14
PRÉPOSITION À ÉCLIPSES Claire Blanche-Benveniste De Boeck Université | Travaux de linguistique 2001/1 - no42-43 pages 83 à 95 ISSN 0082-6049 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2001-1-page-83.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Blanche-Benveniste Claire , « Préposition à éclipses » , Travaux de linguistique, 2001/1 no42-43, p. 83-95. DOI : 10.3917/tl.042.083 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Université. © De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © De Boeck Université Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © De Boeck Université

Préposition à éclipses

Embed Size (px)

DESCRIPTION

 

Citation preview

Page 1: Préposition à éclipses

PRÉPOSITION À ÉCLIPSES Claire Blanche-Benveniste De Boeck Université | Travaux de linguistique 2001/1 - no42-43pages 83 à 95

ISSN 0082-6049

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2001-1-page-83.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Blanche-Benveniste Claire , « Préposition à éclipses » ,

Travaux de linguistique, 2001/1 no42-43, p. 83-95. DOI : 10.3917/tl.042.083

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Université.

© De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 2: Préposition à éclipses

Préposition à éclipses

83

PRÉPOSITION À ÉCLIPSES

Claire BLANCHE-BENVENISTE*

École Pratique des Hautes Études, Paris

Les prépositions spécifiques des valences verbales sont généralementconsidérées comme indispensables pour une bonne réalisation descompléments qu’elles « introduisent ». Le verbe confier a un complémentde valence à valeur de « bénéficaire ». Lorsque ce complément est réalisésous forme de syntagme nominal, il doit être précédé de la préposition à :

Elle a confié la robe à sa mère.

Sans cette préposition, la tournure serait grammaticalement mal formée

Elle a confié la robe *sa mère

C’est seulement lorsque ce complément « bénéficiaire » est réalisé sous laforme d’un pronom clitique, me, te, se, lui, leur, qu’il se réalise sans laprésence de la préposition à :

Elle m’a confié la robe, elle la lui a confiée, elles la leur ont confiée, elles sela sont confiée, etc.

Par là s’explique l’habitude de dire que ces compléments sont « introduits »par une préposition et de considérer ce type de prépositions comme des« introducteurs ». Mais pourtant, dans d’autres situations, par exemple entrec’est et qu-, la préposition à exigée par le verbe confier devant le complémentnominal a un statut plus compliqué. Elle peut figurer une fois devant lecomplément nominal, ce qui paraît le plus « normal » :

[1] C’est à sa mère qu’elle a confié la robec’est [ + prép N ] [ - prép que] V a confié

Elle peut être absente devant le complément nominal, mais présente devantqu- (réalisé sous forme du pronom qui) :

* 21 avenue Jules-Ferry, F. 13100 Aix-en-Provence (France) – Tél : 00 33 4 42 27 6618 – [email protected]

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 3: Préposition à éclipses

Claire BLANCHE-BENVENISTE

84

[2] C’est sa mère à qui elle a confié sa robec’est [ - prép N ] [ + prép que] V a confié

Elle peut aussi figurer deux fois, aussi bien devant le complément nominalque devant qu- :

[3] C’est à sa mère à qui elle a confié sa robec’est [ + prép N ] [ + prép que] V a confié

La première tournure [1] a une meilleure réputation normative que les deuxautres, mais tout le monde s’accorde généralement à reconnaître que lesdeux autres, [2] et [3], sont aussi grammaticalement bien formées.

Cette particularité est mentionnée depuis longtemps par lesgrammairiens français, qui pourtant, pour la plupart, ont été gênés par lacoexistence de trois tournures grammaticalement si proches (de Wailly 1803,Bescherelle 1867, Martinon 1927, Grevisse 1986). Plusieurs ont cherché ày mettre de l’ordre, en supposant par exemple qu’elles n’avaient pas lamême histoire diachronique ou en cherchant à en dévaluer au moins une surles trois. Une remarque célèbre de l’Académie française avait déjà tenté dediscréditer l’usage de la double préposition chez Boileau (cf. N. Fournier1998: 134-6) :

C’est à vous mon esprit à qui je veux parler (Boileau 1668, Satire IX, 1).

