,deux...»Jusquedansunbosquet.Et,lorsqueaprèsle«Un...Bonneannée!»ilssesonttousmisàhurlerdejoieens’embrassant,j’aisaluélanouvelleannéeenvomissantabominablement,àgenouxsurlesolgelé.
CHAPITRE15
Pendant les premièresminutes sur le chemindu retour, il n’a pas décrochéunmot. Il était dansunecolèrefolle,commesi j’avaisétémaladeexprès, rienquepour l’embêter.Quandilm’avait retrouvée,dans le bosquet, j’étais somnolente, à moitié morte ; de toute façon, je souhaitais mourir. J’avais unpaquetdefeuilleshumidescolléessurlatronche.Ilm’avaitpresquejetéedanssacaisseavantdefoncersurlaroute,enfaisantsanscessedesqueues-de-poissonauxautresvoituresjusqu’àlanationale.Jem’étaisratatinéecontremavitre,genremisérableescargot.J’avaisfermélesyeux.Pourvuquejene
meremettepasàvomir!Jemesentaisaffreusementmal.–Désolée...,balbutiai-jeauboutd’unepetitedizainedekilomètres,alorsqu’onentrevoyaitenfinles
lumièresdelaville.Chaquefoisquejepensaisàlalitièreetauxdraps,monestomacfaisaitdenouvellesvagues.–Vraimentdésolée...–Laissetomber.A un virage, il débraya. La boîte de vitesses craqua, lemoteur gronda, et j’ai bien cru qu’on allait
tournersurdeuxroues.–Jevoulaisqu’onlefasse.Jetejurequej’étaisprête.Maisj’avaistropbu.Ilne réponditpas.Dansuncrissementdepneus, ilprit lavoieexpressquiconduisaitchezmoisans
cesserd’accélérer.–Tristan,jet’ensupplie.Arrêtedefairelatête!–Tudisaisquetuvoulais.Tuasfaittoutcefoinpourpasserleréveillonavecmoi,parcequec’était
important.Et,là-dessus,tuchangesd’avis.Onarrivaitaucarrefourprincipaldemonquartier.Devantnous,lefeuétaitvert.–C’estfaux.–Tun’asjamaisvraimentvoulu,Halley.Tut’esfoutuedemagueule.–Maisnon.Jevoulais,maisjenelesentaispas,danscettechambrelà-bas.–Moisi.Lefeupassaàl’orange,maisTristanaccéléraittoujours.Lecentrecommercialdéfilaitcommeuntrait
delumière.–Passivite,Tristan!Lefeupassaaurouge.Maisjesavaisqu’ilnes’arrêteraitpas.–Tunecomprendsrien,tuestellement...,lâcha-t-ilenaccélérant.Jetournailesyeuxverslui,curieusedesavoirparqueltermejeseraisqualifiée,quandjevislalueur
depharespassersursonvisage,l’éclairantdeplusenplus,demieuxenmieux.Alorsj’aicrié.J’avaispeur.Quesepassait-il?Jeme souviens juste de cette incroyable luminosité quemes épaules séparaient en deux flots et qui
éblouissait levisagemaintenantpaniquédeTristan : il fixait lavoiturequi arrivait surnotredroite etfonçadansmaportière,pulvérisantmavitreenmillemilliersdepetitsdiamantsqui tombèrent,etmoiavec,danslapremièrenuitdelanouvelleannée.
CHAPITRE16
C’estsurtoutdufroidquejemesouviens.Unventglacialsoufflaitsurmonvisageetmefaisaittremblerconvulsivement.Jemerappelleaussilefeurougeetlesgémissementsaffolés.EtpuisTristan,quiserraitmamainetmedisait(bordel!iln’auraitpaspuchoisirplusmallelieuetlemoment,lesplustragiquesdemavie):«Jet’aime.Halley!Pardon.Jet’aime,jesuislà,tiensbon!Jesuisprèsdetoi.»Quandlessecourssontarrivés,jen’aipasarrêtédedemanderqu’onmereconduisechezmoi.J’allais
bien.Jevoulaisrentreràlamaison.D’ailleurs,jen’habitaispastrèsloin:c’étaitmonquartier.J’avaisfranchicecroisementunmilliondefoisdepuisquej’étaisnée.C’étaitmêmelapremièregranderuequej’avaistraverséeseule.J’essayaidemeraccrocheràTristan,àsamain,àsonregard,mais,àunmomentdonné,jeleperdis.Je
mesuisretrouvéeseuledansl’ambulancequimeconduisaitàl’hôpital.Oùétait-il?–Ilfautqu’ilrestesurleslieuxdel’accident,merépétauneurgentistepourlacentièmefois.Calme-
toi.Commentt’appelles-tu?–Halley.Jenesavaispassij’étaisgravementblessée.Majambemefaisaitmal,l’undemesyeuxétaitenfléet
fermé. Je ne pouvais pas bouger la main gauche, mais je ne souffrais pas ; ça produisait une drôled’impression,c’esttout.–C’estunjoliprénom,dit-elle,tandisqu’onmefaisaitunepiqûredanslebras.J’aieuunpeumal.J’aifaitlagrimace.Al’hôpital,onm’atransportéesurunetabled’examenentouréed’unrideaublanc.Desmédecinsetdes
infirmièressesontapprochés,puisleursmainssesontactivéesau-dessusdemoi.Quelqu’uns’estpenchésurmonoreillepourmedemandermonnumérodetéléphone.J’aipréférédonnerceluideScarlett:mêmedansleschoux,j’étaisconscientequej’allaismefairetuerparmesparents.Au bout d’un certain temps, une doctoresse a résumé la situation : j’avais un poignet foulé, de
nombreusescoupuresdansledosainsiquedeuxcôtesfroissées.Quantàmonarcadesourcilière,fendue,elleavait été suturée.Mesdouleursà la jambeétaientduesàdeshématomeset àdescontusions sansgravité.Aufinal,commej’avaiseuunchocàlatête,ellepréféraitmegarderenobservationpourlanuit.Là-dessus, elle répéta que j’avais eu beaucoup de chance. Je lui demandai cent fois où était Tristan,commentilallait.Elleneréponditpasetmeconseillademecalmeretdedormir:ilmefallaitdurepos.Enfin,elleassuraqu’ellereviendraitplustard,pourvérifierquetoutallaitbien.Ah,etaufait,ajouta-t-elle...masoeurattendaitdanslecouloir.–Masoeur?ElletiralerideauetjevisScarlett.Elleavaitl’airdesortirdesonlit.Elleavaitnouésescheveuxen
queue-de-cheval et portait la longue chemise en flanelle qu’elle portait pour dormir. Mais le plusextraordinaire,c’estquesonventremeparutplusgrosencorequ’audébutdelasoirée.Elles’approcha,medévisagea.–MonDieu,Halley!
Elleétaitterrorisée,maiselletentaitderesterbrave.–Ques’est-ilpassé?–Onaeuunaccident.–OùestTristan?–Jesaispas.J’aisoudaineuenviedepleurer.Çaaréveilléladouleur.J’avaismalpartout.–Iln’estpasdanslecouloir?repris-je.–Non.Etelleajouta,leslèvrespincées,lavoixdure:–Jenel’aipasvu.–C’est parce qu’il devait rester sur les lieux de l’accident. Il a promis qu’il viendrait après. Il se
faisaitvraimentdusouci,tusais.–Tuparles,ilpouvait!Acausedelui,tuasfaillimourir!Jefermailesyeuxetn’entendisplusquelebipd’unemachine,pasloin,quimerappelaitletintementde
laclochettedansl’escalierdeMamie.–Onn’apascouchéensemble,dis-jeaprèsunlongsilence.Aucasoùtuteposeraislaquestion...–Jen’ypensaismêmepas,maisjesuiscontente.–Mesparentssaurontbientôttout.Jesuismorte.J’éprouvaisunetelleenviededormirquej’avaisdumalàparler.–Ilsnemelaisserontplusjamaislevoir...–Iln’estmêmepaslà,Halley,murmuraScarlett.–C’estparcequ’ilestrestésurleslieuxdel’accident,répétai-jeobstinément.–L’accidentaeulieuilyauneheureetdemie.J’aiparléavecunflic,danslasalled’attente.Tristan
s’esttiré.–Non,dis-je,luttantcontrelesommeil.Ilvaarriver.–Halley...,dit-elleavectristesse,jesuisvraimentdésolée.Sonimagedevenaittrouble,lebipdevenaitpluslointain.Jemesuisendormie.Quandj’aiouvertlesyeux,j’aivuunquarterbacksurl’écrandelatélévision.Ilsaisitleballonàla
volée,sefaufilaàtraverslesjoueursetcourutcommeunmaladetandisquelafoulel’acclamait.Quandilaeuatteintlazonedebut,sonéquipes’estruéesurluietilssesonttoustapédanslesmains.Enfin,lacaméra a zoomé sur le visage souriant du quarterback, qui levait le poing en signe de victoire.Touchdown–Halley?Lavoixdemaman.Jetournailatêteetlavisassiseàmonchevet.–Commenttesens-tu?–Bien.Monpèreétaitsurl’autrelit,toujoursvêtudelachemisemexicainedebeaufqu’ilneportaitquelesoir
duréveillon.–Quandêtes-vousarrivés?–Iln’yapaslongtemps.Je levai lesyeuxsur l’horloge,pendantquemamansepenchaitsurmoiet lissait lebandagesurmon
.
arcadesourcilière.Ilétait3h30.Dumatin?Del’après-midi?Impossibleàdire.–Halley,chérie,tunousasfaitunebellefrayeur.–Maman...Pardon...Jebredouillais.J’étaistropcassée.–J’aigâchévotrefête.–Jemefichebiendenotrefête!répliquamaman.Ellesemblaitlasseettriste,commeavecMamie,àThanksgiving.–Oùétiez-vous?Quefaisiez-vous?reprit-elle.–Julie,intervintmonpèredepuislelitd’àcôté,d’unevoixvoilée.Çan’estpaslemoment.–LapolicenousaditquetuétaisavecTristanFaulkner,continuamaman.Ellebutaitsurlesmots.Ellesemblaitdansledoute,commesiellehésitaitetavaitpeurdeformulerla
vérité.–C’estvrai,Halley?C’estlui,leresponsabledel’accidentquiafaillitecoûterlavie?–Non...Toutmerevenaitmaintenant.Lefroid,lalueuréblouissantesurlevisagedeTristan,lesfragmentsde
verrequiétincelaientettombaientcommedespetitesétoiles.J’étaistropfatiguée.Jefermailesyeux.–C’étaitjusteque...–MonDieu,jelesavais,jelesavais!Mamanserraittoujoursmamainvalide,maisplusfortmaintenant.–Tun’enfaisjamaisqu’àtatête!Tunecomprendsdoncpasqu’ilm’arrived’avoirraison?Quej’agis
danstonintérêt,etpaspourt’empoisonnerlavie?Maisilfauttoujoursquetudésobéisses,etvoilàlerésultat!Regarde-moiça...Savoixfaiblit,peut-êtreparcequejem’endormaisdenouveau.–Julie..., intervintdenouveaumonpère,dontj’entendislespasserapprocherdulit.Julie,elledort.
