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Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

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UNESCœ ARCHIVES

Problèmes de la culture et des valeurs culturelles

dans le monde contemporain

Unesco

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Les auteurs sont responsables du choix et de la présentation des faits figurant dans leurs articles ainsi que des opinions qui y sont exprimées, lesquelles ne sont pas nécessairement celles de l'Unesco et n'engagent pas l'Organisation.

C L T/ MD /2 O Unesco 1983

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TABLE D E S MATIERES

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INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

CHAPITRE 1 - Valeurs culturelles, tradition et modernité par Fr. D. MBUNDA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

CHAPITRE II - Valeurs culturelles et nouveaux modes de vie par Philip BOSSERMAN. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

CHAPITRE III - Valeurs culturelles et progrès scientifique par René -BACHI. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

CHAPITRE IV - Culture et communication en Amérique latine par Oswaldo CAPRILES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

CHAPITRE V - La créativité individuelle et collective par Kazimierz ZYGULSKI. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57

CHAPITRE VI - Valeurs culturelles, dialogue des cultures et coopération internationale par Prem KIRPAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

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INTRODUCTION

Depuis une dizaine d'années, une attention nou- velle est prétée, dans les pays industrialisés comme dans les pays en développement, auxpro- blèmes de la préservation et du développement des cultures et des valeurs qu'elles expriment.

turelles" est à ia fois très vaste et très com- plexe. On désigne par valeurs culturelles "les relations symboliques qui assurent la cohésion d'une société donnée ou d'un groupe, maintiennent et renforcent le sentiment d'appartenance de ses membres, perpétuent la richesse de son patrimoine social-spirituel, assurant à sa vie la plénitude et donnent sens aux existences individuelles '' ( 1 ) .

Selon M. Makagiansar, sous-directeur géné- ral de l'Unesco pour la culture, les valeurs, et par extension les valeurs cultureiles, sont "i'en- semble des signes et des symboles par lesquels s'exprime un système commun d'orientations et de comportements. . . Ainsi conçues, les "valeurs" servent aussi bien à intégrer qu'à guider et àca- naliser les activités organisées des membres d'une société" (2).

D e son côté, C. Kluckhohn voit dans les va- leurs culturelles des "symboles affectifs ou co- gnitifs dans la mesure où, formellement, elles traduisent une conception du désirable qui in- fluence les modes, les moyens et les fins de l'action" (3).

Les valeurs culturelles, ainsi définies, font l'objet d'un intérét particulier de la part de l'As- semblée générale des Nations Unies et de l'Unesco en raison de l'importance accordée depuis une dizaine d'années aux problèmes du développe- ment global dans les sociétés contemporaines et à son caractère endogène.

C'est ainsi qu'au cours des dernières années les travaux de l'Unesco dans le domaine des va- leurs culturelles ont porté sur les rapports de celles-ci avec le processus du développement global, l'éducation, la science et la technologie, la communication, la qualité de la vie, la créati- vité artistique et, enfin, la coopération interna- tionale (4). Ces travaux montrent comment et dans quelle mesure les valeurs culturelles dé- terminent les activités menées dans ces domaines ou, au contraire, sont déterminées par elles dans la période de mutation que traversent aujourd'hui

La question des "valeurs" et des "valeurs cul-

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aussi bien les sociétés en développement que les sociétés industrielles avancées. Ils établissent que la préservation et le développement des va- leurs culturelles méritent à plus d'un titre de fi- gurer désormais au premier plan des préoccupa- tions des instances qui ont pour tâche d'organiser les efforts de la communauté internationale en vue de promouvoir une vie plus harmonieuse.

LA DIMENSION CULTURELLE DU DEVELOPPEMENT

S'interroger sur le rôle des valeurs culturelles dans les sociétés contemporaines, c'est poser le problème de la structure du développement cultu- rel et de son rapport avec le processus du déve- loppement global.

valeurs culturelles procède de la prise de cons- cience des limites des démarches purement éco- nomiques. Les vices d'une conception du dévelop- pement centré sur l'économie apparaissent chaque jour davantage dans les incohérences structurelles, les inégalités et les conflits que l'on peut consta- ter tant dans la vie des nations que dans leurs re- lations. La perte de crédibilité de cette concep- tion a stimulé l'émergence de nouvelles théories et de multiples voies de développement permet- tant l'intégration de la culture et de l'histoire d'un peuple au processus du développement glo- bal et, en conséquence, elle a fait apparafire l'importance de la culture dans la croissance économique et les transferts technologiques.

Il en résulte que toute volonté de réaliser un développement endogène passe par la prise de conscience des valeurs culturelles distinct ives et par de nouvelles initiatives qui prennent ra- cine dans l'affirmation de l'identité culturelle.

Dans ce contexte, où les valeurs culturelles sont reconnues comme étant une composante es- sentielle du développement intégral des individus et des communautés, la notion de politique cultu- relle prend tout son sens. Le propre d'une poli- tique culturelle est, en effet, de s'appuyer sur l'expérience collective accumulée par les diffé- rents groupes sociaux réunis au sein d'une com- munauté pour exalter ce qui dans ce legs peut don- ner confiance aux hommes d'aujourd'hui afin qu'ils

La notion d'un développement qui privilégie les

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puissent mieux assumer leur destin commun et préparer leur avenir.

Tout changement est en principe un passage de la tradition à la modernité. Mais la modernité ne peut étre à l'origine d'une meilleure qualitéde la vie que si elle est le produit de la dynamique interne d'une culture et non pas le résultat de l'application de modèles "importés" et "subis". Il ne faut pas voir la modernité sous l'angle d'un simple transfert du modèle du développement d'un pays occidental dans un pays du Tiers Monde. La modernisation ne doit pas devenir une répétition historique du modèle occidental "conduisant à la reproduction dans les pays en développement, d'un même système technique, d'une forme en- dogène d'organisation de l'espace et d'une forme identique d'organisation de la production du travail" (5).

Il apparaît désormais que le développement est un processus total, multirelationnel, intéres- sant tous les aspects de la vie d'une collectivité, de ses relations avec l'extérieur et de sa cons- cience dtelle-même. Selon le Directeur général de l'Unesco, "le bénéfice du développement doit ,?tre celui de l'homme dans toutes ses dimensions. Elévation de niveau de vie tout d'abord, et cela est bien sQr fondamental. Mais l'amélioration des conditions matérielles ne suffit pas.. . Le développement doit donc viser à la promotion de 1'Btre humain total dans son insertion sociale et dans son épanouissement individuel sur le plan tant spirituel et moral que matériel. Loin d'as- servir les hommes à une discipline extérieure ou de les aliéner par la séduction des modèles de vie qui leur sont étrangers, il doit contribuer à les émanciper, leur permettre de rechercher eux-mémes leurs voies, assurer leur dignité d'êtres libres et responsables" (6).

tive de croissance économique fait graduelle- ment place à celle, plus riche, de développe- ment intégré, les valeurs culturelles prennent toute leur importance. Le développement est présenté dans cette optique comme un "proces- sus organique au sein duquel les facteurs et les composantes d'ordre économique, social, scien- tifique, technique et culturel sont en interaction constante et s'interpénètrent'' (7).

C'est d'e là qu'est née l'idée que chaque pays doit envisager un développement s'harmonisant avec ses valeurs culturelles propres, c'est-à- dire un développement endogène. Si le dévelop- pement ne tient pas compte des valeurs extra- économiques, et surtout des valeurs culturelles, il ne parviendra jamais à atteindre ses objectifs. "si la croissance économique est un facteur fon- damental du développement, ce sont bien des choix d'ordre essentiellement culturel qui en dé- terminent l'orientation et l'utilisation au service des individus et des sociétés, en vue de la satis- faction de leurs besoins et de leurs aspirations les plus légitimes" (8).

Dans le monde actuel, où la notion quantita-

VALEURS CULTURELLES ET EDUCATION

Dans toutes les sociétés, la culture et l'éducation - dont les tout premiers éléments sont apportés par le milieu familial - contribuent à l'insertion harmonieuse des individus et des groupes dans la collectivité. Ces facteurs de socialisation appa- raissent fondamentalement complémentaires. Le développement économique et social est en effet conditionné dans une grande mesure par la con- ception du monde qui prévaut dans chaque société, conception influencée elle-même par les valeurs que transmettent les systèmes éducatifs et les sensibilités qu'ils contribuent à forger. Par vo- cation, l'éducation devrait être le dépositaire du patrimoine culturel.

Les systèmes éducatifs sont encore trop sou- vent mal adaptés à la situation, aux aspirations et aux besoins réels des individus et des groupes. Le point de départ d'une éducation renouvelée, c'est une tout autre conception de la vie économique et sociale, de la culture et de l'avenir de la cité. Il s'agit d'enraciner l'éducation dans les réalités lo- cales et de réorienter les systèmes éducatifs pour qu'ils intègrent les valeurs les plus significatives des cultures et des civilisations nationales.

L'école, tout en gardant un r61e privilégié de transmission des connaissances et de formation de la personnalité, n'est plus considérée comme seule dispensatrice de l'éducation. Celle-ci appa- raft de plus en plus comme un processus perma- nent qui offre à chacun, tout au long de son exis- tence, des possibilités constantes de mise à jour des connaissances et d' enrichissement personnel, et qui fasse donc intervenir l'ensemble des moyens éducatifs d'une société. Aussi l'éducation contem- poraine doit-elle &tre en relation étroite avec les caractéristiques et les besoins de la société dans laquelle elle est dispensée. En conséquence, il faut que les responsables veillent de plus en plus à ce que les contenus de l'éducation correspondent aux besoins et aux aspirations des communautés locales et de la collectivité nationale.

Pour que l'enseignement tienne compte des va- leurs les plus significatives des cultures natio- nales, l'attention doit se porter sur les techniques traditionnelles, qui présentent un grand intérêt du point de vue de la rénovation des systèmes cultu- rels et de l'affirmation de l'identité culturelle. Les programmes d'études ont déjà intégré cer- tains éléments du milieu par le biais de l'ensei- gnement de l'histoire et de la géographie, mais il faudrait élargir leur contenu en y incluant l'en- seignement de l'art, de l'artisanat et de la litté- rature orale.

Il importe donc d'étudier les contenus cultu- rels de l'éducation ancestrale qui peuvent aider à remodeler les systèmes éducatifs et culturels, et d'examiner, à la lumière de l'évolution socio- économique et culturelle, les tendances actuelles en matière d'éducation pour expliciter les liens qui existent entre l'action culturelle et l'action éducative d'une part, et, d'autre part, la poli- tique culturelle et la politique de l'éducation dans la perspective de l'éducation permanente.

mière les fonctions de socialisation de l'éducation Une autre tâche devra consister à mettre enlu-

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et à réfléchir aux possibilités d'ouverture du sys- tème éducatif aux réalités socioculturelles et socio-économiques des communautés de base, et à l'adéquation de leurs valeurs culturelles aux impératifs du développement global de la société.

Etant donné que les valeurs familiales contri- buent puissamment à la socialisation des indivi- dus, les systèmes éducatifs devraient étre réo- rientés de manière à intégrer ce qu'elles ont de plus significatif sur le plan culturel.

Ouvrir l'enseignement à la réalité sociale ré- duirait le fossé qui sépare la culture des élites de celle des masses. Le concept de formation continue est organiquement lié au concept d'une éducation globale grâce à laquelle l'homme "to- tal" participerait d'une manière active à la vie politique, économique, sociale, culturelle et ar- tistique de la cité, et qui l'amènerait à mieux comprendre la diversité des moeurs et des cultures.

VALEURS CULTURELLES, SCIENCE ET TECHNOLOGIE

Il est désormais reconnu que la science et la technologie ne peuvent plus se développer indé- pendamment des valeurs culturelles, l'influence qu'elles exercent sur une société donnée consti- tuant probablement 1' élément le plus important à considérer, mais aussi le plus difficile à cerner.

Dans cet esprit, l'Unesco a réalisé d'impor- tants travaux concernant l'impact de la science et de la technologie sur les valeurs éthiques et esthétiques, les modes de vie ou l'environnement social et culturel des sociétés, afin de contribuer à la promotion du développement scientifique et technologique endogène. Toute implantation tech- nologique Est un phénomène de culture qui affecte directement ou indirectement le cadre de vie, les comportements et les valeurs culturelles des sociétés.

"Le rapport entre "valeurs culturelles" et "technologie" est assez souvent présenté comme un rapport d'interaction directe. D'une part, on considère les valeurs culturelles comme un fac- teur déterminant dans le choix et l'impact de la technologie, d'autre part, on conçoit la technolo- gie comme un potentiel de transformation des va- leurs culturelles. Cela est particulièrement vrai dans l'analyse du rapport entre valeurs et tech- nologies dans les sociétés traditionnelles. Dans ce type d'analyse, on postule souvent que les va- leurs déterminent le comportement social (pos- tulat de causalité), qu'elles forment un système cohérent partagé par l'ensemble d'une société donnée (postulat d'homogénéité), ou qu'elles constituent les bases de la culture et assurent sa créativité et sa capacité de résistance.

C e genre d'analyse, trop étroitement associé au déterminisme culturel, prend l'ordre pour la caractéristique centrale de la société (tradition- nelle) et considère le changement social comme essentiellement évolutif ou cumulatif. Par con- traste, le déterminisme technologique postule que l'innovation technologique est la force mo- trice du changement social, imposant sa logique propre aux acteurs sociaux et à leurs rapports.

Le débat sur le développement reflète ces points de vue opposés" (9).

Il est de plus en plus généralement admis que le transfert d'une technologie originaire des pays industrialisés ne peut, par lui-meme, servir de base au développement si 1' adaptation éventuelle de cette technologie ne s'appuie pas, dans les pays en développement, sur la réalité socioculturelle. Le transfert de la technologie devient ainsi une question de dosage rationnel, d'équilibre entre le dehors et le dedans, entre la culture universelle et le patrimoine national.

Il faut également souligner la nécessité, pour les pays en développement, de diversifier les types de technologies - modernes et tradition- nelles, de niveau élevé, intermédiaire et bas - afin qu'elles soient adaptées aux ressources 10- cales, aux besoins de la population et à l'environ- nement socioculturel. Il est indispensable aussi d'analyser les conséquences spécifiques que peut avoir l'introduction des technologies nouvelles sur le comportement et les valeurs des acteurs so- ciaux concernés.

"Dans ce contexte, il serait utile de distinguer les incidences des deux types de changement tech- nologique : d'une part, ceux qui ont un impact géo- graphique et social assez limité (meme s'ils af- fectent profondément le travail et la vie de ceux directement concernés), par exemple la mécani- sation d'une mine, la construction d'un barrage dans une région rurale, etc., d'autre part, ceux, beaucoup plus diffus, qui affectent la société dans son ensemble.

Expliquons brièvement cette distinction : la technologie spécifique est une série d'opérations introduites délibérément dans un contexte délimité, le plus souvent afin de résoudre un problème (par exemple, faible rendement agricole ou minier) ou de créer un nouveau produit ou service. L'intro- duction de cette technologie résulte de la décision d'un agent, public ou prive. La technologie diffuse, elle, est typiquement un produit ou un service mis par l'intermédiaire du marché, à la disposition du grand public. Ce qui apparaft aujourd'hui comme une technologie diffuse, omniprésente, peut avoir été introduit délibérément dans une phase antérieure. Les transports publics ou les systèmes d'égouts sont des exemples typiques de technologie diffuse actuelle résultant de projets de développement spécifiques du passé. La dis- tinction entre technologie diffuse et technologie spécifique s'impose pour l'analyse de leurs con- séquences. La technologie spécifique - par exemple, le traitement électronique des opérations ban- caires - affecte directement un groupe circons- crit de personnes : dans ce cas, certaines caté- gories d'employés de banque, si nombreux soient- ils. En outre, la technologie spécifique est géné- ralement imposée à ce groupe : ses membres n'ont d'autre choix que de l'adopter, d'une façon ou d'une autre. En revanche, l'accès à la tech- nologie diffuse est en principe ouvert àunnombre illimité de personnes, bien qu'en pratique son uti- lisation soit restreinte par le mécanisme des prix, la discrimination sociale, etc. En m e m e temps, ceux qui y ont accès peuvent choisir de l'utiliser ounon et, sioui, dans telle ou telle mesure.

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En résumé, la technologie spécifique entraîne une transformation des rapports sociaux concer- nés de façon assez immédiate, en particulierune transformation de l'organisation sociale du tra- vail, alors que la technologie diffuse offre des options entre divers comportements sociaux"( 10).

Mais le vrai problème reste toujours le savoir autochtone. On s'accorde de plus en plus àrecon- naftre l'importance et la valeur de ce savoir qui est propre à chaque culture et son adéquation fonctionnelle à 1' environnement socioculturel et économique des sociétés, face au savoir scien- tifique et technique moderne qui impose sonpou- voir uniformisateur et dépersonnalise les cul- tures. A ce propos, M. M'Bow, directeur géné- ral de l'Unesco,fait remarquer :

"Dès qu'il est conçu comme global, le déve- loppement ne peut plus Atre l'extension directe au monde entier des connaissances, modes de pensée, modes de vie ou expériences propres à une seule région du globe ; il faut mettre chaque développement local en relation avec ses valeurs et sa culture propres. Il ne suffit pas de transfé- rer dans les pays en voie de développement le stock de connaissances disponibles dans les pays développés ; un tel processus exclut toute authen- tique implantation de la science et de la techno- logie dans les pays d'accueil, il favorise la "fuite des cerveaux" et ralentit méme le progrès général des connaissances en privant l'imagina- tion inventive de tout accès à des sources plus variées que celles ayant nourri le système actuel" ( ï 1).

à réaliser une synthèse harmonieuse du savoir technique moderne, et des caractéristiques propres des peuples, en vue de favoriser le dé- veloppement scientifique et technologique endo- gène. Cela est directement lié à l'affirmation de l'identité culturelle de toute société puisqu'onne peut plus ignorer l'impact de la science et de la technologie sur les valeurs éthiques et esthétiques.

Le transfert des connaissances devrait viser

VALEURS CULTURELLES ET COMMUNICATION

La multiplicité des échanges facilite aujourd'hui le jeu des influences réciproques des différentes civilisations. Cependant, le volume total des in- formations émanant de la partie industrialisée du monde (qui groupe le tiers de la population du globe) est au moins cent fois plus important que celui des informations qui circulent en sens in- verse. Les industries de communication et leurs réseaux s'acheminent vers une transnationalisa- tion de plus en plus poussée, ce quientrakel'ex- portation d'idéologies véhiculant des valeurs, des modèles et des formes de comportement étran- gers. Le poids des influences étrangères conduit à se demander ce qu'il va advenir de l'identité ou de la souveraineté culturelle des peuples.

exercent une influence sur les aspirations, les besoins et les comportements de, toutes les couches sociales. Les techniques modernes ont bouleversé les sociétés industrielles comme les

Les moyens de communication de masse

sociétés en développement, et confèrent une di- mension nouvelle aux possibilités d'échange et de communication qui déterminent l'évolution de ces sociétés. Ces dernières années, le rapport Mc- Bride (12) a apporté de nombreux éclaircisse- ments sur ces questions.

Des politiques nationales et internationales de la communication ont été élaborées que certains voudraient lier aux politiques culturelles, compte tenu de leurs effets, dans le cadre du développe- ment intégré des individus et des sociétés.

Malgré les efforts récents d'explication et d'analyse, les rapports entre le système de com- munication et les valeurs culturelles restent assez ambigus et demandent à étre éclaircis.

Il faut mettre l'accent sur la relation entreles formes formation et des contextes dans lesquels ceux-ci sont produits et diffusés, et identifier les facteurs qui pourraient favoriser la "démocratisation" (et la déconcentration) de la communication ou aggra- ver les inégalités et la dépendance dans ce domaine.

Une attention particulière doit étre accordée aux problèmes de la communication sous leurs différents aspects (sociaux, culturels, écono- miques, politiques, idéologiques, etc. ), et il est nécessaire de définir le r81e nouveau que les moyens de communication jouent ou pourraient jouer pour favoriser le développement des va- leurs culturelles et l'accroissement de leur uti- lisation au service de l'éducation collective, de la créativité et de l'expression, de l'amélioration des relations internationales, de la vulgarisation scientifique et de l'information des "masses" (no- tamment au sujet des effets de nouvelles techno- logies, comme par exemple le nucléaire et l'in- formatique).

Examiner le problème de la signification, des contraintes et de la portée de l'information et de la communication, c'est préciser les effets posi- tifs et négatifs que la standardisation des opinions et des goûts, les propagandes publicitaires, et la manipulation des consciences ont ou pourraient avoir sur les modes de vie, les valeurs cultu- relles et la spécificité culturelle des individus et des groupes. C'est également montrer le danger (si danger il y a) que suscitent la disparitionpro- gressive des formes traditionnelles de la com- munication et l'adoption des formes modernes de la technique sans que l'on ait prévu leurs consé- quences éventuelles sur les rapports sociaux et les valeurs culturelles.

rait intéressant d'indiquer les éléments significa- tifs qui pourraient aider à concevoir et à élaborer des politiques de la communication fondamentale- ment liées aux politiques culturelles en général et aux valeurs culturelles en particulier.

et contenus de la communication et de l'in-

A partir des résultats de cette analyse, il se-

VALEURS CULTURELLES ET CREATIVITE

La question des rapports entre la créativité (sur- tout artistique et intellectuelle), la vie sociale et les valeurs culturelles suscite de plus en plus d'intérét chez les chercheurs et les 'hommes d'action.

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L'homme d'aujourd'hui aspire à assurer l'en- richissement et le progrès des valeurs vivantes par la libre activité créatrice. Chaque homme, en quelque sorte, est un créateur et veut étre re- connu comme tel. Il s'agit de rendre à tous, groupes et individus, la conscience de leurs ap- titudes et de leurs possibilités de participer à la création, de trouver une solution aux problèmes de l'époque dans la transformation de l'homme intérieur et de l'homme social.

Pour cela, il convient de se tourner vers le créateur, l'artiste, qu'il ne faut pas cesserd'in- terroger tant son r81e est précieux dans la trans- formation du monde. On a pu dire que de toutes les activités humaines, c'est la création artis- tique qui exprime le mieux une civilisation. Les créateurs portent en eux des langages et des vi- sions qui en font à la fois les gardiens des va- leurs culturelles et les inspirateurs de nouvelles valeurs, les messagers d'un avenir qu'ils pres- sentent et qu'ils préparent. Au lieu de se perdre dans un universalisme destructeur, l'artiste d'aujourd'hui tente dl@tre reconnu par le détour de l'identité. Il importe donc d'étudier la condi- tion de l'artiste dans la société contemporaine et de s'interroger sur les responsabilités de sa fonc- tion comme sur les droits qui doivent lui etre r econnus .

L'Unesco s'est efforcée de développer son programme en faveur de la stimulation de la créativité artistique et intellectuelle, processus complexe qui dépend à la fois de la créativitéla- tente du milieu socioculturel et de l'action con- certée des artistes, des populations, des institu- tions et des pouvoirs publics, échanges internationaux. Les activités que mène l'organisation portent sur les différents domaines de l'art et comprennent des recherches interdis- ciplinaires en matière de création, y compris par les moyens audiovisuels, qui ont pour objec- tif de préserver et de promouvoir les valeurs artistiques et de favoriser par les moyens les plus divers la recherche créatrice et la ren- contre entre l'artiste et la société.

coup à faire :

tuelle et épistémologique de la notion de créati- vité (artistique et intellectuelle) du point de Vue de la philosophie et des sciences sociales, et préciser les difficultés qui en découlent ;

dans la vie contemporaine en mettant enlumière, notamment, son influence sur les valeurs cultu- relles et esthétiques et sur le développement de la personnalité et de la société ; - étudier les principaux aspects de la "créa- tivité latente" du milieu social et culturel et pré- ciser la condition des créateurs et leurs possi- bilités d'intervention dans la vie sociale (auprès des populations et des institutions). La Recom- mandation relative à la condition de l'artiste adoptée par la Conférence générale à sa vingt et unième session, tenue à Belgrade, constitue un pas essentiel dans cette direction (13).

ainsi que des

Mais, dans ce domaine, il reste encorebeau-

- mettre l'accent sur la définition concep-

- définir la place et les fonctions de l'art

- élucider l'ambigui'té et la complémentarité dialectiques qui caractérisent le rapport entre la créativité artistique et la technologie.

QUALITE DE L'ENVIRONNEMENT, CADRE DE VIE ET VALEURS CULTURELLES

Nombreux sont les individus, les groupements et les mouvements sociaux qui s'organisent aujour- d'hui pour la défense de l'environnement et de leur cadre de vie et qui s'emploient activement à la sauvegarde de leurs valeurs culturelles et mo- rales et de leur patrimoine culturel et naturel. Sur le plan théorique et sur celui de larecherche, on remarque des actions et des études quiont,pour l'essentiel, le meme objectif,

qu'il est impossible de séparer cadre de vie et mode de vie, mode de vie et conception dela vie. Mais les décisions d'ordre social concernant l'en- vironnement humain sont trop souvent prises sans une connaissance suffisante de l'interaction des multiples éléments de la vie sociale dans diffé- rents contextes, des besoins profonds des étres humains appartenant à des cultures déterminées, des interactions entre les attitudes ou les com- portements spécifiques des groupes humains et des changements affectant leur environnement, en bref, de la capacité d'adaptation ou de créa- tion des cultures. On connaft encore mal la na- ture et les effets des nombreuses tensions aux- quelles l'homme est soumis dans le monde ac- tuel, en particulier dans les grandes aggloméra- tions urbaines, qui ne parviennent pas toujours à lui assurer le minimum de salubrité et de sécu- rité. Or, en l'an 2000, 51 70 de la population mon- diale sera urbanisée.

ronnements humains dans lesquels individus et groupes puissent élaborer et rechercher de nou- velles valeurs sans risque de désintégration cultu- relle. Comment mettre au point par exemple une conception de la qualité de la vie quine renforce pas la division en riches et pauvres, mais soit suffi- samment large pour satisfaire les besoins fonda- mentaux des groupes défavorisés et souvent déracinés ?

ronnement, il faudrait :

collectif envers l'environnement humain et le pa- trimoine culturel qui représente l'héritage d'un peuple et d'une société : monuments, traditions orales, musicales, chorégraphiques, folkloriques, artistiques, etc. - Elaborer des hypothèses concernant le rap- port dynamique entre l'homme (et ses valeurs) et l'environnement dans les sociétés contemporaines, et donc mettre en relief les bases écologiques du cadre de vie en tant que support des valeurs culturelles. - Définir des normes pour la création d'envi- ronnements propices à l'épanouissement des étres humains.

Globale, la notion d'environnement postule

On manque de critères pour la création d'envi-

Pour assurer une meilleure qualité de l'envi-

- Améliorer le comportement individuel et

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LA COOPERATION CULTURELLE INTERNATIONALE ET LE DIALOGUE DES CULTURES

En tant que produit de notre époque, qui est elle- m é m e une époque de mutations profondes, laco- opération internationale rapproche les groupes sociaux, les peuples et les nations. La culture joue un r61e fondamental dans ces mutations dans la mesure m@me où les changements qui touchent au développement économique affectent égale- ment le développement socioculturel. C'est pour- quoi il est aujourd'hui admis d'envisager l'avenir des sociétés dans sa dimension culturelle et de considérer les valeurs culturelles comme un bien universellement salué.

veraineté culturelle des peuples, gage de leur identité et de leur authenticité, que réside le moyen d'assurer le développement culturel et la coopération internationale. Tout manquement à ce principe engendre une forme d'agression ou une tentative de domination. La paix dans le monde et la coexistence pacifique sont directe- ment liées au respect de la souveraineté cultu- relle et politique des peuples.

Il va sans dire que l'affirmation de la spéci- ficité culturelle ne nie pas le pluralisme cultu- rel. C'est pourquoi la culture universelle doit s'enrichir des cultures nationales et des valeurs culturelles régionales, grâce à des rapports du- rables établis sur la base de l'égalité.

Les cultures vivantes sont reliées entre elles par la voie de la connaissance et il est aujour- d'hui possible de prendre la mesure de la diver- sité culturelle du monde. Il en résulte une rela- tivisation des cultures et le rejet de toute pré- tention à l'absolu. L'interaction des cultures s'opère par l'appropriation universelle des lan- gages, qu'il s'agisse de l'écrit ou des médias les plus nouveaux, et cette interaction est indispen- sable, car une culture fermée, rebelle aux in- fluences extérieures, finit par se scléroser. Le choc de la différence donne tout son sens auphé- nomène complémentaire de l'approfondissement de chaque culture. Cependant, certaines cultures, sans être sclérosées, ne sont pas assez fortes pour résister aux influences extérieures.

Jusqu'ici, on n'a attribué qu'une place très limitée au concept de culture dans l'étude des relations internationales, alors que la diversité culturelle est l'un des aspects les plus évidents du développement de l+homme. La compréhen- sion interculturelle dépend de l'idéologie du groupe autant que du caractère propre de l'indi- vidu, car dans les cultures les plus diverses les hommes imaginent le monde tel que le lui trans- mettent les images acquises à l'intérieur de leur groupe.

tendre qu'à travers le dialogue des cultures les peuples peuvent conserver leur identité et refu- ser des modèles donnés habituellement comme seuls possibles par les tenants de l'évolution- nisme culturel.

Tels sont les thèmes proposés à l'attention du lecteur. Ils témoignent des efforts accomplis par

Mais c'est dans la reconnaissance de la sou-

Soutenir le pluralisme culturel, c'est pré-

l'Unesco pour définir une nouvelle approche dudé- veloppement et indiquent son objectif ultime, qui est d'oeuvrer en faveur d'un développement inté- gré et harmonieux, à la fois juste et véritable- ment humain.

L'ACTION DE L'UNESCO

Résumons brièvement les travaux menés par l'Unesco durant la dernière décennie en faveur de la préservation et de l'épanouissement des va- leurs culturelles.

C'est en 1973 que le Directeur généraldel'or- ganisation s'est exprimé pour la première fois sur cette question, en réponse à la demande formulée dans la résolution 3026 A, intitulée "Droits de l'homme et progrès de la science et de la tech- nologie", adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies à sa vingt-septième session.

Plus tard, l'Assemblée générale des Nations Unies, par ses résolutions 3026 A (XXVII) du 18 décembre 1972, 3148 (XXIII) du 14 décembre 1973, 31/39 du 30 novembre 1976 et 33/49 du 14 dé- cembre 1978, a de nouveau appelé l'attention sur le problème de la préservation et du développe- ment des cultures et des valeurs qu'elles ex- priment et elle a entendu le Directeur général de l'Unesco qui a tenu à intervenir sur ces questions en lui présentant des rapports donnant un aperçu des travaux accomplis par l'Unesco et de ses projets dans ce domaine.

Conformément aux décisions prises par la Conférence générale de l'Unesco lors de sa dix- huitième et de sa dix-neuvième session (Paris, 1974-Nairobi, 1976), l'Organisation a convoqué une réunion d'experts sur la préservation et l'épa- nouissement des valeurs culturelles qui s'est te- nue à Varsovie en octobre 1977. Elle avait pour mandat de contribuer à l'élaboration du rapport que le Directeur général de l'Unesco présente- rait à la trente-troisième session (1 978) de l'As- semblée générale des Nations Unies. Cette réu- nion, organisée en collaboration avec le Minis- tère de la culture et des beaux-arts de la Pologne et la Commission nationale polonaise pour l'Unesco, a groupé des experts invités à titre personnel, ve- nant de différentes régions géoculturelles et ap- partenant à différentes disciplines socioculturelles.

La résolution 4. 131 adoptée par laconférence générale de l'Unesco à Nairobi, lors de sa dix- neuvième session, insistait sur la nécessité "de mettre en oeuvre un programme relatif au déve- loppement culturel intégré des Etats membres en vue de contribuer à l'affirmation de l'identité cul- turelle et de favoriser l'épanouissement des va- leurs culturelles en tant que facteur du dévelop- pement endogène des nations".

soulignait que le développement ne saurait se con- crétiser ni avoir de sens si l'on ne tient pas compte du contexte social dans lequel il s'insère et en par- ticulier des valeurs culturelles de la société en question qui, seules, permettent de connaître l'importance des facteurs humains dans le déve- loppement. Il a mis en lumière la dimension cul- turelle du développement en situant l'action

Le Plan à moyen terme de l'Unesco (1977-1982)

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économique dans son contexte social et en mon- trant les liens entre le changement technologique et le comportement des hommes. En fait, lesob- jectifs du Plan à moyen terme de l'Unesco et les activités qui en découlaient dans le domaine de la préservation et de l'épanouissement des valeurs culturelles ont permis de dégager la signification du processus global du développement, d'en iden- tifier les ressorts profonds et de lui donner une orientation.

générale a adopté la résolution 411. 215 où est re- connu, une fois de plus, le r81e exceptionnel que jouent les valeurs culturelles dans le développe- ment des nations et dans la coopération inter- nationale.

tif de l'Unesco a examiné une étude en profon- deur sur "Le renforcement des valeurs cultu- relles et la formulation des politiques culturelles" présentée par Eugénie Krassowska, de la Po- logne (14). Dans cette étude, l'auteur indiquait que "si les valeurs culturelles font partie inté- grante de la vie sociale, il apparaft nécessaire d'envisager la politique culturelle dans le cadre plus large de la politique générale des Etats"( 15). Elle montrait comment cette conception s'était précisée depuis la Conférence intergouverne- mentale sur les aspects institutionnels, admi- nistratifs et financiers des politiques culturelles qui s'était tenue à Venise en 1970, suivie des

A sa vingtième session en 1978, la Conférence

En 1978, le Comité spécial du Conseil exécu-

Conférences intergouvernementales sur les poli- tiques culturelles organisées à Helsinki en 1972 pour l'Europe, à Jogjakarta en 1973 pour l'Asie, à Accra en 1975 pour l'Afrique et à Bogota en 1 978 pour l'Amérique et les Caratbes (1 6). L' au- teur concluait que les questions relatives aux va- leurs culturelles occupaient une place importante dans les programmes de l'Unesco.

Toujours par sa résolution 411. 215, la Confé- rence générale de l'Unesco, à sa vingtième ses- sion (1978), a invité le Directeur général à pré- parer pour la deuxième Conférence mondiale sur les politiques culturelles, en 1982, une publica- tion qui contiendrait des informations sur les études, les expériences, les résultats et les pro- positions dans le domaine de la préservation et du développement des valeurs culturelles dans toutes les régions du monde.

Dès janvier 1980, un projet de rechercheaété entrepris en vue de cette publication qui groupe six études rédigées par des auteurs des Etats- Unis d'Amérique, de l'Inde, du Liban, delaPo- logne, de la Tanzanie et duvenezuela. Ensemble, ces études constituent une analyse pluridiscipli- naire de la place et du r81e des valeurs cultu- relles dans les sociétés contemporaines. Elles montrent bien que c'est sur le plan des valeurs et de l'expression culturelles que les sociétés trouveront les meilleures possibilités de s'affir- mer, tout en coopérant harmonieusement avec le reste du monde.

NOTES

1. Thesaurus international du développement culturel, Paris, Unesco, 1980, p. 19.

2. MAKAGIANSAR, M., "Préservation et épa-

3.

4.

5. 6. 7.

8.

9.

10. 11.

12.

nouissement des valeurs culturelles" in=- tures, vol. VI, no 1. Les Pressesdel'Unesco et La Baconnière, p. 11. KLUCKHOHN, C. , "Values and value - Orientation in the theorg of action.. . " in

c_

Toward a general theory of Action, Parsons and Shils Ed. Cambridge'(Mass. ), Harvard University Press, 1962. Pour la rédaction de cette introduction, nous nous sommes inspirés des documents sui- vants de l'Unesco : A/31/111, août 1976 - A/33/157, septembre 1978 - A/35/349, septembre 1980 - CC-61412, août 1977. Unesco, document A/35/349, p. 19. Comprendre pour agir, Unesco, 1977, p. 89. "Thesaurus international du développement _ - culturel", op. cit. , p. 25. Unesco, Conférence intergouvernementale - sur les politiques culturelles en Afrique, Rapport final, p. 62. ACKERMAN, W., "Valeurs culturelles et choix social de la technologie", in Revuein- ternationale des sciences sociales, vol. 33, no 3, 1981, p. 487.

Le monde en devenir, Unesco, Paris, 1976, Annexe, paragraphe 15. Voix multiples, un seul monde, Rapport de la Commission internationale d'étude des

ACKERMAN, W., Id., p. 500-501.

problèmes de la communication. La docu- mentation française, Les nouvelles éditions africaines, Unesco, 1980.

13. Recommandation relative à la condition de l'artiste, Actes de la Conférence générale de l'Unesco, vingt et unième session (Bel- grade, 1980), vol. 1, Résolutions, p. 161-170.

14. Eugénie Krassowska, document 105 EX/SP/ RAP/2, Unesco, 16 août 1978.

15. Idem. 16. Conférence intergouvernementale sur les as-

pects institutionnels, administratifs et finan- ciers des politiques culturelles, Venise, 24 août-2 septembre 1970 ; Rapport final (Paris : Unesco, 1970). Conférence intergouvernementale sur les poli- tiques culturelles en Europe, Helsinki 10-28 juin 1972 ; Rapport final (Paris : Unesco, 1972). Conférence intergouvernementale sur les po- litiques culturelles en Asie, Jogjakarta, 10- 19 décembre 1973 ; Rapport final (Paris : Unesco, 1974). Conférence intergouvernementale sur les poli- tiques culturelles en Afrique, organisée par l'Unesco avec la coopération de l'Organisation de l'Unité africaine (OUA), Accra 27 octobre- Gnovembre 1975 : Rapport final (Paris : Unesco, 1975). Conférence intergouvernementale sur les poli- tiques culturelles en Amérique latine et dans les Carafbes, Bogota, 10-20 janvier 1978 : Rapport final (Paris : Unesco, 1978).

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CHAPITRE 1

Valeurs culturelles, tradition et modernité

par Fr. D. MBUNDA

"De tous les crimes du colonialisme, il n'en est pas de pire que celui de vouloir nous fairecroire que nous n'avions pas de culture indigène propre ou que celle que nous possédions était sans va- leur - que nous devions en avoir honte au lieu d'en Atre fier" (Nyerere, 1973:186).

tinent où fleurissent diverses cultures, corrobo- rée par les résultats d'une recherche plus scien- tifique et objective de la réalité africaine, con- tredit la fameuse théorie du pot vide appliquée à la culture africaine durant la période coloniale.

On ne peut lire sans fascination la descrip- tion du complexe social Nuer par Evans-Prit- chard (Evans-Pritchard, 1967) ou celle de Lucy Mair, dans son livre "African Societies" (Les sociétés africaines) (Mair, 1974) qui montre par l'analyse de 18 cultures africaines combien ces sociétés sont ingénieuses et pleines de ressources (Bascom, Herskovits, 1975). Des fouilles arché- ologiques conduites par des savants renommés, comme le D r Leaky, témoignent de la contribu- tion culturelle incontestée de l'Afrique au pro- grès humain et ce, depuis ses origines les plus lointaines (Cole, 1964). Ces études de commu- nautés africaines, menées à petite échelle mais de façon détaillée, ont mis en lumière la com- plexité de ces communautés soi-disant primaires ou préalphabètes, et soulevé un intérêt considé- rable pour "l'art de survivre" de ces sociétés au sein d'un environnement hostile, en butte à la rapacité humaine à l'époque du commerce des esclaves et de la domination coloniale qui a suivi.

La diversité des modèles culturels africains rend difficile, sinon impossible, toute tentative visant à analyser en quelques pages, de façon adéquate, le phénomène africain, comme nous allons essayer de le faire dans le present cha- pitre. Le champ de cette étude va se restreindre, par conséquent, à une zone suffisamment étroite pour bien mettre en lumière certaines réalisa- tions culturelles spécifiques des communautés traditionnelles africaines, en se référant parti- culièrement à la Tanzanie. En outre, cette ap- proche permet à l'auteur de porter le débat sur un terrain qui lui est familier. On peut également tirer de cette étude quelques conclusions d'ordre

L'opinion selon laquelle l'Afrique est un con-

général susceptibles d'une application univer- selle (Hughes, 1976:128).

Compte tenu des différenciations ethniques africaines, ces communautés présentent plusieurs similitudes entre elles et avec d'autres groupes humains dans le monde, comme il ressort d'études ethnographiques (Mair, 1968).

Tallensi du Ghana ou les descriptions des Kaguru de Tanzanie par Beidelman, présentent certaines analogies avec la description faite par Malinow- ski des habitants des iles Trobriand ou avec l'étude consacrée par Benedict aux Indiens de la côte nord-ouest de l'Amérique et du Mexique. Ces si- militudes globales entre "sociétés simples'' tendent à @tre plus marquées dans les commu- nautés africaines et plus particulièrement celles qui se réclament d'une méme origine ancestrale ou qui habitent la m é m e région géographique. C'est ainsi que les groupes sociaux au nord du Sahara partageraient plus étroitement certains schémas sociaux qu'avec les communautés vivant au sud.

Essayons donc d'examiner de façon plus ap- profondie les institutions des communautés tra- ditionnelles, en analysant leurs structures, leurs systèmes, ainsi que les croyances et les valeurs qui cimentent l'ensemble de l'édifice social en un schéma significatif. On analysera donc les va- leurs culturelles ancestrales en m ê m e temps que leurs liens avec le processus d'éducation traditionnel.

Une étude de caractère socio-économique et culturel visera à déterminer dans quelle mesure le système éducatif a été dans le sensdesvaleurs traditionnelles ou s'y est opposé. Nous nous inté- resserons à l'éducation dispensée à la base en milieu rural et urbain dans les sociétés contem- poraines. Nous étudierons les facteurs qui favo- risent ou entravent le maintien des communautés locales et limitent l'élargissement des expériences en matière d'éducation. On montrera enfin com- ment l'éducation des adultes peut contribuer à la pleine participation de tous les individus à la vie socioculturelle, en évoquant quelques innovations éducatives inspirées des expériences tradition- nelles africaines, propres à favoriser l'épanouis- sement de la personnalité africaine.

Les études de Fortes sur les Ashantis et les

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1. VALEURS CULTURELLES DA N S LES SOCIETES AFRICAINES

1. Etude méthodologique faite à une échelle réduite

La première étape consiste à approfondir le con- tenu de la culture des communautés vivant en Afrique en se référant particulièrement à la Tan- zanie et à examiner ses incidences sur le pro- cessus de reproduction sociale. Mais on ren- contre ici une difficulté d'ordre méthodologique. Il n'existe pas de groupe ethnique traditionnel véritablement authentique aujourd'hui en Tanza- nie qui n'ait été plus ou moins au contact du monde moderne. Tous ces groupes sont engagés dans un processus de changement. Comment pouvons-nous reconstituer la situation qui pré- valait avant l'établissement de l'autorité colo- niale ? Problème d'autant plus ardu que ces groupes ethniques ne disposent pas de documen- tation à ce sujet. Mais le problème n'est pas en- t ière ment insoluble .

Il n'est pas inhabituel de trouver dans une communauté un chrétien converti menant une double vie : membre pratiquant de l'église à la- quelle il appartient et fidèle aux croyances an- cestrales. Bascom et Herskovits font la m ê m e remarque à propos de la stabilité et du change- ment que l'on observe dans la culture africaine. "Malgré les efforts intenses des missionnaires chrétiens et les mille années de prosélytisme musulman qui ont marqué l'histoire de diverses parties du continent africain, les religions afri- caines continuent de manifester partout leur vi- talité". 11s notent aussi que ia ténacité ainsi ma- nifestée marque aussi d'autres aspects dela cul- ture (Bascom et Herskovits, 1975:3). En dépit de l'influence moderne et occidentale qui s'est exercée sur les sociétés africaines, "l'ego" afri- cain, dans sa réalité profonde, peut n'avoir été que superficiellement touché. Une étude et une approche adéquates devraient permettre de re- constituer assez bien ce qu'était une société traditionnelle.

mène culturel africain : celui de l'idiome utilisé pour la communication. Les gens voient et inter- prètent le monde extérieur à travers les percepts de leur culture. Les codes que nous utilisons pour décrire un phénomène sont définis subjec- tivement par notre culture. Cela pose un pro- blème, en particulier, quand un observateur doit traiter d'une situation qui ne lui est pas fa- milière, mettant en jeu des activités humaines et des institutions. Celles-ci se compliquent en- core davantage du fait que l'homme agit à partir de certains motifs qui peuvent être manifestes ou latents (Morton, 1957:51). Pour découvrir la vraie signification d'un ensemble de comporte- ments ou d'attitudes humains, il faut, pour ainsi dire, pénétrer les idées, les perceptions et l'in- terprétation de l'acteur et voir le phénomène de la m ê m e manière que celui-ci le voit et l'exprime

En bref, nous allons essayer de reconsti- tuer la vie communautaire dans l'Afrique tra- ditionnelle. Nous allons donc commencer par

Autre problème inhérent à l'étude du phéno-

l'organisation sociale, puis passer à l'organisa- tion économique, enfin identifier les contenus cul- turels qui constituent l'héritage à transmettre à travers le processus social que nous nommons éducation.

Mais avant d'entrer dans le vif du sujet ennous référant particulièrement à la Tanzanie, considé- rons un moment le problème théorique lié ànotre étude.

Lorsqu'un groupe humain puissant envahit un territoire et soumet la population indigène, la cul- ture du groupe conquis disparaft d'ordinaire et celle du groupe dominant devient la culture de la nouvelle entité sociale. Selon l'expression de Bourdieu, il existe une espèce de "violence sym- bolique" dans le fait que la classe dominante (les conquérants) s'impose à l'autre. d'existence est présenté comme la seule manière valable, universelle et raisonnable d'aborder la vie. Le groupe subordonné n'a plus comme solu- tion "raisonnable" que de faire siennes ces va- leurs et de légitimer ce nouveau mode de vie en l'acceptant comme "sa culture". Cependant, la culture dominante qui en résulte doit elle-m&me continuer à négocier sa légitimité face à des con- ceptions' qui rivalisent avec elles, en vue de par- venir à un compromis.