Les générativistes ont suivi le même raisonnement, en présentant la tournureà deux prépositions comme un archaïsme (Jones 1996), la tournure àpréposition devant qui comme une sorte d’étape intermédiaire dans ledéveloppement et la tournure la plus normative comme un aboutissementmoderne de l’évolution. Comme il arrive très souvent dans ce type deprésentation, tout se passe comme si un « bon complot » avait guidél’évolution historique pour l’amener vers la seule bonne forme normative.

Il me semble que cette interprétation est fondée sur des bases peusolides et qu’on doit accepter l’idée que les trois tournures coexistentactuellement, et qu’elles ont sans doute coexisté à d’autres époques. Danscette perspective, il faudrait admettre que ce phénomène de « préposition àéclipses » n’est pas un accident de l’évolution mais qu’il fait partie de lagrammaire. Comme d’autres langues semblent présenter des faits analogues(Dixon 1991 : 14, 48, 66, 68, 281-286), on peut être tenté d’y voir unphénomène plus général, qui ne serait pas spécifiquement français.

Je propose de rappeler les principales circonstances dans lesquelless’observe ce phénomène de la « préposition à éclipses », et d’en envisagerquelques interprétations1.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 4: Préposition à éclipses

Préposition à éclipses

85

1. La répartition entre prépositions, pronoms etconjonctions dans les clivées et les restrictives

Je m’intéresse aux « compléments prépositionnels » qui apparaissent enposition focalisée dans les constructions clivées en c’est… qu-… et lesrestrictives en il n’y a que….qu-…. Dans les deux cas, ces complémentsprépositionnels forment un syntagme autonome, qui n’est aucunementdéterminé par la suite en qu-, comme ce serait le cas avec un antécédent etune relative. On peut prendre comme prototypes des syntagmes autonomeset non-autonomes les formes de pronoms celui-ci et celui- (Cf. Blanche-Benveniste et alii, 1987) :

C’est à celui-ci que je l’ai demandéIl n’y a qu’à celui-ci que je l’ai demandéC’est celui à qui je l’ai demandéIl n’y a que celui à qui je l’ai demandé

Dans les constructions clivées et dans les restrictives, qui présentent unsyntagme autonome, la forme du complément prépositionnel est dictée parla valence du verbe placé après que. Le relevé des exemples contemporainsamène à distinguer trois modèles.

1.1. Le modèle de réalisation le plus simple est celui qui fait apparaître lapréposition suivie du syntagme nominal dans la position privilégiéeentre d’une part c’est , il n’y a que et d’autre part la conjonction que,soit, schématiquement :

[+prép N] [- prép Que]

C’est [à toi] que ces choses-là arriventIl n’y a qu’[à toi] que ces choses-là arrivent

Exemples en français parlé :

ce n’est pas à nous que vous feriez croire cela (Plaidoyer 19,4)c’est pas à vous qu’il faut le demander (BusE36)c’est pas pour moi que je parle (BusE49)c’est sur moi que maman comptait (Barallier 45,12)c’est sur la goupille qu’il y a marqué les numéros de série (Poi98 Vengeance45,12)

Exemples en français écrit contemporain :

Et c’est avec son mari et leur serveuse qu’elle a dégusté le plat, à l’abri desregards désapprobateurs (Presse)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 5: Préposition à éclipses

Claire BLANCHE-BENVENISTE

86

Exemple en français écrit du XVe siècle :

C’est à vous mesme que je parle (Pathelin, ca 1456, DMF, p. 176,communiqué par M. Rouquier)

1.2. Dans le deuxième modèle, la préposition ne figure pas devant lesyntagme clivé ou restreint, mais devant l’élément Qu-, qui est en cecas un pronom, qui, quoi, lequel, dont, où, soit schématiquement :

[- prép N] [+ prép Qu-]2

Exemples en français parlé

C’est sûrement elle à qui il pensait l’offrir (Cl89-90)

Exemples en français écrit contemporain

c’est certainement cela dont j’ai peur (Gide, d’après Togeby)Parce que c’est elle à qui Monica avait confié la Robe, qu’elle garda dansson appartement du Watergate à Washington (Presse 0508981)

Exemple en français écrit du XVe siècle

Ouy, Monseigneur, c’est Gervaise à qui je donnay ma main et ma foy (LeJouvencel, ca.1461-6, DMF 1,224, communiqué par M. Rouquier)

