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PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUEL D’APRÈS L’ŒUVRE DE FRANÇOIS RABELAIS

PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUEL · Si fait, Jacques Cartier nous offrait une terre toute neuve… l’année même où naissait Gargantua. Gargantua

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PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUELD’APRÈS L’ŒUVRE DE FRANÇOIS RABELAIS

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Un pèlerin, qui ne veut plus vivre dans un monde absurde, décide de se jeter dans le ventre du géant Pantagruel. Il y découvre l’endroit idéal pour les loisirs et les aises, les agapes et les ravissements. Sa joie n’est pas éternelle. Son nouvel ami Panurge meurt des suites d’un accident gastrique et ressuscite pour provoquer une guerre intestine dans les boyaux de Pantagruel. Cette guerre a des conséquences épouvantables sur l’estomac du géant et sur le monde utopique qui s’y trouve.

Au XVIe siècle, François Rabelais, humaniste de la Renaissance et grand défenseur de l’éducation, pense qu’il faut réformer la manière d’ingérer toute substance, même intellectuelle. Devinait-il que son univers démesuré traverserait les époques et saisirait encore, près de cinq siècles plus tard, nos consciences et notre morale ?

Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel est une œuvre de Rabelais devenue celle de l’auteur Gabriel Plante (Histoire populaire et sensationnelle, prix Gratien-Gélinas 2016), du metteur en scène Philippe Cyr (Le brasier, J’aime Hydro) et d’un quatuor de comédiens capables de grands discours, d’irrévérences et d’hilarité.

TEXTE ET ADAPTATION GABRIEL PLANTE

MISE EN SCÈNE PHILIPPE CYR

PRODUCTION THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

ÉQUIPE

AVEC PAUL AHMARANI NATHALIE CLAUDE RENAUD LACELLE-BOURDON CYNTHIA WU-MAHEUX ET LA VOIX DE DANY LAFERRIÈRE

ASSISTANCE ET RÉGIE ÉMILIE GAUVIN

SCÉNOGRAPHIE ODILE GAMACHE

ASSISTANCE DÉCOR ET ACCESSOIRES ÉTIENNE RENÉ-CONTANT

COSTUMES ELEN EWING

LUMIÈRES MARTIN LABRECQUE

CONCEPTION SONORE FRÉDÉRIC AUGER

CONSEIL DRAMATURGIQUE DAVID PAQUET

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HOMMAGE GARGANTUESQUE

POURQUOI ?

Ah la grande Antonine Maillet… Je lui ai envoyé cette invitation à nous entretenir de Rabelais comme on envoie une bouteille à la mer : sans véritable espoir qu’elle nous reviendra car… ce serait trop beau ! Eh bien, la bouteille est revenue, avec un oui à mon invitation. ;-)

- M. Lhoumeau

RABELAIS OU COMMENT GROSSIR L’INFINIMENT PETITPAR ANTONINE MAILLET

« Mieux est de risque de larmes escrire, pour ce que le rire est le propre de l’homme. »

Parole de Rabelais à l’en-tête de son œuvre colossale où déambulent les plus gigantesques héros de notre littérature. Comment voudriez-vous, qu’après avoir dévoré l’œuvre de ce grand maître qui m’a injecté ce goût de l’impromptu, de l’image saugrenue, de la création libre et farfelue, comment imaginer que j’ose encore prendre la plume pour vous parler de lui ? J’ose parce que les étoiles se sont alignées pour nous mettre sur les chemins qu’ont parcourus ses héros fabuleux.

Donc, lisez ces quelques mots que je vous offre, en faisant glisser vos yeux jusqu’à vos oreilles par le tunnel de vos narines… et vous risquez de goûter à la « substantifique moelle » qu’il a décortiquée pour nous en 1534. Cette date vous dit quelque chose ? Si fait, Jacques Cartier nous offrait une terre toute neuve… l’année même où naissait Gargantua.

Gargantua était le fils de Grandgousier, la grande goule, et le père de Pantagruel, le premier géant philosophe et visionnaire. Trois générations qui suffiront à un auteur du génie de Rabelais pour nous transmettre la connaissance qui plonge ses racines

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dans la nuit des temps. En se greffant à la mythologie grecque, puis en enjambant la glorieuse époque de la Renaissance, le premier romancier français annoncera la nouvelle ère des Temps Modernes.

Mais attention, les étoiles n’ont pas cessé de s’aligner. En voici une qui surgit dans le ciel de 1492 : vous y reconnaissez, bien sûr, la découverte par Christophe Colomb de l’Amérique. Mais vous ignoriez peut-être – d’ailleurs le fait n’est pas certifié de cette certitude absolue – mais on croit que 1492 a vu naître aussi François Rabelais. Et vous voudriez que j’aie pu résister de sauter au cou de ce géant des lettres françaises! D’autant plus que je descends en droite ligne des premiers Européens à planter leurs racines en terre d’Amérique du Nord.

En 1604 précisément, naissait le peuple acadien. À ce titre, je me sens un certain droit d’aller ragorner au fond de mon gousier les plus vieux mots du plus haut Moyen âge, pour vous souhaiter de vivre au théâtre, en 2018, le bonheur que j’ai moi-même connu en 1968, l’année de ma soutenance de thèse sur « Rabelais et les traditions populaires en Acadie ».

