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QUAND LE LUXE DEVIENT UNE QUESTION ÉCONOMIQUE : RETOUR SUR LA QUERELLE DU LUXE DU 18E SIÈCLE Arnaud Diemer De Boeck Supérieur | Innovations 2013/2 - n°41 pages 9 à 27 ISSN 1267-4982 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-innovations-2013-2-page-9.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Diemer Arnaud, « Quand le luxe devient une question économique : retour sur la querelle du luxe du 18e siècle », Innovations, 2013/2 n°41, p. 9-27. DOI : 10.3917/inno.041.0009 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Dalhousie University - - 129.173.72.87 - 18/05/2013 21h13. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Dalhousie University - - 129.173.72.87 - 18/05/2013 21h13. © De Boeck Supérieur

Quand le luxe devient une question économique : retour sur la querelle du luxe du 18e siècle

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QUAND LE LUXE DEVIENT UNE QUESTION ÉCONOMIQUE :RETOUR SUR LA QUERELLE DU LUXE DU 18E SIÈCLE Arnaud Diemer De Boeck Supérieur | Innovations 2013/2 - n°41pages 9 à 27

ISSN 1267-4982

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-innovations-2013-2-page-9.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Diemer Arnaud, « Quand le luxe devient une question économique : retour sur la querelle du luxe du 18e siècle »,

Innovations, 2013/2 n°41, p. 9-27. DOI : 10.3917/inno.041.0009

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Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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QUAND LE LUXE DEVIENT UNE QUESTION ÉCONOMIQUE :

RETOUR SUR LA QUERELLE DU LUXE DU 18E SIÈCLE

Arnaud DIEMER1

TRIANGLE LyonCERDI Clermont-FerrandUniversité Blaise Pascal,

[email protected]

La condamnation du luxe est une pratique courante et récurrente dans l’histoire des idées politiques et morales. Dans le livre II de La Répu-blique, Platon opposait déjà la frugalité de Socrate au confort de Glaucon. Tertullien (150–220) condamnait dans son De Cultu Feminarum le luxe de son temps, les parures et les ornements des femmes, leur reprochant notam-ment l’inconstance de leur goût pour leur chevelure et leur envie de plaire. L’abbé Nadal présentait dans son Traité du Luxe des Dames Romaines (1725) quelques illustrations du raffinement des femmes. Ce dernier, établi soit par l’usage, soit par la mode, ou encore consacré par la religion, renvoyait aux ornements, à la toilette, à la composition du visage, à l’étude du regard et des mines, à la décoration de la tête, aux tuniques et chemises. Dans le livre XVII des Aventures de Télémaque (1699), Fénelon par l’intermédiaire de Mentor, précise que le gouvernement des peuples doit faire face à deux maux pour lesquels il n’existe aucun remède : l’autorité injuste et violente des rois, le luxe qui corrompt les mœurs. Fénelon associe le luxe à une mala-die incurable, réduisant le peuple à la misère et la Noblesse à l’étalage de ses richesses.

Au premier abord, il semblerait que les opposants au luxe se soient sou-vent appuyés sur un jugement moral pour le condamner. Or, l’histoire de la pensée économique du 18e siècle nous révèle une tout autre histoire des débats relatifs au luxe (Diemer, 2012). Si le luxe peut être immoral, il n’est

1. Je tiens à remercier Joël Thomas Ravix pour ses remarques et commentaires qui ont largement enrichi cette version du texte.

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pas forcément détestable, le scandale de la dépense improductive ne doit pas faire oublier que le luxe participe à la circulation des richesses, au maintien d’une certaine industrie et à l’essor du commerce. Ainsi, cet article entend démontrer que le débat sur le luxe, qui interpelle les hommes de Lettres, les philosophes et les économistes du 18e siècle, est révélateur d’un changement de systèmes de valeurs. Les opposants et les défenseurs du luxe vont mobili-ser non plus le jugement moral mais bien le raisonnement économique pour condamner ou légitimer son existence. D’une certaine manière, comme pour le cas de la pauvreté (Diemer, Guillemin, 2009 ; Lallement, 2010 ; Larrère, 2010), les économistes vont chercher à apporter une réponse économique à un problème de société et faire du luxe une question purement économique.

Pour ce faire, nous procéderons en deux temps. Dans un premier temps, nous aborderons le luxe au gré de la science nouvelle qui voit le jour au 18e siècle, l’économie politique. Nous montrerons que les partisans et les opposants au luxe se réfèrent au langage économique et à l’avènement de la société marchande pour justifier leurs positions. L’économie entend ainsi se séparer de la morale en insistant sur les notions de besoin, richesse, valeur, utilité, rareté… Une manière de « dépassionner » le débat et de l’engager dans la voie scientifique. Dans un second temps, nous nous attacherons à présenter les travaux de Mandeville, Melon et Hume. Ces œuvres consti-tuent à nos yeux, les plus originales et les plus représentatives des débats liés au luxe. Elles symbolisent à elles-seules la volonté d’imposer un véritable discours économique.

LE LUXE, DU SUPERFLU AU NECESSAIRE

Dans un sens primitif, le mot latin Luxus signifie « surabondance, ce qui est au-delà du nécessaire, le superflu ». Dans sa Théorie du Luxe, Butel-Dumont (1771) note que ce mot est très utilisé dans le domaine agricole. Dans ses Géorgiques (-20 av.jc), poème dédié à l’agriculture, Virgile utilise les mots luxus, luxuries et luxuria pour désigner la croissance superflue du blé en herbe, la surabondance des feuilles, la surabondance dans la nourriture des bêtes. Lucius Lunius Moderatus Columella dit Columelle, célèbre agronome ro-main du milieu du 1er siècle, se sert du mot luxuriosa dans son ouvrage Res Rustica pour parler d’une vigne vigoureuse, qui pousse surabondamment. Au 17e siècle, les dictionnaires latin – françois, qui ont été composés avant que le mot luxe entre dans la langue française, traduisent le mot luxus par superfluité. Ainsi, dans le dictionnaire de Nicot (1606), Trésor de la Langue françoise, le mot luxus ou sumptus est associé à « toute superfluité soit en viande, en habits ou autres choses ». Sextus Pompeius Festus, grammairien latin, fait

