12
Psycho-pédagogie et didactique des langues À propos d'observation formative des pratiques de classe Christian Puren L'intervention de la didactique des langues à côté de la psychopédagogie dans les IUFM demande un effort de clarification épistémologique et de distinction fonctionnelle des approches et outils conceptuels de l'une et de l'autre. L'article analyse le cas de l'un des objets communs aux disciplines, à savoir l'observation formative. Alors que l'approche causaliste est dominante en psychopédagogie, seule l'approche intentionnaliste peut convenir à la didactique des langues puisqu'est premie,re dans son systéme d'interprétation et d'intervention l'intention d'enseigner/faire apprendre la langue. Ebauchant les grandes lignes d'un projet de recherche didactique sur l'observation formative des pratiques de classes de langues, l'auteur pose un certain nombre d'hypothèses de travail concernant l'intentionnalité de l'enseignant comme mode de gestion de la complexité des situations d'enseignement/apprentissage, l'hétérogénéité du comportement d'enseignement, la programmation par" objets méthodologiques ", le « complexe de décision» et 1',< encapsulation" de l'intentionnalité didactique. INTRODUCTION La définition d'une problématique et d'outHs spécifiques à l'observation des pratiques de classe constitue actuellement un enjeu majeur de la didactique des langues (OLE). D'une part parce que la mise en oeuvre du nouveau dispositif de formation des enseignants dans les IUFM accorde une place importante à l'observation formative. D'autre part parce que la OLE cherche actuelle- ment à définir et affermir son identité discipiinaire. Elle a déjà pris ses distances vis-à-vis de la lin- guistique, aprés une période de subordination dans les années 60-70 pendant laquelle, significa- tivement J'expression de « linguistique appliquée » en était arrivée à désigner l'ensemble de ce qu'on appelait encore par ailleurs la "pédagogie des langues ". La OLE a d'autant plus à se situer maintenant vis-à-vis des dites" sciences de l'édu- cation ", et en particulier de la psychopédagogie, depuis la création des IUFM elle y intervient paral- lélement à celles-ci dans la formation des candi- dats aux CAPES de langues. APPROCHE PSYCHOPÉDAGOGIQUE DE L'OBSERVATION FORMATIVE ET CAUSALISME Je me suis basé principalement pour l'analyse de cette approche sur l'ouvrage de Marcel Postic, Observation et formation des enseignants (PUF). Revue Française de Pédagogie, nO 108, 1994, 13

Psycho-pédagogie et didactique des langues - ife.ens …ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/revue-francaise... · grandes lignes d'un projet de recherche didactique

Embed Size (px)

Citation preview

Psycho-pédagogieet didactique des langues

À propos d'observation formativedes pratiques de classe

Christian Puren

L'intervention de la didactique des langues à côté de la psychopédagogie dans les IUFM demande uneffort de clarification épistémologique et de distinction fonctionnelle des approches et outils conceptuelsde l'une et de l'autre. L'article analyse le cas de l'un des objets communs aux disciplines, à savoirl'observation formative. Alors que l'approche causaliste est dominante en psychopédagogie, seulel'approche intentionnaliste peut convenir à la didactique des langues puisqu'est premie,re dans sonsystéme d'interprétation et d'intervention l'intention d'enseigner/faire apprendre la langue. Ebauchant lesgrandes lignes d'un projet de recherche didactique sur l'observation formative des pratiques de classesde langues, l'auteur pose un certain nombre d'hypothèses de travail concernant l'intentionnalité del'enseignant comme mode de gestion de la complexité des situations d'enseignement/apprentissage,l'hétérogénéité du comportement d'enseignement, la programmation par" objets méthodologiques ", le« complexe de décision» et 1',< encapsulation" de l'intentionnalité didactique.

INTRODUCTION

La définition d'une problématique et d'outHsspécifiques à l'observation des pratiques declasse constitue actuellement un enjeu majeur dela didactique des langues (OLE). D'une part parceque la mise en œuvre du nouveau dispositif deformation des enseignants dans les IUFM accordeune place importante à l'observation formative.D'autre part parce que la OLE cherche actuelle­ment à définir et affermir son identité discipiinaire.Elle a déjà pris ses distances vis-à-vis de la lin­guistique, aprés une période de subordinationdans les années 60-70 pendant laquelle, significa­tivement J'expression de « linguistique appliquée »

en était arrivée à désigner l'ensemble de ce qu'on

appelait encore par ailleurs la "pédagogie deslangues ". La OLE a d'autant plus à se situermaintenant vis-à-vis des dites" sciences de l'édu­cation ", et en particulier de la psychopédagogie,depuis la création des IUFM elle y intervient paral­lélement à celles-ci dans la formation des candi­dats aux CAPES de langues.

APPROCHE PSYCHOPÉDAGOGIQUEDE L'OBSERVATION FORMATIVE ET CAUSALISME

Je me suis basé principalement pour l'analysede cette approche sur l'ouvrage de Marcel Postic,Observation et formation des enseignants (PUF).

Revue Française de Pédagogie, nO 108, juillet~août-septembre 1994, 13~24 13

Bien que sa première èdition date de 1977, sonchoix m'a paru malgré tout légitime parce qu'"reste à ma connaissance, la référence de beau­coup' de psychopédagogues sur la question, maisaussi parce que les grilles et les démarches qu'ilprésente ou qu'il propose sont souvent utiliséespar les didacticiens de langues eux-mêmes pourla formation de leurs étudiants (1).

L'approche causaliste de l'observationformatrice

Je reprends ici comme définition du causalismecelle qui est donnée dans la dite" théorie causalede l'action ", où l'on explique les actes par leurscauses, considérant les raisons des actes commeétant des causes au même titre que les détermi­nations. L'orientation générale de l'ouvrage cité deM. Postic peut être qualifiée de « causaliste )). Onretrouve en effet ce type d'explication de l'action:

a) dans l'objet même de i'ouvrage, qui est de" dégager les comportements spécifiques du maέtre qui appellent des comportements spécifiquesdes élèves" (p. 220) ;

b) dans ce que l'auteur appelie son" mode derecherche Il, lequel consiste à « faire le, relevé etl'analyse des modalités habituelles d'action desenseignants et des traits de personnalité qui ontdes conséquences directement observables sur lecomportement des élèves" (p. 235) ;

c) et dans l'un de ses objectifs principaux, quiest de mettre en évidence les différents détermi­nants des comportements de l'enseignant, telsque les statuts, trait de personnalité et attitudesde l'enseignant, les instructions officielles et laméthodologie suivie, les attitudes, attentes, com­portements et habitudes d'apprentissage desélèves, et enfin l'ensemble du contexte extérieur àla salle de ciasse.