Les sociétés considérées du point de vuede la théorie structurale des conflits. ne cessent d'évo- luer, et donc de se développer, alors que l'ap- proche structuraliste-et-fonctionnaliste tend à représenter les sociétés comme statiques et conservatrices.

Ces deux écoles de pensée sont utiles pour notre analyse de l'éducation dans les sociétés traditionnelles. D e nombreux spécialistes d'an- thropologie sociale ont qualifié injustement les sociétés traditionnelles africaines de sociétés conservatrices, privées de dynamisme, où la coutume et la tradition étouffaient toute créati- vité personnelle chez les individus.

Essayons à présent d'établir un lien entre notre analyse de la culture et les communautés traditionnelles africaines. Ce qui a été dit de l'or- ganisation des sociétés traditionnelles réfute les allégations selon lesquelles l'Afrique ne possède pas de culture propre. Nous avons, en fait, pu démontrer le contraire. Les sociétés tradition- nelles africaines avaient développé leur propre organisation politique et religieuse. La justice était administrée selon un système précis fait de règles sociales, de récompenses et de châtiments.

Les sociétés africaines ont essayé aussi de donner un sens au monde qui les entourait. Le principe de cause à effet était appliqué àla magie, à la divination, à l'univers et à la vie au-delà de notre monde visible.

Les sociétés africaines avaient également ac- quis leur propre savoir-faire technique pour pou- voir affronter les forces naturelles. Certaines de ces techniques, comme le travail du fer, étaient assez perfectionnées et un grand nombre de ri- tuels s'y rattachaient.

les herbes susceptibles de guérir tous les maux pour lesquels on venait les consulter. Les

Leur niode

Les guérisseurs connaissaient par coeur toutes

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Page 13: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

chasseurs avaient une connaissance extrêmement approfondie de la faune sauvage.

Aucune société ne $eut survivre sans système qui assure sa continuité. Son existence physique est maintenue par la procréation ; sa culturepar la démocratisation de son processus éducatif dont les principales fonctions sont de conserver et de reproduire l'idéologie du groupe dominant, idéo- logie admise et acceptée par toutes les couches de la société qui ont été conditionnées à cettefin.

Il n'est pas simple d'expliquer comment inter- vient la prise de conscience sociale et comment les gens adoptent en fin de compte l'idéologie du groupe dominant dans une communauté. Les so- ciologues appartenant à l'école structuraliste- et- fonctionnaliste (Coulson et Riddell, 1979:~. 3) soutiennent que les sociétés fonctionnent d'une certaine manière comme une machine.

L'objectif poursuivi par les individus au sein d'une société est le maintien de l'ordre, condi- tion du progrès vers le but désiré. Bien entendu, la classe dominante va déterminer dans l'idéolo- gie quel est le but recherché. On peut expliquer le comportement des individus en analysant leurs fonctions. Ce point de vue tend à mettre l'accent sur le pouvoir qu'exerce la t ' ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ t t , consi- dérée dans son ensemble, sur les individus - qui constituent, en fait, la seule réalité dans la so- ciété. Elle réifie la société.

L e fonctionnalisme structural ne parvient pas à expliquer l'existence au sein d'une culture, de sous-cultures qui tentent de coexister avec la culture dominante.

C'est pourquoi une autre école de pensée a tenté d'expliquer le changement social par une théorie qui diffère de celle de l'école structura- liste-et-fonctionnaliste, et connue sous le nom de théorie structurale des conflits. Selon elle, la culture et le changement social ne peuvent s'ex- pliquer entièrement en termes d'idées imposées de vive force par le groupe dominant au groupe subordonné ; c'est plutôt le fruit complexe né de l'interaction de groupes/d'individus rivaux au sein des sociétés cherchant à négocier leur iden- tité de groupe dans l'interaction sociale. Selon ces théoriciens, l'hégémonie culturelle du groupe dominant n'est jamais complète.

2. Organisation sociale des sociétés traditionnelles africaines

L a notion fondamentale dans l'organisation des sociétés traditionnelles est celle de parenté. La parenté est une relation sociale exprimée en idiome biologique selon l'expression consacrée de Rivers. Elle établit un réseau de personnes socialement apparentées qui font remonter leur origine à un aïeul commun dans une société pa- trilinéaire ou une aïeule commune dans une com- munauté matrilinéaire. L'ancêtre commun peut être réel ou mythique. Bien que le concept de pa- renté concernant les relations humaines repose sur la notion de "même sang", ce qui importe, c'est sa signification sur le plan sociologique. Que pensent les gens eux-mêmes de ces ré- seaux de parenté ? Quels sens attribuent-ils à ces termes ? Cette conception de relations

parentales devrait être comprise, non comme le ferait un observateur extérieur, mais comme le participant lui-même, dans le drame desavie quotidienne au sein d'une communauté particu- lière (Beattie, 1976, chap. 7:75). Les catégories de la parenté ne sont pas de simples mots vides de sens pour les membres du groupe. Elles dé- finissent des groupes organiquement solidaires, garants de leur soutien mutuel, de leur défense et de leurs droits aux ressources productives de la communauté, que celles-ci soient des terres cultivables, des pâturages ou des terrains de chasse, ou bien des droits concernant les trou- peaux, les filets ou les bateaux de pêche. Elles définissent le statut social d'un membre de cette communauté, son type de comportement, ses de- voirs et ses droits, son rang et sa participation aux rituels qui régissent ses rapports avec les forces surnaturelles ainsi que son bien-être so- cial. Elles lui confèrent le droit d'hériter des ressources du lignage. Il est important de noter que ce m ê m e terme de parenté peut revêtir des significations sociales différentes selon les so- ciétés. Le mot "père" est "chargé" d'un sens tout différent s'il s'agit des Makonde de Tanzanie ou des Matengo. Les Makonde sont des communau- tés matrilinéaires, les Matengo sont des com- munautés patrilinéaires. Si l'on veut pousser plus loin la comparaison, dans les sociétés africaines, à la différence des sociétés occidentales, un terme comme "père" ou "mère" a une portée beaucoup plus vaste que celui de père ou mère au sens biologique.

Cette conception souligne l'importance de la solidarité sociale pratiquée par la société tradi- tionnelle. On assume un rôle social au nom du groupe de parenté. Lorsque l'un de ses membres masculins décède sans descendance, ses cama- rades du groupe peuvent encore lui donner des enfants et continuer sa lignée comme il l'aurait fait lui-même. Ce sentiment très puissant d'ap- partenance à la famille, au lignage, au clan, est très caractéristique de la tradition africaine. L e groupe tend à occuper une place plus importante dans la vie sociale que l'individu. Ceci est égale- ment confirmé par l'existence d'un réseau carac- téristique de coopération institué visant à assu- rer le bien commun plutôt que celui de l'individu. A la base, le système de parenté unit ses

membres en un seul foyer. Les foyers se groupent en un lignage et les lignages eux-mêmes s'unissent pour former un clan avec un ancêtre commun. La Tanzanie appelle cette relation sociale "Ujamaa" - la conscience sociale d'une appartenance commune.

La parenté est un code important. Les membres d'un clan nourrissent de profonds sentiments de so- lidarité envers leur groupe, C'est là-dessus que reposent leur sens de la responsabilité sociale mutuelle (gouvernement du Kenya, 1965:3-4), leur sens du partage et de la coopération pour le bien du clan ou du lignage. L'individu n'est vraiment lui-même que dans la mesure où il offre en re- tour ses services au clan dans une espèce de ré- ciprocité continuelle des droits et des devoirs liés à ses fonctions sociales.

ciales est leur perspective égalitaire. Un membre Un aspect très significatif des fonctions so-

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du groupe peut aspirer et parvenir à occuper de nombreuses et complexes fonctions sociales dont certaines peuvent paraftre déraisonnables au re- gard de la logique occidentale. Chez les Chaggas de la Tanzanie du Nord, le premier enfant mâle est considéré comme son grand-père du c6tépa- ternel, dont il reçoit le nom. Le père del'enfant observe une double attitude à son égard dans la vie quotidienne - l'enfant est, en un sens, sonfils, mais il est également son "père". Par conséquent, on lui marque socialement du respect comme s'il était "l'alter ego du grand-père". Cette concep- tion présente une utilité considérable du point de vue pédagogique en ce qui concerne la formation du caractère des enfants dans la famille tradi- tionnelle africaine. Les parents invoquent ces "fonctions sociales présumées" lorsqu'ils leur demandent d'accomplir certaines tâches assez difficiles.

Quel est le critère de la réussite dans une telle société ? La longévité seule n'est pas un facteur de réussite. Le facteur décisif est le nombre de fonctions sociales qu'un individu peut assumer avec succès et compétence au cours de sa vie.

Ainsi, par exemple, un individu en tant que frère germain, puis en tant qu'oncle, mari, père, grand-père, accumule les titres à mesure qu'il vieillit. La considération sociale, née de l'exer- cice des fonctions individuelles, confère un sta- tut social, une signification sociale, un rang et un prestige. Le rejet social est la sanction la plus redoutée qu'une société traditionnelle puisse infliger à l'un de ses membres. L'approbation sociale, plus que la richesse ou le pouvoir poli- tique,constituait "la consé-cration sociale" la plus avidement recherchée par les membres d'une so- ciété traditionnelle. Celui qui jouissait d'une haute considération n'était pas forcément l'homme le plus riche du village (Nyerere, 1973:165).

L'unité du système de parenté est maintenue par un certain nombre de mécanismes. Le totem est l'un d'entre eux. C'est un animal ou uneplante auquel les membres du clan vouent un respect par- ticulier parce qu'il est le symbole de leur unité : il devient l'objet de rituels spéciaux qui cimentent symboliquement et renforcent la solidarité du groupe.

nom de l'espèce totémique. Parmi les Matengo, le clan I\ilbunda est appelé du nom de son totem - le Mbundamilla - le zèbre. Ce nom de famille sert donc àjdentifier un membre du clan et à le distinguer des membres d'autres clans (Freud,

Certains tabous peuvent être imposés aux

La famille peut également se voir attribuer le

1960:2-3).

membres du clan : le mariage entre personnes du m ê m e clan est tabou dans Dlusieurs sociétés traditionnelles ; consommer l'espèce représen- tant le totem est également tabou dans certains cas.

Il existe ensuite des rituels de clans liés aux événements importants du cycle de vie de ses membres, comme la naissance, le mariage, les funérailles ou des rituels se rapportant au culte des ancétres, aux plantations ou aux mois- sons. Quelles valeurs leur attribue-t-on dans la

conception africaine de la société ? Tout d'abord, certaines tâches, comme se défendre contre les étrangers, les animaux sauvages ou les catas- trophes naturelles, nécessitent des efforts au ni- veau du clan. L'unité des membres est symboli- quement renforcée par le totem, les tabous et les rituels du clan.

L'affinité ou parenté par alliance, en tant que mécanisme d' organisation sociale, est étroite ment en rapport avec le système de parenté. Les rela- tions d'affinité sont basées sur le mariage. Dans la plupart des sociétés africaines, on se marie en dehors de son clan. Cette pratique ne constitue pas seulement un moyen de renforcer sa propre unité en réduisant au minimum les risques de ri- valité et donc de conflits entre proches parents, mais c'est également un moyen d'étendre les re- lations sociales au-delà de son propre groupe fa- milial. Les querelles de groupes, les dettes de groupes étaient souvent réglées pacifiquement par un mariage entre les parties intéressées.

Le mariage constituait la plus haute aspiration des membres d'une société traditionnelle parce qu'il était avant tout le symbole de la maturité et de l'indépendance personnelle, le moyen de s'as- surer une descendance. Il y avait également une raison sociale et cosmologique derrière cette con- ception. Un homme non marié, m é m e très âgé, était considéré comme un l'enfant'' et, à celui qui décédait sans enfants, on s'efforçait d'assurer une descendance, faute de quoi il ne pouvait être honoré parmi les esprits ancestraux - laplus haute distinction sociale (Mair, 1968:84-85).

La polygamie était une forme de mariage ac- ceptée. Le rôle de la mère dans l'éducation des enfants ne peut être assez souligné. Le mariage était surtout une entreprise sociale, c'était la pierre angulaire du ménage qui constituait lui- m ê m e le groupe social et économique de base d'une communauté.

Une troisième forme d'organisation sociale repose sur les groupes d'âge. Cette institution est particulièrement développée dans les com- munautés pastorales. On considère généralement que son r61e concerne la répartition du pouvoir et des tâches liées à la défense de la communauté.

coup de populations pastorales, vivent de razzias répétées et de maigres ressources en eau et en pâturages. Leur société est ainsi structurée : les jeunes assurent la garde et la protection des trou- peaux, les adultes servent en tant que guerriers et les anciens sont les dépositaires de l'autorité et de la sagesse. Davidson fait observer au sujet des Karamojong de l'Ouganda qui connaissent une situation similaire que l'utilité du système de groupes d'âge est de définir la place d'un indi- vidu et que sa riposte à un défi, en n'importe quel lieu et moment, est rapidement organisée (Davidson, 1969:87). A chaque tranche d'âge cor- respondent des statuts,des règles et des devoirs spécifiques. Les jeunes passent normalement à l'état adulte après avoir subi un rituel rigoureux qui symbolise de manière dramatique la mort de l'enfance et la résurrection en une nouvelle vie d'adulte (Beattie, 1976: 145- 14 7).

Le cas des personnes âgées appelle quelques

Les Masai's de Tanzanie du Nord, comme beau-

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commentaires. Dans la plupart des sociétés afri- caines, les anciens occupent une place éminem- ment respectée qui dépasse de loin leur capacité de production sur le plan économique. Il y aplu- sieurs raisons à cela. En premier lieu, dansune société préalphabétisée, plus quelqu'un avance en âge, plus il est considéré comme le dépositaire des connaissances, des techniques et de l'expé- rience qui sont utiles à la vie quotidienne du groupe. Il devient alors une source vivante de renseignements, apprécié à la fois des jeunes et des adultes.

En deuxième lieu, le droit de disposer des biens de la communauté est confié aux anciens du clan qui ont énormément contribué à la ri- chesse commune dans leur jeunesse. Julius Nye- rere devait préciser le statut des personnes âgées dans les sociétés traditionnelles en ce qui con- cerne l'obligation de travailler, "Méme le vieil- lard qui paraissait se reposer à son aise sans rien faire.. . avait, en fait, travaillé dur tout le temps qu'il était jeune. Le richesse que, maintenant, il semblait posséder, n'était pas à lui personnelle- ment.. . Il en était le gardien. . . Le respect dont les jeunes l'entouraient lui revenait parce qu'il &ait plus âgé qu'eux et qu'il avait servi sa com- munauté plus longtemps. (Nyerere, 1974-:4-5, )

En troisième lieu, les anciens sont considé- rés comme des intercesseurs auprès des esprits ancestraux. Ils prédisent l'avenir à la commu- nauté et exercent sur elle des droits rituels. A cet égard, la conception biblique relative aux an- ciens n'est pas très éloignée de la conception ty- piquement africaine. "Honore ton père et ta mère, afin que se prolongent tes jours sur le sol que te donne Iahvé, ton Dieu.

E n dernier lieu, atteindre un grand 2ge res- pectable, entouré de plusieurs petits-enfants et arrières petits-enfants constitue l'ultime aspi- ration de la jeunesse, la dernière étape à at- teindre en ce monde avant que l'on ne devienne soi-même un esprit ancestral - auquel s'adres- seront les rituels du clan.

Ces droits considérables dont jouissent les an- ciens dans la société garantissent le respect qui leur est dû, leur autorité et assurent finalement leur sécurité au déclin de leur vie.

Les catégories de groupe d'âge étaient ou- vertes à tous les membres, ce qui caractérise 1' esprit égalitaire de la société traditionnelle.

renté est son unité et son identité.

intéressant d'assimiler les étrangers ou m ê m e les anciens ennemis dans son propre groupe so- cial afin de faire bénéficier la communauté de leur soutien. La relation à plaisanterie ( s e n kiswahili) répond à un objectif très important sur le plan de l'éducation. Les Ngoni et les Hehe de la Tanzanie du Sud ont été entrafnés dans une guerre indécise pendant une très longue période. A u lieu de continuer à guerroyer indéfiniment, ils instituèrent 1 ' s entre leurs clans : à pré- sent, ils se moquent de l'adversaire, se vantent devant lui et le tournent en ridicule, mais tout cela en paroles plut6t qu'en s'affrontant en un combat mortel ! Effectivement, plusieurs tribus

(Exode, 20:12. )

L'un des facteurs essentiels du système de pa-

"La relation à plaisanterie" est un autre moyen

de Tanzanie se réclament de ces relations utani pour s'assurer le concours d'une communauté qui leur serait autrement étrangère, aux moments de fimérailles ou de désastres. Les Nyamwezi de Tanzanie occidentale sont des Watani bien connus de plusieurs tribus de Tanzanie. Historiquement, c'étaient de grands voyageurs qui parcouraient en caravanes de nombreuses régions de la Tanzanie. Ces déplacements étaient longs, fatigants et pé- rilleux. Le moyen d'obtenir la liberté de passage dans ces régions était d'établir des liens de pa- renté s avec les communautés locales. L ' e est également une subtile méthode pé-

dagogique : lorsqu'une mère est peu soignée, le mtani (personne participant à la relation à plai- santerie) bavardera en plaisantant avec l'enfant en ridiculisant ce défaut et la mère pourra diffi- cilement ignorer la leçon ! Elle n'est pas censée, non plus, s'en offenser !

socialement organisées selon divers critères : parenté, affinité, groupe d'âge, adoption, liens du sang et utani. C'étaient là les moyens essen- tiels qui leur permettaient d'organiser leur vie quotidienne afin de vivre heureux et en sécurité.

Les communautés traditionnelles étaient donc

3. Organisation cosmologique de la société traditionnelle

Nous devons aussi tenter d'éclairer l'un des as- pects les plus méconnus de la tradition et de la culture africaines, à savoir la conception afri- caine de la religion. Les savants occidentaux, les aventuriers et les missionnaires ont tous eu leur part de responsabilité en "forgeant de grands mythes" à propos des croyances religieuses des hommes primitifs. Evans-Pritchard s'élève avec talent contre ces interprétations abusives dans son livre : Theories of Primitive Religions (1965) (Théories des religions primitives).

Le monde religieux africain n'est ni enfantin ni illogique, ainsi qu'aimerait nous le faire croire un homme comme Sir James Frazer. Lareligion est un phénomène social si universel qulilne peut être traité de manière aussi superficielle. Cepen- dant, si le milieu social africain "visible" avait donné lieu à des interprétations aussi erronées, à quoi ne pouvait-on s'attendre lorsque ces es- prits naffs prétendirent pénétrer le monde afri- cain "invisible" ? Les contacts que les Africains ont établis avec le monde "métaphysique" ont été décrits en termes peu flatteurs et ont été nafve- ment rangés sous l'étiquette d'"animisme", "culte des ancêtres", "totémisme", "fétichisme". Les efforts déployés par les Africains pour parvenir à un accomodement avec le monde invisible ont été nettement condamnés par les missionnaires qui ont utilisé à leur propos les termes de "su- perstition, satanique, diabolique et infernal", selon les expressions de Mbiti (Mbiti, 1971:lO).

Les interactions humaines s'incarnent dans un système de symboles dont le but est de transmettre un message et d'établir un dialogue entre les par- ties intéressées. Le langage est l'action symbo- lique par excellence. Par lui, l'homme peut com- muniquer avec ses semblables afin de partager avec eux ce qu'ils ont et l'inciter à l'action.

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Dans le système de parenté, les gens agissent dans le cadre de leur langue pour solliciterunap- pui. Mais l'expérience apprend parfois à l'homme que certains de ses besoins et de ses aspirations ne peuvent être satisfaits par ses semblables.

Une religion traditionnelle africaine ne se ra- mène pas à la communication avec les ancêtres défunts, elle exprime plutôt le désir d'entrer en communion intime avec tous les esprits et fina- lement avec 1'Etre suprême. Cette rencontre su- prême est essentiellement centrée sur l'homme et se réfère nécessairement aux "biens de ce monde" : réussite, bien-être, abondance, beau- coup d'enfants bien portants, etc.

La principale condition pour établir une rela- tion amicale avec le monde des esprits est de respecter les liens de parenté et les obligations qui en découlent. Les membres défunts du clan sont censés maintenir "leur union'' avec ses membres vivants. Les Africains ont tendance à conférer un caractère unique àleurs expériences, m ê m e à celles qui semblent contradictoires. Le monde est vu comme une seule force qui se ma- nifeste de nombreuses manières.

Le concept et la pratique de la religion sont l'élément le plus unificateur dans les traditions africaines. Les rituels religieux marquent toutes les étapes essentielles dans le cycle d'une vie humaine : en période de crise et de danger, on peut observer, m ê m e chez l'Africain soi-disant occidentalisé, un retour vers "sa religiosité in- digène". Il n'y a pas lieu de s'en étonner, puisque la religiosité constituait l'une des forces morales les plus efficaces pour le maintien de l'ordre so- cial. "Une autre force fondamentale dans la vie traditionnelle africaine était constituée par la religion qui avait doté la communauté d'un code moral rigoureux'' (gouvernement du Kenya, 1965:4). Le m ê m e document officiel met l'accent sur le rôle de la religion qui restreignait le pouvoirdes anciens pour éviter qu'ils n'abusent de leur auto- rité (gouvernement du Kenya, 1965:3). En effet, beaucoup de nationalistes africains allaient sou- tenir fermement que le socialisme africain n'est pas le marxisme parce qu'il est fondamentale- ment religieux.

4. Les activités économiques humaines, parties intégrantes de la vie sociale

La société traditionnelle abordait les problèmes de production d'une seule manière. L' économie traite de l'équilibre entre des ressources très limitées et les besoins fondamentaux de l'homme. A la différence des sociétés modernes, les com- munautés traditionnelles africaines ont une con- ception holistique de la vie. Le travail est la con- dition qui donne à un membre de la communauté le droit de bénéficier des services de celle-ci. "Aucun homme ne peut vivre que pour lui-même - encore moins dans les conditions difficiles d'un grand nombre de sociétés simples - et les liens de coopération économique peuvent constituer les bases mêmes de lavie sociale. '' (Beattie, 1976: 186).

En effet, la coopération sur le plan économique était l'une des manifestations de la nature réci- proque des relations de parenté. Elle jouait le

rôle d'une espèce d'assurance sur la vie pour les mauvais jours. Ainsi l'exploitation d'une famille malade était cultivée par d'autres groupes, à charge de revanche.

L e travail tenait une place essentielle dans la vie traditionnelle.

Le facteur humain y avait une part importante. Les chants de groupes de cultivateurs, d'une équipe de rameurs oude jeunes rassemblant un troupeau avaient pour but d'atténuer la pénibilité du travail, de stimuler l'interaction personnelle et de confé- rer au groupe le sens de son unité.

complir. Les villages ou les agglomérations ne comptaient que sur eux-mêmes pour satisfaire leurs besoins essentiels. Ce qui était produit était consommé. Il n'était pas nécessaire de dis- poser de surplus à vendre, étant donné la fai- blesse des échanges commerciaux entre la plu- part des communautés africaines subsistant de leur lopin de terre. Cela ne veut pas dire qu'il n'y avait pas du tout de commerce entre certaines communautés africaines : les Etats de l'Afrique occidentale s'y adonnaient et les tribus de l'inté- rieur de l'Afrique orientale commerçaient avec les établissements côtiers. Le commerce est sti- mulé par la demande créée par les relations hu- maines. La plupart des communautés africaines étaient physiquement isolées et les voies de com- munication très limitées.

Au sein d'une communauté, la division du tra- vail était également limitée. Même des spécia- listes comme les guérisseurs-sorciers, les fai- seurs de pluie, les pr@tres et les forgeronsnevi- vaient pas exclusivement de leur profession. Dans une communauté agricole, toute personne physi- quement apte devait faire pousser sa propre nour- riture, installer sa propre maison et se procurer de quoi se vêtir. Tout homme adulte se devait de posséder les qualités nécessaires pour satisfaire ces besoins fondamentaux. Il existait sans aucun doute une division du travail basée sur le sexe.

Tout autant que les valeurs sociales, la distri- bution et la consommation des fruits du travaildo- minaient l'activité productive dans la société tra- ditionnelle. Celle-ci considérait que la richesse accumulée collective ment devait êt r e con sommée collectivement. Le mode de distribution qu'elle avait adopté était essentiellement basé sur le prin- cipe des modèles de parenté, le principe de réci- procité et d'hospitalité, plutôt que sur une analyse purement axée sur l'évaluation des coûts et des profits. L'accumulation du capital dans les mains de quelques individus était régulièrement évitée par ce dispositif de nivellement.

Le travail avait un sens et on était fier dellac-

II. PROCESSUS EDUCATIFS ET OBJECTIFS C O M M U N S

Les objectifs généraux poursuivis par la société traditionnelle en éduquant ses membres étaient d'assurer sa propre reproduction et sa continuité. Pour les métaphysiciens, chaque être tend essen- tiellement à préserver son unité et son identité. Plutôt que de nous étendre sur tous les aspects de l'éducation, nous pourrions traiter ici des domaines

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où l'éducation traditionnelle semble offrir quelques innovations susceptibles de pallier la crise que connaissent actuellement le contenu et les mé- thodes de l'éducation.

Les objectifs fondamentaux étaient communs, étant donné que la stratification de la société ne reposait guère sur la puissance économique ou politique. La nature égalitaire de la société et son collectivisme quant à la propriété des moyens essentiels de production nécessitaient un pro- gramme d'éducation commun de manière à déve- lopper l'égalité et la coopération. Tous les jeunes Masai's étaient soumis à la méme formation, qu'il s'agisse de l'élevage, des relations de voisinage, de la guerre ou du mariage. Toutes les jeunes filles d'une communauté matengo devaient rece- voir les mémes leçons d'enseignement ménager. Tous les adultes makonde apprenaient, entre autres, à célébrer ensemble les f@tes, les funé- railles, les rituels religieux, etc.

La société traditionnelle avait adopté un pro- gramme d'éducation complet qui s'adressait à tous les groupes d'âge et qui s'étendait à tous les domaines de connaissances nécessaires pour remplir convenablement un r61e dans la société. C e programme n'était pas préétabli comme le sont les programmes scolaires modernes. Young fait une distinction utile entre le programme sco- laire réparti en matières, qu'il appelle "pro- gramme d'enseignement théorique", et le pro- gramme traditionnel qu'il appelle "programme d'enseignement pratique" - où l'accent est mis sur la nécessité pour l'élève de maftriser une situation qui fait intervenir le processus drap- prentissage. Les tentatives qu'il fait pour don- ner un sens à un programme sont liées à la vie et il considère l'apprentissage comme une des activités de la vie intégrées à la productivité.

L'aptitude à ne compter que sur soi avait une importance vitale pour les membres de ces pe- tites communautés. Cela impliquait le dévelop- pement d'attitudes fondamentales permettant de faire face à des situations sociales en rapport avec le rang que l'on occupait, ainsi que l'ac- quisition de compétences techniques pour satis- faire des besoins fondamentaux ; ces qualités étaient exigées de tous les membres de la com- munauté à l'exception des plus âgés, des handi- capés et des enfants.

La seule manière pour un individu dpaccéder à la culture d'une communauté était d'y @tre né. Il était de l'intérét du groupe de doter ses membres de moyens leur permettant de développer leurs apti- tudes et deles aider dans ce sens. En effet, la capa- cité du groupe à survivre est àla mesure des possi- bilités qui ont été offertes à ses membres d'accéder par l'éducation au fonds commun de connaissances, d'expériences et de valeurs du groupe.

En d'autres termes, il n'existe pas chez l'élève de dichotomie entre l'enseignement et la vie ; entre l'enseignement et le travail. Lorsque le président Nyerere proclama l'année 1970, l'Année de l'éducation des adultes en Tanzanie, il lança cet appel aux futurs élèves adultes. ".. . Tel est donc le message pour 1970 . . . Vivre c'est apprendre ; et apprendre c'est essayer de vivre mieux. " (Nyerere, 1973:141).

1. L'éducation permanente n'est pas une idée nouvelle pour les communautés traditionnelles. . .

".. . On constatera que l'éducation commence à la naissance et prend fin avec la mort. L'enfant doit franchir plusieurs étapes suivant les catégories d'âge et recevoir une forme d'éducation adaptée à chaque phase de la vie" (Kenyatta, 1938:96). Considérée dans cette perspective, l'éducation traditionnelle était pertinente, conçue pour ré- pondre à des niveaux spécifiques de développe- ment au cours du cycle de vie et de ce fait, auto- motivante en elle-méme. L'interaction entre l'élève, la réalité et le maftre, excessivement individualisée, était immédiate et stimulante. Il suffit d'observer la petite fille accompagnant sa mère à la rivière pour chercher de l'eau. Elle porte un pot relativement petit qui correspond à ses capacités physiques mais qui est, cependant, un véritable pot : elle rapporte effectivement de l'eau à la maison et se sentira plus importante lorsque son père boira de cette eau. Ellene jouait pas ! Son apprentissage qui équivaut à un travail, né du réel besoin d'avoir de l'eau, satisfaitunbe- soin réel. Chaque étape est adaptée aux capacités de l'élève. Pour utiliser les termes de Faure, l'éducation traditionnelle était le processus par lequel on apprenait-à-étre.

l'éducation traditionnelle étaient extrêmement dis- persés, pour étre aisément accessibles aux élèves. Dans l'ensemble, on mettait moins l'accent sur le professionnalisme. L'éducation incombait avant tout à la cellule familiale ; les hommes plus âgés instruisaient les jeunes garçons tandis que les femmes instruisaient les filles.

Les institutions ou les organismes chargés de

2. Apprentissage de la vie et éducation en vue d'acquérir l'indépendance et le sens du socialisme africain

L'indépendance était le but que poursuivaient les sociétés traditionnelles en élevant et en éduquant leurs membres. L' éducation avait principale ment pour objet d'actualiser les potentialités de l'élève pour qu'il puisse jouer son r61e dans l'existence. Les enfants s'instruisaient en acquérant les tech- niques appropriées à leur âge. L'éducation ne constituait pas vraiment une préparation. Elle n'était pas principalement tournée vers l'avenir mais "vers le présent". En renforçant une apti- tude à se développer dans l'existence, l'élève était censé acquérir en m@me temps une base so- lide qui lui permettrait plus tard de maftriser les techniques et les connaissances et d'adopter l'at- titude mentale nécessaire pour assumer ses fonc- tions dans la vie.

C o m m e nous l'avons vu, la plupart des exi- gences en matière d'éducation étaient d'ordre pra- tique ; elles étaient appropriées et adaptées à chaque membre de la communauté. Il n'est pas surprenant de constater que les échecs, s'il y en avait, étaient rares. Il y avait une intense moti- vation de la part de toutes les parties intéressées - la survie de l'élève dépendait de la maftrise de ses besoins fondamentaux à chaque étape de savie. Lorsqu'un jeune homme d'une tribu Masai' voulait

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se marier, il devait prouver qu'il répondait aux critères d'autonomie requis. Etait-il capable de défendre un troupeau avec succès contre unlion ? Qu'il en tue un tout seul ! Un jeune Matengo dé- sire-t-il se marier ? A-t-il construit sahutte ? A-t-il été capable de labourer son propre lopin de terre ? Possède-t-il une nattedans sahutte ? Se conduit-il convenablement en société ?

fondamentale : quelle était la philosophie pro- fonde qui inspirait tout le programme d'éduca- tion ? Les promoteurs de programmes d'ensei- gnements l'appelleraient le programme sous- jacent de l'éducation traditionnelle.

Les valeurs fondamentales qui sous-tendaient et imprégnaient tout le processus de l'éducation se nommaient solidarité, sens de la coopération, responsabilité mutuelle, réciprocité et démocra- tie par consensus. Tout ceci est exprimé dans le terme tanzanien de "ujamaa".

Ceci nous amène à une question pédagogique

III. DU VIOL A LA RENAISSANCE DES VALEURS CULTURELLES AFRICAINES

Le viol de la culture africaine a commencé avec l'établissement systématique du commerce d'outre-mer des esclaves. Une brutalité inhu- maine a caractérisé le commerce des esclaves en Afrique et des guerres intertribales ont ex- terminé des communautés villageoises, dépeu- plé de vastes zones, détruisant ainsi les racines des valeurs culturelles africaines.

Le second viol s'est produit durant la période coloniale.

Le mode de production occidentale, avec ses rapports sociaux concomitants, devint le modèle qui présida à la transformation africaine. Lavie économique traditionnelle fut convertie au type de production capitaliste qui introduisit une technologie plus avancée, instaura une organi- sation sociale, un mode de vie et des goûts à 1' occidentale.

D e vastes cités administratives ainsi que de gros comptoirs commerciaux furent créés à l'écart des agglomérations environnantes. Ces vastes entreprises disposaient d'importants ca- pitaux d'une technologie assez développée et se trouvaient sous la domination d'un nombre rela- tivement restreint de travailleurs étrangers et indigènes qui jouissaient d'un haut revenu, de services sociaux modernes et des luxes d'une société de consommation moderne que le reste de la communauté ne pouvait guère s'offrir. L'éducation était le facteur socialisateur agis- sant sur les travailleurs autochtones en cultivant chez eux le goût d'un style de vie, d'une philoso- phie et d'une culture occidentaux.

Nous assistons alors à l'apparition sur la scène africaine d'un phénomène social extreme- ment perturbateur : une stratification et une dif- férenciation sociales basées sur la réussite et sur des facteurs d'ordre économique plutôt que sur l'affiliation et la parenté,

Les sièges administratifs, les centres com- merciaux ou industriels donnent naissance à l'Ur- banisation, voire à la sururbanisation. Les masses

des zones rurales avoisinantes affluent, espérant une vie plus facile et un emploi, mais se re- trouvent dans des bidonvilles, peuplés de migrants sans terre et déracinés, de jeunes sans emploi, où règnent la violence, la corruption et le désespoir,

Autre aspect des communautés traditionnelles africaines, apparaissant à cette époque, la mon- tée du prolétariat qui vend son travail pour de l'ar- gent. Voilà qu'en Afrique le travail et le labeurde l'homme deviennent des marchandises.

L'éducation occidentalisée de l'élite que l'on initie aux techniques, à l'administration, aux goQts et aux valeurs de l'Occident contribue à la sépa- rer des autres "indigènes". Au premier abord, cette fraction de la communauté africaine paraft avoir assimilé les valeurs culturelles de la so- ciété de consommation occidentale, mais en pro- fondeur, la réalité africaine demeure (Hoogvelt, 1978: 113).

Alors que l'impact du mode de production capi- taliste transformait les structures sociales et éco- nomiques africaines dans les zones urbaines et in- dustrielles, le secteur rural a connu aussi des transformations sociales et été également marqué par la discontinuité sur le plan culturel, Alorsque traditionnellement le prestige social s acqué rait en grande partie par le statut de parenté, toute une série de postes influents pouvaient à présent s'obtenir au moyen de dipl6mes. La signification traditionnelle du clan, du lignage, de la parenté en tant que sources d'unité et conditions de la sur- vie économique des individus, l'importance parti- culière accordée aux anciens en tant que sources de connaissances, les rituels rattachés aux croyances et à la vie religieuse étaient sous l'in- fluente des idées et des valeurs nouvelles, consi- dérés d'un point de vuenégatif. L'enseignement du type classique devint dès lors la clé de la réus- site dans la vie.

L'état d'esprit dominant parmi la nouvelle gé- nération d'Africains n'était plus à la coopération ni à la réciprocité : à leur place s'était instaurée une lutte acharnée pour saisir les rares chances d'éducation, clés du pouvoir économique et de la puissance que l'on exerce sur les autres.

tion, correspondant à ces changements radicaux, était mal conçu et mal mis en oeuvre. Lesvaleurs du nouvel ordre social étaient contraires à la cul- ture traditionnelle qui prônait la solidarité et l'éga- lité entre ses membres.

L'éducation traditionnelle n'aurait peut-être pas été un instrument adéquat pour résoudre les nouveaux problèmes, mais le système éducatif nouvellement introduit dénaturait, lui, la person- nalité africaine. L'éducation coloniale était con- çue pour répondre aux besoins du monde indus- triel plutôt qu'à ceux de la population autochtone. L'intér@t de l'Europe occidentale et non celui de l'Afrique était pris en considération dans le choix du type d'enseignement à dispenser, d'abord dans les écoles primaires et plus tard dans les écoles secondaires et les universités d'Afrique.

Par son caractère meme, l'enseignement sco- laire de type classique devait se limiter àun petit nombre d'étudiants, principalement autour des centres urbains. Ces quelques Africains qui

Malheureusement, le mécanisme de socialisa-

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disposaient d'un revenu régulier et avaient acquis un certain vernis emprunté au style de vie occi- dental, constituèrent l'une des stratifications so- ciales significatives nées de l'inégalité des chances des Africains face à l'éducation.

Selon la conception coloniale, seule l'éduca- tion scolaire était valable, alors que dans la so- ciété traditionnelle l'éducation était conçue comme un processus social d'adaptation qui durait toute la vie, de la naissance à la mort. La considéra- tion injustifiée dont on entourait les formes ins- titutionnelles d'éducation n'avait d'égal que le mépris dans lequel on tenait l'éducation tradi- tionnelle de type non classique, "Le fait que l'école rend l'éducation légitime tend à faire de toute éducation extrascolaire un accident, sinon unevéritableatteinte àlalégalité." (Illich, 1971:109).

Malgré des effectifs limités, les valeurs et les aspirations de l'enseignement scolaire se pro- pagèrent rapidement, non seulement dans les zones urbaines, mais en milieu rural. L'impact de ce type d'éducation sur les adultes n'a pas considérablement changé dans les pays en déve- loppement comme le souligne le Rapport sur le développement dans le monde pour l'année 1980 : "Et pourtant, ils (les adultes)' apprennent par l'observation directe, par leurs amis et leur fa- mille, voire par une amélioration de leur propre sort, qu'ils pourraient connaître une vie meilleure et ils vivent dans l'espoir que leurs enfants pour- ront un jour échapper à la misère" (Rapport sur le développement dans le monde, 1980, p. 40) (World Development Report, 1980:33).

Il n'y avait guère de place pour le respect ou l'estime de la culture africaine dans l'éducation coloniale. Les danses folkloriques, la musique, les cultes ancestraux étaient franchement con- damnés et considérés comme indignes d'un Afri- cain "cultivé". Le sentiment d'infériorité qui en résulte a été bien résumé par Illich : "Dans les colonies, l'école inculquait aux classes domi- nantes les valeurs de la puissance coloniale et faisait peser sur les masses leur sentiment d'in- fériorité face à cette élite éduquée. '' (Illich, 1971 : 11 9).

ramène à la citation du président Nyerere, en t@te de ce chapitre. Dénier à une communauté humaine son héritage culturel équivaut à lui dé- nier sa capacité humaine de développement - c'est un crime contre l'humanité elle-meme.

entre Occident et Afrique masque plusieurs as- pects positifs qui en ont résulté pour ce conti- nent. Un certain nombre de cultures, d'articles utiles, d'idées fertiles ont enrichi les Africains. Nombre d'entre eux ont appris à lire, à calculer, les systèmes de transport et de communication ont contribué à diffuser l'information. En d'autres termes, alors que les indicateurs du développe- ment en Afrique ont les caractéristiques d'une société de consommation, la 'superstructure idéo- logique est déchirée entre deux systèmes qui ne supportent pas le compromis : l'orientation capi- taliste et l'orientation égalitaire.

plupart des nationalistes africains. Le capitalisme

Cette orientation de l'éducation coloniale nous

Cette description de la rencontre désastreuse

Une situation aussi absurde a été rejetée par la

est pour eux un modèle qui, en exaltant des types de comportements économiques, détruit ces valeurs memes auxquelles les sociétés africaines attachent tant de prix.

Les promoteurs du socialisme africain étaient fermement convaincus qu'il existe trois manières de percevoir la vie traditionnelle africaine ca- pables de régulariser, d'enrichir, et d'organiser avec succès le développement de l'Afrique dans une société moderne, comme elles avaient réussi à soutenir la vie communautaire des petites so- ciétés précoloniales.

lisme africain sont : (1) La propriété commune des principaux moyens

d'existence. Les Etats africains devenus indé- pendants pourraient assurer une équitable dis- tribution du revenu national si le développe- ment relevait en grande partie du gouverne- ment et du secteur public.

(2) Le caractère égalitaire de la société : llim- portance de construire une société peu strati- fiée, où les écarts de revenu sont raisonna- blement tolérables, de sorte que l'égalité et la dignité des hommes soient assurées.

(3) Un réseau très étendu de responsabilités so- ciales qui débouche sur un engagement de co- opération et d'obligations mutuelles.

Les trois principes qui caractérisent le socia-

D e plus, les organisations socialistes estiment que l'intérêt de 1lEtat est supérieur à celui des individus ; cette conception peut @tre facilement exploitée par des groupes puissants et peu scru- puleux faisant passer "ïeur" intérêt pour ilinté- rêt "national".

L'approche socialiste en matière de dévelop- pement est, de plus, confrontée à des problèmes d'ordre pratique, car ces sociétés africaines "simples" n'étaient pas entièrement dépourvues de stratifications sociales rudimentaires. L'es- clavage domestique était pratiqué dans certaines régions, alors que dans d'autres, les anciens des clans fondateurs étaient investis du droit de pro- priété de la terre "communautaire", ce qui avait pour résultat d'établir une relation quasi féodale entre ces clans fondateurs et les autres. Les femmes occupaient également une position infé- rieure dans la vie sociale des communautés.

de la société de consommation n'étaient pas très enclins à renoncer à leur ambition et promotion personnelle dans l'intérêt des masses urbaines arriérées et sans travail, des ruraux pratiquant l'agriculture de subsistance ou l'élevage. Même les Africains qui, matériellement parlant, n'étaient pas riches, avaient acquis, par leurs contacts avec l'Occident et l'éducation, un goût assez prononcé pour un style de vie occidental et des ambitions individualistes.

Le modele européen de développement qui a rendu l'homme esclave de sa propre activité of- frait une solution inadéquate aux problèmes afri- cains, d'où le besoin d'un autre modèle de déve- loppement où l'homme était à la fois le promo- teur, l'agent et l'objectif à atteindre. Le progrès économique et technologique doit promouvoir l'ac- complissement de l'homme et assurer sa dignité,

Les Africains qui avaient goûté aux "douceurs"

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les valeurs humaines devant jouer un rôle fonda- mental dans l'élaboration des décisions concer- nant les plans de développement. Le développe- ment doit servir l'homme et les valeurs humaines (Nyerere, ICAE, 1976).

africaines ont survécu à de multiples défis d'ordre social et matériel grâce à la cohésion de leur idéo- logie égalitaire, les Etats africains modernes sont en mesure, dans le cadre des valeurs tradition- nelles africaines, de braver les défis de la mo-

D e m é m e que des sociétés traditionnelles dernité, en mettant la technologie au service de l'amélioration de la qualité de la vie.

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CHAPITRE II

Valeurs culturelles et nouveaux modes de vie

par Philip BOSSERIVLAN

L a qualité de l'environnement est depuis long- temps un sujet de préoccupation aux Etats-Unis. Henry David Thoreau, vers le milieu du XIXe siècle, a consacré des pages pleines de sensi- bilité aux incidences de l'industrialisation sur le monde naturel de son temps. Il a dépeint un nou- veau type de citoyen issu de la société urbaine et industrielle. Ces traits assurément commen- çaient seulement à se dessiner, mais il pré- voyait les conséquences éventuelles néfastes pour l'environnement, naturel et social, D'autres, comme John Muir, à l'aube du XXe siècle, en- tramaient le président Theodore Roosevelt dans la lutte pour la conservation des régions incultes. Thorstein Veblen faisait sur l'interaction de la technologie et du caractère de l'homme des com- mentaires sardoniques et prophétiques. Dans son célèbre ouvrage, The Silent Spring, écrit au dé- but des années 1950, Rachel Carson lançait un avertissement à propos des poisons destructeurs déversés dans l'environnement par les déchets industriels. Ces voix solitaires clamant dans le désert en faveur de la protection des aires dena- ture sauvage et des libertés individuelles trou- vèrent en général peu d'échos.

Cependant, certains secteurs de la société y étaient sensibles. Parmi les acteurs des mouve- ments sociaux de la fin des années 1950 et des années 1960, un petit nombre plaidaient pour la protection de l'environnement. C'est surtout chez les jeunes que ce thème prenait de l'importance. Ils préconisaient un mode de vie très différent du type dominant qui s'était imposé pendant la pé- riode postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Certains de leurs modes de vie expérimentaux mettaient l'accent sur la simplicité, les mini- projets, le caractère sacré de la vie privée, et le "réenchantement du monde", pour reprendre l'expression heureuse de Serge Moscivici. L'ac- cès de contre-culture des jeunes était une attaque générale contre la société de technocratie qui dé- truit le paysage au nom du progrès économique, scientifique et technologique, nuit à l'esprit et à la volonté de l'homme et met en péril la fragile interdépendance des écosystèmes des mondes na- turel et social. La première partie du présent document exposera le point de vue des sciences sociales sur le mode de vie, la classe et la con- dition sociales, et leurs rapports avec les valeurs.

Nous verrons ensuite leurs incidences et les im- plications des modes de vie modernes sur la qua- lité de l'environnement. Nous terminerons par un tour d'horizon de certaines tendances et de la si- gnification qu'elles revêtent pour l'avenir de la société.

1.

1.

SIGNIFICATION ET METAMORPHOSE D E S MODES DE VIE

Modes de vie et classe sociale. Situation des groupes sociaux

La notion de mode de vie a probablement été em- ployée pour la première fois par Max Weber (Gerth et Mills, 1958) pour décrire le profil de vie carac- téristique d'un certain groupe social. Weber éta- blit une distinction nette entre "groupe social" et "classe économique". Le point de vue de Weber sur la classe sociale est proche de celuide Marx, et cependan.t il s'en écarte en ceci qu'il ne voit pas les classes comme de véritables groupes, mais comme des agrégats de personnes qui partagent la m d m e situation économique. Il n'y a pas de conscience d'appartenance à une classe.

