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LEADERSHIP PERSPECTIVES SUR L’EXERCICE DU POUVOIR DANS LES ENTREPRISES ÉRIC-JEAN GARCIA PRÉFACE D’ERHARD FRIEDBERG

PRÉFACE D’ERHARD FRIEDBERG LEADERSHIP · gements et compromis complexes, souvent boiteux, entre les parties prenantes exigés par la mise en œuvre réussie d’une stratégie,

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PERSPECTIVES SUR L’EXERCICE DU POUVOIR DANS LES ENTREPRISES

ÉRIC-JEAN GARCIA

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PRÉFACE D’ERHARD FRIEDBERG

ISBN 978-2-8041-6293-1LEADER

www.deboeck.com

DES DIRIGEANTS ET P.D.G. DE MULTINATIONALES LIVRENT SANS RETENUE LEUR CONCEPTION DU LEADERSHIP, À TRAVERS LEUR EXPÉRIENCE DE L’EXERCICE DU POUVOIR ET FACE AUX ENJEUX DU MONDE MODERNE.

Avec l’essor de l’économie de marché, l’entreprise est devenue l’institution centrale des sociétés modernes. Les conséquences des choix et décisions de ceux qui la dirigent ne sont pas simplement d’ordre économique, elles sont aussi d’ordres social, environnemental et politique.

Cet ouvrage explore ce changement grâce à un travail de réfl exion mené avec 19 personnalités, dont la plupart assument les plus hautes fonctions à la tête de grandes entreprises. Chacune d’elles a pris le temps de s’exprimer sur sa conception du leadership et sur les compétences exigées pour assumer effi cacement son rôle de leader.

Voici quelques-unes des questions abordées au cours de ces entretiens : Est-on prédestiné à devenir leader ? Quels sont les meilleurs leviers de mobilisation et de motivation des équipes ? Comment faire face à la complexité du monde actuel ? Quelles réponses l’entreprise doit-elle apporter à la question de la diversité ? Dans quelle mesure faut-il moraliser le capitalisme ?

Ce livre propose donc un modèle original de réfl exion et d’action du leadership destiné à tous ceux qui s’intéressent à l’évolution des comportements managériaux dans les entreprises.

Éric-Jean Garcia Titulaire d’un Doctorat (PhD) de la University of London sur la formation au Leadership dans les MBA britanniques et français, Éric-Jean Garcia a produit plusieurs articles à partir de ses travaux de recherche, dont les plus récents sont : « Raising leadership criticality in MBAs » dans le Higher Education Journal et « MBA lecturers’ curriculum interests in leadership » dans la revue Management Learning. Il est également titulaire d’un MBA de la University of Dallas et a commencé sa carrière au sein du groupe Bidermann où il assura notamment la fonction de Directeur export. Il sera ensuite nommé Directeur de l’INSEEC Paris et Directeur académique de la European Business School.

Aujourd’hui, Éric-Jean Garcia est Conseil en Leadership et Maître de Conférence à Sciences Po Paris où il enseigne son thème de prédilection dans les Masters professionnels et au MPA (Master of Public Affairs).

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Témoignages exclusifs de :Vincent Bolloré, Xavier Fontanet, Dominique Hériard Dubreuil, Frédéric Oudéa, Georges Pauget, Guillaume Poitrinal, Patrick Ricard, Pierre Vareille, Chris Viehbacher, Sabine Dandiguian, Françoise Gri, Geoffroy Roux de Bézieux, Alain Ducasse, Alain Némarq, Jean-François Rial, Nicolas de Tavernost, Yannick d’Escatha, Général Denis Favier et Pierre Hurstel.

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© Groupe De Boeck s.a., 2011 1re édition Rue des Minimes 39, B-1000 Bruxelles Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie)

partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

Imprimé en Belgique Dépôt légal :

Bibliothèque nationale, Paris : avril 2011 Bibliothèque royale de Belgique : 2011/0074/014 ISBN 978-2-8041-6293-1

Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez notre site web: www.deboeck.com

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À Laure et Alexandre

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Préface

Le thème du leadership est à la mode. Dans le monde managérial anglo-saxon, la ques-tion et l’enseignement du leadership occupe depuis très longtemps une place de choix dans les programmes des Écoles professionnelles, Business Schools naturellement en tête. En France, après quelques résistances initiales, plus particulièrement marquées dans le monde de la gestion publique, le thème du leadership a aussi conquis son public et sa place. Il figure maintenant au menu de toute bonne École de commerce française. Cette ascension irrésistible pourrait paraître surprenante et ne manque pas de susciter des questions. Pour l’expliquer, deux interprétations concurrentes, mais non exclusives, se proposent à nous.

La première interprétation y voit plutôt l’expression et la manifestation d’une trans-formation des organisations, laquelle correspond en fait à une restructuration fonda-mentale, mais silencieuse, des rapports de dépendance entre salariés et management. Comme le montre l’auteur du livre dans son chapitre introductif, les organisations en général et les entreprises en particulier sont confrontées à une complexification consi-dérable de leurs missions, de leurs activités et de leurs fonctionnements. S’y ajoute l’incorporation de plus en plus massive, dans la production des biens et services, d’in-novations concernant à la fois les produits, mais aussi les processus de production. C’est ce que Peter Drucker a appelé la révolution du « knowledge work », qui favorisera l’émergence progressive du « knowledge worker »1. Il en résulte une transformation fondamentale du rapport de négociation entre les salariés et les organisations. Ces dernières ont besoin, beaucoup plus qu’auparavant, de salariés « engagés » et actifs dans l’accomplissement de leurs tâches : des salariés qui comprennent ce qu’ils font, tout en étant capables de prendre des initiatives pour sortir des routines et des pres-criptions habituelles.

La performance des organisations dépend donc de plus en plus de ce quelque chose qui ne peut être exigé, à savoir la « bonne volonté » des salariés. Cela implique que ces derniers acceptent de mettre « du leur » dans le travail. Cela nécessite aussi des structures de travail plus collaboratives, dont la caractéristique est d’impliquer davan-tage le salarié. Mais, dans le même temps, les techniques traditionnelles d’intégration et d’identification idéologiques ne fonctionnent pas aussi bien que prévu. Cela tient notamment au fait que ces techniques reposent énormément sur l’adhésion passive des individus aux missions de l’organisation. Ainsi, au moment où les organisations ont davantage besoin de l’engagement actif des salariés, leurs modes de fonctionne-ment supposent et produisent des formes de passivité chez les salariés.

Cette dépendance de l’organisation par rapport à la « bonne volonté » de leurs sala-riés n’est pas nouvelle, comme l’ont si bien montré en leur temps les analyses de la bureaucratie. Celles-ci ont en effet mis en évidence la double face des règles utilisées par le management et les salariés. Alors que le management utilise ces règles pour mettre en ordre et discipliner, les salariés s’en servent à la fois comme une protection

1 Ce terme a été proposé par Peter Drucker pour désigner les salariés qui travaillent pour l’essentiel avec de l’information ou qui utilisent et/ou développent de la connaissance dans leur travail. De ce fait, il s’agit de salariés qui disposent d’une plus grande autonomie dans la mesure où le travail sur et avec la connaissance est plus difficile à rationaliser et/ou à prescrire.

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contre l’arbitraire du chef et comme un moyen de négociation de leur « bonne volonté » et de leur engagement, au-delà même des prescriptions édictées par ces règles. Mais les contraintes de l’économie de l’innovation et de la nouvelle donne de la « lean orga-nization » donnent une nouvelle actualité et acuité à cette figure de base du fonction-nement organisationnel. Il faut dire que la « lean organization », c’est-à-dire une orga-nisation « amaigrie », est, de fait, plus fragile et plus vulnérable, parce qu’elle dispose de moins de réserves pour amortir les coups durs.

Dans ce contexte, l’importance récente apportée au thème du leadership pourrait être comprise comme la réponse organisationnelle et managériale à cette nouvelle donne. Pour réussir la mobilisation de leurs membres, des organisations aux structures plus collaboratives essaient de transformer leur style de management en développant et en diffusant l’esprit du leadership. L’objectif est alors de donner de nouvelles capacités d’action à leurs managers : le leadership pour transformer et rénover le management, pour reconnaître l’importance décisive des différents niveaux de responsabilité et de gestion. Dès lors, les managers se voient reconnaître la capacité à traduire et à mettre en œuvre les stratégies et les visions du top management dans les pratiques organisa-tionnelles quotidiennes. On attend alors d’eux qu’ils s’impliquent dans la mobilisation les salariés qui les entourent afin de servir ces nouvelles pratiques.

Une deuxième interprétation, moins optimiste et aussi moins fonctionnaliste, est possible et prend forme pour peu que l’on regarde le contenu concret que recouvre très souvent le thème du leadership. Elle verrait dans la nouvelle importance de ce thème, notamment dans ses versions les plus simplistes, plutôt la résurgence d’une vieille habitude française. Je veux parler de l’exaltation bien connue de l’autorité et du projet qui serait la face noble et montrable du fonctionnement des organisations. Partant, elle occulterait l’autre face, considérée comme honteuse, faisant référence à l’exercice pénible et beaucoup moins glorieux du pouvoir. Je veux parler de ces arran-gements et compromis complexes, souvent boiteux, entre les parties prenantes exigés par la mise en œuvre réussie d’une stratégie, d’un projet ou d’une politique. Vu sous cet angle, le thème du leadership est plus étroit et son invocation s’apparente plutôt à un retour à la pensée magique ou héroïque : c’est par le leadership que guériraient les organisations ; c’est par les vertus et les aptitudes de leaders visionnaires et charisma-tiques que la complexité serait vaincue, les mutations accomplies et les changements nécessaires réalisés. On me dira que c’est là une vision caricaturale. J’en conviendrais facilement si ne circulaient pas tant de conceptions simplistes du leadership réduisant sa substance à une simple question de caractéristiques personnelles, de capacités visionnaires, de volonté et de force d’entraînement.

Compte tenu de la complexité du thème et du flou qui entoure son contenu, l’accent mis sur le leadership et le développement de son enseignement peuvent produire des résultats allant dans des sens opposés. Selon qu’il s’intègre dans l’une ou l’autre des perspectives que je viens d’esquisser, le résultat pourra être aussi bien un vrai progrès ou une véritable régression de fait. Le nouvel accent mis sur l’importance du leadership sera donc la pire des choses si celui-ci sert avant tout à contourner la reconnaissance lucide des difficultés, des complexités d’action et des dilemmes éthiques de l’exer-cice du pouvoir dans les organisations. Il sera également la pire des choses s’il sert de prétexte à la glorification du leader charismatique en privilégiant une perspective

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individualiste où tout se concentre sur la question de la personnalité des leaders. Le danger est donc de déconnecter le thème du leadership de la question du système de management. On risque alors de retomber dans une vision top-down où tout ce qui est important et noble est réservé à quelques leaders triés sur le volet, où tout se jouera finalement dans les qualités du leader et, indirectement, dans son mode de sélection et de formation. Les autres managers seraient ravalés au rang d’exécutants, sans réel pouvoir, mais surtout sans vision et sans imagination puisque ces domaines de compétence seraient ici l’apanage, non pas du « chef », mais bien du « leader ». Une telle conception revient à (ré)affirmer implicitement une séparation forte entre déci-sion et exécution, entre vision et mise en œuvre, selon la devise : « Le développement de la vision et de la stratégie au leader ; la mise en œuvre au management qui suit et exécute. » Cela conduit à une vision très centralisée des organisations, tout entières structurées autour de leurs leaders allant, de facto, à l’encontre d’un des rares résul-tats fermement établis des sciences sociales en matière d’organisation, à savoir que décision et exécution, vision et mise en œuvre ne peuvent durablement réussir qu’en interaction.

Dans une telle conception, le leadership est réduit à une affaire d’individus, alors que son résultat est essentiellement collectif. La théorie, ou plutôt la croyance au « grand homme » dans les entreprises, comme dans l’histoire, mérite d’être sérieusement rela-tivisée et reformulée. Et cela, pour au moins deux raisons. Premièrement parce que les récits héroïques des histoires à succès surestiment systématiquement la force et l’impact des intentions individuelles et sous-estiment corrélativement les éléments de conjoncture et de chance. Deuxièmement, parce que dans une organisation qui fonc-tionne à peu près correctement, il est toujours beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît d’individualiser les responsabilités. Le fonctionnement d’une équipe de dirigeants, la capacité de ceux-ci à développer une vision, un projet et une politique sont les résul-tats distribués d’actions et d’initiatives d’un collectif, plus ou moins large, d’acteurs et de leurs effets de composition. Ce constat vaut aussi, et combien plus, pour une organisation dans son ensemble. Elle ne s’aligne pas sur la volonté et les intentions d’un leader, fût-il génial. La performance organisationnelle ne peut être que le produit composé de l’ensemble des actions de leurs membres et de leurs effets d’interaction.

Il est vrai que tout le monde ne fait pas tout dans une organisation. L’ampleur des responsabilités managériales n’est bien sûr pas la même aux différents niveaux d’une structure. De même, il faut bien qu’il y ait une division du travail au sein d’une équipe de dirigeants. Il n’empêche qu’un leader entouré de robots d’exécution perdrait très vite toute efficacité. Il ne pourrait déléguer et se retrouverait bien vite prisonnier d’une « technostructure », certes disciplinée, mais routinière et sans beaucoup d’imagina-tion. Comme l’a déjà démontré Henry Mintzberg, vouloir séparer le leadership du management, ce serait un peu comme vouloir jouer du violon sans violon1.

Tout miser sur la personnalité et les capacités visionnaires de quelques individus, dont le « leadership » serait artificiellement séparé de la réalité quotidienne du mana-gement revient à méconnaître la dimension collective de la conduite des organisa-tions. Le rôle qu’assume le leadership dans cette conduite est naturellement essen-

1 Mintzberg, H. (2004). Managers not MBAs. San Francisco, CA : Berrett-Koehler Publishers.

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tiel, mais il sera d’autant plus important et surtout bénéfique que ce dernier s’avérera modeste, conscient des limites de ses capacités de contrôle, alerté sur sa dépendance du collectif qu’il anime et qu’il puisera son action non pas dans des idées et des prin-cipes abstraits, mais dans une connaissance profonde de ce collectif. Dans cette pers-pective, le leader se définit comme un instrument pour le développement des capa-cités collectives du système d’acteurs dont il a la responsabilité. L’enseignement du leadership devra donc cultiver l’esprit de service plutôt qu’exalter la mégalomanie individuelle, le pragmatisme plutôt que la métaphysique du projet, la recherche lucide et persévérante du possible plutôt que le saut volontaire dans l’inconnu. Cet ensei-gnement ne pourra être prescriptif, mais devra favoriser et développer la réflexivité. En outre, il ne pourra être séparé d’une réflexion éthique sur les finalités de l’action et les responsabilités qu’elle engage.

Le livre que vous allez lire – et c’est à mes yeux tout son intérêt – se situe clairement dans cette dernière perspective. Il ne cherche pas à vendre des histoires à succès, ni des recettes du bon leader et encore moins un quelconque moralisme de bon aloi. Son objectif est de faire réfléchir le lecteur. À travers le recueil des témoignages circons-tanciés d’un certain nombre de leaders dans le monde des affaires, au sens large du terme, il invite le lecteur à se confronter à la diversité des expériences, à cerner le phénomène en question dans toutes ses facettes pour mieux en saisir la complexité, l’ambiguïté et la nature fondamentalement élusive. Cher lecteur, vous ne trouverez donc pas de réponse simple ou toute faite dans ce livre, et quand bien même vous en trouveriez, il faudrait vous en méfier. Vous serez même, il faut l’espérer, souvent ballotté entre approbation et désapprobation des dires de l’un ou l’autre des « parti-cipants » de ce livre, comme les appelle joliment l’auteur. De même, vous serez sans doute quelque peu perplexe devant les différences d’opinions qui s’expriment dans les témoignages. Mais votre réflexion s’en trouvera stimulée et enrichie d’autant, car, du coup, vous ne pourrez pas réduire le phénomène à quelques idées simples. En effet, le sujet traité, on l’aura compris, est tout sauf simple.

James G. March, dans un cours sur le leadership devenu mythique, disait que ce thème touche à toutes les grandes questions que l’humanité s’est posées depuis que les hommes ont commencé à s’organiser. Dans ce cours, il interpelle les participants en proposant de réfléchir à des figures aussi improbables que Don Quichotte ou Jeanne d’Arc. Peut-être veut-il ainsi mettre l’accent sur le fait que, pour pouvoir faire face aux tensions multiples et contradictoires qu’entraîne l’exercice du pouvoir, il ne faut pas être esclave de l’opinion des autres et qu’il est crucial d’être bien ancré en soi, c’est-à-dire de savoir qui on est. Sans du tout vouloir minorer l’importance de ces qualités, j’aimerais pour ma part conclure en invoquant une autre figure littéraire ou plutôt musicale que nous propose Richard Wagner dans son opéra Les Maîtres-chanteurs de Nuremberg. Dans cette œuvre, la figure de Hans Sachs incarne une autre dimen-sion, pour moi essentielle, d’un « leader » : celle d’un passeur ou d’un médiateur entre l’ancien et le nouveau.