La conception de la formation reprend tout na­turellement cette orientation causaliste, et reposeessentiellement sur la prise de conscience parl'enseignant des déterminations en œuvre dans larelation d'enseignement/apprentissage tant enamont (les "causes" de ses comportements)qu'en aval (les" effets" de ses comportementsd'enseignement sur les comportements desélèves). M. Postic s'inscrit ainsi parfaitement dansla logique des "théories de l'acte d'enseigne­ment" telles qu'il les définit lui-même: "L'objetdes théories de l'acte d'enseignement est dedécrire le comportement des enseignements et

d'en expliquer les causes et les effets" (p. 35, jesouligne).

Critiques internes à l'approche causaliste

Une telle approche de l'observation de classepeut déjà être critiquée de l'intérieur même del'approche causaliste (3).

La sous-évaluation des causalités disciplinaires

M. Postic définit 1'« acte d'enseignement »

comme "une action dialectique, organisée etorientée par une personne ayant une position prI­vilégiée dans le groupe en vue de provoquer desmodifications de comportement chez les membresdu groupe" (p. 125). Cet acte est donc considérédans les modalités comportementales de sa réali­sation par l'enseignement (les" modes d'action "),et non dans sa méthodologie disciplinaire. L'objetd'analyse, comme l'écrit M. Postic, sont "lescomportements d'enseignants» et non « les com­portements d'enseignement" (p. 121). La consé­quence est que l'on tend à minorer' l'importancedes effets propres il la nature de la disciplineenseignée et aux traditions didactiques correspon­dantes.

Or le problème de la méthode interrogative, lon­guement traité par M. Postic, se pose par exem­ple de manière très spécifique dans le cas del'enseignement des langues, dans la mesure oùelle y est un outH non pas seulement de guidaged'activité mais aussi de réemploi linguistique. Safonction ne peut être comprise sans référence àce qui constitue le noyau de l'enseignement deslangues depuis la méthodologie directe (c'est-à­dire depuis les premières années du XX' siècle), àsavoir les méthodes directe, active et orale. End'autres termes, la question y est un procédéd'autant plus incontournable qu'elle constituel'instrument à la fois le plus commode et le pluspuissant pour amener l'élève à s'exprimer lui­même par oral directement en langue étrangère.

La non-prise en compte de la composantecognitive

La version du causalisme utilisée par beaucoupde psychopédagogues est la version béhavioristeou «comportementale ", comme on le voit chezM. Postic dans la définition des concepts fonda­mentaux tels que l'" acte d'enseignement" (cf. laCitation cI-dessus) ou encore 1'« attitude >l, conçuecomme « l'organisation des processus motivation-

14 Revue Française de Pédagogie, nO 108, juilletwaoû1-septembre 1994

nels, perceptifs, cognitifs, affectifs influençant lesréponses d'un sujet placé devant une situationsociale, l'amenant à trier les stimuli et à réagirspécifiquement .. (p. 228).

Une seconde critique interne de cette approchecausaliste de l'observation des pratiques declasse peut être développée à partir d'unevariante postérieure de la théorie causale del'action, celle élaborée dans les années 60 parcertains théoriciens tels que Donald Davidson etRoderick M. Chisholm (2). Pour ces philosophes,l'une des composantes de la structure de l'agirest la composante "cognitive,,: croyances,convictions, valeurs, savoirs, expérience...

Or l'absence de cette composante dans lesanalyses psychopêdagogiques d'inspiration béha­vioriste me semble remettre fortement en cause lavalidité de la démarche formative correspondante.En effet, une technique déterminée utilisée à unmoment donné ne me semble correspondre éven­tuellement, par exemple, à un comportementdirectif, que si les conditions suivantes sont simul­tanément remplies:

a) L'enseignant connaît une technique moinsdirective.

b) Il la considère comme au moins aussi effi­cace d'un point de vue didactique, en d'autrestermes comme constituant une véritable alterna­tive technique (3).

c) Il se trouve dans une situation pédagogiquequ'il juge comme rendant les deux options parfai­tement équivalentes en tous points excepté celuidu degré de directivité.

d) Il utilise malgré tout la technique la plus di­rective.

On voit que même la relation observée entreune certaine attitude dont on aurait par ailleursp'erçu d'autres indices et un mode d'action déter­miné n'est pas probante d'un rapport causal,puisque ce mode d'action peut correspondre chezl'enseignant à la seule technique ou méthode qu'ilconnaisse el/ou qu'il pense efficace.

L'histoire de la OLE fournit d'ailleurs une belleiliustration de cette nécessité de prendre encompte la composante cognitive dans l'interpréta­tion des pratiques de ciasse. Pendant dix ouquinze ans, des milliers de professeurs français delangues vivantes ont imposé à leurs élèves laméthode la plus directive que l'on ait jamais ima-

ginée dans la discipline, à savoir les exercicesstructuraux (4). Une simple expérience mentalepermet d'entrevoir ia complexité des interpréta­tions possibles d'une telle utilisation de ces exer­cices dès que l'on y fait intervenir la composantecognitive. Voici quelques unes des multiples justi­fications rationnelles que tel ou tel enseignantaurait vraisemblablement pu donner de l'emploi decette méthode:

a) "Les exercices structuraux sont très direc­tifs, je le regrette, mais je constate aux résultatsdes élèves qu'ils sont très efficaces...

b) "J'ai de sérieux doutes sur l'efficacité desexercices structuraux, et en outre je les trouvevraiment trop directifs, mais je les utilise malgrétout parce qu'on m'a assuré que c'est la méthodemoderne et scientifique d'enseignement des lan­gues. »

c) "Selon la théorie skinnérienne, que je penseexacte, l'enseignement est un dressage: je penseque les exercices structuraux sont très efficacesprécisément parce qu'ils sont très directifs. n

d) "Je constate que les exercices structurauxsont très directifs et qu'ils ne sont pas très effi­caces, mais tous les collègues les utilisent, alorsje fais comme eux. ))

Les justifications par les croyances peuvent biensûr varier à l'infini: « II y a des exercices structu­raux prévus dans le cours que j'utilise, et j'ail'habitude de suivre à la lettre les propositions desauteurs de cours ». Et leur chaîne s'allonger indé­finlment: "J'ai "habitude de suivre à la lettre lespropositions des auteurs de cours parce que jeleur fais confiance. Je leur fais confiance parceque ce sont des inpecteurs généraux. Je fais con­fiance aux inspecteurs généraux parce que... »

La prise en compte de la composante cognitivedans le dispositif d'observation formative produitcomme nous le voyons un certain nombre d'effetsimmédiats:

a) Elle oblige à considérer la dimension pure­ment disciplinaire.

b) Elle introduit une complexité sans limite dans"analyse qui interdit dans la pratique de remonterdepuis les comportements observables jusqu'auxattitudes. Ce point est capital, puisqu'il touche aucœur même de la démarche psychopédagogi­que (5), et on me pardonnera pour cette raison deciter longuement Frederick Stoutland (citant lui­même et analysant Donald Davidson) :

Psycho-pédagogie et didactique des langues. À propos d'observation formative des pratiques de classe 15

« Les croyances et les désirs ne s'exprimentdans le comportement que par l'intermédiairede et modifiés par d'autres croyances et dé­sirs, attitudes et circonstances concomit­tantes, et cela sans qu'il y ait de limite. " Lepoint crucial est ce «sans qu'il y ait de li­mite,,: cela signifie qu'il [...] n'y a pas deconditions de vérités déterminant de façonunique si une attribution d'attitudes est cor­recte ; il n'y a pas une seule et unique façond'attribuer correctement des attitudes à unagent pour un comportement donné. En iden­tifiant, dans une situation donnée, lescroyances d'un agent, on sera capabled'identifier ses désirs, et vice versa. Cepen­dant, pour identifier ses croyances ou sesdésirs, il faut déterminer quels ont été sescroyances ou ses désirs dans d'autres situa­tions, les difficultés s'ajoutant ainsi les unesaux autres. [...] Ceci implique qu'il n'y a pasde lois causales authentiques reliant des atti­tudes au comportement décrit en termes psy­chologiques (1991, p. 145).

