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QUE FAIRE DE FREUD ? A PROPOS DU LIVRE NOIR DE LA PSYCHANALYSE Charles Boyer Vrin | Le Philosophoire 2010/2 - n° 34 pages 155 à 169 ISSN 1283-7091 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2010-2-page-155.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Boyer Charles, « Que faire de Freud ? A propos du Livre noir de la psychanalyse », Le Philosophoire, 2010/2 n° 34, p. 155-169. DOI : 10.3917/phoir.034.0155 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 12/04/2014 12h49. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 12/04/2014 12h49. © Vrin

Que faire de Freud ? A propos du Livre noir de la psychanalyse

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QUE FAIRE DE FREUD ? A PROPOS DU LIVRE NOIR DE LAPSYCHANALYSE Charles Boyer Vrin | Le Philosophoire 2010/2 - n° 34pages 155 à 169

ISSN 1283-7091

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2010-2-page-155.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Boyer Charles, « Que faire de Freud ? A propos du Livre noir de la psychanalyse »,

Le Philosophoire, 2010/2 n° 34, p. 155-169. DOI : 10.3917/phoir.034.0155

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Distribution électronique Cairn.info pour Vrin.

© Vrin. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Le philosophoire, n° 34, 2010, pp. 155-169

Que faire de Freud ? A propos du Livre noir de la psychanalyse

Charles Boyer

n 1982 paraissait une étude intitulée La France freudienne1 consacrée au tournant « freudien » des années soixante, c’est-à-dire sur le fait, comme il est dit dans la quatrième

de couverture, que « le langage, le mode de pensée, jusqu’au style de vie de tous les Français, avec l’aide puissante de la presse et de la télévision, se trouvèrent soudain totalement imprégnés de psychanalyse ». Et de poursuivre ainsi : « Cette révolution française en psychanalyse porte le nom d’un homme : Jacques Lacan. Et elle coïncide étroitement avec le bouleversement culturel qui devait trouver sa plus vibrante expression en mai 1968 ». Or, dans l’introduction à l’édition française – le livre était paru en 1978 aux USA sous le titre Psychoanalysis Politics : Freud’s French Revolution – l’auteur, sociologue au M.I.T., constatait déjà, qu’avec la mort de Lacan, la dissolution de son école, la fin du structuralisme etc., la psychologie américaine du moi, tant critiquée par Lacan, envahissait « le domaine de la théorie psychanalytique » et que le « rôle politique du discours du psy » apparaissait en France « de plus en plus problématique ». En effet, ajoutait cette sociologue, alors que dans les années soixante-dix toutes les théories et thérapies visant au « développement de soi sans la moindre interrogation sur la société »

1 Turkle S., La France freudienne, Grasset, 1982.

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étaient critiquées, aujourd’hui ce n’est plus le cas : « avec la diffusion massive du discours psychologique dans la culture populaire, le recours au discours psy vise plus souvent à calmer les agités qu’à contester des gens trop satisfaits d’eux-mêmes. C’est là que les thérapies de la « génération du moi » remplissent admirablement leur contrat. » Elle y voyait déjà les « signes avant-coureurs d’une « contre-révolution française, d’une contre-révolution psy à l’américaine s’employant à rassurer et à renforcer les tendances individualistes. Les Français se vantaient souvent d’être « vaccinés » contre ce genre de chose. Ils se trompaient. » Elle avait raison. Depuis 1981 on constate bien que le « discours psy » (psychologique et non pas psychanalytique) et les psychologues ont envahi notre espace public. A tel point que trois événements ont ces dernières années suscité de vives réactions dans le monde freudo-lacanien. Premier événement : l’amendement Accoyer d’octobre 2003 qui stipulait que les psychothérapies ne pouvaient être effectuées que par des « médecins psychiatres ou des médecins et psychologues ayant les qualifications professionnelles requises... ». Ceux qui n’auraient pas ces qualifications, c’est-à-dire de nombreux psychanalystes, devraient être évalués par un jury pour être habilités à poursuivre leur activité. Second événement : un rapport de l’INSERM en 2004 évaluant les différentes thérapies et qui était très défavorable à la psychanalyse. Ce rapport fut retiré en févier 2005 par le ministre de la santé de l’époque, M. Douste-Blazy, suite aux vives réactions des psychanalystes. Troisième événement : la parution en septembre 2005 du Livre noir de la psychanalyse1, qui se veut être une « machine de guerre » contre la psychanalyse. Ce « livre noir » a engendré une importante production d’ouvrages qu’il n’est pas question de recenser ici. Par contre, nous tenterons de montrer qu’il soulève néanmoins de bonnes questions quant à ce qu’est la psychanalyse, quant à son statut. Bonnes questions auxquelles nous nous efforcerons de répondre puisque c’est à ce prix que la découverte freudienne pourra continuer d’avoir droit de cité ! Dit autrement, il nous semble qu’il ne suffit pas, pour défendre la psychanalyse, de « diaboliser » ses détracteurs, encore faut-il leur répondre sur le terrain qui est le leur.

