2
Macha Séry C haque fait divers atroce en administre la preuve. Celui qui a commis cet acte, entend- on, est un monstre, ne peut être qu’un monstre. Pareil ter- me était employé jadis pour qualifier aussi bien une créature chiméri- que qu’un individu aux mœurs étranges, un lépreux ou un castrat. Le mot établis- sait une norme servant à exclure d’une communauté, légitimant une cruauté de part et d’autre. Monstre qui est amputé de raison ou d’émotion, de sexualité ou de dignité. Monstre, l’animal. C’est-à-dire paria, inférieur, pestiféré. Si répugnant ou effrayant soit-il, le monstre a une vertu, rappelée par son étymologie. Le latin « Monstrum » dérive de « monere », qui signifie « faire penser, attirer l’attention, avertir ». Soit un enjeu programmatique pour la littérature. Par la fable ou la scien- ce-fiction, les romanciers n’ont donc eu de cesse de formuler ces questions d’ordre philosophique : L’humain inclut-il l’inhu- manité ? Humanité et animalité sont- elles des notions réversibles ? Comme Dolfi et Marilyn de François Saintonge (lire la « une »), c’est ce à quoi nous invitent à réfléchir trois livres de cette rentrée, en déjouant le sens commun, en décalant le regard, afin que les lecteurs déplacent eux- mêmes ce curseur moral plus que biologi- que. Déshumaniser quelqu’un revient à le ravaler au rang de bête. Dès qu’il s’agit d’humilier un individu, fusent des qualifi- catifs tirés du bestiaire : « âne », « chien », « poule mouillée », etc. Les juifs, les Tut- sis ? Des « rats », « des cafards », disaient les génocidaires. Dans son recueil de nouvelles Cabaret sauvage, Isabelle Kauffmann a choisi de jouer, comme Kafka en 1915, avec l’idée de métamorphose, commune aux contes et légendes. Ici un homme-reptile, jamais aimé par sa mère, qui l’a vendu dans sa jeu- nesse. « Mais comment ne pas enfanter de serpent lorsqu’on a tant de venin en soi ? » Là, tendre image d’Epinal, une fillette à nattes blondes se promène avec son panier d’osier. Chez Perrault, une incur- sion dans la forêt aurait effrayé l’inno- cente enfant. Celle d’Isabelle Kauffmann dissimule une psychopathe. Que l’homme soit un loup pour l’hom- me, un proverbe l’affirme, le Suisse Lau- rent Schweizer, écrivain de la manipula- tion scientifique (Prions, Seuil, 2004), sexuelle (Latex, Seuil, 2008) et aujourd’hui idéologique, le démontre dans Solarsys- tem, roman où l’apocalypse prend les accents furieux d’une prose syncopée. L’Amérique surarmée n’est plus qu’un monde de pixels et de photons, une so- ciété automatisée, où les télévisions diffu- sent en boucle les nouvelles de tueries de masse perpétrées par des ados. Rompus à simuler la guerre dans les jeux vidéo hyperréalistes, des jeunes sont entraînés à tuer. « Avec ses programmes informati- ques, il crée des moyens destinés à transfor- mer des anges en bêtes de combat. Des anges qui ont assez souffert pour ne plus se fixer de limites dans leur existence. » A se dissoudre dans les mirages d’une indus- trie du divertissement, les jeunes perdent attaches et filiation, ne gardant que des réflexes de survie où le sentiment n’a plus sa place. Le virtuel impacte autrement le réel dans Des larmes sous la pluie, thriller futu- riste de l’Espagnole Rosa Montero. Autres mœurs, autres meurtres. Bruna est char- gée d’enquêter sur les accès de folie de techno-humains comme elle, qui tuent puis se suicident. Des larmes sous la pluie prolonge Les androïdes rêvent-ils de mou- tons électriques ? écrit par Philip K. Dick en 1966 et adapté en 1982 par Ridley Scott sous le titre Blade Runner. Contraire- ment aux robots, les « réplicants » possèdent des fonctions biologi- ques identiques aux hommes Clones, réplicants, chimères, animaux trop humains… Un bien étrange bestiaire peuple, à l’instar de « Dolfi et Marilyn », trois romans de cette rentrée d’hiver. Leurs auteurs n’hésitent pas à s’emparer des codes du fantastique et de la science-fiction pour interroger les frontières de l’humanité Tous des monstres ! Grande traversée Romans hybrides Les romanciers ont parfois enfanté des monstres, devenus des classiques. Petite bibliographie sélective. L’Eve future, de Villiers de l’Isle-Adam, GF. L’Ile du docteur Moreau, de H. G. Wells, Folio. Frankenstein, de Mary Shelley, Folio, Livre de poche. Dans le torrent des siècles, de Clifford D. Simak, J’ai Lu. La Planète des singes, de Pierre Boulle, Pocket. Truismes, de Marie Darrieussecq, Folio. La Possibilité d’une île, de Michel Houellebecq, Livre de poche. 2 0123 Vendredi 18 janvier 2013