APPROCHE DIDACTIQUE DE L'OBSERVATIONFORMATIVE ET INTENTIONNALISME

La théorie causale de l'action est contestée parles intentionnalistes, pour lesquels on ne peut par­venir à une compréhension de l'action qu'à partirde sa « composante volitive lI, c'est-à-dire desmotivations, désirs, impulsions, dispositions, pré­férences, décisions, choix, fins, objectifs, inten­tions, etc. (6), les «explications" que l'on peutdonner par ailleurs n'étant que des descriptionsde cette action.

Intentionnalité et disciplinarité

Or l'intentionnalité est au cœur même de laproblématique du didacticien, puisqu'elle renvoieobligatoirement et fortement au disciplinaire: dansune classe d'une discipline donnée, je ne vois pasen effet comment ou pourrait analyser l'intentionde l'enseignant Sans se référer, et sans se référerd'abord, à son intention d'enseigner cette disci­pline.

Dans.le cas de l'enseignement des langues, toutpartlcullerement, il apparaît impossible de neutrali­ser même provisoirement l'intentionnalité dldacti-

que: depuis l'avènement de la méthodologiedirecte au début du XX· siècle, en effet, ia langue,fin de l'enseignement/apprentissage, est en mêmetemps son propre moyen d'enseignement/appren­tissage (on part du postulat que c'est principale­ment en faisant communiquer que l'on enseigne àcommuniquer, en communiquant que l'on apprendà communiquer), ce qui fait que le degré d'inten­tionnalité didactique y reste constamment trèsélevé (7).

Une belle démonstration a contrario de cetteimpossibilité de faire l'impasse sur l'intentionnalitédidactique nous est fournie dans cette analyse deM. Postic:

La méthode interrogative, chacun le sait, ca­moufle souvent un didactisme de fait. Laclasse est dite <~ vivante 1) parce que le pro­fesseur sollicite son auditoire de temps à au­tre pour maintenir l'attention, pour créer uneatmosphère en apparence détendue. Mais ilse borne parfois à transmettre des informa­tions et à en contrôler la réception. Or on nese sépare du didactisme que lorsqu'une com­munication réciproque s'établit entre le pro­fesseur et ses élèves et entre les élèves eux­mêmes, pour élaborer le savoir (pp. 196-197).

J'affirme que tout professeur de langue ne peutinterpréter une telle analyse que comme un pur etsimple procés d'intention. Dans le dispositif for­matif induit par Ce type d'approche causaliste, ilse passe en réalité la chose suivante: l'interpréta­tion des actes d'enseignement y étant toujoursfortement lacunaire, puisqu'en est évacuée leurintentionnalité la plus forte, à savoir l'intentionna­lité disciplinaire, l'analyste tend à combler lui­même ce déficit, consciemment ou non, volontai­rement ou non, par des intentions puisées dansson propre système interprétatif. D'où le risqueconstant pour le formateur de tomber dans leprocès d'intention, ou - ce qui revient stricte­ment au même - d'être ressenti par l'enseignanto~servé et analysé Comme lui faisant un procèsd intentIOn (8) : comment pourrait-il en être autre­ment lorsque, comme dans la citation ci-dessus~e M: Postic, la seule intentionnalité prêtée à1 enseignant est clairement perverse ? ...

, Pour un didacticien de langues, tout au moins, iln est ni rationnellement ni déontologiquemente~vlsageable de. critiquer un «comportementd ens~,gnant» determiné, tel qu'une utilisationdonnee de la méthode interrogative, s'il ne peutsur le champ:

16 Revue Française de Pédagogie, nO 108, juiliet-ao(H~sep1embre 1994

a) expliquer à l'enseignant pour quelle(s) rai­son(s) spécifiquement didactique(s) ce comporte­ment a pu être intentionneliement adopté;

b) confronter ces raisons avec celles donnéespar l'enseignant;

c) et proposer à cet enseignant au moins uncomportement alternatif, c'est-à-dire qui soit à lafois pédagogiquement meilleur et didactiquementau moins aussi efficace.

Intentionnalité et complexité

J'ai montré ailleurs (9) comment la probiémati­que de la DLE pouvait être représentée au moyend'un champ extrêmement complexe d'interrela­tions entre des êléments eux-mêmes complexes- théories de référence, objectifs, situations,méthodologie, matériel, pratiques, évaluation -,champ qui se reproduit en autant de copies, elles­mêmes interreliées, qu'il y a d'acteurs dansl'enseignement/apprentissage scolaire leséléves, l'enseignant, les concepteurs des matérielsdidactiques, les formateurs, l'institution et lesacteurs de l'environnement socio-familial (voirschéma en annexe).

Pour Edgar Morin, le complexe reléve en parti­culier "de l'incapacité d'éviter des contradic­tions" (1990, p. 92). Et l'une des manifestationspremiéres de la complexité du champ didactiqueest en effet la présence d'une série de doublescontraintes qui pésent constamment et lourdementsur l'enseignant de langue (10); s'adapter entemps réel à l'évolution de la situation didactiqueen classe tout en économisant son énergie àmoyen et à long terme (11), maintenir un minimumde discipline tout en faisant participer un plusgrand nombre (12); être rigoureux dans laconduite de la classe tout en laissant les élèvesdévelopper leurs capacités d'autonomie langagièreet en s'adaptant immédiatement à leurs réactions(13); poursuivre les objectifs institutionnels etrépondre aux intérêts particuliers; suivre une pro­gression collective et tenir compte des progrès dechacun; faire travailler les plus faibles sansdécourager les meilleurs; faire parler la langue etsusciter une réflexion sur la langue; enseigner laculture en la faisant découvrir par les éléves eux­mêmes dans des documents authentiques; etc.

Or l'observation et l'interprétation des compor­tements en situation de double(s) contrainte(s) nepeut se faire sans recours à l'intentionnalité: lors­que deux déterminations aussi puissantes l'une

que l'autre agissent en sens inverse, il faut admet­tre au minimum une" causalité par agent" (14),ce dernier devant alors choisir entre les deuxoptions opposées qui lui sont simultanément im­posées.