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quant à lui référence à l’adjectif luxus, qui en parlant des membres du corps, signifie « sortis de leur place et relâchés » (Butel-Dumont, 1771, p. 194). Ainsi la personne qui s’adonne au luxe ne freine pas ses dépenses et sort des convenances ordinaires. D’une certaine manière, le luxe concentre à lui seul deux conceptions de l’existence et de l’humanité qui à la fois s’affrontent et se complètent : celle de l’accumulation des richesses (les produits de luxe sont des produits matériels qui s’accumulent entre les mains des classes supérieures) et celle de la dépense (les richesses créées par le travail sont dilapidées, elles se transforment en somptueux gaspillage). Le luxe nous fait ainsi entrer dans la spirale insatiable et obsédante qui consiste à rechercher encore et toujours plus de luxe. Cette soif effrénée est soumise aux caprices et à l’insouciance des hommes.

Dans son Discours sur les Sciences et les Arts (1750), Jean-Jacques Rous-seau considère que le luxe marque le passage d’une société traditionnelle (dominée par les mœurs et la vertu) à une société dominée par le commerce et l’argent : « Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent. L’un vous dira qu’un homme vaut en telle contrée la somme qu’on le vendrait à Alger ; un autre en suivant ce calcul trouvera des pays où un homme ne vaut rien, et d’autres où il vaut moins que rien. Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail » (1750, [1819, 2e par-tie]). Dans le Discours sur les origines des inégalités parmi les hommes (1750), Rousseau précise que les marchandises de luxe (les commodités) ont fini par créer un effet pervers d’accoutumance, une sorte d’aliénation de l’homme à la consommation du superflu : « ces commodités ayant par l’habitude perdu tout leur agrément, et étant en même temps dégénérés en de véritables besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder » (1750, p. 34). Celui qui contracte un tel virus, s’éloigne du bonheur.

Dans le livre IV d’Emile (1762), Jean-Jacques Rousseau revient plusieurs fois sur la question du luxe. Il y dénonce la débauche d’énergie qu’il faut pour produire du superflu. Lors d’un banquet auquel Emile et son précepteur sont invités, ce dernier amène son jeune élève à réfléchir sur les trésors d’industrie qu’il a fallu mobiliser pour servir tous les mets à cette table : « Avec un juge-ment sain que rien n’a pu corrompre, que pensera-t-il du luxe, quand il trouvera que toutes les régions du monde ont été mises à contribution, que vingt millions de mains ont peut-être, ont longtemps travaillé, qu’il en a coûté la vie peut-être à des milliers d’hommes, et tout cela pour lui présenter en pompe à midi ce qu’il va déposer le soir dans sa garde-robe ? » (1762, livre III, [1866, p. 203]). Pour Rousseau, un tel déploiement de moyens est inutile et ne fait que conforter le culte du futile et la remise en cause de la valeur travail. Il insiste également sur le fait que le luxe pervertit l’intelligence étant donné que l’individu est

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guidé par son intérêt personnel et sa vanité : « Ceux qui nous guident sont les artistes, les grands, les riches ; et ce qui les guide eux-mêmes est leur intérêt ou leur vanité. Ceux-ci, pour étaler leurs richesses, et les autres pour en profiter, cherchent à l’envi de nouveaux moyens de dépense. Par là le grand luxe établit son empire, et fait aimer ce qui est difficile et coûteux : alors le prétendu beau, loin d’imiter la nature, n’est tel qu’à force de la contrarier. Voilà com ment le luxe et le mauvais goût sont inséparables. Partout où le goût est dispendieux, il est faux » (1762, livre IV, [1866, p. 391]). L’individualisme, voilà ce qui caractérise le mieux la société commerçante. Enfin, dans une critique acerbe de l’usage des carrosses (le carrosse doré est un objet de luxe), Jean-Jacques Rousseau mêle rhéto-rique morale et discours économique (Hatzenberger, 2008) pour distinguer le luxe de mollesse (qu’il valorise) du luxe d’ostentation (qu’il condamne) : « Mais en quoi je crois que j’en différerais beaucoup, c’est que je serais sensuel et voluptueux plutôt qu’orgueilleux et vain, et que je me livrerais au luxe de mollesse bien plus qu’au luxe d’ostentation. J’aurais même quelque honte d’étaler trop ma richesse, et je croirais toujours voir l’envieux que j’écraserais de mon faste dire à ses voisins à l’oreille : Voilà un fripon qui a grand peur de n’être pas connu pour tel » (1762, livre IV, [1866, p. 396]). La critique du luxe induit ainsi une réflexion sur les mœurs, le commerce et les inégalités sociales.

Si Jean-Jacques Rousseau fait référence à quelques arguments écono-miques pour dénoncer les excès de la société, François Quesnay entend combattre le luxe au nom de la richesse des nations. Il mobilise à cet effet les résultats et les réflexions de ce qui constituera plus tard le système phy-siocrate. Dans son article « Grains » rédigé en 1757 pour l’Encyclopédie, François Quesnay défend l’idée que la France produit trop de biens de luxe, qui pourraient être achetés à l’étranger, et pas assez de produits agricoles, or ce sont ces derniers qui créent la richesse d’un pays : « Depuis longtemps les manufactures de luxe ont séduit la nation ; nous n’avons ni la soie ni les laines convenables pour fabriquer les belles étoffes et les draps fins ; nous nous sommes livrés à une industrie qui nous était étrangère ; et on y a employé une multi-tude d’hommes dans le temps que le royaume se dépeuplait et que les campagnes devenaient désertes » (1888, p. 193). Selon Quesnay, ce choix aurait eu des conséquences néfastes pour la nation. D’une part, la baisse des prix des blés a été présentée comme une condition nécessaire pour diminuer le coût de la main-d’œuvre et rendre les manufactures plus compétitives. De ce fait, les ouvriers se sont rendus dans les villes (là où la richesse s’accumulait) et ont déserté les campagnes. Quesnay note que ce choix vient d’une mé-connaissance des lois de l’économie politique. L’agriculture est la source de nos revenus, l’activité la plus noble de notre commerce. Le fait de ne pas considérer la terre comme le « fonds primitif » de nos richesses et de relé-guer le fermier à une activité de subsistance remet en cause l’ordre naturel

