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Pratiques psychologiques 17 (2011) 103–105 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Éditorial Psychologues et prévention : vers des pratiques raisonnées Psychologists and prevention: Towards reasoned practices Questionner le rôle du psychologue dans l’action préventive revient à mettre les pieds dans un plat brûlant. Et à se poser des questions d’ordre général par rapport à nos pratiques : l’attente d’une demande est-elle constitutive de l’action du psychologue ? Le psychologue peut-il considérer servir certaines populations, sur la base de critères sociodémographiques ? Le psychologue est-il un animal politique ? Bien que la prévention soit la première mission des psychologues exerc ¸ant dans la fonction publique hospitalière ou territoriale (selon leurs fiches de poste), on ne sait pas encore en formaliser les pratiques. En conséquence, la plupart des psychologues se tiennent aujourd’hui à distance des réseaux de prévention et des groupes de réflexion et les pratiques préventives ne bénéficient pas de leur expertise. L’étude EPIONE, menée en 2010 par l’Association franc ¸aise de psychologie communautaire a mis en évidence que les psychologues franc ¸ais partagent des représentations communes de la prévention. Celle-ci serait perc ¸ue comme une boîte de Pandore renfermant la libéralisation des systèmes de santé, la responsabilisation croissante des populations, la normalisation des actions préventives. Autant de maux caractérisant la politisation du psychologique (Saïas et Boinot, 2010). Et malgré une attitude globalement très positive par rapport à la notion de prévention, ils refusent de prendre le risque de se transformer en agents d’une technocratie agissante. Comment comprendre alors que malgré des missions formalisées et une envie de s’engager dans des actions de prévention, de nombreux freins ralentissent encore l’éclosion d’une sous-discipline psychologique à part entière ? Si la prévention demeure fort heureusement au centre des nouvelles politiques de santé, elle reste aujourd’hui toujours gérée par le monde politique, au plus loin des usagers et des profession- nels. La crainte d’une normalisation des pratiques est donc fondée, et l’attitude des professionnels de santé – et particulièrement des psychologues – sera déterminante pour contourner cet écueil. Il ne semble donc pas nécessaire de se demander aujourd’hui si la prévention est un objet d’étude pour le psychologue, puisque cela est un état de fait. En revanche, il convient de se questionner sur la plus-value des psychologues et sur la spécificité de l’approche psychologique dans les actions préventives. 1269-1763/$ – see front matter © 2011 Société franc ¸aise de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.prps.2011.01.005

Psychologues et prévention : vers des pratiques raisonnées

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Pratiques psychologiques 17 (2011) 103–105

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Éditorial

Psychologues et prévention : vers des pratiquesraisonnées

Psychologists and prevention: Towards reasoned practices

Questionner le rôle du psychologue dans l’action préventive revient à mettre les pieds dans unplat brûlant. Et à se poser des questions d’ordre général par rapport à nos pratiques : l’attente d’unedemande est-elle constitutive de l’action du psychologue ? Le psychologue peut-il considérerservir certaines populations, sur la base de critères sociodémographiques ? Le psychologue est-ilun animal politique ?

Bien que la prévention soit la première mission des psychologues exercant dans la fonctionpublique hospitalière ou territoriale (selon leurs fiches de poste), on ne sait pas encore en formaliserles pratiques. En conséquence, la plupart des psychologues se tiennent aujourd’hui à distance desréseaux de prévention et des groupes de réflexion et les pratiques préventives ne bénéficient pasde leur expertise.

L’étude EPIONE, menée en 2010 par l’Association francaise de psychologie communautairea mis en évidence que les psychologues francais partagent des représentations communes de laprévention. Celle-ci serait percue comme une boîte de Pandore renfermant la libéralisation dessystèmes de santé, la responsabilisation croissante des populations, la normalisation des actionspréventives. Autant de maux caractérisant la politisation du psychologique (Saïas et Boinot, 2010).Et malgré une attitude globalement très positive par rapport à la notion de prévention, ils refusentde prendre le risque de se transformer en agents d’une technocratie agissante.

Comment comprendre alors que malgré des missions formalisées et une envie de s’engager dansdes actions de prévention, de nombreux freins ralentissent encore l’éclosion d’une sous-disciplinepsychologique à part entière ?

Si la prévention demeure fort heureusement au centre des nouvelles politiques de santé, ellereste aujourd’hui toujours gérée par le monde politique, au plus loin des usagers et des profession-nels. La crainte d’une normalisation des pratiques est donc fondée, et l’attitude des professionnelsde santé – et particulièrement des psychologues – sera déterminante pour contourner cet écueil.

Il ne semble donc pas nécessaire de se demander aujourd’hui si la prévention est un objetd’étude pour le psychologue, puisque cela est un état de fait. En revanche, il convient de sequestionner sur la plus-value des psychologues et sur la spécificité de l’approche psychologiquedans les actions préventives.

1269-1763/$ – see front matter © 2011 Société francaise de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.prps.2011.01.005

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Ce numéro spécial ne se veut pas une anthologie des interventions préventives, mais regroupedifférentes pratiques actuelles de psychologues permettant d’enrichir une réflexion globale parrapport aux modèles et cadres d’intervention en prévention : fondés sur des modèles scientifiqueset transdisciplinaires (Shankland et Lamboy), cliniques (Hok et al. ; Tissier et al. ; Milliex et al.)ou psychosociaux (Durif-Bruckert et Gonin).