1.3. Dans le troisième modèle, la préposition figure dans les deuxemplacements :

[+prép N] [+ prép Qu-]

Exemples en français parlé

c’est de ça dont j’ai parlé dans la dernière réunion où je suis allée (Beaumettes7,8)c’est évidemment d’information dont nous allons parler (Charrier 61287)et c’est là où il y a la caserne (Poi 98, incendie 33,3)c’est à peu près à ce moment-là où moi je suis venu m’installer définitivement(Barrad 17,14)c’est là où vous vous rendez compte qu’en fait vous êtes rien (Poi98 Attentat4,24)c’est là où justement il y avait beaucoup plus de dangers (Poi 98 Hold up27,3)

Exemples en français écrit contemporain

ce n’est pas de pain, en effet, selon lui, dont les Indiens avaient besoin(Ionesco, d’après Togeby)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 6: Préposition à éclipses

Préposition à éclipses

87

Exemple en français écrit du XVe siècle

C’est à vous à qui je vendi six aulnes de drap, maître Pierre (Pathelin, DMF,p. 160, communiqué par M. Rouquier).

Lorsque l’on rassemble des exemples pris aux différentes époques, on seconvainc assez facilement que ces tournures existent sous leurs trois formesdepuis le XVe siècle, qu’elles ont été toutes trois exploitées à l’époqueclassique (cf. Haase 1914, Fournier 1998), qu’elles existent encoreaujourd’hui et qu’on ne peut pas les placer l’une derrière l’autre dans uneperspective d’évolution historique, comme l’ont supposé de nombreuxgrammairiens.

On peut considérer qu’il y a actuellement un supplétisme entre lesdeux grands types morphologiques : la réalisation [préposition + pronom]et la réalisation [absence de préposition + conjonction que]. La répartitionpeut être ainsi résumée :

Les grammairiens qui se sont intéressés à la question ont souvent étéobnubilés par le problème de la « partie du discours » (cf. Riegel et alii(1994 : 537), et se sont surtout attachés à définir la nature de l’élément qu.Ils ont été gênés d’avoir à accepter que cet élément doive être analysé, selonles cas, tantôt comme une conjonction que et tantôt comme un pronomrelatif, qui, quoi, dont, où. Lorsque la concurrence est possible, l’usage dela conjonction leur paraît plus « pauvre », parce qu’elle ne fait ressortiraucun cas de « flexion ». Mais il était bien difficile d’analyser que commeun pronom dans des exemples comme :

C’est là qu’il habitaitC’est à ce moment qu’il est partiC’est ainsi que nous l’appelons

Cela fait partie des cas que mentionne Dixon où la préposition disparaîtdevant les « measure phrases »,

He runs (for) three miles,She stood in the pouring rain twenty minutes (Dixon 1991 : 285).

Cette omission de préposition correspondrait, selon lui, pour l’anglais, à uneffet particulier de la focalisation portant sur des éléments aspectuels des

[(à) elle] [ à qui][(à) cet endroit]

[à elle] [ - que][à cet endroit] [ - que]

[à cela] [ - que] [de cela] [ - que] [à celle-ci] [ - que]

[(à) cela] [ à quoi][où]

[(de) cela] [ dont] [(à) celle-ci] [ à laquelle][où]

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 7: Préposition à éclipses

Claire BLANCHE-BENVENISTE

88

compléments. Mais l’analyse se prolonge pour les cas où, en français, ledispositif clivé permet des constructions sans préposition, qui seraientimpossibles dans un dispositif direct :

Elle y est *des années / Il y a des années qu’elle y estJe joue *la dernière fois / C’est la dernière fois que je joueIl était ouvert *deux ou trois mois / ça faisait deux ou trois mois qu’il étaitouvert

Une autre solution, qui est un peu un renoncement, consiste à voir ici une« grammaticalisation », difficile à analyser morphème par morphème. Uneautre solution, qui suppose une sorte de « complémentarité » entre pronomet conjonction, consiste à considérer que, dans une même construction clivéeou restrictive, avec la même valeur syntaxique, deux réalisationsmorphologiques sont également possibles, l’une avec un pronom quisupporte une préposition et une autre avec une conjonction que qui renvoiela préposition devant le syntagme clivé. Il ne s’agirait pas d’une marqued’une différenciation fonctionnelle entre les tournures proprement relatives :dans un cas la préposition est conservée auprès de l’élément qu-, un touristeà qui :

C’est un touriste déjà assez blasé à qui on promet un dépaysement certain(Presse),

et dans l’autre la préposition serait auprès de l’élément clivé, à un touristeque :

C’est à un touriste déjà assez blasé qu’on promet un dépaysement certain.