1 Le livre noir de la psychanalyse ; vivre, penser et aller mieux sans Freud., (2005), 10/18, 2007. Nous utiliserons cette édition sans tenir compte de la nouvelle édition de 2010, ni du livre de Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, Grasset & Fasquelle, 2010.

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Le livre noir Il est vrai que le titre même de cet ouvrage évoque — volontairement ou non — Le livre noir du communisme qui, il y a quelques années, avait secoué la « France marxiste ». Un tel titre assimile la psychanalyse au totalitarisme en en faisant une thérapie dangereuse et condamnable. D’ailleurs, et même s’il est le seul, l’un des auteurs, Jean-Jacques Déglon, psychiatre à Genève, signe un article intitulé : « Comment les théories psychanalytiques ont bloqué le traitement efficace des toxicomanes et contribué à la mort de milliers d’individus », dans lequel il parle, pour la France de « près de 10 000 » victimes ! De plus, cet ouvrage collectif contient des articles d’une mauvaise foi évidente et qui semblent relever du proverbe bien connu : « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ». Encore que l’on constate souvent un décalage entre la présentation des sous-chapitres, en italique et anonyme, violemment anti-psy, et les textes signés qui suivent et qui eux ne le sont pas forcément ! A quoi il faut ajouter une nette tendance à présenter Freud comme un véritable faussaire et donc la psychanalyse comme une théorie- thérapeutique à mettre à la poubelle de l’histoire. Tout ceci expliquant évidemment les vives réactions des psychanalystes. Cela dit l’ensemble, si on prend la peine de lire la totalité des articles, n’est pas si scandaleux que cela. En effet, même si certains d’entre eux visent à « déboulonner » Freud, cette entreprise de démythification n’est pas nouvelle1 ; elle est parfois salutaire : il suffit de penser aux relations de Freud avec sa fille Anna qu’il prit en analyse et qui devint ensuite sa confidente, son infirmière et le porte-parole de son père dont elle poursuivra l’œuvre à Londres après sa mort. De même on est en droit de s’interroger sur la dérive normative de la psychanalyse qui eut pour conséquences de culpabiliser les mères et de faire des enfants les tyrans des familles. Mais l’essentiel, nous semble-t-il, porte plutôt, et comme toujours, sur le statut de la psychanalyse, sur sa scientificité ou pas ; Freud avait d’ailleurs été obligé de répondre à cela en son temps, par exemple en 1915 dans sa Métapsychologie, où il défend la nécessité et la légitimité de son hypothèse d’un inconscient psychique. L’historien des sciences Franck J. Sulloway reproche ainsi à

1 Par exemple : Roazen P., Animal mon frère toi, l’histoire de Freud et Tausk, Payot, 1971. Sabina Spielrein entre Freud et Jung, Dossier présenté et commentée par Guibal M. et Nobécourt J., Aubier, 1981.