Le groupe social est quelque chose d'autre pour Weber ; quelque chose qui tourne autour de l'idée d'honneur. L'honneur est une ressource rare et qui se répartit donc différemment entre les personnes qui vivent dans des conditions économiques diverses, ou identiques. Les groupes sociaux sont normale- ment des collectivités et, en tant que tels, sont conscients de l'honneur qu'ils partagent avec d'autres, ou de ce qu'ils n'ont pas et qued'autres, dans des situations sociales différentes, possèdent. Ils sont conscients de ceux qui occupent une posi- tion supérieure ou inférieure à la leur en termes d'honneur déféré ou conféré. C'est la position so- ciale qui donne le mode de vie, et inversement un tel mode de vie dénote l'appartenance à un groupe social ou à une collectivité.

En soi, l'honneur de classe s'exprime norma- lement par le fait que, par-dessus tout le reste, on peut attendre un mode de vie spécifique de tous ceux qui souhaitent appartenir au cercle. Cette at- tente s'accompagne de restrictions sur les rap- ports "sociaux" (c'est-à-dire, des rapports quine sont pas subordonnés à un objectif commercial

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"fonctionnel"). Les restrictions peuvent circons- crire les mariages normaux à l'intérieur du cercle social et aboutir à une fermeture endo- game totale (Gerth et Mills, 1958:187-188).

Weber résume la situation en déclarant que 1es""classes" sont stratifiées en fonction de leurs relations avec la production et l'acquisition de biens, alors que les "groupes sociaux" sont stra- tifiés selon les principes de leur consommation de biens tels qu'ils sont représentés par des "modes de vie" particuliers" (E : 193).

formations économiques menacent les arrange- ments sociaux. Les époques de transformation économique radicale se caractérisent par des si- tuations de classe dépouillées. La structure so- ciale ne se développe que pendant des périodes de calme lorsque le rôle de l'honneur social de- vient primordial (= : 194).

tuations sociales et de classe se sont confondues à mesure que la main-d'oeuvre sortait de plus en plus de la production pour entrer dans la consom- mation. Les "titres de consommation'' (revenus, salaires, bien-être, intérêt gagné, revenu pro- venant de loyers et loyer, etc. ) sont devenus plus accessibles à un plus grand nombre de personnes dans les nations industrialisées avancées, per- mettant ainsi de satisfaire l'exigence économique de consommer. D'autre part, le temps dispo- nible pour cette consommation s'est considéra- blement accru.

Nous le répétons, les situations sociales et de classe se sont mêlées. En conséquence, les so- ciologues, les psychologues sociaux, les écono- mistes contemporains, etc. , lorsqu'ils utilisent l'expression mode de vie ne font plus la distinc- tion nette que Weber établissait pour séparer classe sociale et groupe social.

Cette expression, telle qu'on l'utilise de nos jours, implique un certain nombre de choses à la fois. Le plus souvent, elle sous-entend des dif- férences de classe entre les attitudes et les com- portements des individus. Il est clair qu'elle ap- partient au jargon populaire et elle apparaft fré- quemment dans le langage de la publicité et des ''mass media". Daniel Bell et d'autres donnent à l'expression "mode de vie" un sens péjoratif.

L e point essentiel est que - d'abord, pour les groupes sociaux avancés, l'intelligentsia et les classes sociales instruites, puis pour les classes

Les répercussions technologiques et les trans -

Quoi qu'il en soit, nous estimons que les si-

moyennes elles-mCmes - les légitimations du comportement social sont passées de la religion à la culture moderniste. Le phénomène s'est ac- c o mpagné d'un déplace ment d' objectif rigour eux, - - - l'accent étant mis sur la "personnalité", qui est l'exaltation du moi par la recherche appuyée de la différenciation individuelle. Bref, ce n'était plus le travail, mais le "mode de vie", qui devenait la source de satisfaction et le critère de com- portement scuhaitable en société (Bell, 1976:XXIV).

L'analyse de Bell contient implicitement la possibilité pratique pour chaque individu de re- chercher une expression individuelle qui est son mode de vie, sa raison d'etre, ce profil de com- portement qui le distingue des autres. Les élé- ments essentiels pour cette recherche sont

l'aisance matérielle, les loisirs et un large éven- tail de choix.

dans une société comme celle des Etats-Unis au cours du siècle passé, la loyauté envers les groupes comme la famille déclinait, en m e m e temps que s'intensifiait la quete du bonheur per- sonnel et des satisfactions terrestres. Cette alié- nation ne va pas cependant sans pertes impor- tantes : anomie et dérèglement frappent profon- dément au centre vital de ces individus fraîche- ment libérés. C'est une histoire ancienne que cet équilibrage de la collectivité et de la liberté (Zablocki, 1971).

Selon Bell, le modernisme (le culte de la sa- tisfaction personnelle) a terminé sa carrière, et quelque chose d'autre est en vue. Cette critique largement négative de Bell ignore le fait que l'ex- périmentation d'un mode de vie est une consé- quence prévisible d.'une société qui manque de co- hérence en matière de valeurs ou du sens des va- leurs (Zablocki et Kanter, 1976 ; Berger, 1967).

Joseph Bensman et Arthur Vidich (1971) font pour l'essentiel le même type d'analyse quant au sens du mode de vie dans la société moderne. Ils établissent une distinction entre la culture de classe "authentique" et le mode de vie factice. "Pour nous, un mode de vie "authentique" est ce- lui qui existe en tant que partie de l'environne- ment "naturel" et "inévitable" de l'individu. Pour celui qui ne se pose pas de questions, c'est la destinée qui lui a valu le genre de vie qui en fait est le sien. Il l'accepte comme naturel et joue son r61e sans embarras, sans attitude défensive ni ironie. (121). Les auteurs concluent que les modes de vie américains actuels sont des créa- tions conscientes qui imprègnent presque tous les aspects de la vie américaine. . . (122).

Ces créations proviennent très probablement des "médias" et ont été adaptées par l'individu, donnant l'impression d'être une réalisation personnelle.

cience d'avoir le choix entre une pléthore de modes de vie, trois éléments qui rendent moins clair le système de stratification. Au lieu de devoir à sa naissance un certain type de vie, approprié à une situation sociale particulière, l'individu est libre d'adopter et d'adapter d'autres modes à sa portée dans la société. Souvent, il invente son propre mode. Il y a de l'impermanence dans ce proces- sus. Nous craignons que ce soit la source de beau- coup de malaise et d'aliénation, cette situation ac- centuant l'anxiété sociale. Il y a assurément beau- coup plus d'incompatibilité sociale implicite dans des circonstances aussi fluides et changeantes.

Les minorités sontdonc devenues une sous- classe de résidents pauvres au coeur des villes, complètement coupés des ghettos blancs subur- bains. A leur tour, ils adoptent des modes de vie qui leur permettent de faire face aux conditions de leur existence. Finestone décrit une "culture féline" qui existe chez les Noirs. Bensman et Vi- dich (1971:lZO) résument ainsi les conclusions de Finestone :

A mesure que la modernisation progressait

Opulence relative, temps de loisir et cons-

La culture féline artificielle a été entretenue par les efforts conscients de ceux qui y

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participaient. Ses jeunes adeptes noirs ont dé- libérément cultivé un mode de vie et, par jeu, ils l'ont changé et remodelé, raffiné et élargi. Ces jeunes noirs sont parfaitement conscients

du caractère artificiel du genre qu'ils créent. Ils ne peuvent le vivre dans sa plénitude au sein de la culture dominante des Blancs. Finestonenote : "Dans son système de vie, il doit faire une place à la police, aux nuits passées au poste, à la pri- son, à la maison de correction, sans parler des affres causées par le manque de drogue" (w). Il est forcé de se dégager du jeu qu'il joue, dese regarder et de constater dans un effarement iro- nique la puissance des forces sociales quibrident son jeu. Autrement dit, ses ressources sont sé- vèrement limitées. A mesure que l'on s'évadede ce ghetto du coeur des villes pour les quartiers excentriques, les possibilités de vie s'élar- gissent, mais on pourrait dire que le jeu reste le meme. Les modes de vie semblent faux et ar- tificiels. Des études de la vie suburbaine par Seely, Sim et Loosely dans son "Crestwood Heights" (1 958), montrent comment les habitants de ces banlieues se regardent avec un certaindé- tachement, analysant ce qu'il leur faut pour ''se sentir à l'aise" dans un lieu comme Crestwood. Ils se renseignent soigneusement sur la conduite appropriée, tout en évaluant les chances de suc- cès d'autres types de comportement. "Les nou- veaux venus dans la communauté montrent une grande aptitude à saisir toutes les allusions et à s'adapter promptement au style Crestwood Heights" (Bensman et Vidich, op. cit. : 122). Tout artifi- ciels et faux que ces modes de vie puissent pa- raître, nous voudrions souligner une fois encore qu'ils sont inévitables dans une société en pleine évolution où les anciens schémas de vie semblent dépassés.

2. Modes de vie en tant que profil de consommation impliquant préférences, goQts et valeurs

"Les formes expérimentales d'organisation so- ciale n'émergent plus des usines et des bureaux comme ce fut le cas durant la période de méca- nisation et de syndicalisation. formes d'organisation émergent maintenant d'un vaste cadre d'activité de loisirs : groupes de dis- cussion, nouveaux engagements politiques, nou- velles formes de vie communautaire, rejet déli- béré de la société. "Mode de vie", terme géné- rique pour des combinaisons spécifiques de tra- vail et de loisirs, remplace "profession" comme base de formation de relations sociales, de con- dition sociale et d'action sociale. " (Non souligné dans le texte). (Dean MacCannell, 1976:6).

Cette assertion renferme une idée nouvelle. L e mode de vie combine à la fois loisir et tra- vail comme base de différenciation entre groupes sociaux. Les modes de vie, fondés sur les loi- sirs et le travail, constituent deux critères d'ap- partenance à un groupe ou à une classe sociale.

La consommation est la principale activité économique des travailleurs d' au jourd hui. Un grand nombre de gens ont en quantités suffisantes

D e nouvelles

aussi bien les titres de consommation (revenus) que le temps de consommer. C o m m e nous l'avons signalé, les changements dynamiques de l'écono- mie au cours des 125 dernières années ont réduit le temps de travail tout en accroissant les reve- nus de telle sorte que davantage de gens sont en mesure de consommer.

D u fait que la consommation est devenue le mode de comportement dominant pour les habi- tants des sociétés industrielles avancées, nous nous trouvons directement confrontés au concept de mode de vie. Le mode de vie est un profil de consommation impliquant des préférences, des goQts et des valeurs.

de modes de vie divers, inventés, qui ont rem- placé les genres de vie sous-culturels tradition- nels solidement enracinés dans des situations de groupe et de classe.

ce qui a procuré à ces nouveaux "travailleurs secteur tertiaire" un nouveau rythme de travail journalier, hebdomadaire, annuel, s'étendant m ê m e à la vie entière. Les loisirs sont devenus un facteur majeur de consommation, concurem- ment avec d'autres postes dans la sociétéde con- sommation. L'accent mis sur les activités de temps libre et de loisirs convenait parfaitement à cette nouvelle classe moyenne. Leurs profils de consommation et comportement de loisirs de- vinrent ultérieurement des modèles classes inférieures.

Il existe aujourd'hui, semble-t-il, une pléthore

On a modifié la répartition du temps de travail, du

pour les

3. Culture émergente et modes de vie divers

James Schuster (1 978) a fait remarquer que le mode de vie est une excellente base pour l'ana- lyse du comportement social. "C'est une combi- naison de rôles fondée sur les caractéristiques de groupes socio-économiques, (la place dans) le cycle de vie familial, et une étude intersecto- rielle par âge, sexe et race. Il n'existe pas de définition opérationnelle généralement acceptée, mais les composants souvent inclus sont activités et interactions (souligné par l'auteur). Schuster lui-même ajoute un troisième composant, l e s . Ce que font les gens, comment ils entrent en re- lation mutuelle et cela a lieu, telles sont les caractéristiques du mode de vie. William Mi- chaelson (1971:1075) écrit que "des études ont démontré à l'aide de graphiques que les habitants de zones urbaines différentes présentent des pro- fils d'activités et des relations interpersonnelles nettement différents. On appelle souvent "modes de vie'' ces variations qui reflètent une pondéra- tion différentielle des rôles, dont chacun a des composant es d ' activité et d ' interaction différent es.

Le cadre du lieu auquel Schuster porte uninté- rét particulier suggère une typologie du mode de vie organisée autour des concepts particularisme local - cosmopolitisme. 11 emprunte cela à Mer- ton (1957), mais l'adapte considérablement au re- gard de l'objectif qu'il a en vue. "Le sens de cette distinction de mode de vie réside dans les diffé- rents types de réseaux qu'il implique. (Schuster, 1978:21).

Dans le premier cas, les résidents locaux ont

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de nombreux liens étroits, personnels et à long terme avec une zone géographique limitée. Ces relations sont d'une grande complexité : "Elles font ressortir une activité fondée sur la famille et le foyer ; leurs déplacements consistent enune série de sorties fréquentes peu lointaines, toutes commençant et se terminant à leur domicile.Leur plus grande participation à une activité option- nelle a trait à des réceptions/dfhers à la maison. La participation à d'autres formes d'activité est réelle, mais faible : associations officielles, ci- néma, réunions culturelles et éducatives" (=, 21-22). Leur point d'ancrage est le foyer dont ils ne s'écartent que pour se rendre dans des clubs où ils retrouvent des connaissances venues d'une zone géographique très limitée. Leur existence s'articule autour d'un lieu.

mopolitisme. Leurs adeptes sont par définition "plus mobiles, avec des contacts et une expé- rience dans des régions plus lointaines.. . Leurs liens sont souvent fondés sur des intérêts parti- culiers et les organisations auxquelles ils adhèren ont surtout des rapports fonctionnels avec des in- térêts et des compétences spécifiques" (=). Leurs réseaux d'interactions et d'organisations vont bien au-delà des limites d'une zone locale. Beaucoup de ces activités et interactions sont liées à des engagements professionnels et non au lieu de résidence ou m ê m e à un lieugéographique quelconque. "Les cosmopolites sont les per- sonnes dont le mode de vie s'approche de très près de "l'interaction non localisée". Tout type d'activité est lié à un certain lieu, mais l'impli- cation est que ces activités sont dispersées sur l'ensemble de la zone métropolitaine, et parfois sur plusieurs zones du m ê m e type.

de Schuster, activité, interaction, lieu, comme des additions arbitraires aux travaux initiaux de Weber sur le concept de mode de vie, mais si l'on étudie de plus près le sens et les incidences du mode de vie dans la mesure où il est lié à l'honneur d'un groupe, ces trois dimensions prennent tout leur sens. Les profils de consom- mation impliquent une interaction sociale, un cer- tain type d'activité et un certain lieu. Ces dimen- sions pallient dans une certaine mesure l'impré- cision du contexte.

Pour Zablocki et Kanter (1976), la notion de mode de vie est perçue autrement. Selon eux, il existe des différenciations culturelles quant aux goQts et préférences. Ces goûts ne sont pas en- tièrement déterminés par une condition écono- mique et ne sont pas non plus totalement une question individuelle. "Les goûts sont détermi- nés en partie par une position relative sur les marchés de la richesse et du prestige, en par- tie par choix individuel éclairé par l'instruction et l'expérience, et en partie par des normes vo- lontairement choisies et admises collectivement qui déterminent des modes de vie. La différen- ciation des modes de vie s'opère à la fois à l'in- térieur et à l'extérieur des marchés de la ri- chesse et du prestige et par conséquent les re- coupe (269). Les auteurs adoptent une position théorique intéressante en déclarant que le goQt

A l'opposé de cette polarisation locale, lecos-

(E). On pourrait considérer les trois dimensions

est la variable dépendante influencée à la fois par la condition socio-économique et le mode de vie ou une interaction entre ces deux variables. Cette théorie nous semble manquer de clarté et nous préférons dire en conclusion que le mode de vie est un profil de consommation impliquant des goQts, des préférences et des valeurs.

Les auteurs notent d'autre part que culture et sous-culture sont distinctes du mode de vie. La culture implique "un certain degré de consensus vis-à-vis de concepts auxquels n'arrivent pas tou- jours ceux qui partagent un mode de vie. Cepen- dant, au cours d'une période de transition cultu- relle, les modes de vie proliféreront plus rapide- ment que les systèmes culturels de valeurs. On peut donc étudier avec profit des modes de vie ré- pandus et durables et en tirer des indications quant à l'orientation d'une culture naissante" (Ibid. :271).

C'est une idée qui pique notre curiosirque nous avons déjà mentionnée, et que nous étudie- rons plus tard en réfléchissant à l'influence que certains de ces divers modes de vie pourraient

It exercer sur des schémas de vie dans des sociétés industrielles avancées où de graves menaces pèsent sur l'environnement social, culturel et physique. Qu'il suffise de dire que nous recon- naissons la présence de modes de vie divers qui ne sont pas associés à des situations tradition- nelles de groupe ou de classe. Ils sont pour la plupart inventés, fugitifs, impermanents, et orien- tés vers l'activité fondamentale de consommation. Pour employer l'expression de Wolfe, ce sont des sphères catégorielles. La vérité de cette assertion amène à s'interroger sur les disparités réelles entre les différents modes de vie. Ils peuvent être très proches les uns des autres ou être nettement circonscrits par les impératifs du marché. Ce n'est qu'une hypothèse au point où nous en sommes arrivés de notre exposé. Avant d'aller plus loin, il convient de voir comment on a classé les divers modes de vie.

II. TYPOLOGIES DES MODES DE VIE

1. Les nouvelles classes moyennes, leur vie et leurs valeurs

La première typologie est centrée sur les quar- tiers périphériques, les milieux des nouvelles classes moyennes de la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Nous devons décrire ce milieu suburbain avant de procéder à une étude des différents types de modes de vie.

Nous savons que les banlieues s'entourent d'un certain mythe qui s'est développé en m ê m e temps qu'elles. L'image stéréotypée les a présentées comme toutes semblables, manifestant "une ho- mogénéité d'un conformisme ridicule, des com- munautés dortoirs, avant-postes résidentiels de la classe moyenne blanche, instruite, aisée, pour laquelle Scarsdale est devenu un symbole natio- nal" (Fava, 1977:109). Nous savons qu'il n'y a pas qu'un type unique de vie suburbain, mais de nombreux types, et qu'une sociologie "pop" très répandue a stéréotypé les manières et la moralité de leurs habitants depuis leur première apparition

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dans les années 1920. Nos remarques sont donc simplifiées à l'excès.

Au plan historique, les faubourgs aux Etats- Unis ont été le résultat direct d'au moins trois facteurs :

(a) La croissance des villes

Bien que l'immigration en provenance d'outre- mer se fût considérablement ralentie dans les années 1920, les changements technologiques in- tervenus dans l'industrie favorisaient une migra- tion interne. Ces déplacements de population des régions rurales vers les villes avaient commencé à la fin du XIXe siècle avec l'essor de la révolu- tion industrielle, mais l'effort accru de produc- tion résultant de la Première Guerre mondiale les avait très fortement accentués. Ces migrants venaient des régions rurales du Sud, du Middle- West et de l'Ouest. Ils se dirigeaient vers les villes, attirés par les promesses d'emplois bien rémunérés, vers une nouvelle existence. Ce grand exode rural s'est poursuivi dans les an- nées 1930 et 1940.

(b) La réinstallation des classes moyennes

Sous la pression de cette migration interne, la nouvelle classe moyenne, dont la prospérité s'était accrue pendant et après la Seconde Guerre mondiale, cherchait d'autres lieux de résidence. Ces nouveaux arrivants ne lui inspiraient pas de sympathie. C'étaient pour elle des gens frustes, grossiers, dont la fréquentation était peu re- commandable pour leurs enfants. Des animosi- tés raciales tenaces et puissantes contraignaient les Blancs à partir, à mesure qu'arrivaient les Noirs et d'autres minorités.

(c) Le développement à grande échelle des faubourgs

Sous l'impulsion des promoteurs et des agents immobiliers, les zones suburbaines se dévelop- paient rapidement après la Seconde Guerre mon- diale. Ces zones résidentielles faisaient l'objet d'une large publicité encourageant les personnes aisées, employés et certains ouvriers, habitant au centre des villes dans les immeubles entou- rant les quartiers d'affaires, à venir vivre "à la campagne".

Le faubourg représente une continuation de la division du travail dans les sociétés modernes. Au X M e siècle, le lieu de travail industriel s'est séparé du foyer. Cette "division du travail" allait de pair avec le développement du travail en usine, et la "suburbanisation" est allée de pair avec, à partir des années 1920, l'emprise de l'auto- mobile sur la culture américaine. La période d'après-guerre de la fin des années 1940 et des années 1950 faisait de l'automobile le centre de la vie américaine. L'automobile, moyen de trans- port, convenait particulièrement à ces nouvelles classes moyennes. Leurs modes de vie subur- bains dépendaient de l'intangibilité de la culture de l'automobile. Seule cette dernière pouvait permettre la nouvelle intégration suburbaine.

Voyons maintenant quels sont les divers modes de vie urbains-suburbains. Wendel1 Bell (1958) s'efforce de tirer des conclusions des variations du mode de vie au sein des sociétés urbaines mo- dernes. Les gens ont maintenant ce que Bell ap- pelle des choix sociaux, ce que les sociétés pré- industrielles n'avaient pas, et ce que les sociétés actuelles des pays sous-développés n'ont pas. Ainsi en est-il du couple choisissant lenombre d'enfants qu'il souhaite avoir. La technologie moderne, l'urbanisation de larges couches de la population, la possibilité de choisir bien d'autres choses à avoir ou à accomplir, tout cela fait que ce choix en est un parmi d'autres. C o m m e le note Dennis Wrong, "le passage d'un mode de vie où la fécon- dité n'était soumise qu'à peu de restrictions àune nouvelle ère de contrûle des naissances où lefait d'avoir des enfants relève du libre choix de cha- cun rev&t une importance capitale. . . I I (1956:63).

Une série de schémas de préférences apparart que Bell appelle priorité à la famille ( "familisme"), mobilité verticale ascendante ou priorité à la car- rière (carriérisme) et priorité à la consommation (1958:227). Il en résulte trois genres de modes de vie :

industrialisées, l'individu dispose de plus de ri- chesse, de loisirs et d'énergie qu'il peut consa- crer à diverses choses outre le fait d'élever une famille. A vrai dire, la famille est devenue une fin en soi et non pas simplement une préoccupa- tion utilitaire en vue d'assurer sa descendance. "Familisme" est un néologisme qui vise à souli- gner la haute valeur accordée à la famille : ma- riage, importance de l'enfant sont, entre autres caractéristiques, des indicateurs du familisme.

- "Familisme". Dans les nouvelles sociétés

Bien supérieures à cela, cependant, sont les normes de consommation - ensemble d'activités et de possessions étroitement imbriquées - liées à ceux qui représentent ce schéma de préférence, et dont elles deviennent le symbole. Il existe un "mode de vie" propre au familisme et qui en est le symbole (Ibid.: - 227-228).

- Carriérisme. Ce mode de vie implique que l'on consacre à une carrière son temps, son ar- gent et son énergie. Un tel comportement a sou- vent pour résultat de hisser l'individu àdes postes qui accroissent son pouvoir, son prestige et son avoir. En revanche, d'autres types d'engagement peuvent en pâtir. Ces choix sociaux déterminent le mode de vie.

Les modes de vie axés sur la famille oulacar- rière sont caractéristiques. Une personne qui choisit de consacrer son temps à sa famille le fait souvent au détriment de sa carrière ; celle qui consacre temps, énergie et ressources à sa carrière nuit à sa vie de famille en retardant son mariage, en différant l'arrivée d'enfants dans le foyer, en étant séparé de son conjoint, etc.

- Priorité à la consommation. Ce comporte- ment a de larges incidences sur les options fa- miiie et carrière. ttOn ne peut pas toit avoir; ia fois". Donner priorité à la consommation porte atteinte à la famille ou à la carrière, ou auxdeux à la fois.

combiner ces trois types de modes de vie, en Certaines personnes peuvent à l'évidence

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particulier celles qui ont les moyens de prendre ce qui leur plai't dans chacun d'eux. D'autres, parce qu'elles sont pauvres, manquent d'instruc- tion, ou sont de santé médiocre, etc., n'ont guère de choix. Néanmoins, la plupart des gens qui vivent dans des sociétés urbaines industria- lisées adhèrent à l'un ou l'autre de ces trois schémas.

de vie hypothétiques et généraux ci-après :

(1) Familisme. L'accent est mis sur la famille, carrière et consommation passant au second rang.

(2) Carrière. L'accent est mis sur la carrière, famille et consommation passant au second rang.

(3) Consommation. L'accent est mis sur la con- sommation, famille et carrière passant au second rang.

(4) Famille-Carrière. Intérét également partagé entre famille et carrière, faible intérét pour la consommation.

( 5) Famille - Cons ommat ion. Int érét également partagé entre famille et consommation, faible intérét pour la carrière.

Bell (Ibid. :229) propose les types de modes

(6) Carrière-Consommation. Intérét également

(7

lc

- partagé entre carrière et consommation, faible intérét pour la famille. Famille-Carrière-Consommation. Intérêt ré- parti de façon à peu près égale. Tentative de compromis : "un peu de chaque" plutôt' que "tout d'un seul".

L e temps propre à la consommation, celuides sirs, permet désormais de s'adonner à des ac-

tivités toutes simples : relations amicales, vi- sites, divertissements, remise de cadeaux, exer- cice physique (marche ou course à pied), parti- cipation à des groupes oeuvrant pour le progrès social, à des efforts créateurs visant à résoudre des problèmes ardus tels que ceux de l'énergie, de la pollution, des soins aux enfants et auxper- sonnes âgées (Starr, 1980 ; Yankelovich et Lef- kowitz, 1980 ; Malenfant, 1980). Constatons en passant que ce temps de consommation est éga- lement consacré à des activités moins "dyna- miques" (heures vouées à la télévision ou au sommeil) (Robinson, 1979).

Bell a raison de penser que le mode de vie axé sur la consommation se fonde sur des choix volontaires et l'apparition de nouvelles "tranches de temps de loisir". Nous proposerons par la suite une extension de cette typologie dans la me- sure où elle est liée à l'évolution démographique intervenue aux Etats-Unis depuis les années 1960.

D'autre part, un sociologue japonais, Toshiak Izeki, a mis au point une typologie des modes de vie résultant de ses études à Tokyo. La gamme des personnes étudiées va des innovateurs àl'es- prit ouvert aux mécontents hostiles à l'ordre établi.

L'expression "mode de vie" implique (Izeki, 1975:7-4) : A. Profils de vie quotidienne que l'acteur, volon-

tairement et délibérément, adopte et déve- loppe chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque année, tout au long de son existence :

(i) pour remplir certaines tâches et préa- lables fonctionnels nécessaires à la sur- vie et au progrès ;

(ii) motivé et contrôlé par ses propres besoins et dispositions ;

(iii) guidé par ses valeurs, croyances, but d'existence et conception de la vie ;

(iv) choisissant et utilisant les ressources, moyens et occasions offerts par la culture et la société ; limité ou circonscrit par le cadre culturel plus large.

B. Ce n'est pas un genre de vie passif, appris et adopté machinalement.

C. C'est un tout organisé couvrant le budget fami- lial, les habitudes concernant le logement et l'habillement, le temps réservé aux facteurs psychologiques tels que les intérets majeurs de l'existence, .les espérances et les aspira- tions, les préoccupations et les soucis.

nombre raisonnable de variables soigneuse- ment choisies. On ne peut qu'admirer l'ampleur du travail

d'Izeki. Manié par lui, le concept de modede vie en est arrivé à représenter un nouvel ordre de stratification combinant des variables de classe, de condition et de culture. Ce concept se rapproche beaucoup des recherches actuellement en cours dans les pays socialistes sous la rubrique géné- rale de "genre de vie". Une telle utilisation ne le distingue pas de la culture ou sous-culture qui est l'approche de la typologie que nous proposons d étudier maintenant .

Zablocki et Kanter (1976) ont été les premiers à étudier les formes classiques de différenciation de modes de vie liées à des causes déterminantes socio-économiques et sociales. Selon eux, il existe trois types fondamentaux de modes de vie : "(a) dominé par la propriété, (b) dominé par la profession, (c) dominé par le revenu ou la pau- vreté. En gros, mais en gros seulement, ils re- présentent les désignations conventionnelles et traditionnelles de classes supérieures, bourgeoi- sie aisée - classes moyennes - classes labo- rieuses et classes inférieures ou pauvres" (272). Les profils de goûts des classes supérieures sont largement déterminés par la propriété et/ou le contrôle de "biens matériels, institutionnels et symboliques" (Ibid. - ). Les catégories sociales al- lant de la bourgeoisie aisée aux classes labo- rieuses ont un mode de consommation déterminé par la profession, l'organisation du travail et les bénéfices de la profession. Les écarts relatifs aux modes de consommation tiennent aux "diffé- rences afférentes aux situations professionnelles : les possibilités et les perspectives à l'échelle mondiale découlant de rapports différents vis-à- vis de plusieurs facteurs : moyens de production, contraintes de temps et autres impératifs, em- piètement des exigences professionnelles sur la vie privée, des niveaux de consommation rendus accessibles par le revenu tiré du travail".

Le mode de vie de la famille nucléaire isolée domine ce niveau classe-groupe plus que les autres, ce qui cadre parfaitement avec la typolo- gie de Bell mentionnée plus haut. Les relations

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D. On peut le décrire et le mesurer à l'aide d'un

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familiales élargies ne pèsent pas autant à ce ni- veau. Bien que les enfants héritent de la situa- tion sociale de leurs parents, ils n'héritent pas de leur profession.

Kanter (1 976) affirme que la profession fa- çonne le mode de vie, ce qui est également l'avis de Wilensky (1961). Les variables qui semblent les plus importantes sont les suivantes : "carac- tère absorbant d'une profession (la mesure dans laquelle elle exige directement un mode de vie, mord sur le temps libre et impliquant leur étroite relation) ; bénéfices et ressources (types de res- sources dégagées par la profession) ; conception du monde (culture professionnelle en tant que fac- teur de socialisation et d'enseignement des va- leurs) ; climat émotionnel (l'expérience person- nelle de soi-méme et du monde rendue possible par l'environnement professionnel)" (Zablocki et Kant er, 19 7 6: 2 7 6).

Zablocki et Kanter notent que la première va- riable (nature absorbante d'un emploi) contribue particulièrement à façonner le mode de vie. Les professions très "prenantes" exercent sur la vie de famille, le temps libre, et les autres profils de consommation une influence "directe, immé- diate et générale". La mesure de cette influence et la place faite respectivement au lieu de travail et au foyer, etc., ne sont pas connues. Des re- cherches propres à déterminer une politique so- ciale pour l'avenir n'ont pas encore été consa- crées à ce problème.

Etudiant les modes de vie dominés par lapau- vreté, Zablocki et Kanter mettent en lumière un facteur digne d'intérêt qui ne figurait pas dans leurs analyses antérieures des classes supé- rieure et moyenne : l'importance du volonta- risme. Les personnes occupant une situation marginale dans le système économique se jouissent pas d'un revenu ou d'une sécurité dans le travail leur permettant une latitude de choix en matière de consommation. Le choix est la base de la consommation et donc des profils de préférences, de goûts, en somme, du mode de vie.

Dans ce mode de vie dominé par la pauvreté, si l'on peut parler alors de mode de vie, on constate que les individus comptent "sur les liens de parenté et la famille élargie modifiée pour faire face aux besoins domestiques quoti- diens" (Zablocki et Kanter, 1976:278). Les lignes de descendance sont brouillées de façon à élargir au maximum les liens de parenté à des fins de survie. Le mariage n'a pas la mémeim- portance que pour les autres couches sociales ; la ségrégation par sexe des activités et des ré- seaux sociaux est courante, "la chasteté précon- jugale et la fidélité conjugale peuvent ne pas avoir la méme import-ance que dans d'autres classes où elles répondent à certaines exigences" (E : 279). Les taux de fécondité sont élevés et les en- fants sont relativement nombreux par rapport à la population adulte. Les enfants apportent fré- quemment une aide appréciable en participant aux travaux du foyer ou en gagnant un salaire à l'extérieur. Les différences entre les généra- tions sont mineures. L'enfant a tendance àvivre comme ses parents, à moins que le cycle de la

pauvreté ne soit interrompu d'une façon ou d'une autre.

Les pauvres vivent dans le moment présent, s'abandonnent au destin et à la chance. Leur si- tuation ne les incite guère à faire des projets d'avenir, d'où l'importance que revét pour eux la phase jeunesse-adolescence. C'est l'époque où ils ont relativement peu de responsabilités et sont à l'apogée de leur pouvoir de séduction et de leur force physique. La vie semble fascinante. Il se peut m é m e que ce soit la période de leur vie où s'offrent à eux les meilleures possibilités de gain, "assorties d'un minimum de responsabilités, et où la compagnie de leurs semblables est la plus appropriée et la plus accessible" (w). Les groupes de semblables et les familles sont les sphères d'élection des individus, mais ils peuvent avoir d'autres points de contact importants : fa- mille élargie, école, police, organismes d'aide sociale, etc. Guillemin (1975) attire l'attention sur le vaste appareil administratif dont les repré- sentants pensent avoir un droit de regard sur la vie des pauvres. Leurs modes de vie sont donc limités plus encore du fait de leur pauvreté.

2. Autres modes de vie typiques

Zablocki et Kanter évoquent ensuite divers modes de vie qui caractérisent la scène américaine ac- tuelle et qui, selon eux, déterminent les goûts et préférences en matière de consommation. Ecar- tons cet aspect de leur théorie, et retenons plu- t& que les modes de vie divers - des profils de consommation. Comment et pourquoi ils sont apparus, telle est l'interrogation essentielle qu'ils se posent.

Leur argument est que la pléthore de modes de vie que reflète la société américaine contempo- raine tient à un système de valeurs incohérent Ils partagent le point de vue de sociologues comme Wilensky pour qui l'intégration sociale et les schémas de consommation ne découlent plus de l'emploi ou de la position économique. II est certain que le genre de vie des très pauvres et des très riches est déterminé par leur situa- tion économique. Mais il y a cette "masse mo- yenne", selon l'expression de Wilensky (1961), dont la consommation reste relative ment indé - pendante de son r61e dans l'appareil de produc- tion, et dont le r61e professionnel ne peut guère lui assurer automatiquement une place dans le sys- tème d'intégration sociale. "L'apparition de la contre-culture et l'expérimentation d'un mode de vie se sont produites parmi des gens à qui les rûles professionnel et économique ne fournis- saient plus un système de valeurs cohérent, dont l'identité s'est créée dans le domaine de la con- sommation plutôt que dans celui de la production, et à qui la prospérité a ouvert un choix de biens à partir desquels il leur devenait possible de se constituer un mode de vie global (Zablocki et Kan- ter, 1976:280).

Ces membres de la "masse moyenne" re- cherchent un nouveau système de valeurs cohé- rent, c'est-à-dire une identité et une place sûre dans une société où ils se sentiront chez eux et en sécurité. Quand l'ancien système de valeurs s'est

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déréglé, vivre dans une société livrée à l'anar- chie, à l'anomie, peut sembler effrayant. Ons'ef- force alors de construire avec d'autres un monde valable qui ait un sens (Berger, 1967). Pour Za- blocki et Kanter : "De nouveaux modes de vie naissent au sein d'une société dans la mesure où les membres de cette société cessent d'@tred'ac- cord sur la valeur de la monnaie des marchés des denrées et du prestige ou du moins en viennent à reconnaftre d'autres sources de valeur indépen- dantes. " (1976:281).

La société connaft actuellement une mutation rapide. Pendant des périodes de ce genre, les traditions culturelles s'effondrent. La proliféra- tion des modes de vie est un sympt6me caracté- ristique de ces ères de transition, Les étudier, c'est essentiellement étudier la capacité de plus en plus réduite des secteurs économiques et so- ciaux traditionnels à situer les acteurs sociaux dans des hiérarchies ordonnées des goQts et des rémunérations de façon qu'ils trouvent leur posi- tion sociale acceptable et compréhensible. Cette hiérarchie s'effondre dans les périodes de tran- sition. L'expérimentation et l'invention s'ensuivent. Etzioni est cité par Zablocki et Kanter pour ses quatre types de réaction au dérèglement des va- leurs (Etzioni, 1972).

(1)Réversion - un retour à des niveaux de socia- lisation et de culture antérieurs moins différenciés.

(2) Spiritualisation - le remplacement des choses réelles par des symboles comme objets de va- leur pertinents.

redécouvrir une communauté de valeurs grâce à un engagement émotionnel,

(4) Comportement collectif - réaction directe aux stimulants charismatiques afin de cristalliser des états éphémères de cohérence des valeurs en états permanents (Zablocki et Kanter, 1976:283).

Ces quatre types de réaction conviennent aux préalables fonctionnels d'une culture intégrée. Ce sont, successivement : "des rôles bien définis, un cadre symbolique, un sens de la communauté, et la légitimisation de l'autorité" (N ). La ré- version vise à définir les rôles de façon simple et concrète dans un monde devenu trop complexe ; la spiritualisation est un effort fait pour recou- vrer un système de concepts communs qui est la base de toute culture ; la communauté est la re- cherche d'un réseau de relations directes et pri- maires de nature à assurer sécurité et équilibre ; enfin, le comportement collectif est cette ouver- ture à une figure ou à un groupe charismatique qui donne un nouveau sentiment d'ordre ; cela dénote par lui-m@me l'effondrement des anciens ordres légaux traditionnels et/ou rationnels d'au- torité (Weber, 1958).

(3) Communauté - l'effort visant à recréer ou à

III. MODES DE VIE, VALEURS ET ENVIRONNE MENT

Nous touchons au terme de notre étude du sens et de l'application des concepts de mode de vie et de

valeurs culturelles. Le voyage était périlleux sur des voies inexplorées. Nous entendions dégager le sens de ces concepts tels qu'ils sont actuellement utilisés, en vue d'une étude des modes de vie ac- tuels et de leurs rapports avec l'environnement. Voici, résumées sommairement, nos principales conclusions :

Le mode de vie est un profil deconsommation. La consommation est l'espérance dominante des acteurs économiques et sociaux dans une société avancée comme celle des Etats-Unis. La plupart des citoyens sont appelés à consommer au maxi- m u m de leurs capacités, en jouant un r61e de plus en plus mineur dans l'appareil de production éco- nomique. L'accroissement des périodes de repos et de loisirs favorise la consommation ; les modes de vie sont axés non sur le travail mais sur les loisirs, et déterminés par eux.

Le mode de vie est de moins en moins lié àdes rôles professionnels ou à des situations écono- miques. Cela est particulièrement vrai de ce que nous avons appelé ia "masse moyenne", ou les classes moyennes nouvelles.

Nous traversons une période de transition due à de rapides transformations sociales. Le phéno- mène s'accompagne d'un dérèglement des valeurs qui, à son tour, encourage l'expérimentation et l'invention de nouveaux modes de vie et la forma- tion de nouveaux groupes sociaux. Ces innovations sont rendues possibles par l'accroissement de la prospérité et du temps libre.

1. Le manque de cohérence des valeurs

L'analyse du mode de vie est importante, car elle nous permet de comprendre comment les contem- porains expérimentent les schémas institutionnels, recherchant des combinaisons ordonnées, groupées et cohérentes.

Une question qui se pose depuis longtemps est de savoir s'il existe des modes de vie, c'est-à- dire des profils distinctifs de goQts et de préfé- rences, qui permettent de prévoir le comporte- ment social aussi nettement que les catégories de classes.

Notre étude ci-dessus a isolé au moins trois typologies qui semblent faire apparaftre des di- vergences entre les différents modes de vie. Un complément de recherche s'impose pour retou- cher et affiner ces définitions.

Comment cette étude contribue-t-elle à mieux cerner la question essentielle concernant la qua- lité de l'environnement ? Pour aller au fond méme du problème, il nous faut considérer la nature des forces qui déterminent les modes de vie contemporains.

Selon nos observations, le principal facteur qui façonne les modes de vie actuels est l'économie industrielle avancée. C o m m e nous l'avons déjàdit, l'encouragement à consommer vient de la publicité. La technostructure de l'économie industrielle à grande échelle a besoin de celle-ci pour que les gens achètent les produits fabriqués par les grandes sociétés ou les services qu' elles fournissent (Gal- braith, 1979). Les dépenses de recherche et de dé- veloppement d'un nouveau produit ou service sont si énormes que ces sociétés géantes doivent @tre

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assurées d'en tirer un bénéfice. Cette assurance tient à la publicité qui est une façon de suggérer aux gens la nature et le moment de leurs achats. Résultat final : une économie qui encourage le gaspillage, la consommation effrénée de quanti- tés de choses superflues et invite les gens à se débarrasser d'objets ayant à peine servi. L'éco- nomie doit poursuivre sa croissance.

Cette m é m e économie encourage chaque tra- vailleur (consommateur) à produire au maximum, en association avec un perfectionnement techno- logique toujours plus poussé qui a pour effet de réduire la durée de son travail et sa dépense d'énergie physique. Le travailleur-producteur a donc plus de temps libre et plus d'énergie dispo- nibles pour se livrer à des activités de consom- mation. Ce cycle de production-consommation est un cercle vicieux aboutissant à une détério- ration de la qualité de l'environnement. Si l'on veut remédier à cet état de choses, rompre ce cercle vicieux est indispensable.

Les travailleurs se détachent délibérément du travail. La raison en est qu'une grande partie du travail dans l'économie moderne consiste en be- sognes fastidieuses, non créatrices, qui laissent un sentiment de frustration. Cela ressort de plus en plus d'études sur le chômage montrant que beaucoup s'abstiennent volontairement de cher- cher un emploi, ainsi que d'études sur le chô- mage volontaire (Yankelovich et Lefkowitz, 1980 ; Chantal Malenfant, 1980). C'est une réactionné- gative au cycle production-consommation. Une telle attitude de rejet du travail prive la société d'une activité créatrice potentielle d'où elle tire sa propre subsistance.

Il y a une autre façon de rompre le cycle. L'économie exerce une pression puissante et constante sur le consommateur pour faire de lui un consommateur-producteur insatiable. Tout semble prouver à l'heure actuelle qu'il existe une limite au-delà de laquelle les consommateurs ne sont plus disposés à aller. Les @tres humains sont des acteurs prométhéens en ceci qu'ils ont le sens de l'histoire. Ils se souviennent ; et ils peuvent regarder devant eux. L'existence m@me d'une civilisation quelconque en est le témoignage. Les @tres humains créent l'histoire ; ils font des plans, aussi incertains et provisoires qu'ils puissent étre. Lorsqu'on arrive à des périodes intermédiaires, comme celle que nous vivons ac- tuellement, certaines caractéristiques se dé- gagent : incohérence des valeurs, discontinuité des formes institutionnelles, sentiment d'insé- curité, écroulement d'un ordre de choses solide, sentiment de crise angoissant. Dans ces moments- là, comme nous avons essayé de le montrer plus haut, apparaissent d'autres modes de vie qui per- mettent aujourd'hui aux populations d'inventer et d'expérimenter des systèmes institutionnels ou des critères nouveaux qui les portent au-delà de la crise des valeurs culturelles. 11s recherchent cohérence et logique. Toutes ces choses qui semblent se disloquer, ils voudraient les rete- nir ; en face des dangers qui menacent, ils réa- gis sent différemment.

2. Appariiion de modes de vie groupés autour de l'idée de communauté

Les périodes de discontinuité sont caractérisées par certains indicateurs (Tiryakian, 1967), parmi lesquels on peut actuellement constater : brusques déplacements de populations, apparition de groupes religieux, mystiques, pratiquant des cultes, modi- fication des normes et du comportement sexuels, déclin rapide des arts. Beale (1975) a étudié les mouvements de populations citadines vers des zones extra-urbaines. D e nombreux chercheurs ont ras- semblé des informations relatives au phénomène religieux et aux cultes (Zablocki, 1971 ; Etzioni, 1972 ; Tiryakian, 1974 ; Andrew Greeley, 1974 ; Hargrove, 1980). L'évolution du comportement sexuel a également fait l'objet d'études sérieuses (Reich, 1969 ; sociologues liés à 1'Ecole deFranc- fort. Voir Jay, 1973 ; Bell, 1976). L'échecdumo- dernisme dans l'art a récemment attiré l'attention d'un certain nombre de spécialistes (Bell, 1976 ; Tiryakian, 1967 ; Hugues, 1980). Le "communa- lisme" inclut quelques-uns de ces indicateurs : déplacements de populations, phénomènes reli- gieux liés à des cultes, et altération du compor- t ement s exuel.

l'unique choix d'un mode de vie. Les attitudes des couples ont changé. Le nombre de femmes qui tra- vaillent et sont attachées à leur carrière a beau- coup augmenté. Pour de nombreux jeunes Améri- cains, avoir des enfants n'est pas l'un des princi- paux objectifs du mariage. Aisance financière, du- rée du travail réduite et affranchissement de cer- tains types d'obligations, mariage et recherche du bonheur dans une atmosphère de récréation et de loisirs se combinent pour créer de nouveaux choix de modes de vie.

Les déplacements de population s'expliquent ai- sément par l'implantation de nombreuses sociétés industrielles et commerciales dans ces zones extra- urbaines et les nouveaux emplois qu' elles y ap- portent. Mais le facteur décisif, cependant, semble @tre le désir des gens de fuir la grande cité pour s'installer, de préférence, dans une petite ville en région rurale. Le rythme de l'existence y est plus lent ; il est plus facile d'y lier connaissance et nouer des contacts personnels ; on y craint moins la délinquance et le vandalisme ; le mondenaturel est plus aisément accessible et on l'apprécie plus pleinement.