Il faudrait admettre que les deux coexistent sans aucune différencesémantique.

2. Les que-phrases incompatibles avec une préposition

Je m’intéresse maintenant aux rencontres à prévoir entre une préposition etune « que-phrase ». Certains verbes ont un complément de valence qui seréalise par une préposition suivie d’un syntagme nominal ou d’un verbe àl’infinitif

Je me souviens de celaJe me souviens de luiJe me souviens de l’arrivée de JeanJe me souviens d’avoir vu Jean arriver

Lorsque cette valence complément comporte également une que-phrase, ilest impossible de la faire précéder d’une préposition faible comme de, à,en :

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 8: Préposition à éclipses

Préposition à éclipses

89

Je me souviens de *que Jean est arrivé très tardJe me plains de*qu’il arrive si tard3

Deux solutions se présentent, l’une morphologiquement « riche » et l’autre« pauvre ». La « riche » consiste à étoffer le que en ce que :

Je me souviens, je m’étonne, je me plains de ce que Jean arrive très tard

Magali Rouquier (1988, 1990) a étudié le développement diachronique decette tournure en ce que, qui semble s’être restreinte au cours de l’histoire.La solution « pauvre » consiste à faire tomber la préposition et à ne garderque le que :

(Je me souviens, je m’étonne, je me plains) que Jean arrive si tard

Les grammaires d’usage donnent des listes de verbes à solution riche,

(aider à ce que, s’excuser, etc.) de ce que….(tenir, se plaire , etc) à ce que….

d’autres à solution pauvre,

(avertir, avoir besoin, se désoler, s’indigner, se souvenir, etc.) que…

et de ceux pour lesquels l’usage est hésitant :

s’attendre à ce / que … – se rendre compte de ce / que…

Les choix varient selon les usagers. Grevisse (1986) recommande je demandeà ce qu’on m’oublie, là où l’usage le plus général semblerait plutôt être Jedemande qu’on m’oublie. La tendance semble être, du reste, de choisir que,comme en témoigne cet exemple de sensibiliser, ordinairement construitavec à (sensibiliser à quelque chose), tel qu’il apparaît avec une que-phrasedans une conversation :

Il faudrait sensibiliser les gens que le feu rouge c’est quand même dans lecode de la route (Sardier 6,8)

Le problème existe aussi dans les réalisations pseudo-clivées, par exemplepour être sûr, être conscient de (Cf. Roubaud 2000) :

Ce dont je suis sûr, c’est de celaCe dont je suis sûr, c’est d’avoir très bien comprisCe dont je suis sûr, c’est *de qu’il va pleuvoir

La réalisation tend généralement vers que :

Ce dont on est sûr, c’est que ces orages vont se déplacer (Roubaud 2000 :409).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 9: Préposition à éclipses

Claire BLANCHE-BENVENISTE

90

Ce dont les Américains sont conscients, c’est que Bill Clinton va aller piocherdans les poches de certains d’entre eux (Roubaud 2000 : 393)

Dixon (1991) mentionne des phénomènes analogues en anglais. Il en faitmême un argument privilégié pour poser l’existence d’une forme sous-jacente de la préposition :

« Omission of a preposition before complementisers that, for or to. Thepreposition is retained before an NP or an Ing complement clause, but mustbe omitted before a complement clause introduced by that, for or to (andmay optionally be omitted before a complement clause beginning in wh- :

He boasted about his victoryHe boasted – that he had wonThey decided on JohnThey decided – that John would be chosenIt was decided that John would be chosenI was surprised by the fact that the plumber cameI was surprised – that the plumber came » (Dixon 1991 : 66).

Pour lui, il existe en ce cas en anglais une préposition sous-jacente, parcequ’elle peut réapparaître dans la même construction verbale, au passif :

Everyone hoped (*for ) that England would winThat England would win was hoped for by everyone (Dixon 1991 : 14).