]Q^L]^Y U XbQGY]L :I e 2;46 *(6 >;=657(6 · s\gl a`k\p_\ ]\ k\pkx`xsxif agd apxqagd \i s\gl qapmg\ ]a\qnaiyx\ @(oka /opi\lo a`osxi _\ii\ ]xkixp_ixop@ '\k ap]lon]\k _oya`xiapi af\_

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: ]Q^L]^Y U XbQGY]L :I e 2;46 *(6 >;=657(6 · s\gl a`k\p_\ ]\ k\pkx`xsxif agd apxqagd \i s\gl qapmg\ ]a\qnaiyx\ @(oka /opi\lo a`osxi _\ii\ ]xkixp_ixop@ '\k ap]lon]\k _oya`xiapi af\_

Macha Séry

Chaque fait divers atroce enadministre la preuve. Celuiquiacommiscetacte,entend-on, est un monstre, ne peutêtrequ’unmonstre.Pareilter-me était employé jadis pour

qualifier aussi bienune créature chiméri-que qu’un individu auxmœurs étranges,un lépreux ou un castrat. Le mot établis-sait une norme servant à exclure d’unecommunauté, légitimant une cruauté departetd’autre.Monstrequiestamputéderaison ou d’émotion, de sexualité ou dedignité. Monstre, l’animal. C’est-à-direparia, inférieur,pestiféré. Si répugnantoueffrayant soit-il, le monstre a une vertu,rappelée par son étymologie. Le latin«Monstrum» dérive de «monere», quisignifie « faire penser, attirer l’attention,avertir». Soit un enjeu programmatiquepour la littérature. Par la fable ou la scien-ce-fiction, lesromanciersn’ontdonceudecesse de formuler ces questions d’ordrephilosophique: L’humain inclut-il l’inhu-manité? Humanité et animalité sont-elles des notions réversibles? CommeDolfietMarilyndeFrançoisSaintonge (lirela «une»), c’est ce à quoi nous invitent àréfléchir trois livres de cette rentrée, endéjouant le sens commun, en décalant leregard,afinqueleslecteursdéplacenteux-mêmescecurseurmoralplusquebiologi-que.Déshumaniserquelqu’unrevientà leravaler au rang de bête. Dès qu’il s’agitd’humilierunindividu,fusentdesqualifi-catifs tirés du bestiaire : «âne», «chien»,«poule mouillée», etc. Les juifs, les Tut-sis?Des«rats»,«descafards»,disaientlesgénocidaires.

Dans son recueil de nouvelles Cabaretsauvage, Isabelle Kauffmann a choisi de

jouer, commeKafkaen 1915, avec l’idéedemétamorphose, commune aux contes etlégendes. Ici un homme-reptile, jamaisaiméparsamère,quil’avendudanssajeu-nesse. «Mais comment ne pas enfanter deserpent lorsqu’on a tant de venin en soi?»Là, tendre image d’Epinal, une fillette ànattes blondes se promène avec sonpanier d’osier. Chez Perrault, une incur-sion dans la forêt aurait effrayé l’inno-cente enfant. Celle d’Isabelle Kauffmanndissimuleunepsychopathe.

