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Droit Déontologie & Soin 9 (2009) 75–78 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Jurisprudence Prescription insuffisante de l’anesthésiste Khady Badiane-Devers (juriste en droit de la santé) 108, quai Pierre-Scize, 69005 Lyon, France Disponible sur Internet le 2 avril 2009 Résumé La responsabilité pénale de l’anesthésiste peut être engagée pour une insuffisance de prescription. Dans un arrêt du 13 février 2007, n o 06-82202, la Cour de cassation fait application de ce principe. © 2009 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Si une erreur de diagnostic ne peut être reprochée pénalement à un médecin, qui n’est tenu qu’à une obligation de moyens, l’insuffisance de précautions prises pour l’établir, et qui a entraîné cette erreur, constitue une faute susceptible d’engager la responsabilité pénale du praticien. Dans un arrêt du 13 février 2007, n o 06-82202, la Cour de cassation fait application de ce prin- cipe à une insuffisance de prescription du médecin anesthésiste, cette faute excluant celle des infirmières. 1. Les faits Le 11 janvier 2001 à 9 heures 30, la jeune Axelle, âgée de trois ans, a subi dans une clinique privée une amygdalectomie réalisée par le docteur Z., chirurgien, sous une anesthésie générale pratiquée par le docteur Y., médecin anesthésiste-réanimateur. À 10heures 50, il a été procédé par le même praticien à l’hémostase d’une loge amygdalienne pour remédier à des saignements importants. Après le départ de celui-ci, la surveillance postinterventionnelle a été assurée dans le service d’hospitalisation par l’anesthésiste. Celle-ci, vers 17 heures, a examiné l’enfant après que les infirmières lui eurent signalé des vomissements noirâtres. L’ayant trouvée très pâle et atonique, elle l’a fait placer sous perfusion glucosée, a ordonné un examen biologique et, avant de quitter elle-même la clinique, a informé de la situation le chirurgien, qui a fait savoir qu’il passerait voir la jeune patiente après ses consul- tations. Les résultats de l’analyse sanguine qui ont été communiqués au médecin réanimateur, à 18 heures lui ont paru faire ressortir un taux d’hémoglobine rassurant. Adresse e-mail : [email protected]. 1629-6583/$ – see front matter © 2009 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.ddes.2009.02.007

Prescription insuffisante de l’anesthésiste

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Droit Déontologie & Soin 9 (2009) 75–78

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Jurisprudence

Prescription insuffisante de l’anesthésiste

Khady Badiane-Devers (juriste en droit de la santé)108, quai Pierre-Scize, 69005 Lyon, France

Disponible sur Internet le 2 avril 2009

Résumé

La responsabilité pénale de l’anesthésiste peut être engagée pour une insuffisance de prescription. Dansun arrêt du 13 février 2007, no 06-82202, la Cour de cassation fait application de ce principe.© 2009 Publie par Elsevier Masson SAS.

Si une erreur de diagnostic ne peut être reprochée pénalement à un médecin, qui n’est tenuqu’à une obligation de moyens, l’insuffisance de précautions prises pour l’établir, et qui a entraînécette erreur, constitue une faute susceptible d’engager la responsabilité pénale du praticien. Dansun arrêt du 13 février 2007, no 06-82202, la Cour de cassation fait application de ce prin-cipe à une insuffisance de prescription du médecin anesthésiste, cette faute excluant celle desinfirmières.

1. Les faits

Le 11 janvier 2001 à 9 heures 30, la jeune Axelle, âgée de trois ans, a subi dans une cliniqueprivée une amygdalectomie réalisée par le docteur Z., chirurgien, sous une anesthésie généralepratiquée par le docteur Y., médecin anesthésiste-réanimateur. À 10 heures 50, il a été procédépar le même praticien à l’hémostase d’une loge amygdalienne pour remédier à des saignementsimportants. Après le départ de celui-ci, la surveillance postinterventionnelle a été assurée dans leservice d’hospitalisation par l’anesthésiste.