Exactement un demi-siècle plus tard, je m’en viens vous dire que Rabelais n’a pas vieilli depuis l’entrée en scène de Gargantua en 1534, pas moins que son fils Pantagruel parti en mer à la quête de la Dive Bouteille, l’urne gardienne de la connaissance et de la sagesse. En mettant le cap sur le nord-nord-ouest, avec au gouvernail de son navire nul autre que Jacques Jamet – alias Jacques Cartier

dont la mère était une Jamet – le géant Pantagruel donc, en s’écartant un peu trop vers le nord, fut surpris soudain par une grêle de jelly beans, qui se nommaient à l’époque des dragées de couleurs et qui se mirent à pleuvoir sur la tête de son équipage. Une giboulée de paroles gelées durant le passage d’un navire précédent et qui, en fondant au temps doux, vinrent frapper les oreilles du géant. Une kyrielle de mots qui risquaient de se perdre… s’ils n’avaient été sauvés et transplantés par les héritiers de Grandgousier, Gargantua et Pantagruel, nos ancêtres qui s’établirent en Acadie et dans plusieurs régions du Québec : Charlevoix, l’Île-aux-Coudres, la Beauce, la Gaspésie…

De ces mots, j’en ai gardé en mémoire plus de 500, transmis de père en fils et de mère en fille, depuis quatre siècles. Les mots que ni l’Académie ni la plupart des dictionnaires n’ont daigné enregistrer. Mots uniques et beaux à entendre, les sublet (sifflet), dumeshui (dorénavant), allumelle (allumette), vèze (cornemuse)… mangeaille, naveau, picotte, potée, sordar, et les verbes réconforter, fortiller, cobir et bâsir… eh oui, bâsir, mot irremplaçable qui a sans doute survécu en anglais dans le verbe vanish et qui signifie à la fois partir et disparaître.

Je pourrais, si je m’aventurais dans les proverbes, vous en citer un de Rabelais que j’ai entendu sortir de la bouche d’une tante maternelle sur son lit de mort :

« Oignez vilain il vous poindra,

Poignez vilain il vous oindra. »

Merci, Tante Madeleine, de m’avoir fait le présent, avant de bâsir pour de bon, d’une laize de mots que je conserverai précieusement au fond de mon gorgoton.

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Carte de l’Acadie, 1757

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Rabelais, à lui seul, est un dictionnaire de cent mille mots, mots de gorge, mots de gueule, mots tout crus, et drus et drôles, pourtant pleins à ras bord de significations multiples. Car ne nous y trompons pas, sous son rire tonitruant, se cachent des vérités profondes et intemporelles. Nous connaissons, aujourd’hui même à l’heure où j’écris ces lignes, les noms de nos Picrochole qui rêvent de conquérir l’univers dans de nouvelles guerres picrocholines. Rêves dévastateurs des tyrans insatiables qui se passent le flambeau d’un siècle à l’autre. Mais comme, à l’aube d’une ère nouvelle, le plus grand de nos conteurs, également philosophe et médecin par surcroît, lequel nous a révélé avoir plus guéri de malades en les faisant rire qu’en les soignant, déjà ce poète cherchait à nous consoler de la tragédie de vivre. S’il nous dit que « mieux est de rire que de larmes écrire », il ajoute : « parce que le rire est le propre de l’homme ». De toutes les créatures de l’univers, à partir de l’oiseau qui égaye nos oreilles, de la fleur qui embaume nos narines, du soleil couchant qui éblouit nos yeux, ou du chien fidèle qui nous fend le cœur de tendresse, de tous les échelons de la création, l’humain seul a hérité de la raison capable de saisir la dimension de cet univers, en même temps que du rire pour se moquer de lui-même face à un si gigantesque projet.

À lire les livres de Molière et de Rabelais, à fréquenter les théâtres comme Denise-Pelletier, nous soignons nos âmes autant que notre foie et nos artères. Et avec en prime, le bonheur ultime de découvrir la beauté de la création transposée par les artistes des mots, des images, des personnages qui nous font vivre des vies parallèles à l’infini.

PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUEL

Antonine Maillet est née le 10 mai 1929 à Bouctouche, au Nouveau-Brunswick. On lui doit plus d’une cinquantaine d’ouvrages, dont La Sagouine, en 1971. Elle est la première lauréate non européenne du prix Goncourt pour son roman Pélagie-la-Charrette, en 1979, qui s’est écoulé à plus de 1 million d’exemplaires en France. Véritable légende vivante, souvent qualifiée d’« âme de la littérature acadienne contemporaine », Antonine Maillet a enseigné la littérature au Québec et aux États-Unis. Elle est compagne de l’Ordre du Canada. Son dernier roman, Lettres de mon phare, est paru aux Éditions Leméac en 2016.

Illustration de Gustave Doré

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Plus encore que ses personnages, Rabelais est un géant. Tout est démesuré chez lui.