Deux phénomènes conjoints apparaissent sur cepoint dans la démarche psychopédagogiqued'inspiration béhavioriste;

a) D'une part, au nom de la " démarche expéri­mentale ", on choisit de réduire à l'extrême, parl'utilisation de grilles, la complexité au niveau del'observation des pratiques didactiques, et dereconstituer par la suite cette complexité auniveau des interprétations psychopédagogiques deces pratiques;

La démarche expérimentale a besoin de semontrer soucieuse, dans la réduction qu'elleopère, de recueillir les faits objectivement ob­servables qui restitueront la signification descomportements. On peut concevoir une ob­servation des actes qui tende à rendre comp­te du dynamisme de la conduite du sujet enexaminant le type de perception des stimuli,l'enchaînement des actes selon leur finalitépartielle, à replacer dans la finalité globale, entrouvant leurs relations, en remontant aux dé­terminants. Il s'agit de discerner le sens descomportements par l'analyse des processusd'adaptation.(M. Postic, 1977, p. 122)

Or c'est la démarche exactement inverse quidoit être celle du didacticien de langues en obser­vation formative; li faut complexifier les procé­dures d'observation des pratiques didactiques, detelle manière que les interprétations - didacti­ques, c'est-à-dire posées en termes d'intentionna­lité didactique -, en soient au maximum simpli­fiées.

b) D'autre part, les doubles contraintes ne sontpas relevées dans ce type de démarche psycho­pédagogique. M. Postic propose ainsi commeentrée dans l'une de ses grilles d'observation,sans plus de commentaires: " Sait doser le tempsà accorder à chaque point en fonction de sesobjectifs et des réactions des élèves" (p. 254, jesouligne). Ou, lorsqu'elles le sont, leurs effetsspécifiques ne sont pas analysés en termes deconflit d'intentionnalités. C'est ainsi que M. Posticsignale l'interrogative, qui désire s'apppuyer surune activité de l'éléve suscitée par le professeur,mais qui impose un mode de raisonnement prédé-

Psycho-pédagogie et didactique des langues. A propos d'observation formative des pratiques de classe i 7

terminé par l'objectif fixé unilatéral" (p. 282). Maison voit comment l'intentionnalité didactique, trèscurieusement, se trouve attribuée non à l'ensei~

gnant... mais à la méthode elle-même 1 Dans iesystème interprétatif causaliste, ce n'est pasl'enseignant qui se trouve confronté à des con:traintes imposées, mais la méthode retenue qUiproduirait des effets contradictoires.

ORIENTATIONS ET HYPOTHÈSESPOUR UN PROJET DE RECHERCHE DIDACTIQUESUR L'OBSERVATION FORMATIVE

Cette troisième partie de mon article sera con­sacrée à dégager un certain nombre d'hypothèseset d'orientations de travail pour un projet derecherche didactique sur l'observation en forma­tion initiale des. enseignants de langues. Ce projetde recherche entre dans le cadre de la constitu­tion d'une «didactique complexe" (des langues)qui m'apparaît indispensable pour gérer la situa­tion éclectique actuelle, et dont j'ai récemmentproposé une première ébauche (15).

Le statut d'agent intentionnel de l'enseignant

La première hypothèse porte sur le caractèrecentral de l'intentionnalité didactique dans l'obser­vation formative des enseignants de langues: larationalisation de leurs comportements par cesenseignants eux-mêmes ne peut être recherchéequ'en référence constante et explicite à la raisonpremière de leurs actes, à savoir l'enseignementde la langue et de la culture étrangères. En d'au­tres termes, le noyau de l'observation formativedes pratiques de classe est l'enseignant dans son«statut d'agent intentionnel" (16), si, à partir dece noyau et dans un second temps, la description,l'analyse et l'interprétation des actes d'enseigne­ment peuvent ètre enrichies par des approchesdifférentes.

Les modes de gestion de la complexité

La seconde hypothèse est que les pratiquesd'enseignement en milieu scolaire ne peuvent secomprendre que par rapport à la complexité dessituations d'enseignement/apprentissage, qu'ellesvisent à gérer le plus rationnellement possible. Cequi signifie, si l'on suit la théorie d'Ashbyl (17),que les modes d'action didactique sont com-

plexes, et que la tâche première de l'observationest de décrire cette complexité. Je présenteraidans la suite de ce chapitre une série d'hypo­thèses concernant les outils d'une telle descrip­tion.

L'hétérogénéité du comportementd'enseignement

M. Postic critique ainsi un certain nombre derecherches américaines sur l'observation des pra­tiques de classe:

En réalité la correction de l'émiettement del'analyse psychologique des comportementspar les notions de succession et de coordina­tion ne suffit pas. Même le jeu d'associationdes actes pédagogiques ne rend pas comptede l'articulation des conduites. Chaque actionpartielle, qui est un vecteur orienté, s'intègredans une structure d'ensemble qui a besoind'être reconstituée. En décomposant un en­semble vivant en parties inertes, puis en réta­blissant un assemblage d'éléments juxta­posés, on ne réalise qu'une somme globale eton ne fait pas apparaître les processus dyna­miques [...J.Ce qui apparaît difficile, c'est de restituer lefonctionnement réel de la classe et de rétablirl'unité du comportement, car le contrôle decertaines variables provoque ia réduction d'unsystème complexe â certains stimuli qu'onisole et qu'on privilégie. Or ie stimulus n'ad'intérêt que si on le replace dans la situationet que si on introduit des rapports de sens(pp. 121-122).

Si je partage ces critiques de M. Postic concer­nant l'émiettement de l'analyse qu'entraîne l'utili­sation de certaines grilles d'observation, je nepeux le suivre, par contre lorsqu'il affirme l'exis­tence d'une « unité de comportement" chez lesprofesseurs, qu'il appelle ailleurs une « structured'ensemble ". Il s'agit là d'un postulat à fait discu­table, qui s'explique sans doute par le poidsaccordé naturellement dans une optique causalisteà des déterminations externes supposées par ail­leurs être fort identiques et constantes.

Mais si l'on réintroduit dans l'analyse des actesd'enseignement la diversité des éléments de Jeurcomposante cognitive et de leur composante voli­tive, on peut au contraire sérieusement douterqu'il existe chez les enseignants - de languestout au moins - quelque chose Gomme une

18 Revue Française de Pédagogie, n° 1OB, juitlet~août·sep1embre 1994

« unité de comportement )). ~( Le cœur de la com­plexité, écrit E. Morin (1990, p. 143), c'estl'impossibilité et d'homogénéiser et de réduire. "Je pose pour ma part l'hypothèse que la pratiquede chaque enseignant de langue est guidée parune combinatoire de techniques et de méthodesles unes empruntées telles quelles à des sourcesdiverses, les autres inventées par la seule expé­rience personnelle, les unes stabilisées, les autresen cours de constitution ou au contraire de des­tructuration, les uns utilisées dans toutes lessituations didactiques, les autres réservées à descontextes spécifiques, les une rigides, ies autressusceptibles d'adaptation, les unes liées ensembledans des démarches, approches ou méthodologie,les autres isolées (18) ... Une telle complexité desmodes d'action didactiques constitue en réalité laseule réponse fonctionnelle à la complexité dessituations d'enseignement, qu'il serait précisémentimpossible de gérer sur la base d'une seule etconstante « unité de comportement n.