Trois questions nous paraissent être au cœur du « débat » actuel autour de la prévention. Troisinterrogations revenant régulièrement depuis l’introduction d’une controverse en 2005 autour dela prévention précoce (Centre d’analyse stratégique, 2010), que les cinq articles de ce numérospécial permettront d’explorer.

1-Que prévenir ?Certaines actions préventives ont des objectifs et critères d’évaluation clairement définis :

prévention de la dépression, de l’obésité, de l’échec scolaire, de l’anxiété sociale. . . À objectifspécifique, intervention spécifique et de nombreux programmes validés existent aujourd’hui pourpermettre aux professionnels de se doter d’outils répondant aux exigences scientifiques et aca-démiques. La culture professionnelle francaise, si elle s’ouvre doucement à ces pratiques, exiged’elles de nombreuses garanties de respect des différences individuelles (Saïas et Boinot, 2010 ;Shankland et Lamboy, ce numéro).

D’autres interventions ont un caractère plus global et visent, par l’intermédiaire d’actionsde promotion de la santé (Organisation mondiale de la santé, 1986) à favoriser l’expression deressources individuelles et collectives, permettant de compenser les inégalités de santé liées àdes conditions de vie précaires (voir les articles de Hok et al. ; Tissier et al. ; Milliex et al., cenuméro). Bien que plus proches de la culture francaise, ces interventions suscitent davantagede questionnements sur leur bien-fondé, leurs objectifs étant moins facilement lisibles (Durif-Bruckert et Gonin, ce numéro). C’est notamment le cas lorsque l’on évoque la prévention précoce.

2-À qui la prévention s’adresse-t-elle ?Cet sur cette question que les récents débats ont vu le jour (Centre d’analyse stratégique, 2010).

Qui est éligible pour recevoir une intervention préventive ? Sur quels critères ? Ces interrogationstémoignent d’un profond ancrage du principe égalitaire francais, particulièrement prégnant dansle champ sanitaire et qui suppose que tout citoyen doit pouvoir bénéficier des mêmes services,sans discrimination. A contrario, le principe équitaire (des interventions spécifiques pour despopulations et des besoins spécifiques) rompt avec cette culture promue par le système de santéfrancais depuis la création de la Sécurité Sociale (1945). Mais si on a pu, depuis les années 1970,mettre en évidence que les systèmes égalitaires profitent essentiellement aux populations assezaisées pour s’en saisir (c’est l’Inverse Care Law de Hart (1971)), le système francais n’a pas encoresu formaliser la coexistence des deux démarches. Cela supposerait de clarifier pour chaque actionce qu’est un risque et de ce que sont des personnes à risque(s).

3-Quelle éthique de la prévention ?Comment faire de la prévention en contournant les écueils éthiques (voire moraux) qui semble

se dresser à chaque étape de l’élaboration d’un projet ? L’enjeu éthique à relever consiste àfaire coexister le principe isonomique/égalitaire et le principe distributif/équitaire. Et à faireen sorte que les services de droit commun, tout en continuant de fonctionner pour le biencollectif, puissent favoriser l’émergence d’actions plus spécifiques. Ces actions doivent êtredestinées à des populations identifiées en fonction de leurs besoins (et non de leurs caracté-ristiques) et ces besoins doivent être évalués à l’aide de méthodologies rigoureuses, issues dela psychologie, mais également des sciences sociales et de la santé publique. Comme nous leproposions récemment, elles doivent répondre à cinq critères posant les bases d’une éthique de laprévention :

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• les actions se fondent sur une approche globale, écologique ;• elles s’appuient sur une démarche participative (des citoyens, des usagers. . .) ;• elles reposent sur un modèle positif de la santé et sur des actions de promotion de la santé ;• elles incluent un volet de développement social local et de santé communautaire ;• elles comportent une démarche d’évaluation (Saias, 2009).

Il n’existe pas aujourd’hui de science de la prévention. Il n’existe pas non plus de professionqui soit chargée d’animer une réflexion sur ce champ au croisement de la clinique et du politique.Il nous semble que les psychologues, en professionnels de la relation, sont les plus à même deconcilier les enjeux de santé publique et de respect de la subjectivité individuelle, et à s’appuyersur les liens particuliers qui unissent les individus à leur environnement. C’est à eux qu’il revientde s’engager dans la mise en œuvre des actions de prévention modernes. Renoncer à cette missionserait la confier en conscience, et de manière exclusive, au monde politique.

Déclaration d’interet

Aucun.

Références

Centre d’analyse stratégique. 2010. Note d’analyse 205 : la prévention précoce : entre acquis et controverses, quelles pistespour l’action publique ?

Hart, J., 1971. The inverse care law. Lancet, 405–412.Organisation mondiale de la santé. 1986. Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé.Saias, T., 2009. Prévention et promotion de la santé mentale : des propositions pour les psychologues. Fédérer 49, 5–7.Saïas T, et Boinot L, 2010. Premiers résultats de la recherche Epione. Document présenté à la FFPP : le psychologue

acteur de prévention, 2010.

Thomas Saïas 1

EPS Maison-Blanche, 3-5, rue Lespagnol, 75020 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

1 Président–Association francaise de psychologie communautaire,chargé de mission « prévention »–Fédération francaise des psychologues et de psychologie.

28 decembre 2010

27 janvier 2011