Ellenet’entendmêmepas,chérie.–Tuavaispromisque tune le reverraisplus,mechuchotamamand’unevoix rauqueà l’oreille.Tu
avaispromis–Calme-toi,Julie,luiditmonpère.Etilrépétad’unevoixsibassequej’entendisàpeine:–Calme-toi,jet’enprie...Je dormais à moitié. Des pensées folles dansaient dans ma tête tandis que les bruits alentour
s’éloignaient.Justeavantquejenebasculedanslesommeilmais,siçatrouve,jerêvaispeut-êtredéjà-,j’entendis une voix très proche. Peut-être était-ce celle demaman, deTristan ou simplement une voixdansmatête.Elledisait:«Jesuislà.Prèsdetoi.»
.
CHAPITRE17
Lemoisdejanvierfutsansintérêt,trèslongettoutengrisaille.Jepassailejourdel’anàl’hôpital.Le2janvier,jerentraiàlamaison.J’avaismalpartout.Lasemainequisuivit,jerestaiaulitàregarderlamaisondeScarlettet leballetdesavionsparlafenêtredemachambre.Mamanavaitreprismavieenmain.Jelaissaifaire.Onn’a pas reparlé deTristan.Mes parents avaient compris qu’il s’était passé undrame, les heures
précédantl’accident,untructrèsimportant,maismamannedemandarien–etjenedisrien.Mamansecontentait de changer mes pansements à l’arcade sourcilière et au poignet. Elle me donnait mesmédicaments,meservaitmesrepassurunplateau.Danslesilencedelamaison,avecmamanprésenteenpermanence, Tristan devenait un rêve qui s’estompait. De toute façon, çame faisait trop de peine depenseràlui.Tristan essayait d’entrer en contact avec moi. Lors de ma première nuit à la maison, je l’entendis
freiner au stop, commeavant,mais je restai dansmon lit à fixer le plafond. Il repartit aubout dedixbonnesminutes.Lorsqu’ilpritlevirage,sespharesbalayèrentlemurdemachambre,allumèrentunéclatsurlemiroir,éclairèrentunfragmentdepapierpeintet,pourfinir,lesouriredemapoupéedeporcelaine.Enfin,ilklaxonna:c’était,jecrois,lesignaldeladernièrechance...J’aidenouveautournélatêteverslafenêtreetlecielnocturne,puisj’airefermélesyeux.J’étaiscomplètementpaumée.Lesoirduréveillonétaitdevenuunembrouillaminidefoliequidébutait
parmadisputeavecScarlettetfinissaitdanscefroidatroce,surlebas-côtéd’uneroute.J’étaisblessée,encolère...J’avaishonte,demoi,demesimpulsions.Surtout,j’avaishonted’avoiragresséScarlett,mameilleureamie,parcequejen’avaispasacceptéqu’ellemediselavérité.Parfois,aucoursdecettesemaine-là,jecaressaislabaguequeTristanm’avaitofferte,maisquejene
portaisplus,caronavaitdûlacouper,auxurgences.Elleétaitmaintenantsurmonbureau,dansunsacenplastiqueprèsduplatcontenantlesfriandisesqu’ilglissaitdansmesvêtementsetquejen’avaisjamaistouchées.J’avaisidéaliséTristan:iln’étaitpasceluiquej’imaginais.Niàprésentnijamaispeut-être.D’ailleurs,moinonplus,jen’étaispascellequejecroyais.Bienentendu,Scarlettavaitdéjàsonopinionsurlaquestion.– C’est un con ! me dit-elle au bout d’une semaine, alors qu’on jouait aux cartes à la cuisine en
mangeantduraisin.Onn’avaitpasreparlédenotreclashdu31décembre:cesouvenirnousmettait toutes lesdeux trop
malàl’aise.–Aujourd’hui,aulycée,ilm’ademandésanscessedetesnouvelles.Gonflé!Commes’ilnepouvait
pasterendrevisite!– Il est de nouveau passé, l’autre nuit. Il est resté longtemps, comme s’il espérait que je sorte le
rejoindre.–S’ilvoulaitvraimenttevoir,ilseraitdevanttaporteàgenouxpourimplorertonpardon!Là-dessus, elle fit une grimace et s’agita sur sa chaise.Maintenant, son ventre était si gros qu’elle
devaittendrelesbraspouratteindrelatable.Deplus,ellemarchaitcommeuncaneton.–Jesuisdansuntelchaoshormonal,encemoment,quejepourraisluitordrelecou!Jenedisrien.Onnepeuttoutdemêmepasfermersoncoeurcommeunrobinet.Ilfautremonteràla
sourceetl’asséchergoutteàgoutte.Çaprenddutemps.Quelquesjoursplustard,ilétaitpresqueminuitlorsquej’entendisuncaillouheurterlecarreaudema
fenêtre. Je restai sans bouger dansmon lit : les cailloux se succédèrent, et je finis parme lever pourouvrirmafenêtre.Ilfaisaitnuit,jevoyaisàpeineTristan,maisjesavaisqu’ilétaitlà.–Halley,l’entendis-jemurmurer.Descends,ilfautquejeteparle.Jenerépondispas.Jetournailesyeuxverslafenêtredemesparents.Sijamaislalumières’allumait,
ce serait le signe qu’ils avaient tout entendu. Ça ne me faisait ni chaud ni froid. En vérité, j’auraispresqueaimémefairechoper.–Jet’enprie,Halley,justeuneseconde...D’accord?Jefermai la fenêtresansrépondre,puis jedescendiset fisclaquer laportemoustiquaireunpeu trop
fort.Prudente,imprudente,çam’étaitbienégalmaintenant.Tristanétaitdanslejardinderrièrelamaison,prèsdesbuissonsdegenévrier.Ilestsortidel’ombre
pours’approcher.–Salut...Pause.Puis:–Commenttuvas?Ettonpoignet?–Mieux.Ilsetut,commes’ilattendaitlasuite,maisjenepipaipas.–Bien sûr, tu es en colère contremoi, parce que je ne suis pas venu à l’hôpital, dit-il enfin.Mais
j’avaisunebonneraison.Tesparentsétaientdéjàassezencolère,jelesavais.Et,enplus,j’aiétéobligédetéléphonerpourdemanderqu’onpassemechercher,parcequemabagnole...Jel’observais.Jemedemandaiscequejeluiavaistrouvédesimagique.Ilm’avaitfascinée,jem’étais
laissébêtementemberlificoterparsespetits toursdepasse-passe,genrelespiècesdemonnaiequelesprestidigitateurssortentdederrièreleursoreillespourenmettrepleinlavue.Toutlemondepeutlefaire,ilsuffitd’apprendre.Aufond,çan’ariend’exceptionnel.Tristancontinuaitdeparler.– ...et jesuisvenu toute lasemaine,parceque j’avaisenviedem’expliquer,mais tunevoulaispas
sortiretjenepouvaispast’appeler...Jelevailamain.–Tristan,arrête.Ilparutsurpris.–Jenevoulaispasteblesser...Meblesser?Quand?Aumomentdel’accident?Aumomentdesacolère?–J’aipétéuncâble,maisjesuisdésolé,Halley.Jevaismeracheter.J’aibesoindetoi.Tumemanques.–Ah?Jen’encroyaispasunmot.–Oui,jetejure,dit-ildoucement.Ils’approchaetm’enlaça,effleurantparlamêmeoccasionmescôtesblessées,etj’eusdenouveaumal.–Lavérité,j’encrève...
Jereculaipourévitersoncontactetcroisailesbras.–Onneseverraplus.C’estfini.Ilcilla,commes’ilavaitmalcompris.–Arrête,tesparentss’enremettront,dit-ilensuite,trèscool.Jefuscertainequ’ilavaitl’habitudedeprononcercettephrase-là.Toutes lesphraseshiersiprécieusespourmoi,etque j’avaisenferméesaufonddemoncœur, il les
avaitdéjàdites à sespetites copines,peut-être sous les fenêtresde leur chambre,dans leur jardin, aubeau milieu de la nuit, dans les petites allées sombres et complices, sur la banquette arrière d’unevoiture,dansunechambreobscureferméeàclé,lessoirsdefête.–Mesparentsn’ontrienàvoirlà-dedans.C’estmoiquil’aidécidé.–Halley,tunepeuxpasfaireunechosepareille.Ilpenchala têteetpritsonairdeDroopy,quimefaisaitcomplètementcraquer,autrefois,pendant la
gym.–Ons’enremettra.–Jenecroispas.Au cours de toutes ces journées monotones de janvier, j’avais compris que je méritais mieux. Je
méritaisdes«jet’aime»,deskiwisetdesfleurs,desguerriersmédiévauxremplisd’amourcourtois.Jeméritais des photos demoi heureuse,malheureuse, amère, que sais-je encore. Jeméritais de sentir lachaleurducoupdepiedd’unbébésousmamain.Jeméritaisaussidegrandiretdechanger,dedevenirtouteslesfillesquejeméritaisd’être,chacunemeilleurequelaprécédente.Unpeucommelespoupéesrussesquisesuccèdent,toutesdifférentes,toutespareilles.–Halley!Attends!merappela-t-ilalorsquejem’éloignais.Maisj’étaisdéjàpartie.Etpuis,àmontourd’êtreunpeumagique:enunriendetemps,jesuisentrée
danslanuitdujardinetjel’ailaisséem’absorber.