Rabelais est passé maître dans l’art du rire. Le rire qui l’anime autant que celui qu’il inspire à ses lecteurs. Il inscrit d’ailleurs au seuil de Gargantua, son deuxième roman publié en 1534, la célèbre formule « rire est le propre de l’homme ». Rire est donc une affaire sérieuse pour lui, car il est la manifestation de notre humanité. Ce goût du rire est nouveau à la Renaissance, puisque le Moyen Âge l’associait au péché. Pour Rabelais, le rire a toutes les vertus. Ce rire peut prévenir la maladie, ce qui intéresse d’autant plus Rabelais qu’il est médecin. Le rire incarne aussi la philosophie de l’écrivain, ce pantagruélisme qu’il définit comme une « certaine gaieté d’esprit confite en mépris des choses fortuites », c’est-à-dire fondée sur l’indifférence par rapport à ce qui échappe à notre volonté. Hier comme aujourd’hui, ce rire peut aussi aider à affronter ses peurs et à combattre les ennemis « agélastes », c’est-à-dire dépourvus de rire et donc d’humanité.

PORTRAIT PANTAGRUÉLIQUE

À l’inverse, Rabelais se plaît à humaniser les dieux et déesses en imaginant qu’ils éclatent de rire comme des mouches. Mais les mouches rient-elles? Les hommes, eux, rient à coup sûr, au point parfois d’en mourir. L’écrivain prend d’ailleurs un malin plaisir à évoquer les cas d’hommes morts de rire, comme Philomène qui, après avoir vu un âne manger des figues, éclata de rire « tant énormément, continûment que l’exercice de la rate lui enleva toute respiration, et subitement mourut ». MDR.

Autant le rire de Rabelais est énorme, autant son appétit de savoir est insatiable. Dans Pantagruel, premier roman publié en 1532, le père du héros souhaite que son fils devienne un « abîme de science », c’est-à-dire un trou sans fond de savoir. Cet idéal d’omniscience embrassant tous les domaines des arts et de la connaissance humaine est à la mesure de la curiosité de Rabelais et de toute son époque. La Renaissance est ainsi appelée parce qu’elle a cherché à ressusciter l’héritage de l’Antiquité grecque et latine, oubliée

RABELAIS MDRPAR CLAUDE LA CHARITÉ

PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUEL

POURQUOI ?

J’ai entendu Claude La Charité à la radio, à l’émission « Aujourd’hui l’histoire ». Son amour et sa passion pour Rabelais étaient si contagieux que j’ai eu envie de vous les faire partager dans ce Cahier. Je lui ai donc demandé en quoi il était pertinent d’entendre les mots de Rabelais aujourd’hui.

- M. Lhoumeau

Illustration de Eduard Schön

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en grande partie pendant le Moyen Âge. D’ailleurs, l’invention de l’imprimerie à la fin du siècle précédent va puissamment contribuer à diffuser les connaissances. Les humanistes comme Rabelais croient qu’il n’y a plus de limites au savoir, ce qui fait penser à l’effervescence de notre ère numérique qui nous donne instantanément accès à tout le savoir de l’humanité grâce à la Toile. L’œuvre de Rabelais fourmille de références à toutes les disciplines et à tous les domaines du savoir, de l’histoire naturelle à la médecine, en passant par l’astronomie et l’astrologie, jusqu’aux langues classiques et, en particulier, le grec ancien, langue selon laquelle c’est honte de se dire savant, pour reprendre une formule de l’humaniste. Or, Rabelais sait de quoi il parle, puisqu’il est lui-même un vrai savant. Mais un savant qui sait rire. Il a un côté Dr Jekyll et Mr Hyde, Docteur Rabelais et Maître François. Ce n’est pas un hasard si, en 1532, il introduit dans la langue française un mot qui résume cet idéal de savoir sans fin et sans fond : encyclopédie.

Rabelais est aussi un géant de notre langue. Il écrit à une époque où le français est en train d’acquérir ses lettres de noblesse. En 1539, le roi François Ier en fera la langue officielle de son royaume. En 1549, Joachim Du Bellay, dans Défense et illustration de la langue française, invitera ses contemporains à faire du français une langue littéraire. Or, Rabelais n’a pas attendu l’appel du poète pour se mettre à l’œuvre. Dès 1532, avec Pantagruel, puis avec Gargantua en 1534, le Tiers livre en 1546 et le Quart livre en 1552, l’humaniste invente une langue inédite, inouïe, nouvelle, en puisant à pleines mains dans le français médiéval, dans les patois et les dialectes régionaux, dans les langues classiques comme le latin, le grec et l’hébreu, dans les langues modernes comme l’italien, l’espagnol ou l’allemand. On ne compte plus le nombre de mots qui apparaissent pour la première fois de l’histoire de notre langue

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Claude La Charité est professeur au Département des lettres et humanités à l’Université du Québec à Rimouski. Il est l’auteur de La rhétorique épistolaire de Rabelais (Québec, Nota bene, 2003) et a dirigé, avec Diane Desrosiers, Rabelais et l’hybridité des récits rabelaisiens (Genève, Droz, 2017). Il siège au comité de direction de la revue L’Année rabelaisienne et son plus récent livre Rabelais éditeur du Pronostic. « La voix véritable d’Hippocrate » paraîtra aux Classiques Garnier. Comme nouvellier et romancier, il a publié aux Éditions de L’instant même La pharmacie à livres et autres remèdes contre l’oubli en 2015 et Le meilleur dernier roman en 2018.

sous sa plume : encyclopédie certes, mais aussi automate, bourrasque, embuscade, éjaculation, imposteur, hippiatrie (la médecine qui soigne le cheval), etc. L’œuvre de Rabelais constitue une corne d’abondance inépuisable non seulement par le nombre et la richesse des mots, mais aussi par la recherche permanente du jeu de mots, du calembour, de la contrepèterie, sans souci pour la grammaire, la bienséance, la bien-pensance et les tabous de toute sorte.