Pour ceux qui ne connaissent pas cet opéra, résumons très rapidement l’action. Un jeune chevalier du nom de Walther von Stolzing1, plein de l’énergie de sa jeunesse

1 Stolzing renvoie à « stolz » qui signifie « fier » en allemand.

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et dépourvu du moindre respect pour les institutions et les traditions établies, arrive dans le Nuremberg du début de la Renaissance pour participer à une compétition de chant organisée par les corporations de la ville. La récompense de cette compétition se prénomme Eva, une jeune demoiselle qui est la fille du patron de la guilde des orfèvres que Walther aime éperdument. Le chevalier pense que, pour chanter il suffit d’avoir une voix magnifique et d’être capable de composer de belles mélodies sur des textes inspirés. Mais, pour les corporations enracinées dans le Moyen âge et ses traditions, chanter ne se limite pas à une question de voix et d’inspiration. Il faut d’abord et avant tout d’être capable de suivre toute une série de règles très précises sur le placement des accents, sur l’association des mots dans la composition des phrases, sur la versi-fication, sur le rythme et sur beaucoup d’autres choses. Pour le gardien pointilleux et borné du Livre des règles1 le chant de notre chevalier n’est rien d’autre que du bruit, un bruit inaudible et intolérable. Mais, heureusement, intervient alors le personnage du cordonnier Hans Sachs, membre très respecté des corporations, et qui joue un rôle central dans l’œuvre. Il fait comprendre à notre chevalier qu’il ne faut pas mépriser les compétences et les règles établies (Verachtet mir die Meister nicht…) et lui apprend à chanter librement tout en respectant les règles. Il permet ainsi à notre chevalier de gagner la compétition, d’épouser sa bien-aimée Eva et d’être admis dans le monde des corporations.

Même si Wagner se reconnaît dans ce rôle, le vrai héros de cet opéra n’est pas Walther von Stolzing, le porteur du renouveau. Le vrai héros est Hans Sachs, celui qui connaît le monde des corporations et comprend que ce monde a besoin de sang nouveau, de nouvelles impulsions, d’innovation et de plus de diversité. Mais il sait aussi qu’on ne vit pas sans règles, ce qu’il parviendra à faire admettre au représentant du renou-veau. Hans Sachs nous fait comprendre que le renouveau doit se frayer son propre chemin à travers l’existant, l’affronter et l’amener à se renouveler. Pour cela, la simple beauté d’un chant ne suffit pas. En connaisseur de ce monde de l’intérieur, il est resté ouvert et peut ainsi combiner l’existant et l’innovation, ce qui permet le changement de l’identité de l’un et de l’autre. Hans Sachs représente en quelque sorte cette dimen-sion essentielle d’un leader institutionnel qui fait de lui un passeur entre l’ancien et le nouveau, un médiateur capable de susciter, voire de créer les arrangements et les compromis nécessaires pour réaliser la rencontre du monde tel qu’il est avec le monde tel qu’on voudrait qu’il soit.

Erhard Friedberg

Erhard Friedberg est professeur de sociologie, co-auteur avec Michel

Crozier de L’acteur et le Système (1977), auteur du Pouvoir et la Règle

(1993) et ancien directeur du Centre de Sociologie des Organisations,

Erhard Friedberg dirige actuellement le Master of Public Affairs (MPA)

de Sciences Po, un programme international créé en partenariat avec

la London School of Economics (LSE) et la School of International and

Public Affairs (SIPA) de Columbia University à New York.

1 Le gardien des règles est un greffier municipal joué par la figure de Sixtus Beckmesser, lequel incarne pour Wagner son critique le plus féroce à Vienne, à savoir, Hanslick.

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Il n’y a que Dieu qui puisse sans danger être tout puissant.

Alexis de Tocqueville

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1. IntroductIon

contexte

Le pouvoir à la tête des entreprises n’a jamais suscité autant d’intérêt, de passion, mais aussi d’inquiétude et de défiance. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela. Tout d’abord, il y a la compétence du dirigeant, l’importance de son rôle et de ses décisions. Qu’il soit ou non l’actionnaire principal de l’entreprise qu’il dirige, n’est-ce pas de sa responsabilité d’arrêter les axes stratégiques de développement et de définir la répar-tition des ressources disponibles ainsi que les niveaux de performances à atteindre ? N’attend-on pas de lui qu’il s’implique dans la mobilisation des équipes et la commu-nication avec l’ensemble des parties prenantes1 ? N’incarne-t-il pas les valeurs et la réputation de l’entreprise ?

Cet intérêt est d’autant plus vif si l’on considère que l’avenir des entreprises, même celui des plus grandes d’entre elles, n’est jamais assuré. À l’évidence, ni la taille ni la réputation de celles-ci ne sont des protections totalement efficaces contre le déclin, le rachat ou la faillite2. Cette vulnérabilité est mise en lumière par le magazine Fortune et son classement annuel des entreprises américaines les plus performantes3. En compa-rant les classements sur différentes périodes, il apparaît que sur les 100 plus grandes entreprises du début du siècle dernier, seulement 16 sont toujours présentes au début du XXIe siècle. Et dans la liste des 500 plus grandes entreprises américaines, un tiers des entreprises répertoriées en 1970 n’apparaissent plus en 1980, et 46 % d’entre elles ont disparu entre 1980 et 1990.

Les entreprises ne sont pas éternelles

Parmi les récentes disparitions, il y a bien évidemment celle de la banque d’investis-sement multinationale Lehman Brothers, créée en 1850, et partie en faillite en 2008, après plus d’un siècle et demi de croissance. Tout aussi inattendu est le déclin de General Motors (GM), ex-numéro un mondial de l’automobile. En 1979, GM possédait 59 usines à travers le Michigan et employait 215 000 personnes. Détroit, la ville de son siège social, était surnommée « Motor City » . Aujourd’hui, les usines de GM ne sont plus que 21 pour un effectif total légèrement supérieur à 20 000 personnes. En 2009, malgré le soutien financier de l’État américain, le cours de l’action tombe à son niveau de 1950 et GM est placé au chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites. Il n’en

1 Parties prenantes (stakeholders, en anglais) : expression désignant toutes les entités et tous les groupes de personnes ayant un intérêt direct avec les activités de l’entreprise (ex : actionnaires, salariés, clients et fournisseurs). 2 Cf. Collins, J. (2009). How The Mighty Fall : And Why Some Companies Never Give In. New York, NY : HarperCollins. Traduction française : Collins, J. (2009). Ces géants qui s’effondrent. Paris : Pearson, Village Mondial. 3 Fortune est le plus ancien magazine économique américain, connu pour son classement annuel des 500 entreprises à travers le monde à partir de leur chiffre d’affaires, mais aussi de leurs bénéfices et du nombre de leurs employés (http://money.cnn.com/magazines/fortune/fortune500).

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faut pas plus pour que la presse spécialisée américaine1 envisage la disparition de GM comme une hypothèse plus que probable. Pendant ce temps, le challenger d’hier, Toyota, est devenu le numéro un mondial de l’automobile.

Dans l’entretien qu’il consacre à cet ouvrage, Vincent Bolloré rappelle la situation en France dans les années 1970. À l’époque, Messieurs Boussac et Prouvost avaient tous deux fait fortune dans le textile et comptaient parmi les dirigeants les plus riches de France. Compte tenu des empires industriels qu’ils avaient respectivement créés, on disait d’eux qu’ils ne seraient jamais dépossédés. Pourtant, tout le monde assista, impuissant, au démantèlement de leurs groupes quelques années plus tard. Dans la même filière, d’autres ensembles industriels moins prestigieux subiront le même sort. Ce sera notamment le cas des groupes Indreco, Devanlay et Bidermann.

Les raisons profondes de ces échecs sont bien évidemment multiples, mais, en dernier ressort, il est toujours difficile d’accepter la « fatalité » des choses. Alors, puisqu’il faut un responsable, c’est en toute logique que l’on se tourne vers le dirigeant. La nature des reproches adressés à ce dernier varie en fonction des situations. On pourra notam-ment lui reprocher de ne pas avoir été un « visionnaire » s’il n’a pas su anticiper une crise, une évolution technologique, un changement de comportement du consomma-teur ou l’opportunité de développer un nouveau segment de marché. On pourra égale-ment lui reprocher de ne pas avoir été un vrai « leader » dans la mesure où il n’a pas su convaincre ses parties prenantes et mobiliser les forces vives de son organisation. Certains dirigeants sont même remerciés de façon préventive, avant que l’avenir ou la réputation de l’entreprise ne soit en situation de réel danger. En France, ce fut notam-ment le cas de Daniel Bouton (Société Générale), José Luis Duran (Carrefour), Jean-Bernard Lafonta (Wendel), Charles Milhaud (Caisse nationale des caisses d’épargne), Jean-Marie Messier (Vivendi), Thierry Morin (Valeo) et Christian Streiff (Peugeot). Tous quittèrent leurs fonctions pour au moins un des motifs suivants : divergences de vues stratégiques, pertes financières démesurées, prises illégales ou excessives d’intérêts.

L’entreprise est devenue l’institution centrale des sociétés développées

La seconde raison justifiant l’intérêt grandissant pour les dirigeants d’entreprises est l’importance sociétale grandissante de ces dernières. En quelques décennies, l’en-treprise a émergé comme une institution majeure et comme la principale source de transformation des sociétés développées. À l’échelle mondiale, la libéralisation des échanges économiques, combinée avec la mobilité des capitaux et des moyens de production, a doté l’entreprise d’un pouvoir de négociation accru notamment avec les autorités gouvernementales des pays où elles sont implantées. À l’échelle nationale, la performance collective des entreprises détermine largement le niveau de richesse d’un pays, et par là, les revenus disponibles pour les politiques sociales, environne-mentales et diplomatiques décidées et mises en œuvre par le gouvernement. Sur un

1 Cf : Bloomberg Businessweek, March 25, 2009 : Should GM split itself in two ? Fortune, October 12, 2009 : GM : do or die ? The Wall Street Journal, September 26, 2010 : Be a patriot, buy GM.

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plan organisationnel, c’est désormais auprès d’elles que les conditions et les moda-lités de travail sont définies et étalonnées1.

À l’échelle individuelle, l’entreprise influence nos vies, nos comportements et notre perception du monde. Tout d’abord, en créant et diffusant de nouveaux produits et services technologiques accessibles au plus grand nombre, celle-ci a contribué à fabri-quer une société d’hyperconsommation, laquelle transforme notre réalité quotidienne, notamment en ce qui concerne notre rapport au temps2, au savoir3 et au risque4. Ensuite, en procurant du travail aux salariés, l’entreprise permet à ces derniers de se construire une identité sociale, ce qui influencera en retour leur intégration et la perception de leur rôle dans la société5. Ce phénomène social est d’autant plus important que l’entre-prise est généralement le principal employeur dans les sociétés développées, dont beaucoup subissent un chômage élevé et endémique. Enfin, l’hégémonie du modèle commercial propre aux économies de marché contribue à créer un nouvel ordre moral dans lequel les identités, les valeurs et les pratiques se définissent à l’aune des choix opérés par le consommateur. Dans cette société d’hyperconsommation, plus que nos idées et nos croyances, ce sont peut-être nos achats qui définissent de plus en plus ce que nous sommes6.

Les décisions des dirigeants d’entreprises ont un impact sur la vie des personnes, bien au-delà de la sphère du lieu de travail

Que ce soit au niveau mondial, national, organisationnel ou individuel, l’activité des entreprises est donc devenue la principale source d’influence de l’évolution du monde et de l’espèce humaine. Dans cette perspective, il est tout à fait compréhensible que la façon dont leurs dirigeants exercent leur pouvoir laisse de moins en moins de personnes indifférentes. Pour certains, l’action de ces dirigeants et de leurs équipes doit être célébrée pour leur contribution directe à l’amélioration relative des condi-tions d’existence et à l’augmentation de l’espérance de vie d’un nombre toujours plus grand de personnes à travers le monde. C’est ainsi que Bill Gates7, Steve Jobs8

1 Deetz, S. A. (1992). “ Disciplinary Power in the Modern Corporation ”. In M. Alvesson & H. Willmott (eds.), Critical Management Studies. London : Sage Publications.2 Hassan, R. (2003). The Chronoscopic Society : Globalization, Time and Knowledge in the Network Economy. Oxford : Peter Lang.3 Goodwin, N. R., Ackerman, F. & Kiron, D. (eds.). (1997). The Consumer Society. Washington DC : Island Press.4 Beck, U. (1992). Risk Society : Towards a New Modernity. London : Sage.5 Sainsaulieu, R. (1985). L’identité au travail. Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences poli-tiques.6 Baudrillard, J. (1970). La société de consommation, Paris : Folio.7 Bill Gates : homme d’affaires et philanthrope américain, né en 1955, fondateur avec Paul Allen de la société Microsoft, dont il quittera la présidence en 2000 pour se consacrer à sa fondation Bill & Melinda Gates.8 Steve Job : né en 1955, il fonde la société américaine Apple en 1976 avec Steve Wozniak. Apple se révélera une société pionnière de la micro-informatique personnelle avec notamment l’élaboration de l’ordinateur Macintosh. Poussé à démissionner en 1985, il va notamment créer les studios d’animation Pixar avant de revenir aux commandes d’Apple en 1997 pour ouvrir une nouvelle ère de succès avec les lancements de l’Ipod, de l’Iphone et de l’Ipad.

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et Jack Welch1 sont régulièrement cités pour leurs talents d’entrepreneur et de vision-naire. Pour d’autres, les dirigeants d’entreprises sont les principaux responsables de nombreux maux de la société moderne, parmi lesquels le chômage, l’accroissement des inégalités sociales, l’exploitation excessive des ressources de la planète ainsi que les crises économiques.

Au-delà de ces positions extrêmes, force est de reconnaître que les décisions des diri-geants d’entreprises ont non seulement un impact économique et social sur les parties prenantes de leur organisation, mais également un impact sociétal, c’est-à-dire une influence manifeste sur la société, son fonctionnement, ses valeurs et l’épanouisse-ment de ses citoyens. Il n’est donc pas étonnant que le rôle du dirigeant d’entreprise dans la société moderne soit également un sujet de controverse. D’ailleurs, médiati-quement, le dirigeant apparaît de plus en plus comme le symbole vivant de l’économie de marché et, par là, le principal acteur du processus de « destruction créatrice » propre au système capitaliste par lequel les activités devenues obsolètes ou mal gérées sont remplacées par d’autres plus compétitives, créatives et innovantes.2. En participant activement à ce processus, le dirigeant s’expose donc autant aux louanges qu’à la critique.

Le dirigeant d’entreprise est perçu tantôt comme un maître d’œuvre du progrès et de la croissance et tantôt comme un responsable

et un profiteur des dysfonctionnements liés à l’essor de l’économie de marché dans le monde

Ainsi, compte tenu de l’importance des défis et des enjeux du monde moderne, le pouvoir exercé au sein des entreprises suscite de l’intérêt bien au-delà des champs professionnels du conseil et de la formation. Il est devenu l’objet de beaucoup d’atten-tion de la part des économistes, des sociologues, des psychologues, des anthropolo-gues, des philosophes et des politologues. Un mouvement de la pensée critique mana-gériale a même vu le jour en Angleterre3. Corollaire de cette tendance, les programmes des Business Schools ont été fortement encouragés à promouvoir la recherche et l’enseignement de pratiques du leadership d’entreprises sociétalement responsable4.

1 Jack Welch : homme d’affaires américain qui présida pendant trente années consécutives le groupe General Electric (GE). Sous son leadership, la valeur boursière de GE passera de 14 à 500  milliards de dollars, ce qui fera de lui un des patrons les plus admirés des milieux d’affaires américains. Surnommé « Neutron Jack » en référence à l’énergie et l’audace de ces décisions, il sera consacré « manager du siècle » par le magazine Fortune en 1999.2 Schumpeter, J. A. (1942). Capitalism, Socialism and Democracy (2008 ed.). New York, NY : Harper Perre-nial Modern Thoughts.3 Le mouvement de la pensée critique managériale dénommé « Critical Management Studies » ou (CMS) a été initié par Mats Alvesson et Hugh Willmott en 1992 dans un premier ouvrage intitulé Critical Management Studies (London : Sage Publications), puis dans un deuxième publié en 1996 et réédité en 2001 : Making Sense of Management : A Critical Introduction (London : Sage Publications), et enfin dans un troisième en 2002 : Studying Management Critically (London : Sage Publications).4 Cf. AACSB. (2002). Management Education at Risk. St-Louis, MI : The Association to Advance Collegiate Schools of Business International et The Global Compact & Efmd. (2005). Global Responsible Leadership : A Call for Engagement. Brussels : European Foundation for Management and Development.

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Certains dirigeants militent eux-mêmes en faveur d’une entreprise plus engagée dans la vie de la société. C’est notamment le cas de Frank Riboud, le PDG de Danone, qui s’associe à Muhammad Yunus, dirigeant fondateur de la Grameen Bank et Prix Nobel de la paix en 2006, pour faciliter l’accès au microcrédit et à la nourriture de qualité dans les pays pauvres. C’est également le cas de Claude Bébéar1 qui, à travers l’Ins-titut Montaigne2, encourage les dirigeants à contribuer activement au progrès social de leurs concitoyens. Selon lui : « Si le monde économique participe au développement d’une société, le dynamisme des entreprises est conditionné par un fonctionnement efficient de la société. Une entreprise peut sans aucun doute mieux se développer dans une société qui se porte bien, avec des personnes formées, dotées de compé-tences adaptées et bénéficiant de bonnes conditions pour vivre et travailler. »3

Dans ce contexte, il n’est pas non plus étonnant de constater l’intérêt grandissant du grand public pour l’actualité des entreprises. Combien d’articles et de blogs sont consacrés aux dirigeants de grandes entreprises ou à la saga de tel produit, marque ou enseigne ? Même les médias grand public comme France-Télévision, M6 et Arte n’hésitent plus à diffuser des reportages sur la vie managériale des entreprises. Alors que certains de ces reportages mettent en valeur l’audace et l’ingéniosité de certains leaders, d’autres, au contraire, sont de véritables témoignages à charge contre les multinationales et leurs dirigeants4. À l’arrivée, et pour des raisons diverses, un nombre croissant d’observateurs, avisés ou non, s’intéressent à l’exercice du pouvoir dans les entreprises. Ce qui relevait autrefois du domaine privé, de la société anonyme, devient public, médiatisé et personnalisé. La question qui se pose alors est celle de la parole du dirigeant : doit-il ou non prendre part aux grands sujets qui animent la société du XXIe siècle ?

objet du livre

Ce livre a pour ambition d’apporter différents éclairages sur la pratique du leadership dans les entreprises. La mise en œuvre de cette ambition est guidée par le postulat suivant : le leadership est un terme complexe faisant généralement référence à l’uti-lisation par un « leader » de certaines formes de pouvoir légitimant son action sur un groupe de personnes. En théorie, comme le propose Max Weber, cette légitimité peut

1 Claude Bébéar : entrepreneur français né en 1935, diplômé de l’École polytechnique qui a créé en 1985 la société AXA, devenue sous son leadership un des premiers groupes d’assurance dans le monde. Il est aujourd’hui président de IMS-Entreprendre pour la cité et du Conseil de surveillance d’AXA.2 L’Institut Montaigne est un ThinkTank « indépendant » fondé et présidé par Claude Bébéar. Son objet principal est la production d’idées originales et pragmatiques de nature à influencer la définition des poli-tiques publiques dans le but d’améliorer l’environnement économique et social français. 3 Bébéar, C. (2006). « Préface ». Dans IMS-Entreprendre pour la cité (éd.), La Société : une affaire d’entre-prise. Paris : Eyrolles, éditions d’Organisation, pp. 15-16.4 Cf. Caillat, G. (2007). Dominium Mundi. ARTE France ; et Viallet, J.-R. (2009). La Destruction, La Mise à Mort du Travail. France 3.