En français, comme on ne peut pas miser sur une « stranded » prépositionde ce type, on peut vérifier qu’il y a une préposition en recourant à unedislocation, qui fait surgir, auprès de l’élément disloqué, un pronom clitiquedont la forme n’est pas le, mais en :

On en est sûr, que les orages vont se déplacer

On se donnera donc le droit de poser également en français l’existence d’unepréposition sous-jacente.

3. Rencontre entre deux prépositions appartenant àdeux valences verbales distinctes

La rencontre se produit lorsqu’un verbe qui construit un complément devalence avec une préposition admet, dans le même paradigme, une« interrogative indirecte », qui commence elle-même par une préposition.On construit très aisément se rendre compte de, avec un syntagme nominal,en gardant la préposition de :

Te rends-tu compte de la situation ?

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 10: Préposition à éclipses

Préposition à éclipses

91

Avec une que-phrase, cette préposition se perd :

Te rends-tu compte (*de) que c’est dangereux ?

Avec des interrogatives indirectes qui commencent par ces interrogatifscomme comment, quel, non précédés de préposition, la tournure est possible :

Ça dépendra de comment ça se passe (oral Répondeur 4,2)

On peut s’interroger sur quelles étaient les circonstances quand le décrochageest intervenu (oral, Radio Informations 08/2000),

Mais avec des interrogatives comme de qui il était question, de quoi j’ail’air, à qui tu l’as confiée, avec qui je dois travailler, qui commencent elles-mêmes par une préposition, la décision est plus délicate. Les locuteurspeuvent-ils tolérer une suite de prépositions de+de, de+à, de+avec, commeil s’en produit dans les exemples suivants, à la jonction des deux grandsconstituants ?

Te rends-tu compte de de qui il était question ?Te rends-tu compte de de quoi j’ai l’air ?Te rends-tu compte de à qui tu l’as confiée ?Te rends-tu compte de avec qui je dois travailler ?

Les exemples sont rarement attestés; lorsqu’on sollicite des usagers, leursréponses semblent diverses et peu fiables : « pas joli, mais pas impossible ».Meyer-Lübke allait jusqu’à dire que le français moderne serait « plutôtantipathique à la juxtaposition de prépositions » (T. III, p. 132, cité parDamourette et Pichon VII : 266). Les locuteurs acceptent à la rigueur lesrencontres de de+à, de+avec, mais ils préfèrent nettement les solutionsdans lesquelles la préposition valencielle « se perd » devant celle du termeinterrogatif :

[Te rends-tu compte ] [de qui il était question] ?[Te rends-tu compte ] [de quoi j’ai l’air] ?[Te rends-tu compte ] [où nous allons] ?[Te rends-tu compte ] [ à qui tu l’as confiée] ?[Te rends-tu compte ] [avec qui je dois travailler] ?

C’est la situation que P. Le Goffic (1994) décrit comme celle de la« percontative pseudo-directe », qu’il illustre par un exemple :

Réfléchissez ( ) dans quelle aventure vous vous embarquez ici (P. Le Goffic(1994 : 265).

Dans les exemples oraux attestés, comment se comportent les verbes d’usagefréquent comme dépendre de, s’intéresser à, réfléchir à, s’interroger sur,

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 11: Préposition à éclipses

Claire BLANCHE-BENVENISTE

92

se renseigner sur ? Il semble qu’un certain nombre de combinaisonsvirtuellement possibles soient exclues de l’usage, à cause des difficultés derencontre des prépositions. Comme on l’a vu, on peut effacer les prépositionsvalencielles comme de ou à, quand elles sont faibles. Mais, malgré l’exemplecité par Le Goffic, il est apparemment plus difficile d’effacer des prépositionsplus « fortes » comme sur :

*Je l’ai interrogé – de quoi il était question*Je l’ai interrogé – à qui il l’a confiée*Je l’ai interrogé – où nous allons

*Je l’ai interrogé – avec qui je dois travailler

Il est également difficile de conserver cette préposition devant l’autrepréposition, appartenant à l’interrogative qui suit, car ces combinaisonsparaissent toujours « bizarres » :

Je l’ai interrogé sur de quoi il était questionJe l’ai interrogé sur à qui il l’a confiéeJe l’ai interrogé sur où nous allons

Je l’ai interrogé sur avec qui je dois travailler

Le résultat est que l’on tombe là sur des « indicibles » de la langue.