Que l’homme soit un loup pour l’hom-me, un proverbe l’affirme, le Suisse Lau-rent Schweizer, écrivain de la manipula-tion scientifique (Prions, Seuil, 2004),sexuelle(Latex,Seuil,2008)etaujourd’hui

idéologique, le démontre dans Solarsys-tem, roman où l’apocalypse prend lesaccents furieux d’une prose syncopée.L’Amérique surarmée n’est plus qu’unmonde de pixels et de photons, une so-ciétéautomatisée,où les télévisionsdiffu-sent en boucle les nouvelles de tueries demasse perpétrées par des ados. Rompus àsimuler la guerre dans les jeux vidéohyperréalistes,des jeunessontentraînésàtuer. «Avec ses programmes informati-ques, il créedesmoyensdestinésà transfor-mer des anges en bêtes de combat. Desangesquiontassez souffertpourneplus sefixer de limites dans leur existence.» A sedissoudre dans les mirages d’une indus-trie du divertissement, les jeunes perdent

attaches et filiation, ne gardant que desréflexesde survieoù le sentimentn’aplussaplace.

Le virtuel impacte autrement le réeldansDes larmessous lapluie, thriller futu-riste de l’Espagnole RosaMontero. Autresmœurs, autres meurtres. Bruna est char-gée d’enquêter sur les accès de folie detechno-humains comme elle, qui tuentpuis se suicident.Des larmes sous la pluieprolonge Les androïdes rêvent-ils demou-tonsélectriques? écritparPhilipK.Dicken1966 et adapté en 1982 par Ridley Scottsous le titre Blade Runner. Contraire-ment aux robots, les «réplicants»possèdent des fonctions biologi-ques identiques aux hommes

Clones,réplicants,chimères,animauxtrophumains…Unbienétrangebestiairepeuple,à l’instarde«DolfietMarilyn»,troisromansdecetterentréed’hiver.Leursauteursn’hésitentpasàs’emparerdescodesdufantastiqueetdelascience-fictionpourinterroger lesfrontièresdel’humanité

Tousdesmonstres!

Grande traversée

RomanshybridesLes romanciers ontparfoisenfantédesmonstres,devenusdes classiques.Petitebibliographie sélective.

L’Eve future,deVilliersde l’Isle-Adam,GF.

L’Ile dudocteurMoreau,deH.G.Wells, Folio.

Frankenstein,deMary Shelley,Folio, Livredepoche.

Dans le torrent des siècles,deCliffordD.Simak, J’ai Lu.

LaPlanètedes singes,dePierre Boulle, Pocket.

Truismes,deMarieDarrieussecq, Folio.

LaPossibilité d’une île,deMichelHouellebecq,Livredepoche.

2 0123Vendredi 18 janvier 2013

Page 2: ]Q^L]^Y U XbQGY]L :I e 2;46 *(6 >;=657(6 · s\gl a`k\p_\ ]\ k\pkx`xsxif agd apxqagd \i s\gl qapmg\ ]a\qnaiyx\ @(oka /opi\lo a`osxi _\ii\ ]xkixp_ixop@ '\k ap]lon]\k _oya`xiapi af\_

qui lesontcréés.Acelàprèsqu’ilssont sté-riles et jouissent d’une durée de vie limi-tée.DansBladeRunner,lesréplicantssedif-férenciaient également des humains parleurabsencedesensibilitéauxanimauxetleur manque d’empathie . Rosa Monteroabolit cette distinction. Ses androïdescohabitantavecleshommes,en2109,tien-

nent leur humanité des cinq cents souve-nirs artificiels gravés dans leur cerveau.Fiction dont ils sont conscients sans pou-voir s’extraire des émotions afférentes.Celles-cilesrendentcapablesd’aimeretdesouffrir.Parcequesamémoireest richedemilliersdescènesdonnées lorsdesa fabri-cation par son «mémoriste», Bruna, l’hé-roïne,estpluscomplexeencore,enproieàunemélancolie qu’elle noie dans l’alcool,sujette à des accès de révolte ou de désirsfiévreux. Elle tient quotidiennement, etde façon obsédante, le compte à reboursdu temps qui lui reste à vivre, échéanceprogramméequifaitdel’existence,davan-tage que chez les humains, un pari absur-de, tragiquemaisexaltant.«Déjàdeuxansdepuis la mort de Merlin. Entre ces deuxaxes, la somme ascendante de la mé-moire et celle descendante de la vie,s’ouvrait le grand gouffre de la terreur,l’insupportablenon-sens.»