Je ne l’ai pas vue lorsque je suis rentrée par la cuisine en refermant avec soin la porte. Je l’airemarquée seulement quand jeme suis retournée, aumoment où la lumière s’est allumée.Maman, enpeignoir,avaitlaissésamainsurl’interrupteur.Jerestaiimmobile,éblouie.–Rienn’adoncchangé,commençamaman.–Hein?–C’étaitbientonamiTristan?demanda-t-elleprisedecolère.Ilnevientdoncjamaisenpleinjour?
Sedéplace-t-iljustequandilfaitnuit?–Attends,maman,tunecomprendspas...J’allaisluidirequ’ilétaitparti,etmêmequ’elleavaiteuraisonsurtoutelaligne,maisellenem’ena
paslaisséletemps.–Jecomprendssurtoutquetun’aspasretenulaleçon,etpourtantcegarçonafaillitetuer!Comment
peux-tu tomber à nouveau dans ses bras, comme si rien ne s’était passé? Après votre accident ! Unaccidentdontilestresponsable!–Jedevaisluiparleret...–Nousn’avons jamaisévoqué lescirconstancesdecedrame,parceque tuétaisblessée,mais tune
reverras plus ce garçon, tum’entends, Halley ? Si tu n’es pas assez raisonnable pour rester à bonne
distancedelui,c’estmoiquit’enempêcherai.–Maman!Jen’enrevenaispas!Mamanpensaitdenouveauàmaplace!Ellemevolaitlavictoirequejevenais
deremporterparlaseuleforcedemavolonté.–Jenereculeraipasdevantlesmesuresquetumeforcerasàprendre,enchaîna-t-elled’unevoixcalme
etégale.Tantpissijesuisobligéedetechangerdelycée.Tantpissijedoistesuivrevingt-quatreheuressurvingt-quatre,maistunelereverraspas!Tunedétruiraspastavieàcausedecegarçon!–Pourquoies-tusisûrequejeveuillelerevoir?luidemandai-je,profitantd’unepausepourplacerun
mot.Pourquoinemedemandes-tupasplutôtcequejeviensdeluidire?Maman,surprise,futcoupéedanssonélan.–Pardon?–Pourquoitunemelaissespasparler?Pourquoitun’écoutespascequej’aiàdireoucequejepense,
aulieudemejugeretdem’imposertafaçondevoirleschoses?C’esttoujourspareil,tunemelaissesjamaislaparole!–C’estfaux!s’exclama-t-elle,indignée.–Non,c’estvrai!Et,après,tut’étonnesquejeneteraconteplusrien,quejecessedemeconfier.Tu
saispourquoi?Ehbien,dèsquejetefaisdesconfidences,tuinterprètesettudéformestout.–C’estfaux,répéta-t-elle,maisellen’étaitplussicatégorique.Écoute,Halley,tuneconnaispaslavie.
Moi,si.–Maisjen’apprendraijamaislaviesitum’interdisdevivrelamienne!Alorslaisse-moifairemes
expériences.Là-dessus,onaaffrontésansunmottoutcequis’étaitaccumuléentrenousdepuislemoisdejuin,au
momentoùj’avaisvouludevenirpluslibreetfairemeschoix.Maintenant,jevoulaisquetoutredeviennecommeavant,qu’ellemedonnedenouveausaconfianceetcroieenmoi.Mamanpassalamaindanssescheveux,commesiçapouvaitl’aideràdécider.–C’estd’accord,dit-elleenfin.–Merci.Mamanéteignitlalumière.Onestmontéesensembledansnoschambres.Lebruitdesespasrépondait
aumien:çaressemblaitàundébutdedialogue.L’accord qu’on venait de passer était encore balbutiant, mais il allait évoluer. C’était comme
d’apprendreautrementdestrucsjusque-làinstinctifsetévidents,parexemplemarcherouparler.C’étaitrepartirdezéropourchangersonregardsurcequ’oncroyaitsavoiretmaîtriser.C’étaitsefaireuneidéedelavieàpartirdesesexpériences,et,delà,seconstruirelentementparsoi-même.Arrivéesàl’étage,onallaitseséparerpourregagnernoschambres,quandmamanaprislaparole.–Qu’est-cequetuluiasdit?murmura-t-elle.Del’autrecôtédelarue,jeremarquaidelalumièredanslacuisinedeScarlett.Carréjaunesurfond
noir.–Quejenevoulaispluslevoir.Quec’étaitfini.Jemesuistrompéesurlui.Ilm’alaisséetomber.Je me doutais que maman avait envie de me poser davantage de questions, mais elle a seulement
acquiescé.Onétaitdegrandesdébutantes,sansaucuneexpérience,maisonétabliraitnosmarquesetnosrèglesau
furetàmesuredenosprogrès.Onpartaitfinalementàladécouverted’uneterreinconnue,d’unterritoireaussivastequeleGrandCanyonetaussidifficileàsaisirquelacomètedeHalley.
–C’estbien,medit-elleenfin.Elleestrentréedanssachambre,avantderefermerdoucementlaporte.Onnesaitjamaisquandleschosesseremettentenplace,niàquelmomentons’estécartédesavoie.
Mais,seuledanslenoirsurlepalier,j’aipenséàMamieHalley,quimeserraitsifortcontreellependantqu’onadmirait lacomètedeHalley. J’avais toujourscruque jen’enavaisaucunsouvenir,mais,àcetinstant, j’ai fermélesyeuxet j’aivu lacomète,étincelanteetàpeine imaginablepour l’esprithumain.Elletraversaitlecielnocturnecommeuneflèche.
TROISIÈMEPARTIE
GRACE
CHAPITRE18
–Oh, chérie, tu es absolumentmagnifique ! Brian, viens vite avec l’appareil photo ! Il faut que tuprennesHalleyenphoto !Surtoutnebougepas,mapuce !Non,viensplutôtpar ici,pourqu’onait lafenêtreenarrière-plan.Oupeut-êtreque...?–Maman!Parpitié,pasmaintenant.Jemegrattaidenouveauledos,parcequel’étiquettedemarobemedémangeait,c’étaitinfernal.–Maisilfautquenousprenionsdesphotos!dit-elleenmefaisantsignedem’approcherdelaplante
vertequisetrouvaitdanslecoindenotrecuisine.Toitouteseule,etensuiteavecNoah.Argh,Noah...Chaque fois que j’entendais son prénom, je n’arrivais pas à croire que jem’étais fourrée dans une
galèrepareille.Lebaldefind’annéeetmarobebouffante,genremeringue,dont l’étiquettemerendaitfollenesuffisaientpas,non,ilavaitfalluqueNoahVaughns’ajouteàcecauchemar.Onm’avaitfait latotale.–Oh,monDieu!s’écriamaman,quiregardaitmaintenantpar-dessusmonépaule.Elleposalamainsursabouche,prêteàpleurerdebonheur.–Scarlett,tues...mer-veil-leuse!JemedétournaietvisScarlett,exactementtellequejel’avaisvueuninstantplustôtdansmachambre,
oùjel’avaislaissée,saufque,c’estfou,maisentretempssonventresemblaitavoirencoregrossi!Scarlettétaitmaintenantenceintedeneufmois,aujourprès.Sonventreétaitsigrosqu’illaprécédait
partoutoùelleallait:onnevoyaitquelui.LamèredeCameron,couturièredeprofession,luiavaitfaitunerobedesoiréesurmesure.Tropcontentequesonfilsailleaubaldefind’année,MmeNewtonavaitpassédesheuresetdesjoursàtailler,assembleretcoudrelaplusbelledesrobesdebaldegrossesse:noire et blanche, descendant jusqu’aux genoux, avec une taille Empire et un col châle qui mettait envaleur le fabuleux décolleté de Scarlett. Même avec un très gros ventre, Scarlett était absolumentsuperbe.Envérité,c’estsonbeausourirefierquilarendaitsublime.–Ta-da ! s’exclama-t-elleavecungrandgeste, se remettantàdescendre lesescalierscommesielle
avaitgagnéàunjeutélévisé.C’estfou,hein?Elle me souriait. Je lui souris. Depuis que nous avions décidé d’aller au bal de fin d’année pour
réaliserlerêvedetouteslesadoslectricesdeSeventeen,notrevien’étaitplusnormale.Maisonvoguaitau-delàdunormaldepuisuncertaintempsdéjà.Entremamanetmoi, leschosesavaientbougéaprès lamiseaupointdumoisdejanvier.C’était très
subtiletdifficileàobserveràl’oeilnu,maislesfaitsparlaientd’eux-mêmes.Désormais,parexemple,mamantenaitsalangue,mêmesiellemouraitd’enviedemedonnersonavis
oudedominer la conversation, engros,d’êtremamère.Mamanprenaitunegrande inspiration, et sonélan, puis tout à coup elle soupirait etme regardait fixement, tandis qu’unpetit quelque chose passait
entrenous,quepersonneneremarquait.Mamanfaisaitaussitôtmarchearrièreetembrayaitsurunautresujet:laventedelamaisondeMamieetsesfréquentesvisitesàBuffalo,ouencoresonnouveaulivre,qui traiteraitdesa toutedernièreexpérience : le« redevenir» filledesamèrevieillissante.Peut-êtreparlerait-elledemoi?Peut-êtrepas?Jen’avaisplus reparlé àTristandepuis le soiroù il était venudansnotre jardin. Il séchait toujours
davantagelescours,et,lesjoursoùilétaitaulycée,jefaisaislemaximumpourl’éviter.N’empêche,çame faisaitmal, chaque fois que je le voyais. Cette douleur ressemblait à celle qui cognait dansmonpoignet, certains matins, ou dans mes côtes, quand je dormais dans telle ou telle position. En mars,lorsque j’avais entendu dire que samère l’avait fichu dehors, jem’étais fait du souci.A lami-avril,lorsqu’on me jura qu’il sortait avec Elisabeth Gunderson, j’avais deux jours pleins pleuré toutes leslarmesdemoncorps.Jem’étais concentrée sur un événement plus important : le bébé deScarlett. Je l’avais vu dans son
ventrequandonavaitfaitlapremièreéchographiedusixièmemois.C’étaitencoreunepetiteformepastrèsfacileàidentifier,maisonreconnaissaitsesmains,sespiedsetsonnez.Ladoctoresseauraitpunousdirelesexe,maisScarlettn’avaitpasvoulusavoir.Ellevoulaitavoirlasurprise.J’avais organisé une petite fête pour préparer la naissance du bébé à la maison. On avait invité
Cameronetsamère, les fillesdesTeenMothers,etmêmeGinnyTabor ;elleavaitapportéunénormecanard en peluche jaune qui couinait quand on le serrait. Mais son canard était bizarre, parce qu’ilcouinaitaussidèsqu’onl’effleurait.Etiln’abientôtpluscessédecouiner,jusqu’àcequ’onluiarrachelittéralementlatête,unesolutionqu’onnepourraitmalheureusementjamaistenterpourréduireGinnyausilence.LamèredeCameronavaitcousuunbeausetdelayetteetmesparentsavaientoffertàScarlettdixbaby-
sittings gratuits, pour les soirs où elle aurait besoin de souffler. Moi, je lui avais donné une photoagrandie et encadrée de nous deux : Scarlett sur les marches de sa véranda, avec son ventre déjàproéminent.Elleavaitlesmainscroiséesdessusetlatêteposéesurmonépaule.Scarlettl’avaittoutdesuiteaccrochéeau-dessusduberceaudubébé,pourquetouslesdeuxlavoientchaquejour.«Noustrois»,avait-elledit,etj’avaisacquiescé.Ilnenousrestaitplusqu’àattendretranquillementladatedel’accouchement,quiserapprochait.Pourl’heure,onfaisaitdesplansàlapelle.Onavaitachetéunlivresurlesprénomsetdressélaliste
de ceux qui nous plaisaient : des prénoms simples, qui n’évoquaient pas des personnages célèbres,commeceluideScarlett, etquinenécessitaientpasd’explicationssans fin,comme lemien.Onsavaittouteslesdeuxqu’unprénom,çavousmarquaitpourlavie.On est allées aux cours de préparation à l’accouchement. J’étais la seule fille parmi tous les papas
accompagnateurs.Sanscompterqu’onétaitaussilesplusjeunes.Onarespiré,onapoussé,etj’aiessayédemeconvaincrequejeseraisautoplejourJ.Scarlettmouraitdepeuretfatiguaitbeaucoupaveccessoufflez-bloquez,maisjepositivaispourlaréconforter.QuantàMarion,ehbien,concernantlebébé,elleavaiteffectuéunvirageàcentquatre-vingtsdegrés.