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avoir une origine légale, traditionnelle ou charismatique1. En pratique, celle-ci n’est jamais définitivement acquise, car la reconnaissance du leadership d’un dirigeant par les parties prenantes de son entreprise est nécessairement influencée par une grande variété de facteurs. Parmi ceux-ci, il y a bien évidemment les performances techniques et les résultats financiers obtenus. Mais il y a également la façon dont ces perfor-mances et ces résultats ont été obtenus, tout comme la qualité du climat social et les preuves de l’engagement sociétal de l’entreprise. Voilà pourquoi le leadership est considéré ici comme un champ d’études extrêmement ouvert, associé à de nombreuses pratiques, exposé à de nombreuses interprétations et, par conséquent, n’obéissant à aucune loi ou principe universel.

Fort de ce postulat, ce livre propose au lecteur d’explorer une fraction significative de l’univers du leadership organisationnel, à travers les expériences et les réflexions de dix-neuf praticiens du leadership. Ces praticiens ont été choisis pour la variété de leur parcours, l’importance de leur rôle au sein de leur organisation et la variété des secteurs d’activité qu’ils représentent. Parmi eux, on compte neuf dirigeants présidant à la destinée de grandes entreprises multinationales françaises, trois dirigeants exécu-tifs de la filiale française d’une grande entreprise multinationale étrangère et quatre dirigeants de PME françaises, dont trois d’envergure et de réputation internationales. Ces seize praticiens constituent le cœur de cible de cet ouvrage. Mais afin d’enrichir ce panel, il a été décidé d’apporter au lecteur trois regards croisés supplémentaires : celui du patron d’un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), celui d’un chef militaire aguerri à la lutte antiterroriste et celui d’un cadre supérieur d’une grande société internationale d’audit et de conseils.

Ce livre présente ainsi une série de perspectives contrastées en de nombreux points, permettant de mettre en évidence la diversité des conceptions et des pratiques du leadership par ceux qui, d’une certaine façon, en ont fait profession. Toutefois, il ne prétend pas offrir un échantillon représentatif de ce qu’est l’exercice du pouvoir à la tête d’une entreprise. De même, ce livre ne cherche, en aucune manière, à jeter les bases d’une nouvelle théorie du leadership. Tout au plus, il valide le postulat initial en démontrant l’existence d’une diversité de pratiques de nature à satisfaire les besoins d’une multitude de parties prenantes œuvrant dans des contextes différents.

Au cours de la présentation détaillée de ces pratiques, certains aspects du leadership pourront être identifiés et même catégorisés. Il appartiendra donc au lecteur de retenir les éléments qui lui font le plus sens en fonction de ses propres valeurs et de l’idée qu’il se fait de l’exercice du pouvoir à la tête des entreprises. Plus spécifiquement, le dirigeant et le manager confronteront les idées et les réflexions contenues dans ce livre avec leurs propres expériences du leadership. L’étudiant de l’enseignement supérieur trouvera là matière à étude et à comparaison entre différentes conceptions de la pratique du leadership dans les organisations.

1 Pour Weber, la légitimité de l’autorité peut avoir trois sources distinctes : la légitimité légale-ration-nelle conférée par la Constitution d’un pays et, par extension, par les statuts de l’entreprise ; la légitimité traditionnelle ou historique comme le fait d’être un membre de la famille royale dans une monarchie et, par extension, de la famille fondatrice d’une entreprise ; et enfin la légitimité charismatique résultant du caractère exceptionnel de la personnalité du leader, comme sa force de persuasion, son courage, ses valeurs et son comportement exemplaire. (économie et Société (1922), édition 2003 chez Pocket, Paris).

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Méthodologie

Les éléments originaux contenus dans cet ouvrage ont été obtenus grâce à des entre-tiens préparés et menés par l’auteur. La durée de chacun de ces entretiens a varié entre deux et quatre heures. La méthode retenue a été celle de l’entretien semi-directif1, c’est-à-dire privilégiant des échanges verbaux menés à partir d’un guide d’entretien constitué de différents « thèmes-questions » élaborés en fonction des sujets à aborder. Cette méthode est justifiée par le double objectif de l’ouvrage.

Le premier objectif est d’apporter un éclairage expérientiel sur la nature même de l’exercice du pouvoir dans les entreprises. En préambule, chaque dirigeant qui parti-cipe à cet ouvrage a été invité à offrir sa propre définition du leadership. Il lui a été ensuite demandé de présenter et de justifier ses convictions personnelles sur ce qu’il considère comme les principales qualités, compétences et conditions nécessaires pour réussir en tant que leader. Afin de l’encourager à traiter cette question sous diffé-rentes perspectives, plusieurs sujets lui ont été proposés, parmi lesquels le charisme, l’intelligence émotionnelle, les courtisans du pouvoir, la solitude du chef et la chance.

Le deuxième objectif est d’apporter un éclairage réflexif sur les principaux défis et sur les enjeux de l’exercice du pouvoir dans les entreprises. En ce qui concerne les défis du leadership, voici les principales questions qui ont été posées à ces dirigeants : est-il possible de construire une vision claire et pertinente dans un monde devenu aussi complexe et incertain ? peut-on communiquer de façon cohérente et persuasive dans une société devenue hypermédiatisée ? existe-t-il un moyen efficace pour mobiliser les équipes sur des objectifs ambitieux dans un environnement mondialisé et hyper-concurrentiel ? Et voici les principaux thèmes évoqués en relation avec les enjeux du leadership : la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise, les femmes dans l’entreprise, l’éthique, les valeurs du pouvoir et, enfin, la moralisation du capi-talisme.

Tous les entretiens ont été enregistrés et ont fait l’objet de transcriptions à partir desquelles un premier travail d’analyse a été mené pour identifier et catégoriser les arguments distinctifs avancés par chacun des participants à l’ouvrage. À partir de cette analyse, un premier texte a été rédigé dans le but de proposer une formulation des principales idées et réflexions avancées. Chaque texte a été ensuite soumis à la saga-cité de l’intéressé afin de recueillir ses remarques et ses suggestions. Cette avant dernière étape avait pour objectif principal de donner à chaque dirigeant la possibilité de préciser sa pensée par rapport à la formulation de ses arguments. Une fois ces remarques et ces suggestions collectées, il a été procédé à la rédaction du texte final.

1 Albarello, L. (2003). Apprendre à chercher : l’acteur social et la recherche scientifique. Bruxelles : De Boeck, (2e éd.).

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2. La nature coMPLexe du LeadershIP

L’objectif de ce deuxième chapitre est double. Il s’agit, tout d’abord, de démontrer la complexité du leadership en soulignant la variété des idées, des concepts et des théo-ries développées au fil du temps pour tenter de cerner les phénomènes d’exaltation et d’entraînement qui peuvent naître entre un leader et un groupe de personnes. Ensuite, il conviendra de justifier comment un sujet aussi complexe a malgré tout réussi à s’im-poser dans le langage organisationnel.

une complexité intrinsèque

Leadership is like beauty : it’s hard to define, but you know it when you see it1.Warren Bennis

Les linguistes le savent bien, le sens, la valeur et le pouvoir d’un mot sont toujours des hypothèses dans la mesure où le contexte de leur utilisation est susceptible d’en modifier la perception. Mais le leadership n’est pas seulement un terme au caractère fluctuant, il est également perméable aux idées, aux cultures et aux progrès du savoir. En fonction des périodes et des lieux, le sens donné au leadership mettra l’accent sur la personnalité du leader, sur le contexte organisationnel, sur les relations de pouvoir ou sur la dimension morale de l’action du dirigeant. Cela en fait un terme polysémique, c’est-à-dire un terme dont le sens peut varier de façon importante en fonction de l’en-vironnement politique, économique et culturel dans lequel il est utilisé.

Tout d’abord, le mot « leadership » fait partie du vocabulaire français2. Son origine anglo-saxonne, créée à partir du verbe « lead », vient de l’anglais ancien, dont le sens est associé à l’action de voyager et dont la traduction française est : « Conduire, mener, être à la tête de »3 . Mais le sens usuel donné au terme « leadership » a varié dans le temps, notamment en fonction du contexte dans lequel il a été utilisé. Un travail de recherche étymologique sur dix siècles d’utilisation de ce terme dans la langue anglaise4 révèle que sa signification a toujours reflété l’impression dominante que le peuple anglais avait de ses leaders. Cette étude confirme la nature perméable du leadership au contexte sociopolitique de son utilisation.

Le sens usuel du terme « leadership » varie également en fonction du contexte culturel dans lequel il est utilisé. De nombreuses études ont mis en évidence cette dimen-sion culturellement construite. Une des plus significatives dans ce domaine est celle conduite dans plus de 70 pays auprès de plusieurs milliers de managers de toute natio-

1 Le leadership est comme la beauté : il est difficile à définir, mais vous savez lorsque vous le rencontrez.2 Le terme « leadership » est présent dans les dictionnaires de la langue française depuis le milieu du XXe siècle. Sa définition distingue la position dominante d’un produit, d’une technologie ou d’une organi-sation dans un secteur déterminé, d’une part, et la fonction ainsi que le rôle du leader d’une organisation ou d’une entreprise, d’autre part. 3 Le Robert & Collins -Dictionnaire Français-Anglais, Anglais-Français (2006) Glasgow & Paris.4 Grace, M. (2003). Origins of Leadership : The Etymology of Leadership. Paper presented at the 2003 Annual Conference of International Leadership Association, Guadalajara, Jalisco, Mexico.

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nalité travaillant pour la société IBM1. Il a notamment été demandé à ces managers de répondre à la question suivante : « Quelles sont les qualités essentielles du leader pour vous ? » L’analyse des réponses met en évidence la prédominance de la culture du pays. Par exemple, les Français ont une préférence pour les dirigeants persuasifs et paternalistes. Les Allemands sont attirés par les dirigeants participatifs, assumant les décisions de la majorité. Quant aux Britanniques, ils ont une attirance singulière pour les dirigeants persuasifs, mais consultatifs.

D’autres raisons peuvent être avancées pour justifier la nature complexe du leadership. Par exemple, le fait qu’il est impossible d’observer le leadership en tant que tel. Dès lors, son existence ne peut être que le résultat d’une perception2, c’est-à-dire d’une représentation consciente d’un phénomène ressenti. Cette caractéristique fait dire à Warren Bennis que le leadership est comparable au yéti, cet abominable homme des neiges dont on observe les empreintes un peu partout sans jamais le rencontrer3. La conséquence directe du caractère insaisissable du leadership est la difficulté, voire l’impossibilité, de mesurer précisément le degré ou le niveau de leadership dans une organisation. Cet argument sera souvent mis en avant par ceux pour qui la nature complexe du leadership pose un problème insurmontable4.

Une autre source de complexité vient du fait que l’on peut qualifier ou concevoir le leadership sous différentes perspectives. Les travaux du Centre d’études du leadership de l’Université de Lancaster en Grande-Bretagne permettent d’en identifier quatre5. Tout d’abord, le leadership peut être qualifié à partir de celui ou de celle qui incarne le leadership, c’est-à-dire en observant ses caractéristiques personnelles, son physique, ses traits de caractère et son intelligence. Ensuite, le leadership peut être qualifié à partir des résultats obtenus. C’est alors l’efficacité et la performance de l’organisation qui serviront à caractériser le leadership. Le leadership peut également être consi-déré à partir de la position hiérarchique du leader. Dans ce cas, ce sont les rôles, le statut, les niveaux de responsabilité et de rémunération qui permettront de qualifier le leadership. Enfin, le leadership peut être jugé sur la façon dont les résultats ont été obtenus. Dans ce cas, ce sont essentiellement les conditions de travail et la qualité des relations humaines qui seront prises en compte pour qualifier le leadership.

La variété des perspectives à partir desquelles il est possible de désigner le leadership est à l’origine d’une confusion fréquemment commise dans le langage courant. Elle consiste à confondre la position de leader avec le fait d’exercer un leadership. Par exemple, il est coutume de considérer le poste de PDG comme un poste de leader. Pourtant, le simple fait d’occuper ce poste ne garantit pas à son titulaire d’avoir du leadership. À l’inverse, certaines personnes, dénuées de tout titre ou mandat officiel, peuvent se révéler de formidables leaders aux yeux de leur entourage. Cet exemple justifie l’utilisation ici du terme « leader » pour désigner une personne dont le

1 Hofstede, G. (2001). Culture’s Consequences : Comparing Values, Behaviors, Institutions, and Organiza-tions Across Nations. London : Sage Publications, (2nd ed.).2 Calder, B. J. (1977). An Attribution Theory of Leadership. Chicago, IL : St Clair Press ; Mitchell, T.R. (1979). “ Organizational Behaviour ”. Annual Review of Psychology, 30, 243-281.3 Bennis, W. G. & Nanus, B. (1985). Leaders : Strategies for Taking Charge. New York : Harper and Row.4 Cf. Pfeffer, J. (1977). “ The Ambiguity of Leadership ”. Academy of Management Review, 2, 104-112.5 Grint, K. (2005). Leadership : Limits and Possibilities. Basingstoke : Palgrave, Macmillan.

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leadership est reconnu par son entourage. Mais en l’absence d’indication concernant le leadership d’une personne à la tête d’une entreprise, il sera préférable de le dési-gner par des termes plus « neutres », comme ceux de PDG, chef d’entreprise, patron, dirigeant ou responsable.

Malgré eux, les chercheurs et les divers spécialistes qui ont travaillé sur la théorisation et la conceptualisation de la notion de leadership ont finalement contribué à rendre la nature du leadership encore plus complexe qu’elle ne l’est. Il faut dire que, en un peu plus d’un siècle, les travaux d’études et de recherche sur les comportements et les caractéristiques propres à l’exercice du pouvoir dans les entreprises ont généré un vaste champ hétérogène et florissant de connaissances. La thématique du leadership recèle aujourd’hui une variété impressionnante de théories, de modèles et de concepts provenant d’une multitude de disciplines académiques et de courants de pensée.

La variété de ce champ théorique est telle qu’il est même difficile d’en établir la généa-logie1. Certains travaux permettent toutefois d’esquisser une classification afin d’illus-trer la prospérité et l’hétérogénéité de la recherche consacrée au leadership2. Il existe notamment toute une série de théories comportementales qui mettent l’accent sur l’attitude et le style du leader ainsi que sur la façon dont ce dernier interagit avec son entourage professionnel3. On trouve également les théories, plus sophistiquées, dites « de la contingence », dont l’objet est de démontrer la relation existant entre l’attitude et le contexte pour déterminer le niveau d’efficacité du leadership4. On trouve aussi des théories focalisées sur le charisme du leader5 et sur sa dimension morale6. On trouve enfin des théories consacrées à la capacité transformationnelle du leadership, c’est-à-dire l’aptitude du leader à induire le changement dans une organisation7. Ce

1 Deffayet, S., Livian, Y. F. & Petit, V. (2007). « L’art de commander. Permanence et modes dans les styles de leadership ». In ESSEC-IMD (éd.), 18e Congrès AGRH – Outils, Modes et Modèles. Fribourg, Suisse.2 Van Seters, D. A. & Field, R. H. G. (1990). “ The Evolution of Leadership Theory ”. Journal of Educational Change, 3 (3), 29-45 ; Leithwood, K. & Duke, D. L. (1998). “ Mapping the Conceptual Terrain of Leadership ”. Peabody Journal of Education, 73(2), 31-50 ; et Middlehurst, R. (1993). Leading Academics. Buckingham : Open University Press.3 Fleishman, E. A. & Harris, E. F. (1962). “ Patterns of Leadership Behavious Related to Employee Grie-vance and Turnover ”. Personnel Psychology, 15, 43-56 ; McGregor, D. (1966). Leadership and Motivation. Cambridge, MA : MIT Press. ; et Blake, R. & McCanse, A. A. (1991). Leadership Dilemmas : Grid Solutions. Houston, TX : Gulf Publishing Company.4 Fiedler, F. E. (1967). A Theory of Leadership Effectiveness. New York : McGraw Hill ; Hersey, P. & Blan-chard, K. H. (1969). Life Cycle Theory of Leadership. Training Development Journal, 23, 26-34 ; et Vroom, V. H. & Yetton, P. W. (1973). Leadership and Decision Making. Pittsbirgh : University of Pittsburgh Press.5 House, R. J. (1977). “ A 1976 Charismatic Theory of Leadership ”. In J. G. Hunt & L. L. Larson (eds.), Leadership : The Cutting Edge. Carbondale, IL : Southern Illinois University Press ; Conger, J. A. & Kanungo, R. N. (1987). “ Toward a Behavioural Theroy of Charismatic Leadership in Organizational Settings ”. Academy of Management Review, 12, 637-347 ; et Bass, B. M. (1992). “ Assessing the Charismatic Leader ”. In M. Syrett & C. Hogg (eds.), Frontiers of Leadership. Oxford : Blackwell, pp. 414-418.6 Rost, J. C. (1993). Leadership for the Twenty-First Century. New York, NY : Praeger Publishers ; et Gini, A. (2004). “ Moral Leadership and Business Ethics ”. In J.B. Ciulla (ed.), Ethics, The Heart of Leadership. West-port, CT : Quorum Books, (2nd ed.), pp. 25-42.7 Burns, J. M. (1978). Leadership. New York : Harper & Row ; Bass, B. M. (1998). Transformational Leadership : Industrial, Military, and Educational Impact. Mahwah, NJ : Lawrence Erlbaum Associates ; et Metcalfe, B.-A. & Metcalfe, J.-A. (2001). “ The Development of a New Transformational Leadership Ques-tionnaire ”. Journal of Occupational and Organizational Psychology, 74, 1-27.