4. Conclusion

La conclusion est provisoire. Elle porte à la fois sur les données et surl’analyse. Pour les données, d’abord. La « préposition à éclipse » n’agénéralement pas reçu une bonne légitimation grammaticale, que ce soitchez les grammairiens classiques ou chez les linguistes contemporains. Cen’est pas par hasard. Elle oblige à considérer deux situations désagréables.Dans l’une, on doit convenir qu’il y a des combinatoires syntaxiquesvirtuelles qu’on ne peut pas réaliser facilement. C’est le domaine des« indicibles ». Dans l’autre, on doit admettre qu’une seule et même « chose »syntaxique puisse se dire de trois façons différentes, sans qu’il soit possibled’installer sérieusement, entre les trois, des nuances de style, de contenu oud’âge diachronique. Certains grammairiens du XVIIe dotés d’un peud’humour avaient réfléchi à cette question avec plus de liberté qu’on ne lefait aujourd’hui. A l’époque où, pour standardiser la langue selon lesconsignes officielles, ils étaient sommés de se prononcer entre plusieursusages, ils étaient bien convaincus que, s’ils devaient déclarer mauvaiscertains usages, c’était uniquement par conformisme, et que les formesofficiellement écartées n’en continuaient pas moins à exister dans la langue.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 12: Préposition à éclipses

Préposition à éclipses

93

De deux tournures, disait Andry de Boisregard, ils veulent toujours qu’il yen ait « une de mauvaise » :

C’est un défaut ordinaire à nos grammairiens de s’imaginer que dès qu’unechose se dit de deux façons, il faut condamner l’une pour autoriser l’autre.Pourquoy ne pourront-elles pas estre toutes deux bonnes ? […] Il semblequ’il ne leur soit pas libre de les admettre toutes deux et qu’il faillenecessairement qu’il y en ait une de mauvaise, en quoy ils se trompent fort »(Andry de Boisregard, 1689, Réflexions sur l’Usage présent de la LangueFrançaise, p. 420).

Pour l’analyse, la clef des embarras vient du statut grammatical à accorderà qu-. Les grammaires orientées vers les solutions morphologiques onttendance à décider que deux constructions différentes se manifestent dansles clivées, selon qu’il s’agit d’un pronom relatif, qui supporte lesprépositions :

C’est vous à qui je veux en parler

ou d’une conjonction, qui rejette la préposition :

C’est à vous que je veux en parler

Berrendonner (1997), convaincu que ce sont des constructionsdistinctes, envisageait même que les locuteurs puissent s’y embrouiller enproduisant des « hybrides », qui seraient les formes à double préposition,

C’est à vous à qui je veux parler.

Je ferais plutôt l’hypothèse qu’il s’agit, dans les trois cas cités, d’une seuleet même structure syntaxique clivée, quelle que soit la réalisationmorphologique qui en est donnée, soit par des pronoms qui supportent lesprépositions, soit par une conjonction qui les refuse. La réalisationmorphologique se situerait au niveau des réalisations et non au niveau de lastructure syntaxique.

C’était déjà la position qu’avaient adoptée Moreau (1971), Kayne(1975) et Tranel (1978) pour analyser les emplois non-prépositionnels durelatif, qui et que, où ils voyaient des manifestations d’une conjonction.Ces linguistes fondaient leurs analyses essentiellement sur les phénomènesde « relatives emboîtées ». Je proposerai d’étendre l’analyse aux emploisprépositionnels manifestés dans les tournures syntaxiques focalisantes queje viens de citer. Le pronom et la conjonction y ont une distribution régléepar le phénomène de la « préposition à éclipse » : préposition présente avecla réalisation de pronom; préposition absente avec la réalisation deconjonction. Cela reviendrait à dissocier, dans les deux cas, le niveau desstructures syntaxiques et le niveau des réalisations morphologiques.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 13: Préposition à éclipses

Claire BLANCHE-BENVENISTE

94

NOTES

1. J’ai déjà abordé une partie de cette question dans une communication faiteau XXIIe Congrès de Linguistique et Philologie Romanes, à Bruxelles, en juillet1998. J’essayais alors d’y englober des énoncés non-normatifs relevés en françaisparlé. Ici je ne retiendrai que des énoncés réputés normatifs.

