Upload
m-f-bacque
View
224
Download
7
Embed Size (px)
Citation preview
EDITORIAL
Prevenir les troubles de l’image du corps et de la representation de soiM.-F. Bacque
Les changements corporels posent la question de laperennite de la perception de son image. Celle-ci restesouvent fixe, alors que le temps passe et imprime sur lecorps ses marques. Les variations de l’etat physique sontcependant lentement assimilees. La croissance, le vieillis-sement, la grossesse peuvent etre toleres grace a leurprogressivite. Pourtant, les metamorphoses du corpsforment un theme mythologique de predilection quidemontre, par sa presence dans toutes les cultures, uneimportance a la mesure de l’angoisse qu’elles generent.Dans les traditions orales, les transformations exterieuresdu sujet font l’objet de marchandages (pactes avec lesdieux et les diables), de quetes (la fontaine de jouvence), detravestissements (les carnavals et autres masques), de refus(enfermements, ostracismes). Le corps different, et doncinacceptable, est a l’origine des premiers racismes. Le cultedu beau, des premiers massacres. Biologiquement, en effet,chez les animaux comme chez les hommes, le choix dupartenaire sexuel repose sur cette estimation inconscienteet innee de la capacite a produire de futurs etres bienportants : symetrie du plumage chez les oiseaux, forme ducorps et caracteres sexuels secondaires revelant la bonnesante et la fertilite chez les autres. Ceux qui ne seront paschoisis seront laisses pour compte, sans descendance. Lalaideur rencontre ici la fragilite, le handicap, mais aussil’anticonformisme. Les deviants, les parias et enfin lesmonstres engendrent toujours chez l’homme un trouble ; ala fois attirance de l’extreme et repulsion de l’horreur.Les « Freaks » de La Monstrueuse parade (film de TodBrowning realise en 1932) forment un peuple terrifiantmais terriblement touchant. Le Dr Frankenstein est emupar sa creature. Le cirque, les foires ont toujours privilegiecette experience de la difference. Les miroirs deformantssont singulierement prises par les enfants et les adultes enrecherche d’identite. Parfois, il suffit de se rendre chez lecoiffeur ou d’essayer un nouveau style d’habillement pour
gouter de la meme impression desagreable : « Je ne mereconnais plus... » Freud, sous la plume de Claude Jamartdans ce numero, raconte comment lui-meme s’est trouveetre la honteuse et frissonnante victime de sa propreimage. Dans le compartiment ou il se tient tranquillementassis entre soudain un vieux monsieur en pyjamas etbonnet de nuit... Au moment ou il souhaite s’adresser alui pour tranquillement le remettre sur le droit chemin dela sortie, il s’apercoit qu’il s’agit de son propre reflet dansla glace. Cet importun, ce vieillard impertinent n’est autreque lui-meme ! L’impression de dissociation entre celuique l’on croit toujours etre et celui que l’on est, ce portraitde Dorian Gray revelateur des scories de notre narcissismeest toujours en instance chez chacun. On ne se voit pasvieillir et, surtout, on conserve longtemps en memoire uneimage de soi plus favorable (plus jeune, plus athletique,plus vive)... La voix, le visage forment des « images » dumeme ordre, elles font partie de ce presuppose permanentqui nous constitue comme un fantome de soi qui flotte,un personnage virtuel forme de notre soi prefere.
Il est temps de preciser comment ces images de notrecorps, ces presentations de soi projetees sur le monde quinous entoure viennent provoquer des moments de foliedans lesquels on perd de vue son identite, ses habitudes, lecontrole de ce que l’on connaıt le mieux parfois : l’effetque l’on se donne et que l’on croit donner aux autres.Appliquee au cancer, l’idee des changements de l’imagede soi est aggravee par la rapidite, la violence morbide, lerenvoi permanent par autrui du caractere desagreable etderangeant de ces changements. Il ne s’agit pas, cette fois,d’illusions personnelles dues a quelques destabilisationstemporaires, mais de modifications drastiques et souventdefinitives. Derriere la maladie se profilent la cohorte desrepresentations negatives et le miroir defilant des autresmalades. Les cancers sont de serieux generateurs dechangements. Reveles frequemment par un amaigrisse-ment, une fatigue qui entraıne paleur ou grisaillement de lapeau. Leurs traitements produisent aussi des alterations dela silhouette, de la tenue des membres, de leur « tombe »,cicatrices et protheses ajoutent a l’etrangete. Parfois levolume du corps augmente et c’est la prise de poids
M.-F. Bacque (�)
Universite Louis Pasteur, departement de psychologie12, rue Goethe, F-67000 Strasbourg, France
E-mail : [email protected]
Psycho-Oncologie (2007) Numero 1: 3–5
© Springer 2007
DOI 10.1007/s11839-007-0014-4
retrouvee dans les traitements par hormonotherapie. Unetumeur peut aussi ajouter une bosse ou une bizarrerie a uncorps connu. Un catheter donne un drole de tuyau pres dela clavicule... Autant de transformations non voulues, peudesirables, n’appartenant pas au « canon » de l’esthetiquedu corps humain, qui bouleversent un individu autantque ses proches. Le trouble de l’image du corps renvoie aumalaise psychologique. Il n’est pas pour autant classeparmi les troubles psychiatriques graves, car il neprovoque pas de phenomene hallucinatoire ou approchantcomme la dysmorphophobie, retrouvee frequemment dansles schizophrenies.