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bref aperçu met en lumière l’hétérogénéité des phénomènes qui peuvent être étudiés au nom du leadership.

Il n’est donc pas surprenant de constater une absence totale de consensus autour de la définition même du terme « leadership ». Dans les faits, les auteurs d’ouvrages consacrés au leadership ont tendance, soit à offrir leur propre définition du leadership, soit à éviter soigneusement de le définir1. Cette situation conforte la validité de la remarque faite en 1974 par Ralph Stogdill2 : « Il existe à peu près autant de définitions du leadership qu’il y a d’auteurs qui ont essayé de définir ce concept. »

Mais la complexité du leadership tient aussi à la variété des éléments en présence dans un contexte organisationnel donné. À l’évidence, cela fragilise toute tentative de rationalisation. Il est vrai que les théories modernes du leadership mettant en scène un leader communicateur, animateur et mobilisateur n’ont certainement pas les moyens de leurs prétentions en raison de leur propension à négliger les phéno-mènes de pouvoir et de structure inhérents aux organisations3. La complexité de ces phénomènes peut être mise en évidence en soulignant la multitude des réalités qui se conjuguent à l’intérieur des organisations et qui font d’elles le royaume des relations de pouvoirs, d’influence, de marchandage et de calcul4. Le leadership se retrouve alors au centre d’un réseau complexe de relations fluctuantes, où les acteurs agissent de manière stratégique en fonction d’une variété d’intérêts souvent divergents. Confron-tées à de telles perspectives, les théories du leadership se révèlent assez vite limitées, partielles et parfois même contradictoires.

La difficulté de dissocier l’impact du leadership de celui des autres facteurs ayant une influence sur les résultats participe également à sa complexité. Par exemple, nous avons vu que le leadership pouvait être considéré comme un phénomène éminem-ment relationnel. Cela veut dire que l’efficacité du leader dépend d’un processus d’influences réciproques entre lui et un collectif de personnes. Comment, dans ces conditions, distinguer ce qui relève du leader de ce qui relève du collectif ? En d’autres termes, peut-on faire abstraction des caractéristiques socioprofessionnelles et psychologiques propres à chaque situation rencontrée ? Manifestement, une partie significative de la relation échappe au contrôle direct du leader. Par conséquent, l’effi-cacité de ce dernier ne pourra jamais être totalement objectivée.

Le même raisonnement peut s’appliquer à la distinction entre l’environnement macro-économique d’une entreprise et son dirigeant. La question alors posée est celle du degré de contrôle de ce dernier sur son environnement. Il est clair que même les PDG les plus puissants de la planète ne contrôlent qu’une part très limitée des éléments macroéconomiques influençant leur secteur d’activité. La météo, les crises politiques et économiques, le prix des matières premières, les lois sociales et les politiques

1 Yukl, G. A. (2002). Leadership in Organizations (5th ed.). Upper Saddle River, NJ : Prentice Hall.2 Ralph Stogdill, professeur spécialisé en leadership et auteur du célèbre Handbook of Leadership. New York : Free Press (1974).3 David-Blais, M. & Hall, J. (2005). Le leadership au secours du gestionnaire traditionnel : étude critique sur le succès d’une théorie. études de communication, 28, 45-58.4 Friedberg, E. (1997). Le Pouvoir et la Règle : dynamique de l’action organisée. Paris : Seuil ; Crozier, M. & Friedberg, E. (1977). L’Acteur et le système. Paris : Seuil.

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fiscales sont autant de paramètres déterminants pour leurs affaires, mais échappant à leur contrôle.

Pourtant si les dirigeants ont peu d’influence sur leur environnement macroécono-mique, la réciproque n’est pas nécessairement vraie. Un environnement favorable, c’est-à-dire propice aux opportunités d’affaires et facilitant l’obtention de bons résul-tats, aura toujours tendance à bénéficier à l’image du dirigeant. Autrement dit, le leadership d’un dirigeant est moins sujet à la remise en cause lorsque les conditions du marché sont favorables.

Ces réflexions mettent en lumière les limites du pouvoir d’un dirigeant et, par là, soutiennent l’idée selon laquelle le leadership ne serait qu’un mythe, c’est-à-dire une construction imaginaire1. Dans son livre, La Guerre et la Paix, Léon Tolstoï traite de cet aspect du pouvoir en suggérant que les leaders héroïques de l’histoire n’ont fina-lement été que les esclaves des circonstances. Dans cette perspective, le leadership pourrait répondre à un double désir inconscient propre à la nature humaine2 : celui de rationaliser l’exercice du pouvoir et celui de romancer la relation existant entre ceux qui suivent et ceux qui dirigent.

En résumé, plusieurs arguments ont été avancés pour justifier de la nature intrinsèque-ment complexe du leadership : son étymologie, sa construction socioculturelle, son caractère insaisissable, la variété des phénomènes étudiés en son nom, l’hétérogé-néité du champ d’études et de recherche qui s’est constitué autour de lui, ainsi que les limites du pouvoir du leader et le mythe qui en découle. La variété de ces arguments et le nombre infini de combinaisons qui peuvent être établies entre eux procurent une ultime raison pour justifier de la nature complexe du leadership : il est tout simple-ment impossible de maîtriser l’ensemble des facteurs susceptibles d’être associées à la pratique du leadership.

un terme incontournable

We have a need for competent managers and a longing for great leaders3.Abraham Zaleznik

Malgré sa nature profondément complexe, le terme « leadership » a quand même réussi à s’imposer dans le langage organisationnel des entreprises. Il faut dire que la théma-tique du leadership appliquée aux affaires jouit d’une véritable popularité. L’essor de

1 Cf. Gemmill, G. & Oakley, J. (1992). “ Leadership : an alienating social myth ? ” Human Relations, 45 (2), 113-129 ; Pfeffer, J. & Sutton, R. L. (2006). Hard Facts, Dangerous Half-Truths And Total Nonsense : Profiting From Evidence-Based Management. Boston, CN : Harvard Business School Press ; March, J. G. (Writer) (2008). “ Heroes and History : Lessons for Leadership from Tolstoy’s War and Peace ”. In S. Films (Producer). USA ; March, J. G. (1998). Les Mythes du Management. Papier présenté au Séminaire GRESUP, Paris.2 Jung, C. G. (1968). Man and His Symbols New York, NY : Dell.3 Nous avons besoin de managers compétents et une envie irrésistible de grands leaders.

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celle-ci commence aux États-Unis avec la sortie, dès le début des années 1980, de plusieurs best-sellers1 qui ont pour point commun de populariser l’idée selon laquelle le leadership devient une condition indispensable à la réussite des entreprises.

Dans un langage accessible et convaincant, le leadership est présenté comme une forme moderne de l’exercice du pouvoir, nettement supérieure à celle du manage-ment, plus en phase avec les besoins de l’entreprise confrontée à une intensification de la concurrence due au développement du commerce international. En simplifiant, le management est décrit comme une forme autoritaire de l’exercice du pouvoir, alors que le leadership est présenté comme une force visionnaire et mobilisatrice. Le « diri-geant-manager » est donc celui qui centralise le pouvoir et contraint ses subordonnés à exécuter ses décisions et à mettre en œuvre son projet d’organisation. À l’opposé, le « dirigeant-leader » est celui qui imagine l’avenir, inspire son entourage, délègue autant que possible ses pouvoirs et convainc ses subordonnés d’agir dans l’intérêt général.

La plupart de ces ouvrages sont le résultat d’études empiriques réalisées au sein de sociétés de conseils. C’est notamment le cas de celle menée par Tom Peters et Robert Waterman2, tous les deux consultants chez McKinsey & Company. En interrogeant des centaines de praticiens du management, ils ont cherché à identifier les éléments distinctifs d’une entreprise performante. C’est ainsi qu’ils ont développé le modèle des 7s3. Schématiquement, ce modèle distingue deux catégories de facteurs décisifs en matière de performance d’entreprise : d’un côté, les facteurs hards, appelés aussi « facteurs objectifs » parce qu’ils peuvent être relativement facilement contrôlés (la stratégie, la structure et les systèmes) ; de l’autre, les facteurs softs, appelés aussi « facteurs subjectifs », car ils sont beaucoup moins facilement identifiables et contrô-lables (les valeurs partagées, le style managérial dominant, les compétences dispo-nibles et le profil des employés).

Le principal argument développé à partir de ce modèle est que les entreprises ont une tendance naturelle à surévaluer les facteurs objectifs et à sous-évaluer les facteurs subjectifs. Pourtant, les facteurs subjectifs sont jugés beaucoup plus porteurs d’un

1 Cf. Bass, B. M. (1981). Stogdill’s handbook of leadership. New York, NY : The Free Press ; Peters, T. J. & Waterman, R. (1982). In Search For Excellence : Lessons from America’s Best-Run Companies. New York, NY : Harper and Row ; Bennis, W. G. & Nanus, B. (1985). Leaders : Strategies for Taking Charge. New York : Harper and Row ; Kouzes, J. M. & Posner, B. Z. (1987). The Leadership Challenge : How to Keep Getting Extraordinary Things Done in Organizations. New York : Jossey-Bass (1st ed.) ; Peters, T. J. (1988). Thriving on Chaos : A Handbook For A Management Revolution. London : MacMillan ; Kotter, J. P. (1990). A Force for Change : How Leadership Differs from Management. New York, NY : Free Press ; Schein, E. H. (1992). Organizational Culture and Leadership. San Francisco CA : Jossey-Bass (2nd ed.).2 Peters, T. J. & Waterman, R. (1982). In Search For Excellence : Lessons from America’s Best-Run Compa-nies. New York, NY : Harper and Row.3 Les termes utilisés en anglais commencent tous par la lettre « S » : Strategy, Structure, System, Shared values, Skills, Style, et Staff.

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avantage concurrentiel1. Une des raisons à cela est la convergence naturelle des facteurs objectifs et son corollaire, la standardisation des modèles organisationnels à travers le monde2. Par exemple, confrontées à des phénomènes concurrentiels similaires, la majorité des entreprises cherchent à alléger leur structure pour devenir des « lean organizations » comme le souligne fort à propos Erhard Friedberg dans sa préface. Dès lors que les entreprises se ressemblent de plus en plus sur base de facteurs objectifs, la différence doit se faire sur les facteurs subjectifs, d’où le regain d’intérêt pour la thématique du leadership.

Cela dit, la plupart des études empiriques ou documentaires menées par des cher-cheurs universitaires, soucieux d’aider les entreprises dans leur quête de perfor-mance, ne contredisent pas vraiment ces conclusions. Tout au plus, elles les nuancent, à l’instar de l’étude conduite par Marvin Lieberman sur les performances de six fabri-cants américains et japonais de voitures3. Les données recueillies sur une période de plus de trente années font état, pour cinq d’entre elles, d’une corrélation forte entre les changements de dirigeants à la tête de l’entreprise et leurs niveaux de perfor-mance globale. Pour la sixième entreprise, c’est-à-dire Toyota, cette corrélation est beaucoup moins probante. L’explication avancée pour Toyota tient notamment à la solidité de son modèle organisationnel, lequel rend les performances de l’entreprise moins sensibles à l’exercice du pouvoir de ses dirigeants. Ainsi, même nuancés, les résultats de cette étude ne discréditent pas l’idée selon laquelle le leadership à la tête d’une grande entreprise est de nature décisive par rapport à la performance globale de celle-ci.

Une autre raison expliquant la montée en puissance de la thématique du leadership dans le langage organisationnel est le rôle prépondérant joué par l’économie améri-caine dans le monde depuis plus d’un demi-siècle. Les États-Unis sont à la fois la première puissance économique mondiale et le pays qui a popularisé l’idée du leadership comme facteur de compétitivité. C’est donc assez naturellement que beau-coup d’observateurs et de praticiens désireux de connaître les raisons du succès des entreprises américaines se sont retrouvés confrontés à la thématique du leadership. L’intérêt des entreprises pour les « best practices »4 a donc favorisé le « mimétisme institutionnel », c’est-à-dire la standardisation des modes de gestion et de manage-ment des entreprises à travers le monde. C’est d’ailleurs pour satisfaire cet intérêt pour les best practices que les maisons d’édition spécialisées n’hésitent pas à traduire les best-sellers américains sur le management et le leadership, afin de satisfaire

1 Cf. Heifetz, R. (1994). Leadership Without Easy Answers. Cambridge, MA : Belknap Press of Harvard University Press ; Goleman, D. (1998). “ Leadership That Gets Results ”. In Boston, MA : Harvard Business Review Press ; Collins, J. C. & Porras, J. I. (2000). Built to Last (3rd ed.). London : Random House Business Books ; Bennis, W. (2002). On Becoming A Leader. New York, NY : Perseus Publishing.2 Powell, W. W. & DiMaggio, P. J. (eds.). (1991). The New Institutionalism in Organizational Analysis. Chicago : University of Chicago Press.3 Lieberman, M. B., Lau, L. J. & Williams, M. D. (1990). “ Firm-level productivity and management influence : A comparison of U.S. and Japanese automobile producers ”. Management Science, 36(10), 1193-1215. Les fabricants faisant l’objet de cette étude sont : General Motors, Ford, Chrysler, Toyota, Nissan et Mazda.4 Best practices : expression anglaise signifiant « les meilleures pratiques ».

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également un public non anglophone. La France n’échappe pas à ce phénomène, et certains ouvrages à succès sont même réédités1.

À cela, il faut ajouter deux autres phénomènes conjoncturels qui ont contribué à donner beaucoup de visibilité au leadership : la mondialisation des économies et la prédominance de l’anglais dans le monde des affaires, mais aussi dans celui de l’enseignement, de la formation et de la recherche. À l’évidence, les derniers déve-loppements en matière de technologie de l’information et de la communication ont encouragé l’intensité de ces deux phénomènes. En France, par exemple, on assiste à une augmentation significative des cours enseignés en anglais dans les Grandes Écoles d’ingénieurs et de commerce. De même, pour un nombre croissant d’ensei-gnants-chercheurs, la maîtrise de l’anglais académique est devenue indispensable à l’évolution de leur carrière. Ainsi, la mondialisation des économies et la prédominance linguistique de l’anglais sont deux phénomènes qui ont favorisé l’élargissement de l’audience du leadership par-delà les frontières des pays anglo-saxons.

Enfin, la production et la diffusion, à l’échelle mondiale, de savoirs liés au leadership ont également été favorisées par l’interaction dynamique de trois acteurs majeurs : les Business Schools, les sociétés de conseil et les médias2. Schématiquement, les facultés des Business Schools produisent et enseignent à des populations multicul-turelles des savoirs dans les disciplines du management et du comportement dans les organisations. Les sociétés de conseil transforment certains de ces savoirs en best practices afin de répondre aux besoins de leurs clients nationaux et internationaux3. Enfin, les médias adaptent et reformulent certaines de ces connaissances, ce qui en accélère la circulation à travers le monde en les rendant accessibles auprès de tous les publics concernés : chercheurs, enseignants, étudiants et praticiens du management.

Le dynamisme de ces interactions a permis aux activités de recherche, d’enseigne-ment, de formation professionnelle et de conseils de faire du leadership un sujet presque incontournable de la vie des entreprises. D’ailleurs, certaines grandes univer-

1 Cf. Peters, T. J. & Waterman, R. (1985). Le Prix de l’excellence : les secrets des meilleures entreprises (trad. par M. Garene & C. Pommier). Paris : InterÉditions et réédité par Dunod en 1999 et en 2004 ; Bennis, W. G. & Nanus, B. (1985). Diriger : les secrets des meilleurs leaders (trad. par C. Durieux). Paris : InterÉditions, réédité en 1999 ; Peters, T. J. (1988). Le Chaos Management (trad. par I. Rosselini & A. Toro). Paris : InterÉ-ditions, et réédité par Dunod en 1998 ; Kouzes, J. M. & Posner, B. Z. (1990). Le Défi du leadership (trad. par M. Sperry). Paris : Association française de normalisation ; Deering, A., Dilts, R. & Russel, J. (2009). Alpha Leadership (trad. par N. Catona). Bruxelles : De Boeck ; Kotter, J. P. (1999). Qu’est-ce que le leadership ? Paris : éditions d’Organisation, pp. 55-84.2 Cf. Sahlin-Andersson, K. & Engwall, L. (2002). “ Carriers, Flows, and Sources of Management Know-ledge ” et “ The Dynamics of Management Knowledge Expansion ”. In K. Sahlin-Andersson & L. Engwall (eds.), The Expansion of Management Knowledge. Stanford, CA : Stanford University Press ; Faust, M. (1999). The Increasing Contribution of Management Consultancies to Management Knowledge : The Rele-vance of Arenas for the Communicative Validation of Knowledge. Papier présenté au15e EGOS Colloquium, Warwick/UK3 Cf. Ruef, M. (2002). “ At the Interstices of Organizations : The Expansion of the Management Consul-ting Profession, 1933 – 1997 ”. In K. Sahlin-Andersson & L. Engwall (eds.), The Expansion of Management Knowledge. Stanford, CA : Stanford University Press.