Rabelais connaît tout, se rit de tout et prend un malin plaisir à tout dire. Il est omniscient, « omniriant » et « omnidisant », pour imiter son style inimitable. Alors Rabelais MDR ? Oui, mort de rire, mais aussi modèle de la Renaissance et surtout maître du rire!

Pour entendre le passionnant Claude La Charité nous parler plus longuement de Rabelais à Aujourd’hui l’histoire sur les ondes de ICI Radio-Canada.

Rabelais avec Serge Bouchard à Dessine-moi un été

Podcast François Rabelais en quatre épisodes

HURLEVENTS

RABELAIS

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PROLOGUE

Avant toute chose, amis lecteurs, entendons-nous ici sur la définition de l’utopie. Appelons-en donc à la savante encyclopédie Larousse qui la définit ainsi:

«... L’utopie est une construction imaginaire et rigoureuse d’une société, qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal. Les utopies décrivent le fonctionnement de sociétés « parfaites » [...] Si elles sont diffi-cilement réalisables, les utopies fournissent cependant des arguments pour la critique du monde existant ...»1

Nous devons à Thomas More, un Anglais contemporain de Rabelais, l’invention du terme, puisqu’il a été le premier à publier sa version d’une société idéale dans son essai Utopia, paru en 1516. L’ami Rabelais a publié Pantagruel en 1532.

ENTRETIEN UTOPIQUE

1 https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/utopie/100497

PIQUE-NIQUE AVEC DEUX UTOPISTES AFFAMÉSPAR ÉMILIE GAUVIN

PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUEL

PHILIPPE CYR GABRIEL PLANTE

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Illustration de Gustave Doré

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I OÙ LES CONVIVES OUVRENT LEURS COEURS MAIS RENIENT SANS VERGOGNE LES UTOPISTES

Émilie Philippe Cyr et Gabriel Plante, vous êtes respectivement metteur en scène et auteur de Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel. On se côtoie plusieurs fois par semaine, mais j’ignore encore une chose: dites-moi, êtes-vous utopistes ?

Philippe Je ne suis pas un utopiste, je suis plutôt un optimiste. Je ne rêve pas d’un monde parfait cependant; ça n’existe pas.

Gabriel Moi, je suis un humaniste. Probablement parce que dans la dernière année j’ai vécu et dormi avec Rabelais, qui en était un. L’humanisme, c’est de croire que l’humain a les outils nécessaires pour gérer son monde, que le monde n’est pas situé à l’extérieur de nous.

Émilie Qu’est-ce qui fait que tu es optimiste, Philippe ?

Philippe Je suis devenu plus optimiste durant J’aime Hydro2. J’étais étonné de voir que les valeurs qu’on voulait transmettre avec ce spectacle étaient embrassées par le public. Avant, j’étais plutôt de l’école de l’art pour l’art, j’étais en désaccord avec l’idée que le théâtre peut changer le monde. Je ne pense pas que tous les projets doivent tendre vers ça, mais le théâtre peut avoir une influence. L’humain est obsédé par l’amélioration de ses conditions, c’est presque un réflexe. J’ai confiance qu’à travers les changements qu’on opère, on parvienne, malgré quelques détours particulièrement inquiétants, à quelque chose de mieux.

Émilie Donc vous ne croyez pas aux utopies, même s’il y en a une qui s’articule dans la pièce...

Gabriel Je ne crois pas qu’il y ait des gens qui se réclament aujourd’hui d’être utopistes. Personne ne veut croire à quelque chose qui n’existera jamais. Ce serait même limite cave... Ou peut-être vraiment courageux ? Je ne sais pas. Mais on dirait qu’on en n’est plus là car c’est un chemin déjà parcouru.

Émilie En passant, moi non plus je ne suis pas utopiste. Je ne voudrais pas que Gabriel me traite de cave !

II DE CE QUI COMPOSE L’UTOPIE FAUSSEMENT UTOPIQUE DE LA PIÈCE PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUEL

Émilie Même si on y perçoit certaines influences, l’œuvre de Rabelais n’est pas concentrée sur l’échafaudage d’une utopie. Par contre, dans la pièce, il y en a définitivement une. Le personnage du Pèlerin débarque dans un univers, le pays d’Utopie, qui semble garantir un bonheur parfait.

Gabriel Mais ça ne dure pas. Le Pèlerin finit toujours par être insatisfait de ce qu’il croise sur sa route: la science, l’amitié, l’amour de sa vie... Les choses idéales lui tombent dans les bras mais flétrissent dès qu’il les touche.

Émilie Ce pays d’Utopie est régi par un système d’émulation. Quand un personnage fait quelque chose, tous les autres l’imitent sans se poser de questions. Or, on voit dans la pièce que cette manière de fonctionner peut mener à la MORT ! Allo le monde parfait !