En d'autres termes, une formation rationnelledoit aussi prendre en compte les limites de larationalisation en situation professionnelle. Face àune double contrainte et constante, il n'y a pasdans la réalité des pratiques quotidiennes de posi­tion « médiane)) ou mode de gestion « moyen ))possible;

- Sur le court terme, des valeurs peuvent setrouver momentanément inversées, certaines décî­sions devant être prises en fonction du critère du« moindre mal )) : dans une classe « difficile )), quipose des problèmes aigus de discipline, un ensei­gnant peut légitimement considérer comme unbien d'avoir à certains moments un comportementplus autoritaire que plus démocratique.

- Sur le moyen et long terme, gérer à la fois lanécessité d'être souple et celle d'être rigoureux,c'est, concrètement, être pius souple pour cer­taines activités et étre plus rigoureux pour d'au­tres, être plus souple avec certains élèves et êtreplus rigoureux aVec d'autres.

On voit que la DLE, par ià, se retrouve sur descentres d'intérêt de la recherche philosophiqueactuelle tels que la casuistique et les limites duprincipe de non-contradiction.

La programmation par « objets méthodologiques"

Nous avons vu que la double contrainte sansdoute la pius forte vécue par l'enseignant dans sapratique de classe est d'avoir à s'adapter en

temps réel à la complexité des situations d'ensei­gnement tout en rentabilisant ses compétencesprofessionnelles pour économiser son énergie. End'autres termes il est amené à gérer la nouveautéet l'imprévu en faisant appel à ce qu'il sait déjàfaire. C'est le type de problème qu'ont rencontré ily a quelques années les programmeurs en infor­matique, auxquels un nombre croissant de clientsont exigé des logiciels « sur mesure )) parfaitementadaptés à leurs besoins. Pour ne pas avoir à réé­crire à chaque fois un logiciel tout entier, ce quiest très coûteux en énergie et en temps (et doncen argent), ils ont inventé la «programmation parobjets )). Ces « objets)) sont des modules toutprêts, autonomes, parfaitement au point (<< freebugs "), et dédiés chacun à une tàche précise etindispensable telle que l'affichage écran, le pilo­tage d'une imprimante ou i'importation de fichiersà d'autres formats. À partir d'une bibliothèque detels objets (disponible sur le marché), et en jouantsur leurs assemblages, il est possible à ces pro­grammateurs, comme dans un jeu de Lego,d'écrire à un moindre coût un logiciel adapté àtoute nouvelle demande. Or, comme eux, les pro­fesseurs doivent à la fois assurer un certain nom­bre de tàches précises et indispensables - faireque les élèves prennent contact avec de nouvellesformes linguistiques, les faire accéder au sens deces formes, leur faire conceptualiser, leur (faire)corriger leurs erreurs, leur faire réutiliser cesformes - tout en s'adaptant constamment à denouvelles situations; et pas plus qu'eux ils nepeuvent se permettre de réécrire entièrement àchaque classe - et en temps réel qui plus est! ­leur « logiciel de pilotage de classe ".

L'une de mes hypothèses est que la solutionqu'ils ont adoptée est une sorte de programma­tion (de pratiques de classe) par objets (méthodo­logiques) (19), qui vont permettre à l'enseignantde gérer la doubie contrainte à laqueile il setrouve confronté, c'est-à-dire tout à la fois d'éco­nomiser son énergie tout en étant plus disponiblepour la saisie d'informations concernant l'évolu­tion de la situation didactique en classe. Il n'y apas de raisons pour les pratiques enseignantessoient différentes de toute action humaine dansun environnement complexe, qu'E. MORIN pré­sente ainsi :

Pour les séquences qui se situent dans un envi­ronnement stable, il convient d'utiliser des pro­grammes. Le programme n'oblige pas à être vigi­lant. Il n'oblige pas à innover. Ainsi quand nousnous rendons au travail au volant de notre voiture,

Psycho-pédagogie et didactique des langues. À propos d'observation formative des pratiques de classe 19

une partie de notre conduite est programmée. Siun embouteillage inattendu surgit, il faut alorsdécider qu'il faut changer d'itinéraire ou non,enfreindre le code: il faut faire preuve de straté­gie. C'est pourquoi nous devons utiliser de multi­ples fragments d'action programmée pour pouvoirnous concentrer sur ce qui est important, la stra­tégie dans l'aléa. [...) La complexité eXig-e unestratégie. Certains des segments programméspour des séquences où n'intervient pas l'aléatoiresont utiles ou nécessaires . En situation normalele piiotage automatique est possibie, mais la stra­tégie s'impose dés que survient l'inattendu oul'incertain, dés qu'apparaît un problème important(1990, pp. 108-109).

Si cette hypothèse de programmation par objetsméthodologiques devait être validée par desrecherches à partir d'observations de classe, onvoit aisément les conséquences qui pourraient enêtre tirées quant à la conception de la compé­tence didactique et par conséquent l'observationformative: un (( bon» professeur serait alors unprofesseur qui disposerait d'une très riche biblio­thèque d'" objets méthodologiques"; qui sauraitles assembler de multiples façons; qui seraitcapable en classe d'analyser les exigences de lasituation, de choisir et d'assembler ces objets enconséquence; qui serait apte enfin à capter avecune sensibilité suffisante les dysfonctionnementset les imprévus pour passer, comme le ferait unpilote d'avion, du pilotage automatique au pilotagemanuel.

Toutes ces opérations d'assemblage d'objetsméthodologiques, cependant, ne sont sans doutepas effectuées dans la pratique en temps réei, cequi serait encore trop coûteux en énergie cogni­tive: les préparations de classe, le recours à desséquences figées d'objets d'origine personnelleet/ou empruntées à des manuels ou à des forma­teurs, l'application d'un schéma de classe connuou d'une méthodologie constituée, entre autres,permettent des modes de pilotage encore pluséconomiques puisque couvrant des séquencesplus longues. On parle en informatique de " rou­tine » pour désigner une courte séquence d'opéra­tions programmées. Pas plus que les « ficelles ~) etles « recettes », les « routines» n'ont bonne pressechez les psychopédagogues (20). Mais s'il estlégitime de critiquer l'enseignant « routinier >l,

c'est-à-dire qui ne fonctionne constamment quepar routines, il ne faudrait pas oublier que cesroutines sont malgré tout des éléments consti­tuants de la maîtrise professionnelle (21). Et que

sans elles, il n'y a pas d'innovation possible: ilfaut disposer en effet d'un haut degré d'automa­tismes sur les problèmes professionnels habitueispour pouvoir consacrer .de l'én~rgie à .la ges!ionen temps réel des problemes inedits qUi vont etreposés en situation d'expérimentation; en d'autrestermes il faut avoir une maîtrise suffisante del'ense";ble de sa pratique professionnelle pourprendre le risque d'expérimenter des modificationspartielles.