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sités et écoles, aux États-Unis1, en Grande-Bretagne2 et en France3 ont créé des centres de recherche intégralement voué à l’étude et à la formation au « leadership ». Il n’est donc pas étonnant d’observer en France, la progression du terme « leadership » dans le langage professionnel, comme le prouvent certains événements4, publications5 et enseignements spécialisés6 sur cette thématique.

La thématique du leadership est donc présente dans la plupart des programmes d’études managériales, sur les agendas de nombreux centres de recherche et, bien sûr, au menu de beaucoup de formations et actions de conseil dans les entreprises, et plus spécifique-ment dans les grandes multinationales. Cette situation fait dire à Warren Bennis7 que la production et la diffusion de savoirs liés à la pratique du leadership n’est plus un phéno-mène typiquement américain. Ces activités constituent désormais une véritable industrie à l’échelle mondiale ce qui fait du leadership un phénomène global.

Idées et concepts associés

Considérant la démonstration qui vient d’être faite sur la complexité et la popularité du terme « leadership » dans le langage organisationnel, il convient maintenant de donner un aperçu de la variété des idées et des concepts associés à son utilisation. Cette démarche est d’autant plus justifiée que l’observation systématique des managers au travail a déjà révélé des écarts importants avec les théories en vigueur8. D’ailleurs,

1 Cf. Wharton Leadership Center (University of Pennsylvania), Center for leadership development and research (Stanford University), The leadership center (Ohio State University).2 Cf. The Oxford centre for leadership (Oxford University), The Lancaster Leadership Centre (Lancaster University), Centre for leadership studies (University of Exeter).3 Cf. Visions of leadership centre (HEC), Global leadership centre (INSEAD), Leadership & corporate governance research centre (Edhec).4 Cf. la semaine annuelle « Visions of leadership » d’HEC. En 2005, les journées portes ouvertes sur la recherche à l’EM Lyon étaient consacrées au thème « Nouvelles frontières du leadership, nouvelles de la recherche en management ».5 Cf. Radon, B. (2007). Guide du leadership : progresser vers la fonction de dirigeant. Paris : Dunod ; Deffayet, S., Livian, Y. F. & Petit, V. (2007). « L’Art de commander. Permanence et modes dans les styles de leadership ». In ESSEC-IMD (Ed.), 18e Congrès AGRH – Outils, Modes et Modèles. Fribourg, Suisse ; Aubert, N. (2002). « Pratiquer l’art du leadership ». In N. Aubert (éd.), Diriger et motiver : art et pratique du management. Paris : Les éditions d’Organisation (2e éd.), pp. 71-86 ; Roussillon, S. (2002). “ Identifying and developing future leaders in France ”. In D. C. Brooklyn, S. Roussillion & F. Bournois (eds.), Cross Cultural Approaches to Leadership Development. Wesport, CN : Quorum Books, pp. 51-61. 6 Par exemple, dès 1994, Roland Reitter, professeur de Leadership à HEC écrit : “ Peut-on enseigner le leadership ? ”. In Y. Simon (éd.), L’école des managers de demain. Paris : Economica, pp. 393-399. L’auteur de ce livre enseigne deux cours dans les Masters de Sciences Po, à Paris, dont les intitulés sont Dilemmas of Leadership et, avec Erhard Friedberg, Organizational leadership and Ethics. Philippe Gabilliet d’ESCP Europe est spécialisé dans les enseignements et des formations sur le leadership ; Kets de Vries est profes-seur de leadership à l’INSEAD où il dirige le Global Leadership Centre ; Sylvie Deffayet et Liz Borredon animent la Chaire Leadership et compétences managériales de l’EDHEC ; Xavier Martin anime le module de formation professionnel Management et leadership opérationnel de l’ESSEC.7 Warren Bennis cité dans Crainer, S. (2000). The Management Century : Critical Review of 20th Century Thought & Practice. New York, NY : Jossey-Bass ; Eliasson, G. (1997). International management education and leadership competence : a European perspective. Vocational Training – European Journal, 10, 26-34. 8 Cf. Mintzberg, H. (1973). The Nature of Managerial Work. New York, NY : Harper and Row ; Mintzberg, H. (1975). “ The Manager’s Job : Folklore and Facts ”. Harvard Business Review, 53, 49-61 ; Mintzberg, H. (1984). Le Manager au quotidien : les dix rôles du cadre. Paris : Les Éditions d’Organisation.

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les éléments présentés dans cette partie vont soutenir l’hypothèse selon laquelle les courants de pensée théoriques en matière de leadership organisationnel ne reflètent pas nécessairement la pratique1.

Dans les paragraphes qui suivent, de nombreux extraits provenant des entretiens réalisés pour cet ouvrage sont mis en évidence. Ces extraits ont ceci d’intéressant qu’ils proviennent d’un panel de dirigeants composé de patrons de multinationales et d’entreprises leaders sur leur marché, ainsi que des regards croisés de trois personna-lités aux responsabilités et aux parcours très différents. Afin de les distinguer de leurs homologues, les dirigeants qui ont accepté de participer à cet ouvrage seront souvent désignés par l’expression « les participants à cet ouvrage ».

La première question posée à ces participants concerne leur propre définition du leadership. Leurs réponses convergent vers l’idée que le leadership est un processus d’entraînement des forces vives d’une organisation vers un objectif commun. Mais, une analyse plus approfondie révèle de réelles différences, notamment en ce qui concerne l’élément décisif de la mise en œuvre de ce processus d’entraînement. Pour certains, ce sont les qualités personnelles du leader qui sont déterminantes : son charisme, son calme, son enthousiasme, son ambition et sa faculté à exalter les talents. Pour d’autres, ce sont ses compétences professionnelles de négociateur, de décideur, de stratège et de visionnaire. Pour d’autres encore, c’est l’exemplarité de sa façon de diriger, humainement et moralement. D’autres, enfin, sont persuadés que le processus d’entraînement dépend moins du leader que d’éléments contextuels à l’entreprise. Il s’agit notamment de la performance et des résultats obtenus, des valeurs et du projet sociétal de l’entreprise et, même, du type de modèle économique adopté par l’entre-prise.

Différence entre leadership et management

Management is efficiency in climbing the ladder of success ; leadership determines whether the ladder is leaning against the right wall 2.

Stephen R. Covey

Afin de mieux cerner la question du leadership, la plupart des participants ont été invités à s’exprimer sur la différence qu’ils font entre « leadership » et « management ». Cette question est un sujet de préoccupation pour bon nombre des auteurs qui ont traité la question du leadership organisationnel sous différentes perspectives. Une des plus connues d’entre elles est celle qu’a développée John Kotter3 à partir de l’idée que les fonctions de « leadership » et de « management » font référence à des réalités pratiques différentes. La fonction « management » fait référence à la responsabilité d’allouer, d’organiser et de contrôler l’utilisation des ressources en fonction d’une

1 Deffayet, S., Livian, Y. F. & Petit, V. (2007). « L’art de commander. Permanence et modes dans les styles de leadership ». In ESSEC-IMD (éd.), 18e Congrès AGRH – Outils, Modes et Modèles. Fribourg, Suisse.2 Le management est l’efficacité nécessaire pour gravir l’échelle du succès. Le leadership détermine si l’échelle est posée sur le bon mur. 3 Kotter, J. P. (1990). A Force for Change : How Leadership Differs from Management. New York, NY : Free Press.

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stratégie définie. Le management se caractérise alors par l’ordre et la prévisibilité qu’il engendre. Par contraste, la fonction « leadership » fait référence à l’élaboration et à la communication d’une vision dans le but notamment de motiver les salariés et de favoriser l’alignement de leurs compétences avec la stratégie.

À partir des travaux de James MacGregor Burns1, cette définition du leadership peut être prolongée en distinguant deux agendas professionnels radicalement différents. Dans un cas, l’agenda du leadership peut être « transactionnel ». Son but est alors d’obtenir l’adhésion et l’engagement des effectifs de l’entreprise sur des périodes relativement courtes en échange d’un salaire et de certains avantages. Dans l’autre, l’agenda est « transformationnel » et le but du leadership est de transcender les affaires courantes pour se concentrer sur la réalisation d’un projet collectif à long terme dont la moralité et la pertinence favorisent l’adhésion des équipes. Les comparaisons effectuées entre ces deux agendas laissent penser que le leadership transformationnel est l’apanage des vrais leaders, alors que le leadership transactionnel reflète beaucoup plus ce que les dirigeants attendent de leurs managers2.

Bien que caricaturale, cette distinction est intéressante, car elle souligne la tension permanente existant entre deux fonctions essentielles à toute entreprise : créer de l’ordre pour gérer le présent et le court terme d’une part, et challenger le statu quo pour s’engager dans l’avenir, d’autre part. Mais ces deux fonctions essentielles sont-elles véritablement antinomiques ? Une seule et même personne peut-elle assurer ces deux fonctions en même temps ?

Dans une autre perspective, le management se distingue du leadership à partir du type de compétences exigées. D’un côté, le management requiert la maîtrise d’une exper-tise, comme la gestion de la production ou l’audit et le contrôle financier. De l’autre, le leadership fait essentiellement appel à des qualités de généraliste3. Cette distinc-tion attire l’attention sur l’importance qu’il y a à préserver le caractère ouvert et pluri-disciplinaire du leadership afin d’éviter le tropisme d’une expertise professionnelle dans les choix et les décisions stratégiques de l’entreprise. En cela, elle se rapproche d’une vision platonicienne du pouvoir, à travers laquelle les plus hautes fonctions de l’organisation requièrent davantage de compétences holistiques que de compétences tactiques. Compte tenu de l’importance grandissante donnée à la dimension morale dans la pratique des affaires4, certains verront peut-être dans cette approche l’idée selon laquelle la fonction de dirigeant exige une sensibilité quasi philosophique, afin que la vertu et la sagesse s’imposent face aux dérives possibles du pouvoir.

1 Burns, J. M. (1978). Leadership. New York : Harper & Row et Burns, J. M. (2003). Transforming Leadership : A New Pursuit of Happiness. New York : Grove/Atlantic, Inc.2 Cf. Covey, S. R. (1992). Principle-Centered Leadership. New York, NY : Summit books ; Bass, B. M. (1997). “ Does the Transactional-Transformational Paradigm Transcend Organizational and National Bounda-ries ? ” American Psychologist, 22 (2), 130-142.3 Bennis, W. (2002). On Becoming A Leader. New York, NY : Perseus Publishing4 Cf. Gini, A. (1998). “ Moral Leadership and Business Ethics ”. In J. B. Ciulla (ed.), Ethics, The Heart of Leadership (éd. 2004), pp.  25-42. Westport, CT : Quorum Books ; Maccoby, M. (2005). “ Creating Moral Organizations ”. Research Technology Management, 48 (1), 59-60 ; Fassin, Y. (2007). Business Ethics, Stake-holder Management and related fields in Entrepreneurship : an analysis of concerns, perceptions and incon-sistencies. Gent, Rijksuniversiteit.

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La distinction entre « leadership » et « management » peut également se faire en fonction de la façon d’être au travail. Dans ce cas, la distinction s’établira à partir du style et du caractère de celui, ou de celle, qui assume des responsabilités collec-tives1. C’est ainsi que l’intégrité, le courage, l’humilité et l’énergie sont régulièrement reconnus comme des qualités emblématiques du leadership. De même, le leadership est parfois associé à une forme d’exercice du pouvoir caractérisée par une assurance contagieuse, un optimisme à toute épreuve et un incurable idéalisme de celui, ou de celle, qui l’incarne. Dans un registre similaire, le charisme est aussi une disposition personnelle fréquemment associée au « leadership »2. Tous ces éléments de style et de caractère sont manifestement très personnels, difficiles à mesurer et à enseigner. Ainsi, la distinction entre « leadership » et « management » soulève la question d’une éventuelle prédisposition au leadership. À cette question, Patrick Ricard répond sans détour : « Le leadership est à l’inné ce que le management est à l’acquis », ce qui ouvre une nouvelle perspective de distinction entre ces deux termes. 

Pour Xavier Fontanet, la différence fondamentale entre « leadership » et « manage-ment » concerne la façon dont le pouvoir est exercé. Lorsque celui-ci se concentre sur des objectifs, des systèmes de reporting et de contrôle, le pouvoir est exercé de façon managériale. On peut alors se référer à l’expression de « dirigeants-mana-gers ». Lorsqu’il cherche à créer de la confiance entre les collaborateurs directs et les autres acteurs de l’entreprise, le pouvoir est exercé avec du leadership. Dans ce cas, il convient d’utiliser l’expression « dirigeants-leaders » pour désigner le style de ces dirigeants.

Pour de nombreux participants à cet ouvrage, les dimensions « visionnaire » et « transformationnelle » du leadership sont le principal facteur de différenciation entre « leadership » et « management ». Le management définit alors l’action du manager, lequel est essentiellement un gestionnaire des affaires courantes, rationnel, métho-dique et optimal. Sa mission principale consiste à organiser et à optimiser ce qui existe afin de faire prospérer l’entreprise. Par contraste, le leadership définit l’action du leader, c’est-à-dire de celui ou de celle qui est capable d’engager l’entreprise et l’ensemble des forces vives qui la composent dans un processus visionnaire de trans-formation ambitieux permettant d’atteindre de nouveaux horizons.

Mais, pour Jean-François Rial, la véritable différence entre « leadership » et « mana-gement » se situe au niveau des idées. Pour lui, le management réclame un excellent relationnel, une capacité d’écoute et d’animation des équipes. Il requiert également

1 Cf. Dulewicz, V. & Higgs, M. J. (2004). “ Design of a New Instrument to Assess Leadership Dimensions & Styles ”. Selection & Development Review, 20 (2), 7-12 ; Kippenberger, T. (2002). Leadership Styles. Bloo-mington, MN : Capstone ; Kets de Vries, M. (1991). Profession leader, une psychologie du pouvoir. Paris : McGraw-Hill ; Blake, R. & McCanse, A. A. (1991). Leadership Dilemmas : Grid Solutions. Houston, TX : Gulf Publishing Company ; Zaleznik, A. (1989). The Managerial Mystique : Restoring Leadership In Business. New York, NY : Harper & Row Publishers.2 Cf. House, R. J. (1977). A 1976 Charismatic Theory of Leadership. In J. G. Hunt & L. L. Larson (Eds.), Leadership : The Cutting Edge. Carbondale, IL : Southern Illinois University Press ; Bass, B. M. (1992). Asses-sing the Charismatic Leader. In M. Syrett & C. Hogg (Eds.), Frontiers of Leadership. Oxford : Blackwell ; Conger, J. A. & Kanungo, R. N. (2000), pp. 414-418. Charismatic leadership and follower effects. Journal of Organizational Behavior, 21, 747-767.

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une aptitude à se faire respecter et à prendre ses responsabilités en toute circons-tance. En revanche, le leadership se caractérise par la vision et les valeurs défendues par la personne qui l’incarne. C’est la nature de cette vision et de ces valeurs qui produit l’intensité du leadership. En clair, le leadership sera d’autant plus fort que la vision et les valeurs défendues transcenderont le périmètre d’activité de l’entreprise pour promou-voir une conception progressiste du monde et des rapports de force dans la société.

Pour d’autres, il est important de souligner la nécessité de considérer le leadership comme une qualité dont les dirigeants n’ont pas l’exclusivité. Dans des proportions certes variables, les managers doivent également faire preuve de leadership. Selon Frédéric Oudéa, la compétence managériale est périphérique à l’action du dirigeant, de la même façon que la compétence leadership est périphérique à l’action du manager. Un point de vue partagé par Nicolas de Tavernost, à une nuance près, car, sans que cela soit incompatible avec sa fonction, un dirigeant n’a pas nécessairement de responsabilités managériales précises, car son rôle peut être focalisé sur les questions de vision et de stratégie. Autrement dit, il n’est pas nécessaire d’être un manager pour avoir du leadership. À l’instar de Martin Luther King, Nelson Mandela et du Mahatma Gandhi, certaines personnes sont considérées comme des leaders à un moment où elles ne « managent » personne. En revanche, le manager doit donner envie autour de lui. Voilà pourquoi, en complément de ses compétences techniques, il doit avoir des qualités de leadership.

Pour Françoise Gri, l’évolution du contexte professionnel rend le management particu-lièrement sensible au facteur humain. Les entreprises sont soumises à des pressions de toutes sortes, ce qui les contraint à faire preuve d’une réelle faculté d’adaptation aux évolutions de leur marché. Elles doivent être capables de remettre en cause l’ordre existant pour pouvoir évoluer et se transformer. Voilà pourquoi le changement est devenu ubiquitaire dans la vie des entreprises. Mais le principal obstacle au chan-gement est toujours le facteur humain. Il est donc devenu indispensable pour les managers en charge d’une équipe d’être des « managers-leaders » en puissance et pas simplement des « managers-managers ».

Il existe un écart considérable entre comprendre l’importance d’avoir du leadership et être reconnu pour avoir du leadership. Même si la prise de conscience est généra-lement une condition préalable nécessaire à l’action, celle-ci ne saurait conférer une quelconque reconnaissance a priori. En pratique, le leadership exige de l’action pour se révéler. Et même, beaucoup d’action pour qu’il révèle son efficacité. C’est en tout cas ce que pense Yannick d’Escatha qui ne manque pas de souligner que beaucoup de managers sous-estiment sérieusement le temps qu’ils doivent consacrer au facteur humain et donc, au leadership. Selon lui, pour être véritablement efficace, un manager doit consacrer environ 50 % de son temps de travail au leadership.

Cela étant, la distinction entre « management » et « leadership » n’est peut-être pas toujours aussi pertinente qu’on voudrait le croire. C’est l’avis de Geoffroy Roux de Bézieux pour qui l’opposition systématique de ces deux termes finit par traduire un jugement de valeur de l’un par rapport à l’autre, alors qu’ils se situent tous les deux sur un même continuum. Ce n’est pas parce que ces deux dimensions sont indispen-sables aux dirigeants qu’il faut nécessairement les opposer. Cet argument corrobore

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celui d’Henry Mintzberg1 pour qui, l’opposition entre « leadership » et « management » laisse à penser que le leadership est quelque chose de supérieur, et donc de plus important que le management. D’après lui, cette perception est erronée, d’autant que l’un ne va pas sans l’autre. Selon ses propres termes, « le management sans leadership est stérile et le leadership sans management est déconnecté de la réalité et favorise l’orgueil démesuré »2.