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des choses. D’autre part, la réorientation de nos activités vers les produits de luxe a exacerbé le commerce entre les nations. La France devrait pro-duire des matières premières de première nécessité, puis échanger son surplus contre des biens de luxe en provenance de l’étranger. En choisissant de fabri-quer elle-même ces produits de luxe, la France introduit plus de concurrence dans les échanges, ce qui réduit les profits des nations voisines, et donc ceux des ventes de matières agricoles. Cette politique irait donc à l’encontre de la liberté des échanges (réciprocité, avantages), car elle amène les différentes nations à protéger leur commerce en interdisant l’entrée de marchandises sur leur territoire. Enfin, Quesnay insiste sur le fait que les produits de luxe ont plongé les nations dans une sorte de désordre généralisé et de croissance limitée car la consommation entretenue par le luxe « ne peut se soutenir que par l’opulence ; les hommes peu favorisés de la fortune ne peuvent s’y livrer qu’à leur préjudice et au désavantage de l’État » (1888, p. 194). La richesse d’une nation reposant sur la consommation générale qui satisfait aux besoins de la vie, Quesnay entend ainsi rétablir l’agriculture à sa juste place, c’est elle qui soutient toutes les autres activités du Royaume, qui fait fleurir le commerce, qui favorise l’accroissement de la population, qui alimente en main-d’œuvre l’industrie et qui entretient la prospérité de la nation. Dans un commerce basé sur la réciprocité, les nations qui vendent des produits agricoles (c’est-à-dire des marchandises nécessaires et utiles) auront toujours un avantage sur celles qui vendent des marchandises de luxe : « L’avantage est toujours pour la nation qui vend les marchandises les plus utiles et les plus nécessaires. Car alors son commerce est établi sur le besoin des autres ; elle ne leur vend que son superflu et ses achats ne portent que sur son opulence. Ceux-là ont plus d’intérêt de lui vendre qu’elle n’a besoin d’acheter, et elle peut plus facilement se retrancher sur le luxe que les autres ne peuvent épargner sur le nécessaire » (1888, p. 240).

Si Rousseau et Quesnay se sont engagés dans une condamnation du luxe, il semblerait que cette position soit difficilement tenable au vu de l’évolu-tion de la société. En effet, le goût du luxe et son exploitation commerciale s’imposent progressivement comme un facteur de prospérité sociale. Le rai-sonnement économique va être mobilisé pour apporter une réponse à une question sociale : l’accroissement des richesses et son corollaire, la consom-mation de biens de luxe, est le remède à la pauvreté. On comprend dès lors pourquoi les économistes se sont emparés du débat sur le luxe. Amenés à définir le champ d’investigation de leur science, l’économie politique, ils ont cherché à préciser des notions telles que le besoin, l’utilité, la valeur, pour expliquer la production, la répartition et la consommation des richesses. Comme les produits de luxe relevaient de ces trois opérations, il devenait nécessaire de définir précisément ce que l’on entendait par luxe, ainsi que d’en présenter les avantages et les inconvénients. Cependant, comme le

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souligne David Hume dans son Essai sur le luxe (1752), les limites entre le vice et la vertu sont difficiles à définir en matière de luxe : « Puisque le luxe peut être considéré sous deux faces différentes, il n’est pas étonnant qu’il ait donné lieu à des opinions outrées et déraisonnables. Les uns, conduits par des principes dissolus, louent le luxe le plus déréglé, et le soutiennent avantageux à la société ; tandis que d’autres, d’une morale plus sévère, blâment le luxe le plus innocent, et le représentent comme la source de toute espèce de corruption, et l’origine des dé-sordres et des factions propres à troubler le gouvernement » (1752, [1847, p 23]).

La singularité du luxe imposerait alors la nécessité de tracer une ligne entre le superflu et l’utile ou le nécessaire. C’est tout du moins le point de vue de James Steuart dans The Inquiry into the Principles of Political Economy (1767), d’Adam Smith dans the Wealth of Nations (1776) et de Condillac dans Le commerce et le gouvernement considérés respectivement l’un et l’autre (1776). Le nécessaire serait non seulement ce que la nature, mais encore ce que les règles convenues de décence et d’honnêteté ont rendu néces-saires aux dernières classes du peuple. Le superflu quant à lui renvoie à la consommation des classes supérieures, plus précisément de la Monarchie et du Clergé. Rappelons que si le luxe public est admis (le luxe des princes et de la Cour est une manifestation de leur puissance, le luxe de l’Eglise est associé à la gloire de Dieu), le luxe privé, quant à lui, n’existe pas. Trois faits vont cependant contribuer à le rendre possible (Lallement, 1993, p. 13) : le progrès des communications (notamment des voies de navigation qui font découvrir aux classes supérieures les produits exotiques), l’augmentation de l’offre de biens manufacturés (le luxe se confond avec l’art de l’artisan) et l’émergence de la classe bourgeoise (cette dernière se met à consommer des biens précédemment réservés à une élite). La querelle du luxe au 18e siècle s’inscrit donc dans une perspective de changements de valeurs, illustrée par le siècle des lumières. C’est la promotion de l’individu, à la fois sur le plan politique (droits de l’homme et de la démocratie) et sur le plan économique (essor du commerce, assouvissement des besoins) contre les préjugés et les croyances des sociétés traditionnelles.