Gabriel Oui, ce système tue, mais l’enjeu de la pièce n’est pas l’enjeu éthique de: « maudit j’ai tué quelqu’un », c’est plutôt : « maudit, je croyais à quelque chose, je me suis planté, comment faire maintenant pour croire à nouveau ? »

2 J’aime Hydro est une pièce de théâtre documentaire écrite par Christine Beaulieu, produite par Porte-Parole et Champ Gauche et mise en scène par Philippe Cyr. La pièce examine le rapport des Québécois avec ce rêve fondateur qu’a constitué la mise sur pied de la société d’état Hydro-Québec.

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III DU DÉFI DE CROIRE OU EXISTE-T-IL UNE CHOSE IMMUABLE SUR LAQUELLE REPOSER NOTRE CROYANCE ?

Émilie Peut-être que je me trompe, mais une des réponses de Rabelais à la question « en quoi croire ? », et une de celles qu’on propose aussi dans la pièce, c’est la connaissance.

Philippe Oui. Il y a une forme d’invocation à la responsabilité de chacun à faire du monde un monde meilleur en étant plus éduqué, en allant à la quête de l’information et du savoir.

Gabriel C’est une bonne piste, la connaissance, mais il y a toujours un revers à une médaille. La connaissance peut aussi être fausse et utilisée pour jeter de la poudre aux yeux. Je vais dire comme un des personnages dans la pièce: « Le charabia prétendument savant, ça reste du charabia. »

Émilie En articulant ce système d’émulation qui s’avère imparfait, est-ce que ça fait partie de vos intentions de mettre en quelque sorte le public en garde contre « l’effet mouton » ?

Philippe Je n’ai pas envie de mettre en garde ou de faire la morale. C’est une posture qui m’ennuie. Ce qui me ferait plaisir, par contre, c’est qu’à travers les choix qu’on fait pour monter cette pièce, on réussisse à transmettre la liberté que Rabelais propose par le biais de son imaginaire. Que les spectateurs acceptent cette invitation empreinte d’irrévérence !

Émilie Alors, avec la connaissance, est-ce que l’imaginaire est une clé qui peut aussi aider l’humain à croire et à traverser l’existence ?

Gabriel Pour moi, ça l’a certainement été. Quand j’étais ado, ça m’importait beaucoup d’être bum. Mais je ne voulais pas me battre ou me droguer. Un jour, j’ai entendu Boris Vian chanter et je me suis dit que c’était le genre de bum que je pouvais être. L’imaginaire et être bum, ça va ensemble. C’est une faculté que tout le monde possède pour être dissident et rêver un monde différent.

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Émilie Gauvin a terminé ses études en interprétation à l’École de théâtre du Cégep de Saint-Hyacinthe en 2000. Suite à une formation en mise en scène au Conservatoire d’art dramatique de Montréal, elle commence à œuvrer comme assistante et régisseure. Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel est sa deuxième assistance auprès de Philippe Cyr. L’écriture tient aussi une place importante dans sa pratique. Elle est l’une des idéatrices de la sitcom Fée Éric, diffusée à VRAK.TV de 2011 à 2014. Elle y a porté les chapeaux de conceptrice, auteure principale et coach d’acteurs.

IV COMMENT, EN ÉMULANT FRANÇOIS RABELAIS, NOS DEUX CONVIVES SE PROJETTENT DANS LE FUTUR

Émilie François Rabelais et sa bande étaient obsédés par les connaissances auxquelles ils accédaient, qui étaient à l’origine du progrès, et qui leur permettaient d’imaginer un avenir glorieux. Vous, comment entrevoyez-vous le futur ?

Gabriel Contrairement à l’époque de Rabelais, aujourd’hui, on n’est pas exalté de l’avenir. On est inquiet. Notre culture populaire carbure aux dystopies3 plutôt qu’aux utopies. Socialement, les règles sont de plus en plus rigides, la peur et les tensions augmentent. Les temps sont durs pour la pensée progressiste, pour l’idée du bien commun. J’ai le sentiment que la fête est terminée... Et je ne sais pas comment on va se débrouiller pour lui donner un nouvel élan. Je ne suis pas optimiste, mais si j’assume mon humanisme, je me dois de croire que nous retrouverons la façon de se réapproprier cette histoire. On a clairement plus d’impact qu’on pense sur notre univers.

Philippe C’est difficile d’être un futurologue. Nombreux sont ceux qui ont proposé une vision qui ne s’est jamais concrétisée. Il y a de nombreux défis à relever de manière urgente. Puisque le capitalisme est devenu une religion, que la démocratie est en régression, que la planète se flétrit de jour en jour et que les inégalités sociales sont grandissantes, nous devrons un jour ou l’autre changer radicalement les choses. J’espère donc que ce futur sera fait de révolutions, de sens commun, de décroissance et de respect. Je crois que ça se rapproche de la survie, mais c’est peut-être, plutôt, une utopie.

3. La dystopie, en opposition à l’utopie, présente un univers inquiétant. Des séries populaires comme Black Mirror ou La Servante écarlate sont considérées comme des dystopies. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/dystopie/187699

PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUEL

POURQUOI ?

Plonger dans l’univers de Rabelais et en créer un objet théâtral ! Mais qui donc est assez fou pour tenter cette aventure ? Gabriel Plante et Philippe Cyr ont répondu présent et j’ai eu envie d’en savoir un peu plus sur leur rapport à l’œuvre de ce géant. J’ai donc demandé à Émilie, qui travaille sur le spectacle comme assistante à la mise en scène et dont je connais l‘esprit fantaisiste, de s’entretenir avec eux.