Elle avait toujours agi commesi l’adoption, c’était décidé... jusqu’au septièmemois.Unbeau jourdemars, je suis entrée dans la nurserie dont lesmurs jaune poussin et les étoiles au plafond (oeuvre deCameron) resplendissaient grâce au soleil qui passait par la fenêtre. Tout était fin prêt. La layette setrouvaitpliéeetrangéedanslestiroirs,leberceauetlatableàlangerétaientàleurplace,etlapoussetteavaitenfinétéassemblée(grâceàunvoisiningénieur,leseulàcomprendrelesinstructionsdelanotice).Marion,immobile,brascroisés,regardaitautourd’elleensouriant.J’aitoutdesuitecompris:l’adoption?Jamaisdelavie!Bienentendu,quandMarionm’avue,elleafroncélessourcils,marmonnédestrucssurlesémanationstoxiquesdelapeinture,avantdesortircommeonprendlafuite.C’étaitMariontout
craché.Moi,jesouriais.Jesavaisbiencequej’avaisvu.Pour finir, j’accompagnaiScarlett jusqu’à laboîte aux lettrespour envoyer le courrier sur lequelon
avait travaillé commedesbêtes, au coursde ces derniersmois. Il commençait par : «ChèremadameSherwood,vousnemeconnaissezpas,maisj’aiquelquechoseàvousdire...»Scarlettl’avaitposté,lesdésétaientlancés.Sionavaitdesnouvelles,tantmieux;sinon,lebébéauraitbienassezd’amourcommeça.Et aujourd’hui, 12mai, on allait aubal de find’année. J’avais acceptépour faire plaisir àScarlett,
parce que c’était important pour elle. Quand Cameron lui avait proposé d’être son cavalier, j’avaiscomprisquejedevaismoiaussiêtredelafête.Etvoilàcommentjem’étaisretrouvéedanslespattesdeNoahVaughn.Envérité, c’était la fautedemaman.Unvendredi soiroù lesVaughnétaient cheznous,mamanavait
évoquécefameuxbal.MmeVaughns’étaitilluminéecommeunarbredeNoël,ettoutétaitpartidelà.«J’aimeraistantqueHalleyyailleaussi!Unbaldefind’année,c’esttoutdemêmeunévénementànepasmanquer!»avaitdéclarémaman.Là-dessus,MmeVaughns’étaitétonnée:«Noah?Commentsefait-ilquetunem’enaiespasparlé?»Unefoislancée,mamanavaitcontinué:«LameilleureamiedeHalleyyva,hélas,Halleyn’apasdecavalier.»Jevoyaisvenirlasuitegroscommeunemaison,c’étaithorrible.Pendantcetemps,Noah,assisenfacedemoi,meregardaitparendessous,tandisquepapa,lenezdanssonassiette,étaitmortderire.«Noahnonplusn’apasdecavalière!s’étaitexclaméeMmeVaughn,trèsexcitée,alorspourquoiest-cequ’ilsn’iraient...?»Alorsmaman, qui avait bien retenu sa leçon, se rendit compte de sa gaffe. Elle avait cherchémon
regard,puiss’était reprise :«Enfait,çaneserapaspossible, jepensequeHalleyadéjàdesprojetspourceweek-end.»Évidemment,c’étaitfichu,carMmeVaughnapplaudissaitdéjàcommeunefolleetsouriait de bonheur.Maman s’était tournéeversmoi,mais je faisais la gueule.Tout ce que je voyais,c’étaitNoahquimangeaitsapartdepizzacommeungoretetavaitdesmorceauxdefromagefonducolléssurlementon.Inutilededireque,pourScarlett,cefutl’extase.Ellem’obligeaàacheterunerobedebaletdebelles
chaussures,avantd’insisterpourqu’onsepomponneensemble,legrandsoir.J’acceptaisansmeplaindreparceque,bon,jesavaisquec’était lafind’uneépoquepourelle:aprèslanaissancedubébé,saviechangerait.–Souriez!s’exclamamamanenreculantavecsonappareilphotodontletémoinrougeclignotait.Adosséàlaportedelacuisine,papafaisaitleclown.–Vousêtesmagnifiques,touteslesdeux!Siglamour!Scarlettpassasonbrasderrièremesépaulesetm’attiraàelleafinqu’onsoitplusproches,surlaphoto.
Jecontemplaisescheveuxauburn,sonsourirepaisibleetlestachesderousseursurleboutdesonnez.–Fantastique!s’exclamamaman,àprésentadosséeaumurdufond.Elles’accroupit.–Etmaintenant,dites«Soirdebal»!–Soirdebal!s’exclamaScarlettavecferveur.–Soirdebal!murmurai-je,sanscesserdecontemplerScarlett,tandisqueleflashjaillissait.
JecomprisqueNoahétaitsuperbourré lorsqu’il traversalesalonavecsafleurdecorsage,enfin, jeveuxdirelebouquettraditionnel.
–Salut,dit-ilens’approchantpourl’épinglersurmarobe,lesoufflealcooliséetbrûlant.Bougepas,surtout.Jeleluiprisdesmainsavantqu’ilnemeperforelecoeur.–Laisse-moiplutôtfaire.Pendantcetemps,MmeVaughn,qui,à l’évidence,nes’étaitpasapprochéedesonfistonaucoursde
cesdernièresheures,etmaman,quirayonnaitdefierté,nousobservaientdeloin.Près de nous, Cameron épinglait avec soin un petit bouquet de roses sur le décolleté de Scarlett.
Cameronparaissaittoutgringaletàcôtéd’elle,etétaittrèschicdanssonsmoking,saceinturedesmokingetseschaussettescouleurdecanneberge.«Trèseuropéen!»avaitappréciémamanquandilétaitarrivéaux côtés de Noah, qui portait un smoking de location dont le pantalon était trop court, avec deschaussettesdetennisblanchesquisevoyaientcommelenezaumilieudelafigure.J’épinglaimonbouquetdecorsage,manquantmepiquerdansmahâte,puismepréparaiàuneénième
sériedephotos.– Vous êtes sublimes ! s’exclamaMme Vaughn en surgissant autour de nous avec son Caméscope,
pendantqueNoahpassaitsonbrasautourdemataille.C’étaitclair,l’alcoolluidonnaitdel’audace.–Souris,Halley!–Encoreune!renchéritmaman,quiattaquaitsadeuxièmepelliculeetnousmitraillait.Quellesoirée
vousallezpasser!Ceseraextraordinaire!Marionaussiétaitlà.Elleprenaitphotosurphotoavecunpetitappareiljetable.Cesoir-là,Marionse
rendait à un tournoimédiéval avecVladimir, et elle était fin prête pour l’événement : elle portait unelongue robe de soie avec des manches bouffantes, ce qui lui donnait une vague ressemblance avecGuenièvre,oupeut-êtreaveclaBelleauboisdormant,c’étaitdifficileàdire.EllepartageaitdésormaisavecVladimir ses petits plaisirsmédiévauxduweek-end : elle assistait allègrement à des tournois etbuvaitdel’hydromelpendantlesjoutesauxquellessonguerrierparticipait.ScarlettétaitunpeugênéeparlamétamorphosedeMarionengentedamoiselle,maisMarionaffirmaitquec’étaitsupersympad’êtreuneautre,detempsentemps.–Scarlett!s’écria-t-elle,agitantlamain.Regardeparici,mabelle!Voilà,commeça!Superbe!Unefoisqu’onnouseutphotographiésenlong,enlargeetentravers,onestmontésdanslalimousine,
prêtéeparl’hôteloùtravaillaitlepèredeCameron.Cameronavaitbeauêtrebizarre,ilsavaitcommentorganiserunesoirée.Unvraigentleman.Hélas,jenepouvaispasendireautantdemoncavalier.–Oùilest,lebar?gargouillaNoahdèsqu’oneutrefermélaportière.Ilyatoujoursunbardansles
limousines,hein?Scarlettsecontentadeluilancerunregardrapideendisposantbienlesplisdesarobeautourd’elle.–Laisse-le,ilestbourré,luidis-je.–Nan!s’indignaNoah.Ilm’avaitplusparlédurantladernièredemi-heurequ’aucoursdel’annéepassée.–Ilyatoujoursunbardansleslimousines!insista-t-il.–Jecroisquelebaraétéretiré,expliquapaisiblementCameron.Désolé.–Paslapeined’êtredésolé,ons’enfiche,répliquaScarlettenluiserrantlamain.– De toute façon, pas besoin de bar ! beugla Noah, qui sortait un flacon en plastique de sa poche
intérieure.J’aipenséàtout!–Non,Noah,jet’enprie!intervins-je.