Chez Isabelle Kauffmann, la voi-sine d’Aldo préfère oublier qu’il estunnain. Elle ne tolère et n’appréciesa compagnie que lorsqu’il revêtundéguisementd’ourson («Il est simignon!»). Renduà sonapparencehumaine, il est rejeté. L’animal est

ici préféré à l’homme, la fiction au réel.Même processus pour les «warriors» deLaurentSchweizer,dontlessouvenirss’ef-facent au bénéficie d’un présent virtuel,hypnotique, un excès d’excitation causépar des stimuli.

Parce qu’elle est ce qui permet auxhommes de se projeter dans d’autres

êtres, l’empathie est essen-tielle (lireci-dessousl’entre-tien avec Tristan Garcia).L’identification aux autresdémolitdes frontières.Dèsqu’elle fait défaut, se dres-sent lesmursde lahaine etde l’incompréhension.Dans le roman de RosaMontero,oùdespolitiques

suprématistes attisent le racisme contreles réplicants qui représentent 15% de lapopulation des Etats-Unis de la Terre, fi-gureunescèneémouvante.Unjeunepoli-cier armé, enrôlé dans un service merce-

naire payé par le gouvernement général,tente d’arrêter Bruna. Plus rapide et plushabileque lenovice, elle ripostepuis, tou-chée par sa terreur d’enfant, lui présenteses excuses. «J’ai les nerfs à fleur de peau,tupeuxlecomprendre.Vousnouspersécu-tez, vous nous marginalisez, vous noushaïssez.Vousnous tuez.Maisc’estvousquinous avez construits.» Et les deux, elledebout, luiassis,desemettreàpleurersurun trottoir. «Si différents tous les deux, etsoudain unis par les larmes en cette nuitobscure et solitaire. Ce fut un instant trèsétrange.Lemoment leplusbizarrede laviedeBruna.»CepassagerappelleDansletor-rent des siècles, de l’Américain CliffordD.Simak, paru en 1950, l’un des premiersromansdescience-fictionoùlehérosmili-tait pour la reconnaissancede l’humanitéde l’androïde («une femme,uneandroïde,qui sanglotait, le cœur brisé ») et oùl’auteurdénonçaitlaviolenceet l’arrogan-cedeshommessuicidant leurcivilisation.

Quoique peuplé d’androïdes, de ro-bots, d’extraterrestres et de mutants,Deslarmes sous la pluie est un grand livred’amour, de même que Cabaret sauvage.Pour des solitaires, l’animal est l’uniquesource d’affection, mieux, une raison devivre. Tel ce rat qu’un détenu au mitardadopte et choie comme un fils («Il est là,près demoi, attentif et fidèle. Ma vie ne seréduira pas au gouffre qu’ils ont creusépour moi») ; ou ce lion échappé d’un zooqu’un employé de bureau recueille danssonpavillon.«Nous avons vécu ensemble,chacun le meilleur de notre vie. Dix-septannées de bonheur, d’entente parfaite etde complicité.»

Outre l’abolition des frontières entrevie et mort, passé et avenir, la littératurefantastique vise à dissiper ce qui séparel’homme de l’animal ou de lamachine. Aquelles fins? Provoquer l’effroi ou l’émoi(LaBelle et laBête,deCocteau), et toujoursdévoiler le refoulé.p

SolarsystemdeLaurent Schweizer,Seuil, 192p., 18¤.Fonctionnairede la CIA, le héros de ceromancrée desmodélisationsgraphi-ques incorporantdes vidéosde combatréel dans des simulationsdevol et d’en-gagementafin d’améliorer l’efficacitéd’opérateursde drones. Jusqu’au jour oùil est recruté pourpercer les arcanesd’unjeu immersif, FinalWar, qui conditionnedes joueurs pour les transformer entueurs à sang-froid.Un romanglaçantqui efface la frontière entre réel et virtuel.