- M. Lhoumeau

Illustration de Gustave Doré

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LEXIQUE SUBSTANTIFIQUE

INVENTIONS LANGAGIÈRES ET AUTRES COMMODITÉS DU TRÈS ILLUSTRE MAÎTRE FRANÇOIS RABELAISPAR CAMILLE GASCON

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POURQUOI ?

Rabelais étant un génie dans le domaine du néologisme (il a inventé plusieurs centaines de mots, dont certains sont encore utilisés aujourd’hui), j’ai eu envie de connaître quelques-unes de ses inventions langagières par l’entremise de la plume à la fois humoristique et rigoureuse de Camille.

- M. Lhoumeau

Illustration de Honoré Daumier, 1831

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La vie de Rabelais s’inscrit dans une période d’effervescence linguistique. En effet, au XVIe

siècle, la plupart des Français n’ont pas comme langue maternelle le français, mais plutôt différents parlers régionaux, tandis que le latin est la langue d’enseignement et l’italien, celle de la culture, du « bon goût ». Tous ces idiomes coexistent, s’influencent et, par conséquent, se transforment rapidement1. Mais le pouvoir royal souhaite affermir son autorité sur un territoire alors très morcelé, ce qui se traduit notamment par des efforts d’unification linguistique2. Pour y arriver, le roi François 1er impose la langue française dans la juridiction et l’administration3. Elle va ainsi se diffuser et devenir l’objet de réflexions, voire de débats houleux. Auteurs, grammairiens, professeurs, les uns et les autres tentent d’influer sur le développement de cette langue qui est le terrain de toutes les expérimentations, de toutes les inventions4.

Rabelais est l’un de ces « forgeurs de mots nouveaux 5» qui s’amusent à créer des néologismes en puisant dans le lexique de différentes langues et dialectes6. Quelques-unes de ses créations sont d’ailleurs tellement longues, qu’il faut prendre une bonne inspiration avant de les prononcer à haute voix (vous pouvez tester votre capacité pulmonaire en disant morderegrippipiotabirofreluchamburelure-coquelurintimpanemens). Si certains néologismes de sa composition sont tombés dans l’oubli (on se demande pourquoi…), plusieurs mots encore utilisés aujourd’hui ont fait leur entrée dans la langue française par les œuvres de cet humaniste amoureux du langage.

Nous vous proposons maintenant un petit lexique composé de quelques inventions langagières rabelaisiennes que vous entendrez dans les Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel.

PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUEL

M. Alcofribas Nasier : nom propre de l’ « abstracteur de quinte essence ».

Mystérieux personnage que cet Alcofribas Nasier, présumé auteur des aventures des deux géants et de leurs amis. Mais jouez avec les lettres de ce nom (AAABCEFIILNORRSS), redistribuez-les encore (FNAOISCRBELAISRA), une autre fois (RFANCOIS RABSELAI), une dernière (FRNAÇIOS RABELIAS) et voilà que l’on retrouve, bien sûr, FRANÇOIS RABELAIS. Ce n’est nul autre que lui – le médecin respecté et auteur d’ouvrages très sérieux sur cette profession – qui raconte ces histoires fantasques (obscènes, diront certains!) de Pantagruel et de Gargantua.

Et derrière ce pseudonyme, le savant se fait aussi « abstracteur de quinte essence », en d’autres mots : alchimiste. Ainsi, à l’instar de ces pseudo-scientifiques qui, dans les cours princières de l’époque, distillent, calcinent, dissolvent, fondent et par là, tentent d’extraire de l’or des métaux les plus vils7, Alcofribas Nasier (aka François Rabelais), l’ « abstracteur », recherche, lui aussi, la quinte essence, ce qu’il y a d’essentiel et de plus raffiné dans toute chose8 (une substance, un corps, voire, une œuvre).

Illustration de Gustave Doré, 1854

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Substantifique moelle : locution qui désigne « la partie essentielle » de quelque chose.

C’est ce maître Alcofribas qui, dans le prologue de Gargantua, nous invite à « rompre l’os » et à sucer sa « substantifique moelle ». N’en déplaise aux carnivores, il ne s’agit pas ici de se remplir la panse de cette matière visqueuse qui fait le bonheur des canidés et des amateurs d’osso buco. Cette moelle, c’est plutôt le sens caché des choses9. Ainsi, en découvrant l’œuvre, soyez philosophe comme le chien, ne vous attardez pas à la surface dure de l’os; rongez-le jusqu’à atteindre sa substance la plus nutritive, sa quinte essence, puis savourez-la lentement. Il vous sera alors peut-être révélé « de très hauts sacrements et mystères horrifiques10 ».

Pantagruéliser : verbe intransitif, dérivé du nom Pantagruel, du grec pan, « tout », et du moresque gruel, « altéré », « assoiffé »11.

Pantagruéliser, c’est « pratiquer l’art de vivre du géant Pantagruel12 », le roi des altérés, l’éternel assoiffé venu au monde en un temps de grande sècheresse, alors que la terre suait de grosses gouttes d’eau salée. Ainsi, pour pantagruéliser, il faut avoir soif de tout, rechercher le plaisir dans le bon vin comme dans la connaissance.