Dans la dysmorphophobie, le sujet introjecte unedifficulte, une bizarrerie dans son corps. Revelatriced’une pathologie psychique, l’anomalie n’existe pas. Aucontraire de la dysmorphophobie, le sentiment de dis-sociation ressenti lors de la confrontation avec le reel ducorps, c’est-a-dire avec la vision du corps non protegeepar le « filtre » de l’image du corps, decoule du fait que leschangements ne sont pas encore integres. La dysmorpho-phobie est un changement introjecte (dont la representa-tion est integree inconsciemment) par le sujet qui croit enetre porteur. Dans le trouble de l’image du corps a l’originedu sentiment de dissociation, le changement reel n’est pasenterine, il est meme refuse avec effroi et angoisse.
L’image du corps est un concept psychosomatique : ellereside au carrefour du corps et du psychisme, elle recouvrela permanence de soi dans l’espace, dans le temps et dansles relations au monde. C’est le sentiment vital d’etre entier(non morcele), le meme (non dissocie), toujours soi (dansune reconnaissance differenciee des autres). L’image ducorps n’est pas equivalente au schema corporel, mais ellese combine avec lui pour deboucher sur une autre notionqu’est la representation de soi [4].
Le schema corporel se construit avec l’experiencemotrice. Il est lie au ressenti musculaire et cœnesthesique.C’est pourquoi si nous perdons un doigt, par exemple,nous conservons l’illusion de son volume, de sa place, deses mouvements et meme de sa sensibilite douloureuse. Leterme de schema corporel, propose par Bonnier en 1893dans une definition purement corticale, a ete magnifique-ment approfondi par Schilder en 1935 [5] et relie a desprocessus emotionnels. Le schema corporel est perturbechez les personnes amputees (d’un doigt, d’un membre,d’une oreille ou de toute partie du visage, mais aussi d’unsein ou d’un penis), gravement brulees, il l’est aussi chezles psychotiques et dans les suites d’un psycho-trauma-tisme.
L’image du corps est une representation mentale de soi,dans son contour, son volume, sa surface, son poids, sasolidite. Le corps est donc a la fois epaisseur et surface.L’image du corps est reliee au Moi-Peau developpe parAnzieu. La peau y joue son triple role de sac, qui retientle bon, de surface qui marque la limite avec le dehors etde moyen primaire d’echange avec autrui [1]. Cette peau,
meme si elle vieillit, reste la garantie de l’integrite. Ellemaintient la continuite des echanges temporels avec lesujet. C’est pourquoi l’image du corps garantit le lien avecle temps, tout comme le schema corporel inscrit lapermanence spatiale du corps. Si, comme le rapporteSchilder, l’image du corps a une relative resistance auchangement, elle a la faculte de s’elargir facilement auxvetements, a la coiffure, au volume deplace, a la voix.L’image du corps est synonyme de « confort mental ».Mais, en cas de blessure, de handicap ou de maladie, elledoit aussi se transformer. D’autant que la representationde soi vient augmenter les difficultes...
La representation de soi depasse l’image du soi projeteesur l’environnement puisqu’il s’agit du corps « objecta-lise », tel qu’un individu le concoit, recu par autrui. C’estune image au carrefour des perceptions et des fantasmesproduits par les effets de notre soi sur autrui. Nous ensommes parfois conscients et certains d’entre nousutilisent leur corps dans un dessein de seduction.Cependant, la representation de soi est tres fragilepuisqu’un detail peut la bouleverser et renverser l’assu-rance du « charme » exerce. Les nevroses sont souventvictimes de ces fluctuations de la representation de soi.Eternelle insatisfaction de l’hystrion qui n’est jamais cequ’il pourrait etre, deception de l’obsessionnel qui, a undetail pres, n’atteindra jamais sa cible, timidite maladivedu phobique qui le conduit a tout gacher plutot qued’affronter l’autre.
Dans le cas des cancers, on trouvera a l’extreme lacombinaison de difficultes majeures sur les trois plans. Lafragilite qui repose sur le plan anatomique par des« coupes sombres » du schema corporel en cas demutilation, l’image du corps bouleversee par des modifi-cations brutales qui ne permettent pas les integrationshabituelles, la representation de soi renvoyee tout aussiviolemment par les soignants (« Je ne vous avais pasreconnu »), les proches (« Comme tu as maigri... ») sontautant d’atteintes profondes du sujet malade.