Le complexe de décision

La conception du pilotage des pratiques declasse par objets méthodologiques amène à porterl'attention, au moins tout autant que sur cesobjets eux-mêmes, sur la manière dont la prise dedécision de lancer telle ou telle séquence didacti­que. Cette problématique n'est pas nouvelle enpédagogie ou en didactique. G. De Landsheereécrivait déjà en 1976 :

L'enseignant se trouvera souvent, dans saclasse, devant la nécessité de prendre desdécisions rapides en l'absence de règlesscientifiques sûres ou dans des situations tel­lement complexes que les données scientifi­ques s'obscurcissent mutuellement. D'aucunpréconisent, dès maintenant, l'introduction dela théori.e et de la pratique de la prise dedécision de la formation des maîtres. On yarrivera probablement (p. 123).

Et on retrouve des années plus tard la mêmeidée sous la plume de deux didacticiens desciences, J.-P. Astolfi et M. Develay :

Le métier d'enseignant est d'abord un métierde prise de décision dans des systèmes com­plexes où interagissent de nombreuses varia­bles dont l'enseignant fait partie. Ainsi,l'enseignant doit-il disposer d'outils lui per­mettant cette gestion du complexe et la prisede décision rapide. Ces outils sont à chercherdu côté de l'observation, de l'analyse, de lagestIOn, de la régulation et de l'évaluation desituations éducatives (1989, p. 113).

À ma connaissance cependant les travaux deséconomistes, des mathématiciens' sur la théorie dela décisio.n n'ont jusqu'à présent pas été appli­ques expenmentalement à l'observation des prati­ques de classe. Or ils intéressent tout particulière­ment le di,dacticien, puisqu'ils lui proposent desmodeles d analyse de la rationalité de l'action enenvironnement complexe, et donc de la mise en

20 Revue Française de Pédagogie, nO 108, juiliet-aoOt-septembre 1994

œuvre de l'intentionnalité didactique en situationde classe. La définition que donne D. F011esdal decette rationalité me sembie ouvrir à elle seule desperspectives sur ia place de la fonction de ladidactique et de la psychopédagogie en formationinitiale des enseignants, en raison en particulierde la place qu'elle accorde, comme j'ai été amenéà le faire de mon côté, à la notion d'" alterna­tive» :

La rationalité de l'action consiste normale­ment à faire le meilleur usage possible de sesressources, de sa capacité de rechercherl'information, et de son aptitude à imaginerdes alternatives valables; elle ne consiste pasà faire un choix parmi un vaste ensemble depossibilités dont il suffirait de prendre con­naissance (1982, pp. 164-165).

L'encapsulation de l'intentionalité didactique

Il me semble que dans l'approche psychopéda­gogique de l'observation formative, il y a confu­sion entre ce que j'appellerai" l'intentionnalité entemps réel» et « l'intentionnalité encapsulée ".Conséquent avec sa théorie-causale de référence,M. Postic explique les « enchaînements d'actes ))dans les ensembles d'actes pédagogiques assu­mant une « fonction 1) (22), par « un certain méca­nisme causal .. (p. 170). Il note ainsi:

Pour certaines variables on peut dire quel'apparition d'un acte pédagogique provoquel'apparition d'un autre acte, comme c'est lecas pour:

- l'interrogation de découverte et la refor­mulation par le professeur de ce que vient dedire l'élève; [...]

- ou l'Interrogation de découverte et l'acted'apporter des informations avant une ques­tion ou après (pp. 169-170).

Or il me semble évident que si un professeur al'intention d'utiliser telle ou telle technique, telleou telle méthode, c'est parce qu'il sait qu'ellesconsistent précisément dans l'enchaînement detels ou tels actes. On ne peut considérer à l'inté­rieur d'une méthode. qu'un acte « cause» l'actesuivant, que par rapport à des observations exté­rieures en temps réei, où l'on peut effectivementrepérer des successions figées d'actes sembla­bles. Mais de tels automatismes séquentiels,même s'ils sont inconscients au moment où leprofesseur le réalise, correspondent néanmoinschez lui à une certaine intentionnalitè: c'est iui

qui a décidé de mettre en œuvre cette techniqueou cette méthode parce qu'il juge que la succes­sion des actes dont il sait qu'elle se composesera efficace à ce moment-là. L'intentionnalité dechaque acte à l'intérieur de la séquence méthodo­logique n'est pas décelable par l'observateur exté­rieur pour la raison qu'elle y a été en quelquesorte cc encapsuJée ») : le seul problème traité cons­ciemment en temps réel par l'enseignant est celuide la décision du lancement de la séquence, l'ef­fectuation de la série d'actes correspondantsétant ensuite, pour des raisons d'économie cogni­tive, confiée à l'automatisme.

La prise en compte de ce phénomène d'encap­sulation de i'intentionnalité didactique devraitavoir des conséquences importantes sur les stra­tégies formatives.

D'une part on peut estimer tout à fait légitimequ'un enseignant débutant applique pour sa for­mation personnelle un principe d'économie identi­que à celui que met en œuvre un enseignantexpérimenté dans sa classe, et qu'il décide parconséquent d'utiliser certaines de ses techniqueset méthodes, qu'il ie voit utiliser, sans lesIl désencapsuler '), c'est-à·dire en les prenanttoutes faites, prêtes à l'emploi. Même dans cecas, il y aura une certaine intentionnalité lorsqu'ilréalisera chacun des actes correspondants, parcequ'il aura des raisons - et de bonnes raisons ­d'imiter ce cas fidélement sans chercher àcomprendre les raisons du choix de chacun desactes correspondants et de leur articulation. Unprofesseur débutant risque en effet constammentla surcharge cognitive dans sa classe parce qu'iln'a pas encore en disponibilité immédiate un nom­bre et une variété suffisants d'objets méthodologi­ques personnels. il apparaît par conséquent tout àfait rationnel, dans son cas, de recourir - dumoins provisoirement - à des objets testés etmis au point par d'autres personnes auxquels ilpeut raisonnablement faire confiance a priori.

Tous les professeurs, d'ailleurs, à des degrésdivers, utilisent ainsi tout au long de leur carrièredes objets tout faits, empruntés à leurs profes­seurs au cours de leurs études, aux conseillerspédagogiques qu'ils ont observés pendant leurformation initiaie, aux matériels pédagogiquesqu'ils utilisent et aux traditions didactiques de leurdiscipline. Je suis persuadé qu'un bon nombre deprofesseurs de langues n'ont jamais remarquéqu'après avoir posé une question à l'ensemble dela classe, ils balaient la classe d'un regard circu-

Psycho-pédagogie et didactique des langues. À propos d'observation formative des pratiques de classe 21

laire et laissent passer quelques secondes avantde désigner un élève. Persuadé aussi qu'après enavoir convenu certains ne retrouveraient pasimmédiatement' l'intentionnalité que leurs prédé­cesseurs y ont encapsulée à la fin d~ XIX' slè,cle.:.(23). Il en serait certainement de meme de 1Inte­gration didactique autour des supports pedagogi­ques (24), et de bien d'autres héritages histon­ques de la profession.