TristanGarcia:«Pourlepostmoderne,l’humanitéestuneintensitévariable»L’auteurde«Mémoiresdela jungle»,dont lenarrateurestunsinge,expliquepourquoi la littératures’essaie,avecdemoinsenmoinsdecomplexes,àhybriderhumains,machinesetanimaux

Propos recueillis parFlorentGeorgesco

Tristan Garcia, écrivain et philoso-phe né en 1981, est notammentl’auteur de La Meilleure Part deshommes (Gallimard, 2008) et de

Forme et objet. Un traité des choses (PUF,2011).Laquestiondel’effacementdesfron-tièresentrehumainetnon-humainest aucœurde son romanMémoires de la jungle(Gallimard,2010)etdesonessaiNous,ani-mauxet humains (FrançoisBourin, 2011).

Les romansmettant en scène desclones, des animaux, des robots, deszombies… semultiplient. Commentinterprétez-vous cette obsessiondela fiction contemporaine pour toutesles formes de dépassement des limitesde l’humain?

J’y vois deux raisons aumoins. Du côtédesmachines, l’assimilation dans la litté-rature générale de thèmes venus de lascience-fiction. Concernant les animaux,le déplacement dans la fiction contempo-raine de ce qui ressortissait plus à la fable,au conte, au mythe. On n’accédait alors àl’animal que de l’extérieur, comme à unefigure symbolique qui représentait unepart mystérieuse de l’humain ou, si l’onpense aux fables, comme support d’uneallégorie. Dans l’héritage du romantisme,l’animal était même devenu opaque: leschats de Baudelaire, le tigre de Blake, lapanthère de Rilke… En euxmiroitait quel-que chose d’inaccessible. L’animal qu’in-corpore la fiction contemporaine est aucontraire un animal qu’on va essayer defaire vivre du dedans. L’empathie changetout.Onsouffreaveclui. Ildevientunindi-vidu. Cette figure-là est très récente. Il y adésormais une possibilité de projectiondans l’animal.

Quellesmutations ce doublemouvement révèle-t-il?

Ce sont desmouvements symétriques.Les thèmes de la science-fiction sont, à

l’évidence, réactivés par notre fréquenta-tion des machines. Un genre comme lecyberpunk, qui nous paraissait très exoti-que, ressemblepresqueànotrequotidien.Pour les animaux, au contraire, ce phéno-mène vient de leur non-fréquentation, del’éloignement entre eux et nous. On vitbien sûr avecdes animauxde compagnie,mais les animaux dont on utilise la forcede travail, et a fortiori ceux qu’onmange,on ne veut pas les voir. Notre sensibilités’est, à cet égard, profondémentmodifiée.En dehors des raisons matérielles (exoderural, urbanisation…), celame paraît s’ex-pliquerparundéveloppementde l’empa-thie dans le sens d’une construction enmiroir, qui nous fait projeter sur les ani-maux nos diverses culpabilités collec-tives. Les premières comparaisons entrela souffrance animale et la souffrancehumaine, qui commencent à la fin duXVIIIesiècle, touchentà laquestionde l’es-clavage, vu comme une réduction à l’étatd’animaux. Deux autres s’ajouteront auXXe : l’une chez certaines féministes, quifontde l’animalunesortedefrèrelointainde la femme opprimée, comme elle privédedroits,prochedelanatureetdoncconsi-dérécommeinférieur; l’autre, laplus fon-damentale, concerne laShoah:Auschwitzcomme figure de l’abattage industrielappliqué aux humains. Or, ces comparai-sons sont systématiquement retournées:par exemple, ce qu’on fait aux animauxserait comparable à ce qu’on a fait auxjuifs («pour les animaux, c’est un éternelTreblinka», écrivaitIsaacBashevisSinger).Elles sont dès lors très difficiles à analyserlogiquement, parce qu’elles reposent surde fausses analogies. La réalité, c’est qu’enanimalisant certains hommes, on se sentenquelquesorteobligédeprojeterunpeude notre humanité sur les animaux, com-me par compensation. Cela n’a rien derationnel: c’est une logique de la sensibi-lité. Ce n’est pas pour autant une réactionqu’il faut éconduire. L’état présent denotre sensibilité est un fait dont il seraitabsurdedenepas tenir compte.