Panurge : nom propre, du terme grec pan-ourgos qui signifie à la fois « apte à tout faire » et rusé13. Panurge, c’est l’ami de Pantagruel, le fidèle compagnon d’armes et de fêtes, et il porte bien son nom. Tel l’Ulysse d’Homère, il a autant de ruses dans son sac qu’il a d’aventures à raconter. Toujours sans argent, mais jamais à court d’idées pour en trouver, joueur de mauvais tours plein d’esprit et de savoirs sur le monde, celui que Pantagruel « aima toute sa vie » est peut-être un peu à l’image de celui qui l’a imaginé, François Rabelais, le médecin grammairien, l’espion érudit, le philologue farceur, sans contredit lui aussi un homme « apte à tout faire », un vrai panourgos.

Picrocholin (un caractère) : adjectif, du grec picros, « amer » et kholê, « bile »14 .

Celui qui a la « bile amère », c’est le colérique, le rancunier, celui qui court après le trouble, qui a le feu au cul, le poing plus vite que la tête, le sang bouillant même à moins 30. Bref, c’est celui qui cherche la m****. Ce charmant caractère s’incarne dans le personnage de Picrochole, roi de Lerné qui entre en guerre contre Grandgousier, père de Gargantua. Il est la figure même du monarque impulsif prêt à mettre la terre à feu et à sang pour une niaiserie (mon canon tire plus loin que le tien). Plusieurs ont d’ailleurs vu là une caricature de Charles Quint, l’empereur du Saint Empire romain germanique qui, dans les années 1520, est en guerre contre le roi de France, François 1er 15. Petite vengeance de l’auteur qui a, sur sa fiction, tous les pouvoirs, car bien sûr, dans son histoire, c’est le « méchant » roi Picrochole (aka Charles Quint) qui perd la guerre…

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L’entommeure (aka frère Jean) : nom masculin, dérivé du verbe entomer qui veut dire entamer, entailler, tailler en pièces16.

Rabelais puise cette fois dans le lexique d’un dialecte parlé à l’époque au Pays de la Loire pour désigner ce moine bavard et rude qu’est le frère Jean, compagnon de Pantagruel. Cet « entommeure » porte bien son nom. Armé de son bâton de croix, il vous « [enfonce] les dents dans la gueule », puis vous « [écrabouille] la cervelle »17 avec autant de cœur qu’il mange un bon festin. Ainsi, à la guerre comme dans la cuisine, les corps qui tombent sous sa main sont transformés en hachis, en chair à pâté, bref, en bonne farce18.

Esgorgeter : verbe transitif, variante du verbe égorger.

Malheureusement tombée dans l’oubli, cette invention lexicale de Rabelais se retrouve fréquemment dans ses écrits. Il s’agit bien ici de l’action d’égorger, mais à petits coups, petit peu par petit peu, lentement mais sûrement19. Ainsi, s’adonner à l’esgorgètement permet de faire durer le plaisir, de savourer le moment. L’esgorgeur peut alors tranquillement assouvir ses instincts sadiques tandis que l’esgorgé, lui, a tout le loisir de prendre conscience de sa mort imminente, de repenser à sa vie et de la regarder (se) défiler.

Torche-cul : nom masculin, dérivé du verbe torcher ou se torcher; à entendre au sens de s’essuyer, se débarbouiller, se décrasser, se décrotter.

S’il y a bien eu la roue et le préservatif en boyaux de mouton, puis en vessie de porc, aucune invention humaine n’a atteint un degré de raffinement aussi élevé que le torche-cul d’oison. Et il fallut attendre le génie du bon géant Gargantua pour que nous soit enfin révélé ce secret bien gardé des héros et des demi-dieux. Même la société de protection des animaux nous l’accorde, le torche-cul d’oison est vraiment la meilleure façon de se démerder ! Économique et écologique, l’oison duveteux garde toujours sa chaleur bien tempérée. Vous pourriez rétorquer qu’ils grandissent ces petits bouts de chou! Certes. Mais alors, il n’en tient qu’à vous de les déplumer, de les faire gentiment rôtir sur la broche et de partager un joyeux festin entre amis. Et puisque rien ne doit se perdre, il est vivement conseillé de récupérer les plumes (lavées de préférence) pour s’en faire l’oreiller le plus confortable qui soit.

PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUEL

À la suite de ses études à l’École nationale de théâtre dans le programme de production, Camille a participé à différents projets artistiques (notamment Projet bocal, Polyglotte, 26 lettres: Abécédaire des mots en perte de sens, Hamlet est mort, Plyball, Princesses) en plus de s’impliquer dans l’organisation de festivals dédiés aux créateurs émergents (ZH, OFFTA). Elle poursuit actuellement la rédaction d’un mémoire de maîtrise qui traite de l’action du Centre des auteurs dramatiques sur la pratique dramaturgique québécoise. À l’hiver 2019, elle entreprendra un projet doctoral afin d’étudier la question du réel dans le théâtre documentaire contemporain.