D'autre part, s'il est légitime pour un enseignantstagiaire d'emprunter des objets méthodologiquesdirectement opérationnels, ou, pour utiliser uneautre image, « sertis d'origine », la réflexion forma­tive sur ces objets ne pourra se faire qu'après« désencapsulation », Ce qui exige - et je fileraila métaphore industrielle - un « retour usine)) queseule l'histoire de la didactique de la disciplinepeut se permettre d'opérer. On comprendra aisé­ment pourquoi il n'est pas possible, par exemple,de critiquer efficacement la méthode interrogativeau nom des méthodes actives, sans expliquer auxenseignants pourquoi et comment, à la fin du XIX·siècle, cette méthode interrogative a été conçueet mise au point par les méthodologues... commeune mise en œuvre de ces mêmes méthodesactives! (25) Ou encore de critiquer devant desenseignants les exercices structuraux au nom del'approche communicative, sans expliquer pour­quoi et comment au cours de leur carrière, cesenseignants ont pu ètre formés par d'autres for­mateurs (et parfois par les mêmes !...) à la fabrica­tion et à l'utilisation de tels exercices.

CONCLUSION

Dans Je cas de la didactique scolaire des lan­gues et de la psychopédagollie, ce n'est pas seu­lement leur territoire (l'enseignement scolaire), leurpublic (les enseignants), leur objectif (la formationde ces enseignants) que ces disciplines ont encommun: ieurs problématiques sont aussi pourl'essentiel les mêmes:

a) non seulement la didactique scolaire des lan­gues étrangères, comme toutes les autresmatières scolaires, amenée depuis son origine àprendre en compte les finalités éducatives, la ges-

tion du groupe-classe, les profils psychologiqueset sociologiques des enseignants et des appre­nants, etc. (26) ;

b) non seulement, depuis une dizaine d'années,elle s'est intéressée à des phénomènes de naturepsycho-socioiogiques tels que les statuts et repré­sentations de la langue enseignée, les stéréotypesculturels, les effets chez les élèves du contactavec une culture différente, etc. ;

c) mais encore, ce qui constitue le renouvelle­ment actuellement de la OLE, à savoir l'approchedite « communicative », fait de la communicationen classe le moyen privilégié d'apprentissage, desorte que la dimension relationnelle peut plus yêtre pensée sur ie mode de l'interférence avec leprocessus d'enseignement/apprentissage discipli­naire puisqu'elle en est devenue le support méme.

La conclusion que je tire personnellement decette situation est qu'entre la didactique scolairedes langues et la psychopédagogie, ce n'est passur l'objet et sur le territoire que doit porter lanécessaire réflexion épistémologique, mais sur iesapproches et les outils d'analyse. J'ai essayé demontrer dans cet article que la spécificité de l'ap­proche disciplinaire, en observation formative despratiques de ciasses de iangue, résidait dans laprise en compte de i'enseignant en tant qu'" agentintentionnel ". C'est dire que ne convient pas à ladidactique des langues - dont la mission est deprendre en charge la formation professionnelle ­le modéle de ce que i'on a parfois appeié les« théories du soupçon )', qui amènent à privilégierles effets des structures sociales et les détermina­tions psychologiques sur l'autonomie - mêmerelative -, sur la conscience - même limitée ­et sur la volonté - même restreinte - de l'ensei­gnant. À d'autres disciplines telles que la psycho­pédagogie, de prendre en charge d'autres dimen­sions de l'enseignant avec ieurs propres modèles:véritable pluridisciplinarité, c'est la prise encompte qui fait que la complexité de la probléma­tique exige des approches plurielles, et donc clai­rement distinguées.

Christian PurenIUFM de Paris

Université de Paris 3

BIBLIOGRAPHIE

ASTOLFI J.P., DEVELAY M. (1989). - La didactique dessCiences, Pans, PUF (coll. «Que sais-je? »), éd.corr. 1991 (1" éd. 1989), 125 p.

DE LANDSHEERE G. (1976). - La formation des ensei­gnants demain, Tournai, Casterman, 298 p.

F0LLESDAL D. (1982). - <> The Status of RationalilyAssumptions in Interpretation an in the ExplanationAction ",' Dialectjc~ 36,. t~ad. fr. « Le statut des pré­~upp?se~ de r~tl0r:'allte dans "interprétation et1explication de 1actIon ", pp. 159-176 in Neuberg1991. '

22 Revue Française de Pédagogie, n° 108, juillet~août-septembre 1994

GODART A. (1903). - "Conférence pédagogique du27 novembre 1902 », Revue de l'Enseignement desLangues Vivantes, nO 11, janvier, PP. 471-486.

MORIN E. (1990). - Introduction à la pensée complexeESF éditeur, Paris, 160 p. '

NEUBERG M. (dir.) (1991). - Théorie de l'action. Textesmajeurs de la philosophie analytique de l'action,Liège, Pierre Mardaga éd., 318 p.

POSTIC M. (1977). - Observation et formation desenseignants, Paris, PUF, 336 p. (coll. "Pédagogieaujourd'hui »).

PUREN C. (1988). - Histoire des méthodologies del'enseignement des langues, Paris, Nathan-Clé In­t.ernational, 448 p. (colL "Didactique des LanguesEtrangères »).

1989a: Méthode interrogative et commentaire de textes.

De la perspective historique à la prospective, LesLangues Modernes, nO 2, pp. 76-92.

1989b: L'enseignement scolaire des langues vivantesétrangères au Xl Xe siècle, ou la naissance d'unedidactique, Langue Française, n° 82, mai, pp. 8-19.

1991 : Innovation et variation en didactique des languesétrangères, Le Français dans le Monde, nO 244,oct., pp. 39-47.

1994: La didactique des langues à la croisée desméthodes. Essai sur l'éclectisme, Paris, Didier-CRE~DIF, 212 p.

RICHTERICH R. (1985). - Besoins langagiers et objec­tifs d'apprentissage, Paris, Hachette, 176 p., coll." F-Recherches/Applications ».

STOUTLAND Frederick (1980). - «Oblique Causationand reasons for Action", trad. fr. "Causalité ob1iwque et raisons d'agir '>, pp. 141-157 in NEUBERGMarc, 1991.

NOTES

(1) M. Postic présente entre autres les grilles bien connues deFlanders et de De Landsheere et Bayer. Quant à ses re~

cherches personnelles, elles ont porté sur la mise en œuvredans des classes de sciences de la méthode interrogativeen enseignement frontal, et il se trouve que c'est aussi lasituation pédagogique la pius fréquente dans les classes delangues de l'enseignement secondaire.