–Waouh, voilà ce que j’appelle être classe, ironisaScarlett alors qu’il ouvrait son flacon et buvaitcommeuncochon,enmouillantsachemise.–Ouais:laclasse,c’estmoi!postillonnaNoahavecinsolence.Ilrempochasonflacon,s’essuyalabouchedureversdesamanchedesmokingetpassasonbrasautour
demonépaulealorsquejetentaisdelerepousser.Quandonestarrivésaulycée,Noahétaitàfond.Lalimousinenousdéposadansleparkingdesbus,pas
trèsloindelacafétéria,etjelelaissaichancelerderrièremoi.Ilavaitvidésonflacon,l’avaitbalancédansunepoubelleetessayaitdemerattraper.Parmalheur,c’estmarobequ’ilaattrapée:cetabrutil’adéchiréeàlataille.J’aitoutàcoupsentidel’airfroiddansmondosetsurmesjambes.Jestoppainetetmedétournai.–Oups!s’exclamaNoah.Iltenaitunmorceaudesoieblancheetlustrée,etilsegondolait.–Désolé!–Imbécile!sifflai-je,enessayantderabattrelespansdemarobeetdecouvrirmesfessesmaintenantà
l’air.Super.NonseulementNoahVaughnétaitmoncavalier,maisj’étaisculnu.Bonjourlasoirée,c’étaitla
honte.–Halley,quesepasse-t-il?s’écriaScarlettdel’entréedelacafétéria.Tuviens?Acôtéd’elle,MelissaRingley,ducomitéd’organisation,m’observaitavecintérêt.–Entre.Jevousrejoinstoutdesuite!lançai-je.–Tuessûre?–Oui.Scarlett tendit donc ses billets àMelissa et suivit Cameron à l’intérieur, où lamusique jouait fort.
Pendant ce temps,des filles etdesgarçonscontinuaientd’arriver. Jemeplanquai sous les fenêtresdulabodebiologiepouressayerderafistolermarobe.–Attends,jevaist’aider,déclaraNoahensurgissantderrièremoi.–Jeneveuxpasquetum’aides,d’accord?–Non,maisquellegarce!coupa-t-ilenposantlesmainssurmataille.Tuasvachementchangé,depuis
qu’onestsortisensemble.–Oui,etalors?Ilmefallaitabsolumentuneépingledesûreté.Jenepouvaistoutdemêmepasentrerdanslasallede
baletmontrermesfessesàtoutlemonde,mêmepourfaireplaisiràScarlett.–Tuétaisplussympaavant,continuaNoah,boudeur.Mais,quandtuessortieavecTristanFaulkner,tu
asjouélespétassesbranchées.Commesituétaisunesuperstar.–Laferme,Noah.–Non,c’esttoiquivaslafermer,s’écria-t-il.Deux filles en robe de bal blanche et talons hauts qui arrivaient tournèrent les yeux vers nous, et
essayèrentdevoircequisepassait.J’ignoraiNoah. Jeme déhanchai de nouveau pour arrangerma robe quand il s’est jeté surmoi.Au
momentoùje tournai la tête,surprise, ilm’asoufflésonhaleinealcooliséedanslenez.Jen’avaispasremarquéqu’ilétaitsigrand...Ilapassésonbrasautourdemataille,surladéchirure,etglissésesmainssousmarobe,surmapetiteculotte.
Je le fixai, sidérée, voyant son visage se rapprocher, de plus en plus près, yeux fermés, boucheentrouverteetlanguetendue...–Dégage!criai-jeenlepoussant.Noahtrébuchaetheurtalasouched’unarbre,puisfitunvolplanésurletrottoirdevantuncouplequi
arrivait.Jem’appuyaicontrelemur,mefichantdemarobedéchiréecommedecettesoirée,etj’essayaidemecacher.–Ben,disdonc,ditlegarçonàNoah,toujoursparterre.Çava,monpote?–C’estjustequ’elleest...,balbutiaNoah,quiserelevait.Lepaschaloupé,iltournalecoindubâtimentenmarmonnant.Le mec et sa copine le regardèrent s’éloigner, puis ils rirent nerveusement et continuèrent vers la
cafétéria.Jemesuisretrouvéeseule.Jedécidaiderentreràlamaison.J’avaisunpeud’argentsurmoi,jepouvaisdoncappeleruntaxi,ou
monpère,et toutenvoyerbalader.D’unautrecôté,Scarlett se feraitdusouci siellenemevoyaitpasrappliquer.Alorsjemesuiscouvertlesfessesdemonmieuxenrabattantlespansdesoiedesdeuxmainsetjesuispartieàsarecherchepourluiannoncerquejemetirais.Scarlett était sur la piste de danse avec Cameron. Leur slow étaitmal assuré, à cause de son gros
ventre,mais ilsétaientmignonscommetout. Ilsétaiententourésdefillesparfaitissimesavecdebellescoiffures,unmaquillage impec,perchées sur leurs talonshautsetaubrasde leursmecsensmokingetchaussuresvernies.GinnyTaboretBrettHershey,élusroietreinedubal,sedirigeaient,couronnesurlatête,verslatableoùtrônaientlesjattesdepunch.JerepéraiaussiReginaLittle,quiportaitunerobedebalàcerceauxquiluidonnaitdesalluresdetipiindien:elledansaitavecunmilitairequidevaitavoiraumoinstrenteans.Enfin,dansuncoin,ElisabethGundersonetTristan,immobiles,regardaientlesautres,l’aircrispéetlevisagefermé.Tristanm’aperçut.Et, pour la première fois depuis longtemps, je ressentis ce sentiment de folie qui
m’avaitenvahiedelatêteauxpieds,lesoirdemonanniversaireaubarragedeTopperLake.Ilétaitsibeau... Lorsqu’ilme sourit, jeme sentis si désespérée et si seule que j’aurais presque souhaité qu’ilm’enlèvepourqu’onparteauboutdumonde.Çaaétélagoutted’eauquiafaitdéborderlevase:jemesuissentietoutàcoupsubmergéepartoutce
quis’étaitpassédepuisunan.Lebal,Michael,mamanetlebébé.Tristan,l’horriblebaraquedeRonnieetlanuitduréveillon,puisleretourenvoitureetmavitredeportièrequiexplosait.ElisabethGundersonetsonsalepetitsourireperfide,lefroiddubosquetoùj’avaisvomitripesetboyaux,lamaindeMamieHalley,sifineettièdedanslamienne.Noahserapprochantdemoi,boucheentrouverte,lalangueprêteàattaquer,etmaintenantScarlettsurlapistededanse,quisetrémoussaitsousmesyeuxetn’arrêtaitplusdesourire.Jezigzaguaidanslafoule,tenanttoujoursmarobepar-derrière.Jenepensaisqu’àsortir,filer,mourir,
je n’en sais rien. Je passai devant des filles en robe de princesse, nappées d’eau de Cologne et deparfum,puisdevantMmeOakley,leprincipaladjoint,quiregardaittoutlemonded’unairsoupçonneux,parcequ’ellecherchaitàdébusquerladrogueetlesboissonsalcoolisées.Jenem’arrêtaiquedevantlestoilettes,oùjesuisentréeàtoutevitesse,laissantlaporteclaquerderrièremoi.MelissaRingleyseregardaitdanslaglace,sonrougeàlèvresàlamain.Lorsqu’ellevitmonreflet,elle
sedétourna.SaboucheformaitunOparfait.–MonDieu,Halley,quesepasse-t-il?Elle posa son rouge à lèvres et s’approcha, en soulevant sa robe pour qu’elle ne traîne pas sur le
carrelage.C’étaitunerobenoireavecunjuponampleetunmodestedécolleté.Melissaportaitaussiune
petitecroixenor,auboutd’unechaîne.–Çava?Je devais avoir l’air d’une folle, d’une vraie sauvage. Mon chignon banane à la Audrey Hepburn,
oeuvredeScarlett,s’étaitdéfaitetressemblaitàuniroquoisdetravers.J’étaistouterouge,monmascaraavaitcoulé.Quantàmarobe,j’enavaislâchélespans,etonvoyaittoutparladéchirure.Deuxfillesquiarrangeaient leur maquillage passèrent devant moi et lorgnèrent ma petite culotte avant de sortir, melaissantseuleavecMelissa.–Oui,çava.Jem’approchai du lavabo, pris une serviette en papier pour essuyer les traces demascara surmon
visage.Lorsquejedéfismonchignon,lesépinglesàcheveuxdégringolèrentparpoignées.–C’estunesoiréedemerde,voilàtout.–IlparaîtqueNoahestivre,déclaraMelissa,ensusurrantlesderniersmots.Elleregardaautourd’elle,decraintequelesmursaientdesoreilles.–Mapauvre,qu’est-ilarrivéàtarobe?Tourne-toi,Halley.Oh,monDieu!–Oui,jesais,dis-jeentrelesdents.Jen’arrivaispasàcroirequejemontraismesfessesàMelissaRingley.–Toutcequejeveux,c’estmetirer.–Mais tunepeuxpaspartirdansunétatpareil !dit-elleen sepostantderrièremoi.Donne-moi tes
épinglesàcheveux,jevaisvoircequejepeuxfaire.Jerestaiimmobile,tandisqueMelissafixaitdesépinglesàcheveuxsurmarobe,marmonnantcomme
uneduègne.Pendantcetemps,jemedisaisqueçanepouvaitplusêtrepire,quej’avaistouchélefonddufond,cesoir.Hélas,jemetrompais.ElisabethGundersonportaitunerobenoiremoulanteetdes talonsaiguillesque j’entendisbienavant
qu’ellen’ouvrelaportedestoilettes.Quandellem’avue,elleaplissélesyeuxetm’ainspectéedelatêteauxpiedsavantdes’approcherdel’autrelavabopourseregarderdanslaglace.–Voilà.Çadevraittenirjusqu’àlafindelasoirée,m’annonçagentimentMelissaenjetantlesépingles
entropdanslapoubelle.Surtout,nefaispasdemouvementsbrusques.–D’accord,dis-jeàmonreflet.Élisabethm’observait.EllefaisaitbienlapaireavecTristan:jen’étaisàl’aiseniavecl’unniavec
l’autre.–Merci,Melissa.– Pas de quoi, pépia-t-elle de sa voix de brave fille toujours prête à rendre service, en tapotant sa
frangeblonde.C’estaussilerôledel’organisatricedubaldefind’année,aprèstout.Elle agita délicatement les doigts pour me dire au revoir. Au moment où elle ouvrait la porte, la
musiqueemplitlestoilettes.Lenezcolléàlaglace,Elisabethseremettaitdel’eye-liner.Ellesemblaitfatiguée,carrémentépuisée
même,maintenantquejel’observaismieux.Sesyeuxétaientrouges,sonrougeàlèvrestropsombre:onauraitditquesaboucheavaitétéentailléeparunméchantcoupdecouteau.Je me regardai à mon tour, constatai quemonmaquillage était foutu, et ma tronche lamentable. Et,
commejen’avaisrienàdireàElisabethGunderson,jedécidaidesortir,quandellemerappela.–Halley?