Il semble qu'il y ait une prise de conscience croissante de la nécessité de fixer des limites à la production et à la consommation. Passant en re- vue des études récentes sur les attitudes, Yanke- lovich et Lefkowitz (1 980) estiment que les Amé- ricains se trouvent dans une phase de transition, confrontés qu'ils sont à la nouvelle réalité des li- mites de la croissance. Leurs attitudes ont sensi- blement évolué depuis l'époque optimiste de la pré- sidence d'Eisenhower dans les années 1950. Des années 1950 à la fin des années 1960, les Améri- cains ont cru que le présent était meilleur que le passé immédiat et que l'avenir serait encore meil- leur quele présent. En 1971, le tableau avait changé. Les Américains voyaient alors le passé plus rose que le présent, mais croyaient toujours en un avenir

. La priorité donnée à la famille n'est plus

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meilleur. En 1978, tout cela avait changé defond en comble. Les Américains se mirent à éprou- ver la nostalgie du passé. Il valait mieux que le présent, et l'avenir restait sombre. On s'écarte ainsi nettement de l'optimisme traditionnel du peuple américain. Yankelovich et Lefkowitz (Ibid. : 10) ont constaté en outre que les Améri- tains estiment "salutaires" les pénuries et les limites à la croissance. Ils condamnent le gas- pillage et la mise au rebut d'objets encore utili- sables ; ils prônent des modes de vie plus simples, moins axés sur les choses matérielles. A une majorité de 79 70 contre 17 70, "les Américains pensent qu'il vaut bien mieux apprendre à tirer plaisir d'expériences non matérielles que de sa- tisfaire "notre besoin toujours plus grand de biens et de services"". Le mode de vie communautaire reflète consciemment ces nouvelles valeurs morales.

Cet autre mode de vie inclut également ces at- tributs qui, d'après Zablocki et Kanter (1976), entrent dans les quatre différents types de réac- tions à l'incohérence des valeurs : réversion, spiritualisation, communauté et comportement collectif. Certaines des formes actuelles de "communalisme" sont en effet régressives, hé- donistes, égofstes, axées sur le moment présent, et illustrent une "culture du narcissisme" (Lasch, 1979). Les groupes communautaires qui préco- nisent une philosophie de potentiel humain, où chacun doit se débrouiller seul et s'occuper avant tout de sa "petite personne", et qui considère comme justification ultime ce qui procure du plaisir n'ont qu'une vie éphémère, à l'exception de ceux dont le fondement philosophique de base semble leur donner quelque permanence. La scientologie est un exemple typique.

D'autres expressions communautaires sont spiritualistes dans la mesure où elles recherchent de nouveaux symboles en expérimentant des idées religieuses contenues depuis longtemps dans la culture américaine, telles que la tradition judéo- chrétienne, ou des idées provenant d'autres cul- tures, notamment les philosophies religieuses orientales : bouddhisme, taoisme et hindouisme (COX, 1977 ; Glock et Bellah, 1976).

Certains modes de vie communautaires sont associés à la communauté elle-même, à laquête de racines dans un monde de plus en plus miné par l'insécurité psychologique et sociologique (Tiryakian, 1981). La prise de conscience eth- nique fait partie de ce phénomène. A mesureque croissait la complexité de la société, la vie dans un monde largement urbanisé et dominé par des macro-organisations est devenue plus incertaine, et le désir de renouer avec la famille et les tra- ditions s'est accru. C'est cette même raison qui, au cours des deux dernières décennies, a poussé beaucoup de gens à fonder des communes rurales et urbaines où il serait possible de retrouver le sens de la famille. Cela a certainement été un facteur primordial dans leur création, qu'elles aient duré ou non (Kanter, 1972).

-

Le comportement collectif organisé autour de

figures ou groupes charismatiques a aussi un ca- ractère communautaire. Leurs objectifs sont les mêmes ; ils cherchent des solutions politiques aux problèmes d'une ère de rupture. Ils élaborent des programmes de reconstruction sociale et re- cherchent des adhérents. C'est le cas, par exemple, de mouvements écologistes. Cela à son tour encourage des attitudes et des comportements soutenant les thèses antinucléaires, l'alimentation naturelle, la réduction de la consommation et la simplicité.

Le "communalisme", en tant que mode de vie type, évoque une nouvelle forme de solidarité, au sens que l'entendait Durkheim (1933). Il s'intéres- sait aux attaches sociales de la société moderne. Pour lui, elles étaient différentes de celles des sociétés préindustrielles à petite échelle. Nous estimons, quant à nous, que le communalisme est un nouveau type de relations dans l'instauration d'une société postindustrielle, distinct du type or- ganique de solidarité que Durkheim jugeait adapté à un monde industriel. Si la thèse que nous avons défendue plus haut est vraie, à savoir que nous traversons une période incertaine dans laquelle il est évident qu'un certain type de société s'est dis- loqué et qu'un type nouveau est en gestation, dans ce cas, le type postindustriel doit contenirun genre nouveau de solidarité ou de rapports sociaux (Bos- serman, 1980). Le cornmunalisme est la base des nombreux modes de vie divers que nous avons mentionnés antérieurement. La solidarité com- munaliste demande avec insistance une limitation de la croissance et un frein au gigantisme, pré- conise la communauté en tant que cellule sociale, proclame le caractère sacré de la nature et de la personne humaine, défend l'expression de l'unique et du particulier qui met en lumière la créativité individuelle et l'autodéveloppement. Au coeur de cette forme de solidarité, une combinaison des loisirs et du travail, prépondérance étant donnée au loisir.

soi, ce qui aboutira finalement à une rupture du cycle production-consommation dont nous éprou- vons actuellement l'impact multiforme sur la qua- lité de l'environnement : physique, psychologique, social et culturel. D e nouveaux groupements de va- leurs émergent qui semblent s'exprimer le mieux dans l'idée de communalisme. Ils justifient un op- timisme prudent. Le peuple américain sonde des voies nouvelles. Il a mesuré l'incapacité de l'an- cien système à affronter les problèmes actuels. Après tout, les êtres humains ne sont pas candi- dats au suicide. Ils choisissent la vie et, ce fai- sant, ils constatent que la voie qu'ils ont récem- ment suivie mène à une destruction ultime des di- vers environnements où ils vivent. Assurément, les contradictions abondent dans cet âge de rup- ture et de dérèglement.

On avance par à-coups, on explore des voies sans issue, parfois on se fourvoie. Mais le résul- tat net devra être une nouvelle solidarité sociale adaptée aux réalités d'un âge postindustriel, si l'on veut assurer la survie de notre monde.

Bref, la consommation cesse d'être un idéal en

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Page 35: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

CHAPITRE III

Valeurs culturelles et progrès scientifique

par René HABACHI

Au lieu de penser les sciences àpartir de l'homme, on a voulu penser l'homme à partir des sciences, C e renversement catastrophique qui caractérise un siècle dominé par la science et les techniques, a entraké une inégalité des formes du savoir au sein des "cultures menantes" (1) de l'histoire ac- tuelle, et une disparité des niveaux de culture dans l'ensemble des sociétés contemporaines.

A l'intérieur des cultures qui mènent l'histoire, la partie se substituant au tout, l'ampleur de la science et ses débordements technologiques risquent d'écraser contre le mur de l'absurde l'homme et ses valeurs. Et les moins industria- lisées des sociétés contemporaines paraissent acculées au m ê m e défi, au risque d'y perdre leur âme.

Partout, le principal perdant est l'homme. Directement ou par technologie interposée, c'est lui qui, chaque fois, est atteint. Loin de nous l'idée de condamner la science ou de refaire ici le procès de l'entreprise scientifique. Oeuvre gé- niale et urgente, elle n'a pris une allure mena- çante que pour être sortie de l'orbite de l'homme et de sa culture. Se prenant pour foyer, elle a rejeté à la périphérie l'homme fasciné par sa puissance d'attraction. Par là, au lieu de s'in- tégrer à lui, elle l'a désintégré. Au théocen- trisme médiéval a succédé l'anthropocentrisme de la Renaissance, et voici qu'au X X e siècle le scientocentrisme les fait tous deux éclater.

Comment s'étonner alors que l'homme, par- tout, soit en train de s'affaiblir ? Dans les so- ciétés industrialisées, il meurt de satiété. Dans les autres, il meurt de frustration. Les affamés dénoncent la trahison du pacte de solidarité hu- maine. Ils dressent un index impuissant dési- gnant les responsables.

L'univers, avec ses creux et ses boursou- flures, dans sa physionomie géographique autant que dans le réseau de ses relations internatio- nales, est le reflet de l'homme lui-même. Il ne fait qu'étaler au dehors le déséquilibre interne de l'homme. Ne résulte-t-il pas de la dialectique de l'homme et des sociétés, des sociétés et dela nature ?

Le moraliste, alors, se précipite sur les re- mèdes - s'il n'est pas trop tard ou trop ambi- tieux d'envisager une thérapeutique. Avant lui, il appartiendrait au sociologue d'établir un relevé

des dégâts dans toute leur ampleur. Mais la mo- rale nous paraîtrait arbitraire - et sans prise sur les faits - et la sociologie complaisante - et inef- ficace - si toutes deux ne s'accompagnent d'une philosophie qui, rattachant le remède au malet le mal à sa cause profonde, mettrait avant tout l'homme en accusation. L'homme du Nord ou du Sud. L'homme des cultures industrialisées aussi bien que l'homme des autres cultures.

Celui qui reculerait devant cet effort, qu'il re- nonce à lire ces pages. Celui qui y consent trou- vera ici : - le noeud du problème, à savoir l'idée que l'homme s'est faite de lui-même et qui est la source du déséquilibre, aussi bien que le lieu du remède ; - une réhabilitation de l'honneur scientifique et technologique quand ceux-ci sont intégrés à la culture ; - une description des risques que la science et la technologie font courir aux valeurs par leur glissement .hors du champ des cultures, qu' elles soient "menantes" ou "menées" ;

à l'homme sa maîtrise sur sa culture et ses va- leurs - et, par conséquent, une conception des sciences en fonction de l'homme et non de l'homme en fonction de la science.

- les lignes de force d'une tentative pour rendre

Que le premier thème annoncé nous retienne assez longuement n'a rien de surprenant, puisqu'il cons- titue le coeur du problème et son éventuelle solu- tion. Qu'il soit aussi le plus philosophique est pré- visible : autrement, il nous resterait à passer di- rectement aux descriptions sociologiques et aux recommandations éthiques qui paraftraient, de ce fait, purement idéales et théoriques.

Les civilisations n'arrivent pas à conjuguer leurs efforts. Elles en sont empéchées par l'hu- manité pléthorique des pays industrialisés dont le comportement est devenu structurellement agres- sif, et tout d'abord par leur culture portée par son élan scientifique et technologique. Elles n'en sont pas moins empêchées par l'humanité misérable des pays en développement qui subit l'agression en y perdant sa différence, ou lui résiste en se repliant stérilement sur cette différence.

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Aurons-nous le courage de remettre en question l'image qu'ici et là on se fait de l'homme, deses facultés, de ses relations avec les ressources naturelles et avec les produits engendrés par ces relations, et pour tout dire, des valeurs qui le sollicitent de vivre ? Celui qui refuse d'aller jusqu'à cette profondeur élémentaire se con- damne d'avance &n'envisager quedes solutions pro- visoirement rassurantes, finalement désespérées.

Poser la question première de l'hommen'im- plique pas nécessairement un recours à des no- tions élémentaires ou dépassées. Puisque la ques- tion est également posée à l'ensemble des cul- tures, on gagne à se servir des données des sciences de pointe. C'est un hommage à rendre à la science : en mettant l'homme au pied du mur, elle l'a tout de m ê m e enrichi d'une meilleure connaissance de sa nature. Nous ne cesserons de le dire dans ces pages : qu'on ne s'attendepas à une apologie du non-savoir. Ce n'est pas l'oeuvre scientifique qui est en accusation, mais la place que l'homme lui a concédée, aux dépens de lui-même, dans son champ culturel. Une fois pour toutes, c'est l'homme qui est pris en fla- grant délit d'une dilapidation de ses facultés et des pouvoirs qui en résultent. C'est l'homme lui- m ê m e qui est au banc des accusés.

Si l'homme est en devenir et, par là, richede potentialités contradictoires et de réalisations imprévisibles, il est d'abord le devenir d'un "cer- tain être". Il est un "certain être" en devenir. Ce "certain être", ce noyau à partir duquel tous les devenirs sont possibles, comme le prouve l'his- toire des civilisations en conflit aujourd'hui, su- bit des réductions (biologique, économique, lin- guistique, etc. ) qui limitent ses capacités, in- contestablement, et servent à dénier la "diffé- r enc e l' humaine.

Qu'on ne s'imagine pas que ces réflexions nous entraînent loin de notre préoccupation. Ce serait ignorer la gravité du problème abordé ici. Pourquoi la science se retourne-t-elle contre l'homme aujourd'hui, elle qui est sa création et sa force ? N'aurait-il pas perdu devant elle le sens de son intériorité et la pratique de sa li- berté ? Seule une culture "humaine" pourrait le sauver. Mais qu'est-ce que la "culture" ? Et comment arrive-t-il qu'une culture se fasse 1 1 . inhumaine" ?

1. LA CULTURE ET LES VALEURS

1. Genèse de l'acte de culture

Il doit y avoir quelque part dans la culture un point faible qu'il nous faudrait repérer. Censée étre principe de croissance, à partir de quoi commence-t-elle à perturber l'homme ?

le tient à distance du monde, y compris de ses propres états de conscience n'est en somme qu'une possibilité puisqu'il n'est pas une chose toute faite - il ne peut se dévelop- per que par la culture. Par le fait même, dès l'éveil de sa conscience, avant m ê m e que l'en- fant ne prenne conscience de soi, cette possibilité

Si l'homme réside en cet espace intérieur qui

- cet espace qui

qu'est l'homme se nourrit aussitôt de ses relations avec le milieu ambiant - milieu familial baignant dans le milieu national, lui-même plongeant dans l'environnement mondial. Ces relations instituées par lui, ou reçues par héritage et éducation, forment un réseau qui dessine progressivement sa vision du monde. L'homme naft "en situation" disent les personnaiistes, ''engagé", selon les existentia- listes, "embarqué", avait dit Pascal, "déjà là", affirme Heidegger, pris dans une "combinatoire de structures", tranchent les structuralistes.

L'important pour nous est que : (a) la possibi- lité qu'est l'homme s'établit en échangeant avec le monde, qu'elle transcende en s'ennourrissant - bien qu'elle lui soit antérieure en tant que pos- sibilité ; (b) l'acte de culture est contemporainde la naissance de l'homme en tant qu'homme, c'est- à-dire de l'actualisation de ses possibilités, et cela non pas une fois pour toutes, mais à chaque instant de son devenir.

On pourrait aussitôt en tirer des conclusions comme celles-ci : (1) la diversité des cultures est un fait originel puisque les hommes naissent dans des conditions spatiotemporelles différentes ; (2) l'homme en son développement est désormais inséparable de sa culture ; (3) les échanges entre cultures devront nécessairement s'établir sur des fondements solides pour &tre assimilés et s'inté- grer au développement endogène ; (4) tout apport non assimilé à ce niveau de profondeur demeurera greffé à la périphérie, avec une mince chance de retrouver racine, mais avec de grands risques de rester séparé, enkysté, pervertissant le dévelop- pement endogène jusqu'au phénomène de désuétude ou de rejet violent.

Inutile cependant de nous engager dans l'ana- lyse de ces conclusions. Elles concernent une stra- tégie du développement. Nous n'en garderons pour le moment que les facteurs qui s'intègrent audyna- misme originel de la culture.

Si dans la culture, la nature offre à l'homme ses ressources indéfinies, l'homme lui apporte en retour son besoin de réaliser son humanité po- tentielle et ses facultés - facultés dépendantes du milieu organique qui lui fait un corps mais mises en mouvement par l'exigence métaphysique qui le constitue "homme".

Ses sens, son intelligence, sa capacité de dé- passer le visible par la croyance (2) interprètent les choses, établissent entre elles des relations, instituent un langage pour les nommer et des signes pour les évoquer, disposent les fonctions sociales pour organiser le travail et la vie des groupes, en qu&te à travers tout cela d'un "sens" qui prend figure de "valeur" pour lui. La valeur est ce qui sollicite l'homme de vivre à niveau d'homme et d'actualiser ses possibilités parce qu'elle répond à sa recherche fondamentale : sa recherche d'intériorité à dégager en permanence de l'extériorité dont elle ne se passe pas, et sa recherche de liberté engagée dans tous les déter- minismes de cette extériorité pour les utiliser sans s'y engouffrer.

Ces valeurs relatives se groupent toutefois selon des lignes de force principales qu'on re- père dans toute culture, tant elles sont structu- relles, bien que sous divers aspects et selon

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diverses combinaisons. Le Vrai, le Beau, le Bien ne figurent pas seulement au tableau de la culture gréco-latine ou judéo-chrétienne. Elles se retrouvent aussi bien dans les cultures isla- miques, asiatiques, latino-américaines ou afri- caines. Ne faut-il pas qu'elles soient universelles pour surgir avec d'autres noms peut-être, mais sous tous les climats ? Et cette universalité ne fournit-elle pas l'indice d'un enracinement si profond que là où l'étre de l'homme est engagé il s'actualise nécessairement à travers elles ? Elles se revétent ainsi d'une noblesse métaphy- sique autrement plus authentique que les valeurs d'utilité et les biens de consommation qui n'ont pour but que la simple survie biopsychique de l'homme et dont la diversité est conditionnée par les urgences ponctuelles et transitoires des situations.

Cet ensemble de valeurs s'enracine dans la nature de l'homme tel que nous avons tenté de le définir. Son étre originel y est intéressé. Elles donnent "sens" et prennent "valeur" parce qu' elles donnent vie à l'espace de son intériorité et lui communiquent le souffle de sa liberté. Qu'est- ce que le Vrai - le vrai de toute connaissance scientifique, philosophique ou religieuse - sinon la conformité repérée dans la nature avec l'être de l'homme quand il déchiffre dans le monde l'unité et l'intériorité qui habitent celui-ci comme elles l'habitent lui-meme ? Qu'est-ce que le Beau, sinon la création d'une cohérence de rapports et, par là, d'une harmonie - dans les lignes, les formes, les couleurs, les sons, les mouvements, les mots - propices au jeu de la liberté humaine, permettant à l'homme, par le repos qui résulte de leur contemplation, d'être mieux présent àson intériorité ? Qu'est-ce que le Bien - distinct des "biens" d'utilité - sinon l'action par laquelle il advient à son étre profond, si bien qu'elle en ac- croît la plénitude en m&me temps qu'elle conforte l'humanité dont il est solidaire puisque celle-ci est une possibilité corrélative à la sienne ?

Nous ne revenons à ces définitions premières (3) que pour souligner que ces valeurs capitales, émergeant de la méme profondeur de l'homme, jaillissent simultanément d'un m ê m e regard posé sur le monde. Leur distinction intervient a pos- teriori comme accident de l'histoire, alors qu'en leur origine elles sont si intimement liées qu'elles peuvent demeurer indistinctes et comme étreintes l'une par l'autre.

L'inégal niveau de croissance de ces valeurs caractéristiques de nos cultures, chacune en son histoire singulière, a pour conséquence des ar- rets dans le progrès de chacune, et des heurts violents quand elles entrent en contact, puisque chacune est infléchie par sa valeur dominante. Dans le choc actuel des cultures comme dans les crises de culture à l'intérieur de chacune d'entre elles - car tous les problèmes n'émanent pas de la seule culture occidentale - il faut déchiffrerle drame métaphysique des valeurs. C'est en faire bon marché que de le traiter sur le plan des institutions.

Voilà dans quel contexte prennent leur relief les questions dressées devant nous : (i) par la culture des pays industrialisés dominés par le

"vrai" scientifique et la technologie qui en découle, (ii) par l'impact de la science sur les valeurs des cultures non industrialisées.

Si notre démarche est admise jusqu'ici, quatre conclusions doivent en ressortir clairement :

(1) L'homme est vraiment au coeur du problème qui nous occupe - nous disons l'homme et les images que se sont faites de lui les cultures en leur diversité.

(2) La responsabilité de l'impact destructeur de la "vérité scientifique" sur les valeurs appartient aux "cultures menantes", qui en sont d'ailleurs les premières victimes.

(3) Cette responsabilité est toutefois partagée par les "cultures menées" chez qui, aussi bien, les valeurs ont connu des pathologies de crois- sance et des dysfonctions.

(4) La thérapeutique n'est donc pas à sens unique : si le mal est historiquement déclenché aujour- d'hui par les cultures menantes, à qui s'impose une révision déchirante, les cultures menées demeureront d'autant plus vulnérables qu'elles n'auront pas adopté, elles non plus, leur propre thérapeutique endo gène.

2. Réhabilitation de la science

Envisager la fonction de la science et de la tech- nique dans les "cultures menantes" invite à trai- ter d'abord de la science comme valeur, puis à décrire le processus par lequel elle se retourne en antivaleur menaçant les autres valeurs des cul- tures en question. A prendre science et culture dans leurs oeuvres

comme des productions toutes faites, on est tenté de les opposer parce que leurs résultats, précisé- ment, entrent en relations conflictuelles. N e voilà- t-il pas que l'atome met en péril l'existence de l'hu- manité, que le code génétique ouvre la voie à des interventions dans l'espèce humaine et que les mass media traquent l'intimité de l'homme jusqu'à l'essoufflement ?

Il en est alors qui se retournent contre la science et les technologies qu'elle engendre comme si l'on pouvait arrêter leur progrès (4). D'autres proposent une double lecture de l'univers sous la forme de deux cultures, scientifique et humaniste, consacrant ainsi leur scission. D'autres espèrent qu'après une période de surcroissance scientifique l'équilibre se rétablira de lui-même dans la cul- ture, alors que les ressorts de l'humain sont sur le point de se briser. D'autres enfin font appel à des codes de déontologie scientifique, comme si ceux-ci pouvaient résister aux violences des armes dans les périodes de tension internationale et aux séductions des entreprises industrielles en temps de paix.

Autant de velléités dangereuses ou dérisoires, à prendre en considération, toutefois, parce qu'elles résultent d'une prise de conscience qui n'a rien, hélas, d'illusoire. Leur tort est de ne pas aller assez loin dans l'analyse, et de vouloir concilier des productions alors qu'il faudrait en appeler à la source productive.

dérivations technologiques ? N'avons-nous pas vu qu'elles ne font que déployer dans l'espace-temps

Pourquoi jeter le discrédit sur la science et ses

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la recherche d'une valeur ? Le "vrai" scienti- fique n'est-il pas un aspect de la vérité ? Sans doute, celle-ci est également philosophique, et pour certains religieuse. Mais l'histoire a mon- tré non seulement que le "vrai" philosophique et ie "vrai" religieux sont stimulés par ie "vrai" scientifique, mais que de plus, il ne s'en passent pas, si bien que là où on a voulu freiner celui-ci, il en est résulté des blocages de civilisation. Cette démonstration par l'histoire ne résisterait pas à la critique si elle n'était conforme à la na- ture de l'homme.

Faut-il évoquer ici le degré d'objectivité qu'il respecte dans sa construction scientifique ? (5). A bon escient, on parle de "construction" parce que l'atomisation qu'il impose à des phénomènes pourtant solidaires, parce que l'instrumentation de plus en plus puissante et sophistiquée mais artificielle et interprétable à partir de ses propres théories, parce que le langage quantita- tif et minutieux mais souvent réducteur, sont la projection de sa subjectivité inventive. Néanmoins, il travaille sur "1'autre'' que lui, qui a finalement le dernier mot et détient le verdict arbitrant l'échec ou la réussite. L'expérience, en vérité, résulte de la coopération des facultés humaines et des ressources de la nature. Objectivité et subjectivité s'y compénètrent, bien que le savant ne trouve dans la nature que ce qu'il y cherche alors qu'elle détient d'autres possibilités et que lui-m&me ne s'étonne pas qu'elle se fasse tou- jours plus inépuisable dans la mesure où il es- père l'épuiser. Et c'est pourquoi les velléités de ralentir le progrès scientifique ou de dresser de- vant lui les frontières de terres défendues sont frappées d'inanité. Pourquoi humilier la raison dans l'un de ses élans les plus représentatifs de l'homme ?

La science peut se prévaloir d'un des plus beaux titres de noblesse du génie humain. Son épopée raconte la gloire de Prométhée désen- chaîné qui a volé le feu non pas aux dieux mais à sa propre soif de vérité.

II. SCIENCE ET CRISE DE S VALEURS

1. Le retournement de la science contre les valeurs

Précisément, cette soif de vérité est-elle com- plètement étanchée par la science ? Sonchoix préférentiel par le savant n'est-il pas réducteur de la vérité ? En ce point précis s'opère le re- tournement de la vérité scientifique contre l'homme.

elle-même en paye d'abord les frais sur son propre territoire. La vérité philosophique par contrecoup. L'ébranlement de toute l'architec- ture culturelle en dresse finalement un bilan dé- ficitaire. Nous allons comprendre pourquoi :

1. La science, d'abord, elle se parcellise et perd de vue l'unité de l'homme. Les multiples besoins d'une société appelant sur eux l'urgence de la recherche, celle-ci se spécialise à leur gré (6). Au lieu d'avancer simultanément sur tous

Les dégâts de ce retournement, la science

les fronts du savoir, elle s'émiette, poussant cer- taines spécialisations au second et au troisième degré, affrontant des problèmes rendus plus ar- dus par leur isolement de tout le reste et abandon- nant des territoires entiers. Elle présente alors un paysage hérissé de découvertes de pointe sur des abfmes d'ignorance. Plus généralement, n'est- ce pas la prédominance du projet industriel qui a conduit à une détérioration grave de l'écologie ?

2. Ces distorsions du vrai scientifique ont masqué à l'homme le sens de son unité. Pris de vertige entre l'infiniment grand de la recherche astronomique et l'infiniment petit des perspec- tives électroniques, entre la solitude de l'auto- suffisance industrielle et la dépendance d'un tissu social de plus en plus anonyme, il a vu se dépla- cer tous ses repères, sa vie professionnelle se tronçonner sur plusieurs continents, ses attaches sociales se défaire à un rythme accéléré (7), et lui-méme se perdre dans le cyclone des événe- ments. Petit ludion, jouet de courants issus il ne sait d'où, et le précipitant il ne sait où, sans liens pour situer entre les extrémes la cohérence de son propre projet humain, comment ne serait-il pas livré à l'angoisse et au désarroi ? Il multiplie alors ces voyages et consomme à l'excès pour oublier le vide creusé dans sa vie (8). La proli- fération des agences de voyage, dans les grandes villes de l'occident, organise ces conduites de fuite en occultant leur signification. L'homme s'engouffre dans l'extériorité et les émotions fortes pour donner le change à la vacance de son intériorité. Sa liberté, à son tour, ne s'appuyant plus sur l'intériorité qui en était le fondement, s'atomise en libertés de pouvoirs, étourdie par les échappements incontr6lés de désirs artificiels greffés sur le désir de vivre.

On a dit de l'homme du XXe siècle qu'il était en "miettes". Chaque miette prolifère séparément, tel un tissu cancéreux, en faux besoins non contrô- lés par une norme intérieure et par la conduite de son unité. Un philosophe s'interroge : "L'homme existe-t-il ?" (9), pour répondre qu'il ne semble pas exister et qu'on ne se trouve encore qu'à la préhistoire de l'humanité. Sur le plan moral, il a raison. Mais sur le plan de l'équilibre biopsycho- logique, on peut se demander si l'homme des so- ciétés industrialisées n'a pas déjà fini d'exister, s'il n'est pas déjà mort, laissant derrière lui un épouvantail sans âme, m û par le plus récent or- dinateur né de son intelligence scientifique, pour régner sur un univers de science-fiction devenu réalité. La raison scientifique partielle a étouffé la raison humaine, rendant improbable une re- naissance de l'homme.

irradie à travers l'ensemble de la culture ? En concentrant son regard sur le phénomène isolé, le savant le retranche de sa solidarité avec l'en- semble de la trame phénoménale. Le sens qui habite cette totalité lui échappe. Non seulement les repères de celui-ci s'égarent mais aussi la place de l'homme dans l'univers.

par les effets du progrès scientifique, a échangé le prestige prophétique qui est le sien contre celui de chroniqueur tardif de l'accélération

3. N'est-il pas prévisible, alors, que le mal

(i) Le champ de l'esthétique, gravement atteint

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industrielle. Guidé par l'intuition, l'art annon- çait les temps nouveaux - de si loin parfois qu'il en demeurait longtemps incompris. Aujourd'hui, il discourt avec retard sur les univers déjà visi- tés par la science, comme à la remorquedupro- grès industriel.

Arts de l'espace - comme l'architecture, la sculpture, la peinture - arts du temps - comme la musique, la danse, le cinéma - expressions plastiques ou littéraires, toutes les oeuvres es- thétiques se nourrissent tellement de l'univers produit par la science et les formes technolo- giques engendrées par celle-ci qu'elles n'ar- rivent plus à se brancher sur le regard de l'homme et sur sa soif d'intériorité. Le monde s'est tellement encombré d'objets étranges que l'homme s'en trouve comme submergé et que l'artiste n'arrive plus à respirer d'une respira- tion libre et créatrice. Il n'humanise plus l'uni- vers : il reflète un univers devenu inhumain. Ilne lui reste plus alors qu'à montrer l'incohérence qui l'environne ou, au mieux, à avouer la décom- position et la misère humaine provoquées par 1' éclatement de cet environnement.

visage humain de la majorité des expressions es- thétiques. Cette disparition est un symptôme dont la contre-épreuve est la présence obsédante de visages emplis par le désespoir de la solitude et l'horreur de la mort dans le cinéma de Bergman. Nostalgie vite éteinte chez ceux qui substituent des corps anonymes aux visages et réduisent les corps à tels ou tels de leurs organes qui, sépa- rés de l'unité personnelle, ont égaré toute signi- fication humaine.

Non pas que toute grandeur soit absente des expressions esthétiques modernes : la sincérité, l'objectivité à laquelle se plie l'artiste - et par- fois douloureusement - ne manque ni de génie dans la peinture du désastre, ni de lyrisme dans la description de la laideur. Il y a de la grandeur aussi dans ces villes tentaculaires où les vies humaines s'accumulent en fourmilières indus- trielles dans des espaces virtuellement illimités mais en pratique cellulaires. Il faut cependant les percevoir à très grande échelle pour y trou- ver une harmonie des nombres et des étendues. Or, cette échelle n'est plus celle de l'homme. Une vie humaine se vit à partir de sa singularité et de son intériorité - et cela, quelle que soit la reconnaissance du lien social qui l'insère dans le tissu de la collectivité.

(ii) Dans le champ de l'éthique, beaucoupplus important parce que moins élitaire, vivant sous le régime du "vrai" scientifique et du pouvoir in- dustriel, l'équilibre des forces incarnées dans les grandes puissances est la clé de voûte du sys- tème moral des nations. Priment la menace et l'autodéfense. La revendication mène le combat. Faire tout ce qui n'est pas défendu : mais le dé- fendu ne se précise qu'après coup. Lorsqu'il ré- vèle sa cause qui est la méconnaissance de la totalité.

Quelle conscience propose le droit avant qu'il ne soit nié ? Quelle nation va au-devant de la jus- tice avant qu'elle ne soit piétinée ? Mais sur- tout, quelle pratique a-t-on du "don" ? D u don

Olivier Clément (10) a noté la disparition du

désintéressé qui n'a d'autre but que le bien de la collectivité, et qui devrait se trouver banalement au fondement de toute coopération internationale.

Car on a oublié jusqu'à la rendre étrange et inopportune cette vérité que si l'homme est avant tout intériorité et liberté, son langage naturel est celui de l'hospitalité et de l'offre gratuite. L'hos- pitalité qui ouvre l'espace de l'intériorité, et la gratuité qui exprime le jeu de la liberté. Elles forment le seul principe opérationnel de la com- pénétration humaine - par le dedans - alors que le droit casqué de force retient l'homme en sen- tinelle aux portes de son extériorité, collé à son moi collectif ou individuel, inapte à se faire léger et mobile pour inventer la douceur du vivre-en- semble. Illustrer le durcissement de l'homme est-il nécessaire ? Il suffirait d'évoquer le ré- pertoire des conflits de ce dernier quart de siècle dominé par l'impossible dialogue du Nord et du Sud.

En somme, la sortie du "vrai" scientifique hors du champ d'attraction des valeurs le condamne à une projection à partir de la science et de la tech- nologie. Celles-ci, indispensables à l'homme, ne trouvant pas de normes éthiques ou esthétiques 3 leur mesure en dehors dlelles-mêmes, les en- gendrent dans leur propre élan, se prolongeant ainsi en "morale Scientifique" et en "esthétique fonctionnelle" .

Plus la vérité scientifique témoigne du génie de l'homme quand elle s'intègre au jeu des valeurs à l'intérieur d'une culture, plus elle se fait démo- niaque et puissante à détériorer cette culture, aussi bien que les relations interculturelles, dès qu'elle s'hypertrophie et se retourne contre les valeurs. La subversion des valeurs conduit à leur invers ion.

2. Les "cultures menées"

C o m m e prévu, il ne nous était pas possible de traiter d'un seul tenant les cultures menantes et les cultures menées. Pour traiter des cultures menées, nous limiterons notre attention à la cul- ture arabe et au destinde ses valeurs particulières. Le point quiles relie aujourd'hui est ce malentendu sur l'homme et ses valeurs.

Comment les cultures menées pourraient-elles convaincre les cultures menantes du bien-fondé de leur singularité, si elles se soumettent à la m@me distorsion qui privilégie le vrai scientifique, et si elles se montrent incapables d'offrir une image dynamique et valable de leur propre devenir ?

On sait que dans les cultures orientales levrai et le bien sont si étroitement relies que parfois ils s'engendrent mutuellement. Pour la pensée hindoue de Mahatma Gandhi, par exemple, la vérité éclot de la pratique du bien (la non-violence : ahimsa). Dans la langue arabe, le vrai connote le droit, le juste (al-haq). Quant au beau, il est soit rituel et imbibé de sacré, soit infléchi vers le décoratif. Ainsi, les valeurs ne s'articulent pas dans cer- taines cultures de la m é m e manière que dans la culture occidentale où l'influence gréco-latine a distingué nettement les trois valeurs. D e plus, la Renaissance en Occident a articulé ces valeurs sur deux niveaux, l'un sIarrCtant à l'homme,

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l'autre s'ouvrant à un absolu religieux. Alors que les cultures orientales sont comme aimantées avant tout par le religieux, ayant pour mesure un absolu qui les revêt d'un caractère sacré, avec seulement des retombées sporadiques sur l'homme.

3. Le sacré et le profane, ou le spirituel et le temporel

Cette typologie des cultures serait passionnante à poursuivre, mais elle nous conduirait trop loin pour notre propos. L'esquisse que nous en fai- sons suffit cependant à annoncer des univers qui ne sont pas nécessairement antagonistes, mais profondément différents.

La grande coupure entre ces deux univers est précisément celle qui passe par la distinction du sacré et du profane, du religieux et du laïc - que l'on traduit souvent, mais de façon très approxi- mative, par spirituel et temporel.

La culture occidentale a connu une rupture in- terne au seuil du Moyen Age latin, au moment de la réception de la pensée grecque - par les Arabes précisément - mais dont l'importance ne s'est ré- vélée qu'à l'âge de la Renaissance et de la Ré- forme Cette rupture a dégagé la raison de l'em- prise d'une théologie qui tendait à se la soumettre, en reconnaissant à l'hommewne autonomie et une position centrale dans l'ordre de l'univers. D'où la distinction du sacré et du profane, du religieux et du laïc. Cette distinction ne s'est pas établie par croissance interne - comme cela aurait pu se faire - mais par insurrection contre l'autorité éprouvée trop oppressive du religieux et du sacré

Nous avons vu cependant que depuis le XIXe siècle, la croissance excessive du "vrai" scien- tifique a fini par porter la subversion dans cet ordre fragile, et que le déséquilibre des valeurs a débouché sur une pathologie des cultures menantes.

Dans les cultures menées, par contre, et sur- tout dans la culture arabo-musulmane, le sacré et le profane entretiennent d'autres rapports ; et le rappel que nous venons de faire n'avait d'autre but que de mieux éclairer la différence.

"L'Islam est religion et cité", voilà la traduc- tion du principe arabe "al islam din wa dawla" (1 1). L'Islam est religion en m@me temps qu'organisa- tion de la communauté temporelle. Cette commu- nauté de croyants - la 'tumma'' - s'enracine théo- logiquement, et la foi musulmane est la matrice de leur unité à travers le monde. D'unseultenant, les prescriptions du Coran reçues par Mahomet sont à la fois spirituelles et temporelles. Toute la vie du croyant en garde une investiture sacrée, et la religion irradie partout : dans le rituel quo- tidien de la prière, dans le mariage, dans lanour- riture avec ses prohibitions, dans l'aménagement des cimetières, aussi bien que dans la guerre sainte - jihad - contre l'incroyant ou dans ce "grand jihad" qu'est la guerre incessante du croyant contre lui-même pour mieux se faire musulman. L'orientaliste Louis Massignon parle justement d'une "théocratie laïque" (12) : théo- cratie, parce que les codes de vie individuelle et sociale émanent de Dieu dont Mahomet n'est que le messager, et laïque, parce que l'applicationde ces codes incombe à l'ensemble des croyants sans

qu'une catégorie d'hommes consacrés - le sacer- doce n'existant pas en Islam - y joue un r61e prépondérant.

Le Shaykh El-Maraghi, recteur de l'université d'El-Azhar, pouvait dire en 1939 : "Quant au fa- meux précepte : rendez à César ce qui est àCésar et à Dieu ce qui est à Dieu, il n'a pas de sens en Islam" (13). Et cependant ce précepte n'implique pas une rupture, puisque César est aussiunecréa- ture de Dieu et responsable devant Lui, mais c'est à une autonomie de deux ordres différents sans être indépendants qu'il vise. A plus forte raison, la distinction entre spiri-

tuel et temporel n'a pas d'analogue en Islam, où elle est interprétée tout simplement comme undi- vorce qui arrache au religieux ce qui luiappartient de droit. Et pourtant, elle est légitime cette ré- action de jeunes professeurs maghrébins, expri- mant, lors d'un colloque tenu à Beyrouth en 1980, leur étonnement, pour ne pas dire leur scandale, de voir attribuée à l'Islam une "confusion du spi- rituel et du temporel". Comment expliquer ces contradictions ? Comment refuser la séparation et la distinction sans pour autant admettre la con- fusion ? La réalité est-elle donc plus complexe que ne le pensent en général les orientalistes ? Sans doute, se souviendra-t-on que l'Islam orien- tal n'est pas identique à l'Islam occidental, et que leur dissemblance tient à une Méditerranée qui n'est pas seulement un fait géographique mais aussi un processus historique pouvant détendre le lien du spirituel et du temporel. Si ce point ne suffit pas à élucider la question, il peut cependant montrer que spirituel et temporel ne s'agencent pas de la m@me façon dans les cultures d'inspira- tion chrétienne ou musulmane, et que sile chris- tianisme peut en adopter la distinction, l'Islam peut, lui, la refuser sans pour autant confondre spirituel et temporel. Nous n'aurions évidemment pas donné tant d'importance à cette articulation de nos analyses si elle n'était capitale. Elle doit éclairer la manière dont le "vrai" scientifique et la technologie, dans leur explosion soudaine au XIXe siècle, pouvaient poser un problème à l'en- semble des valeurs arabo-islamiques et risquer d'y apporter la subversion.

4. La science arabe et les valeurs

Ce n'est pas la science et la technologie qui, par elles-mêmes, auraient pu faire problème pour la culture arabo-musulmane : cl est leur intrusion actuelle dans le champ culturel de valeurs que quatre siècles ont figées. Nous allons donc re- trouver la distinction du "vrai", du "bien" et du "beau" qui nous a déjà servi à diagnostiquer la pathologie des cultures menantes.

arabo-musulmane. Celle-ci figure avec des noms célèbres dans le patrimoine international. Pour s'en convaincre, il suffirait de parcourir 1'Ency- clopédie musulmane et 1'Encyclopedia Universalis, ou encore le livre de G. Sarton (14), et plus ré- cemment, les études d'Ali Kettani et de G. Ana- wati (15). Le Coran encourageait le savoir par ses préceptes : "Sur la terre sont les preuves pour ceux qui croient, et aussi-en toi-même, ne

Le "vrai" scientifique est familier à la culture

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le vois-tu pas ?" (LI, v. 20 et 21). Un hadith, parole de Mahomet, en fait une obligation : "La connaissance est un devoir pour tout musulman, homme ou femme". Sans compter le conseil : "Va chercher la science même en Chine", qu'il faut évidemment replacer en son temps (16).

Après les Grecs, le savoir vint des Arabes, et cela aussi bien dans les sciences du nombre, des figures et du mouvement - arithmétique, al- gèbre, géométrie, astronomie - dans les sciences de la matière - physique, chimie, géologie, géo- graphie - et dans les sciences de la vie - biolo- gie, anatomie, chirurgie - que dans les sciences humaines. Mais les sciences appliquées (notre actuelle technologie) s'illustrent aussi par des prouesses - irrigation, aménagement des hôpi- taux, pharmacopée, instruments d'observation - de m ê m e que les industries qui alimentent avec opulence les échanges commerciaux - cuir, cé- ramique, papier, soies tissées, tapis, armes da mas quiné es. E. Gilson, historien de la philosophie, recon-

naft que cet apport scientifique est loin d'être étranger à la renaissance européenne et à la mé- thode expérimentale de Francis Bacon et de Ga- lilée qui devaient inaugurer l'essor scientifique de l'Europe et la future technologie qui reflue aujourd'hui vers les Arabes (17).

sont nombreux. Mais peut-on se dispenser de rappeler, en m ê m e temps que la terminologie scientifique chargée de sources arabes (18), le nom de Khwarizmi rattaché aux algorithmes de la trigonométrie, celui d'Avicenne dont le "Ca- non'' a été enseigné dans les chaires de médecine en Occident jusqu'au XIXe siècle, celui de Biruni, premier géologue, et qui précéda de six siècles Galilée en mécanique, et celui d'Ibn-Khaldoun, reconnu aujourd'hui comme le père de la socio- logie. Tout cela conduit G. Sarton à parler du "miracle de la culture arabe". Malgré cela, la culture arabo-islamique eut connu un équilibre dynamique dans lequel toutes ses valeurs se se- raient proportionnellement épanouies. Faute de quoi, le déséquilibre a dû retentir sur tous les ordres du savoir, y compris celui de la science. Rompu, l'élan de la vérité a provoqué une frac- ture et finalement un immobilisme de l'éthique et de l'esthétique. Le "vrai", le "bien" et le "beau" ne cessent depuis de se répéter dans leurs formulations ou leurs expressions. Ibn- Hanbal avait fermé les "portes de la recherche" - ijtihad - et les Réformistes modernes de l'Islam ne cessent d'en tenter la réouverture dans des conditions devenues, hélas, progressivement difficiles. Ainsi, au drame de l'Occident corres- pond un drame de l'Orient arabo-islamique (19).

Nous ne voudrions pas citer de noms tant ils

5. La résurgence arabe des valeurs

C o m m e pour la pathologie de la culture occiden- tale nous éviterons de faire intervenir ici les facteurs politiques, qui ne sont cependant pas étrangers à la pathologie de la culture arabo- musulmane. Comment s'empêcher toutefois de constater que la prédominance scientifique de l'occident depuis quatre siècles a joué cwtre la

culture arabe par une agressivité militaire et éco- nomique paralysantes. Déjà anémiées par leur problématique interne, les valeurs arabo-musul- manes se sont vues condamnées soit à s'imiter elles-mêmes, soit à se mettre au pas des valeurs occidentales.

Le réveil de l'Islam, auquel on assiste aujour- d'hui, est d'une portée plus que politique. Les ob- servateurs étrangers tardent à le reconnaftre. Il s'agit en vérité d'une récupération des valeurs arabo-musulmanes occultées par l'hégémonie étrangère et par la sclérose interne, L e danger que court cette récupération est de ne point dé- nouer le complexe des valeurs qui sont à sauver.

Car, depuis le XVe siècle, le "vrai" théolo- gique qui avait déjà une propension à dominer la raison philosophique, ne trouvant pas matière à rénovation,n'a cessé de stagner.

Comment s'étonner alors que le sacré et le profane qui déjà s'interpénètrent intimement en Islam - de façon originale, nous l'avons vu - se soudent jusqu'à paraftre se confondre ? Et c'est pourquoi les croyants insuffisamment éclairés, comme les orientalistes qui n'ont pas saisil'Islam du dedans, sont amenés à parler d'une confusion du spirituel et du temporel.

Or, cet amortissement des valeurs dansle sec- teur du "vrai" ne pouvait que retentir dans les sec- teurs du "bien" et du "beau". On sait déjà que "bien" et "vrai" sont deux dimensions d'une m ê m e réalité. Dans le sommeil de l'éthique, il était normal que seul le juridisme traditionnel persé- vère à fournir des solutions à des situations ce- pendant neuves. La pratique du droit social et in- ternational s'alimente donc de principes qui ne pouvaient prévoir les modifications de la cellule familiale, du droit social de la femme, du code de travail industriel et des rapports entre Etats.

D'autre part, l'esthétique, en l'absence de formes nouvelles issues du terroir, devient de plus en plus décorative ou bien se laisse aller aux enflures de l'éloquence. Ni l'urbanisme, ni l'architecture, ni la peinture, ni la poésie, enfant privilégiée des Arabes, n'ont imaginé de nouveaux procédés, des instruments ou des rythmes renou- velés. Ainsi, le "beau" comme le "bien" recom- mencent le passé, repliés sur eux-mêmes par le retrait de la vérité. Et si l'on a bien compris à quelle profondeur une culture se mêle à la respi- ration d'une conscience, comment s'empêcher de regretter le temps perdu ? Quel qu'en soit le res- ponsable. A un mal historique il faudra répliquer par une thérapeutique historique.