Vous en distinguez les prémices dansl’apparition conjointe, auXIXesiècle,de l’évolutionnismeet de l’éthologie,l’étude du comportement animal.

Lavictoired’uncertainnaturalismedansles sciences a marqué l’effondrement debeaucoup de propres de l’homme, commele rire, l’outillage, pour une part le langage,etc., qu’on découvre partagés par certainsanimaux.Et l’évolutionnismeétablit lapro-fondeur de notre cousinage avec les autresespèces. Un siècle et demi après, chacun aincorporé l’idée qu’il est un animal, mêmes’il se séparedes autres espèces. Celadit, cesquestionssonttoujoursdébattues.Jedistin-guerais trois types de position. Le classiquedéfend la différence entre les animaux etnous comme relevant d’une essence. Lemoderneprésupposetoujoursqu’ilyade ladifférence,mais il travaillecontre,essayedela critiquer et de ne plus la considérer com-meessentielle.Et lepostmoderneconsidèrequ’ilestévidentqu’iln’yapasdedifférence.Pourlui, l’humanitén’estpasunecatégorie,mais une intensité variable, qui peut serétracter, sediffuser,êtreau-delàouendeçàd’elle-même.

Dans laquelle de ces tendancesvous situez-vous?

Je crois profondément qu’il est impossi-bledepenser,entoutcassansboiter, sionnepensepasàlafois ladifférenceetlavariationd’intensité.Onnepeutpas sepasserde l’hu-manité comme catégorie classificatoire. Nirenoncer à l’idée qu’on peut être plus oumoins humain. Sans cela, comment com-prendre la barbarie? Et inversement com-ment justifier ma capacité à déborder monespèce, à trouver de l’humanité chez ungrand singe ou à me projeter dans des for-mesd’intelligenceartificielle?Maisaccepterd’être plus ou moins humain, c’est encoreaccepterd’êtrehumain.Si cettecatégorieestdissoute,êtreplusoumoinshumainestuneidée qui n’a pas de sens. La fiction seraitd’ailleursunemanièredenesacrifierniladif-férence ni l’intensité, de marcher sur lesdeux pieds. Quand j’écris, même en faisantparlerunsinge, jemedifférenciedusinge.

Vouspouvez, avec «Mémoires de lajungle», écrire le romandeDoogiele singe. Doogie n’écrira jamais le romande TristanGarcia.

Non. Et je suis obligé de faire semblantd’être un singe en passant par mon huma-nité. Le fait d’écrire préserve donc la diffé-rence,mais enmêmetemps jepeuxutilisercette fiction pour atteindre à ce qu’il y a decommunentrelesingeetmoi,pourmeglis-ser dans sa peau. Je ne peux même, pourcela, n’utiliser que la fiction, puisque,même s’il n’est plus possible de négliger lasensibilité des animaux, aucun n’a jamaispu nous dire ce qu’il ressentait vraiment– sauf grâce àunporte-parolehumain.p

Deslarmessouslapluie(Lágrimasen la lluvia),deRosaMontero,traduitde l’espagnolparMyriamChirousse,Métailié, 416p., 21¤.Madrid, Etats-Unisde la Terre, 2109. Latechno-humaineBrunaHusky enquêteenqualité de détective sur une série demeurtresperpétréspar des réplicantscommeelle, qui semblent devenus fous.Vengeance, conspirationpolitique?Romande la survie, ce thriller futuristedéploie les thèmes croisés de la cohabita-tion et de la ségrégationentre espèces.

e n t r e t i e n

Extraits

Grande traverséeCabaretsauvaged’IsabelleKauffmann,Passage, 128p., 14¤.Pour son troisième livre, l’auteura composéun recueil de neufnouvellesoù l’on croiseune femme-oiseau,unnaindansundéguisementd’ours,unhomme-reptile, trois lapins obéis-sant à unepetite fille, un employéamoureuxd’un lion. Fantasméeouréelle, insolite oudonnéepournormale,chacunede ces rencontres entrehumainset animauxdébouche sur unerelationd’affectionoude répulsion.