Nous constatons donc qu’au-dela d’un diagnostic detrouble inscrit dans une nosographie classique, lesmodifications de l’image du corps composent une subtilepsychopathologie qui n’en est pas moins affligeante.Certains s’en sortent plus ou moins bien, par des defensesetonnantes et neanmoins creatives. Annie Ernaux entemoigne en photographiant ses vetements, ses chaussures,les siens et ceux de son amant [2]. Les corps sont absentsmais representes par leurs parures. L’amour est absentmais remplace par le fouillis des sous-vetements, quitemoigne de l’urgence de devancer la mort : « Les photo-graphier m’a paru une dignite rendue a ces choses que l’onmet si pres de soi, une tentative d’en faire, d’une certainefacon, nos ornements sacres » (p. 180). Les vetementsrestent l’enveloppe (le Moi-Peau), evidence evidee ducorps de jadis, puisque (p. 110, Annie Ernaux decritl’arrangement erotique de sa chimiotherapie) : « Quand je
4
suis nue, avec ma ceinture de cuir, ma fiole toxique, mesmarquages de toutes les couleurs et le fil courant sur montorse, je ressemble a une creature extra-terrestre. »Litterature que tout cela ? Je crois que sans ces phrasesjustes, sans ces photographies, sans ces voix qui crient ala lecture des mots, il serait difficile d’imaginer ce queressentent les patients dont l’intimite est mise a mal.L’auteure de ce precieux ouvrage montre comment elle apu partager sa representation d’elle-meme avec son amantqui lui a permis de ne pas sombrer dans le desertfantasmatique souvent rencontre par les personnes attein-tes de cancer.
Mais ce numero ne se contente pas de decrire avecfinesse les atteintes de l’image du corps. Des auteurescomme Anne Bredart s’attaquent aussi a l’analyse desatteintes de l’image du corps. A travers la problematiquede la traduction du questionnaire de Penny Hopwood (leBody Image Scale), elle reconstruit les questions centralespropres a notre culture. D’autres psychologues se sontlongtemps penches sur le concept d’image du corps enutilisant les methodes projectives. Le Rorschach enparticulier est un excellent outil pour relever les troublesdu schema corporel, de l’image du corps et de larepresentation de soi. Differentes grilles d’analyse ont eteelaborees pour cerner ce noyau concret de l’intimite(perceptible uniquement au travers de l’experience proprede chacun) [3]. L’ensemble de ces outils permet undiagnostic sur l’experience de soi et ses avatars.
Mais comment aborder les aspects therapeutiquesmaintenant, comment soulager ces souffrances de ne plusse reconnaıtre, d’etre quelqu’un d’autre, de n’etre plus riende ce soi que l’on croyait connaıtre ?
Les amenagements de l’annonce du diagnostic decancer sont bien entendu evidents, l’annonce de touttraitement non conservateur doit egalement etre serieu-sement pesee et adoucie, non seulement avec le malade,mais, pourquoi pas, en couple (on pense aux mastecto-
mies totales, mais aussi comme le rappellent FrancoiseEllien et Jean-Pierre Basclet aux operations ORL). Enfin,pour preparer ces amputations et differentes modifica-tions du schema corporel, pourquoi ne pas proposerdes ateliers de travail en groupe, ou dessins, collagespermettraient de situer a l’avance les changements. Pouretre encore plus dans l’air du temps, pourquoi ne pasutiliser des logiciels (« morphing ») ou l’on pourrait sedessiner different ? Si certains de ces outils permettent ades personnes obeses de se representer dix ans plus tardet vingt-cinq kilos plus loin, pourquoi ne permettraient-ils pas a des malades du cancer de visualiser leursmodifications corporelles. Les conjoints pourraient etreinvites aux groupes de parole ou a la seance individuelledu malade, si celui-ci le desire. La photographie permetaussi des formes de representation interessantes, si elleest guidee par un specialiste qui a reflechi a ces questions.L’art-therapie est largement utilisee dans les pays anglo-saxons, elle aurait toute sa place du cote de la chirurgie.Peinture, modelage, mime, theatre seraient autant d’acti-vites a vocation integratrice permettant aux identifica-tions de servir l’identite perdue.
Ce numero permet de faire l’inventaire des questionsautour de l’image du corps, il donne un certain nombre dereponses. Du point de vue des therapeutiques, en revanche,beaucoup reste a inventer�
References1. Anzieu D (1974) Le Moi-Peau. Nouvelle Revue de psychanalyse 9:
195-2082. Ernaux A, Marie M (2005) L’usage de la photo. Paris, Folio3. Rausch de Traubenberg N (1990) Elaboration de la grille de
representation de soi au Rorschach. Bull. Ste du Rorschach et desmethodes projectives 34: 17-26
4. Sanglade A (1983) Image du corps et image de soi au Rorschach.Psychologie francaise 28(2): 104-11
5. Schilder P (1935, 1968) L’image du corps. Paris, Gallimard
5