Loin de nous l'intention de déprécier les tenta- tives du présent siècle - et parfois ses réussites - pour moderniser culture et civilisation. Mais l'important est de discerner dans cette moderni- sation "à l'occidentale" la part de juxtaposition des idées et des formes importées et la part d'évolution endogène. La première est condamnée à la stérilité et m ê m e à se muer en obstacle si elle n'est pas reprise, assumée et refondue en l'autre, dans une croissance originale des valeurs traditionnelles.

Le style de vie de l'industrie qui sécrète - ato- misation de la famille, libération de la femme, émigration vers les centres d'activité, démocratie

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de participation - fait violence à l'ordre ancien sans suggérer un nouvel ordre viable.

Dans ce désarroi des valeurs, les réactions dominantes étaient prévisibles. Ou bien épouser le rythme et les finalités des "cultures menantes" et se déraciner ; ou bien se refermer sur sadif- férence et s'asphyxier. Il y eut une troisième ré- action : tenter une conciliation impatiente du mo- derne et du fondamental, conciliation pas inutile mais trop hâtive pour être créatrice. Une logique relie d'ailleurs ces réactions. Et il importede la porter au jour afin d'éviter désormais de fausses pistes et de mettre enfin en place le problème des valeurs tel qu'il se pose aujourd'hui dans le monde arabo- musulman.

(a) La première réaction est celle des couches dirigeantes au moment des premières libérations. Plus ou moins branchées sur l'étranger, elles en adoptent la culture et bénéficient pour leur usage privé de ses progrès scientifiques. Aptes à trai- ter d'égal à égal avec l'occident, elles poussent le raffinement jusqu'à ajouter un charme orien- tal à l'occidentalisme qu'elles importent. Mais ce réflexe d'imitation coupe les cultures de leur passé aussi bien que des masses qu'il laisseloin derrière elles, comme enlisées dans un Moyen Age vétuste et misérable. Médecins grecs, ar- chitectes italiens, professeurs français, artistes et vedettes de renom créent ainsi des flots de confort et des décors de bonheur qui jurent avec une culture ambiante devenue archafque.

Ce vernis n'est donc pas un acquis de la cul- ture arabe. Et comme le faste oriental aime à se faire voir, il stimule l'insatisfaction populaire qui finira par le pulvériser dans une crise deco- lère nationale. Les palais de l'ancien régime égyptien, les fétes de l'ancien régime iranien ont une valeur inoubliable de symboles : ils ont provoqué un réflexe révolutionnaire allant jus- qu'à gommer les noms des rues.. . Et il ne sert de rien d'imposer aux masses une culture dans laquelle elles ne se reconnaissent pas. On a bien vu qu'elles finissent par s'en débarrasser.

séquence de la première. Refoulant la situation antérieure établie sur une trahison, la nouvelle vague se referme politiquement sur elle-m@me. La voici amenée à rompre tout lien culturelavec l'extérieur, quand ce n'est pas à extirper les ap- ports bénéfiques insérés dans sa propre chair. Ce repli sur la différence essentielle relève peut- étre d'une stratégie utile à la résurgence d'une identité malmenée, Pendant que la politique y trouve provisoirement des avantages, les cadres religieux en tirent parti, hélas, au maximum.Et la culture de la masse s'en trouve tellement as- phyxiée - et avec elle la productivité nationale affrontée cependant à une démographie galopante - qu'il faudra bien desserrer l'étau, On se repren- dra à importer des valeurs manufacturées en exi- geant de les aseptiser de toute contamination originelle.

(c) La troisième réaction nous retiendra da- vantage. Elle émane d'une intelligentsia recru- tée parmi les dilettantes et les intellectuels mar- ginaux de la première réaction qui jouèrent avec l'esprit libéral, et parmi les universitaires de la

(b) La deuxième réaction est souvent la con-

deuxième réaction heureux de témoigner enfin de leur engagement culturel. Une intelligentsia assez cultivée pour avoir puisé des idéaux généreux dans l'expérience révolutionnaire internationale, mais pas assez pour savoir que les idéaux ne peuvent se transplanter s'ils ne correspondent pas aux circonstances historiques qui les ont suscités. Révolution, démocratie, socialisme, infrastruc - tures économiques - dans le champ de l'éthique - cubisme, surréalisme - dans le champ de l'esthé- tique - autant de notions qui, pour prouver leur fécondité, ont besoin de trouver des conditions favorables. En l'absence de ces conditions, elles provoquent des malentendus dont elles sont cepen- dant innocentes :

Concilier l'Islam avec socialisme et démo- cratie n'est pas théoriquement une gageure. Pra- tiquement, l'Islam comporte une pensée sociale apte à se développer, et un principe de consulta- tion populaire - la "shaura" - valable pour son temps ; mais il ne comporte aucunement un so- cialisme négateur de toute propriété privée, et une consultation populaire suppose des citoyens beaucoup plus avertis que ceux des premiers siècles. Autrement, les collectivités en cause se coiffent d'un socialisme d'intention qui peut ressembler à un capitalisme d'Etat, et d'une dé- mocratie purement nominale.

2. Est-il nécessaire d'accorder découvertes scientifiques et foi islamique ? On a voulu trou- ver dans le Coran l'évocation de l'atome. Mais pourquoi méler les ordres de la révélation et de la science ? Il suffit qu'ils ne se contredisent pas. Confondre un message transhistorique avec l'étape transitoire d'une science exposée aux contradic- tions, n'est-ce pas mettre en péril ce message ? La modernité d'une foi réside non dans sondéchif- frage de l'univers mais dans les orientations qu'elle suggère à l'homme face à cet univers aux lectures changeantes (20).

nisien : "C'est parce qu'ils ontologisent un peu trop rapidement la science que tant de nos esprits, et des plus brillants, tombent dans le ridicule tra- vers de chercher à expliquer les Upanishad ou le Coran par Newton, Fresnel, Einstein, Darwin ou Lamark. Ils ne comprennent pas ce qui peut sépa- rer la gnose de l'ontologie et que dans un cas il s'agit de la réduction du monde, et dans l'autre de sagesse et de valeurs'' (21).

xisme-léninisme et du monothéisme. Puisqu'ils sont constitutionnellement antagonistes, il faudra bien que l'un des deux se déforme. Dans telle ré- publique récente, où l'on semble pratiquer un aus- tère socialisme économique, le projet qui draine le plus de fonds est paradoxalement la construc- tion d'une mosquée. Quel rapport avec le mar- xisme-léninisme sinon que celui-ci ou ses repré- sentants tirent parti de toutes les confusions ? Plus logiques alors sont ceux qui affichent crû- ment leur athéisme devant les croyants. Mais alors, c'en est fini des valeurs proprement mu- sulmanes, et les courageux militants s'apprêtent à une nouvelle colonisation culturelle.

texte de la moderniser, la plus audacieuse des

1,

On ne saurait mieux dire que ce philosophe tu-

3. Plus absurde est la juxtaposition du mar-

4. Espérant laïciser la nation arabe sous pré-

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tentatives consiste à fonder la "umma" sur la communauté de destin et sur l'arabité plus que sur la foi. On a cru révolutionnaire de déclarer la séparation du spirituel et du temporel. La foi, dit-on, est affaire individuelle, la cité est affaire collective. Non seulement ce courant semble con- céder une confusion du spirituel et du temporel antérieure à son intervention, mais, de plus, il brise une structure imbrisable de l'Islam qui est simultanément religion et communauté. Cette sé- paration - plus revendiquée qu'effective d'ailleurs - serait suicidaire pour les valeurs qu'elle isole puisqu'elle laisse chacune évoluer sur son propre plan au détriment des fondements islamiques (22).

teur de l'éthique ont leurs pendants dans celui de l'esthétique. Nous alons nommé le cubisme en peinture et le surréalisme en littérature : deux visions du monde qui pourraient, dans la culture arabe, rendre à l'art la fonction prophétique qu'il a perdue en Occident.

à la schématisation des formes et des couleurs, pouvaient-elles s'accommoder de l'imaginaire surréaliste ? Reste que les réussites qui en sor- tirent bloquent jusqu'à présent leurs novateurs dans le camp des artistes occidentaux aptes à les apprécier plus qu'elles ne les inscrivent dans leur culture nationale. Là encore, le saut est trop brusque entre le nouveau et le fondamental pour qu'une continuité s'établisse. Un sculpteur comme 1'Egyptien Mahmoud Moukhtar est mieux inspiré, dans sa statuaire, lorsqu'il prolonge le dépouille- ment des lignes pharaoniques, un peintre comme le Libanais P. Guiragossian l'est aussi dans son hiératisme byzantin, et aussi d'autres Egyptiens comme les peintres Mahmoud Safd ou Mohamed Nagy, si différents par le style mais semblables dans leur sens de la vérité (23), alors qu'ungrand poète de la langue arabe comme l'Alaouite Ahmad Safd (Adonis) demeure loin des masses et m@me des lecteurs moyens, apprécié par des orienta- listes heureux d'y retrouver le reflet de leur littérature.

Il n'est pas question pour nous de dénigrer les efforts de renouvellement. Ils accumulent peut- être des trésors. Un jour, ils trouveront leur fé- condité. Et nous n'avons insisté sur la troisième de ces réactions que parce que son trouble lui- m@me et les confusions qu'elle charrie sont ré- vélateurs d'une impatience de déboucher sur le présent et d'un foisonnement plein de promesses. Pour le moment, les valeurs arabo-musulmanes n'en sortent pas mieux définies. Mais à se con- fronter à des valeurs de modernité, elles inten- sifient en elles leur besoin de changement. En m ê m e temps, elles apprennent à mieux discer- ner les frontières de l'inconciliable et du conci- liable, en qu@te ainsi de leur propre ligne de fi- délité. Car il n'est pas question que la modernité ravale au semblable ce qui doit demeurer divers. Il s'agit d'une sorte de séisme culturel qui attend de trouver son tassement dans le contexte d'un nouvel équilibre.

manes - et comme elles, celles des cultures me- nées - le découvriront-elles sans revenir à leurs

5. Ces essais de modernisation dans le sec-

Les sensibilités populaires étaient-elles pr@tes

Mais cet équilibre, les valeurs arabo-musul-

propres fondements, sans cerner le moment où ces fondements ont cessé d'opérer ? Tant qu'elles n'auront pas le courage de cet effort, la patholo- gie des "cultures menées" sera aussi irrémé- diable que celle des "cultures menantes".

III. LIGNES DE FORCE D'UNE INTEGRATION DE LA SCIENCE DANS LES CULTURES

Les entraves actuelles au dialogue Nord-Sud de- vraient révéler leurs raisons profondes au regard perspicace. Plus qu'économiques et sociales, ces raisons sont culturelles. Culturelles, avec la por- tée que ce mot comporte, puisque la culturecom- mence avec l'homme, qu'elle est inséparable de lui, originelle et originale selon chaque collecti- vité humaine. Et cela signifie que ces entraves sont structurelles. C'est pourquoi elles remettent l'homme en question, et l'image que se font de lui les "cultures menantes" et les "cultures menées" (24).

La culture avait pour finalité de développer la différence spécifique de 1' ho m m e , c I est - à- dire son intériorité et sa liberté. Une intériorité in- violable, et cependant ouverte sur la solidarité humaine et sur le monde. Une liberté conqué- rante, se désaliénant des déterminismes de la nature et de la société, mais aussi se libérant de ses déterminismes internes qui la recourbe- raient sur elle-m@me au lieu de l'insérer dans la totalité. A cette condition de respecter l'homme en soi et dans les autres, les valeurs donnent sens à la culture, alimentent la croissance de chacune des cultures en m@me temps que leurs échanges selon leurs besoins authentiques.

Il suffirait pour cela que le "vrai", le "beau" et le "bien" soient axés sur l'homme choisi pour fin, l'homme total et l'humanité en sa totalité. Mais que ces valeurs en constellation viennent à se désintégrer et que le "vrai" lui-m@me se brise - donnant lieu à une hypertrophie du "vrai" scien- tifique et par contrecoup à une atrophie du "vrai" philosophique (et religieux) - ou que le vrai se brise au bénéfice de la foi et aux dépens de la raison raisonnante, et aussitût se dérègle l'en- semble des valeurs, déclenchant une crise à l'intérieur de chaque culture en m é m e temps que des blocages difficilement surmontables dans le dialogue des cultures.

la pathologie des "cultures menantes" aussi bien que dans celle des "cultures menées".

C'est bien cela que nous avons reconnu dans

1. Une nouvelle image de l'homme

Un philosophe a stigmatisé l'affaissement du su- jet en objet par "la dégradation de l'être en avoir" (25). L'homme cherche à compenser son hémor- ragie d'@tre par la multiplication de ses avoirs, comme sa liberté se mue en liberté de pouvoirs par désespoir d'une véritable libération.

Aujourd'hui, les "cultures menantes" se re- connaissent dans les structures à dominante éco- nomique centrées sur l'appétit de productivité et de consommation.

D e leur côté, les "cultures menées" - et parmi elles, la culture arabo-musulmane - n'ont

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commencé à se dégrader qu'à partir du moment où, soit sous l'impact destructeur des "cultures menantes", soit par ralentissement endogène, et sans doute à cause des deux à la fois, leur cons- tellation de valeurs s'est décomposée. Une rup- ture de la vérité s'est faite dans ces cultures au bénéfice du "vrai" philosophique ou du "vrai" théologique - ou d'une "sagesse" - et aux dépens du "vrai" scientifique. D u coup, cette rupture a figé le progrès de la vérité, en m é m e temps qu'elle a frappé d'immobilisme l'éthique et l'es- thétique jusqu'à les rendre aujourdlhui anachro- niques. La dignité des cultures menées mise à l'épreuve par les cultures menantes va faire du "vrai" scientifique et de la technologie qui leur manquent une idole à conquérir à tout prix. Elles aussi voient s'effacer leur ancienne image de l'homme derrière le mythe emprunté aux "cul- tures menantes" et marqué de l'effigie de la science. Celle-ci reve une puissance magique puisqu'on n'a pas vécu le processus qui y conduit. L'important pour les cultures menées est de pos- séder l'objet moderne afin de bénéficier de ses pouvoirs bénéfiques. Mais c'est au fond le m é m e fantasme que celui des pays industrialisés qui monte à l'horizon des pays en voie d'industriali- sation : fantasme provoqué par une absence au lieu d'étre sécrété par une présence, envers de l'autre en vérité, et qu'il s'impose de réaliser, au risque d'oublier une personnalité devenue désuète. Les cultures menées objectivent l'homme à leur ma- nière, qui est celle de la frustration. C o m m e si une intériorité humaine pouvait vivre dans un es- pace imaginaire non issu de ses propres rapports avec le monde, et comme si sa liberté n'allait pas, elle aussi, se réduire à une simple liberté de pouvoirs dans la possession d'une modernité empruntée, non engendrée par son devenir.

Jusqu'à quand ces cultures accepteront-elles d'étre ainsi malmenées ? Comment supporteront- elles une personnalité disparate, moitié dans un passé opulent, moitié dans un présent misérable ? Jusqu'où persisteront-elles dans des efforts hâ- tifs et désordonnés de jonction stérile entre le fondamental et la modernité ? Une nouvelle image de l'homme s'impose à elles de toute urgence en laquelle le "vrai", le "bien" et le "beau" se con- juguent dans un équilibre dynamique où respirent à la fois leur intériorité et leur liberté.

2. Quelle thérapeutique pour les "cultures menante s " ?

Comment les cultures menantes et les cultures menées développeront-elles une nouvelle image de l'homme conforme à leur identité, ouverte à leur progrès endogène et simultanément au dia- logue ? Telle est la question qu'il nous reste à envisager pour finir. Les articulations de la ré- ponse, nous les avons déjà trouvées : différence spécifique de l'homme, valeurs constitutives de sa culture, aventure de ces valeurs à travers des histoires distinctes. Il ne nous reste qu'à tirer parti de ces éléments.

Quelle catastrophe éveillera les "cultures me- nantes" de leur sommeil philosophique ? Philoso- phique, oui, puisque le sens de l'homme s'y est

amorti, exténué par ses pouvoirs technologiques. Un philosophe des années 1930, Emmanuel Mou- nier, qui appelait de ses voeux une "révolution pers onnalis t e et co mmunaut aire" pour 1' Oc cident, voulait "refaire la Renaissance". Refaire, non pas recommencer : la faire autrement. Car : si la Renaissance a sonné le grand branle-bas de la science et du bonheur, elle a fini par fairedé- lirer le "vrai" scientifique et tué l'homme : l'homme des pouvoirs totalitaires et des démo- craties bourgeoises. Lorsqu'un économiste mo- derne comme L. J. Lebret, dans les années 1960, alerte l'occident avec son Manifeste pour une ci- vilisation solidaire (26) et par son cri : "L'avenir appartient aüx peuples sobres", il ne dit pas autre chose, mais en termes de production et de consommation.

Ces appels sonnent désespérément aux oreilles d'un homme assourdi par les rumeurs de son dé- sir, tellement encombré de son moi, objet égoi'ste et exigeant, qu'il ne peut plus entendre les voix qui montent de lui-meme, pas plus que celles qui viennent des autres. Certains, comme Gabriel Marcel et plus récemment Maurice Clavel, en appellent alors à un nouveau socratisme afin de rendre l'homme à sa transcendance, à son sens critique, c'est-à-dire à son intériorité et à sa liberté. Nulle raison d'ignorer, pour autant, les acquis de la science et spécialement des sciences humaines. Bien que celles-ci aient tenté, depuis quelques décennies, de supplanter le discours philosophique, leur "chosification" de l'homme - réduit à une structure consciente ou incons- ciente, à une machine désirante, à un objet - le laisse tellement sur sa faim qu'on voit réappa- raftre aujourd'hui la dimension purement subjec- tive de l'homme (27).

Mais l'homme peut-il se dégager de son moi sans qu'aucune valeur le sollicite hors de lui et au-delà de lui ? Le rendre conscient des appels des deux tiers du monde appartient aux sciences de l'information et à leur éthique, comme le sou- lignait récemment J.-J. Servan-Schreiber (28). Qu'il se rassaisisse sur les pentes où son inté- riorité fuit et s'objective et il sera aussitût plus attentif aux autres cultures et à leur irrempla- çable singularité. Cessant de les objectiver, il ne sera pas insensible aux intériorités humaines qui s'y expriment. Le souffle de l'humain traver- sera de nouveau toutes les consciences qui ne se closent que pour avoir détendu leurs attaches avec le grand tissu social.

hors mais au-delà d'elles-mémes implique une référence aux valeurs transcendant l'homme. Cela relève alors du "vrai" philosophico-religieux qui n'a pas cessé de survivre en certaines d'entre elles, bien qu'oblitéré par les retombées scienti- fiques. Mais la science elle-méme se tient de moins en moins quitte envers la question méta- physique et morale. Un colloque récent comme celui de Cordoue, "Science et conscience : les deux lectures de l'univers'' (29), montre le posi- tivisme des savants s'ouvrant de lui-méme sur un transpositivisme qui n'est pas nécessairement un recours au religieux, mais qui n'est plus un refus de tout au-delà. Un au-delà portant d'autres

Solliciter les cultures menantes non seulement

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noms que ceux déjà connus, approché par d'autres voies que celles déjà pratiquées, mais dont la réa- lité demeure celle d'un p61e d'attraction et de com- munion vers lequel convergent les consciences dans un mouvement infini.

La restructuration du "vrai" - scientifique, phi- losophique et religieux - prépare ainsi sa réinté- gration dans la constellation des valeurs. Il an- nonce un extraordinaire bond en avant de l'éthique et de l'esthétique. Non seulement l'homme n'hési- tera pas devant les solutions morales appelées par la nouveauté des problèmes, mais ses oeuvres d'art aussi, au lieu d'enregistrer à retardement un monde cassé par la science, retrouveront une "mémoire de l'avenir" (30), et leur fonction pro- phétique sera comme aimantée par les chances de l'univers possible que la poésie avait tellement déserté.

Ainsi donc, la réintégration de la science au sein d'une vérité englobante, le développement du bien et du beau en harmonie avec celui du vrai, auraient pour conséquence naturelle une partici- pation à la concertation des cultures. Il ne s'agit pas d'un frein imposé à la science ni d'une pause du progrès technologique, mais d'une évolution dans un contexte organique qui les amène à épou- ser la dynamique de l'humain, d'un humain quine peut s'entendre hors de la coopération internatio- nale. C'est affaire de vision, puis affaire d'édu- cation. Un long effort. Alors l'entraide avec les autres cultures - appelées également à devenir "menantes" - ne sera plus vécue comme un pro- cessus volontariste de prélèvement et de sacri- fice, mais comme une inflexion réorientant les plans de croissance et les structures de produc- tion, dans le double sens du développement de soi et du développement des autres (31).

3. Quelle thérapeutique pour les "cultures menées'' ?

Cette refonte des "cultures menantes", les "cul- tures menées" ne sauraient s'en passer pour elles- mémes. Si elles n'opéraient leur propre révolu- tion interne, comment entreraient-elles dans le dialogue des cultures en qualité d'interlocuteurs valables ? A ce prix, elles seront promues plei- nement au rang de "cultures menantes".

Que l'attraction de la mystique ou de la sa- gesse ait retenu certaines d'entre elles sur les plages du sacré, loin de la marée scientifique qui les eut vitalisées, ou bien que l'emprise du'lvrai" théologique et du spirituel, après les avoir stimu- lées, ait pesé sur d'autres jusqu'à les immobili- ser - comme c'est le cas pour la culture arabo- musulmane - à un niveau de croissance autrefois enviable, aujourd'hui archai'que, indique aussitût le ressort à déclencher pour une réactivation de croissance. Quel que soit l'impact de l'ère des colonisations, telles que les choses se présentent aujourd'hui sur le chantier, c'est évidemment le "vrai" philosophique et scientifique qui est en cause, c'est l'exercice de la rationalité qu'il faut libérer, sans que pour autant une méfiance à l'égard du sacré ou du spirituel en soit le corollaire.

"cultures menées", s'il ne passait par le prisme Le regard que portent sur elles-mémes les

déformant des "cultures menantes", leur rendrait la confiance en soi nécessaire pour passer le seuil de la science sans faire de celle-ci une idole et sans agenouillement de leur part (32). Elles sont traumatisées par la technologie des "cultures me- nantes" et par le besoin qu'elles en éprouvent, si bien que les voici tentées de "marginaliser" leur propre patrimoine et de s'en détourner comme d'un vétement honteux. La science "désenchante" la nature, disait Max Weber ; eh bien, illeur faut donc désenchanter la science : la dépouiller du halo magique qui entoure ses produits de plus en plus puissants et complexes. Or, la façon la plus sûre de démythifier la science est de la pratiquer soi-méme, en l'abordant non de l'extérieur, par ses objets fabriqués, mais du dedans, par l'es- prit qui anime le processus de la découverte (33).

Les "cultures menées" peuvent profiter de l'entraide accordée jusqu'à nouvel ordre par les pays industrialisés pour reprendre du plus bas leur effort vers la science par le truchement de l'enseignement scolaire aussi bien que par celui des mass media, jusqu'au moment où elles -mémes développeront un tissu de remplacement.

Pour ne pas effaroucher la mysticité ou lasa- gesse des "cultures menées" - c'est-à-dire le "vrai" philosophique et religieux - il suffirait que cette orientation nécessaire de la raisonvers le vrai scientifique se déploie dans le contexte particulier à chacune d'entre elles, selon ses propres aptitudes, ses besoins singuliers, sans que lui soit imposé du dehors quelque modèle étranger. Elles-mémes ouvriront des chemine- ments éthiques et esthétiques à la rencontre de leur mysticité ou de leur sagesse, en distinguant en celles-ci la part qui mérite d'étre réactivée de celle qui n'attend que de mourir. L'important est de sauver, dans cette refonte indispensable, le dynamisme de leur endogénéité.

Cette approche, qui est valable pour toutes les "cultures menées", exige des ajustements spé- ciaux dans le cas de la culture arabo-musulmane. Un sociologue comme J. Berque parle de "l'im- propriété d'une éthique, fut-elle révélée, à cons- truire et à organiser, faute de consentir & de né- cessaires mises à jour" (34). 11 n'est pas seul à le penser. Bien des musulmans l'ont devancé, dans leur volonté de réformisme. Mais le réfor- misme est insuffisant. Un philosophe comme Mo- hamed Arkoun voit mieux, selon nous, quand il veut réveiller la raison, comme on piqueunnerf à sa racine, au moment historique où la théolo- gie et les écoles juridiques ont réussi à l'assou- pir (35). Oui, c'est jusque-là qu'il faut remonter, sans pour autant refaire toute l'histoire.

Il appartient donc àla culture arabo-musulmane elle-méme de se reprendre à partir de ce noeud du sacré et du profane dont nous avons parléplus haut - et que certains voudraient liquider irres- pectueusement - en lui rendant une souplesse que le freinage interne et le poids d'une histoire subie ont périlleusement durcie. Il s'agit en somme de mieux sauver la substance de la foi en luipermet- tant de s'expliciter à travers les phénomènes changeants de l'histoire, faute de quoi elle risque de se perdre.

Ailleurs, nous avons suggéré que l'élan

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pourrait &tre repris au siècle présent, à partir de la notion moderne de "personne" - qui n'est pas "l'individu" de l'individualisme - nulle part nommée en Islam mais partout impliquée, ne serait-ce que dans l'acte initial du croyant, la "Shahada", qui ouvre toute prière (36). Un philo- sophe maghrébin, Lahbabi, l'a montré dans son traité sur un "personnalisme musulman'' (37).

Cette réactivation de la rationalité dans l'en- semble du circuit allant du "vrai" scientifique au "vrai" religieux, en passant par le "vrai" philo- sophique, projettera elle-méme ses embranche- ments éthiques et esthétiques au sein du contexte arabo-musulman. Sur le plan éthique, au lieu de se couvrir d'idéologies étrangères ou de s'en dé- fendre derrière un repli paralysant, elle tissera à partir d'elle-méme un réseau d'orientations mo- rales dans les secteurs de la vie personnelle de l'homme et de la femme, de la vie familiale, de la vie économique et sociale, et de la vie inter- nationale.

Simultanément, sur le plan esthétique, de nou- velles formes d'art, des thèmes inédits, des rythmes non encore entendus, un art de vivre ré- nové qui ne seraient pas ceux de la modernité oc- cidentale, pas plus que ceux d'un passéisme orien- tal, verraient le jour. Les réussites déjà recon- nues en architecture, peinture ou littérature y trouveraient leur place de précurseurs, mais à partir d'une inspiration ou d'une aspiration abreu- vée aux sources, à condition que ces sources elles-mémes en libèrent les élans.

Aux hommes de culture, en Islam, il appar- tient de prendre l'initiative et d'assurer ferme- ment la rationalité, en desserrant les liens du spirituel et du temporel, tout en se gardant deles briser. "Qu'il soit bien entendu que ce progrès ne peut venir que de nous-mémes", dit Anwar-el- Jundi (38). Il a raison. Mais la lenteur nia plus d'excuse. Le temps où l'attention des Arabes s'engouffrait par devoir dans la désaliénation po- litique est dépassé. Celle-ci ne peut plus leur servir de prétexte ou d'alibi. Les hommes de culture doivent aujourd'hui se désaliéner eux- mêmes de la politique, pour penser la renais- sance véritable, qui les amènera en tant que "culture menante" au rendez-vous des cultures.

4. Une double thérapeutique : les conditions d'une communication des cultures et d'une intégration des valeurs spécifiques et universelles

1. Une thérapeutique des cultures à partir de la science et de la technologie présente nécessai- rement deux aspects. Elle porte la question et le remède simultanément des deux côtés : au sein des "cultures menantes" et des "cultures menées". Toutes sont appelées à s'ériger en cultures con- ductrices de l'histoire. Elles peuvent s'interpel- ler sans se porter ombrage.

Eviter la perversion des premières due à la prédominance de la science et à l'inflation de la technologie qui s'ensuit, et défendre les autres contre l'infantilisme d'une raison sclérosée, tels sont, en bref, les impératifs qui ressortent de nos analyses.

Cette conversion à soi-méme des unes et des

autres ne comporte aucun retour en arrière, au- cune régression, aucun refus. C'est une conver- sion en avant, résorbant le "vrai" scientifique et l'exercice de la raison dans la recherche englo- bante de la vérité, en gardant celle-ci dans l'at- traction du "bien" et du "beau", afin que les va- leurs de la culture, par autorégulation, avancent toutes ensemble.

2. Chemin faisant, elles peuvent évidemment échanger leurs ressources. Mais, à situer cet échange au niveau de leurs productions, elles le dégradent en commerce, avec toutes les séquelles de ce genre d'opération.

chir des autres est de recommencer en elle, à l'occasion de leur rencontre, l'acte fondateur de la culture. D e m ê m e qu'un objet n'a de sens pour une culture qu'à partir d'une intériorité des cons- ciences qui cherche à s'actualiser en multipliant les traits d'union entre elle et le monde, toute acculturation implique que l'on revive en soi la genèse de l'objet, du mot, du style de vie, de la valeur. Autrement, tous ces facteurs de civilisa- tion rejoignent le musée de l'exotisme.

Une discipline s'impose donc. Sympathiser avec les conditions d'une culture donnée n'est qu'un préalable. Il faut aller plus loin : ne pas séparer l'objet de son origine et de sa finalité. Quand on songe combien varie d'une culture à une autre l'intuition de l'espace-temps, coordon- née universelle de toute expérience à son niveau le plus élémentaire, on saisit aussitôt l'impossi- bilité de transporter un objet d'une culture à une autre sans le transposer (39). Que dire alors s'il s'agit de la finalité à laquelle a répondu la nais- sance de l'objet ? Mise en situation que s'impose spontanément l'historien quand il veut recréer le contexte d'un événement. Celui qui demeure en dehors du circuit qui va de la finalité au besoin pour engendrer l'objet se condamne à objectiver les cultures autres que la sienne, et souventaussi sa propre culture. Il renonce alors à les com- prendre, ou bien il les imite .en s'exorbitant lui- même.

science comme pour la morale ou l'art, c'est-à- dire pour les valeurs de l'éthique et de l'esthé- tique, entraihe avec elle une conséquence aux avantages indubitables. Dès qu'une production ne livre pas sa finalité, elle tombe sous le coup de l'insignifiant et de l'inutile.

les vraies valeurs. Cette pléthore appelle donc une autorégulation de la culture qui devra, sous peine de mort, retrouver la règle d'or de la so- briété. Ne sont appelées à survivre que les cul- tures qui équilibrent à tout instant le jeu de leurs valeurs constituantes : "vrai", "bien" et "beau".

4. Il sera vain d'acculturer, c'est-à-dire de prétendre aider à l'autorégulation d'une culture, en imposant ou en proposant des modèles exo- gènes, méme assortis de contreforts technolo- giques d'appoint. Qu'il s'agisse de science, d'éthique ou d'esthétique, toute valeur qui ne prendra sens à partir d'une intériorité humaine est vouée à affaiblir celle-ci - par excès ou par défaut - et donc à la stériliser. D'abord non-

La seule manière pour une culture de s'enri-

3. Cette méthodologie, qui vaut pour la

Mais multiplier l'insignifiant finit pas masquer

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valeur, elle se retourne en antivaleyr. En revanche, toute valeur qui surgit de l'inté-

riorité ou éveille en celle-ci des résonances donne des chances à la liberté et à sa capacité de libération. Car la liberté ne surgit que pour au- tant qu'elle accompagne une intériorité créatrice, et ne se libère progressivement que dans la me- sure où elle se dégage de l'emprise de ses pro- ductions. L'absence de production l'aliène tout autant, puisqu'elle la colle au besoin dont elle ne peut se délivrer.

5. "cultures menantes" et des "cultures menées". Toutes le menacent également, nous l'avons assez dit. Le développement de la science n'est pas, en soi, périlleux, mais sa sortie du champ des va- leurs : son ambition à orienter la dynamique hu- maine. Les spiritualités traditionnelles ne sont pas, en soi, ankylosantes, mais leur marginali- sation de l'exercice de la raison : leur prétention à faire l'homme en se passant d'une dynamique rationnelle.

dans le secteur du "vrai", entralhant du m&me coup une désynchronisation et une sclérose du "bien" et du "beau". Une analyse de ce qu'est la

Or c'est bien l'homme qui est l'enjeu des

En somme, le drame des cultures s'est situé

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NOTES

"cultures menantes", "cultures menées" : nous adopterons ces expressions pour les pays industrialisés et les pays en voie d ' industrialisation. Ce dépassement du visible n'a rien d'étrange. Il se fonde sur ce qui, déjà, dépasse le vi- sible en la nature humaine. Parce que méta- physiquement enraciné, l'homme se cherche des finalités métaphysiques. Ces finalités sont irrépressibles. Dans les régimes réduc- teurs de l'homme elles réapparaissent sous forme d'idéologies, objets de foi. Nous en parlons ici parce que le Vrai est la matrice de la science, de la philosophie et de la théologie, le Bien étant celle de l'éthique et le Beau celle de l'esthétique. Sur les rapports de la science et de la tech- nologie, voir l'étude fouillée de Jean Ladrière, Les enjeux de la rationalité, Aubier-Unesco, 1977, p. 30 et suivantes. La critique de Gaston Bachelard dans Le nouvel esprit scientifique est désormaisad- mise par la majorité des savants. D e m@me que les savoirs ont recours aujour- d'hui à l'interdisciplinarité, les spécialisa- tions médicales ont éprouvé le besoin de re- venir à l'unité de l'homme biopsgchologique.

_ .

Alvin Toffler, Le choc du futur,. Paris, De- noel, 1973. Jean Brun, Les vagabonds de l'occident, Desclée de Brouwer, 1975, p. 12 à 80. . -

M. Zundel, L'homme existe-t-il ?, Editions ouvrières, 1967. Olivier Clément, "Questions sur l'homme", Stock, 1972. Voir à ce sujet le beau chapitre de Louis Gardet dans Islam, religion et communauté,

culture était donc fondamentale. Et, à la base de la culture, les diverses réfractions d'une image de l'homme. C'est à ce niveau qu'il nous a sem- blé bon d'inaugurer le débat.

Une civilisation de l'universel ne sera donc pas une mosaïque de cultures incommunicables, ni une réduction à l'homogène de toutes les diver- sités par le moyen de la science. Elle résultera d'une communication par le dedans, à cette pro- fondeur où réside la "différence" humaine - inté- riorité et liberté - universellement présente en tout homme, dans la mesure où chaque culture revivra son acte fondateur pour dialoguer avec les autres en leurs significations, à travers leurs produits, et non par le moyen de leurs produits coupés de leurs significations.

Osmose qualitative où le spectre de chaque culture, loin de s'atténuer, augmente de la cou- leur des autres et la reflète à sa manière à lui, dans une fidélité à soi qui est la condition de la fidélité aux autres.

L'universel est une dimension du singulier. Seul le singulier s'ouvre par ses racines à la sève de l'universel. Il n'y aura plus alors de cul- tures "menées" ou "menantes", mais seulement

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des

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cultures "concertantes".

Desclée de Brouwer, 1970, p. 273 et suivantes. L'orientaliste Jacques Berque se démarque de cette définition. Cité par Louis Gardet, op. cit., p. 279. G. Sarton, Introduction to the History of Science, vol. 1-111, Baltimore, Willial and Wilkins, 193 1- 194 7. Ali Kettani, G. Anawati, in Revue Impact, Unesco', vol. 20, 1976. Vincent Monteil, dans Clés pour la pensée arabe, Seghers, 1974, consacre à lascience arabe un chapitre succinct mais très riche. Etienne Gilson, "Histoire de la philosophie au Moyen Age", 2 vol., Payot. Par exemple, en chimie, al-kimya' = chimie ; al-ambiq = alambic ; al-kuhul = alcool ; al- qalawi = alcali ; al-zirnikh = arsenic. Nous avons essayé de présenter cettetension dans Orient, quel est ton Occident ? LeCen- turion, 1970. Concernant l'importante question des ordres de la connaissance et de leurs relations, se référer à Jacques Maritain, Distinguer pour unir, Desclée de Brouwer. A. Boudhiba, dans sa contribution au col- loque de 1IUnesco en 1971, reprise dans La science et la diversité des cultures, P U F T Unesco, 1974, p. 258. On a reconnu ici la position principale d'un parti politique actuellement assez actif.

-

Voir L'art contemporain dans les pays arabes, publié en arabe par Afif Bahnasi, Dâr al Ju- nub lil Nashr et Unesco, 1980. "Dans les 5 à 10 ans à venir, la communica- tion Nord-Sud sera de moins en moins facile. Pourquoi ? Parce que jusqu'à présent l'effort

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au niveau culturel, au niveau de l'adaptation et de la compréhension de l'autre, s'est fait en sens unique. Ce sont toujours les respon- sables du Tiers Monde qui ont fait l'effort de comprendre l'autre. , . sans aucun effort dans le sens inverse de la part des pays industria- lisés", dit M. Elmandjra, dans la revue Fu- turibles, juillet-août 1980.

25. Gabriel Marcel, Etre et avoir, 2 vol. Aubier, édition 1970.

26. L. J. Lebret, Manifeste pour une civilisation solidaire, Editions ouvrières.

27. On trouvera un excellent exposé critique de ces tendances dans : J. M. Domenach, Le sauvage et l'ordinateur, Le Seuil, 1976-

28. J. -J. Servan-Schreiber, Le défi mondial, Fayard, 1980 Voir aussi A. Toffler, - La troisième vague, Denoel, 1980.

29. Science et conscience, Stock, 1980.

_______

30. Ce merveilleux raccourci est de Nietzsche. 31. M. Elmandjra, "Rapport de la Commission

Brandt", dans Futuribles, no 34 - juin 1980. 32. Voir A. Boudhiba, op. cit. 33. La plus intelligente étude que nous connais-

sions sur les rapports de l'intelligence, de la science et de la technologie est celle de Jean Ladrière, Les enjeux de la rationalité, Aubier-Unesco, 1977.

p. 26.

hier - demain, Buchet-Chastel, 1978.

34. J. Berque, L'Islam au défi, Gallimard, 1980,

35. Mohamed Arkoun et Louis Gardet, L'Islam,

36. Mélanges 14, déjà cité. 37. Abdel-Aziz Lahbabi, Un personnalisme mu-

sulman, PUF, 1967. 38. Rapporté dans J. Berque, op. cit., p. 84. 39. Les cultures et le temps, Payot-Unesco,

1975.

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CHAPITRE IV

Culture et communication en Amérique latine

par Oswaldo CAPRILES

INTRODUCTION

La présente analyse porte sur les thèmes qui ont été jugés les plus importants parmi ceux dont ilUnesco a proposé l'examen sous ie titre "Sys- tèmes d'information et valeurs culturelles", un intérêt primordial étant accordé à la probléma- tique liée aux interactions s'exerçant entre la communication, l'information, la culture, l'édu- cation et la société par rapport aux processus de reproduction de la société.

Bien que l'étude ait une portée générale, les expériences latino-américain es y tiennent incon - testablement une place prépondérante. A notre sens, l'Amérique latine constitue un cadre parti- culier dont l'importance tient à la prise de cons- cience progressive de la signification et du r61e des mécanismes d'information et de communica- tion qui s'est produite dans certains pays. Par ailleurs, s'il est vrai que l'on doive essentielle- ment à des scientifiques, des chercheurs, des journalistes combatifs et des universitaires la mise en évidence du r61e joué par les processus socioculturels, on ne saurait nier que des pra- tiques novatrices appliquées dans certains pays ont transformé, à des degrés divers, les méca- nismes de communication horizontale et partici- pative. S'agissant du caractère spécifique du do- maine étudié, nous estimons que les rapports entre la communication, l'information et la cul- ture doivent étre interprétés en fonction de lano- tion de processus socioculturels.

Pour plus de clarté, nous indiquerons la diffé- rence existant entre information et communication. D'après Pasquali, il faut entendre par information un ensemble de processus unidirectionnels et ir- réversibles, le terme de communication étant ré- servé aux échanges humains et sociaux. Dans ce processus d'échange, le véritable contenu et la véritable motivation des messages sont la culture, ce dernier terme recouvrant toutes les réalisa- tions de l'homme au plan social, qu'il s'agisse des produits créés ou des processus utilisés.

communication et d'idéologie envisagés comme éléments corrélatifs, de caractère et de niveau distincts, d'une réalité formée par les processus socioculturels, permet d'évaluer plus clairement les phénomènes de domination culturelle et

L'interdépendance des concepts de culture, de

d'endoctrinement idéologique. La présente étude envisage trois niveaux conceptuels : - processus d'information-communication ; processus de production-reproduction ; processus d'échanges culturels-idéologiques (production, assimilation, intégration, rejet, etc. , de mes- sages, à travers des signes et des symboles). Cette démarche permet de replacer les proces- sus socioculturels dans le cadre de la société en général.

La transformation accélérée de la société in- dustrielle a entraké un déplacement vers le "règne des signes", des symboles et des mythes d'un univers idéologiquement en expansion dans lequel le consumérisme semble perfectionner et boucler le cycle de la production et de la produc- tivité, accentuant et accélérant les tendances des mécanismes de diffusion (publicité, organes d'in- formation, modes, consommation) jusqu'à entraî- ner des changements d'ordre qualitatif.

La présente étude vise à décrire les rapports existant ent,re les processus socioculturels et les mécanismes de diffusion actuels, en s'efforçant, au niveau du diagnostic, de mettre en évidence les impératifs économiques qui régissent l'ex- ploitation des mécanismes de diffusion et, auni- veau prospectif, de rappeler que l'on ne saurait parler de politiques de la communication sans se référer à des politiques culturelles. Par ailleurs, tout choix culturel doit nécessairement s'accom- pagner d'un choix équivalent dans le domaine de la communication.

STRUCTURES DE S MOYENS DE DIFFUSION DE MASSE EN AMERIQUE LATITTE ET DANS LES CARAIBES ET CONTEXTE INTERNATIONAL

Il s'agit ici de récapituler les diverses phases et étapes du développement des systèmes de diffu- sion de masse dans la région considérée : nous analyserons en premier lieu le rapport fondamen- tal existant entre la publicité, les médias et la grande industrie transnationale, en second lieu, la concentration et l'expansion transnationale et, enfin, le grand bond technologique de l'informa- tion dans le monde capitaliste.

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Publicité, médias et grande industrie

C'est aux Etats-Unis que, pour la première fois, la publicité (et le r61e qu'elle joue dans la société contemporaine) a acquis l'importance et les ca- ractères spécifiques qui en ont fait un phénomène typique de notre siècle. Les particularités du sys- téme politique de l'Amérique du Nord, le fait que la presse ait très t6t été soumise à des impéra- tifs commerciaux, les structures économiques et la législation "libérale" du pays ont favorisé la constitution d'un service commercial privé qui, pour la radio puis pour la télévision, est devenu un modèle de système de "diffusion". C'est ce modèle qui, petit à petit depuis 1930, et de plus en plus rapidement à partir de 1950, a influencé la mise en place de systèmes analogues en Amé- rique latine.

Ce modèle est indissociable de l'apparition d'un rapport nouveau entre la publicité et le nou- veau mode de reproduction du capitalisme à ten- dance monopolistique qui commençait à s'inscrire dans une optique transnationale. La publicité com- mence alors à s'interposer de façon progressive entre la production et la consommation, entrar- nant une transformation du mode de vie et engen- drant, dans les pays de la région de l'Amérique latine, une amplification du phénomène de dépen- dance dans quatre domaines : dépendance en ma- tière d'information (prédominance des agences de presse situées en Amérique du Nord et dans le monde occidental), dépendance par rapport à la publicité (prédominance des annonceurs, des com- manditaires et des agences de publicité transna- tionales), dépendance financière (par le biais de la participation de capitaux), dépendance au ni- veau des contenus ou de la programmation (re- transmission de programmes importés).

L'étude réalisée par Peter Schenkel, en 1973, signale les similitudes rencontrées dans cinq pays (Colombie, Chili, Argentine, Pérou et Mexique) en ce qui concerne les structures de pouvoir des moyens de diffusion de masse, ainsi que la ten- dance générale à la concentration de ces derniers entre les mains de quelques-uns, et l'influence politique acquise par leurs propriétaires du fait du pouvoir idéologique des médias.

Le cas du Mexique, où le système d'informa- tion de masse s'inspire du modèle nord-américain (en raison notamment de l'importance des capitaux américains dans l'économie nationale), a été étu- dié par Patricia Arreaga, qui indique que dans ce pays :

avec participation de capitaux étrangers, est le marché visé par les moyens de communication de masse.

2. Les moyens de communicationde masse, en majorité aux mains d'entreprises nationales, cons- tituent un marché pour les services des agences de presse, des sociétés de production de films, etc.

Les agences de presse, nationales et étran- gères, vendent leurs services en matière d'infor- mation aux moyens de communication de masse.

4. Les sociétés de production, nationales et étrangères, vendent leur production aux moyens de communication de masse.

1. Le secteur des biens de consommation,

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5. Les consommateurs, qui, dans un pays comme le Mexique, ne représentent qu'une mi- norité, constituent le marché cible de la publi- cité relative aux biens et services.

6. Les programmes produits sur place ou importés sont utilisés par les moyens de com- munication pour attirer à la fois l'attention du public consommateur et les crédits consacrés à la publicité par les annonceurs, tout comme aux Etats-Unis.

rait que l'on soit en présence d'un exemple d'or- ganisation de la diffusion de masse par le secteur privé si l'on considère la manière dont s'arti- culent les rapports entre les médias, les publi- citaires et les annonceurs. Le système de diffu- sion de masse apparaît comme un bloc depouvoir doté d'une structure pyramidale, dont le sommet (les annonceurs de l'industrie et du commerce) entretient des rapports avec 1'Etat qui fournit des ressources par des voies directes ou indirectes, et a des liens avec diverses sociétés transnatio- nales (voir les graphiques figurant à l'Annexe 1).