L’inné et l’acquis

There may be born leaders, but there surely are too few to depend on them. Leadership must be learned and can be learned.3

Peter Drucker

Parmi les autres sujets abordés avec les participants à cet ouvrage, il y a la question de l’inné et de l’acquis en matière de leadership. Les réponses font également appa-raître des nuances notables entre ces deux hypothèses. Dans un premier temps, voici quelques-unes des idées avancées par ceux qui ont voulu insister sur l’importance des dispositions personnelles du dirigeant en matière de leadership. C’est le cas de Patrick Ricard pour qui les diplômes, la capacité d’analyse et l’envie d’avoir du pouvoir n’ont jamais donné du leadership à quelqu’un. En revanche, indépendamment de leurs études, certaines personnes ont cette capacité naturelle à prendre des risques, à créer une relation de confiance, à entraîner les autres et à leur donner envie de donner le meilleur d’eux-mêmes.

Ce point de vue est corroboré par Jean-François Rial lorsqu’il dit : « On l’a dans le sang ou on ne l’a pas. » Selon lui, l’inné joue nécessairement un rôle prépondérant en matière de leadership, sinon comment expliquer la variété des profils sociaux et intel-lectuels chez les personnes ayant cette qualité ? D’ailleurs, poursuit le patron de Voya-geurs du Monde, bien plus que l’intelligence, c’est souvent la personnalité du leader qui est à l’origine des dysfonctionnements du leadership. Cette observation va dans le sens de la thèse développée par Kets de Vries4 selon laquelle de nombreux dirigeants sont « naturellement » dysfonctionnels. Selon lui, si certains « dysfonctionnements » sont de nature à renforcer le leadership du dirigeant, d’autres sont de nature à l’affai-blir. Parmi ces derniers on trouve l’évitement systématique du conflit en essayant de satisfaire tout le monde, le management tyrannique traduisant un certain mépris de la nature humaine, le micromanagement, symbole d’un manque de confiance envers ses collaborateurs et l’inaccessibilité du leader.

D’autres prédispositions personnelles au leadership ont été avancées au fil des entre-tiens. Par exemple, Jean-François Rial souligne l’importance de l’énergie du leader,

1 Mintzberg, H. (2004). Managers not MBAs. San Francisco, CA : Berrett-Koehler Publishers.2 Phrase originale : « Management without leadership is sterile ; leadership without management is disconnected and encourages hubris. »3 Il existe peut-être des leader nés, mais ils sont certainement trop peu nombreux pour que l’on puisse se reposer sur eux. Le leadership doit être appris et peut être appris. 4 Kets de Vries, M. (2001). The Leadership Mystique : A User’s Manual for the Human Enterprise. New York : Financial Time, Prentice Hall.

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c’est-à-dire sa vitalité et sa forme physique qui lui permettent d’être en pleine posses-sion de ses moyens pendant une durée nettement supérieure à la moyenne. Selon lui, « le leadership est d’abord une affaire de rythme biologique ». On trouve également la voix, reconnue par Françoise Gri comme un puissant médium, participant à la force de conviction, mais ne pouvant être développée que dans les limites de ses capacités vocales.

Pour le général Favier, la présence du leader et son envie de prendre en charge des responsabilités collectives sont des caractéristiques indissociables du leadership. Mais il faut bien admettre que tout le monde ne souhaite pas devenir un leader. Tout le monde n’a pas nécessairement envie de gérer la pression liée à l’exercice du pouvoir, surtout lorsque les choses ne vont pas aussi bien que prévu. À tort ou à raison, certains ne s’en sentent d’ailleurs pas capables. Il y aurait donc pour le leadership, ce que Dominique Hériard Dubreuil appelle « une prédisposition innée à prendre en charge les autres ».

En même temps, d’autres dirigeants préfèrent souligner le rôle prépondérant de l’ac-quis en matière de leadership, c’est-à-dire, les compétences apprises tout au long de sa vie, et notamment pendant ses études et ses expériences professionnelles. Certaines questions incitent à penser que l’acquis en matière de leadership est bien prépondérant par rapport à l’inné : une personne ayant fait très peu d’études, mais ayant une forte prédisposition au leadership peut-elle réussir à convaincre des interlo-cuteurs intellectuellement brillants ? Ou encore : comment une réelle prédisposition au leadership pourrait-elle s’affranchir des connaissances accumulées avec l’expérience ? On est donc tenté de penser que, dans un monde où le dirigeant est constamment confronté à des situations et à des problèmes complexes, la seule prédisposition au leadership est très insuffisante pour faire de lui un véritable leader.

Pour les partisans de la prépondérance de l’acquis, le travail, les capacités intellec-tuelles et les expériences professionnelles sont indispensables au leadership durable. C’est notamment le cas de Pierre Vareille pour qui « l’éducation l’emporte toujours sur les aspects génétiques ». Un sentiment partagé par Guillaume Poitrinal qui insiste sur l’importance relative des prédispositions personnelles, car elles sont toujours insuffi-santes pour produire un véritable leader.

Mais avons-nous tous les mêmes prédispositions aux études et au travail ? Dans l’infir-mative et dans la mesure où les capacités intellectuelles et le travail sont prépondérants en matière de leadership, que devient l’argument de l’acquis ? En tout état de cause, ce qui semble définitivement acquis est le rôle déterminant du travail et de l’expérience en matière de leadership. Sans cela, la crédibilité du dirigeant risque d’être, tôt ou tard, remise en cause. De toute façon, comme le suggère Xavier Fontanet, penser que le leadership serait exclusivement inné est une idée pour le moins radicale et certainement pernicieuse, car cela voudrait dire que le leadership est déjà présent à la naissance.

La difficulté de différencier l’inné de l’acquis est apparue de nombreuses fois au cours des entretiens menés dans le cadre de cet ouvrage. Par exemple, Alain Ducasse consi-dère qu’un leader doit être curieux et persévérant au travail, « à la limite de l’obsti-nation ». Mais la persévérance s’apprend-elle et sommes-nous tous capables d’être durablement obstinés professionnellement ? Autre exemple, celui de Vincent Bolloré pour qui les termes d’héritage, de hasard et d’éducation résument bien sa réussite

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professionnelle. Comment, à partir de ces critères, différencier les parts d’inné et d’ac-quis dans l’exercice du pouvoir de ce dirigeant ?

Par ailleurs, lorsque Frédéric Oudéa évoque la sérénité que les expériences profes-sionnelles et personnelles de la vie du dirigeant peuvent lui apporter, on imagine assez facilement que le leadership intègre bien plus que des éléments appris. Par exemple, comment distinguer l’inné de l’acquis lorsque le PDG de la Société Générale compare le leadership à « un art faisant appel aux sensibilités et aux convictions de celui qui l’incarne » ? Les sensibilités du leader font référence à la capacité de ce dernier à toucher les âmes et les cœurs de ses équipes. Quant à ses convictions, elles indiquent que ce dernier doit également être capable de toucher leurs esprits et leur conscience profes-sionnelle. Dans le contexte d’une entreprise, il est donc difficile d’imaginer un leadership qui ferait l’impasse sur la force de conviction d’éléments et de raisonnements pertinents, rationnels et cohérents avec la stratégie. Dit autrement, il est manifeste que l’inné et l’acquis se confondent dans les attributs du leadership.

Cette opinion est partagée par de nombreux participants, comme Nicolas de Tavernost pour qui le leadership ne peut être regardé comme une qualité totalement innée, car il y a beaucoup de choses qui se construisent au hasard de l’existence et à force de travail. En évoquant le hasard de l’existence, le président du directoire du groupe M6 souligne, comme Vincent Bolloré, un aspect souvent négligé du leadership : le facteur chance.

La chance

I am a great believer in luck, and I find the harder I work, the more I have of it1.Thomas Jefferson

La chance se définit communément comme un sort favorable, un hasard qui provoque une situation avantageuse. Mais, pour Philippe Gabilliet2, la chance se définit comme une compétence dont l’objet est de provoquer et de saisir des opportunités à partir d’une démarche proactive3. Parmi les techniques généralement proposées pour favo-riser la chance, on trouve le « networking », c’est-à-dire la capacité à se créer des relations pour ensuite les mailler les unes aux autres dans le but de servir un intérêt ou un projet particulier4. Mais il ne suffit pas de savoir transformer des contacts en connexions pour réussir. Il faut également savoir réagir positivement à la malchance. Voilà pourquoi certaines personnes réussiraient mieux que d’autres à optimiser leurs chances de réussite.

Aux participants de cet ouvrage, il a été demandé s’ils considéraient qu’ils avaient eu de la chance pour arriver là où ils étaient. La majorité d’entre eux ont reconnu qu’il serait présomptueux d’imaginer que la chance n’ait pas joué un rôle dans leur carrière,

1 Je crois beaucoup à la chance et je trouve que plus je travaille, plus j’en ai.2 Philippe Gabilliet est professeur de leadership à l’ESCP Europe.3 Vidéo disponible : http://www.escpeurope.eu/fr4 Cf. Roane, S. (1993). The Secrets of Savvy Networking : How to Make the Best Connections for Business and Personal Success. New York, NY : Grand Central Publishing ; Misner, I., Alexander, D. & Hilliard, B. (2010). Networking Like a Pro : Turning Contacts into Connections. Irvine, CA : Entrepreneur Press.

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car il est simplement impossible de tout maîtriser. Par exemple, Françoise Gri estime que sa chance a été d’avoir un parrain formidable dès son arrivée chez IBM en 1981. Pour Yannick d’Escatha, c’est la chance d’avoir eu d’importantes responsabilités très tôt dans sa carrière qui a conditionné une grande partie de son destin professionnel. Pour Geoffroy Roux de Bézieux, sa chance a été de créer le projet Phone House au bon moment. Selon lui, à quelques années près, avec les mêmes capitaux et les mêmes personnes, le projet aurait pu être un échec. Avec du recul, Frédéric Oudéa estime que la chance ne peut jamais être totalement écartée dès lors que l’on réussit sans avoir fait preuve d’une ambition démesurée.

En matière de chance, Nicolas de Tavernost rappelle que celle-ci n’est jamais égale-ment répartie entre tous les individus d’une société donnée. Par exemple, à l’intérieur d’une même catégorie sociale, certains réussissent mieux que d’autres. La chance pourrait donc jouer un rôle important à tous les niveaux de la société. Mais Nicolas de Tavernost préfère penser que la chance sourit plus fréquemment aux optimistes qu’aux autres. Voilà pourquoi, entre deux candidats pour un poste, il préférera toujours embaucher la personne la plus optimiste.

Cela dit, Georges Pauget souligne que la chance et la malchance font partie intégrante du leadership. À l’évidence, il arrive parfois que les choses partent en vrille sans que l’on sache vraiment pourquoi. C’est probablement aussi dans ces moments-là que le leadership d’un dirigeant peut se révéler ou se confirmer. Alain Ducasse se souvient de son accident d’avion qui a bien failli, sans jeu de mots, le rayer de la carte. Pour-tant, ce grand chef continue d’avoir un certain rejet pour le mot « chance », car dési-gner la chance comme un ingrédient de la réussite laisse penser que le succès est venu tout seul. Mais pour lui, la chance est constituée, certes, d’un peu de hasard, mais pas uniquement. Elle est également constituée d’un peu de talent et surtout de beaucoup de travail. D’ailleurs, Patrick Ricard rappelle qu’il ne suffit pas d’avoir des circonstances favorables pour réussir. Les opportunités doivent encore être saisies et transformées en succès. Pour cela, il est indispensable d’avoir du talent, de l’envie et de la détermination.

Le charisme

Charisma is a sparkle in people that money can’t buy. It’s an invisible energy with visible effects.1

Marianne Williamson

Parmi les sujets souvent abordés par les participants à cet ouvrage, il y a celui très controversé du charisme. Ce sujet soulève instantanément des questions du type : « Qu’est-ce que le charisme ? » ; « Faut-il du charisme pour avoir du leadership ? »  et « Peut-on être un leader sans charisme ? ». Le charisme est défini dans le dictionnaire comme l’« influence sur les foules d’une personnalité dotée d’un prestige et d’un pouvoir de séduction exceptionnel »2. Dans le langage courant, le charisme est souvent

1 Le charisme provoque une étincelle chez les gens que l’argent ne peut pas acheter. C’est une énergie invisible aux effets bien visibles.2 Définition Larousse 2010 – www.larousse.fr/dictionnaires/français

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représenté comme une vertu enviable et désirable, notamment parce qu’il susciterait naturellement l’enthousiasme. On lui prête également « un double pouvoir d’attraction et d’entraînement »1.

En matière de leadership, le charisme a souvent été considéré comme une relation émotionnelle forte entre un leader et ses collaborateurs. À l’origine de cette relation, il y a toujours l’attitude, la personnalité et la façon de travailler du leader. En général, le leader charismatique a un irrésistible besoin de dominer et d’influencer les autres. Il manifeste de très fortes convictions personnelles et fait preuve d’une très grande assurance dans ses jugements2. Il se distingue par un comportement inhabituel, une capacité à faire don de soi et l’utilisation de stratégies et de tactiques non convention-nelles3. Enfin, l’ascendant « naturel » du leader charismatique sur ses collaborateurs facilite l’adhésion spontanée de ces derniers et, par conséquent, limite considérable-ment le recours à l’autorité.

L’exceptionnelle force d’entraînement du leader charismatique a notamment été perçue comme un levier nécessaire à la mise en œuvre du leadership transforma-tionnel, décrit plus tôt. Pour les partisans de cette approche4, le charisme du dirigeant produit et entretient une relation forte d’influence idéalisée avec son entourage. Cette forme charismatique de leadership serait d’autant plus nécessaire que l’organisation vit une période de crise. Face à l’adversité d’une situation particulière, le leader charis-matique réussirait mieux et plus rapidement que d’autres à être en résonance avec les besoins et les attentes de ses équipes5. Les forces vives mobiliseraient plus faci-lement leurs talents et leurs compétences pour trouver des parades et des solutions nouvelles. Elles éviteraient ainsi d’être démobilisées et affaiblies au moment précis où elles doivent faire preuve d’imagination, de combativité et d’esprit de corps.

Mais ces visions positives du leadership charismatique sont loin de faire l’unanimité. Cela tient beaucoup au fait que cette forme de pouvoir est avant tout émotionnelle et subjective. Comment ne pas courir le risque d’être manipulé lorsque l’on est sous le charme d’un leader charismatique ? Comment être sûr des intentions réelles du leader ? Voilà qui fait dire à Roger Caillois6 : « Dans un régime totalitaire, le pouvoir est toujours charismatique à quelque degré. » Ainsi, l’idée même qu’une force émotionnelle puisse produire, de façon spontanée, gratitude et déférence d’un groupe de personnes, d’une

1 Lhôte, B. (2000). Les charmes du charisme. Paris : La Méridienne, Desclée de Brouwer.2 House, R. J. (1977). “ A Charismatic Theory of Leadership ”. In J. G. Hunt & L. L. Larson (eds.), Leadership : The Cutting Edge. Carbondale, IL : Southern Illinois University Press.3 Conger, J. A. & Kanungo, R. N. (1988). “ Charismatic leadership : The elusive factor in organizational effectiveness ”. In Theoretical Fondations of Charismatic Leadership. San Francisco : Jossey-Bass, pp. 12-39.4 Bass, B. M. & Avolio, B. J. (1994). Improving Organizational Effectiveness Through Transformational Leadership. Thousand Oaks CA : Sage.5 Bryman, A. (1992). Charisma and Leadership in Organizations. Newbury Park, CA : Sage ; Weber, M. (1947). The Theory of Social and Economic Organization. New York, NY : Free Press.6 Roger Caillois (1913-1978) : écrivain et sociologue français, membre de l’Académie française. Il a écrit de nombreux ouvrage dont : Les Jeux et les Hommes, L’Homme et le Sacré et L’écriture des pierres.

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foule ou d’un peuple pose le problème de l’éthique du charisme1 et de la véritable personnalité du leader2.

Dans l’histoire récente des entreprises, Enron représente le cas d’une des plus spec-taculaires faillites du capitalisme américain. Elle illustre l’usage excessif du charisme par le chef d’une équipe dirigeante. L’étude de la façon dont le pouvoir était exercé à la tête de cette entreprise a révélé la présence d’un véritable culte du leadership, dont les effets étaient notamment une identification exagérée des salariés à l’entreprise, une confiance aveugle envers les dirigeants et une tolérance inattendue envers l’éthique de certaines décisions et pratiques3. Certaines critiques à propos du charisme s’éver-tuent même à démontrer que si celui-ci peut être mis au service de causes louables, il n’est pas nécessairement un facteur déterminant de succès dans les organisations4.

Pour de nombreux participants à cet ouvrage, le charisme demeure un phénomène relativement énigmatique, irrationnel et éphémère. C’est le cas de Xavier Fontanet pour qui le charisme peut s’apparenter au charme, une forme d’attirance qui reste malgré tout très mystérieuse. Quant à Georges Pauget, il associe volontiers le charisme à la magie du verbe plutôt qu’à l’obtention de résultats tangibles. Cette réflexion suggère que l’obtention de résultats tangibles est la condition nécessaire au leadership, mais pas au charisme. Un point de vue partagé par Pierre Vareille pour qui le charisme peut se contenter de l’émotionnel et de l’irrationnel pour exister, alors que le leadership a besoin de rationalité et de logique pour se révéler. Dans le même esprit, Françoise Gri considère que le leadership est d’autant plus efficace qu’il s’affranchit du charisme pour se concentrer sur l’action et la réalisation de projets.