Jemeretournai.–Quoi?Ellereculaetarrangeabiensescheveuxsurlesépaules.–Tupassesunebonnesoirée?demanda-t-ellesansmeregarder.Jenepusm’empêcherdesourire.–Non.Ettoi?Elleprituneprofondeinspiration,passaundoigtsurseslèvrespourlissersonrougeàlèvres.–Moinonplus.Jehochailatête,parcequejenevoyaisrienàajouter,puisj’ouvrislaporte.–Bon,ben,àplustardpeut-être...Lamusiquejouaitsifortquej’entendisàpeineÉlisabethquandellerepritlaparole.–Ilt’aimeencore.Ilaffirmequenon,maisjelesais:ilt’aimeencore.Jemefigeaietmedétournai.–Qui?Tristan?–Maisilrefusedel’admettre,dit-elleaveccalme.Pourtant,savoixtremblait.Jel’avaisenviée,lesoirduréveillonchezRonnie,lorsque,allongéesurlelitetdanslesvapes,elle
observaitsesorteils,maisplusmaintenant.– Il affirme qu’il ne pense pas à toi,mais je sais qu’ilment. Surtout ce soir.Quand il t’a vue, j’ai
réalisé...–T’enfaispas,c’estsansimportance,dis-je,conscientequec’étaitvrai.C’étaitpasdel’amour,seulementunpetitsentiment,unbourdonnementderiendutout.–Ettoi,tul’aimestoujours?medemandaElisabeth.Danslestoilettes,savoixrésonnaitétrangement:elleétaitplusforteet,enmêmetemps,plusdouce.–Non,répondis-jeaveccalme.Jemeregardaidanslaglace,etmevisécheveléedansmarobedéchirée.Onvoyaitlacicatriceàmon
oeil,parcequemonmaquillageavaitcoulé.Maisj’avaislaforme.Pourdebon.–Jenel’aimeplus,précisai-je.ÉlisabethGundersonsedétournaet,avecsonmouvementdetêteglamhabituel,fitglissersachevelure
sursesépaules,commeautrefois,lorsqu’elledominaitlestadependantlesmatchsdefootball,dusommetdelapyramidedespom-pomgirls.Elleallaitreprendrelaparole,quandlaportes’ouvrit:GinnyTaborsurgitdansunflotdesatinrose,savoixtonitruantelaprécédant.–Halley!Elles’arrêtanetetposalamainsursapoitrinecommesielleallaitmourir.–Ilfaut...quetuviennestoutdesuite...–Pourquoi?–Scarlett!Elleavaitdumalàparler,elleétaitessoufflée.Elleleval’index,commepourmedire:«Attends,j’y
arrive,bougepas»,tandisqu’ellereprenaitsonsouffle.–Elleaccouche...–Quoi?
Jemedétournai.–Tuplaisantes?–Jetejurequenon.ElleetCameronallaientsefaireprendreenphoto,etj’étaislasuivanteavecBrett
danslafile.Aumomentduflash,elleaeuundrôled’airetpuisalancéqueçayétait...–Pousse-toi!luidis-jeenpassantdevantellepourcourirdanslacafétéria.Je contournai lapistededanse,me faufilantparmi lesgarçonset les fillesquibuvaientdupunchet
m’approchai d’un attroupement près du petit pont- levis en bois qui servait de décor pour les photossouvenir.Toutlemondechuchotait.Lephotographesemblaitdésemparédevantsonénormeappareilphoto.Enfin,
jevisScarlett,touterouge,avectropdemondeautourd’elle.Quandellem’aperçut,elleéclataensanglots.—Çavaaller,luidis-jeenm’approchant.Jepassaimonbrasautourdesataille,etfissigneàCameron,quiétaitlivide,dem’aider.Puisquelqu’uncria:«Vite,uneambulance!»Lamusiquecessadejoueretmoi,j’aiétéincapablede
mesouvenirdecequej’avaisapprispendantlescoursdepréparationàl’accouchement.Scarlettsaisitmarobeetm’attiraàelleavecuneforcequimesurprit.–Jeneveuxpasd’ambulance!Sors-moid’ici!Jeneveuxpasavoirmonbébédanscettesalledebal.–D’accord.Je cherchai du soutien auprès de Cameron, mais il était toujours appuyé contre le pont-levis et
s’éventaitd’unemain.IlsemblaitplusmalqueScarlett.–Onyva!J’aidai Scarlett à se relever. Elle passa un bras derrièremes épaules et on traversa la foule.Mme
Oakleym’expliquaqu’elleavaitdéjàprévenulespompiersetquenousdevionsrester là,pendantque,dans une explosion de satin rose,GinnyTabor criait qu’il fallait tout de suite de l’eau chaude. Je nepensaisqu’àlamaindeScarlettcrispéefortsurmonépaule:ellemefaisaitsimalquemavues’étaittroublée.Onaréussiàatteindrelasortie.–OùestCameron?demanda-t-elleentredeuxhalètementstandisqu’onarrivaitdanslacour.Qu’est-ce
qu’ila?–Ilestrestélà-bas,dis-jeenlasoutenanttoujours.Iln’avaitpasl’airbien.Lapressiondesamainneserelâchaitpassurmonépaule.–C’estpaslemoment!hurla-t-elledansmonoreille.–Çavaaller.Jetelejure.Mais,enarrivantsurleparking,jemerendiscomptequeçaallaitplutôtdemalenpis.Nousn’avions
aucunmoyende transport, le retourdenotre limousinen’étaitprévuqueversminuit.Onavait semé lafoule,quis’étaitamasséedevantlacafétéria:delà,MmeOakleynoushurlaitd’attendrel’ambulance,quin’allaitplustarder.–Jeneveuxpasd’ambulance!répétaScarlett.Jetejurequesionmemetdansuneambulance,jeme
battraibecetongles!–Maisonn’apasdevoiture,Scarlett.Onestvenuesenlimousine,tusaisbien.–Jem’enfiche!dit-elle,pressantmonépauleplusfort.Trouveunesolution!–Jevaismedébrouiller.Je regardai autour demoi dans l’espoir que passe une voiture, dont je plaignais le conducteur par
avance.–Pasdepanique,jecontrôlelasituation,ajoutai-je.Mais je ne contrôlais rien du tout.Seventeen n’avait jamais évoqué un sujet pareil. On était seules
comme au fond d’un bois... Au même instant, j’entendis un bruit de moteur. Je me penchai et agitaifrénétiquementlebrassanscesserdesoutenirScarlett.–Parici!–Ohnon,jeperdsleseaux,murmuraScarlett.C’estunecatastrophe...Majolierobeestfichue.–Parici,arrêtez-vous!criai-jedenouveaualorsquelavoitureserapprochait,ralentissantdéjà.Et,avantmêmequ’ellen’arrive,j’aisuquiconduisait.–Salut,lesfilles,fitTristan.Souriant,ildéverrouillalesportièresarrière.Cesoir,ilroulaitenLexus.Elisabethétaitassiseàcôtédelui.–Onvousdépose?–C’estévident!hurlaScarlett.Tuescomplètementdébileouquoi?–Ceseraitbien,merci,dis-jeaveccalmetandisqu’Elisabethouvraitlaportièrearrièredel’intérieur.Onestmontées,Scarlett toutepoisseuse,etmoi semantmesépinglesàcheveuxà tout-va.Onpartait
quandCameronest arrivéencourant.Tristan s’est arrêtépour le laissermonter.Lepauvre, il était ennage,ilhaletaitetétaittoujourstrèspâle.–Que s’est-il passé ? lui demandai-je, alors queScarlett serraitmamauvaisemain si fort quemes
doigtssemblaientcollés.–J’aieuunmalaise.–Qu’est-cequ’ildit?hurlaScarlett.– Il n’a rien dit, il va bien, expliquai-je. Bon, maintenant, il faut que tu bosses ta respiration. De
profondesrespirations,expirations...Danslerétroviseur,jevisTristanquinoussouriait.Jemesouvinsdeladernièrefoisoùnousroulionsà
toutevitesseenville...Ilnefallaitsurtoutpasquej’ypense.–Respire,dis-jeàScarlett.Vas-y!–J’aipeur.J’aimal,situsavais...Jeserraisamainplusfort,ignorantladouleurquis’étaitréveilléedanslamienne.– Souviens-toi de ce qu’on a appris pendant le cours de préparation à l’accouchement. Pensées
positivesetzen.Océan,champsdefleursetlacsdemontagne.–Boucle-la!Tut’entendsparler,Halley?–Commetuveux:nepensepasàça.Penseàdebelleschoses,commecevoyagequ’onafaitaubord
delamerquandonétaitensixième,tutesouviens?Quandonaétépiquéespardesméduses?–Tutrouvesquec’estunepenséepositive?Sonfrontétaitensueuretsamain,toujoursdanslamienne,brûlante.J’essayaideluicacherquej’avais
peur,maisc’étaitdur.–Maisoui!Tristanmeregardaittoujoursdanslerétroviseurtandisqu’ilaccélérait.–Souviens-toiquandonfaitdescookies,l’été,quandondansesurlamusiquedelaradio.Etsouviens-
toiaussidel’étédernier,quandnoussommesalléesaulacavecMichaelet...–Deskiwis.