Ce système présente beaucoup de points com- muns avec celui qui existe au Brésil, certaines exceptions étant signalées par Camargo et Noga Pinto. D'après ces auteurs, la radio est l'organe d'information le plus important du Brésil, avec 944 stations émettrices, bien que la taxe préle- vée sur les postes de radio par habitant soit plus basse que dans d'autres pays. Toutefois, "d'après les études de marché, dans les villes, m é m e les familles à faible revenu jugent la télévision indis- pensable. Préférence est donnée au téléviseur sur tous les autres appareils domestiques.. . ".

Dans une importante étude sur la télévision brésilienne, Luis Fernando Santoro estime qu'elle est devenue vraiment populaire au cours des an- nées 1960, lorsque Janio Quadros s'est efforcé de réduire les concessions accordées aux stations privées, non sans opposition de la part de ces dernières. Cette situation, de l'avis de l'auteur, a contribué à la chute du gouvernement, àla suite de quoi le lobby Abert s'est renforcé et a obtenu un élargissement desdites concessions.

Dans toute l'Amérique latine, on relève des exemples similaires d'une dépendance accrue de la culture de masse. En ce sens, les travaux de Heriberto Muraro sur l'Argentine ne font que con- firmer la tendance constatée, sauf quelques cas exceptionnels comme celui de Cuba et l'expérience actuelle du Nicaragua.

Mattelart ont beaucoup contribué à faire percevoir les structures de dépendance de ces pays par rap- port au complexe militaro-économico-informa- tionnel des Etats-Unis d'Amérique.

A titre de conclusion provisoire, la situation peut se résumer ainsi :

En Amérique latine, les organes d'information sont rattachés d'une part à leur propre système économique par le biais du fer de lance que cons- tituent la publicité et les principaux annonceurs, lesquels sont en général des firmes ayant des liens avec les sociétés transnationales, mais ils communiquent aussi à tous les niveaux, avec leurs homologues nord-américains transnationaux

En ce qui concerne le Venezuela, il semble-

Il est à signaler que les travaux de Pasqualiet

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(publicitaires, médias, organes d'information, sociétés de production de disques, de films, etc. ) ; enfin, ces liens renforcent l'état de dépendance générale du système, ce qui engendre, une fois encore, aux divers niveaux, des rapports de na- ture politico-idéologique.

dias commercialisés dont l'exploitation repose essentiellement sur la publicité qui maintient les formations idéologico-culturelles dans un état d'interdépendance et donc de sujétion par rapport aux stéréotypes dominants d'une culture de con- sommation intensive, que renforce une échelle de valeurs générales individualistes et économiques, laquelle n'a pas qu'une valeur accessoire, mais est à l'origine m ê m e de la reproduction d'un sys- tème de dépendance économique caractérisé par les inégalités sociales les plus profondes et les plus criantes.

Ainsi, c'est la dépendance économique de mé-

Concentration et croissance au niveau transnational

Cette deuxième phase, qui voit la concentration accélérée de l'industrie de production de mes- sages constituant l'information de masse et de leurs distributeurs, se signale par le caractère organique qui marque peu à peu les relations entre moyens de communication de masse, pu- blicité et monde des affaires.

Ce processus de concentration a été lié, dans un premier temps, au développement de la branche d e 1' industrie st rat égico - militaire des Et at s - Unis et en particulier du secteur de la télématique, dé- veloppement qui s'est poursuivi et accentué au cours des années 1970, sous diverses formes (accords commerciaux, distribution, assistance, fourniture de programmes, etc. ). Cette situation a favorisé la prédominance d'un mode de vie im- posé par l'appareil des médias, au centre duquel on trouve les grandes sociétés liées au spectacle, à l'information et à la publicité.

Parallèlement, la concentration des intérêts aux mains de quelques-uns a entrafné la trans- formation des annonceurs en responsables de l'information, mettant les grandes sociétés trans- nationales à la tête des réseaux mondiaux d'infor- mation, phénomène que l'on doit examiner dans une perspective économique, dans la mesure où la logique de la production sous-entend un pro- cessus de consumérisme croissant caractérisé par l'hégémonie du signe et qui se traduit par l'élaboration de codes, bloquant tout message non conforme aux normes, et supprimant toute possibilité d'échanges. C'est de cette structure dominée par l'économie que procèdent les actions manipulatrices et idéologiques et non l'inverse, et c'est pourquoi nous ne sommes pas d'accord avec ceux qui voient dans les manoeuvres idéo- logiques caractérisant le système un acte prémé- dité de l'impérialisme culturel. Il s'agit essen- tiellement de placer toutes les formes d'inter- action sous le contrôle des capitaux dominants.

Le capitalisme et la technologie de l'information : le grand bond

Les études de Marc Porat, d'Erwin et le Rapport français Nora-Minc ont montré que les activités d'information et de communication ont dépassé en importance celles du secteur des services, tant en valeur ajoutée, que du point de vue de l'em- ploi et de l'investissement. C'est pourquoi nous appellerons "secteur quaternaire" le secteur de l'information et de la communication, qui re- couvre à une extrémité, l'informatique et à l'autre, la diffusion de masse, et comprend les sociétés de consultants, les centres de produc- tion d'information, les réseaux de diffusion de tous genres, les télécommunications et les ser- vices d'information ou de programmation.

Dans les pays dits périphériques, la constitu- tion de ce quatrième secteur se heurte à des dif- ficultés pratiquement insurmontables dès lors que l'on essaie de conserver à la presse, au cinéma ou à la télévision une certaine indépendance au niveau des orientations culturelles et de la vision du monde.

Il convient d'ajouter que l'existence d'un phé- nomène de synergie multimédia amène à étudier les relations d'interférence complexes des mé- dias, des campagnes publicitaires et de leurs "conséquences culturelles", qui semblent de plus en plus assimilées à des marchandises, dans le cadre d'un processus de mercantilisa- tion de l'idéologie et de la culture ; celui-ci va bien au-delà de ce que l'on pourrait considérer comme un instrument de la culture de masse et ne peut qu'aggraver la situation des pays dépendants.

PROGRAMMES ET CONTENUS

Nous évoquerons dans ce chapitre la situation actuelle des systèmes de diffusion en Amérique latine et dans les Caralbes, en nous fondant sur les résultats les plus significatifs des recherches et des études réalisées dans la région. L'abon- dance des exemples nous oblige à les énumérer brièvement, par catégorie, et en commentant les principaux d'entre eux.

Les nouvelles

Nombre d'analyses ayant également un caractère prospectif se sont ajoutées aux recherches clas- siques sur le déséquilibre régional, en matière d'information, en particulier du fait de la concor- dance de plus en plus étroite entre les thèmes du nouvel ordre international de l'information et l'impulsion donnée par les Conférences de Bogota et du Costa Rica sur les politiques nationales de la communication. L'Institut latino-américain d'études transnationales (ILET) du Mexique a publié diverses études et compilations à ce sujet. Signalons en l'occurrence les travaux de Reyes Matta, Somavla, Schiller, Orddnez, Encalada, L. A. Gdmez, Bonilla de Ramos, etc.

L'étude consacrée par Luis A. Gdmez au rôle joué par les responsables de l'information au

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Venezuela conclut, notamment, à l'existence d'une mise en condition concernant l'image que les pays latino-américains ont les uns des autres, eu égard au type de nouvelles diffusées, lesquelles étant ponctuelles en général, "sèches" et détachées de tout contexte,ne permettent pas de se faire une juste idée des différentes réalités nationales. Cette méthode consistant à diffuser presque ex- clusivement des nouvelles sèches s'inscrirait dans le cadre de la politique menée par les agences de presse internationales, parmi lesquelles les agences nord-américaines occupent une place prépondérante.

tion le manque de diversification de leurs sources ainsi que l'absence de traitement des informations reçues, éléments qu'il juge indispensables à l'ins- tauration d'un équilibre en matière d'information, dans la mesure où ils contribueraient à réduirela dépendance àl'égard des sources nord-américaines.

G6mez reproche ainsi aux organes d'informa-

La publicité

Divers aspects de la question ayant déjà été exa- minés au cours de cette étude, on n'évoquera ici que certains aspects complémentaires.

L'augmentation des ressources totales consa- crées à la publicité dans la région de l'Amérique latine et des Caraïbes se situe, d'après diverses sources, autour de quatre milliards de dollars pour la période 1980-1981. Ce que les statistiques n'indiquent pas, c'est que les frais de publicité sont récupérés dans chaque pays sur le prix des produits et donc répercutés sur le consommateur. Si l'on tient compte de ce que la publicité porte pour une large part sur des produits de grande consommation, on comprend que c'est le peuple qui, finalement, paie pour la publicité.

Il convient notamment de souligner le phéno- mène de concentration du marché pour les pro- duits dont la valeur est accrue de façon sensible du fait de l'activité publicitaire.

Enfin, compte tenu de l'influence de la publi- cité, on se doit de rappeler la théorie de Pasquali touchant l'"accélération centrifuge de la contami- nation culturelle", selon 1aquell.e les phénomènes propres à la culture de masse sont pires à la pé- riphérie qu'au centre du système capitaliste.

Programmes radiophoniques, disques et cassettes

Il existe en Amérique latine des milliers de sta- tions émettrices de faible puissance. La tendance à la concentration transparaft dans le fait que nombre d'entre elles appartiennent à des "chahes", des "circuits" ou "associations" qui représentent diverses formes de contrale de la part d'entre- prises centrales à caractère oligo-polistique. L'industrie du disque s'est développée en Amé- rique latine sur la base du marché ouvert aux fi- liales des grandes firmes internationales, ce qui a contribué à la constitution d'un univers culturel de masse.

Télévision - vidéo La télévision est, sans aucun doute, le moyen d'information qui est au centre du débat sur la communication, compte tenu de son importance et de l'attention que lui consacre la population.

sente étude des précisions sur le processus de fusion de la télévision dans divers pays d'Amé- rique latine ainsi que des références à divers travaux sur l'impact de la télévision. A titre d'exemple, nous signalerons celui de Santoro, qui a analysé ses effets sur les enfants. A partir d'un échantillon composé de 880

enfants scolarisés de la zone métropolitaine de Caracas, on a observé que ceux-ci percevaient

On trouvera à plusieurs reprises dans la pré-

réalité de la façon suivante : près de 81 70 des enfants regardent quotidien- nement la télévision ; les expressions ou les idiotismes de langues étrangères représentent jusqu'à 63,04 % du vocabulaire employé dans l'échantillon étudié ; le bon ou encore le "héros" est nord-américain dans 86 ?O des cas, et vénézuélien dans 8 70 en- viron (d'après le programme) ; pour les enfants, les bons parlent anglais (82 70) ; concrètement, le héros est nord-américain (66 % des réponses) ; les bons sont riches dans 72 y0 des cas ; les méchants sont pauvres dans 41 70 des cas (15 70 sont riches) ; les Blancs sont bons dans 84 %, les Noirsdans 4,4 70 des cas. On ne dispose encore d'aucune étude sur l'in-

cidence des systèmes vidéo en Amérique latine, mais l'on sait d'après des renseignements préli- minaires et des chiffres approximatifs que leur utilisation est de plus en plus répandue dans les milieux aisés et qu'ils ont tendance à s'implanter dans les classes moyennes au Mexique, au Vene- zuela, au Panama, en Colombie et au Brésil. Les répercussions de ces nouveaux systèmes et du nouveau marché qu'ils constituent pour les mes- sages sur le marché traditionnel du cinéma et de la télévision peuvent donner lieu à des conflits d'ordre économique et culturel comme cela com- mence à etre le cas aux Etats-Unis.

L e cinéma

En ce qui concerne le cinéma, la situation est la m é m e dans tous les pays d'Amérique latine ; c'est la distribution transnationale qui domine et est en général associée à des réseaux de projec- tion monopolistiques. Les difficultés qui semblent s'opposer à la constitution de sociétés cinémato- graphiques nationales sont apparemment un phé- nomène régional caractéristique.

de cinéastes et de spécialistes latino-américains qui se réfèrent à des cas particuliers (Mexique, Pérou, etc. ) ainsi que sur des tentatives ponc- tuelles de réalisation de productions nationales,

Cette constatation se fonde sur les témoignages

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Quelques expériences et tentatives de changement

Au nombre des expériences visant à édifier des "industries culturelles" moins aliénantes, s'ins- crivant dans le cadre de processus d'indépendance nationale, du développement fondé sur l'auto-assis- tance et de l'unité latino-américaine, notre choix se porte sur le cas cubain qui se distingue des autres pays par certains traits spécifiques (ab- s ence de publicité, émulation révolutionnaire, etc. ). 11 y a également lieu de signaler l'expé- rience du Nicaragua qui a mis en oeuvre une im- portante campagne d'alphabétisation, laquelle est en train de modifier le panorama culturel.

S'agissant du cas péruvien, il apparaft au cours des années 1970 comme la tentative la plus ambi- tieuse à laquelle on ait eu recours pour réformer les systèmes, les processus et les organes d'in- formation dans le cadre d'un processus de ré- forme lui-méme fondé sur les mécanismes du capitalisme d'Etat et des politiques d'interven- tion. On peut le définir concrètement comme la somme la plus ambitieuse d'efforts concertés ré- alisés en Amérique latine pour briser les mono- poles privés. A l'opposé du cas du Pérou, celui du Chili se

caracterise par une réforme profonde des règles économiques et politiques qui n'a pas pu, peut- étre, faute de temps, étre appliquée dans le do- maine de la communication. On peut également citer les initiatives lancées à la suite de la Con- férence du Costa Rica dans le cadre de la lutte pour un nouvel ordre de l'information (ASIN, Ca- ribbean News Agency, ALASEI).

LA NOWELLE ACTION SYNERGIQUE DES MASS MEDIA, DE LA PUBLICITE ET DES MARCHES, DE LA CULTURE OU DE L'ENDOCTRINE MENT

Dans le cadre de la recherche culturelle, on ne saurait laisser de c6té la transformation du con- texte symbolique. Et dans ce processus de chan- gement, se signalent par leur importance les as- pects indiqués par Baudrillard alléguant qu'au- jourd'hui la marchandise est immédiatement pro- duite en tant que signe, en tant que valeurlsigne, et les signes, c'est-à-dire la culture, entant que marchandise.. . En ce sens, la forme-marchan- dise n'est rien d'autre que la projection omnipré- sente de la marchandise réelle dans toutes les possibilités d'échange de l'homme en société ca- pitaliste, et cela dans la mesure où le processus de production des marchandises a essentiellement besoin, pour se reproduire, du pouvoir symbo- lique des signes transmutateurs de la marchan- dise qui, à leur tour, se transforment en marchandis es. A cet égard, l'exemple choisi est celui de

Walt Disney qui a constitué à partir du domaine apparemment neutre du cinéma pour enfants un puissant circuit de signes-marchandises (poupées, jouets, montres, etc. ) en tirant parti du carac- tère complémentaire des médias modernes.

Il convient de souligner qu'après avoir tra- versé une période de concurrence, les divers

médias*ont eu par la suite tendance à devenir complémentaires du fait de leur spécialisation dans certains domaines, et ont mis au point des stratégies tendant à accroftre leur impact fon- dées sur la recherche d'un public, de messages et d'horaires bien spécifiques.

C'est cette complémentarité, premier éié- ment de l'industrie culturelle, qui a permis le développement des campagnes multimédias et l'apparition de nouveaux groupes de presse liés à toutes les branches du secteur quaternaire ; cette situation a entrahé une concentration trans- nationale des facteurs de production et de la pro- duction des signes, qui a eu pour corollaire la concentration des signes-marchandises et des marchandises-signes.

L e public, dans ce processus, a fini par se transformer à son tour en moyen d'information, en signe-marchandise (il est le support des jeans Levis, des chaussures Addidas, des chemises Superman, etc. ).

Si l'on analyse les rapports existant entre l'énorme appareil d'endoctrinement et les méca- nismes et processus de la culture populaire, cette dernière apparaft nettement défavorisée, étant donné que les mécanismes d'interaction, sous l'influence des moyens de communication de masse, ont peu à peu tendance à ne plus s'ins- crire dans une perspective d'échange mais se transforment en système unidirectionnel. L a place prise par les signes fait que le spectacle s'est substitué à l'échange, véritable simulacre qui transforme chacun en spectateur en lui 6tant la possibilité de se manifester en tant que prota- goniste, réduisant ainsi les possibilités d'auto- nomie culturelle.

On notera avec intérêt que la nouvelle façon de consommer est apparue avec une nouvelle ca- tégorie de produits qui ont créé leur propre marché et dont la vente répond à une aspiration "démocratique" : cesser d'&tre au-dessus des autres, pour étre avec les autres au sein de quelque chose d'éprouvé et de sûr. Le blue jean est un bon exemple de produit diffusé démocrati- quement au départ, puis de façon hiérarchisée lorsque des qualités différentes ont été propo- sées sur le marché.

teraction croissante des médias, des messages, des modes et des consommateurs (entre les mar- chandises-signes et les signes-marchandises), c'est la médiatisation permanente du quotidien, c'est l'impossibilité d'entrer dans une relation qui ne soit ni chosifiée ni médiatisée, sans que l'on ait à faire un effort conscient qui devient à tel point anormal, à tel point "différenciateur", qu'il finit par supprimer également le naturel des relations les plus simples et, partant, relé- guer l'élément culturel du contexte social dans le domaine du simulacre.

C'est pourquoil'on peut parler d'une action syner- gique, laquelle comporte deux éléments : la synergie multimédia (laquelle encourage et tend à accroftre une surconsommation de marchandises et de signes à partir d'une interpénétration de la forme et du con- tenudes messages) et une synergie culturelle (con- pidérée comme une culture plate, se présentant

D u point de vue culturel, ce que traduit l'in-

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comme une mosafque en surimpression àl'infini pour ceux àqui elle s'adresse, c'est-à-dire, au sens oùl'entendAbraham Moles, la massedu pu- blic). Cette action synergique s'inscrit dans le pro- cessus de concentration des grands organes d'infor- mation aux mains de quelques propriétaires, pro- cessus qui tend à renforcer le pouvoir des sociétés transnationales sur les systèmes nationaux d'infor- mation et de communication. En résumé, c'est du point de vue de l'influence qu'elle exerce sur les publics que cette "action synergique" se mani- feste ou devient évidente (les objectifs eux-memes étant perçus dans une optique "synergique") : - développement par étapes des marchés, équivalant en réalité à la création de nouveaux marchés privilégiés ou spécifiques pour de nou- veaux messages-marchandises et par conséquent de nouvelles marchandises-objets de vente (par exemple lancement d'une mode, d'un genre mu- sical dans un monde érotisé, consubstantiel à ces modes et à ces genres, àl'intention des adoles- cents tout d'abord, et, dans un second temps, des préadolescents de moins de 14 ans). - d'où un phénomène globalisé et globalisant, intensifié, qui va bien au-delà des réalités con- crètes du marché : il s'agit de l'action globalede tous les médias, indépendamment de leur effet immédiat d'incitation à la consommation. C'est bien là l'aspect le plus grave du problème : cette synergie propre au système ou à l'appareil d'in- formation et qui a pour finalité la productiond'un mode de vie dont la structure réelle est occultée par une apparence idéologique à effet de mosaique, fragmentée dans le temps et dans l'espace, vision triomphale qui perpétue non seulement le capita- lisme mais encore le système des classes et des relations sociales, chaque fois réaffirmé et par- fait au point de devenir aliénation pure.

l'impossibilité de consommer - et la pseudo- satisfaction due à1' effet mimétique-cathartique de la publicité ne peuvent, dans ces conditions, étre considérées que l'une par rapport à l'autre dans la mesure où il s'agit des deux aspects spécu- laires d'un m é m e phénomène.

En définitive, ce qu'infligent les systèmes in- tégrés d'information - communication - culture de masse du capitalisme aux populations du Tiers Monde, c'est la perte de leur autonomie cultu- relle et la confiscation de leur propre milieu en matière de communication et de relations. C'est peut-être là le crime le plus grand qui ait été commis dans le domaine des droits de l'homme.

L'angoisse créée par la consommation - ou par

QUELQUES REFLEXIONS DE SYNTHESE SUR LES AUTRES SOLUTIONS QUI S'OFFRENT EN MATIERE DE COMMUNICATION ET DE CULTURE

La question des politiques nationales de communication

L'importance de cette question réside dans le rapport existant entre les politiques de la com- munication et ce qu'on appelle le nouvel ordre de l'information, rapport qui doit aboutir à

l'élaboration de modèles sur lesquels fonder de nouvelles relations à l'échelon national et inter- national. Par ailleurs, les relations entre la communauté des chercheurs et les décideurs ont montré la nécessité de réévaluer le r61e de la re- cherche et des chercheurs.

Nécessité d'élaborer une définition théorique

Dans la mesure où une politique est un compro- mis entre ce qui est possible et ce qui est sou- haitable, il y a lieu de mettre au point une défi- nition au sens large qui donne un caractère ri- goureux aux divers éléments du concept, "Un en- semble explicite, systématique et organique de principes et de normes en matière d'organisation, de contrôle, d'évaluation et de correction ayant pour objet de canaliser de façon cohérente les activités de 1'Etat et donc de permettre à la so- ciété de mieux tirer parti des processus, des systèmes et des formes de communication, no- tamment des moyens de diffusion de masse et des grands systèmes d'information, dans le cadre d'un contexte politique donné et conformément à un modèle déterminé de développement écono- mique et social.

Définition d'un processus

Lorsqu'on essaie de faire concorder des conte- nus concrets et une définition théorique, on se heurte à certaines difficultés, s'agissant notam- ment d'assurer la participation du plus grand nombre et le respect de la démocratie en matière de prise de décisions. Si l'on juge que l'accès et la participation aux décisions sont fondés sur "le droit à la communication", droit humain et so- cial qui sous-entend une interaction sociale et des rapports communautaires démocratiques , trois critères permettent de définir le caractère dé- mocratique ou non d'une politique nationale de CO mmunication.

(a) L'interaction humaine doit étre considérée comme un critère structurel des processus de communication, ce qui veut dire que les politiques de la communication doivent étre fondées, d'une part, sur des décisions collectives associant les institutions, systèmes et processus de communi- cation et, d'autre part, sur une participation au fonctionnement des mécanismes et des organes d'information, à tous les niveaux.

(b) La communication doit apparaître comme un processus orienté vers la participation démo- cratique aux affaires importantes du corps social. En d'autres termes, la communication est fonda- mentalement, du point de vue social, un processus politique démocratique.

(c) En outre, les politiques nationales decom- munication doivent etre orientées vers l'accession à une autonomie culturelle de la part de lasociété ; ce qui revient à dire qu'il faut garantir la liberté de production, circulation et échange des messages sociaux. En aucune façon il ne s'agit de créer un isolement socioculturel, mais au contraire, de faire en sorte que chaque culture puisse décider par elle-méme de ses liens et de ses différences avec les autres cultures.

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La Conférence intergouvernementale qui s'est ré- unie en juillet 1976 sur les politiques de la com- munication avait formulé des recommandations concrètes relatives aux politiques nationales en matière de communication ; cependant, et comme on a pu le constater ultérieurement lors de la Con- férence de Panama, les résultats sont restés en- deça des espérances.

Moralité des politiques

Chercheurs et décideurs

A partir des recherches réalisées en Amérique latine, deux constatations s'imposent :

(a) Très peu de pays, en particulier dans le "Tiers Monde", disposent,dans les domaines de l'information et de la communication sociale, d'ensembles homogènes et organiques de normes et de mesures constituant des "politiques natio- nales de la communication". Il suffit de parcou- rir la série de publications publiées sous ce titre Far l'Unesco, pour constater que, suivant la plu- part des rapports nationaux, il n'existe pas dans ces pays de politique cohérente et organique.

(b) La deuxième conclusion touchant l'applica- tion du contenu théorique des politiques nationales de la communication est qu'il est encore plus dif- ficile de trouver des pays où soient déjà appliqués (ou en cours d'application) des principes irrépro- chables quant à la forme et au fond, du moins en ce qui concerne la participation sociale aux déci- sions touchant l'information et la communication à tous les niveaux et dans tous les domaines, et en ce qui concerne aussi l'utilisation concrète des systèmes, des réseaux et des moyens de diffusion. On trouve plutôt çà et là des exemples d'activités marginales ou de "solutions de rechange'' plutôt que de véritables "politiques" définies par les Etats.

Autre communication, co mmunication.horizont ale. Autre utilisation des moyens de communication, communication participative : exemple à suivre

La question de "l'autre communication'' est, sans aucun doute, une constante qui apparaît tant dans les pays industrialisés que dans les pays tribu- taires de ces derniers. La polémique est née des critiques faites au mode actuel de transmission- réception des signes auquel on a reproché de 1é- gitimer presque toujours l'incorporation aveugle

de techniques et de technologies, reproduisant au niveau de la communication une structure du pou- voir qui banalise la communication en le trans- formant en spectacle.

Il nous paraît nécessaire d'analyser l'ambi- guité inhérente aux expressions "autre commu- nication", communication nouvelle, de substitu- tion, et autre utilisation des moyens de diffusion. Pour nous, "i'autre communication" est un para- digme qui s'oppose au modèle autoritaire et ma- nipulateur représenté par la médiatisation glo- bale et également à un contrôle bureaucratique des moyens et des méthodes d'information, et se fonde en revanche sur un dialogue permanent et une participation spontanée et continue, toute dé- mocratie supposant une prise de décision collec- tive et la socialisation de la production et des biens produits.

C'est pourquoi la définition d'un autre choix en matière de communication exige aussi le respect de conditions préalables indispensables parmi lesquelles un droit égal d'intervention pour les participants, la possibilité permanente et con- crète de reversibilité des pôles d'émission et de réception, la liberté de communiquer avec qui- conque au sujet de quoi que ce soit, en donnant ainsi une dimension sociale aux messages.

Parfois, ces principes conduisent à expéri- menter des solutions de remplacement margi- nales qui se présentent comme des antisystèmes par rapport au système dominant; la marginali- sation est alors délibérée et peut déboucher sur la recherche d'une prise de conscience ou sur un dilettantisme creux. En Amérique latine, le cas de Paulo Freire qui a tenté de susciter une prise de conscience dans la population constitue à cet égard un exemple des plus intéressants. A partir de la théorie et des expériences re-

latives à une nouvelle communication, on en est venu à envisager la politique de la communication comme une solution globale caractérisée par les pratiques résolument démocratiques liées aux ex- périences participatives.

Avec un nouvel ordre mondial, la possibilité de mettre en place un système national de com- munication doit étre envisagée dans le cadre d'un projet national démocratique qui, à partir de la définition d'une politique culturelle, donne la prio- rité à la reprise d'un dialogue à l'échelon de la communauté, à une animation culturelle qui ne passe pas par les médias, et qui soit créative et autogestionnaire. Un tel objectif n'est pas hors de portée si l'on donne à la communication la place primordiale qui lui revient en tant que mo- teur du changement.

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Se reporter également aux travaux de Camargo ;

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CHAPITRE V

La créativité individuelle et collective

par Kazimierz ZYGULSKI

1. Repères historiques

C o m m e il advient d'ordinaire pour beaucoup de nations dans le domaine des sciences de l'homme et de son comportement, il n'y a pas de définition unique et généralement admise de la créativité.

L'attitude des Anciens à l'égard de la créati- vité résultait d'une conception du monde, répan- due à leur époque, qui reposait sur la conviction que le l'cosmos'' est, de par sa nature, éternel et immuable, et que, en revanche, tout ce qui est créé est changeable, fini et limité dans sa durée. La signification ontologique de chaque activité, et donc de l'activité consistant à créer une chose nouvelle, était considérée comme moins valable que la recherche d'une authentique érudition et d'une sagesse que l'on voyait dans la contempla- tion de la vie éternelle (W. Tatarkiewicz).

tique:;; n'était pas concevable. Non seulement elle n'était pas possible, mais elle n'était pas souhai- table. L'art, en effet, est un don, celui d'effec- tuer certaines choses, et ce don suppose la con- naissance des règles et la faculté de s'en servir ; qui les connaft et sait s'en servir est un artiste. Cette compréhension de l'art a un fondement bien précis : la nature est parfaite et l'homme, dans ses activités, devrait s'y assimiler ; elle est sou- mise à des lois, et l'homme doit donc découvrir ces lois et s'y soumettre, au lieu de chercherune liberté qui l'éloignera facilement de cet optimum qu'il peut atteindre dans ses activités.

"créationisme", en reconnaissant que Dieu a créé le monde à partir de rien.

Cette thèse, qui a des conséquences philoso- phiques pour l'homme'et son activité, expose le r61e de la volonté en tant que force distincte dela raison ; volonté dont les traits caractéristiques sont les motifs, le choix, la décision. Contraire- ment à la raison, qui étudie ce qui existe déjà, la volonté concerne ce qui n'existe pas encore ; c'est elle qui fait naître, qui crée. C'est ainsi que, dans la philosophie chrétienne du Moyen Age, et prin- cipalement dans la pensée de Saint-Augustin, a pris naissance la philosophie chrétienne de l'his- toire, dans laquelle l'homme apparaît comme un sujet participant à la réalisation de la volonté di- vine. Pourtant, l'homme, de soi-meme, n'est pas

Ainsi, chez les Anciens, la créativité artis-

La philosophie judéo-chrétienne a adopté le

apte à la création, qui est un privilège de Dieu. C'est pourquoi, dans la pensée de la Renaissance qui, se dégageant des idées médiévales, attribue à l'homme, et surtout à l'artiste, la force de créer, nous rencontrons souvent l'opinion que : "l'homme crée à la ressemblance de Dieu". A partir de la Renaissance, de nombreux phi-

losophes reconnaissent l'homme comme étant le créateur de la langue, des coutumes, de la tech- nique et de l'art, le créateur de l'Histoire.

de 1'intérCt porté à la créativité ; on dit de lui qu'il "imagine" ses oeuvres, qu'il les façonne selon son idée, qu'il trouve des formes qui n'existent pas dans la nature, qu'il "invente ce qui n'existe pas", qu'il crée des choses nouvelles, qui c'est un demi-dieu.

La notion de créativité a joué un r61e énorme à l'époque du Romantisme. L'exaltation de la créa- tivité et le culte du génie qui en est résulté ont laissé une empreinte durable sur la culture européenne. A partir du début du XXe siècle, la notion de

créativité a subi un changement radical et s'est progressivement élargie. En effet, dès lors que le trait essentiel de la créativité devient la nou- veauté du produit, il n'y a plus de raison de con- sidérer comme des manifestations de la créati- vité les seuls produits de l'art. On a donc com- mencé à désigner aussi par terme de créativité les fruits du travail intellectuel et les réalisations de la science, de la technique ou de l'organisation. Il est évident que cette notion élargie a engendré de nouveaux problèmes, dont ceux liés aux va- leurs de la culture.

Pourtant, les philosophes n'étaient pas tou- jours d'accord sur la limitation de la notion de la créativité à l'activité humaine. Certains considé- raient que la créativité pouvait bien concerner aussi l'univers extrahumain et extranaturel. A cet égard, les opinions d'Henri Bergson,

A cette époque, l'artiste se trouve au centre

:I: Alors que la créativité artistique a été légiti- mée relativement tard (à l'époque de laRenais- sance), le r61e de la créativité littéraire n'a cessé de se renforcer au cours de l'histoireet elle constitue même de nos jours un élément majeur des valeurs culturelles.

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son panthéisme vital, ses thèses sur "l'évolution créatrice et l'élan vital", ont une grande valeur d'illustration. Bergson étend la notion de créati- vité de telle façon qu'elle englobe toute la réalité, tant humaine que non humaine. Il conçoit le prin- cipe de la créativité, comme base de toutellexis- tence, en relation étroite avec le principe de la liberté. L'histoire de la notion de "créativité", selon W. Tatarkiewicz (1), se divise en quatre étapes :

(1) Pendant près de mille ans, le terme de "créa- tivité" nia existé ni dans la philosophie, ni dans la théologie, ni dans l'art (européen).

(2) Au cours du millénaire suivant, ce terme a été utilisé, mais exclusivement en théologie : le Créateur était synonyme de Dieu. Ce n'est qu'au XïXe siècle que le mot "créa- teur" est entré dans le langage de l'art. Mais il est alors devenu l'apanage exclusif de celui- ci (dans le monde humain). Créateur est de- venu synonyme d'artiste. D e nouveaux mots ont été forgés, qui étaient autrefois inutiles, tels l'adjectif "créateur" et le substantif "créativité" ; ils se rapportaient uniquement aux artistes et à leurs oeuvres.

commencé à étre appliqué à toute la culture humaine, et l'on s'est mis à parler dela créativité dans la science, du politicien créa- teur, des créateurs de nouvelles techniques.

(3)

(4) Au XXe siècle, le terme de "créateur" a

2. La créativité : sa place, son statut et son rôle dans la vie

Avec la Renaissance, le "culte" de l'artiste s'est renforcé, conférant à ce dernier des qualités de créateur. La place sociale de l'artiste-artisan dépendait avant tout de l'appartenance à une cor- poration, qui réglait souvent dans les détails la façon d'exercer la profession artistique. Le rôle culturel général que jouait l'artiste-artisan se si- tuait d'ordinaire dans la sphère des valeurs supé- rieures en vigueur alors, et qui étaient avant tout religieuses. Il en avait été de méme, du reste, au Moyen Age, pour les professions intellectuelles ; elles aussi, dans leur organisation corporative, étaient subordonnées à l'idéologie religieuse do- minante. La caractéristique principale de la créa- tivité telle que nous la comprenons aujourd'hui, sa liberté interprétée avant tout comme liberté de choix, de thèmes, de moyens, de style et d'orien- tation philosophique, a été pendant des siècles pratiquement inexistante. D e plus, certains genres d'activités artistiques, auxquels on attribue actuel- lement un caractère créatif, étaient au Moyen Age et plus tard aussi traités avec méfiance et m@me relégués en marge de la vie sociale : à preuveles limitations des droits des comédiens et des gens du théâtre, sans parler des artistes de cirque ambulants, notamment en matière de participation à la vie religieuse.

que les différences con f es s ionnelles provoquaient et provoquent encore de nos jours la différencia- tion dans le processus de créativité. La domina- tion culturelle exercée par certains milieux, par

La différenciation sociale et culturelle ainsi

exemple l'aristocratie urbaine à l'époque de la Renaissance, faisait que la promotion de la créa- tivité était étroitement tributaire du mécénat.

Pendant plusieurs siècles, la création popu- laire, d'ordinaire anonyme et réalisée par des personnes travaillant pour leur propre compte ou pour le petit marché fermé du village, n'apas été traitée comme une forme de créativité. On a seulement commencé à s'y intéresser au XIXe siècle (à l'époque du Romantisme), lorsque est apparu un discours sur la créativité en tant que phénomène universel, et donc se manifestant éga- lement parmi la population rurale, qui avait été méprisée pendant des siècles sur le plan culturel. D e plus, à mesure qui se développait la civilisa- tion industrielle en Europe qui a détruit les an- ciennes structures de l'artisanat artistique et im- posé de nouvelles formes et valeurs culturelles, une partie des penseurs européens, et notamment J. Ruskin, a commencé à entrevoir des valeurs culturelles dans le folklore et dans la créativité rurale.

1. CREATIVITE, ACTION NOVATRICE ET DEVELOPPEMENT INTEGRAL DE LA PERSONNE HUMAINE

Le philosophe chinois Dow Tsung-1, recherchant une similitude entre le marxisme et le confucia- nisme, a écrit à propos de la notion de créativité :

"C'est avec cette notion anthropologique de la créativité en vertu de laquelle la créativité désigne l'autoréalisation individuelle et le dé- veloppement des facultés créatrices de l'homme est une fin en soi, que nous voyons que les objectifs et les valeurs des Confu- céens sont identiques àceux des Marxistes." (2).

D e son côté, J. P. Guilford (3), analysant les as- pects psychologiques de la créativité en tant que phénomène humain multidimensionnel, indique qu'elle doit @tre comprise en tant que : (a) produit ayant des traits spécifiques ; (b) processus psychologique ; (c) phénomène lié à la personne.

Dans cette perspective, de nombreux psycho- logues d'inspiration néopositiviste traitent la créa- tivité comme une activité liée uniquement à l'in- vention et visant à résoudre un problème déter- miné d'une façon nouvelle et originale.

1. Les critères de la créativité

La nouveauté et l'originalité sont deux critères qui permettent de considérer que tel ou tel pro- duit relève de la créativité, alors que tel autre relèverait de l'imitation.

En effet, la créativité est un phénomène ayant valeur de nouveauté. Néanmoins, toute nouveauté ne doit pas @tre présentée comme une forme de création.

La nouveauté du produit, dans sa conceptionla plus large, indique son rapport au temps. Avec la production mécanique standardisée, on voit ap- paraftre tous les jours de nouveaux produits, quelque peu différents de ceux d'hier, mais nous

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ne les considérons pas comme des manifestations de créativité. La nouveauté est une qualité sou- mise à une hiérarchie où le produit créé apparart comme nouveau par rapport au produit précédent. Ce phénomène se manifeste très nettement dans l'histoire de l'art et du changement des conven- tions dans ce domaine. Ainsi la créativité existe dans les époques transitoires où la nouveauté, en ce qui concerne le style, est encore faiblement exprimée. C'est ce qu'explique W. Tatarkiewicz :

"La nouveauté réside en général dans la qua- lité qui n'existait pas auparavant, bien que parfois elle ne soit qu'une augmentation de la quantité ou le produit d'une combinaison inconnue, " (4)

La tendance à réduire les critères utilisés pour définir le phénomène de créativité conduit le plus souvent à recourir à d'autres critères arbitraire- ment préférés et tout aussi unidimensionnels.

Ainsi, selon Donald W. Mac Kinnon, le produit lié à la créativité doit : - résoudre le problème ; - @tre une solution esthétiquement précieuse,

élégante ; - changer les conditions de l'existence humaine ; - dépasser les traditions ; - etre un produit fini. Ces critères concernent également le fonction-

nement social de la créativité et ses conséquences sociales qui ne résultent que partiellement du ca- ractère m@me du produit.

2. La créativité comme moyen d'autoréalisation individuelle et collective

La créativité est donc une forme au service des idées qu'a le créateur et qu'il veut servir. Ce n'est pourtant pas indispensable : les facteurs qui stimulent la créativité peuvent avoir un caractère strictement personnel. C'est aussi une méthode permettant d'atteindre d'autres buts auxquels l'homme aspire, surtout lorsque la création de- vient une profession dont dépend la situation ma- térielle et sociale de l'homme. Enfin, la créati- vité peut être une façon de mettre à l'épreuve ses propres forces, de donner une expression à ses impulsions internes, elle peut @tre un moyen d'au- toréalisation.

Le processus m@me de la création d'une oeuvre, aux yeux de certains, est en m@me temps un pro- cessus d'autocréation, car en créant quelque chose de nouveau, l'homme découvre en soi l'inconnu. En principe, l'homme doit beaucoup à l'éducation et à la connaissance des acquis du passé. Selon A. Malraux, "l'art ne nafi de la vie qu'à travers un art antérieur". Mais pour créer quelque chose de nouveau, d'original, l'individu "créateur" doit vaincre le passé, se détacher de lui et m@me le c ont ester .

La créativité est toujours, dans un certain sens, une contestation, une révolte contre les réalités existantes. Cet aspect de la créativité permet d'expliciter le rapport complexe entre la société et l'action des créateurs. Car il est hors de doute que l'intensité de la créativité ainsi que les critères permettant de la définir changent

selon ïe contexte socio-historique, le niveau de développement, l'ambiance idéologique et poli- tique, tous facteurs qui peuvent étre favorables ou défavorables au processus d'émergence ou de promotion et d'épanouissement de la créativité.

estiment que l'on a raison de parler de la créati- vité collective à propos de la créativité tant de petits groupes que d'institutions tout entières. Dans le domaine de l'art, on ne saurait m@me se passer de la notion de créativité collective, bien que traditionnellement nous concentrions notre attention sur les solistes, et surtout ceux aux- quels nous attribuons des traits extraordinaires, ceux que nous appelons des génies. Or dans le théâtre, le ballet, la musique, la créativité col- lective est à la fois un fait et une nécessité. On peut penser de m ê m e que la vie culturelle mo- derne exige plus qu'auparavant une telle créativité.

Certains chercheurs, comme 1. M. B. Edwards,

3. La demande sociale de créativité

A propos du fonctionnement social de la créati- vité, il est nécessaire d'aborder divers aspects relatifs à la demande sociale et aux mécanismes sociaux de présentation et d'acceptation, d'appui et de stimulation de la créativité.

avant tout là où des changements s'opèrent, où l'on observe une volonté d'assurer le développe- ment et où existe une appréciation positive de celui-ci, c'est-à-dire dans les sociétés où des groupes humains s'intéressent aux changements et au développement et ont généralement une at- titude positive envers la créativité. Lorsque la créativité dépasse le cadre des expériences anté- rieures, de la tradition, des coutumes, elle s'at- tire inévitablement la critique, parfois m@me l'incompréhension. L'histoire de l'art européen au cours du XïXe siècle et de la première moitié du XXe en fournit de nombreux exemples. Les nouveaux cowants du domaine de la littérature, de la peinture, du théâtre ou de la sculpture se manifestaient dans peu de centres, souvent en dehors des institutions officielles de promotion de l'art : leurs activités s'inséraient dans des réseaux autonomes de création, le plus souvent informels. Dans un tel contexte, l'inédit pas- sionne l'opinion : les enthousiastes proclament l'arrivée d'une nouvelle époque et les critiques parlent de décadence, d'extravagance ou de mode éphémère:*.

Un mécanisme analogue à celui du processus de création agit ici. L'artiste, pour créer, doit vaincre la culture du passé, s'y opposer, sinon il ne sera qu'un épigone. La jeune génération doit, d'une façon ou d'une autre, s'opposer àla généra- tion des adultes, se dégager de son influence, trouver sa propre voie. Sans vouloir entamer une nouvelle analyse, disons seulement que la

La demande sociale de créativité se manifeste

>:< Dans l'histoire de l'art, le cubisme peut être considéré comme une excellente illustration de ces mouvements d'humeur. Bien qu'il ait été admis et admiré plus tard, le cubisme, à ses débuts, fut considéré avec dédain et ironie, voire détesté par quelques critiques malveillants.

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jeunesse européenne, depuis deux siècles déjà, constitue le groupe social dont les besoins, dans le domaine de la création artistique et intellec- tuelle, sont les plus forts. C'est pourquoi les écrivains s'efforcent avant tout de gagner l'appui des jeunes et s'adressent parfois directement à eux dans leurs ouvrages. Ce serait pourtant une erreur de ne pas voir la différenciation sociale et culturelle des jeunes. En pratique, c'est surtout la jeunesse bénéficiant de conditions socialement et culturellement favorables qui peut manifester ses besoins dans le domaine de la création. Il s'agit de la jeunesse estudiantine dont la période de maturité sociale dure plus longtemps et qui est groupée dans les grandes villes, autour des uni- versités ou des écoles d'art.

Les périodiques culturels et scientifiques, et surtout les articles de critique jouent un rôle im- portant dans la présentation de la créativité et de l'attribution à celle-ci d'un intérêt social. Ce dont la critique ne veut pas s'occuper nia pas beaucoup de chance d'etre accepté par la société, du moins dans certains milieux. La publication d'un récit, d'un poème ou d'un essai, la critique d'un tableau, d'une sculpture, d'un film, d'une pièce de théâtre, la publication des résultats de recherches empi- riques ou de considérations théoriques dans des périodiques connus sur les plans national et inter- national décident souvent du sort de la création ainsi que des créateurs eux-memes.

Enfin, les concours institués au XXe siècle, les compétitions, les festivals, les prix - dontle célèbre prix Nobel - assurent à la créativité et aux créateurs une forme d'acceptation particu- lière, de distinction spéciale. La diversité des prix, parmi lesquels on trouve des prix locaux, régionaux, attribués par les villes, les associa- tions locales, les autorités, les organisations ou les rédactions de journaux, ainsi que des prixna- tionaux décernés par les institutions gouverne- mentales, ou internationales, illustre bien l'in- térêt social porté à la créativité.

L'analyse des mécanismes régissant ces sys- tèmes de prix et surtout l'analyse des critères appliqués pour leur attribution permettent de dé- finir les valeurs les plus prisées de la créativité, celles pour lesquelles elle obtient la validation sociale.

4. La liberté et le contrôle social dans ledomaine de la créativité

Le dernier problème analysé dans cette partie sera celui de la créativité en tant que facteur en- gendrant des conflits, des tensions et des difficul- tés sociales et, par conséquent, le problème de la liberté et du contrôle social de la créativité.

qu'activité apportant la nouveauté, le changement, et frayant la voie à de nouvelles idées, trouble l'ordre'existant et donc provoque des conflits. La force, la portée et la nature de ces conflits varient, mais lorsqu'on analyse les conséquences et les rôles sociaux de la créativité, on ne peut négliger cet aspect conflictuel.

gée, se situant d'un côté ou de l'autre de la

Par son essence même, la créativité, en tant

Très souvent, la créativité socialement enga-

barricade politique, philosophique, nationaliste, attaquant l'ordre existant directement ou par le truchement de la métaphore artistique, instau- rant des débats intellectuels fait, aujourd'hui comme naguère, l'objet de controverses et pro- voque des affrontements.

L'histoire de la satire, que ce soit dans le do- maine du théâtre ou dans celui de l'art graphique, illustre particulièrement bien ce phénomène.

La façon dont une société règle le problème de la liberté créatrice, de ses limites et donc des modes de contrôle sur la créativité, est un indice très révélateur de son attitude envers la créativité et envers les créateurs. Dans le sys- tème socialiste, par exemple, la créativité est conçue de deux manières : d'une part, on voit en elle un important instrument de formation de la conscience des masses édifiant un nouveau régime, voire de leur mobilisation pour des tâches occa- sionnelles, strictement pratiques et bien déter- minées, d'autre part, elle doit être un but essen- tiel en vue duquel est créé le nouveau système social.