LE LUXE GÉNÈRE DES EXCÈS MAIS N’EST PAS NUISIBLE

Le luxe devient une réelle question économique lorsque ses partisans vont exclusivement se situer sur le terrain de l’économie politique pour démontrer le bien-fondé de leur position. Dans ses Lettres Persanes (1721), Montesquieu entend rappeler que les arts entretiennent le goût du travail des individus, contribuent à la puissance du Prince et sont à l’origine de la

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circulation des richesses dans un pays. Si l’on se contentait de fabriquer des produits nécessaires, l’État s’affaiblirait, les rapports humains se réduiraient à rien et tous vivraient misérablement. Ce sont les arts qui créent la valeur, notamment ceux qui renvoient au luxe et au superflu. Montesquieu s’ap-puie sur plusieurs arguments économiques pour développer ses propos. Tout d’abord, la vie luxueuse des puissants suppose le travail acharné des autres : « Pour qu’un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent sans relâche » (1721, [1748, p. 232]). Ensuite, l’enrichissement personnel engage chaque individu dans une véritable course au travail et à l’accumulation de richesses : « Cette ardeur pour le travail, cette passion de s’enrichir, passe de condition en condition, depuis les artisans jusqu’aux grands. Personne n’aime à être plus pauvre que celui qu’il vient de voir immédiatement au-dessous de lui » (1721, [1748, p. 233]). De même, si le peuple se contentait du minimum nécessaire, les richesses se dissiperaient rapidement et la puissance du Prince s’estomperait brutalement. Enfin, les puissants ont tout intérêt à encourager leurs sujets à fabriquer des objets de luxe : « Pour qu’un Prince soit puissant, il faut que ses sujets vivent dans les délices : il faut qu’il travaille à leur procurer toutes sortes de superfluités avec autant d’attention que les nécessités de la vie » (1721, [1748, p. 234]).

Il faudra cependant attendre les contributions de Mandeville, Melon et Hume pour que le luxe devienne un véritable fait de société (au sens où le luxe est analysé sous l’angle de l’intérêt et de l’utilité). Dès lors, les écono-mistes de la seconde moitié du 18e siècle ne chercheront plus qu’à répondre à une seule question : le luxe doit-il être considéré comme une consommation improductive ou comme une consommation productive ?

Le luxe de Mandeville ou comment les vices privés font le bonheur public

L’histoire de la Fable des Abeilles est désormais connue (Carrive, 1978 ; Lallement, 2005 ; Mauroy, 2011). Mandeville insiste sur le fait que c’est la prospérité du vice qui conduit à l’abondance, les vices de chacun contribuant au bonheur collectif. La perfidie et les petits arrangements sont présents à tous les niveaux de la société (ministres, jurisconsultes, avocats, médecins, prêtres, soldats) : les uns pillent les caisses de l’État, votent les lois qui leur permettent de s’enrichir ou épluchent ces mêmes lois de manière à décou-vrir leur point faible. Les autres préfèrent leur réputation et les richesses à la science et leurs patients, sont dotés d’une certaine ignorance, fuient les com-bats et sont comblés d’honneur… « Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité… Les vices des particu-liers contribuaient à la félicité publique » (1740, p. 10). Mandeville plaide pour

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un équilibre des forces, pour une harmonie qui résulterait du tout et de son contraire, la tempérance et la sobriété des uns vont de pair avec l’ivrognerie et la gloutonnerie des autres. Mandeville prendra fait et cause pour le luxe, le goût du luxe donne du travail à tout le monde et particulièrement aux pauvres. Il alimente la production et participe à la prospérité collective : « Le luxe fastueux occupait des millions de pauvres… L’envie et l’amour-propre, ministres de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce. Les extravagances dans le manger et dans la diversité des mets, la somptuosité dans les équipages et dans les ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce » (1740, p. 11). Cette vision de la société contraste avec le chan-gement produit par la moralisation des mœurs. En la personne d’un Dieu, Jupiter, Mandeville imagine que les hommes s’engagent brutalement dans la recherche de la vertu, que l’honnêteté des cœurs devienne le principe fon-damental de la nature humaine. À ses yeux, le premier changement serait un changement économique : « En moins d’une heure le prix des denrées diminua partout » (1740, p. 14). Puis vint le temps où plus personne ne souhaita em-ployer des artisans, où un seul magistrat pouvait faire le travail de plusieurs, où ceux qui vivaient du luxe durent se retirer des affaires. Ainsi, en dési-rant supprimer toute l’abjection présente en son sein, les abeilles de la ruche finirent par se rendre compte qu’elles avaient ruiné la société (Mauroy, 2011, p. 84). Elles sont devenues pauvres en cherchant à devenir vertueuses : « Le peu d’abeilles qui restèrent, vivaient chétivement. On était plus en peine comment on dépenserait son argent, mais comment on s’y prendrait pour vivre » (1740, p. 21). En faisant disparaître la vanité et le luxe, les abeilles ont mis fin à des années de prospérité. La simplicité et la modération des mœurs eurent raison des marchands, des compagnies et des manufactures. Si le destin des abeilles fut de se réfugier « dans le sombre creux d’un arbre », Mandeville ne résiste pas à donner la morale de l’histoire : « Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des convenances de la Terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre à son aise, et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits » (1740, p. 25).

Cette apologie du vice et du luxe sera approfondie dans la remarque L de la Fable des Abeilles. La multiplication des besoins, le simple fait que les ob-jets que les hommes fabriquent stimulent le plaisir ou leur procurent de l’uti-lité, suffit à faire du luxe un facteur de la prospérité. Le propre de l’homme est d’avoir rompu avec la simplicité naturelle du mode de vie animal : les premières manifestations de son intelligence l’ont doté de commodités qui sont devenues de véritables besoins par l’habitude d’en jouir. Lorsque le luxe entraîne le développement du commerce et qu’il est encadré par la loi (que le gouvernement soit une Monarchie ou une République) alors tous les

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maux qu’on lui attribue, se dissipent sans ébranler les bases de la Nation. Le déclin des États est principalement dû aux mauvaises politiques et aux négli-gences de son gouvernement, et non au luxe de ses citoyens. Pour conclure ce chapitre sur le luxe, Mandeville rappelle les trois points de son dévelop-pement : « Premièrement, que dans un sens il n’y a presque rien à quoi ce nom ne convienne, tandis que dans un autre, il n’y a actuellement presque aucune chose qui le mérite. En second lieu, que le peuple peut nager dans le luxe, et consom-mer pour cela des marchandises étrangères, sans en être appauvri, pourvu que leurs dépenses ne surpassent pas leurs revenus et que le gouvernement soit d’ail-leurs sagement administré. Enfin, que dans les pays florissants, où l’on exerce le métier de la guerre comme il faut, où les soldats sont bien payés et tenus dans une bonne discipline, toute la nation peut sans rien craindre, vivre dans toute l’aise et dans tout le luxe imaginable » (1740, p. 130). D’un point de vue économique, Mandeville défend l’idée que le luxe, s’appuyant sur les désirs et les besoins des individus, engendre une hausse de la demande (celle des riches) qui ali-mente la production (celle des pauvres) et entraîne la prospérité collective de la nation (en d’autres termes, une croissance du niveau de vie).