Celle-ci, vers 17 heures, a examiné l’enfant après que les infirmières lui eurent signalé desvomissements noirâtres. L’ayant trouvée très pâle et atonique, elle l’a fait placer sous perfusionglucosée, a ordonné un examen biologique et, avant de quitter elle-même la clinique, a informéde la situation le chirurgien, qui a fait savoir qu’il passerait voir la jeune patiente après ses consul-tations. Les résultats de l’analyse sanguine qui ont été communiqués au médecin réanimateur, à18 heures lui ont paru faire ressortir un taux d’hémoglobine rassurant.

Adresse e-mail : [email protected].

1629-6583/$ – see front matter © 2009 Publie par Elsevier Masson SAS.doi:10.1016/j.ddes.2009.02.007

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De nouveaux vomissements de sang noir et la présence de sang rouge dans la bouchede l’enfant ont été constatés par les infirmières vers 19 heures, et signalés à 19 heures 45 àl’anesthésiste, laquelle a annoncé la venue du chirurgien. Celui-ci a examiné la jeune patiente à20 heures et a décidé son transfert au centre hospitalier voisin et la réalisation immédiate d’unehémostase.

Cinq minutes après l’injection par l’anesthésiste du produit anesthésiant, l’enfant a présentéune bradycardie suivie d’un arrêt cardiaque récupéré après 17 minutes. Les culots globulairescommandés à 21 heures 25 ont été livrés à 22 heures 45 juste avant l’arrivée du Samu, l’enfantayant fait entre-temps deux arrêts cardiaques.

En dépit de la ligature des piliers de l’amygdale réalisée à l’hôpital et des soins de réanimationqui lui ont été prodigués, Axelle est décédée le jour suivant à 3 heures 15. Le chirurgien etl’anesthésiste ont été condamnés pour homicide involontaire.

2. Une condamnation pénale par la cour d’appel

Le docteur Y., médecin anesthésiste-réanimateur, restée dans l’établissement, a consultél’enfant en chambre à 17 heures, puis informé, avant son départ, le chirurgien de l’état clinique dela patiente et de ses prescriptions. Pour les experts, son attitude consistant à faire un bilan sanguin,à mettre en place une voie veineuse, à pratiquer un remplissage, a été correcte et appropriée, maisen revanche il lui est fait reproche de ne pas avoir donné d’instructions précises aux infirmièrespour surveiller l’évolution de la patiente. Ils n’ont retrouvé aucune trace de pression artérielle, defréquence cardiaque, de surveillance de diurèse et de surveillance de l’état clinique et estimentque cette surveillance est clairement insuffisante.

Le premier rapport d’expertise précise qu’un saignement après amygdalectomie se manifestepar l’extériorisation de vomissements sanglants qui ne sont apparus qu’à 19 heures. La spoliationsanguine déjà apparente dès 16 heures 30 avait une traduction par l’état apparent de l’enfantconstaté par l’anesthésiste, lequel a déclaré aux experts qu’elle était blanche, dodelinante,extrêmement pâle et au juge d’instruction : « J’ai quitté la clinique vers 17 heures, après avoirpris le pouls de l’enfant et testé sa vigilance, elle me semblait hémodynamiquement correctemais néanmoins très pâle ».

Les experts en déduisent que, dans un contexte de surveillance « clairement insuffisante » –puisque les feuilles de surveillance jusqu’à 16 heures 30 ne laissent apparaître qu’un chiffre defréquence cardiaque, aucune prise de tension artérielle, et ultérieurement à partir de 18 heures30, trois chiffres de fréquence cardiaque sans aucune prise de pression artérielle, la mauvaiseévaluation de l’enfant par l’anesthésiste « n’est pas totalement surprenante ».

La documentation technique médicale produite par le médecin anesthésiste pour s’opposeraux conclusions expertales sur l’interprétation des résultats sanguins, la pression artérielle etl’opportunité d’une transfusion ne permet pas de les remettre en cause. En effet, elle a étéentendue par les experts et a été en mesure de leur fournir toutes explications techniques.Elle a sollicité et obtenu une contre-expertise, à laquelle elle a participé et le dernier rap-port a été déposé le 9 décembre 2003, soit postérieurement à la date de la conférence deconsensus en réanimation et médecine d’urgence, dont elle fait état et qui s’est déroulée le 23octobre 2003.