Depuis 1965, le droit des auteurs de choisir librement leurs moyens d'expression, leurs pro- cédés, leur style est reconnu par la politique cul- turelle de la Pologne. Dans le m ê m e temps, pour- tant, il existe une tendance à favoriser certains domaines de la créativité, au détriment de cer- tains autres.

Les activités créatrices relevant de ces do- maines privilégiés répondent mieux à des exi- gences bien déterminées, telles que les suivantes : - etre accessibles à un large public, surtout ap-

partenant à la classe ouvrière ; - être liées, par le contenu qu'elles proposent, à la vie des gens ; - militer politiquement et idéologiquement pour les forces qui contribuent à l'édification du so- cialisme en Pologne, de leur idéologie et de leurs programmes. Aussi, les autorités d'Etat interdisent-elles

la manifestation publique de la créativité qui tend à nier les bases du système et du programme so- cialistes et qui les critique à partir de positions étrangères au socialisme.

II. CREATIVITE, CRISES SOCIALES ET CONTRADICTIONS DANS LES TRANSFORMATIONS CULTURELLES

1. Besoin de créativité et disparités dans le potentiel création humain

La création scientifique est liée à la ville et aux centres universitaires, où elle s'appuie sur une longue tradition ; son développement exige des milieux suffisamment nombreux et des conditions matérielles et sociales favorables. Si l'on re- garde la carte actuelle des centres de création scientifique dans lesquels, au cours des dernières décennies, on a constaté un progrès dela science, de nouvelles découvertes, idées et inventions, on s'aperçoit que leur répartition dans l'espacen'est pas régulière, mais que cette carte coihcide en général avec celle de l'implantation de l'industrie

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et des villes, situées pour la plupart sur l'hémi- sphère Nord. Les changements qui se sont opérés dans ce domaine pendant la m ê m e période sont étroitement liés aux processus d'industrialisation et d'urbanisation ainsi qu'à l'expansion terri- toriale et au développement des institutions universitaires.

Les migrations des "créateurs", surtout dans le domaine scientifique, sont très fréquentes au- jourd'hui. L'attraction qui arrache les gens àleur terre natale s'exerce vers les centres riches et puissants, les universités et les laboratoires as- surant prestige et avantages matériels aux hommes doués. L'équipement et les rémunérations élevées qu'offrent ces centres donnent la possibilité de mener librement des recherches intensives, et leur renommée permet d'atteindre plus facile- ment qu'ailleurs une situation élevée, et souvent d'acquérir une renommée internationale.

de la créativité intellectuelle, devant les dilemmes fondamentaux du monde contemporain : l'inégalité d'un développement auquel tous aspirent, mais dont seuls quelques-uns ont la chance de bénéfi- cier, l'opposition entre les pays puissants qui ex- ploitent la créativité à leur profit et les pays faibles qui, ayant besoin de créativité, perdent constamment leur potentiel créateur. On ren- contre des contradictions entre la conception de la valeur humaniste de la créativité scientifique, de sa responsabilité morale, et la pratique géné- rale d'exploitation de cette créativité au service de la guerre, de la violence et de la manipulation.

Il y a enfin une contradiction entre la convic- tion que la créativité est précisément le moteur le plus puissant du développement et qu'elle a forgé notre époque, qu'elle a donné aux hommes le bien-@tre et la force, et la conviction quecette créativité, par ses effets prévus et imprévus, peut susciter les dangers et difficultés que con- naissent les sociétés en cette fin du XXe siècle.

En conséquence, on se trouve dans la sphère

2. Un exemple : la créativité scientifique et techniaue et l'industrie de la merre

Le développement de l'industrie des armements et son influence grandissante sur l'ensemble de l'économie, sur la rivalité et la concurrence po- litiques et économiques laisse à penser que des conséquences graves, notamment sur le plan de la morale et de la culture,sont à craindre.

Le problème a été clairement posé dans unnu- méro spécial du Courrier de l'Unesco (avril 1979), où deux articles (''La science contre l'humanité" et "L'industrie de la guerre : une aberrationdans un monde en détresse") montrent bien les dangers auxquels la course aux armements expose l'humanité.

Voici un extrait de l'un de ces articles :

"C'est dans le domaine des moyens scienti- fiques et techniques que l'affectation des res- sources à des fins militaires est la plus massive. On estime qu'à l'heure actuelle 25 70 environ du personnel scientifique mondial se livre à des ac- tivités de caractère militaire. On a calculé que 40 7' de toutes les dépenses de recherche et de développement effectuées depuis la Seconde

Guerre mondiale l'ont été à des fins militaires. D e loin, la plus grande partie de ces dépenses est consacrée à la mise au point d'un matériel sans aucune utilité civile concevable. . , Dans les pays en développement, d'énormes besoins éco- nomiques et sociaux restent pratiquement inex- plorés et attendent qu'on y satisfasse par la mise en oeuvre systématique et à grande échelle des moyens appropriés, approche qui est restée jus- qu'à présent l'apanage presque exclusif de la re- cherche militaire. "

Le fait que l'énorme potentiel et les efforts dé- ployés par toute une armée de savants et de tech- niciens servent aujourd'hui la course aux arme- ments et l'accumulation ainsi que le perfection- nement d'armes d'extermination massive éveille dans le monde entier une profonde inquiétude et jette une grande ombre sur toute la science con- temporaine et ses réalisations.

relles et sociales de cette forme de créativité scientifique qui, mise au service d'objectifs mi- litaires, fait planer sur l'humanité la menace d'une apocalypse atomique. Dans les milieux scientifiques, de plus en plus de savants dé- clarent que la subordination de leurs efforts à des fins militaires et destructrices est difficile à concilier avec les exigences éthiques et esthé- tiques. Dans les milieux non scientifiques, et parmi les jeunes, le scepticisme s'accroit à l'égard de la valeur d'une création scientifique qui devient un instrument de domination, devio- lence, de manipulation et m@me de destruction de la vie humaine,

Néanmoins, on ne peut évidemment pas nier qu'une partie de la créativité intellectuelle con- temporaine est liée à des activités non militaires, c'est-à-dire économiques et organisationnelles. Les tendances universelles au développement économique rapide exigent une modernisation constante, l'introduction d'innovations, de per- fectionnements, de méthodes, de technologies, d'idées et de conceptions nouvelles. La valeur économique de la création scientifique et tech- nique est de plus en plus fortement soumise aux principes économiques généraux du développe- ment et aux principes des grands systèmes socio-économiques existant au jourd' hui .

On ne peut présager les conséquences cultu-

3. Autre exemple : la créativité scientifique et technique à la radio et à la télévision

La radiodiffusion groupe autour d'elle un nombre considérable d'artistes, d'auteurs, d'organisa- teurs de programmes ; de nouvelles formes d'ex- pression artistique et de créativité apparaissent. Attirant des millions d'auditeurs nationaux et in- ternationaux, la radiodiffusion est devenue un im- portant élément du développement et de la diffusion de la culture nationale et aussi un important moyen de présentation des réalisations créatrices, des nouveautés artistiques. Dans certains domaines, comme la musique, tant classique que légère, les ondes deviennent une voie privilégiée de trans- mission des débats, des festivals ou des concerts musicaux. L'exécution d'oeuvres à la radio est

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une forme précieuse de présentation et m@me de valorisation de la créativité. L'acceptation de l'oeuvre musicale par les auditeurs de la radio, confirmée lors des contacts entre l'auditoire et les organisateurs des émissions, est une forme importante de l'acceptation sociale de la créati- vité, elle apporte parfois aux compositeurs et exécutants une renommée et un prestige inter- nationaux. Simultanément, la radiodiffusion exige constamment, pour son développement technique, des inventions et de nouvelles technologies.

L'industrie radiotechnique est un important secteur de l'industrie contemporaine.

Le développement de la technique, la possibi- lité d'enregistrer et de transmettre la voix et l'image à n'importe quelle distance, leur repro- duction massive et bon marché sur des appareils appropriés, ont modifié le caractère de la culture contemporaine.

La sphère des possibilités créatrices s'est énormément élargie,de nouveaux moyens d'expres- sion, de nouveaux genres d'oeuvre sont apparus.

D'un autre côté, le développement de la télé- vision a eu, sur le plan social, des effets encore plus importants que celui de la radio. D e nou- velles spécialisations ont été créées et de nou- velles théories élaborées pour expliquer les pos- sibilités artistiques et la spécificité de la créa- tion radiophonique et télévisuelle. Le théâtre, le cinéma, et le ballet se sont adaptés aux besoins de la télévision. L'énorme demande sociale d'émissions artistiques a entraîné une énorme demande de créations artistiques de tout genre, pouvant @tre utilisées pour satisfaire les attentes d'un public différencié formé d'enfants, de jeunes, d'adultes et de personnes âgées.

Les conséquences qu'implique pour la créati- vité le développement des moyens de transmission de masse et des industries culturelles, les limi- tations imposées ou acceptées librement par l'ar- tiste sont parmi les principales causes de la cri- tique sévère faite de la culture de masse. Cette critique, qui se développe dans de nombreuxpays depuis la fin des années 1950, constitue parfois une réaction contre la marche triomphale de la télévision. Elle découle essentiellement de l'idée que la créativité, si elle est digne de ce nom, de- vrait ne connaître aucune limitation et ne viser que des buts artistiques, qu'elle devrait apporter de nouvelles valeurs esthétiques originales.

M é m e là où les mass media sont subventionnés et leurs programmes transmis gratuitement, la raison d'@tre de leur fonctionnement est leur ré- ception et l'acceptation sociale de leur contenu par un public très nombreux. C'est pourquoi la créativité, dans les mass media, doit s'adapter à ses exigences. Evidemment, on peut arguer que le principal facteur limitant la créativité, c'est- à-dire le niveau culturel, les exigences, les at- tentes et les goûts du public, n'est pas chose in- variable et que la créativité, libre et ambitieuse, a précisément pour but, entre autres, de stimu- ler des changements culturels dans la direction souhaitée. En réalité, les changements culturels du grand public se produisent lentement, plutôt au rythme des générations que des années, et lacréa- tivité difficile, peu communicative, trop originale

n'agit pas d'habitude en tant que facteur de chan- gements culturels, mais est tout simplement rejetée.

4. Le "pouvoir économico-cornmerciai" contre le "pouvoir culturel" ?

La subordination de la créativité à des fins mer- cantiles, sa commercialisation lui imposent des limites particulièrement étroites, et la con- damnent à faire valoir une originalité apparente ou des nouveautés superficielles, publicitaires, des innovations tapageuses, tout en se fondant sur des modèles, des idées et des conventions artistiques alléchants, uniquement en vue de la commercialisation des produits artistiques.

et les exigences commerciales, imposées par l'industrie culturelle, est l'une des contradic- tions fondamentales qui caractérisent la culture contemporaine.

La commercialisation de la culture et de la créativité ne se limite nullement à la sphère des grands médias, à la culture de masse et à l'in- dustrie culturelle, elle a déjà atteint aussi l'art populaire et la vie dans les campagnes. Ledéve- loppement du tourisme, de l'hôtellerie, la moto- risation et l'urbanisation ont changé de manière fondamentale le caractère culturel de la cam- pagne, m@me là où elle a conservé ses struc- tures sociales, économiques et communales. Les traditions de l'artisanat, des coutumes et de la création rituelle qui se maintiennent dans les ré- gions rurales deviennent une attraction touris- tique, sous la forme de "souvenirs" produits en série, ou de spectacles de toutes sortes.

nouveauté, de l'originalité, lié à l'aversion à l'égard des règles, a provoqué la disparition presque complète des critères objectifs permet- tant de distinguer la création artistique et celle qui ne l'est pas. Parfois, la situation est pour ainsi dire inversée ; ce n'est pas l'oeuvre créée par l'artiste et acceptée par la société qui fait de lui un créateur, mais c'est le fait de se présen- ter comme un créateur qui incite à reconnaître l'oeuvre comme une preuve et un témoignage de la puissance créatrice. Il en est de m@me pour le lieu ; l'objet exposé dans un musée d'art mo- derne est traité ipso facto par certains critiques, suivis d'une partie du public, comme une oeuvre artistique sans qu'aucun autre critère intervienne dans le jugement.

La contradiction entre les tendances créatives

Par ailleurs, le culte parfois exagéré de la

5. Créativité scientifique, intellectuelle et artistique et développement de la personnalité de l'homme contemporain

Constatons pour commencer que la personnalité de l'homme contemporain se forge sous l'influence de nombreux facteurs qui conditionnent les atti- tudes envers la créativité. Dans maintes parties du monde, on trouve encore, et méme, l'on voit renaître les grandes et petites religions déter- minant la conception du monde des croyants et les valeurs qui la sous-tendent. Les traditions nationales et ethniques, celles des groupes

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professionnels et régionaux, exercent partout une grande influence. Le processus de formation des nouvelles nations est souvent lié à la revalorisa- tion de la créativité traditionnelle et au désir de la perpétuer dans les conditions actuelles.

Malgré des opinions divergentes et m é m e con- tradictoires sur la question de savoir quelles sont les conditions qui permettent à l'homme de sedé- velopper en tant que "homo creator", il y a, à la base de deux conceptions philosophico-sociales exposées par H. L. Parsons, 1978, et D. Riepe, 1978 (5), la croyance au besoin et à la possi- bilité d'un développement dynamique, actif de la personnalité.

C'est une vue non seulement optimiste et dyna- mique, mais aussi nettement orientée, du moins en théorie, vers l'avenir, le changement, le pro- grès, l'incertitude créatrice ne permettant pas à

- l'homme d'en rester là. En prenant la choseainsi, la créativité ne consiste pas seulement à écrire un roman, à peindre un tableau ou à résoudre un problème scientifique, mais aussi à lire un livre, à contempler un tableau ou à étudier un texte scien- tifique. Dans tous ces cas, on peut dire évidem- ment que la personnalité de l'homme s'est enri- chie de nouveaux éléments. W. Tatarkiewicz parle à ce sujet de "pancréationisme" et affirme à juste titre que c'est là un élargissement exagéré, illé- gitime, de la notion de créativité. Car, selon lui, on ne peut raisonnablement considérer que chaque activité de l'esprit est une manifestation de la créativité.

Dans la perspective de la philosophie existen- tialiste contemporaine, la créativité est indépen- dante du monde des valeurs, elle est aussi une méthode de justification et d'intensification de 1' existence individuelle.

Ainsi, la créativité, aussi bien celle que l'on réalise soi-méme que celle qu'on ressent, qui est éprouvée en tant que phénomène social, dynamise la vie, y introduit des changements, apporte l'in- quiétude, engendre la lutte, pose des problèmes. Elle est toujours orientée vers l'avenir. Tel est, par exemple, le point de vue du philosophe polo- nais B. Suchodolski, lorsqu'il dit :

"Quand plus rien ne subsiste d'important et de valable, quand le monde et la vie sont des absur- dités et la culture un panthéon de dieux défunts, il ne reste que le mythe de la créativité comme source d'intensification momentanée de l'existence. (6)

III. CREATIVITE ET NOUVELLE CULTURE SOCIALISTE : L'EXPERIENCE DE LA POLOGNE

1. Le système du mécénat et la promotion de la créativité

La transformation socialiste de l'économie polo- naise, réalisée dans les premières années de l'après-guerre, a placé durablement la créati- vité dans une nouvelle situation, avant tout du point de vue matériel. La nationalisation des ins- titutions culturelles, des maisons d'édition, la création d'un ministère de la culture et de l'art

ayant un vaste champ d'action, la disparition ou en tout cas la limitation sensible du commerce privé des oeuvres d'art, la disparition de l'an- cien milieu des destinataires, des propriétaires fonciers et de la riche bourgeoisie, des protec- teurs et mécènes, ont rapidement créé cenouveau système, qui avait d'ailleurs en Pologne une cer- taine tradition. Dès les années 1920, en effet, le rôle de 1'Etat en tant que mécène de l'art et dela culture s'était accru. Aujourd'hui, 1'Etat socia- liste, en tant qu'administrateur et organisateur de la vie sociale, joue à l'égard de la créativité le rôle de principal protecteur, mécène et finan- cier. Son rôle s'est diversifié et renforcé au cours des années. C'est de 1'Etat que les créateurs at- tendent différentes prestations, depuis l'extension des écoles artistiques et l'octroi de bourses, jus- qu'à la législation leur assurant l'assistance so- ciale et les pensions de retraite. Dans ces condi- tions, l'une des principales fonctions des organi- sations créatrices est de mener des négociations permanentes avec les représentants des autorités afin d'obtenir pour les créateurs telles ou telles autres formes d'aide. L'Etat n'est pourtant pas le seul mécène qui assure la promotiondelacréa- tivité. D'autres institutions le font aussi. Avant tout, le mécénat de l'Eglise, aujourd'hui presque exclusivement romaine et catholique, exercé dans certains domaines de l'activité de création, con- serve son importance. S'intéressant à l'art sacré, 1'Eglise est l'inspirateur et le destinataire d'une partie de l'activité créatrice en Pologne. Le mé- cénat est exercé également par les organisations catholiques laiques, en particulier dans le do- maine de la littérature. Au cours de la dernière décennie, le mécénat des syndicats et m é m e des grandes entreprises s' est considérablement dé- veloppé. Ils accordent une aide aux auteurs et s'efforcent d'inspirer leur activité.

2. La professionnalisation de l'activité créatrice et les organisations professionnelles de créateurs

Dans le système socialiste, plusieurs facteurs favorisent la professionnalisation de l'activité créatrice dont un élément important est la mé- thode de plus en plus formalisée d'accès aux di- vers métiers à la suite d'études faites dans des établissements d'enseignement professionnel don- nant des droits et décernant des diplûmes. A son tour, le système socialiste de création de postes de travail pour les diplômés des écoles exigeque l'activité créatrice soit traitée comme toutes les autres activités professionnelles, car c'est seu- lement ainsi que l'on peut garantir un emploi aux personnes qui possèdent des qualifications confir- mées par un diplôme, leur assurer une situation avantageuse aussi bien lorsqu'ils obtiennent un travail permanent que lorsqu'ils concluent un contrat de travail.

quants des 30 dernières années a été sans nul doute la fondation d'associations de créateurs : il s'agit d'organisations professionnelles menant des activités très diverses, qui ne sont peut-étre pas toujours bien précisées. Elles ont pris la

E n Pologne, un des phénomènes les plus mar-

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Page 64: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

relève des sociétés professionnelles de créateurs qui existaient déjà avant 1939 et désormais elles assurent la défense des intérêts des créateurs. Aussi, l'appartenance à l'une de ces associations constitue-t-elle, pour le créateur, le signe de sa reconnaissance sociale. Elle apporte, de ce fait, différents avantages.

On peut dire sans exagérer que l'organisation et le fonctionnement des associations de créa- teurs déterminent d'une manière fondamentale le mode, les conditions et les possibilités de la créa- tivité culturelle en Pologne.

caractère de monopole. D'autres organisations qui contribuent d'une façon ou d'une autre à la promotion de la créativité en Pologne se voient, du fait de ce procédé discriminatoire, condamnées à ne jouer qu'un r61e secondaire, car leurs membres ne peuvent agir "efficacement" que s'ils sont simultanément membres d'une association de créateurs.

Les associations officielles de créateurs ont un

3. Créativité et activités d'amateurs dans la tradition polonaise

Les activités d'amateurs;: jouent un rôle fonda- mental sur le plan idéologique. Elles s'enracinent dans la créativité populaire et rev&tent partielle- ment un caractère artisanal, en rapport avec l'économie domestique propre à la vie rurale.

Un autre genre de créativité chez les amateurs est lié à l'institutionnalisation du réseau de centres de diffusion de la culture, tels que les maisons de la culture. Ces centres servent de base aux activités des groupes d'amateurs et leur procurent souvent des modèles, des enseignants, des metteurs en scène, des animateurs : ils organisent des concours, des festivals, publient des revues, préparent des expositions, etc.

L'école favorise aussi la créativité chez les amateurs en ce sens qu'elle rend possible la pro- motion des organisations de jeunes. Elle joue ainsi un rôle d'inspiratrice, de protectrice et d'animatrice dans le domaine de la créativité.

Au cours des 15 dernières années, le rôle des syndicats professionnels et des institutions cultu- relles qu'ils dirigent s'est considérablement déve- loppé. Ils organisent chaque année des manifesta- tions diverses, tant à l'échelle du pays qu'àcelle des régions, des votvodies et des communes.

Les activités d'amateurs ont pris, depuis la fin des années 1950, une importance toute particulière dans lavie culturelle de la jeunesse, comme en té- moigne le mouvement théâtral estudiantin qui influe, dans une certaine mesure, sur le théâtre profession# ne1 lui-m@me. Ce cas est toutefois exceptionnel dans le domaine de la créativité chez les amateurs.

4. Stratégies pour un développement de la créativité dans une perspective de rénovation de la politique culturelle

Si l'on prend pour point de départ l'idée que le dé- veloppement, si possible accéléré, est et sera dans les décennies qui viennent une nécessité pour toutes les sociétés, on doit admettre que toutes favorisent la promotion de la créativité sous toutes ses formes. Si l'on considère par ailleurs le

développement comme un processus universel, englobant non seulement la production matérielle mais aussi la culture, non seulement la vie col- lective mais aussi la formation individuelle et l'existence humaine, il va sans dire que la créa- tivité doit Ctre vue comme un phénomène univer- sel nécessaire pour un tel développement.

Dans ce sens, la politique culturelle doit créer des conditions qui favorisent la présentation de la créativité et son acceptation sociale. Il est extr&- mement important de faciliter les débuts des jeunes créateurs. A cet égard, la concentration exagérée de la vie culturelle ainsi que sa mono- polisation semblent particulièrement nuisibles. Le polycentrisme culturel et le pluralisme, sur- tout s'il s'agit de la critique, augmentent les chances de développement de la créativité.

La créativité, bien qu'elle continue de prendre des formes locales, régionales et nationales, est aujourd'hui un phénomène mondial et a une signi- fication mondiale. La politique culturelle peut contribuer efficacement à l'échange d'informa- tions et d'idées sur la créativité.

Le créateur, pour mieux défendre ses inté- rêts professionnels, a besoin aujourd'hui, face notamment au progrès des techniques d'enregis- trement, de reproduction et de copie des oeuvres, d'une protection juridique spécifique. C'est pour la lui assurer qu'a été élaborée la Recommanda- tion relative à la condition de l'artiste adoptée par la Conférence générale de l'Unesco lors de sa vingt et unième session (Belgrade, 1980).

Un problème important qui se pose dans beau- coup de pays est celui du rapport de la créativité à l'héritage culturel. La politique culturelle doit envisager ce problème d'une manière dialectique ; car s'il est vrai que la créativité, dans uncertain sens, se sépare toujours de l'héritage et même s'y oppose, il est vrai aussi qu'elle a besoin, pour se développer, de cet héritage.

Bien que certains de nos contemporains consi- dèrent que la créativité est une valeur en soi, en tant que formed'action humaine, ou mieux, d'exis- tence humaine, cette attitude reste caractéristique d'une minorité de créateurs et d'usagejs de la créa- tivité. Pour l'énorme majorité, la créativitk est en relation très étroite avec les valeurs sociale- ment et individuellement désirables. Cette liaison du créateur et de son oeuvre avec le monde des valeurs est fondamentale, car lorsque la créati- vité ignore les valeurs, elle perd son sens social. La différenciation de la créativité, surtout artis- tique, résulte directement de la diversité des va- leurs culturelles dans le monde contemporain. L'expérience nous apprend, hélas, que la créa- tivité peut également découler de philosophies et d'attitudes éloignées de l'humanisme, qu'elle peut glorifier la guerre, le viol, la violence, le ra- cisme, le mépris de l'homme pour l'homme. La

3: Il existe actuellement environ 20. O00 groupes d'amateurs, qui rassemblent des amateurs de chant choral, d'art dramatique, d'art plastique, de photographie, de danse, de théâtre poétique, de cinéma, etc.

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Page 65: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

politique culturelle se trouve donc devant une tâche difficile mais nécessaire ; tout en protégeant la li- berté de création, condition de sondéveloppement,

NOTES

1. Tatarkiewicz, W. Histoire de six notions : l'art, la beauté, la forme, la créativité, la reproductivité, l'impression esthétique. Var- sovie, 1976, p. 295.

2. Dow Tsung-1. "Creativity as the self-realisa- tion of man's potential - the supreme value of man : Marxian and Confucian" in Dialectics and Humanism. The Polish Philosophical Quar- terly. Vol. V, no 4, 1978, p. 33-34.

elle doit simultanément faire en sorte que la créati- vité ne devienne pas un instrument de contrainte, de violence, de persécution ou de dépravation de l'homme.

3. Guilford, J. P. "Creativity". American Psy- c hologis t . 5:444 -4 54, 1 95 O.

4. Tatarkiewicz, op. cit., p. 303. 5, Parsons, H. L. "The concept of creativity in

Marx". Dialectics and Humanism. Vol. V, no 1, 1978 ; D. Riepe, "Creativity in social life : positive and negative aspects". Dialec- tics and Humanism, no 2, 1978.

6. Suchodolski, B. "Creativity-Reality : Hopes and Doubts". Dialectics and Humanism. Vol. V, no 3. 1.978, p. 31.

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CHAPITRE VI

Valeurs culturelles, dialogue entre les cultures et coopération internationale

par Prem KIRPAL

L'homme d'aujourd'hui se trouve au seuil d'une civilisation planétaire qui se traduit par des as- pirations et des préoccupations universelles, vio- lant l'intégrité et l'intimité de cultures différentes dont le développement est dû à l'action et aux re- cherches multiformes de l'esprit humain à tra- vers le temps et l'espace. Fruit de l'histoire, la civilisation planétaire est engendrée par un ac- croissement considérable du savoir et de ses ap- plications, notamment dans le domaine de la science et de la technologie. La perception que l'homme a du temps et de l'espace a été radica- lement transformée par l'augmentation accélérée des connaissances scientifiques et par les fantas- tiques progrès technologiques, en particulier la révolution en matière de communications. Le r@ve du prophète indien de jadis, proclamant que le monde entier était son village et tous les hommes ses frères est en partie réalisé.

Les progrès technologiques peuvent bien don- ner au monde l'apparence d'un village, mais la fraternité reste un sentiment embryonnaire, et son avenir incertain. Le coeur de l'homme s'est enrichi moins vite que son esprit et son pouvoir est actuellement beaucoup plus grand que sa com- passion. La technologie progresse grâce aux forces économiques et sociales, mais la com- passion et le discernement dépendent des res- sources morales et spirituelles et des choix hu- mains. L'intégrité de l'homme et la qualité de sa vie résident dans l'univers de la culture qui doit sauvegarder et refléter sa précieuse diversité mais, en apparence, une civilisation planétaire tend à uniformiser les structures sociales, les systèmes économiques et les modes de vie at- trayants. La puissance, la fascination et les ten- tations d'une civilisation technologique risquent de saper les fondements et les caractéristiques de la culture, à moins que l'esprit de l'homme, incarné dans ses traditions culturelles et exprimé par la pratique de valeurs culturelles, s'affirme et assume la puissance et les potentialités de la technologie, la complexité et les contraintes crois- santes de l'organisation sociale. L'équilibre entre les apparences d'une civilisation matérielle d'une part, la vie intérieure et les valeurs de la culture d'autre part, est toujours difficile à réaliser.

vie m@me de la culture dans son essence et sa Ce qui est réellement en jeu, c'est la sur-

signification véritables face à des forces qui im- posent un modèle de développement unique et ten- taculaire fondé sur les réalisations, les modes d'existence et les valeurs de l'homme occidental et de sa civilisation industrielle. La vision d'une société planétaire est signe d'un progrès consi- dérable de la conscience humaine et l'avènement d'un ordre mondial, porteur de promesses et d'es- poir sans précédent. Le chemin qui mènevers ces horizons se fonde sur le dynamisme et les réali- tés d'une coopération internationale et la projec- tion de valeurs culturelles qui respecteraient l'in- tégrité particulière et l'identité spécifique de la culture tout en édifiant et étayant un nouvel ordre mondial.

férence générale et prévoyant, pour une période de dix ans à dater du ler janvier 1957, la mise

Le préambule de la résolution adoptée à la Con-

en oeuvre d'un "projet majeur sur l'appréciation mutuelle des valeurs culturelles de l'Orient et de l'Occident", donne, pour cette action, les trois raisons suivantes :

1. L'entente entre les peuples nécessaire à leur coopération pacifique ne peut se fonder que sur une connaissance et une appréciation appro- fondies de leurs cultures mutuelles.

Il est particulièrement urgent de dévelop- per parmi les peuples et les nations de l'Orient et de l'Occident une appréciation mutuelle de leurs valeurs culturelles respectives.

3. Une étude objective et approfondie des transformations radicales qui se sont opérées récemment dans la vie des nations à la fois orien- tales et occidentales est indispensable àune bonne compréhension de leurs cultures nationales et à une appréciation des valeurs qui leur sont inhérent es.

Le nouveau Projet majeur et ses activités in- terdisciplinaires représentaient essentiellement une expérience nouvelle et audacieuse dans ledo- maine de l'enseignement d'une autre culture grâce à tous les moyens dont dispose l'éducation au sens le plus large. il avait pour but de développer le concept de compréhension internationale grâce à une connaissance plus étendue et une vision plus large de l'appréciation mutuelle des valeurs culturelles impliquant une expérience plus pro- fonde du sens de la vie nourrie à la fois du passé et du présent d'une autre culture.

2.

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Page 67: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

Le concept du Projet majeur se

1. L'accent n'est plus mis sur trois idées nouvelles :

fondait sur

une connais- sance factuelle des autres pays et nations, mais sur les valeurs des autres cultures, ce qui élar- git le champ de l'éducation de façon à y inclure ce que l'on nomme la culture.

L'objectif n'est pas simplement la com- préhension, processus essentiellement intellec- tuel, mais l'appréciation, qui la transcende et exige l'exercice des qualités morales que sont la solidarité et le respect. L'appréciation est une expérience plus profonde, elle appartient au do- maine de l'amour et de la communauté.

3. L'égalité et l'entraide sont nécessaires à l'appréciation mutuelle qui implique aussi la ren- contre de deux grandes cultures à la recherche d'une nouvelle synthèse.

Par sa profondeur et son étendue, le Projet majeur sur l'appréciation mutuelle des valeurs culturelles de l'Orient et de l'occident est allé bien au-delà du concept d'éducation visant à dé- velopper la compréhension internationale, deve- nant en fait la recherche d'un nouvel humanisme fondé sur la sagesse de l'Orient et de l'occident et un profond intérét pour les besoins et les as- pirations de l'homme dans un monde voué à la technologie.

O n peut déceler la genèse du Projet majeur dans les réflexions émises par les personnalités culturelles asiatiques et occidentales des Etats membres de l'Unesco au cours des dix premières années de vie de l'organisation mondiale. Des discours prononcés par les chefs de délégation et les Directeurs généraux de l'Unesco lors des Con- férences générales qui se sont tenues de 1946 à 1956, il ressort neuf facteurs déterminants pour le choix et la nature du Projet majeur.

1. La scène politique mondiale a considéra- blement changé après la fin de la Seconde Guerre mondiale quand l'Europe gisait meurtrie et épui- sée et que l'Asie apprenait rapidement à se libé- rer du joug occidental. La domination européenne en Asie a pris fin et, un à un, les pays asiatiques ont acquis leur liberté par une passation pacifique des pouvoirs ou par la lutte. Le nationalisme a triomphé sur le continent asiatique et les pays d'Asie ont revendiqué l'égalité absolue avec les nations occidentales. Ceci apparaft clairement dans les discours tenus par les Asiatiques lors des assemblées internationales et qui traduisaient une nouvelle confiance en soi et une vision opti- miste du monde environnant.

Les espoirs et les rêves des pays d'Asie nouvellement indépendants ont trouvé une expres - sion particulièrement sympathique dans les ren- contres organisées par l'Unesco. Plus que le r61e politique des Nations Unies, ce qui séduisait les Asiatiques, c'était cet idéal : réaliser l'unité mondiale grâce à la solidarité intellectuelle et morale de l'humanité ; plus que le fonctionnement des rouages politiques des Nations Unies à New York, c'étaient les programmes et potentialités de l'Unesco qui suscitaient l'intérét. La possibi- lité de réaliser une nouvelle synthèse des cultures était le thème de plusieurs déclarations impor- tantes de dirigeants asiatiques lors des Conférences

2.

2.

générales de l'Unesco. Quand elle a commencé à fonctionner, l'Unesco a, dans l'ensemble, reçu un plus grand soutien des pays asiatiques que des nations occidentales qui étaient quelque peu m é - fiantes à l'égard des actions internationales en matière d'éducation, sceptiques quant au r61e de l'Unesco dans le domaine de la science et relati- vement peu intéressées par la coopération cultu- relle internationale. Les débats de la Conférence générale et du Conseil exécutif révèlent que les nations occidentales souhaitent limiter le rôle de l'Unesco et lui attribuer pour seule fonction celle d'aider les Nations Unies à maintenir la paix et la sécurité ; en revanche, les pays asiatiques, ainsi qu'un certain nombre de pays africains et latino-américains en développement, escomp- taient une coopération large et toujours plus éten- due entre les nations et les zones d'activité de l'Unesco et l'émergence d'une universalité de vue et d'action à laquelle eux-memes pourraient gran- d ement contribuer.

L'intérét des pays asiatiques pour l'Unesco tenait aussi à une autre raison : on s'aperçevait que l'Asie, en tant qu'entité culturelle, avait con- tribué, au moins autant que l'occident, à l'avène- ment d'une civilisation planétaire. Les représen- tants de la culture asiatique ont montré qu'ils étaient fiers de leur patrimoine culturel incarné dans les civilisations de la Chine, de l'Inde et du Japon et des valeurs spirituelles enchâssées dans les grandes religions de l'islam, du bouddhisme, de l'hindouisme et du christianisme qui ont pris naissance sur le continent asiatique. Dans le cadre des activités de l'Unesco, les Asiatiques ont manifesté un vif désir de se rencontrer et de se connai'tre, brisant ainsi l'isolement dans le- quel ils avaient été cantonnés pendant l'ère de do- mination occidentale. L'émergence d'un sentiment panasiatique apparaft clairement dans les décla- rations idéalistes faites à la conférence asiatique qui s'est tenue en Inde à la veille de son indépen- dance. Jawaharlal Nehru a salué le nouvel esprit asiatique et a exprimé sa foi dans le rôle que l'Asie unie jouerait dans les affaires mondiales. L e concept Est-Ouest ou Orient-Occident était implicite dans la nouvelle conscience d'une soli- darité asiatique et la volonté de faire contrepoids à l'influence de l'Ouest dans les affaires mondiales.

grande partie ses racines dans des mythes et des r@ves Il y avait, cependant, un problème pra- tique étroitement lié au processus de changement et de développement qui était commun à tous les pays asiatiques et concernait aussi l'Unesco. Le problème résidait dans le fait que dans les pays asiatiques, les cultures et valeurs traditionnelles se trouvaient soudain exposées aux forces de l'in- dustrialisation et au processus de changement plus vaste qualifié souvent de modernisation. En général, les dirigeants culturels de l'Asie tenaient à leurs traditions et souhaitaient ardemment les adapter avec précaution à l'ensemble des nouveaux changements économiques, sociaux et technolo- giques qui s'abattaient sur leur société. Les pays asiatiques souhaitaient plus que tout parvenir à une synthèse créative de la tradition et du moder- nisme et ont, à maintes reprises, formulé ce

3.

4. L e sentiment panasiatique plongeait en

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Page 68: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

voeu avec beaucoup de vigueur et de véhémence lors des Conférences générales de l'Unesco. La rencontre de l'Asie et de l'Occident aux XIXe et XXe siècles a souvent provoqué une réaction de vigoureuse défense et d'exaltation des valeurs culturelles traditionnelles jugées supérieures aux avantages matériels de la technologie occi- dentale ; cette attitude, née des mouvements d'in- dépendance, a subsisté après la conquête de la li- berté et les nouveaux Etats-nations d'Asie se sont rappelés et ont respecté ces conceptions qui leur étaient chères. Cela posait un véritable problème aux intellectuels chargés de la culture vu la né- cessité d'élaborer des programmes et des poli- tiques culturelles significatifs dans le contexte de mutations rapides et de développement d'en- semble de la société sur le plan national.

Parallèlement à cet intérêt des dirigeants asiatiques pour leurs cultures traditionnelles, se déroulait en Europe la recherche tâtonnante d'un nouvel humanisme qui réinterpréterait et affer- mirait les valeurs morales, artistiques et spiri- tuelles léguées par Rome, la Grèce et l'Europe médiévale mais malheureusement affaiblies par l'offensive du matérialisme et de la technologie aux XVIIIe et XIXe siècles. Les philosophes eu- ropéens ont tenté de concilier la science et lare- ligion et d'asservir la technologie à l'esprit hu- main. Les organisations internationales non gou- vernementales qui regroupent des savants dans différentes disciplines ont apporté leur soutien moral à l'Unesco et reçu à leur tour un nouvel élan pour élargir leurs propres horizons en as- sociant davantage les savants asiatiques à leurs travaux centrés jusqu'ici sur l'Europe.

était aussi motivée par la crainte de l'Amérique, non de son poids spécifique et de son opulence matérielle, mais de ses valeurs et modes de vie. Ceux qui tenaient à l'idée européenne redoutaient que, sur le plan à la fois culturel et matériel, l'Europe ne devienne rapidement une associée su- balterne de l'Amérique dans la nouvelle façon de concevoir l'Occident et d'appréhender sa réalité. Tandis que les Etats européens prospéraient grâce à l'aide fournie par les Etats-Unis au titreduplan Marshall et d'autres formules d'assistance, leurs dirigeants culturels craignaient l'influence de l'Amérique sur le mode de vie européenquigran- dissait presque aussi vite que le montant des sub- sides en dollars. Ils se sont donc félicités des initiatives prises par les Asiatiques pour déve- lopper un vaste programme d'éducation pour l'ap- préciation mutuelle des valeurs culturelles de l'Orient et de l'occident.

de l'Unesco, plusieurs études ont été consacrées aux besoins des différentes nations en matière de moyens de communication de masse tels que la presse, le cinéma et la radio. Elles ont révélé les disparités qui existent entre les moyens de communication des pays de l'Orient et ceux de l'occident, créant ainsi un déséquilibre au détri- ment des premiers. Il était clair que les journaux, revues, livres, émissions de radio et films trans- mettaient des idées et des images des pays indus- trialisés occidentaux aux sociétés orientales

5.

6. La quête européenne d'unnouvel humanisme

7. Dans les années qui ont suivi la fondation

économiquement moins développées, sans qu'en sens inverse, il existe, et de loin, un courant d'ampleur comparable. L'Occident n'était guère informé des formes et valeurs culturelles de l'Orient alors qu'il propageait sa propre culture parmi les peuples orientaux grâce aux moyens technologiques de communication dont il disposait. C e déséquilibre étant, il fallait qu'un agent exté- rieur intervienne, dans une certaine mesure, pour qu'un flot normal d'informations s'écoule dans l'autre sens. Or, quel agent extérieur était plus approprié qu'une institution spécialisée des Na- tions Unies ? Les dirigeants orientaux décla- rèrent que ce n'était pas seulement la culture populaire occidentale qui, toujours plus abon- dante, déferlait chaque jour sur leurs peuples à travers les moyens de communication de masse ; s'ajoutait à cela le fait que leurs propres sys- tèmes éducatifs, hérités du colonialisme et main- tenus obstinément en l'état malgré l'indépendance, accordaient une grande valeur à la connaissance de l'Occident qui occupait trop de place dans les programmes scolaires. D e toute évidence, l'Oc- cident avait besoin de mieux connai'tre les va- leurs culturelles de l'Orient, et l'intervention de l'Unesco dans l'utilisation des moyens de communication de masse et la réforme des programmes scolaires pouvait promouvoir cet objectif.

8. aux pays économiquement peu développés est de- venue rapidement une des préoccupations ma- jeures de l'Unesco et d'autres institutions des Nations Unies. Cela impliquait aussi le transfert des ressources et du savoir de l'Occident néces- saires au progrès économique des pays d'Orient. C'était là une forme d'aide inédite et souvent les experts occidentaux détachés n'appréciaient pas suffisamment leurs nouvelles responsabilités. Les pays en développement avaient un besoin considé- rable d'aide et d'assistance et, face à ces besoins croissants, les programmes d'assistance tech- nique ont rapidement pris de l'ampleur. Un pro- gramme fondé sur l'appréciation des valeurs cul- turelles pouvait être profitable aux spécialistes occidentaux. Pour les Orientaux, il était psycho- logiquement très important, dans la mesure où il permettait de maintenir le principe de réci- procité dans les relations avec les Occidentaux. Ils avaient le sentiment que, dans le domaine culturel, ils avaient quelque chose de précieux à apporter à l'occident, quelque chose qui amélio- rerait la qualité de la vie pour tous et accroftrait le bonheur et ils se sentaient donc moins rede- vables aux pays riches occidentaux de l'aide ma- térielle qu'ils en recevaient. L'appréciation mu- tuelle des valeurs culturelles a rendu ainsi plus efficace et acceptable le processus d'assistance technique.

L e Projet majeur a été précédé d'un impor- tant programme de Tables rondes internationales sur les rapports entre Asiatiques et Américains, qui se sont tenues dans six grandes villes améri- caines (San Francisco, Minneapolis, Ann Arbor, Louisville, Boston et Washington) en avril-mai 1956, sous les auspices communs de l'Unesco et de la Commission nationale des Etats-Unis. Elles

L'assistance technique sous forme d'aide

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Page 69: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

avaient pour thème "Les valeurs humaines dans les changements sociaux en Asie du Sud et du Sud- Est et les Etats-Unis : conséquences pour la co- opération entre Asiatiques et Américains. ''

La genèse du Projet majeur Orient-Occident, 1' enthousiasme et 1' esprit de solidarité remar- quables qui l'ont entourée ont permis de dégager d'importantes tendances quant à l'avenir de la co- opération culturelle internationale. Leur influence continue à s'étendre et croftre dans le contexte d'un processus plus vaste visant à instaurer un nouvel ordre mondial. Pour ce qui nous occupe, la plus importante de ces tendances, et de loin, consistait en un nouveau concept réalisant la syn- thèse entre la culture envisagée au sens large du terme comme mode de vie et la culture vue sous l'angle le plus étroit comme moyen pourl'homme de cultiver son esprit et d'enrichir son activité créatrice. Le concept naissant mettait l'accent sur les valeurs culturelles, celles que l'on pro- fesse et celles qui ont cours, qui pourraient étre comprises, appréciées et partagées dans un es- prit de réciprocité, d'enthousiasme, de respect et de gratitude, jetant ainsi les bases de la soli- darité intellectuelle et morale de l'humanité ins- crite dans l'Acte constitutif de l'Unesco. Tous pourraient se familiariser avec les valeurs des autres cultures dans leur diversité et ce proces- sus d'apprentissage culturel ouvrirait de nouvelles perspectives de coopération pour enrichir la cul- ture, élargir l'éducation, élever les défenses de la paix dans l'esprit des hommes et atteindre une qualité de vie qui devrait étre l'essence et la fina- lité du développement. La coopération culturelle exige la réciprocité des échanges, une véritable compréhension des traditions et des croyances autres que les siennes propres et un effort sou- tenu d'apprentissage et d'appréciation des modes de vie, normes de conduite et aspirations des autres peuples. La connaissance et l'apprécia- tion de nombreuses cultures et de leurs valeurs permettraient d'approfondir et de goQter ces mer- veilleux dons de la vie : le contenu de l'éducation, les techniques de communication, les apports multiples et prometteurs de la science, les lettres dans toute leur diversité et leur éclat, la libre ex- pression des arts et de la musique, les merveilles de la nature, la profondeur et la saveur des rela- tions humaines et le caractère extraordinaire et mystérieux du cosmos. La perspective d'une telle dimension, d'une telle qualité de vie demandait un effort approprié et une foi très grande pour déve- lopper la coopération culturelle.

Malheureusement, les belles idées et inten- tions prometteuses qui ont inspiré l'élaboration du Projet majeur de l'Unesco sur l'appréciation mutuelle des valeurs culturelles de l'Orient et de l'Occident n'ont pas trouvé d'expression digne d'elles dans les programmes et activités spéci- fiques qui ont suivi au niveau national et interna- tional pendant les dix années de son existenceof- ficielle. L'action et la réalisation du projet ont été entravées par le manque de ressources ma- térielles, les complexités et la lenteur de l'action internationale, les contraintes qui pèsent sur une organisation intergouvernementale agissant dans le secteur culturel qui est essentiellement le

domaine de toute la société et de ses nombreuses agences non gouvernementales, l'incapacité à con- cevoir des modes d'action adéquats, le conflit des idéologies, la persistance de l'égocentrisme au sein des nations et, par-dessus tout, les grandes inégalités entre les partenaires de la coopération culturelle en matière de moyens de communica- tion et de développement économique. Cependant, quelques initiatives importantes ont été prises et de nouvelles orientations sont apparues, visant à enrichir la coopération culturelle internationale et trouver des voies pour l'avenir. Il n'est pas nécessaire de décrire plusieurs programmes et activités en détail. Une rapide évocation de cer- tains progrès marquants qui ont été faits illus- trera notre propos, à savoir préciser les pro- blèmes et perspectives de la coopération cultu- relle et la pertinence des valeurs culturelles.

1. L'EXPERIENCE DE S P R O G R A M M E S DU PROJET MAJEUR DANS LE DOMAINE D E S VALEURS CULTURELLES

Les orientations suivantes sont particulièrement dignes d'attention :

1. L'importance de la culture

Il a été bientôt reconnu que la culture, lesvaleurs et les échanges culturels pouvaient promouvoir la coopération internationale et une plus grande par- ticipation des peuples à la vie culturelle de leurs communautés. 'Dans les pays en développement récemment libérés du joug colonial, l'accent a été mis sur l'apprentissage culturel qui avait été longtemps négligé pendant la colonisation. Les rapports de la culture avec le développement éco- nomique, l'unification nationale et la paix sont de- venus manifestes et ont conduit à de nouvelles ana- lyses. Il en est résulté un accroissement considé- rable des échanges et des accords culturels entre nations, soulignant la nécessité d'élaborer des po- litiques culturelles.