Acôtédemoi,Cameronsemblaitsurlepointdes’évanouirdenouveau.–Exact!dis-je,prêteàm’enthousiasmerpourn’importequoidumomentqueçalacalmait.Leskiwis!
Ettutesouviensdujouroùtuaseutonpermisdeconduire?Et,lapremièrechosequetuasfaite,c’estderentrerdanslemurdemamaison,justeàcôtédelaportedugarage?–Tonpèreaditquelesjeunesconducteursrentraientplutôtdanslesautresvoitures,dit-elled’unevoix
rauque,samains’accrochantàlamienne.Iladitquej’étaisuncas.Onvoyaitleslumièresdel’hôpitalmaintenant.J’entendaislasirèned’uneambulance.– Jem’en souviens, répondis-je en caressant son front et ses cheveuxmouillés de sueur.Tiens bon,
Scarlett,onyestpresque.Tiensbon...Ellepressamamainetfermalesyeux.–Nemelaissepas.Promets.– Je ne te laisserai pas, c’est promis, dis-je alors qu’on entrait dans le parking des urgences. Je te
rejoinstoutdesuite.OnainstalléScarlettsurunfauteuilroulant,onl’afaitpasserpardesportesàdoublebattantàtoute
vitesse, puis onm’a collé des formulaires entre lesmains. Jeme suis retrouvée aux admissions avecCameronetungroupedescoutsquiavaienteuunaccidentdecamping,unvieilhommeaveclefrontensangetunemère,avecunbébésursahanche,quihurlaitenespagnol.Camerons’estassisets’estprislatête dans lesmains.Une fois que j’ai eu rempli les formulaires demonmieux, je suis allée vers lescabinestéléphoniquespourappelerMarion.Bien entendu, elle n’était pas à la maison. Elle assistait à une joute, dansait la tarentelle, enfin,
pratiquait ses trucs médiévaux du week-end avec Vladimir. Lorsque le téléphone sonna et que lerépondeursedéclencha,jeraccrochai,etd’instinct,j’appelaimaman.–Halley?dit-ellesansmelaisserletempsdeparler.Oùes-tu?MmeVaughnvientdetéléphoner.Ona
retrouvéNoahivremortdansleparkingdulycée.NormanadûallerlechercherchezleprincipaletEllaesthystérique.Deplus,personnenesaitoùtues...–Maman...–Jesaisquetun’aspasbuetjenesaispascequiestarrivéàNoah.Iln’ajamaiseudeproblèmes
avecl’alcool,avant.Johnétaitfurieux,c’estclair...–Maman,dis-je,plusfortcettefois.Scarlettestentraind’accoucher.–Elleaccouche?Silencesoudain.–Maintenant?Toutdesuite?–Oui.Prèsdemoi,leslouveteauxtapaientsurledistributeurdefriandises,furieuxquecette«saloperiede
machine»ait bouffé tout leur fric.Avachi surune chaise enplastiqueunpeuplus loin,Cameronavaitfermélesyeux.–Jesuisà l’hôpital,onvientd’yconduireScarlettet jen’aipas le tempsdet’expliquerpourNoah,
d’accord?Jen’arrivepasàjoindreMarion,alors,quandellerentrera,dis-luioùonest.Dis-luiaussidevenirvite.–Scarlettvabien?–Elleestmortedetrouille,dis-je,songeantqu’elleétaittouteseule.Jedoisyaller.Jeterappelle.–Trèsbien,chérie.Tiens-nousaucourant,d’accord?–Oui,promis.
Je raccrochai et me précipitai de nouveau vers les admissions, ma robe traînant par terre, carmalretenueparlesdernièresépinglesàcheveuxenplace.Jepassaidevantl’entrée,lorsquejevisTristanetElisabeth, restés dans la Lexus. L’air furieux, Tristan parlait en pointant un index accusateur sur elle.Élisabethregardaitparsavitreouverte,lebrassortietunecigaretteàlamain.Ellenemevitpas.J’expliquaiauxadmissionsquej’étais lasoeurdeScarlettetsapartenaireaucoursdepréparationà
l’accouchement.Onmeconduisitverslasalledesurgences,oùScarlettétaitdéjàsousmonitoring.–Maistuétaisoù?s’écria-t-elleàmavue.Elletenaitunbolenplastiqueremplideglaçonsetportaitunechemised’hôpitalverte.Sajolierobede
balétaitsurunechaise.–Jesuismortedepeurettoi,tudisparais!–Jen’aipasdisparu,expliquai-jeavecdouceur.J’aitéléphonéàMarionetj’aidûremplirdesmasses
depapiers,auxadmissions.–Bon,alorsçava,parcequej’aivraimentbesoin...Ellecessadeparleretseredressaensetenantleventre.Elle poussa un gémissement bas et guttural, qui devint perçant. Je la regardai, horrifiée. Je ne la
reconnaissaisplus.Jecomprisquej’allaisperdrelaboule.Laportes’ouvrit.Ladoctoresseentra,trèsdétendue.Elleprittoutsontempspours’approcher,tandis
queScarlettrespirait,expirait,meprenaitdenouveaulamainetlaserraitsifortquej’aieul’impressionquemesosallaientsebriser.–Bébéarrive,ondirait!ditgaiementladoctoresseenprenantledossierauboutdulit.–Ondiraitbien,haletaScarlettentredeuxgémissements.Jepeuxavoirdescalmants,s’ilvousplaît?–Toutdesuite,dit-elletoutensoulevantledrap.Jevaisvérifieroùtuenes.Scarlettmepressait lamaincommesi elleavaitvoulu réduiremesosenpoussière. Jene la sentais
plus.–Parfait, dit ladoctoresse.Ony estpresque.Celanedevrait plus tarder. Il fautque tu tedétendes.
Respirebienavectonaccompagnatrice.Lereste,ons’enoccupe.–Etlescalmants?demandaScarlettd’untonpressant.Jepeuxenavoir?–Jevaispréveniruneinfirmière,réponditladoctoresse.Netefaispasdesouci,ceseraterminéavant
quetut’enrendescompte.Ellerefermaledossier,remitsonstyloderrièresonoreilleetdisparut.–Jelahais!prononçaScarlettavecforce,labouchepleinedeglaçons.Jelediscommejelepense.–Essaiedetedétendre.Jem’assisàsonchevet.–Respireprofondément.–Maisjeneveuxpasrespirer!Jeveuxqu’onm’assomme,etd’uncoupsurlatêtes’illefaut!Jen’y
arriveraipas,Halley...Jenepourraijamais...–Si,tuyarriveras!luidis-jeavecsévérité.Onestprêtes.–Facileàdire!répliqua-t-elleenmettantdenouveaudesglaçonsdanssabouche.Toutcequetuasà
faire,c’estm’ordonnerderespirer.Tuasleboulotleplusfacile,dansl’histoire.–Scarlett,reprends-toi!Elleseredressasurlelitetpostillonnadesmorceauxdeglace.–Nemedispasdemereprendre!Çan’estpastoiquisouffreslemartyre.Rienn’estcomparable...
Ellecessadeparler,devintpâle.Elleavaituneautrecontraction.–Respire, lui dis-je en faisant la respirationdupetit chien.Pufffpufff pufff. Respire profondément.
Pufffpufffpufff.Courage!MaisScarlettseremettaitàgémir.Cesonbasetsiétrangemeterrorisacettefois.J’avaistoutfaux,on
n’était pas prêtes pour une chose pareille ! Ça nous dépassait ! Et je fus soudain commeCameron :paniquée et assommée. J’auraismoi aussi aimé être dans la salle d’attente avec les scouts devant ledistributeurdefriandises,etfairelescentpasavantd’allumerlecigarerituel,commelesfuturspapas.–Jereviens,luidis-jeenm’éloignantdulit,surlapointedespieds.Jevais...Ellecessadegémiretmefixa,lesyeuxécarquillés.–Non!Nemelaissepas!hurla-t-elle.Halley,ne...Mais je sortis. Seule dans le couloir, jem’appuyai contre lemur froid, en profitant pour cacher la
déchiruredemarobeetmesfessesmaintenantàl’air.J’essayaidemaîtrisermonangoisse.J’entendaistoujoursScarlettgémir.Oh,monDieu, je la laissais tomberaumomentoùelleavait leplusbesoindemoi...Puisj’entendisunbruitdepas,des«clacclacclac»,rapides,affairésetefficaces,etdeplusenplus
audibles.Jeregardaisurmagauche:mamanarrivait,sacàmaincalésouslebras,têtehauteetregardfixédroitdevantelle.–Oùest-elle?medemanda-t-elle.–Là.Elleestmortedepeur.–Ehbien,allonslarejoindre!Jereculaietmepressaidetoutesmesforcescontrelemur.–Halley,tuviens?Quesepasse-t-il?–Jenepeuxpas,expliquai-jed’unevoixquejetrouvaiétrangeetstridente.Cequiestentraindese
passer,c’esténorme,maman.Jepenseque...–Chérie,tudoisêtreauprèsdetonamie.–Jetedisquejenepeuxpas!répétai-je.Magorgemefaisaitmalquandjeparlais.–C’esttropdur...–Certes,maisScarlettcomptesurtoi,dit-ellesimplement,meprenantparlecoudepourm’entraîner.