Durant la seconde moitié du 18e siècle, la Fable exercera une certaine fascination parmi les philosophes et les écrivains français. Dans l’Esprit des lois, Montesquieu cite Mandeville pour rappeler que plus la population aug-mente, plus les individus chercheront à se différencier sur de petites choses (habillement) afin de donner aux autres un signe de leur réussite : « Dans une grande ville, dit l’auteur de la Fable des abeilles, t. I, p. 133, on s’habille au-dessus de sa qualité, pour être estimé plus qu’on est par la multitude. C’est un plaisir pour un esprit faible, presque aussi grand que celui de l’accomplissement de ses désirs » (1748, [1944, p. 103]). Voltaire, dont le séjour en Angleterre (1726-1728) coïncide avec le moment où le scandale suscité par le livre de Mandeville est à son apogée, sera l’un de ses plus grands défenseurs (il partage l’idée selon laquelle le luxe est un véritable rouage de l’économie). Cependant, Voltaire ne mentionnera l’auteur de la Fable qu’en 1762 dans une lettre du 13 août à Helvétius où il dénonce l’influence de Mandeville sur certains passages de l’Esprit des Lois de Montesquieu. En 1768, son poème « Le marseillais et le lion » trouve son origine dans la Remarque P glissée par Mandeville dans l’édition de 1714. En 1770 et 1771, les articles « abeille » des « questions sur l’Encyclopédie » et « envie » rendront directement hommage à Mandeville (Carrive, 1980b, p. 32).

Le Luxe industrieux de Melon

Dans son ouvrage consacré aux Économistes financiers du XVIIIe siècle, Eugène Daire (1851) rappelle que l’Essai politique sur le commerce de Melon

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(plus connu en tant que secrétaire de John Law) eu un certain succès au-près du public (quatre éditions : 1734, 1736, 1742, 1761). Cet ouvrage n’était ni plus ni moins qu’une « sorte de résumé des opinions morales, poli-tiques et économiques qui régnaient dans les hautes classes de la société, après les mœurs de la régence et le bouleversement du Système » (Daire, 1851, p. 661). Voltaire en prendra connaissance en janvier 1735. Impressionné par l’ou-vrage, il y puisera des arguments en faveur du luxe et les utilisera dans ses diverses œuvres. Dans le Mondain (1736), Voltaire présente le luxe comme un facteur de prospérité, susceptible de mettre en relation les différentes par-ties du monde : « le superflu, chose très nécessaire, a réuni l’une et l’autre hémis-phère » (1835, p. 716).

Pour comprendre la place qu’occupe le luxe dans l’Essai de Melon, il convient de partir de sa définition du commerce : « Le commerce est l’échange du superflu pour le nécessaire » (1734, 1851, p. 667). En supposant l’existence de trois îles, de même étendue et d’un égal nombre d’habitants, l’une produi-sant du blé, l’autre de la laine et la dernière des boissons, Melon cherche à définir les principes qui donneront à une île un avantage déterminant sur les autres îles. Ces principes sont au nombre de trois : (1) le terroir doit avant tout produire du blé. Melon considère que le blé est la base du commerce parce qu’il est le soutien nécessaire de la vie, « sa provision doit (donc) être le premier objet du législateur » (1734, [1851, p. 666]). (2) les progrès sont néces-saires dans l’agriculture et l’industrie. Ceci se traduira par une augmentation du nombre d’hommes ou une hausse de la productivité du travail. Le surplus réalisé servira à multiplier les denrées mais également à conquérir d’autres îles : « L’augmentation des habitants doit être le second objet de la législation,… c’est une manière de les augmenter, que de savoir travailler à moins de frais » (ibid). (3) L’essor du commerce ayant accru l’incommodité des échanges, il a fallu que l’or et l’argent dans un premier temps, les billets, les lettres de change, dans un second temps, soient utilisés pour faciliter les transactions : « De la quantité nécessaire de cette commune mesure des échanges, dépend de leur facilité, c’est-à-dire de la facilité du commerce. Ainsi les monnaies et leur représen-tation sont le troisième objet de la législation » (ibid).

Le luxe s’insère dans la continuité du commerce d’une nation ou d’un État, il s’agit de faire venir de l’étranger ce que l’on ne trouve pas sur son propre sol. Le luxe rappelle Melon, est tout d’abord relatif. Il évolue en fonc-tion des richesses créées et de la sécurité du gouvernement (c’est la garantie du droit de propriété du bien en question). Le luxe symbolise ainsi l’évolu-tion de nos sociétés : « ce qui était luxe pour nos pères est à présent commun, et ce qu’il est pour nous ne le sera pas pour nos neveux » (1734, [1851, p. 696]). Le luxe peut ensuite servir à cristalliser les passions et créer des surplus. Dans un pays où les hommes sont occupés à travailler la terre, à faire la guerre ou à

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produire des biens dans des manufactures, l’État aura tout intérêt à employer les inactifs à des ouvrages de luxe. Une telle occupation est plus saine et plus profitable que l’oisiveté. Elle permet de retenir les hommes sur le lieu de domination (ils vivront grâce à la production de biens de luxe).