1. Mireille Huchon, Histoire de la langue française, France, Le livre de poche, 2002, p. 127.

2. Gabriele Giannini, Littérature et histoire de la langue (FRA-1021), Montréal, Université de Montréal, 2014.

3. Mireille Huchon, Rabelais, Paris, Gallimard, coll. « NRF Biographies », 2011, p.13.

4. Mireille Huchon, Histoire de la langue française, op. cit., p. 127.

5. L. Sainéan, La langue de Rabelais, Paris, E. de Boccard, 1923, p.394.

6. Mireille Huchon, Rabelais, op. cit., p.187.

7. Ibid., p.127.

8. Marie-Éva De Villers, Multidictionnaire de la langue française, 6e éd. Montréal, Québec / Amérique, 2015, p. 1463.

9. M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. Andrée Robel, Paris, 1970, p. 174.

10. François Rabelais, Gargantua, Pantagruel…, Paris, École des loisirs, coll. « Classique abrégés », 2006, p.17.

11. Mireille Huchon, Rabelais, op. cit., p.147.

12. Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, 3e éd., Paris, Le Robert, 2000, vol. II, p. 1529.

13. Mireille Huchon, Rabelais, op. cit., p.148.

14. François Rabelais, Gargantua, Pantagruel…, op. cit.,p.39.

15. Mireille Huchon, Rabelais, op. cit., p. 219.

16. François Rabelais, Gargantua, Pantagruel…, op. cit., p.41.

17. Ibid., p.42.

18. M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, op. cit., p. 195.

19. L. Sainéan, La langue de Rabelais, op. cit., p. 113.

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VOX POP

POURQUOI ?

Comme jouer les mots de Rabelais au théâtre est rare et peu banal dans la vie d’un comédien, j’ai demandé aux interprètes de Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel de me dire en quoi ils étaient (ou pas) rabelaisiens. Voici ce qu’ils m’ont répondu.

- M. Lhoumeau

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Nathalie Claude

Je suis rabelaisienne « si cela se peut » par MA CURIOSITÉ : face à la vie et à la mort, aux humains brillants et perdus, à la nature féroce et douce, aux couleurs qui explosent de personnalités, aux saveurs délirantes, aux beautés et aux laideurs poétiques et si viles en ce bas-monde: tous et toutes me fascinent depuis mon premier souffle. Je chercherai toujours la « substance » de notre existence !

Je collectionne religieusement des images dans ma tête. Mes neurones, mes murs, mes tiroirs, mes bibliothèques, mes garde-robes débordent comme une chercheuse enflammée. Je m’entoure d’objets, de reliques saugrenues, de livres, de bouts de rien et de tout, de « patentes à gosse » toutes enflées de mémoires, et de bizarres fantômes adorés.

J’aime croquer, moudre, et hacher, lécher, serrer, sentir et sauter, et surtout : RIRE et DANSER et absolument PLEURER quand l’heure a sonné.

Je pense que Rabelais a possédé mon corps et mon esprit plus d’une fois.

L’histoire, la littérature, la géographie, la science, l’art, l’astronomie, la magie, la poésie, la musique, et tutti quanti, me titillent depuis toujours.

Et la gastronomie, « Ô ELLE », me charme au plus haut point ! Je suis une mangeuse ébahie, une buveuse guillerette, une dégustatrice de complexe et de simple, de rustique, d’épices, de fraîcheur. En écho, j’entends des « Miam » infinis entre amis, en solo, en pensée, en rêve.

Cynthia Wu-Maheux

Paul Ahmarani

Je suis rabelaisien en ce sens que le savoir et les savants me fascinent mais ceux qui veulent se montrer savants m’ennuient. J’aime l’homme (au sens d’humain) mais pas l’hommerie. Comme Rabelais, j’aime l’art, ce qu’on appelle aujourd’hui la culture, mais je ne m’enorgueillis pas de mes connaissances dans le domaine (connaissance au sens de savoir comme au sens de personne !). Comme Rabelais, je pense que la vulgarité n’est pas une question de vocabulaire - de mots sales - mais une question morale - d’intentions sales !

Renaud Lacelle-Bourdon

Je suis rabelaisien car j’aime la science des jus fermentés à base de blé ou d’orge ou de raisin, de pomme, de poire ainsi que les viandes grasses, tendres et sanguines, les poissons et fruits de la mer saisis sur les braises et trempés dans des sauces et toutes les épices du monde me bouleversent ! Ces choses entrent en moi, dans la joie, par ma bouche et sortent de moi par le cul et nourrissent la terre !

Un Cycle savant de la nature. Aimez votre prochain et santé au grand côlon ! La vie va si vite...

Je voyage en mangeant.

Je suis rabelaisienne aussi, car ma langue, cette langue française, je me la tricote amoureusement et très souvent autour des doigts et de mes crayons. J’aime la faire chauffer à feu doux, ou tout simplement la rôtir à la flamme nue. Je suis une amante de la langue; j’aime écrire, lire, parler à voix haute et surtout faire des recherches sans finalité précise, dans des gros livres, des encyclopédies, et en voguant sur internet, bien sûr, sans ceinture de sauvetage. Rechercher le quoi, le comment, le pourquoi des choses. Et cette langue, que j’aime n’est pas juste française… je couche depuis longtemps avec l’anglais, je susurre l’espagnol, et je sifflote l’italien, les joues rouges, excitée comme une écolière.

Rabelais est un ami, un frère, un pair : quel bonheur de me rouler gaiement dans sa belle fange imagée, et cela, avec lui comme fier compagnon de classe.

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