(2) Je m'appuie sur les textes de ces auteurs publiés in Neu­berg Marc 1991.

(3) Les sources de cette croyance peuvent être très diverses,une évaluation personnelle en situation de pratique oud'observation, la lecture d'un ouvrage didactique, une con­versation avec un collègue, etc.

(4) Méthode d'ailleurs inspirée par une psychologie de l'ap­prentissage béhavioriste! Il est tout à fait surprenant etparadoxal, pour un didacticien des langues, de voir la psy­chologie béhavioriste mise au service d'Une formation desenseignants aux méthodes actives.

(5) Cf. par exemple M. Postic: «L'analyse des actes pédagogi­ques permet au chercheur, dans une première étape,d'aboutir à une conceptualisation des comportements et,dans une deuxième étape, d'envisager une application: lesrelevés faits pour un professeur donnent à celui-ci l'occa­sion de mieux saisir son modè d'action, d'accroître saperception des interactions qui existent entre les élèves etlui, de découvrir lui-même comment modifier son comporte­ment, et par là même ses attitudes» (p. 227, je souligne).

(6) Les philosophes analytiques utilisent par commodité lestermes génériques d'« intention» et d'" intentionnalité" queje reprendrai aussi dans la suite de cet article.

(7) De même que l'intentionnalité d'apprentissage de la languechez les élèves. De nombreuses recherches sur le discoursde classe ont montré la forte prégnance de la dimensionmétalinguistique même dans les activités les plus centréesapparemment sur la communication. C'est ainsi que l'into­nation interrogative, fréquente dans les phrases des élèves,y révèle la demande implicite de correction linguistiqueadressée à l'enseignant (,' Ma phrase est-elle correcte? »).

(8) Même, bien entendu, si telle n'est pas l'intention .de ce'ormateur, auquel je ne fais icL.. nul procès d'intention!

(9) ln C. PUREN, 1991.

(10) Elles ont souvent été signalées dans le passé par les didac~

ticiens. Voir par exemple, parmi les présentations récentesles plus systématiques, celle de R. Richterich, 1985,pp. 156-160.

(11) C'est là sans doute la double contrainte la plus forte et j'yreviendrai plus avant. Comme d'autres énumérées à lasuite, eUe n'est pas spécifique, bien entendu, à la DLE.

(12) Ce qui fait qu'un enseignant de langue peut parfaitementêtre amené à dire à un élève qui discute avec un cama~

rade: "Taisez-vous et faites-moi une phrase avec como si+ subjonctif imparfait! " ...

(13) On trouve dans une instruction d'espagnol en vigueur untrès bel exemple d'exposition et de dénégation simultanéesde cette double contrainte: " L'expression orale des élèvesdoit pouvoir se développer de façon libre et personnelle siles interventions du professeur orientent la recherche sansla contraindre. Et lorsque les élèves sont exercés à échan­ger entre eux, spontanément, les idées que le texte leurinspire, l'expression orale, si le meneur de jeu y veille, peutse résoudre en un dialogue cohérent, bien centré sur lepassage à expliquer" (Programmes de la classe de se·conde des lycées, Arrêté du 30 juin 1986, B.a. spécial n° 1,5 févr. 1987, pp. 47-48).

(14) Je reprends l'expression et l'analyse de Roderick M. Chis·holm, cité in NEUBERG, 1991, p. 25.

(15) La didactique des langues à la croisée des méthodes. Essaisur l'éclectisme. Voir références bibliographiques

(16) J'emprunte cette expression à F. STOUTLAND, 1991, p.149.

(17) Ashby, l'un des fondateurs de la cybernétique, a énoncé laloi dite «de variété requise ", selon laquelle il n'est possiblede gérer un système donné que si l'on dispose d'unevariété de réponses ou de solutions au moins égale à lavariété des besoins et des problèmes de ce système.

(18) Ces techniques isolées, ce sont les "ficelles» ou« recettes ", à notre avis très injustement dévalorisées parcertains formateurs: on ne demande pas à un grand cuisi­nier d'inventer à jet continu de nouvelles préparations; etles "tours de mains" sont parmi les secrets les mieuxgardés dans l'industrie, parce que ce sont eux qui fontsouvent la différence entre concurrents dans des processusde fabrication dont les techniques de base sont par ailleursdu domaine public.

Psycho-pédagogie et didactique des langues. À propos d'observation formative des pratiques de classe 23

(19) Cette technique de « programmation par objets" me sembleapparaitre déjà dans l'évolution historique de la OLE, oùelle a été utilisée pour l'élaboration de nouvelles méthodo­logies. La méthodologie audiovisuelle, par exemple a réuti­lisé massivement les différentes techniques d'explicationintuitive du lexique mis au point à la fin du XIXe siècle parles méthodologues directs.

(20) M. Postic place ainsi dans une colonne « négatif" de l'unede ses grilles d'observation l'entrée: «fait son cours parroutine" (p. 247).

(21) Il ne viendrait à personne l'idée de reprocher à un artisand'avoir refait les mêmes gestes avec le même outll pourarriver au même bon résultat. On a aussi l'impression qu'ilse passe dans le milieu des phénomènes qui aboutissent,par exemple, à ce que beaucoup de gens soient surprisquand ils apprennent que le cholestérol est indispensable àcertaines fonctions vitales de l'organisme,

(22) Ces fonctions sont celles d'« information ", d'cc encadre­ment" et d'cc éveil ".

(23) Adrien Godart, germaniste et un des théoriciens de laméthodologie directe, t'explique ainsi en 1903: " Pour em-

pêcher que la conversation ne s'iso~e et ne devienne tropindividuelle, lancer toujours la qu~stlOn de façon an~nymeet ne désigner qU'après un court Instant le nom de 1élèvequi doit répondre, de façon qu'elle ait le temps de déclen­cher toutes les réflexions et de menacer toute la classe ".

(24) L'intégration didactique consiste en l'org~nisation des diffé­rentes activités d'enseignementlappr~ntlssage de manièreconcentrique autour d'un support unique (par exemple letexte littéraire dans la méthodologie active et le dialogue debase dans la méthodologie audiovisuelle).

(25) J'ai traité ce point dans mon Histoire des méthodologies de"enseignement des langues (C. PUREN, 1988), et dans unarticle de 1989 (C. PUREN, 1989a).

(26) La didactique scolaire des langues est .née dans l,es der­nières années du XIXe siècle, et la première révolution mé­thodologique qu'elle a accompli - la méthodologie di­recte _, s'est appuyée non sur un? nouvelle l.inguistiqu,e ouune nouvelle théorie de l'apprentissage, mais essentielle­ment comme tout l'enseignement scolaire à l'époque, sur laprise en compte des méthodes actives (sur ce sujet, cf.C. PUREN, 1989b).

ANNEXEDidactique scolaire des langues

THEORIES

THEORIES

THEORIES

THEORIES

THEORIES

THEORIES

PRATIQUES

24 Revue Française de Pédagogie, n° 108, juillet~août-septembre 1994