Pour répondre aux nombreuses déclamations contre le luxe, et notam-ment à l’idée que le luxe amollirait une nation, Melon insiste sur le fait que le luxe est le destructeur de la paresse et de l’oisiveté. Une personne qui aurait accumulé des richesses et vivrait dans le luxe, verrait ces der-nières disparaître si elle ne travaillait pas à les conserver ou à en acquérir d’autres. Par ailleurs, si le luxe se trouve concentré dans quelques mains, il permet de faire travailler une grande quantité de personnes. Toute prohibi-tion du luxe peut nuire à la richesse d’un pays, surtout lorsque cette richesse est issue de l’industrie : « Le terme de luxe est un vain nom qu’il faut bannir de toutes les opérations de police et de commerce, parce qu’il ne porte que des idées vagues, confuses, fausses, dont l’abus peut arrêter l’industrie même dans sa source » (1734, [1851, p. 698]). Melon condamne ainsi les lois somptuaires de Lycurgue et de Rome, mais également celles de Charlemagne et de Charles V, qui avaient pour but de limiter les dépenses excessives et d’imposer certaines habitudes de consommation en matière d’alimentation, de mobilier, de vête-ments. Selon Melon, les lois somptuaires vont à l’encontre d’un aiguillon qui guide et attise les hommes, l’ambition. C’est l’ambition qui nous porte à bra-ver mille dangers et à travailler sans relâche. Comment conserver cet esprit ambitieux si l’on ne peut pas accumuler des richesses ou diminuer sa charge de travail ? Les lois somptuaires sont ainsi inutiles et propres à des esprits dénués de toute compréhension du commerce. C’est au nom de la charité chrétienne et de la vertu que la religion et l’Église ont cherché par tous moyens à condamner le luxe. C’est au nom de la justice que le législateur a été amené à freiner le développement de l’industrie et à plonger l’ouvrier dans une oisiveté dangereuse.

Or une prohibition du luxe a deux conséquences antiéconomiques : les riches vont être acculés à thésauriser leurs richesses, le travail productif des ouvriers ne sera plus stimulé : « L’exemple du luxe au plus haut point, et même au ridicule, est dans la cherté excessive de quelques denrées frivoles, que l’homme somptueux étale avec profusion dans un repas, dont il veut faire consister le mérite dans la cherté. Pourquoi se récrier sur cette folle dépense ? Cet argent, gardé dans son coffre, serait mort pour la société. Le jardinier le reçoit, il l’a mérité par son travail excité de nouveau ; ses enfants presque nus en sont habillés, ils mangent du pain abondamment, se portent mieux, et travaillent avec une espérance gaie » (1734, [1851, p. 701]). Melon proposera à l’État de détourner à son avan-tage les fruits du luxe. Il s’agit notamment de tirer parti du commerce des marchandises en provenance d’Orient et du luxe issu de nos manufactures.

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Dans le premier cas, cela permettra à la France de profiter par l’entremise de ces voisins, de l’abondance et des profits associés au commerce lointain tout en évitant les risques et les coûts de tels voyages. La France profite ainsi d’une évolution du commerce, de la circulation de nouvelles valeurs. Dans le même temps, une telle politique n’affaiblit pas ses frontières et ne diminue pas ses richesses : « Le souverain qui possède les mines de diamants n’a pas assez d’hommes pour défendre ses frontières ni contre ses voisins, ni contre les établissements européens. C’est à lui que les mines de diamants sont perni-cieuses : il y emploie trente mille hommes, donc ce pénible travail abrège les jours, et qui seraient bien plus utiles, soldats ou laboureurs » (1734, [1851, p. 702]). Dans le second cas, les lois économiques (notamment celle de l’offre et la demande) stipulent que la hausse des prix des biens de luxe (Melon dissocie les diamants de produits tels que le sucre et les denrées alimentaires) doit être associée à l’augmentation de la consommation et de la production, ce qui est bon pour les manufactures françaises : « Les diamants nouvellement découverts dans le Brésil diminueront plus sûrement la valeur de ceux des Indes qu’ils n’augmenteront les richesses de cette colonie. Le prix des diamants doit tou-jours décroître, parce que leur quantité se multiplie sans se détruire. Le prix des sucres et des autres denrées doit se soutenir, parce que leur consommation annuelle augmente à proportion de leur produit » (ibid). Notons ici que le raisonnement de Melon l’amène à poser les bases de la future loi des débouchés de Say. Les produits s’échangeant contre des produits, la hausse de la consommation n’est possible que si la production augmente préalablement. Une augmenta-tion des prix des biens de luxe ne peut donc que stimuler la production des manufactures françaises (ce qui n’est pas le cas avec les diamants, puisqu’ils ne sont pas produits et qu’ils ont soumis à la rareté ou l’abondance).

David Hume et le raffinement de la société

Alors que la question de savoir si le luxe était utile ou nuisible aux États donnait lieu à de nombreux débats et que la Fable des Abeilles de Mandeville (1723) rencontrait un véritable succès (réédition en 1732), David Hume (1752) prit le parti de défendre le luxe dans ses Political Discourses. Un cha-pitre lui est consacré à la suite de l’Essai sur le Commerce. Reconnaissant qu’il est difficile de définir précisément ce que l’on entend par cette expression, David Hume entendait démontrer les deux propositions suivantes : 1° les siècles de luxe et de délicatesse sont les plus heureux et les plus vertueux ; 2° le luxe cesse d’être utile à la société lorsqu’il n’est pas modéré et devient pernicieux lorsqu’il est porté jusqu’à un certain point. Hume se propose ainsi de justifier et de défendre le luxe mais sans tomber dans les excès de Melon et Mandeville.