Elle a déclaré aux seconds experts qu’en absence de protocole établi, l’infirmier faisait appel soitau chirurgien, soit à l’anesthésiste. Elle avait donc la charge et la responsabilité de la surveillanceen l’absence du chirurgien. Il ressort des conclusions d’expertise que cette surveillance, qui a été« clairement insuffisante » en l’absence des prescriptions susvisées, est à l’origine de la mauvaise

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évaluation faite par l’anesthésiste sur l’état de santé de l’enfant. Il s’ensuit que la prévenuea commis une faute caractérisée, en s’abstenant de prescrire les instructions nécessaires à lasurveillance de l’état clinique de la patiente, qui a concouru à une mauvaise évaluation de sa partde l’ampleur de l’hémorragie et au décès de celle-ci, ce qu’elle ne pouvait ignorer en sa qualitéd’anesthésiste expérimentée.

Dans ces conditions, la cour d’appel avait retenu sa responsabilité pénale.

3. Les arguments en défense devant la Cour de cassation

Le médecin soulevait trois moyens de défense.

3.1. Principe de responsabilité personnelle

Nul n’est responsable que de son propre fait. Le rôle du médecin anesthésiste consiste exclu-sivement à endormir le patient et à surveiller le comportement de celui-ci durant l’interventionchirurgicale et jusqu’à ce que perdurent les effets de l’anesthésie. En présence d’une complica-tion chirurgicale, apparue postérieurement à l’intervention et sans lien aucun avec l’anesthésie,justifiant le suivi du patient non plus dans le secteur ambulatoire mais dans le secteur hospitalisa-tion, dont le chirurgien est le seul responsable, il ne peut être reproché au médecin anesthésiste,qui a parfaitement rempli son rôle, d’avoir effectué, aux lieu et place du chirurgien absent, unsuivi opératoire insuffisant et d’avoir sous-évalué l’ampleur de l’hémorragie, qui nécessitait uneintervention chirurgicale en urgence ne relevant pas de sa compétence.

3.2. Incohérence avec les rapports d’expertise

Pour imputer au docteur Y. un suivi opératoire insuffisant et une sous-évaluation de l’ampleurde l’hémorragie, de 11 heures à 19 heures 45, la cour d’appel ne pouvait se fonder sur le caractèreprétendument concordant des deux rapports d’expertise, sans dénaturer le second rapport qui secontentait de reprocher au médecin anesthésiste de ne pas avoir envisagé une transfusion avantl’induction anesthésique lors de la troisième intervention, réalisée à 20 heures, à l’initiative duchirurgien, après examen du patient.

3.3. Causalité

Une faute d’imprudence et de négligence ne peut entraîner la responsabilité de son auteur qu’àla condition qu’elle ait été la cause certaine du décès de la victime. Le seul fait d’avoir fait perdreà la victime une chance d’éviter le décès est exclusif du délit d’homicide involontaire. Ainsi, lacour d’appel ne pouvait affirmer de facon péremptoire que les prétendues négligences du docteurY. avaient conduit au décès du patient, quand il ne ressortait ni des propres constatations de l’arrêtni des rapports d’expertise et surtout du second rapport, qui se contentait de reprocher au médecinanesthésiste de ne pas avoir envisagé une transfusion, avant l’induction anesthésique lors de latroisième intervention, qu’une telle transfusion aurait permis de sauver de facon certaine Axelle.

4. La Cour de cassation confirme la condamnation

Pour déclarer l’anesthésiste coupable de cette infraction, l’arrêt retient qu’elle n’a pas donnéinstruction aux infirmières de contrôler régulièrement la tension artérielle et la fréquence cardiaque

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de l’enfant et que cette insuffisance de surveillance, constitutive d’une faute caractérisée, dontla prévenue, en sa qualité d’anesthésiste expérimentée ne pouvait ignorer qu’elle faisait courir àla patiente un risque d’une particulière gravité, a concouru à la sous-évaluation de l’ampleur del’hémorragie et au décès de la jeune Axelle.