2. Il est usuel de considérer que dont représente [de + que ] et que où représente[locatif + que].

3. Damourette et Pichon en citent quelques exemples qu’ils auraient entendusoralement, et qui paraissent assez isolés, comme Il a joué à qu’il serait un horriblemonstre (Damourette et Pichon VII, 257). Nous n’en avons pas rencontré dans lescorpus de français parlé actuels.

RÉFÉRENCES

BERRENDONNER A., 1997, Conférence EPHE, « Les hybridations ».BLANCHE-BENVENISTE C., 1998, « Présence et absence de prépositions dans les clivées

et les pseudo-clivées », in A. ENGLEBERT, M. PIERRARD, L. ROSIER, D. VAN

RAEMDONCK (éds) ; XXIIe Congrès de Linguistique et de Philologie Romanes,(Bruxelles, 1998), Tübingen, Niemeyer, vol. VI, p. 55-65.

BLANCHE-BENVENISTE C., DEULOFEU, J., STEFANINI, J. et VAN DEN EYNDE , K., 1997,L’Approche pronominale et son application au français. Paris, SELAF.

DAMOURETTE J. et PICHON E., 1911-1940, Des mots à la pensée. Essai de Grammairefrançaise. Paris, d’Artrey.

DIXON R.M.W., 1991, A New Approach to English Grammar on Semantic Principles.Oxford, Clarendon Press.

FOURNIER N., 1998, Grammaire du français classique. Paris, Belin (Collection SUP).HAASE A., 1914, Syntaxe française du XVIIe siècle. Paris, Delagrave.HADERMANN P., 1993, Étude morphosyntaxique du mot « où ». Louvain-la-Neuve,

Duculot (Collection « Champs Linguistiques »).JONES M.A., 1996, A Grammar of Modern French. Cambridge University Press.KAYNE R., 1974-1975, « French relative QUE », Recherches Linguistiques 2-3,

p. 40-61 ; 27-92.LE GOFFIC P., 1994, Grammaire de la phrase française. Paris, Hachette.MARTINON Ph., 1927, Comment on parle en français. Paris, Larousse.MEYER-LÜBKE W., 1890-1902, Grammaire des Langues Romanes (traduction

française), 4 volumes, Paris, Welter.MOREAU M.-L., 1971, « L’homme que je crois qui est venu. QUI, QUE, relatifs et

conjonctions », Langue française 11, p. 77-90.MULLER Cl., 1992, « Remarques sur la jonction qu- du français dans les interrogatives

et les relatives », in TASMOWSKI et ZRIBI-HERTZ (éds.), Hommage à Nicolas Ruwet.De la musique à la linguistique, Numéro spécial de Communication et Cognition,p. 398-409.

RIEGEL M., PELLAT J.C. et RIOUL R., 1994, Grammaire méthodique du français.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité

Page 14: Préposition à éclipses

Préposition à éclipses

95

Paris, PUF.ROUBAUD M.-N., 2000, Les constructions pseudo-clivées en français contemporain.

Paris, Champion (Collection « Les Français parlés, textes et études »).ROUQUIER M., 1988, Les ce-que phrases en ancien français. Thèse, Paris-VII.ROUQUIER M., 1990, « Le terme ce que régissant une complétive en ancien français »,

Revue Romane, 25, p. 48-72.SCAPPINI S., Thèse en cours sur les constructions clivées en français contemporain.

Université de Provence.SEIJIDO M., Thèse en cours sur le « remarqueur » Andry de Boisregard, Université

de Provence.TRANEL B., 1978, « On the elision of i in French qui », Studies in French Linguistics,

1, p. 53-75.WAILLY de, 1803, Principes généraux et particuliers de la langue française. Paris,

H. Barbou.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 86

.70.

44.2

44 -

11/

10/2

011

21h2

7. ©

De

Boe

ck U

nive

rsité

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 86.70.44.244 - 11/10/2011 21h27. © D

e Boeck U

niversité