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1° Les siècles de luxe et de délicatesse sont les plus heureux et les plus ver-tueux car l’oisiveté y est beaucoup moins fréquente que dans les civilisations primitives. La division du travail a multiplié les tâches et les échanges sont devenus plus nombreux. L’homme se sent véritablement meilleur lorsqu’il agit. Non seulement il jouit du produit de son travail, mais ses facultés se perfectionnent, son esprit acquiert une nouvelle vigueur. Le repos prend tout son sens lorsqu’il succède à un effort prolongé, le plaisir lui-même est mieux apprécié. Sans cet accroissement de l’activité qui caractérise les époques du luxe, la vie de l’homme serait mal employée et mal remplie, le repos trop prolongé deviendrait de « l’engourdissement ». Le luxe est ainsi l’accompa-gnement obligé de la civilisation en progrès : supprimer le luxe, c’est-à-dire, le raffinement que produit dans la société, l’invention, l’adresse et l’aisance, c’est retourner de plein gré à l’état sauvage. Hume associe le luxe au déve-loppement des arts. Les arts en se perfectionnant, sortent les hommes de l’ignorance. Ces derniers deviennent plus sociables, ils sont en état de mettre leurs savoirs au profit de la société, sans tomber dans les excès du vice : « Les connaissances, l’industrie et l’humanité sont donc liées ensemble par une chaîne indissoluble, et la raison s’unit avec l’expérience pour nous démontrer qu’elles sont l’apanage des siècles renommés par le luxe et la délicatesse. Tous ces avantages sont tellement supérieurs aux inconvénients qui en peuvent résulter, qu’il serait superflu d’en faire la comparaison » (1752, [1847, p. 24]). Ce perfectionnement des arts associé au luxe est bénéfique aux individus mais également à la société tout entière. D’une part, le luxe transite ici par le canal du commerce et des échanges, symbolisant la richesse des nations. La consommation de denrées et de marchandises répond à un besoin et contribue aux plaisirs des citoyens. D’autre part, la hausse de la consommation, en multipliant les plaisirs, génère un travail productif (l’industrie des hommes) et réduit l’oisiveté. L’accroisse-ment de ce fonds de travail peut être employé dans le service public. Enfin, le luxe et les arts sont la condition d’une liberté durable : « s’ils ne suffisent pas seuls pour affranchir les peuples de la servitude, ils contribuent du moins à la conservation de la liberté, et les mettent à l’abri du malheur de la perdre » (1752, [1847, p. 28]). C’est grâce au luxe, aux arts et au commerce, que se crée une classe sociale moyenne, celle des marchands et des commerçants. Derrière cette nouvelle classe, on retrouve la bourgeoisie tout entière dont la prin-cipale occupation, est le commerce. Hume revendique pour elle la considé-ration que mérite une classe sociale indispensable à la prospérité publique. C’est au défaut de cette considération qu’il attribue l’infériorité commerciale des gouvernements absolus. Cette nouvelle classe se distingue de celles des propriétaires fonciers et des paysans sur trois points : elle est plus économe (la classe des propriétaires fonciers est attirée par l’oisiveté), plus indépen-dante (la classe des paysans est servile) et plus respectueuse de la liberté (son

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principe fondamental repose sur le droit de propriété) : « Dans un pays, au contraire, où le luxe anime le commerce et l’industrie, les paysans s’enrichissent par la culture de la terre, et cessent d’être esclaves. On voit paraître en même temps des marchands et des négociants, qui forment une classe mitoyenne et nouvelle dans la société, et qui devenus, par les profits de leur commerce, propriétaires de quelques portions de terre, acquièrent de la considération et de l’autorité parmi leurs conci-toyens et deviennent, par la succession des temps, la base la plus solide et la plus durable de la liberté publique » (1752, [1847, p. 29]). D’une certaine manière, Hume rattache l’expansion du commerce, l’essor des arts et le raffinement du luxe à la reconnaissance politique de la liberté (Deleule, 1979).

2° Le luxe serait une question de juste milieu, on ne saurait lui porter un jugement simple et invariable : « Le luxe et la délicatesse dans les plaisirs n’en-traînent pas nécessairement après eux la corruption et la vénalité ; ce qu’on appelle plaisir, délicatesse et raffinement est relatif à l’état des personnes, et les hommes ne les recherchent et ne les désirent que par comparaison ou relativement à leur propre expérience » (1752, [1847, p. 28]). Selon Hume, il ne s’agit pas de se demander si le luxe est un vice ou une vertu, il faut seulement savoir s’il est utile ou nui-sible à la société. On retrouve ici une revendication affirmée du philosophe écossais en faveur de l’utilité (Souche-Dagues, 2003). L’appel à l’utilité pour fonder la morale renvoie directement aux avantages du commerce étendu et aux richesses qu’il laisse entrevoir. Le commerce, notamment des biens de luxe, peut être d’une certaine utilité pour l’État. Si Hume distingue l’utilité des choses pour les individus et l’utilité des hommes les uns pour les autres, il insistera surtout sur l’objet de l’utilité. Cette dernière englobe « tout ce qui contribue au bonheur de la société » (1751, [1947, p. 75]). Ainsi, chacun est en droit de prétendre au luxe, à condition de se tenir éloigné de la prodigalité et de l’avarice. En d’autres termes, le luxe devient mauvais et condamnable lorsqu’il est excessif, en ce sens que les individus y consacrent toutes leurs ressources : « Ce qu’on ajoute aux simples nécessités de la vie, les recherches et les délicatesses qu’on apporte dans les plaisirs permis, sont un luxe ; mais ce luxe, inno-cent en lui-même, est cependant dangereux, et peut même être regardé comme un vice, lorsqu’il absorbe toute la dépense d’un citoyen et le met hors d’état de remplir les devoirs que sa fortune et son état exigent de lui » (1751, [1847, p. 30]). Hume condamne le luxe excessif tout en rappelant qu’il est préférable à la paresse et l’oisiveté. Une société sans arts, sans commerce et sans luxe (une société de laboureurs) aurait des mœurs grossières, les hommes n’auraient ni plaisirs ni le sentiment d’œuvrer pour le bien de tous.