Essaisempathiques

L’identification aux autresdémolit des frontières.Dès qu’elle fait défaut,se dressent lesmursde l’incompréhension

Depuis les années 1970-1980,la questionde laproximitédel’hommeet de l’animal a donnélieuàune abondante littéra-ture. Bibliographie sélectiveparmi les parutions récentes.

L’Animalque je ne suis plus,d’EtienneBimbenet,Folio essais, 2011.

Petite histoire des grands singes,deChrisHerzfeld, Seuil, 2012.

Quediraient les animaux si…on leur posait les bonnesques-tions?,deVincianeDespret,LaDécouverte/LesEmpêcheursdepenser en rond, 2012.

Qui sont les animaux?, sousla directionde JeanBirnbaum,Folio essais/Forumphilo«LeMonde» LeMans, 2010.

L’Agede l’empathie,deFransdeWaal,LesLiensqui libèrent,2010.

Notrehumanité. D’Aristoteauxneurosciences,deFrancisWolff,Fayard, 2010.

«Puis ellemontait tout enhautd’un grandbuildingquidominait la ville, et haletante,ouvrait la porte de la cage, scru-tant longtemps, dans le cielstrié des lueurs du soleil cou-chant, le dernier sillage desamis qu’elle venait de libérer.Combiende fois s’était-elle pen-chéeduhaut de ses terrasses, àla limite de l’équilibre, enivréepar le vent qui l’appelait, par cevertigedélicieuxqui l’envahis-sait lorsqu’elle se savait plusprèsdes nuages, des autres étoi-les! Ses petites ailes frémis-saient, lui tiraient le dos frénéti-quement, et elle regardait desonœil noir les voituresminus-cules et dérisoires se succéderdans les rues, cent cinquantemètres plus bas.Mais il fallaitse préparer pour la représenta-tiondu soir, et lemomentn’était pas encore venu.»

Cabaret sauvage, page43

«Le panoramiqued’un champdebataille se poursuit en plon-gée,montre desWARRIORSexténués, prostrés, ayant per-du leurs armesoune pouvantplus les utiliser. Yeux cernés,bouchesdétruites, regardinexistant. Abandonhypnoti-queà l’autorité.Manifestationd’émotions. Sentiment dudevoir accompli, influence duspectacle. Transgression.

Tous les procédés numéri-ques de FINALWAR sontutilisésdans les campagnesde recrute-mentmilitaire. Americasar-my.com,Airforce.com,Mari-nes.mil, et les sites équivalents.Ils ressemblent auxmodèlesd’endoctrinementet demoni-toringdéveloppés par la CIA.

J’avancedans la nuit rougesang. EnWARRIOR. Je porte unpull et unpantalonmilitairesnoirs. Citoyenaméricain, jefais partie d’ungroupededissi-dents ayant rejoint l’arméed’un seigneurde la guerreafghan.»

Solarsystem, page58

«Un jour,Yiannisavait fait voiràBrunacevieux filmculteduXXesiècle où l’onparlaitpour lapremière foisdes réplicants. Ils’intitulaitBladeRunner. C’étaituneœuvreétrangeetpleinedebonnes intentionsenvers lesreps,maisqui l’avaitvague-ment irritée: les androïdesn’avaientpasgrand-choseàvoiravec la réalitéet, engéné-ral, ils étaientplutôt stupides,schématiques,enfantins et vio-lents. Sansparlerde cettetechnoblondequi exécutaitdespirouettescommeunepoupéearticulée.Maisce filmavaitquel-quechosedeprofondémentémouvant.Brunaavaitapprisparcœur la tiradeque lehérosrepdisait avantdemourir, surle toitpluvieuxd’un immeuble:“J’ai vutantdechosesquevous,humains,nepourriezpascroire.Degrandsnavires en feu surgis-santde l’épauled’Orion (…)”»

Des larmes souslapluie, page202

30123Vendredi 18 janvier 2013