Mais si le charisme n’est pas indispensable au leadership, peut-il, malgré tout, lui être utile ? C’est ce que pense Chris Viehbacher en observant que, sans charisme, la communication est toujours plus difficile, surtout dans une société hypermédiatisée et lorsque le nombre de salariés à mobiliser dans l’entreprise est très important. Cela dit, le charisme peut se manifester sous différentes formes et avec des niveaux d’efficacité variables. Pour le directeur général de Sanofi, une des formes les plus efficaces est le calme en toute circonstance. Le charisme devient alors une sorte de force tranquille, dont les effets principaux sont la sérénité et la confiance. Pour le général Favier aussi, le charisme est un attribut efficace du leadership. Selon lui, le charisme du leader se traduit par une présence crédible et une capacité à faire preuve d’une grande maîtrise de soi, notamment dans les situations d’extrême tension. Pour le patron du GIGN, il ne faut jamais sous-estimer l’impact de certains « charismes discrets et malgré tout très puissants ».

1 Solomon, R. C. (2004). “ Ethical leadership, emotions, and trust : Beyond ‘charisma’ ”. In J. B. Ciulla (ed.), Ethics : the heart of leadership (2nd ed.). Wesport, CT : Praeger, pp. 83-102.2 Sankar, Y. (2003). Character Not Charisma is the Critical Measure of Leadership Excellence. Journal of Leadership and Organizational Studies, 9(45), 45-55.3 Tourish, D. & Vatcha, N. (2005). “ Charismatic Leadership and Corporate Cultism at Enron : The Elimi-nation of Dissent, the Promotion of Conformity and Organizational Collapse ”. Leadership, 1 (4), 455-480.4 Collins, J. C. & Porras, J. I. (2000). Built to Last (3rd ed.). London : Random House Business Books ; Agle, B. R., Nagarajan, N. J., Sonnenfeld, J. A. & Srinivasan, D. (2006). “ Does CEO charisma matter ? An empi-rical analysis of the relationships among organizational performance, environmental uncertainty, and top management team perceptions of CEO charisma ”. Academy of Management Journal, 49 (1), 161-174.

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Pour quelques dirigeants, la contrepartie d’un leadership charismatique est sa dange-rosité manipulatoire. C’est ce que souligne Jean-François Rial, en rappelant qu’une force d’entraînement ne préjuge jamais de la moralité des intentions de celui, ou celle, qui l’incarne. Bien évidemment, la majorité des gens ont envie de travailler pour un dirigeant digne d’admiration. Mais plus ce dirigeant possède de charisme et plus celui-ci doit être conscient de ses responsabilités envers les personnes qu’il influence.

Parmi les contre-propositions à ce phénomène d’hyper-influence du leadership charismatique, on notera les deux opinions suivantes. Tout d’abord, celle de Frédéric Oudéa pour qui, l’équilibre entre travail personnel et jeu collectif, entre discrétion et communication, entre audace et prudence sont des alternatives efficaces au charisme. Ensuite, celle de Vincent Bolloré qui se méfie des personnes trop intelligentes, trop sympathiques et trop charismatiques à la tête des entreprises. Selon lui, la durée de vie d’une entreprise doit absolument aller au-delà de l’espérance de vie de ses diri-geants. Le charisme apparaît alors comme une qualité très secondaire, puisque c’est davantage le modèle économique de l’entreprise que la personnalité du dirigeant qui sera alors garant de la pérennité de celle-ci.

L’intelligence émotionnelle

People are persuaded by reason, but moved by emotion ; [the leader] must both persuade them and move them.1

Richard M. Nixon

Depuis quelques années, on observe un intérêt grandissant pour des formes d’intel-ligence non conventionnelles, comme l’intelligence culturelle2, l’intelligence sociale3 et l’intelligence émotionnelle4. Cette dernière est sans doute celle qui obtient la plus grande audience parmi ceux qui s’intéressent aux comportements des individus dans les organisations. Le psychologue américain Daniel Goleman à largement contribué à cet engouement. En 1995, il publie un livre dont le titre est sans équivoque : Emotional Intelligence : Why it matters more than IQ5. Pour son auteur, l’intelligence émotion-nelle (EQ) est source de succès et de bonheur dans tous les compartiments de la vie d’une personne : en famille, au travail et avec ses amis. Elle se décompose en 18 compétences clés regroupées en quatre catégories : la connaissance de soi, la maîtrise de soi, la conscience des autres et la gestion relationnelle6.

1 Les gens sont convaincus par la raison, mais agissent par émotions ; [le leader] doit donc à la fois convaincre et entraîner. 2 Early, C. P. & Ang, S. (2003). Cultural Intelligence : Individual interactions across cultures. Palo Alto, CA : Stanford University Press.3 Cantor, N. & Kihlstrom, J. (1987). Personality and Social Intelligence. Englewood Cliffs, NJ : Prentice Hall.4 Cf. Kotsou, I. (2008). Intelligence émotionnelle et management : comprendre et utiliser la force des émotions. Bruxelles : De Boeck ; Goleman, D. (2003). L’Intelligence émotionnelle (trad. par T. Piélat). Paris : J’ai Lu ; Haag, C. & Séguéla, J. (2009). Génération Q.E. Paris : Pearson Éducation France.5 Intelligence émotionnelle : pourquoi compte-t-elle plus que le QI ?6 Les termes originaux sont respectivement : self-awareness, self-management, social awareness et social skills.

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Quelques années plus tard, Daniel Goleman s’efforcera de démontrer le rôle décisif de l’intelligence émotionnelle en matière de leadership1. Pour lui, la capacité à connaître et à maîtriser ses émotions et à identifier celles de ses interlocuteurs dans un contexte professionnel permet de déterminer et d’utiliser les meilleurs canaux de communica-tion pour convaincre. Ainsi, l’intelligence émotionnelle permettrait d’obtenir des résul-tats tangibles, supérieurs à ceux qui peuvent être obtenus avec une intelligence plus académique.

Cela dit, l’intérêt pour la connaissance et la maîtrise des émotions n’est pas totale-ment nouveau. Aristote s’intéressait déjà à la dimension émotive et spontanée de la nature humaine2. En fait, il a souvent été observé et démontré que les émotions avaient le pouvoir d’influencer notre perception des choses, nos jugements et notre compor-tement. Mais le problème avec les émotions est que celles-ci ne sont pas toujours rationnelles et contrôlables. D’une certaine façon, elles révèlent la part de subjectivité et d’irrationalité qu’il y a en chacun de nous.

En matière de leadership, l’intelligence émotionnelle offre néanmoins de nouvelles perspectives d’études, notamment en ce qui concerne les leviers d’influence du leader à travers une perspective ethnologique. Par exemple, en observant les sociétés indi-gènes de la forêt Amazonienne, Waud Kracke a mis en évidence la nature éminemment relationnelle et émotionnelle des rapports humains entre un leader et les membres de son groupe3.

Parmi ceux qui s’intéressent à la dimension émotionnelle du leadership, certains y voient peut-être une tentative de développer une vision plus humaine, moins ration-nelle des relations de pouvoir dans l’entreprise. L’intelligence émotionnelle offrirait alors une sorte de contrepoids à l’univers aseptisé et rationalisé de l’organisation « scientifique » du travail. D’autres y voient peut-être une réponse au dilemme du pouvoir soulevé par Machiavel4 : « Faut-il que le chef soit craint ou aimé de ses subor-donnés ? » L’intelligence émotionnelle apporte une troisième possibilité de réponse : le chef doit être apprécié pour sa capacité à répondre aux attentes de son groupe. Pour cela, il doit écarter les hypothèses de la crainte et de l’amour comme leviers d’adhésion au pouvoir pour se rechercher des voies plus sereines, équilibrées et harmonieuses, c’est-à-dire adaptées au contexte social et psychologique des situations rencontrées.

Pour Alain Némarq, l’intérêt grandissant pour l’intelligence émotionnelle dans les organisations est révélateur de l’évolution de la perception de la légitimité du pouvoir dans notre société. Autrefois, cette légitimité était essentiellement une question de force individuelle et de puissance militaire. Avec l’avènement du capitalisme, c’est l’ar-gent qui est devenu le critère prépondérant de légitimité du pouvoir. Mais aujourd’hui, il semble que ce pouvoir par l’argent soit allé trop loin. Alors, pour pallier cet excès, on ressent un désir collectif de rééquilibrage par l’émotionnel. Chacun peut alors se dire

1 Goleman, D. (1998). Leadership That Gets Results. In. Boston, MA : Harvard Business Review Press.2 Aristote. (1990). éthique à Nicomaque (trad. par J. Tricot). Paris : Librairie Philosophique J. Vrin.3 Kracke, W. H. (1978). Force and Persuasion : Leadership in an Amazonian Society. Chicago, IL : University of Chicago Press.4 Machiavel, N. (1983). Le Prince (1532). Paris : Librairie générale française.

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que ce ne sont pas nécessairement les plus puissants et les plus riches qui doivent exercer le pouvoir. Les leaders émotionnellement intelligents peuvent aussi exercer légitimement d’importantes responsabilités.

Pour Xavier Fontanet, l’intérêt pour l’intelligence émotionnelle est justifié par le fait avéré suivant : plus on progresse dans la hiérarchie d’une organisation et plus on prend conscience que c’est l’émotion qui dirige le monde. Selon lui, les éléments rationnels dans une entreprise, comme les équations, les ratios et les statistiques, sont toujours traités à peu près de la même façon. En revanche, l’émotionnel est toujours spécifique. D’ailleurs, l’expérience montre que l’émotionnel est souvent à l’origine de comporte-ments capables de faire capoter un projet qui avait toutes les chances de réussir.

Une autre raison avancée par Sabine Dandiguian justifie l’intérêt grandissant pour l’in-telligence émotionnelle. Il s’agit de la progression des éléments qualitatifs parmi les critères d’évaluation de la performance. Ces éléments qualitatifs apparaissent notam-ment lors des entretiens annuels d’évaluation et concernent principalement l’esprit d’équipe, la qualité des relations avec ses collègues et sa hiérarchie. Ils apparaissent également lors des enquêtes de satisfaction des clients pour évaluer la qualité de l’ac-cueil, de l’écoute et la pertinence des solutions apportées. D’une manière générale, plus des éléments qualitatifs sont pris en compte et valorisés par l’entreprise et plus l’intelligence émotionnelle sera un facteur déterminant du leadership.

Enfin, l’intérêt pour l’intelligence émotionnelle vient également du fait que tous les participants à cet ouvrage regardent l’intelligence technique, scientifique et acadé-mique comme une condition nécessaire, mais insuffisante, pour avoir du leadership. Pour Dominique Hériard Dubreuil, il est tout simplement illusoire de penser qu’une entreprise puisse fonctionner avec simplement une brillante machine intellectuelle à sa tête. Selon elle, un patron dépourvu d’intelligence émotionnelle est un gestion-naire, pas un leader. Un point de vue partagé par Frédéric Oudéa pour qui, un dirigeant jouant exclusivement sur la gamme analytique rationnelle est certain de développer la portion congrue du leadership.

Patrick Ricard préfère aborder le sujet en posant la question suivante : « Combien de personnes, diplômées des plus Grandes Écoles, reconnues comme très intelligentes, se révèlent de piètres leaders ? » Selon lui, l’intelligence supérieure peut même se révéler contre-productive dans la pratique du leadership. À force d’accumuler des connaissances, les cerveaux brillants se façonnent une certaine idée du monde et de sa complexité. Très vite, il devient difficile pour eux de changer d’opinion ou de s’en remettre aux éléments irrationnels de la nature humaine. Ce point de vue est partagé par Pierre Vareille qui aime répéter à ses collaborateurs que « l’intelligence tue l’indus-trie ». Ce qu’il veut dire par là, c’est que la prise en compte d’un trop grand nombre de paramètres a toujours tendance à inhiber l’action.

Cela étant, la perception de ce qui prédomine en matière d’intelligence émotionnelle varie selon les dirigeants. Pour Françoise Gri, la matière première de l’intelligence émotionnelle est l’observation des autres, de leurs particularités, de leurs compor-tements, de leurs envies et de leurs réactions aux situations. Selon Chris Viehbacher, c’est avant tout la nécessité de comprendre les motivations de ses interlocuteurs et de sentir la façon dont son propre leadership est perçu. Nicolas de Tavernost estime que c’est davantage la capacité à réagir de façon appropriée dans chaque situation

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donnée, alors que Yannick d’Escatha désigne l’aptitude à l’introspection et à l’empa-thie comme les qualités proéminentes de l’intelligence émotionnelle.

Vincent Bolloré préfère insister sur l’importance de l’écoute. Selon lui, il s’agit là d’une qualité a priori banale, mais devenue presque antinomique avec le rôle de leader. Dans un monde où tout s’accélère, le leader n’a jamais été aussi pressé d’être à la fois réactif aux événements présents et proactif en agissant aujourd’hui pour anticiper les menaces et les opportunités de demain. Alors, le risque est grand d’éviter de prendre le temps d’écouter attentivement les arguments avancés par ses collaborateurs. Pour-tant, l’efficacité même du leader dépend aussi de sa capacité à intégrer la variété des avis et des opinions de ceux qui l’entourent.

Pour Alain Némarq, c’est bien la capacité de préemption des émotions environnantes qui est l’élément prédominant en matière d’intelligence émotionnelle. Pour le leader, il s’agit d’une aptitude à sentir plus rapidement que les autres, et avec une acuité supérieure à la moyenne, le climat, l’ambiance et les impressions des protagonistes d’une situation. Cela confère toujours un avantage certain au détenteur de cette forme émotionnelle d’intelligence, d’autant que cette sensibilité permet de lire une situation au-delà des mots. Elle permet donc d’agir à partir d’une plus grande palette d’informa-tion allant de l’explicite à l’implicite.

À l’arrivée, les dirigeants qui ont participé à cet ouvrage ne considèrent pas l’intelli-gence émotionnelle comme un substitut au QI1 ou à ce que certains appellent « une belle mécanique intellectuelle ». À l’instar de Françoise Gri, la plupart d’entre eux considèrent le QI comme une condition nécessaire, mais insuffisante pour avoir du leadership. Pour Yannick d’Escatha, il n’est d’ailleurs pas nécessaire de chercher à hiérarchiser le QI par rapport au QE puisque ces deux formes d’intelligence sont avant tout complémentaires.

Le pouvoir

Tout pouvoir sans contrôle rend fou.Alain (émile-Auguste Chartier)

Élément consubstantiel à l’exercice de la fonction de dirigeant, le pouvoir est égale-ment un sujet central du leadership, notamment à travers la relation qui lie l’auto-rité et le pouvoir. Cette relation est intéressante selon la tradition psychanalytique de l’institut Tavistock2, car elle permet de souligner que l’autorité sans pouvoir affaiblit

1 QI (quotient intellectuel) : index d’intelligence proposé pour la première fois par William Stern (1871-1938), dont le but est de déterminer les capacités intellectuelles d’un individu en fonction de son âge mental. Les tests de QI sont destinés à déterminer le niveau d’intelligence de chaque personne et de comparer le résultat par rapport à l’index de référence (Source : Oxford Dictionary of Psychology. [2003] New York, NY : Oxford University Press.)2 Institut Tavistock (http://www.tavinstitute.org) : située à Londres, cette association à but non lucratif a été créée en 1947 dans le but d’étudier les comportements humains au sein des groupes et des orga-nisations. Les travaux de cet Institut ont été influencés par de nombreux psychologues spécialistes de psychologie sociale et comportementale, dont le plus célèbre est sans doute Kurt Lewin.

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le leadership et démoralise ses récipiendaires, alors que le titulaire d’un pouvoir sans autorité risque fort de bâtir un régime autoritariste1.

Le thème du pouvoir s’associe d’autant plus volontiers à la notion de leadership que celui-ci est omniprésent dans toute organisation. Il n’est donc pas l’apanage exclusif des dirigeants. Cette caractéristique du pouvoir est notamment mise en évidence par Michel Foucault lorsqu’il démontre que tout pouvoir engendre nécessairement de la résistance, c’est-à-dire une forme plus ou moins bien organisée de contre-pouvoir. Ce phénomène prend toute son ampleur dès lors que l’entreprise est regardée comme un système social et politique dans lequel la variété des intérêts en présence encou-rage ses acteurs a adopter des comportements stratégiques2. L’entreprise apparaît alors comme le théâtre de luttes incessantes entre pouvoir et contre-pouvoir, entre les intérêts personnels et collectifs des salariés, des managers, des dirigeants et des actionnaires. D’intensité et de durée variables, ces luttes peuvent se retrouver à tous les niveaux de l’organisation.

Le pouvoir, l’autorité et leur légitimité respective apparaissent donc comme des sujets centraux du leadership. C’est donc très naturellement qu’Alain Némarq s’engage dans une discussion dont le postulat est que seul le pouvoir légitime du leader peut conférer de l’autorité à ce dernier. Mais cette légitimité peut avoir différentes causes. En voici quatre, essentielles à ses yeux. Premièrement, il y a le pouvoir technocratique, c’est-à-dire légitimé par les concours, les diplômes et le parcours initiatique profes-sionnel. Deuxièmement, il y a le pouvoir historique, c’est-à-dire légitimé par un lien historique avec l’entreprise, comme celui de la filiation avec la famille du fondateur. Troisièmement, il y a le pouvoir entrepreneurial, c’est-à-dire la capacité stratégique du dirigeant à développer les activités de l’entreprise, de façon audacieuse, innovante et rentable. Enfin, il y a le pouvoir émotionnel, c’est-à-dire la capacité à canaliser les forces émotionnelles en présence dans l’intérêt général de l’entreprise.