2. L'élargissement de l'éducation

Dans presque tous les pays participants, on apar- ticulièr ement insisté sur 1' élargissement des ho - rizons de l'éducation à tous les niveaux, spécia- lement dans le domaine des lettres. L'enseigne- ment des langues, la révision des manuels d'his- toire et de géographie, les nouvelles orientations des programmes scolaires, la formation des en- seignants, la création de nouveaux matériels pé- dagogiques, le développement des échanges d'étu- diants ont suscité un intérét croissant pour l'étude des autres cultures en vue d'améliorer la com- préhension internationale et d'introduire des in- novations dans la communauté mondiale nais- sante. La découverte d'autres valeurs culturelles est souvent allée de pair avec le renforcement de ses propres racines, et une plus profonde com- préhension et appréciation des valeurs culturelles a ouvert de radieuses perspectives à l'avènement d'un nouvel humanisme.

70

Page 70: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

3. Echanges culturels des vestiges du colonialisme et à consolider l'identité nationale.

Les politiques gouvernementales ainsi que l'action non gouvernementale ont visé à accroître forte- ment les échanges culturels de façon à dévelop- per les relations amicales et à s'assurer la bonne volonté d'autres nations pour la poursuite d'objec- tifs politiques et économiques. La valeur de ces échanges a été parfois contestée et des efforts ont été faits pour améliorer la nature et la pratique des échanges culturels et renforcer ainsi la com- préhension internationale et le processus de développement.

4. Connaissance authentique des cultures

Les programmes d'études et de recherche fonda- mentales avaient pour but de dissiper les malen- tendus et les idées fausses que l'ignorance et les préjugés avaient ancrés dans les esprits concer- nant les autres cultures. Des organisations inter- nationales non gouvernementales se sont efforcées de mettre en contact les spécialistes, ce qui a souvent abouti à des études internationales con- jointes sur des sujets et des thèmes d'intérét cammun. L e mythe de la race supérieure a été discrédité et les habitudes et attitudes forgées par l'impérialisme et l'arrogance raciale ont été peu à peu ébranlées et dénoncées. La recherche de la vérité et la transmission d'informations au- thentiques concernant les cultures et les valeurs culturelles ont enrichi la dignité humaine et aidé à faire respecter les droits de l'homme.

5. Valeurs traditionnelles et modernité

Un secteur de recherche et d'étude a pris une im- portance particulière. La nature, l'étendue et la pertinence des valeurs traditionnelles et leur rap- port avec le changement souvent qualifié de mo- dernisation ont attiré l'attention des savants et suscité l'intérét de personnes engagées dans le processus de développement. Les cultures asia- tiques étaient enracinées dans des traditions vi- vantes et leur faculté d'adaptation à de nouvelles situations créées par des changements écono- miques et technologiques a suscité une réflexion sérieuse et des dialogues fructueux entre repré- sentants de différentes traditions culturelles. Les assauts redoublés de l'industrialisation et l'obses- sion des aspects et images populaires de la moder- nisation ont menacé les cultures et valeurs tradi- tionnelles des anciennes sociétés qui donnaient sa vigueur à l'identité nationale naissante des pays dits en développement. La sauvegarde et le re- nouveau des valeurs traditionnelles ont aussi ou- vert la voie à des modèles de développement dif- férents du modèle occidental dominant transmis par les classes dirigeantes élitistes élevées à l'image de leurs maîtres coloniaux. Les exigences de la tradition et de la modernité ont été jugées d'après l'efficacité des valeurs autochtones par comparaison aux us et coutumes empruntés aux puissances dominantes de l'argent et de la tech- nologie. Dans ce processus, il fallait manifeste- ment renforcer les valeurs traditionnelles des cultures autochtones de façon à se débarrasser

6. Création et diffusion des matériaux culturels

Pour permettre à la fois l'élargissement de l'édu- cation et l'apprentissage des valeurs culturelles, des matériaux appropriés ont été préparés sous forme de livres et publications, reproductions d'oeuvres d'art, nouvelles créations cinémato- graphiques, télévisées et radiophoniques et jeux de documents destinés à étre largement diffusés parmi les étudiants, les enseignants et le grand public. D e nombreux efforts accomplis par des organismes et des particuliers dans les Etats membres sont venus compléter l'action conduite par l'Unesco. La conception de ces matériaux a souvent impliqué une coopération importante et soutenue entre les représentants de différentes cultures. Les institutions telles que les univer- sités, les musées, les maisons d'édition, les so- ciétés de radio et de télévision et les associations culturelles, ainsi que divers organismes d'un type nouveau spécialement créés pour s'occuper des entreprises de coopération, ont participé à la création et à la diffusion des matériaux culturels conduisant à une meilleure compréhension des autres cultures.

7. L'utilisation des moyens de communication de masse

Les moyens de communication de masse ont par- ticulièrement contribué à la propagation des va- leurs culturelles dans de larges couches de la population. Le succès obtenu a été mitigé, à cause du mercantilisme, des concessions faites au sensationnel, des préjugés et de l'ignorance.. Le pouvoir des moyens de communicationn'apas été contrebalancé par la sagesse et la bienveillance de ceux qui les dirigent et les contr6lent. La façon dont les médias occidentaux ont présenté les cul- tures orientales a engendré malentendus et ran- cunes et les inégalités flagrantes en matière de circulation de l'information se sont accentuées du fait de l'évolution rapide de la science et de la technologie. Dans ce domaine, l'action de l'Unesco n'a eu qu'une faible influence sxr les organismes puissants et souvent fortement commercialisés qui contrôlent les médias. Les distorsions et les déséquilibres se sont perpétués et ont conduit à revendiquer avec une insistance croissante l'ins- tauration d'un nouvel ordre international en ma- t ièr e d ' informations.

8. Le respect de la diversité

L' appréciation mutuelle des valeurs culturelles exigeait un respect authentique de l'originalité et de l'intégrité de toutes les cultures. La diversité culturelle était appréciée à cause de la valeur in- trinsèque de chaque culture. La libération des peuples du joug étranger et le triomphe du natio- nalisme ont conduit à l'affirmation des cultures autochtones qui ont retrouvé leurs propres ra- cines et résisté à l'invasion des représentations et valeurs culturelles des puissances dominantes

71

Page 71: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

de l'occident. Le respect de la diversité cultu- relle exigeait la pratique de valeurs et attitudes morales telles que la curiosité, la sympathie, la tolérance et l'estime qui étaient indispensables à la compréhension des autres cultures.

9. Vers l'universalité

Les échanges authentiques d'expériences et de va- leurs culturelles ont conduit à une universalité de vues et à un sentiment de solidarité humqineper- mettant à l'homme contemporain de partager une humanité commune et de pratiquer des valeurs humaines communes acceptables par'différentes cultures. L'instauration d'un ordre mondial juste et humain et la défense des droits de l'homme exigent la pratique de valeurs humaines reflétant la nature et la destinée de l'homme. Il ne doit pas y avoir conflit entre la particularité des valeurs culturelles et l'universalité des valeurs humaines. La nature profonde de l'homme est reflétée et respectée dans les valeurs fondamentales de toutes les cultures, la voie étant ainsi ouverte à la civi- lisation planétaire de demain que la science et la technologie ont rendue possible.

Cette évolution a conduit à une reconnaissance toujours plus nette de l'importance de la culture pour la promotion des relations culturelles et de la coopération internationale. A partir de l'expé- rience des dix années du Projet majeur, l'Unesco a élargi ses propres programmes pour y inclure l'appréciation internationale de la diversité des valeurs culturelles au-delà de la rencontre limi- tée entre les civilisations de l'Orient et de l'Oc- cident ; la communauté des nations a formulé et adopté à l'unanimité les Principes de la coopéra- tion culturelle internationale ; l'accent a été mis de plus en plus sur l'importance de l'identité cul- turelle des nations nouvellement indépendantes et les rapports de l'identité culturelle avec le déve- loppement autochtone, la participation des gens à la vie culturelle de leurs communautés et l'amé- lioration de la qualité de la vie. On est passé, sa- lutaire mutation, d'un processus limité d'aide ma- térielle à une association et une coopération au- thentiques, d'une hantise des aspects économiques du développement à son appréciation détaillée et complète. Les modalités d'action et l'étendue de la coopération culturelle ont été définies plus clairement .

A cet égard, le r61e des systèmes éducatifs aux contenus et objectifs nouveaux et l'action des médias tels que la presse, le cinéma, la télévi- sion et la radio avaient une importance primor- diale. Le déplacement croissant des personnes et des matériaux culturels (le "tourisme culturel") s'est reflété dans les voyages et le commerce. L'action gouvernementale s'est traduite par des mesures officielles, des accords bilatéraux et la formulation de politiques culturelles. L'action de la société, canalisée par des organisations non gouvernementales, a pris de plus en plus d'am- pleur. Les organisations internationales et régio- nales, notamment l'Unesco, avec son réseau de liens de coopération et sa vocation intellectuelle et spirituelle, ont joué leur r61e de coordinateur et de catalyseur. L'éventail et l'envergure des

institutions et instruments de coopération cultu- relle sont devenus vastes et impressionnants malgré les ressources financières relativement faibles disponibles pour l'action culturelle.

turelle internationale ont trait essentiellement aux cinq éléments suivants qui ont engendré de nombreuses activités sous les auspices de l'Unesco et par le biais de plusieurs programmes bilaté- raux et non gouvernementaux.

tériels, connaissances et valeurs ont progressé grâce à des programmes spécialement conçus à cet effet et grâce aussi à une multitude d'initia- tives et d'efforts émanant d'organisations et d'agences de divers types. Certains, judicieux et féconds, ont contribué à renforcer la compré- hension, la paix et le développement. D'autres partaient d'un bon sentiment, mais se sont sou- vent avérés infructueux et inutiles. La qualité de ces échanges dépendait de la motivation et de la sincérité des participants. Ils étaient un mélange d'altruisme et d'égofsme, de curiosité et d'égo- centrisme, d'authenticité et de tromperie. Dans l'ensemble, les échanges ont débouché sur de nouvelles prises de conscience et contribué à l'adaptation et au renouvellement des valeurs traditionnelles ; ils ont aussi posé de sérieux problèmes aux pays en développement, soudain exposés à des modèles et styles de vie étrangers et grandement handicapés par leur faiblesse et dépendance vis-à-vis de la puissance et de l'in- fluente des sociétés plus riches et avancées sur le plan technologique. Dans les pays en dévelop- pement, l'écart entre les groupes dominants éli- tistes et les masses passives a eu tendance à s'élargir et les différences entre les zones ur- baines et rurales se sont accentuées.

L'apprentissage d'autres cultures grâce à une connaissance adéquate et une meilleure com- préhension de leurs traditions, valeurs, évolu- tions et aspirations actuelles est un autre aspect important de la coopération culturelle, reflété essentiellement dans le contenu de l'éducation au sens large et comportent des modalités tradition- nelles ou autres et l'utilisation pédagogique des techniques de communication. Les activités sco- laires et extrascolaires mises en lumière par le Projet majeur Orient-Occident ont été engendrées et renforcées par les possibilités croissantes en matière d'éducation non traditionnelle, en parti- culier par le r61e éducatif des institutions cultu- relles telles que les musées, les bibliothèques, les foyers socio-éducatifs et les centres de mé- tiers d'art et d'artisanat. La coopération cultu- relle peut enrichir l'éducation en permettant l'in- teraction des idées et des valeurs qui sous-tendent la diversité des cultures.

tures grâce à des rencontres entre spécialistes, des séminaires, des colloques et des publications a donné naissance à une forme de coopération cul- turelle précieuse, permettant d'apprécier les dif- férences ainsi que les similitudes et débouchant sur une nouvelle synthèse des concepts et repré- sentations culturels. Malheureusement, la lettre et l'esprit du dialogue ne se sont pas reflétés dans

L'ampleur et le contenu de la coopération cul-

1. Les échanges culturels de personnes, ma-

2.

3. La promotion de dialogues entre les cul-

72

Page 72: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

le fonctionnement des moyens de communication de masse qui montrent un fâcheux penchant au mercantilisme et à la propagande. Un dialogue véritable exigeait la réciprocité et le respect mu- tuel qui n'existaient ni dans les rapports inégaux qu'entretenaient, en matière de médias, les pays développés et ceux en développement, ni dans la formation et les motivations de ceux qui contrûlent les médias.

et plus fructueuse dans les actions de sauvegarde et d'entretien du patrimoine culturel de l'humanité qui se sont développées grâce essentiellement aux initiatives de l'Unesco. Les travaux de protection, restauration et étude des monuments, sites archéo- logiques et oeuvres d'art que nous ont légués les civilisations du passé n'ont pas été affectés par les controverses et dissensions du présent. Plu- sieurs programmes de coopération ont été entre- pris avec succès dans ce domaine de l'action cul- turelle. L'Unesco a lancé des appels pour la sau- vegarde de monuments célèbres tels que ceux de Nubie en Egypte et au Soudan, Venise en Italie, Boroboudour en Indonésie, Moenjodaro au Pakis- tan, Sukhothai en Thaïlande, les monuments de Malte, Fez au Maroc et le "Triangle culturel" à Sri Lanka. Récemment, l'Unesco a lancé un ap- pel en faveur des trois monuments de Hatti qui témoignent du sort des esclaves africains, et aussi de 1'Ile de Gorée. On est encore loind'avoir épuisé les possibilités de coopération culturelle en matière de protection du patrimoine culturel et il faudrait mettre au point des programmes à la fois bilatéraux et multilatéraux, notamment pour s'occuper des monuments et oeuvres d'art que nous ont légués les civilisations anciennes d'Asie et d'Afrique et restituer à l'amiable àleurs propriétaires légitimes les trésors artistiques dont ils ont été spoliés pendant la colonisation.

Enfin, l'étude des valeurs culturelles con- duisant à la promotion des relations culturelles et de la coopération internationale au service de la paix, du développement et d'une meilleure qualité de vie, ouvre un champ de recherches et d'actions nécessaires à l'établissement d'une solidarité in- tellectuelle et morale entre tous les hommes, comme le proclame l'Acte constitutif de l'Unesco. L'exposé qui suit concernant les valeurs cultu- relles qui favorisent la coopération internatio- nale, est tiré de l'expérience du Projet majeur et de ses incidences et prend tout particulièrement en considération les faits nouveaux survenus en Inde et dans les pays d'Asie voisins. L'interac- tion des valeurs et de l'action culturelle déter- mine l'efficacité de la coopération internationale entre les nations et favorise l'intégration des communautés et groupes divers au sein de larges sociétés pluralistes.

4. La coopération culturelle a été plus facile

5.

II. L'EXPERIENCE INDIENNE : EN QUETE D'UNE COOPERATION CULTURELLE ET D'UNE POLITIQUE CULTURELLE

Jusqu'en 1947, l'Inde a fait partie de l'Empire britannique et est donc restée politiquement as- sujettie à une autorité étrangère et culturellement

dominée par l'influence du Royaume-Uni. Le reste du monde était pratiquement inconnu des Indiens dont très peu voyageaient hors de leur pays. Les relations extérieures de l'Inde étaient sous le con- tr6le exclusif des Britanniques. Après 1947 s'est naturellement manifesté un vif désir de connaître le monde et de s'ouvrir àtoutes sortes d'influences nouvelles. Les propos du Mahâtma Gandhi illustrent ce nouvel état d'esprit : "Je ne veux pas que m a maison soit entourée d'un mur de tous les côtés et mes fen&tres scellées. Je veux que les cultures de tous les pays soufflent et circulent dans m a maison aussi librement que possible, mais je re- fuse de m e laisser emporter par l'une ou l'autre d'entre elles. M a religion n'est pas celle de la prison. Il y a place pour la plus humble des créa- tions de Dieu mais pas pour l'orgueil insolent ins- piré par la race, la religion ou la couleur de peau". Le désir était grand de recevoir les brises cultu- relles d'où qu'elles viennent, de tous les coins du monde, tout en restant proche des racines de la culture et du patrimoine traditionnels de l'Inde.

Ce désir de connaître le monde après 1'Indé- pendance s'est d'abord manifesté par un grand at- tachement à l'Asie, à l'unité asiatique et à une sorte de conception continentale de l'Asie. L'unité asiatique était souhaitée pour faire contrepoids à la puissance et à la domination de l'occident, pré- server la liberté nouvellement conquise et défendre la dignité et l'égalité de l'Orient dans ses rapports avec le monde occidental. C'est dans cet esprit que l'Inde a fait sa première tentative en matière de politique étrangère culturelle l'année de son indépendance, en 1947, quand fut organisée à Delhi l'Asian Relations Conference.

Des aspirations et espoirs nouveaux sont nés d'une nouvelle lecture de l'histoire indienne met- tant en lumière les vastes ambitions, les réali- sations artistiques, spirituelles et matérielles du passé et on a pensé que la mission particulièrede l'Inde était de promouvoir certaines valeurs spi- rituelles, notamment les trois grandes valeurs que sont la tolérance, la compassion et la séré- nité, que l'on a vu se dégager nettement de l'his- toire religieuse et culturelle de l'Inde et qui re- présentent son apport majeur au patrimoine cul- turel de l'humanité.

La tolérance était considérée comme un mode de vie issu d'une histoire au cours de laquelle la synthèse des idées, des croyances et des institu- tions s'est faite continuellement suivant un pro- cessus paisible et non violent. La compassion était cultivée en tant que qualité morale et spiri- tuelle par excellence de l'individu, et vertu hau- tement prisée et appréciée par la société. Enfin, faute d'un meilleur terme, la sérénité impliquait une croyance diffuse enune vie autre que la vie quotidienne faite d'activités ordinaires et de jours ordinaires, une lucidité plus grande engendrant certaines attitudes et une certaine éthique ainsi qu'une incitation constante à se transcender. Cela ne signifie pas que la vie actuelle n'est pas pré- cieuse ou ne vaut pas la peine d'&tre vécue bien qu'il y ait, il faut l'admettre, une tendance à dé- river vers ce genre d'attitude négative ; cela si- gnifiait que la société tout comme les individus devaient s'efforcer de se transcender, et, en ce

73

Page 73: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

sens, la sérénité équivalait à une quéte de la trans- cendance ou de la perfection de la part de l'indi- vidu. La recherche de ces valeurs a été considé- rée comme la caractéristique de la culture in- dienne dans son r6le historique, et cette croyance, qui tient à la fois de la réalité et du mythe, a donné aux chefs du mouvement de libération un élan enthousiaste, une image radieuse de la spi- ritualité de l'Inde révélant une identité culturelle qui pouvait étre projetée à l'extérieur avec satis- faction et fierté. On était profondément convaincu de la mission spirituelle particulière de l'Inde consistant à pratiquer et à diffuser les qualités et attitudes de tolérance, compassion et spiritua- lité, signe d'un développement de l'esprit indien et désir d'exercer une influence culturelle significa- tive sur le monde extérieur. A ces attitudes et idées issues d'une conception populaire du patri- moine de l'Inde, se sont ajoutées deux autres forces. L'une a été le r61e de chef que le Mahât- m a Ghandi a joué et qui a déterminé le caractère unique de la lutte pour l'indépendance indienne, un combat livré sur le plan idéologique avec les armes de la non-violence et de la force d'âme, l'autre, l'attitude et la vision de Jawaharlal Nehru, impa- tient de voir se construire une société nouvelle et dynamique à la poursuite du progrès, de la moder- nisation et de la justice sociale. Bien queles ob- jectifs et idéologies de Gandhi et de Nehru aient été très dissemblables, ces artisans de la liberté de l'Inde croyaient tous deux passionnément que les moyens employés étaient aussi importants que les fins poursuivies, et cette conviction a contri- bué à porter la lutte pour l'indépendance à un haut niveau moral.

En résumé, l'image culturelle de l'Inde d'au- jourd'hui qui émerge provient de ces trois sources ; la mission spirituelle qui émane du passé histo- rique, le principe de non-violence mis au point par Gandhi à la fois comme grande force morale et moyen de résoudre les conflits, et la vision de Nehru, vibrante de la chaleur et de l'émerveille- ment d'une vie nouvelle et s'étendant à toutes les possibilités qu'offrent la démocratie et la science pour accroître la liberté, la dignité et le bien- étre de l'homme. Le peuple indien croyait qu'il devait largement contribuer à l'évolution de l'hu- manisme de demain, unissant l'humanité entière pour une nouvelle identification du destin de l'homme et une nouvelle organisation des af- faires humaines. On estimait qu'à cet égard l'Inde avait un rBle à jouer pour combiner les croyances et points de m e divergents et réaliser, en particulier, une nouvelle synthèse entre l'Orient et l'Occident. L'Inde a une conscience aigue et constante de l'Orient et de l'occident dans le con- texte des relations culturelles ; le sentiment qu'il y a, entre l'Orient et l'occident, une rencontre ancienne et suivie qui est parfois stérile mais SOU- vent féconde et créative, continue à influencer la quéte de l'identité culturelle. Dans l'esprit des Indiens, cette rencontre comporte un appel à la synthèse entre la tradition et le modernisme, la religion et la science, l'individu et la société, la vie intérieure de l'homme et ses responsabilités et obligations sociales.

C'est là le genre d'image nationale que les

Indiens, dans l'ivresse de l'indépendance, se sont fait d'eux-méme et ont voulu projeter àl'ex- térieur. Un autre fondement de la politique cul- turelle est la nécessité pratique de protéger les acquis de l'indépendance et de servir ses objec- tifs. Au tout premier plan, la nécessité de main- tenir et renforcer l'indépendance nationale pour parvenir à s'affranchir complètement de tout joug étranger. Tout en poursuivant cette quéte dellin- dépendance, on devait instaurer la démocratie, la liberté et la justice sociale à travers une forme de gouvernement démocratique et un modèle so- cialiste de société. A partir de la pratique des politiques cultu-

relles de l'Inde et de ses formes très variées de coopération culturelle avec d'autres nations, et dans le cadre de la prodigieuse diversité de ses propres cultures régionales et annexes et de leurs interactions, on a pu identifier un certainnombre de valeurs culturelles qui favorisent la coopéra- tion. Les plus importantes d'entre elles sont les suivantes :

1. La sensibilité à la culture et legrandprix que l'on attache à sa signification et à sapratique sont à la base de la vie culturelle et de ses valeurs.

La réceptivité et l'ouverture aux influences culturelles accompagnées d'une vive curiosité et d'une aptitude à donner avec générosité et à rece- voir avec reconnaissance élargissent le champ de 1' expérience culturelle.

3. La pratique de la tolérance est indispen- sable à une coopération culturelle fructueuse et créative.

4. la qualité des échanges culturels et prévient les attitudes étroites de l'égocentrisme. Il est aussi essentiel quand les valeurs culturelles sont issues des traditions religieuses d'une société pluraliste.

5. L'enracinement dans le meilleur de sa propre culture donne foi et assurance pour explo- rer d'autres modes de vie grâce à des expériences sérieuses et approfondies.

valeurs fondamentales et de fermes ancrages pour la stabilité comme pour le changement.

L'ajustement au changement et la faculté d'adaptation aux nouvelles forces et conditions sont également nécessaires pour renouveler et enrichir les traditions vivantes et favoriser l'ac- ceptation de nouvelles valeurs.

dichotomies découle de la diversité des traditions culturelles et des fruits de la tolérance.

La croyance dans la liberté et les droits de l'homme améliore le choix et l'efficacité des valeurs culturelles.

10. Une conception optimiste de l'homme et de la nature humaine conduit à concevoir le monde avec une sorte de foi, confiance et espoirs stimulants.

11. On développe l'humanisme et les valeurs humaines en mettant en pratique les valeurs cul- turelles, en dépassant les limites étroites duna- tionalisme et de l'esprit de clocher.

12. Enfin, la vie culturelle se présentecomme une force de stabilisation visant à établir un équi- libre dans le monde extérieur fait d'incertitudes et de dangers et souligne l'importance de l'homme

2.

Le respect des autres cultures rehausse

6. La force des traditions peut fournir des

7.

8. Permettre les différences d'opinion et les

9.

-

74

Page 74: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

intérieur pour la prise en charge de sa personna- lité spirituelle.

Les valeurs culturelles énumérées ci-dessus marquent les aspects salutaires et positifs du processus de coopération. Inutile de dire que ces valeurs ont à combattre les forces négatives et adverses qui entravent la coopération et engendrent tensions, suspicion et malentendus. Le déploie- ment des valeurs culturelles les plus propres à susciter une coopération culturelle fructueuse exige une vigilance constante et du discernement.

~

III. LES CONDITIONS DU SUCCES DE LA COOPERATION CULTURELLE : VERS UNE CHARTE DE LA COOPERATION CULTURELLE

A partir de la genèse et de l'expérience du Pro- jet majeur de l'Unesco sur l'appréciation mu- tuelle des valeurs culturelles de l'Orient et de l'occident et la reconnaissance croissante de la culture comme facteur de développement et moyen d'instaurer la paix et la solidarité, nous pouvons dégager quelques éléments essentiels du succès de la coopération culturelle, qui peuvent aussi ouvrir la voie à une charte de la coopération cul- turelle en vue d'augmenter et de renforcer l'effi- cacité d'un nouvel ordre international. Les progrès rapides qui ont été faits depuis le milieu du XXe siècle dans tous les domaines de la vie de l'homme et notamment le vaste réseau de coopération, dont le développement passe souvent inaperçu dans l'agitation et les tensions montées en épingle par les médias, soulignent la nécessité et la possibi- lité de formuler une charte universelle de la co- opération culturelle pour guider vers la civilisa- tion planétaire de demain les sociétés de toutes les nations qui, actuellement, se dirigent vers elle à tâtons. La Charte de la coopération cultu- relle devrait aller au-delà de la déclaration de principes enchâssée dans la Déclaration de 1966 de l'Unesco et dans plusieurs autres documents semblables adoptés par les Nations Unies. Il est maintenant nécessaire de mettre l'accent sur le contenu de la coopération culturelle en termes de tâches et d'activités concrètes, de modalités d'ac- tion appropriées, de ressources possibles au ni- veau à la fois national et international et de va- leurs humaines fondamentales acceptables par toutes les sociétés et cultures. Les composants d'une telle Charte universelle peuvent étre puisés parmi un grand nombre d'éléments positifs exis- tant dans les relations qui, entre sociétés et na- tions, se sont développés récemment dans tous les domaines de l'activité humaine. Les politiques gouvernementales, les traités et accords cultu- rels, le réseau de coopération intellectuelle, les voyages et le tourisme, la circulation des biens et des matériaux, les nombreuses formes d'ac- tions non gouvernementales et les aspirations de groupes et d'individus peuvent contribuer à la re- cherche d'une Charte de la coopération culturelle universellement acceptable. La Charte pourrait mettre l'accent sur les éléments suivants qui con- ditionnent aussi le succès de la coopération culturelle :

1. 'La coopération culturelle devrait s'étendre au-delà de l'action intergouvernementale et du fonctionnement bureaucratique. Elle devrait con- cerner les sociétés et les peuples participant li- brement à toutes sortes d'activités culturelles. Dans leur r81e de régulateur et de coordinateur, les pouvoirs publics devraient étre aussi tolé- rants et souples que possible. Alors que les in- frastructures institutionnelles dépendraient des traditions et des ressources de chaque société, leurs interactions pourraient étre subventionnées et encouragées par des organismes culturels de type approprié, à caractère à la fois intergou- vernemental et gouvernemental. L'Unesco et ses Commissions nationales pour la coopération ont un rôle particulier à jouer dans le développement de la communication entre les gouvernements, les associations culturelles et les particuliers qui travaillent dans le vaste domaine de la culture.

2. La coopération culturelle ne devrait pas étre exploitée pour acquérir et exercer un pou- voir et une domination sur les partenaires plus faibles dans le processus de communication. Il faut, en particulier, que le fonctionnement des médias soit régi par des codes déontologiques adéquats et que soit améliorée la qualité de leur personnel et de leurs programmes. L'idée ré- cente d'un nouvel ordre international en matière d'information peut s'avérer utile.

La coopération culturelle devrait bénéfi- cier d'une plus haute priorité à divers égards : fonctionnement de la société et allocation des ressources, action internationale appropriée. Des initiatives telles que le Fonds international pour la promotion de la culture lancées par l'Unesco devraient étre encouragées et renfor- cées. Il conviendrait de transférer à la coopéra- tion culturelle une proportion adéquate des dé- penses militaires et des profits comme-rciaux.

4. On peut améliorer la qualité des échanges culturels grâce à plus de vigilance et de discer- nement, en éliminant les manifestations de bana- lité et de vulgarité et en se gardant des déforma- tions du mercantilisme et des styles de vie tape- à-l'oeil. La réciprocité des échanges culturels devrait étre respectée et garantie par des méca- nismes et dispositions appropriés, la lettre et 1' esprit du dialogue authentique étant dûment observés .

5. Il importe de donner la liberté d'action et d'exploration et de cultiver avec soin l'esprit de création pour augmenter la valeur et l'influence de l'action culturelle.

6. La coopération culturelle devrait viser à développer la conscience humaine grâce à l'enri- chissement des valeurs culturelles et des attitudes à l'égard de la culture par le renouvellement, l'adaptation et la synthèse créatrice de traditions et points de vue différents.

7. L'esprit d'authentique coopération et les valeurs culturelles devraient guider les actions de coopération dans le domaine de l'économie, de la politique, des sciences, de la technologie et des relations sociales. La coopération culturelle peut étre ainsi la base morale et affective du dé- veloppement et de la découverte de la qualité de la vie.

3.

75

Page 75: Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde

8. La coopération culturelle devrait promou- voir la participation des peuples au processus de développement et à ses fruits, en mettant tout par- ticulièrement l'accent sur les notions d'égalité et de justice sociale. La prédominance de l'élitisme devrait faire place à la participation des peuples et à la qualité de la vie pour tous.

La coopération culturelle devrait enrichir l'éducation par des échanges éducatifs appropriés et le développement du concept d'"éducation inter- nationale" qui est à la fois souhaitable et réali- sable. L'éducation au sens large, qui englobe le nouveau concept d'éducation permanente, est la force la plus capable de forger des valeurs, d'har- moniser les forces de la tradition avec celles du changement et d' engendrer une société moderne grâce à un processus dynamique de renouvelle- ment et d'adaptation des connaissances et de la sagesse traditionnelles, notamment dans les pays en développement.

contribuer à instaurer la solidarité humaine grâce à la diffusion et à la pratique de valeurs humaines acceptables par toutes les cultures.

9.

10. Enfin, la coopération culturelle devrait

L'enseignement de valeurs humaines

Depuis notre passé fait de nombreuses civilisa- tions, de cultures diverses, de religions diffé- rentes et d'idéologies opposées, nous nous ache- minons vers l'unité de l'humanité, respectant la diversité des cultures, la dignité et la liberté de l'individu. Un grand nombre de valeurs tradition- nelles héritées du passé restent suffisamment va- lables ou dynamiques pour étre adaptées en vue de l'avenir. D e nouvelles valeurs visant à répondre aux conditions et besoins naissants se développent aussi actuellement. Formuler une déclaration gé- nérale sur les valeurs humaines nécessaires à notre époque pourrait contribuer à façonner des attitudes appropriées, des croyances communes et une éducation aux critères et au contenu adé- quats pour l'homme d'aujourd'hui.

Une telle déclaration peut être fondée sur les principaux aspects et préoccupations de l'homme, énumérés ci-dessous, qui sont communs à toutes les civilisations et cultures de notre temps :

1. L'homme et son moi ; la personne humaine ; l'homme intérieur

Pour prendre en charge sa propre vie dans un monde incertain et en mutation rapide, il faudrait apprécier et cultiver les éléments essentiels dela personnalité tels que la santé physique et men- tale, la juste mesure et l'équilibre de l'esprit et les qualités morales et spirituelles du caractère. Il importe que l'éducation et la culture soient orientées vers l'enrichissement de la personna- lité et la recherche de la bonté, de la sagesse et de la transcendance. Le développement de l'homme intérieur par l'épanouissement maximal des poten- tialités de l'homme et la plénitude de son @tre de- vrait @tre encouragé dans une atmosphère de li- berté et de sécurité. Pour assumer la responsa- bilité de son moi, l'homme doit se plier à une certaine austérité, autodiscipline, recherche de

la connaissance de soi et cultiver la sérénité et la force d'âme. Le moi radieux et équilibré cesse alors d'étre vulnérable. La puissance du moi inté- rieur devrait étre employée à aimer et aider nos semblables.

2. L'homme et son semblable ; la société ; 1 es relations humain es

Les rapports de l'homme avec la société devraient étre régis par les principes de la morale huma- niste acceptables par tous et reflétant la qualité et la sensibilité des relations humaines, fondées sur l'amour charitable, la compréhension et l'ap- préciation mutuelles, le respect de la justice et la solidarité entre les hommes. L'exhortation à aimer son prochain devrait s'étendre à tous les habitants de la planète. Pour établir de telles relations entre l'homme et son semblable, il faut surmonter les divisions et les obstacles du passé et les attitudes actuelles de supériorité et de suf- fisance engendrées par les inégalités de fortune, de pouvoir et de connaissance. Le sort commun de l'homme et son humanité fondamentale de- vraient étre enracinés dans sa conscience et son comportement grâce à l'utilisation la plus large et la plus judicieuse des ressources et potentia- lités de la communication. L'exploration et la compréhension du psychisme de l'homme de- vraient renforcer son humanité universelle.

3. L'homme et son habitat : la nature ; l'espace

L'homme d'aujourd'hui dispose d'un habitat qui s'étend de sa maison et de son environnement immédiat à la planète tout entière et cela sup- pose qu'il en prenne soin et entretienne lanature et les écosystèmes dont il tire de grands profits. Il lui faut aussi préserver, pour sesdescendants, les ressources de son habitat dont il est le dépo- sitaire. Le sentiment d'appartenance et de grati- tude engendre la loyauté, la prudence et l'austé- rité et en prenant soin de son habitat, en le gé- rant, l'homme apprend à vivre en harmonie avec les autres. La loyauté restreinte, la fierté natio- naliste et l'égocentrisme mènent au conflit et à la guerre et devraient faire place à une loyauté universelle.

4. L'homme et son travail

Dans une large mesure, l'homme vit dans et pour son travail, et sa santé mentale et son bonheur dépendent du choix de ce travail, du champ d'ac- tion, d'expression et d'initiatives qu'il offre, de la part de créativité et de responsabilités qu'il comporte, de la recherche de la perfection, de l'estime de soi qu'il génère et de la passion que l'on met à le faire. Le travail procure des satis- factions, des joies et un épanouissement person- nel, mais il peut aussi engendrer l'obsession de la réussite et la soif du pouvoir. Il faudrait se garder de telles tentations et travailler dans un esprit de détachement et de non-violence. Les frustrations et aliénations qui résultent de la pri- vation de travail ou de ses déficiences dévoient l'individu et pervertissent la société. Cette

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situation peut être redressée par les socio-économiques et l'éducation.

systèmes

5. L'homme et l'art

Tous les hommes sont dotés de certains dons ar- tistiques sous des formes et dans des proportions variables, et leur épanouissement dépend de la motivation de l'individu et de la réceptivité de la société. Les manifestations de la beauté diffèrent mais son essence et son inspiration sont les memes. La recherche du beau renforce l'homme dans son humanité et enrichit sa vie culturelle. Dans le tra- vail, l'éducation et la vie, il faudrait reconnaître et mettre en lumière l'importance des arts et du sens artistique. En respectant la diversité dans l'art et la culture, on peut ressentir et partager l'unité sous-jacente de l'humanité. La quêtede la beauté et la joie de la création révèlent le sens de la vie et enrichissent sa qualité. Lanature ar- tistique de l'homme devrait être alimentée et en- tretenue sa vie durant. Les gens devraient avoir l'occasion d'apprécier les arts et cultures des autres.

6. L'homme et la technologie

Le progrès technologique devrait concourir au bien-être de l'homme et à son humanité. Il faut en- rayer la mécanisation effrénée qui a pour simples objectifs la puissance et la déshumanisation. Par le contrôle et la régulation du progrès technolo- gique et des applications de la science, on peut améliorer le bien-@tre de l'homme et la qualité de la vie. Il faudrait choisir les techniques ap- propriées en fonction de leur utilité et de leur ef- ficacité productive, mais aussi en fonction de leur pouvoir d'humaniser la vie et de diffuser la cul- ture. On ne devrait pas permettre à la technolo- gie de saper ou de dénaturer la primauté de l'es- prit qui est la source des créations de l'homme et des valeurs éternelles qui président à la vie. La technologie doit toujours être asservie à ces objectifs : rendre la vie agréable et développer l'humanisme. Reflet significatif de la curiosité insatiable de l'homme, de son esprit'inventif, de la perfection des procédés et systèmes et de la maftrise du monde extérieur, la technologie pro- jette d'importantes valeurs humaines.

7. L'homme et son idéologie

L'homme ne vit pas que de pain. Au-delàdes pro- duits de l'économie, de la politique, des sciences et de l'industrie, son intelligence toujours en éveil et son esprit avide de découvertes ont besoin de croyances pour donner un sens à la vie, définir ses objectifs et son utilité. L'expérience histo- rique et les choix humains déterminent les idéo- logies qui stimulent les actions du présent et orientent la construction de l'avenir. L'idéologie se plie aux exigences affectives et mystiques de la conscience de l'homme, à sa quete de lavérité, de la foi et de l'humanisme. Les idéologies sere- flètent dans la diversité des cultures et le choix des modes de vie et des régimes. Elles peuvent engendrer des tensions et des conflits et conduire

à la gueme et à la destruction. L'idéologie de- vrait être estimée pour son influence ennoblis- sante, sa force et son intégrité, son zèle à ser- vir la paix et l'harmonie et son engagement àdé- fendre les valeurs humaines.

8. L'homme et le temps : le fleuve du temps passé, présent et futur

Dans son rapport avec le temps, l'homme par- tage certaines contraintes et certains rêves non seulement avec son contemporain, mais aussi avec ceux qui ont vécu avant lui au cours de l'his- toire et ceux qui viendront après lui. La cons- cience du temps et l'expérience des cycles devie amènent à méditer sur les mystères de la vie et de la mort et sur le concept d'éternité. Le res- pect du passé allié à l'espoir en l'avenir renforce l'intérêt que l'homme porte à son patrimoinecul- turel et la fierté qu'il tire des efforts et aspira- tions communs. Le sens de l'histoire constitue une source et un guide très précieux pour les va- leurs humanistes, la compréhension de la nature humaine, les sentiments d'humilité et de sympa- thie profondes ; dans les périodes fastes et né- fastes du courant de l'hisoitre, l'homme retrouve son moi éternel et connaît la fraternité humaine.

Dans l'énoncé sommaire des valeurs fondées sur l'homme qui a été fait ci-dessus, la com- plète égalité de l'homme et de la femme est sous- entendue. Il faut rejeter tout handicap ou infério- rité artificiels liés au sexe.

D e nombreux changements et de nouvelles ini- tiatives seront nécessaires pour préparer l'ap- prentissage effectif et la mise en pratique des valeurs humaines par le biais de programmes éducatifs et d'autres formules d'action. Le cloi- sonnement entre les disciplines traditionnelles est depuis longtemps un facteur limitatif. Les orientations récentes vers un apprentissage fai- sant appel à l'éducation scolaire et non scolaire, 1' éducation permanente , l'éducation postscolaire, la for mat ion prof es s ionnelle et 1' apprentissage culturel marquent un passage opportun à une ap- proche interdisciplinaire et pluridisciplinaire à la recherche d'un enseignement plus authentique et approprié aux différents besoins, aptitudes et goQts des étudiants de toutes catégories.

9. L'homme et le sens de l'existence

L'enseignement de valeurs humaines comme celles qui ont été esquissées ci-dessus et l'évolution scientifique et technique de notre époque ouvrent la voie au renforcement de la dimension interna- tionale de l'éducation en vue d'instaurer une ci- vilisation planétaire et un nouvel ordre mondial, plus juste, humain et harmonieux, respectant la dignité et l'inviolabilité de la personne humaine et contribuant au progrès de la liberté, de l'éga- lité et de la fraternité dans le fonctionnement de la société. Une Charte de la coopération cultu- relle devrait mettre en évidence le domaine de l'éducation internationale ainsi que d'autres ques- tions évoquées précédemment. Les impératifs d'un ordre planétaire ouvriront de nouvelles pos- sibilités de coopération culturelle, notamment

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pour la recherche d'une éducation internationale et d'une amélioration de la qualité de la vie pour tous. L'avenir naissant reflétera peut-&tre la pri- mauté de la culture dans la vie del'homme et per- mettra à ses qualités humaines de s'épanouir con- formément à la spécificité de sa propre culture ainsi qu'à l'unité de l'humanité.

Dans un discours exaltant prononcé lors de sa visite au Siège de l'Unesco en juin 1980, Sa Sain- teté le Pape Jean-Paul II a fait judicieusement re- marquer que : "L'homme vit d'une vie vraiment humaine grâce à la culture. La vie humaine est culture en ce sens aussi que l'homme se distingue et se différencie à travers elle de tout ce qui existe par ailleurs dans le monde visible :

l'homme ne peut pas se passer de culture. La culture est un mode spécifique de l'"exis-

ter" et de l'"être" de l'homme. L'homme vit tou- jours selon une culture qui lui est propre, et qui, à son tour, crée entre les hommes un lien qui leur est propre, en déterminant le caractère inter- humain et social de l'existence humaine. Dans l'unité de la culture comme mode propre de l'exis- tence humaine, s'enracine en mêmetemps la plu- ralité des cultures au sein de laquelle l'homme vit. Dans cette pluralité, l'homme se développe sans perdre cependant le contact essentiel avec l'unité de la culture en tant que dimension fonda- mentale et essentielle de son existence et de son etre.

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NOTES SUR LES AUTEURS

CHAPITRE 1

D. MBUNDA, né en Tanzanie en 1932, a été éduqué et ordonné prêtre après deuxannées d'études en philosophie et neuf en théologie au Séminaire de Peramiho (Tanzanie). Il a obtenu également le diplôme d'études supérieures en éducation à l'Université nationale d'Irlande. Il a assumé pendant plusieurs années la direction de l'Institut d'éducation pour adultes à Dar es-Salam où, en tant que Directeur, il s'est vu im- pliqué dans la prise de décisions concernant l'éducation, au plus haut niveau gou- vernemental. A écrit et présenté de nombreux documents sur l'éducation des adultes, et représenté l'Institut dans de nombreux conseils et comités. Il est entré en 1979 à l'Université de Southampton (Royaume-Uni) où il a obtenu, cette année, son doctorat en éducation.

CHAPITRE II

Philip BOSSERMAN est né aux Etats-Unis en 1931. Il a fait ses études supérieures aux Universités de la Sorbonne, Paris (M. A. en philosophie sociale) et de Boston, USA (doctorat en sociologie). Chercheur depuis plusieurs années au Département d'anthropologie et sociologie du Salisbury State College (USA), il a effectué récem- ment des recherches en France sur "le développement de la sociologie française après la Seconde Guerre mondiale" sous les auspices de The National Endowment for the Humanities. Parmi ses plus importantes publications figurent : "Dialecti- cal Sociology" (1968) ; "Leisure in the coming Post-Industrial Society" (1974) ; "The Impact of Leisure on Social Development in Modern Societies" (1980) et "Georges Guwitch et les Durkheimiens en France avant et après la Seconde Guerre mondiale" (1 98 1).

CHAPITRE III

René HABACHI est né en 1915 au Liban. Il est actuellement professeur de philosophie et d'islamologie à l'Université de Paris VI1 et à l'Université de Dijon. Il a été Directeur adjoint du Centre d'éducation pour les Etats arabes (Fondation Unesco, Beyrouth), et Directeur de la Division de la philosophie à l'Unesco. Parmi ses publications les plus importantes, on peut citer : "Une pensée méditerranéenne" (4 vol. - Ed. de l'Institut de langues et lettres orientales - Beyrouth) ; "Commen- cements de la créature'' (Ed. du Centurion, Paris) ; "La colonne brisée" (Ed. du Centurion, Paris) ; et "Orient, quel est ton Occident ?" (Ed. du Centurion, Paris).

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CHAPITRE IV

Oswaldo CAPRILES est né au Venezuela en 1935. Après des études supérieures, il obtient le titre de Docteur en droit (Sorbonne, Paris). Il se consacre actuellement à la recherche en culture et communication au sein de l'Institut de recherches sur la communication de l'université centrale du Venezuela, où il est aussi professeur dans les Facultés de droit et des sciences sociales et économiques. Parmi ses plus importantes publications figurent : "La responsabilité civile du fait des choses dans les principaux droits de l'Amérique latine" (1962) ; "El Estado y los medios de comunicacidn en Venezuela" (1976).

CHAPITRE V

Kazimierz ZYGULSKI est docteur en sociologie et professeur de sociologie à l'Institut de philosophie et sociologie de l'Académie polonaise des sciences, où il a été pendant plusieurs années Chef du Département de recherche en culture. Né en 1919, est depuis octobre 1982 Ministre de la culture et des beaux-arts de la Pologne. Parmi ses plus importantes publications, on peut citer : "Sociologie du film" (1965) ; "Introduction aux problèmes de la culture" (1972) ; "Cultural Values and Patterns'' (1975).

CHAPITRE VI

Prem KIRPAL est né en Inde en 1909, et a fait ses études supérieures aux Universités de Pendjab (Inde) et d'Oxford (Royaume-Uni). Il a été Secrétaire général du Minis- tère de l'éducation et de la culture de l'Inde ; Directeur du Département des acti- vités culturelles de l'Unesco ; Président du Conseil exécutif de l'Unesco. Il est actuellement Président du Consortium international d'éducation (New Delhi). On peut citer parmi ses publications les plus importantes : "A Decade of Indian Edu- cation, Cultural Behaviour of the Youth" ; "Life of Dayal Singh Majithia - A Social Reformer of the 19th Century".

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