Tunepeuxpaslalâcheràunmomentpareil.–Jenel’aidemêmepas!Commentpeut-elleavoirenviequejesoislà?Jesuislamentable!Maismamanouvraitdéjàlaportedelachambredesamainrestéelibre.–TueslaseulepersonnequeScarlettveutàsescôtés,mafille.Nous sommes entrées,mamanme tenant par les épaules. Je la laissaime conduire vers le lit où, le
visageinondéparleslarmes,Scarlettseredressaitetfroissaitlesdrapsdanssespoings.–C’estnous,mapuce,annonçamamanenpassantlamainsursonfrontensueur.Tuesgéniale.–EtMarion?L’estlà?haletaScarlett.–Pasencore,maisBrianl’attendchezvous.Ellenevaplustarder.Netefaispasdesouci.Maintenant,
dis-nouscequenouspouvonsfairepourtoi?Commentonpeutt’aider?–Nemelaissezpas,c’esttout...,soufflaScarlettalorsquemamans’asseyaitàcôtéd’elleetposaitson
sacsurlefauteuil.Jeneveuxpasêtreseule.– On ne te laissera pas, promit maman, observant fixement le fauteuil de l’autre côté du lit, puis
m’adressantunregardsanséquivoque.Alorsjereprismaplacedel’autrecôtédulit,unpeuhonteuse.J’observai maman penchée sur le visage épuisé de Scarlett et qui lui murmurait des mots que je
n’entendais pasmais que je devinais. Ceux qu’elle prononçait, les nuits où jeme réveillais après uncauchemar, après m’être cassé la figure à skate ou à rollers, et toutes les fois où les nainemies mepourchassaientsurleursvélosrosesjusqu’àcequejemerepliecheznousenpleurant.Tandisquejeregardaismamanmettredesparolessurdesémotionsetdessentiments,enfin,exercerson
plusbeautalent,jecomprisquejenepourraispasrompreàjamaislelienquinousunissait.Quejesoisforteoufaible,mamanétaitunepartiedemoi,aussivitalepourmaviequelesbattementsdemoncoeur.Jesavaisquetoutaulongdemaviej’auraisbesoind’elleetdesaforce.
CHAPITRE19
Ladoctoresselevalesyeuxethochalatête.–Scarlett,jevoislatête.Pousseencoredeuxfoisetceseraterminé,c’estd’accord?–Çanevaplusêtrelongmaintenant,murmurai-je,luiserrantfort,trèsfortlamain.Lebébéestpresque
là.–Tutedébrouillesbien,enchaînamaman,tuescourageuse.Beaucoupplusquejenel’aiété.–C’estgrâceauxmédicaments,renchéris-je,depuisqu’onluienadonné,çarouletoutseul.–Silence,vousdeux!réponditScarlett.Jevousjurequequandceserafini,jevoustuerail’uneaprès
l’autre.–Pousse!ordonnaladoctoresse.Vas-y!–Respire!luiintimai-jeenprenantmoiaussiunegrandeinspiration.–Respire!fitmamanenécho.Vas-y,magrande,c’estpresquefini.Scarletts’arc-boutacontremoi,enserrantmamain.Jeregardaisonvisageseplisser,sesyeuxseserrer
etsabouches’ouvrirtoutgrand,alorsqu’ellepoussaitplusfortqu’ellenel’avaitfaitpendanttoutelanuitetépuisaitainsisesdernièresforces.–Etvoilà,ilarrive,jelevois!s’exclamaladoctoressejoyeusement.Pousseencoreunefois,justeune
dernièrepetitefois,Scarlett.Scarlettpoussadenouveau,enétouffantuncri,tandisqueladoctoressesepenchait.Et,aussitôtaprès,
elleseredressaavecunbébédanssesmains,unpetitêtrerougeetgluantdontlespiedsgigotaientetdontlaboucheminuscules’ouvritpourlaisseréchapperungeignementsemblableàceluid’unpetitchat.–C’estunefille!déclaraladoctoresse.Lesinfirmièresl’essuyèrent,nettoyèrentsaboucheetsonnez,puislaposèrentdanslesbrasdeScarlett,
contresapoitrine.Scarlettpleuraitencontemplantsafille,quiavaitrefermélesyeux.Sonbébéavaitétéavecnousdepuislafindel’été,ilavaitgrandibienauchauddanssonventre,etmaintenantilétaitréel.–Unepetitefille...,murmuraScarlettentreseslarmes,jelesavais.–Elleestbelle,luidis-je.Elleamesyeux.–Etmescheveux,répliqua-t-ellesanscesserdepleurer.Regarde...Ellecaressaleduvetrouxsurlatêtedesonbébé.–Tupeuxêtrefièredetoi,ditmamanencaressantsamenotte.Mamanmesourit.–Jel’appelleraiGrâce,annonçaScarlett.GrâceHalley.–Halley?dis-je,étonnée.Vraiment?–Vraiment.Elleembrassalebébésurlefront.–GrâceHalleyThomas.
Je baissai les yeux surGrâce, submergée par la joie. Elle symbolisait l’année que nous venions depasserdepuisl’étéavecMichaeljusqu’àl’hiveravecTristan.Uneannéequ’onn’oublieraitjamais.Scarlett rayonnait de bonheur.Elle berçaitGrâce et embrassait ses petitesmains et ses petits pieds,
nousdemandantsi,honnêtement,onavaitdéjàvuunbébéaussibeau?(Toutlemondeaffirmaquenon.)Une fois qu’on se fut bien extasiées, une fois queScarlett se fut endormie, je suis allée dans la salled’attentepourannoncerlabonnenouvelle.Cequejevis,enarrivantprèsdesdistributeursetdesfontainesàeau,mesidéra.Ilyavaitfoulesouslesnéons.D’uncôté,prèsdesurgences, lamoitiédulycée, lesfillesenrobedebalet lesgarçonsensmoking,
appuyésaumurouassis sur lesbanquettesenplastique : je reconnusGinnyTabor,BrettHershey,desfillesducoursdecommunicationvisuelleetdedesigngraphiqueavecleurscavaliers,MelissaRingleyetmêmeMaryannLister,plusdestonnesdegensquejeneconnaissaispas!Tous,trèsélégants,mangeaientdesSnickeroudesMarsetattendaientendiscutant.JenevispasElisabethGunderson,mais j’aperçusTristan:adosséaudistributeur,ilparlaitavecCameron,qui,ouf,avaitretrouvédescouleurs,enfin,unepâleurdécente.Al’autreboutdelasalle,jevis,séparésdeslycéenspardesrangéesdechaises(etquelquessiècles),
Vladimir,Marion,horsd’haleine,etaumoinsvingtautresguerriersetdamoisellesencostumemédiéval,certains avec des épées et des boucliers. J’en aimêmevuun avec une cotte demailles qui cliquetaitpendantqu’ilfaisaitlescentpasdevantlesadmissions.Et,toutàcoup,ilsm’onttousrepérée.Marionatraversélasalleencourantdansunfroufroudément,suivieparVladimiretunepoignéede
guerriers. L’infirmière des admissions a fait les gros yeux tandis queMarion s’approchait d’un côté,CameronetGinnyTaborde l’autre,etenfinGinnydanssa robe roseshockingsuiviepardes fillesenrobepastel etdesgarçonsen smoking. Ily eut trèsviteunattroupement.Lesautres se sont arrêtésdeparler,puissesontlevésetsesontapprochésenmeregardant.–Alors?medemandaGinny,quipiladevantmoi.–Commentva-t-elle?interrogeaMarion.Jeviensd’arriver,jesuisrentréetardet...–Çava?fitCameron.Ellevabien?–Ellevabien.Jeluisouris.Je me tournai vers la foule rassemblée, les lycéens du bal, les cendrillons, les damoiselles, les
guerriers et les chevaliers, sans compter quelques scouts un peu allumés et le vigile, qui gardaientprudemmentleursdistances.–C’estunefille!Quelqu’unsemitàapplaudiretàpousserdesvivats,puistoutlemondesemitàparlerenmêmetemps,
à se congratuler et à se taper dans le dos. Lesmecs en smoking et les guerriers semélangeaient, seserraient lamain et s’étreignaient tandis queMarion courait voir sa petite-fille avecCameron.GinnyTaboroffritunvraibaiserdecinémaàBrettHershey,histoiredesedonnerenspectacle.L’infirmièreademandéducalme:«Onestdansunhôpital,toutdemême,passurunchampdefoire!»,maispersonneneluiaprêtéattention.Moi,jelesregardaisseféliciter.JevoulaistoutenregistrerpourtoutraconteràScarlettet,plustard,àGrâce.
Danslanuit,j’aiditàmamanderentrer.JesuisrestéeauchevetdeScarlettetl’airegardéedormir.Onavaitpréditquecettesoiréeseraitspéciale,ellel’avaitété,maispascommeprévu.J’étaisfolledejoie,tellementexcitéeparlanaissanceetparnotreavenirquej’avaisenviederéveillerScarlettetdeparlerdetout,maintenant,maisellesemblaitsipaisiblequejemeretins.Enpartant,jepassaidevantlanurserieet admiraiGrâce, si petite dans son berceau. Je posaimes doigts sur la vitre,mon signal et celui deScarlett,pourluimontrerquej’étaislà.Puis je quittai l’hôpital et, dans la nuit, rentrai à lamaison. Je voulais être seule pour accomplir la
premièreétapeduvoyagequim’attendait.Je retiraimes escarpins, nouai les brides àmespoignets et pris la route, direction lamaison. Je ne
pensais pas à Tristan, ni àmaman quim’attendait, nimême à Scarlett qui dormait dans l’une de ceschambres dont je voyais les fenêtres allumées. Je ne pensais qu’àGrâceHalley, à chaque pas que jefaisais,piedsnus,dansmarobedebal(épingléemaintenant!).Quellepetitefille,quelleadolescenteetquellefemmeseraitGrâce?Verrait-ellepasserlacomètedont
elleportait lenom,commeMamieetmoi?Jesavaisqu’unjourje l’assiéraissurmesgenouxpourluimontrer le ciel. Je lui expliquerais qu’une comètemagnifique et lu unneuse le traversait. Je dirais àGrâcequ’elleétaitunique commelacomète.J’espérais queGrâce hériterait de nos qualités : la belle âme de Scarlett la force de caractère de
maman,ladéterminationdeMarionetlamalicedeMichael.Jenesavaispascequejeluiapporterais,enfin,pasencore,mais j’auraissans doute trouvé lorsque,dansplusieursannées, je luiparleraisde lacomète.Alors jeme pencherais sur son oreille et prononcerais desmots qu’elle seule entendrait. Ceserait desmotsquiexpliquent,consolentet donnentducourage,danslalanguedescomèteset desfemmesquenousnesommespasencoremaisque nousdevenonstoutes.
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