Afin de traiter la question du pouvoir sous différentes perspectives, il a été demandé aux participants de cet ouvrage s’ils partageaient l’analyse de Philippe Seguin3 selon laquelle l’exercice du pouvoir serait une lutte permanente contre l’impuissance. Pour Guillaume Poitrinal, cette vision du pouvoir est compréhensible dans la bouche d’un homme politique. À l’évidence, plus ce dernier a l’intention de faire bouger les choses et plus il ressentira les limites de son pouvoir administratif et la pression de l’opinion publique. De surcroît, l’homme politique doit généralement agir dans un temps très limité, ce qui n’est pas le cas du dirigeant qui a la possibilité d’élaborer et de mettre en œuvre une stratégie à long terme. Néanmoins, comme le reconnaît Georges Pauget, plus une organisation est grande, plus on trouve de forces conservatrices. Il y aurait

1 Obholzer, A. (1994). “ Authority, power and leadership : contributions from group relation training ”. In A. Obholzer & V. Z. Roberts (eds.), The Unconscious at Work : Individual and Organizational Stress in the Human Services. London : Routledge, pp. 39-47.2 March, J. G. (1962). The business firm as a political coalition. Journal of Politics, 24, 662-678 ; Friedberg, E. (1997). Le Pouvoir et la Règle : dynamique de l’action organisée. Paris : Seuil.3 Philippe Seguin (1943-2010) : licencié es lettres, diplômé de l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence et de l’École nationale d’administration (ENA), Philippe Seguin est un homme politique français souvent qualifié de « gaulliste social ». Il a été député des Vosges (1978-2002), maire d’Épinal (1983-1997) et a notamment assuré les postes de ministre des Affaires sociales et de l’Emploi (1986-1988) et premier président de la Cour des comptes (2004-2010).

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donc une corrélation entre la taille de l’entreprise et l’intensité de l’activité des contre-pouvoirs, sans que cela sclérose nécessairement l’action du dirigeant.

Mais, pour Vincent Bolloré, le véritable problème du pouvoir au niveau des dirigeants d’entreprises se situe dans le dosage. Car, dès qu’il y a « pouvoir », il y a toujours un risque d’abus de pouvoir et donc, de dérive. L’excès de leadership est l’une de ces dérives. C’est le cas du dirigeant mégalomane, dont l’exercice du pouvoir s’apparente à une locomotive surpuissante. Lancée à toute allure, celle-ci ne sent plus les wagons et bientôt ne sentira plus les rails. Voilà comment l’orgueil du leader et son corollaire, la distance avec la réalité, constituent des risques qui guettent toujours le dirigeant.

Les courtisans

Il primo metodo per stimare l’intelligenza di un sovrano è quello di guardare gli uomini che ha intorno a lui.1

Niccolo Machiavelli

La notion de pouvoir soulève également la question des courtisans et son corollaire, le phénomène de cour formée autour du dirigeant. Pour Pierre Hurstel, il est toujours utile de faire la distinction entre les courtisans et les traîtres. Les courtisans sont des flatteurs qui cherchent à obtenir les faveurs du dirigeant pour servir leurs propres intérêts ou ceux d’une cause qui leur tient à cœur. Les traîtres, quant à eux, sont des personnes pouvant, à un moment donné, agir délibérément contre les intérêts vitaux de l’entreprise. Savoir « gérer » les phénomènes de cour serait donc une qualité néces-saire du dirigeant. Mais cette qualité ne suffirait pas pour qu’on reconnaisse en lui un véritable leader. Il devrait également être capable de s’entourer de personnes totale-ment vouées à la cause de l’entreprise et convaincues du caractère pernicieux de toute forme de trahison.

Mais, pour de nombreux dirigeants, les phénomènes de cour nuisent à l’intérêt général de l’entreprise. C’est le cas de Patrick Ricard pour qui les courtisans dans une entre-prise ne sont rien de moins que des parasites. Pour Frédéric Oudéa, la présence de courtisans autour d’un dirigeant est un moyen efficace de compromettre la transpa-rence de l’information. Et Chris Viehbacher insiste sur le fait qu’il n’est jamais bon pour un dirigeant de donner l’impression que les compliments influencent ses juge-ments et décisions.

Comme le souligne Françoise Gri, les dirigeants doivent toujours se méfier des phéno-mènes de cour, notamment parce que rares sont ceux qui sont véritablement insen-sibles aux compliments. Ils le sont d’autant moins, précise Sabine Dandiguian, que les pressions accumulées par leur fonction peuvent être vraiment très fortes. Afin de se prémunir des courtisans, Vincent Bolloré rappelle que le modèle organisationnel de l’entreprise peut être une parade efficace à ce fléau. À l’instar du groupe Bolloré, lorsqu’un groupe est très décentralisé et en même temps très contrôlé, les risques d’immixtions de courtisans sont naturellement très limités. En revanche, ce risque

1 La première méthode pour estimer l’intelligence d’un leader est de regarder les personnes qui l’en-tourent.

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augmente sérieusement dans les entreprises qui ont constitué un important siège social, dont la fonction première est de centraliser un maximum de décisions.

Selon Frédéric Oudéa, ce sont les postures et les attitudes du dirigeant qui sont susceptibles d’encourager la flatterie et d’attirer les courtisans. La parade efficace à cela consiste à agir à l’opposé d’un Florentin, en ne pratiquant ni l’art de l’esquive, ni l’art du complot. Quant à Françoise Gri, elle insiste sur l’importance d’avoir une équipe dirigeante motivée par la transformation de l’entreprise et le développement des personnes qui y travaillent, plutôt que par l’importance de leur rôle et des symboles de leur pouvoir. Lorsque les dirigeants sont totalement voués à la cause de leur entre-prise et de leur staff, ils ont naturellement beaucoup moins de chance d’attirer les courtisans.

Cela dit, Georges Pauget trouve très caricaturale l’image du leadership et des cour-tisans. Il rappelle que, par sa fonction, un dirigeant est nécessairement entouré de personnes, internes et externes à l’entreprise, avec lesquelles il entretient des rapports privilégiés. Dès lors, il est tout à fait normal que ces personnes cherchent à tirer un avantage ou un bénéfice de cette relation. C’est donc au dirigeant d’être en permanence lucide et ouvert en considérant que les intérêts de ces personnes peuvent parfois converger avec ceux de l’entreprise.

La distance

L’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans l’éloignement.1

Général de Gaulle 

Le sujet de la distance liée au pouvoir a également été souvent abordé avec les partici-pants à cet ouvrage. Il leur a notamment été demandé de réagir à la phrase du général de Gaulle citée ci-dessus. Là encore, les réactions à cette question laissent entrevoir des conceptions différentes de la pratique du leadership. Pour Jean-François Rial, la distance entre un dirigeant et ses collaborateurs n’est rien d’autre que du protocole. Elle est inutile dans un contexte d’entreprise, car elle laisse penser que le dirigeant est un personnage à part. Pour Frédéric Oudéa, un dirigeant distant sera nécessaire-ment perçu comme éloigné des réalités et courra le risque de passer pour suffisant et péremptoire.

Cela dit, certains dirigeants insistent sur l’avantage de maintenir une certaine distance afin de préserver un minimum d’objectivité. Pour ceux-là, cette distance est indispen-sable pour perpétuer la légitimité du leadership. C’est le cas de Georges Pauget pour qui la diplomatie et la distance entre un dirigeant et ses collaborateurs permettent à celui qui est aux commandes de se séparer de l’un d’eux à n’importe quel moment si cela est nécessaire. Pour Vincent Bolloré, trop de proximité risque d’engendrer des relations de copinage et un phénomène de bande à la tête de l’entreprise. Même si une telle proximité a pu fonctionner dans certaines entreprises, généralement de petites

1 De Gaulle, C. (1944). Le fil de l’épée. Paris : Éditions Berger-Levrault.

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tailles, elle est fortement déconseillée dans les grandes entreprises soucieuses de pérenniser leur activité.

Vincent Bolloré continue en soulignant l’importance pour un dirigeant de préserver l’intérêt général en évitant toute ambiguïté dans ses relations de travail. Pour cela, ce dernier doit notamment résister à l’envie d’être aimé de son entourage professionnel. Il doit également être capable de faire une séparation claire entre sa vie privée et sa vie professionnelle. Cette conception du leadership est partagée par Patrick Ricard, qui considère que la familiarité entre un dirigeant et ses équipes ne produit jamais un cocktail gagnant. En pratique, l’excès de proximité traduit un relâchement ou un certain laisser-faire de la part du dirigeant. Voilà pourquoi un peu de distance favorise toujours le respect, la confiance et la bienséance.

D’autres encore insistent sur l’importance de trouver le bon équilibre entre distance et proximité. C’est le cas du général Favier lorsqu’il dit : « Le leadership, c’est un peu de distance et beaucoup de proximité. » Selon lui, un chef doit savoir garder ses distances avec ses hommes. Parfois même, il doit savoir s’isoler. Mais en même temps, il doit veiller à être toujours accessible. Un point de vue partagé par Yannick d’Escatha, pour qui la bonne distance du leadership consiste à être proche sans être intime. Au fond, la règle est assez simple : le dirigeant ne doit jamais se retrouver dans une situation où il serait tenté de trancher contre l’intérêt général sous prétexte qu’il est ami avec Untel ou Unetelle.

Chris Viehbacher recherche également un équilibre entre distance et proximité. Pour lui, un leader ne peut empêcher une certaine complicité émotionnelle avec ses colla-borateurs, d’autant que la chaleur des relations humaines a plutôt tendance à servir la performance, car elle entretient un climat de travail propice à l’épanouissement indivi-duel. Néanmoins, il est indispensable de préserver en toute circonstance l’objectivité de ses jugements et de ses décisions. Par exemple, la promotion ou simplement le maintien d’une personne dans ses fonctions doivent dépendre essentiellement de ses compétences et de ses aspirations et non d’une relation privilégiée avec son supérieur hiérarchique.

La solitude du chef

La solitude est bonne aux grands esprits et mauvaise aux petits. La solitude trouble les cerveaux qu’elle n’illumine pas.

Victor Hugo

La question de la distance liée au pouvoir a souvent permis d’aborder une autre ques-tion assez peu étudiée en matière de leadership, à savoir la solitude. Peut-on parler d’une solitude du chef aujourd’hui à la tête des entreprises ? Pour certains participants à cet ouvrage, la solitude de l’exercice du pouvoir est une réalité incontournable. C’est de cas de Yannick d’Escatha pour qui assumer le poids des responsabilités envers une équipe engendre nécessairement une certaine solitude. Pour Guillaume Poitrinal, cette solitude existe essentiellement pour les questions difficiles. C’est le cas lorsque le dirigeant doit prendre une décision qui engage sérieusement l’avenir de l’entre-prise et qu’il doit choisir entre plusieurs options tout aussi crédibles les unes que les

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autres. De même, Vincent Bolloré souligne l’importance pour un dirigeant d’accepter cette solitude, car, sans elle, il est difficile de maintenir une distance suffisante avec ses collaborateurs, ce qui est absolument nécessaire pour agir avec suffisamment de recul et d’objectivité.

Pour Chris Viehbacher, la solitude du leader existe pour au moins deux raisons. La première est que son nom est irrémédiablement associé, pour le meilleur et pour le pire, au destin de l’entreprise qu’il dirige. La seconde est que c’est à lui seul que revient la responsabilité de prendre les décisions les plus risquées. D’ailleurs si Frédéric Oudéa rappelle que diriger une entreprise est tout sauf un exercice solitaire, il reconnait néanmoins que dans le processus de décision, il y a aussi des moments où c’est au dirigeant de s’engager personnellement. Voilà pourquoi le travail en équipe ne peut totalement effacer la solitude du chef. Plus exactement, comme le souligne Patrick Ricard, il ne faut pas confondre solitude et isolement. La solitude existe, notamment lorsque le dirigeant est confronté à une absence de consensus. Mais elle ne doit jamais isoler ce dernier dans l’exercice de son leadership, car les décisions doivent toujours être prises en cohérence avec le contexte et la stratégie du groupe.

Cela étant, il existe des contextes et des façons de travailler qui permettent de limiter considérablement cette solitude. Par exemple, Dominique Hériard Dubreuil observe que la solitude du chef est d’autant moins grande que le capital confiance entre le dirigeant, le conseil d’administration et les actionnaires est forte. Voilà pourquoi, dans les entreprises où une famille détient la majorité du capital, la solitude du dirigeant peut se révéler être un sujet d’importance secondaire par rapport à ce qu’il est dans les entreprises détenues par des actionnaires aux motivations davantage financières.

Pour Françoise Gri, les dirigeants soucieux d’avoir toujours raison sont logiquement plus exposés que d’autres à la solitude. En d’autres termes, la solitude du chef se raréfie à mesure que le leadership devient participatif. Reconnaissant malgré tout que certaines décisions doivent être prises seules, Françoise Gri persiste à écarter l’idée de la solitude et préfère parler d’un espace de liberté d’action pour le dirigeant. Pour Georges Pauget, la solitude s’amenuise considérablement dès lors que le dirigeant est accompagné de ce qu’il appelle des « vieux compagnons de cordée ». Même pendant la crise des subprimes en 2007 et 2008, sa solitude à la tête du Crédit Agricole a été relative grâce au bloc de confiance présent autour de lui.

Sabine Dandiguian préfère se dire que la solitude du chef n’est jamais une fatalité puisqu’il existe de nombreux moyens de la réduire au minimum. À titre personnel, elle identifie trois facteurs ayant joué un rôle déterminant par rapport à cette ques-tion. Tout d’abord, elle a toujours été entourée de personnes de confiance jouissant d’une vraie liberté de parole avec elle. Ensuite, elle sait utiliser des soupapes exté-rieures comme un coach pour aider à gérer la pression de la fonction. Enfin, elle a la chance d’avoir un « significant other1 » à la maison qui lui permet de stabiliser

1 Significant other : expression anglo-saxonne désignant « l’autre signifiant ». Cette expression est utilisée en psychologie et également en sociologie pour désigner la personne qui a le plus d’influence dans la vie d’un individu à une période donnée. Elle est utilisée dans le langage courant aux États-Unis, car elle a l’avantage d’être suffisamment vague pour ne pas être connoté sexuellement tout en ne faisant référence à aucun statut social ou ethnique particulier.

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table des matières

Préface 1

Première partie 9

1. Introduction 11

2. La nature complexe du leadership 18

3. Défis & enjeux du leadership 47

4. Conclusion 75

deuxième partie 79

dirigeants d’entreprises multinationales 81

Vincent Bolloré 82

Xavier Fontanet 97

Dominique Hériard Dubreuil 111

Frédéric Oudéa 123

Georges Pauget 141

Guillaume Poitrinal 157

Patrick Ricard 179

Pierre Vareille 196

Chris Viehbacher 210

dirigeants de filiales françaises d’entreprises multinationales 229

Sabine Dandiguian 230

Françoise Gri 246

Geoffroy Roux de Bézieux 265

dirigeants d’entreprises de premier plan 281

Alain Ducasse 282

Alain Némarq 295

Jean-François Rial 307

Nicolas de Tavernost 325

regards croisés 339

Yannick d’Escatha 340

Général Denis Favier 356

Pierre Hurstel 364

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PERSPECTIVES SUR L’EXERCICE DU POUVOIR DANS LES ENTREPRISES

ÉRIC-JEAN GARCIA

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PRÉFACE D’ERHARD FRIEDBERG

ISBN 978-2-8041-6293-1LEADER

www.deboeck.com

DES DIRIGEANTS ET P.D.G. DE MULTINATIONALES LIVRENT SANS RETENUE LEUR CONCEPTION DU LEADERSHIP, À TRAVERS LEUR EXPÉRIENCE DE L’EXERCICE DU POUVOIR ET FACE AUX ENJEUX DU MONDE MODERNE.

Avec l’essor de l’économie de marché, l’entreprise est devenue l’institution centrale des sociétés modernes. Les conséquences des choix et décisions de ceux qui la dirigent ne sont pas simplement d’ordre économique, elles sont aussi d’ordres social, environnemental et politique.

Cet ouvrage explore ce changement grâce à un travail de réfl exion mené avec 19 personnalités, dont la plupart assument les plus hautes fonctions à la tête de grandes entreprises. Chacune d’elles a pris le temps de s’exprimer sur sa conception du leadership et sur les compétences exigées pour assumer effi cacement son rôle de leader.

Voici quelques-unes des questions abordées au cours de ces entretiens : Est-on prédestiné à devenir leader ? Quels sont les meilleurs leviers de mobilisation et de motivation des équipes ? Comment faire face à la complexité du monde actuel ? Quelles réponses l’entreprise doit-elle apporter à la question de la diversité ? Dans quelle mesure faut-il moraliser le capitalisme ?

Ce livre propose donc un modèle original de réfl exion et d’action du leadership destiné à tous ceux qui s’intéressent à l’évolution des comportements managériaux dans les entreprises.

Éric-Jean Garcia Titulaire d’un Doctorat (PhD) de la University of London sur la formation au Leadership dans les MBA britanniques et français, Éric-Jean Garcia a produit plusieurs articles à partir de ses travaux de recherche, dont les plus récents sont : « Raising leadership criticality in MBAs » dans le Higher Education Journal et « MBA lecturers’ curriculum interests in leadership » dans la revue Management Learning. Il est également titulaire d’un MBA de la University of Dallas et a commencé sa carrière au sein du groupe Bidermann où il assura notamment la fonction de Directeur export. Il sera ensuite nommé Directeur de l’INSEEC Paris et Directeur académique de la European Business School.

Aujourd’hui, Éric-Jean Garcia est Conseil en Leadership et Maître de Conférence à Sciences Po Paris où il enseigne son thème de prédilection dans les Masters professionnels et au MPA (Master of Public Affairs).

LEADERSHIP

Témoignages exclusifs de :Vincent Bolloré, Xavier Fontanet, Dominique Hériard Dubreuil, Frédéric Oudéa, Georges Pauget, Guillaume Poitrinal, Patrick Ricard, Pierre Vareille, Chris Viehbacher, Sabine Dandiguian, Françoise Gri, Geoffroy Roux de Bézieux, Alain Ducasse, Alain Némarq, Jean-François Rial, Nicolas de Tavernost, Yannick d’Escatha, Général Denis Favier et Pierre Hurstel.

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