Au final, bien que la consommation de produits de luxe puisse se sou-mettre à un jugement moral (la condamnation d’un vice), Hume s’appuie sur l’argumentation socioéconomique pour savoir si le luxe est utile ou nuisible à la société. L’émergence des marchés (et de la classe des marchands), la

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circulation monétaire et le raffinement de la société (essor des arts et du luxe) sont trois faits qui s’auto-renforcent et renvoient à l’évolution irré-médiable de la société économique. L’émergence de nouveaux besoins des hommes aurait stimulé les transactions économiques et l’activité des mar-chands. Les marchands sont par essence les « fourmis » qui compensent les dépenses exagérées (luxure et plaisir) des propriétaires fonciers, et donc les véritables moteurs de la création de richesse. Ce sont eux qui établissent un lien entre producteurs et consommateurs, sur la base des besoins réciproques. Derrière les marchands, on retrouve surtout la bourgeoisie qui tient les rênes du commerce. Cette classe sociale est indispensable à la prospérité de toute société. Au fur et à mesure que le commerce se développe et que la popula-tion s’accroît, le marché, en tant qu’espace géographique, aurait vu ses limites repoussées. Les nombreux déplacements qui en résultent, amènent acheteurs et vendeurs à privilégier la monnaie (or et argent). Les contrats auraient ainsi officialisé la monnaie comme moyen de paiement. L’argent monnayé entrant dans les contrats, s’il est partout la mesure de l’échange, toutes les marchandises finissent par transiter par le marché. Elles deviennent alors bon marché, et les prix baissent. Ce qui ne peut qu’encourager le commerce, les manufactures et « stimuler le raffinement souhaité par la société ».

Si la question du luxe s’inscrit de plus en plus dans un discours écono-mique, au même titre que le commerce et la monnaie, il ne faudrait pas en déduire qu’il ravit l’ensemble des économistes. En effet, la fin du 18e siècle marque également la fin de « l’âge d’or » du luxe, et ceci pour des raisons économiques. Au luxe des puissants (le véritable luxe consiste moins dans la dépense effective que dans la liberté de décider selon ses caprices et ses désirs), on oppose la réalité économique. D’une part, les dépenses se voient opposer un manque d’argent. Le luxe de l’État est un luxe à crédit et l’arri-vée de Louis XVI au pouvoir ne fera qu’aggraver les problèmes financiers. D’autre part, les protestations vis-à-vis du luxe sont de plus en plus viru-lentes. La société condamne à la fois les fastes inconsidérés de la famille royale ainsi que l’opulence et la légèreté de la vie des gens oisifs.

CONCLUSION

Le débat sur le luxe qui interpelle les hommes de Lettres, les philosophes et les économistes au 18e siècle s’inscrit dans un contexte d’évolution de la société économique. D’une certaine manière, la prise de position sur le luxe est révélatrice d’un changement des systèmes de valeurs, bien présent dans les œuvres de La Rochefoucauld, Fénelon, Montesquieu, Rousseau, Mandeville, Voltaire, … mais également dans celles des

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premiers économistes, Melon, Hume, Smith,… Le discours économique remplace progressivement les sermons sur la morale et la vertu. D’un côté, les opposants au luxe insistent sur les deux grandes fonctions économiques, la consommation et l’épargne pour rappeler que le luxe entraîne des dé-penses inconsidérées et une accumulation des richesses. De l’autre, les parti-sans du luxe préfèrent insister sur la circulation des richesses (les riches font travailler les pauvres), le maintien de l’industrie (la consommation permet de stimuler la production de milliers d’artisans), l’apologie du commerce (les échanges créent de la richesse).

La question du luxe ne saurait cependant se limiter à une opposition entre deux camps. Elle doit être effectivement analysée dans un double contexte : la constitution d’une véritable science (l’économie politique) et la volonté des premiers économistes d’émanciper l’économie politique de la morale. Pour résoudre des problèmes sociaux (pauvreté, inégalité, luxe, enrichisse-ment personnel), les économistes vont ainsi proposer des solutions écono-miques. Au luxe des puissants que l’on condamne, on oppose le luxe privé qui peut stimuler l’industrie et engendrer une prospérité publique. David Hume incarne à lui seul cette volonté d’analyser les passions humaines sous le prisme de la société économique. Le commerce, la monnaie, le raffine-ment des arts et le luxe, sont mobilisés pour comprendre la nature humaine et l’évolution de nos sociétés.

Cette façon d’aborder les questions sociales et morales préfigure les tra-vaux de Cantillon, Smith, mais également de Say au début du 19e siècle. Dans son Traité d’économie politique, Jean-Baptiste Say (1803, livre III) re-viendra sur la question du luxe, à travers ce qu’il appelle les consommations « bien ou mal entendues », c’est-à-dire celles qui influent le plus sur le bonheur ou le malheur des individus et des nations. Dans le Chapitre IV intitulé « Des effets de la consommation improductive en général », Say précise que les consommations les mieux entendues sont avant tout celles qui satisfont des besoins réels. Par besoins réels, il faut entendre ici ceux à la satisfaction des-quels tiennent notre existence, notre santé et le consentement de la plupart des hommes. Ils s’opposent ainsi à ceux qui proviennent d’une sensualité re-cherchée, de l’opinion, du caprice… En somme, des besoins factices : « Satis-faction pour satisfaction, la société, considérée en masse, trouve mieux son compte à celle qui pourvoit à des besoins réels, qu’à celle qui contente des besoins factices. Que les besoins d’un riche fassent produire et consommer des parfums exquis, et que les besoins d’un pauvre fassent produire un habit chaud dans une saison rigoureuse : dans l’un et l’autre cas, les besoins auront provoqué la production et la consommation de deux richesses qu’on peut supposer égales ; mais dans le pre-mier cas, la société aura obtenu en échange un plaisir futile, court, à peine senti ; et dans le second, un bien-être solide, durable, précieux » (1803, LIII, p. 23).

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Quand le luxe devient une question économique

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Une première approche du luxe consiste à dissocier « le luxe d’ostentation » qui ne procure qu’une satisfaction creuse, du « luxe de commodité » qui procure une satisfaction réelle. Cependant, il faudra attendre le chapitre V intitulé « Des consommations privées, de leurs motifs et de leurs résultats » pour qu’une véritable analyse du luxe soit proposée par Say. Le luxe est alors associé à l’usage de choses chères, il a pour but d’exciter l’admiration par la rareté, deux choses qui nous renvoient à la théorie de la valeur et à la for-mation des prix.

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Quand le luxe devient une question économique

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