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Freud, non son hypothèse, mais de ne pas l’avoir testée. Il écrit : « la faillite la plus grave de la psychanalyse tient à son rejet éhonté de la méthode scientifique. Une discipline dépourvue de méthodes pour s’autocritiquer et se rectifier dérive inévitablement d’un système de croyances pseudo scientifique à un autre. » De même, le psychiatre T.C.C. (thérapie comportementale et cognitive) Jean Cottraux abordant la question de l’évaluation, renvoie le lecteur du livre noir au rapport INSERM 2004 auquel il a participé, pour conclure ainsi : « Si la psychanalyse au long cours veut rester dans le domaine du soin, il faut qu’elle se donne les moyens d’étudier de manière quantitative ses effets. Ce n’est pas techniquement impossible ». De même encore, l’historien des neurosciences Malcolm Macmillan, abordant le problème de l’interprétation, reproche à la psychanalyse de n’avoir « pas de règle pour l’interprétation et la construction » ; c’est pourquoi il en conclut que « la présence de référents extérieurs reste le seul élément capable de transformer l’assemblage de la connaissance psychanalytique en quelque chose d’intellectuellement intéressant, voire d’une importance pratique ». Et c’est bien cette question centrale qui fait l’objet de la dernière partie de l’ouvrage, la cinquième intitulée Il y a une vie après Freud, dans laquelle il est question des neurosciences, des médicaments et surtout des « psychothérapies d’aujourd’hui ». Regardons cela d’un peu plus près. A lire les sept textes de cette sous-partie, on est frappé par un certain nombre de références : le stoïcisme, les sciences cognitives, l’empirisme et le pragmatisme. La référence à la morale stoïcienne est explicite chez certains auteurs tant les « exercices spirituels »des stoïciens1 correspondent bien à l’idée selon laquelle il faut apprendre à gérer ses émotions. Ainsi A. Beeck, dans le cadre de la thérapie cognitive de la dépression, explique-t-il qu’il faut « engager l’intérêt des patients à voir leurs interprétations négatives, non comme la réalité, mais comme des pensées ou des hypothèses qui peuvent être » évaluées et testées empiriquement. J. Van Rillaer parle lui de « gestion de soi » puisque grâce à une « pédagogie démocratique » on peut arriver à « se gérer soi-même ». Mais cet « idéal stoïcien » est modernisé si l’on peut dire, en devenant « scientifique » grâce, bien sûr, à l’apport des neurosciences et des sciences cognitives sur lesquelles vont s’appuyer

1 Sur ce point cf. Hadot P., Qu’est-ce que la philosophie antique ? Folio/essais 1995 et La philosophie comme manière de vivre, Le livre de poche, biblio-essais, 2003, mais aussi à Voelke A.-J., La philosophie comme thérapie de l’âme, édition. du Cerf, 1993, ou encore Foucault M., Histoire de la sexualité 2 et 3, Gallimard 1984.

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les différentes formes de thérapie dont les fameuses T.C.C. Il s’agit bien là d’une conception empiriste et pragmatique de la science et de ce point de vue le texte de J. Van Rillaer est déterminant. En effet, ce professeur de psychologie définit les T.C.C comme « des traitements de problèmes psychologiques fondés sur la psychologie scientifique ou encore des procédures, méthodiquement évaluées, qui traitent des troubles psychologiques grâce à l’apprentissage de nouveaux comportements, d’autre modes de penser, d’éprouver et d’agir ». Définition qui comporte une finalité que les stoïciens n’auraient pas désavouée mais qui insiste aussi sur la méthode scientifique pour y parvenir. Et l’auteur d’insister sur son souci de scientificité, qu’il définit par le « désir d’être le plus efficace possible dans l’aide apportée aux personnes en souffrance » ; donc par une conception pragmatique de la science à tel point qu’il ajoute que « les scientifiques évitent d’ailleurs d’utiliser le mot « vérité », dont usent et abusent les théologiens et les psychanalystes. » Pragmatisme qui s’allie, naturellement à l’empirisme car s’il s’agit d’être efficace avant tout, c’est en étudiant des « comportements observables ». En définitive, à propos des phobies par exemple, ce qui compte c’est de restructurer le mode de pensée du phobique en agissant par étapes c’est-à-dire en augmentant son « sentiment d’efficacité personnelle » et non, à la manière de la psychanalyse, d’aller à la recherche de son « Œdipe ». Le manuel d’Epictète a laissé la place au manuel T.C.C. ! On voit bien ainsi qu’il s’agit d’un autre paradigme que celui dans lequel s’inscrit la psychanalyse. Cet autre paradigme refuse les explications « mentalistes » : la question n’est pas d’analyser en profondeur l’âme humaine, qui semble se réduire d’ailleurs à des processus neurobiologiques, mais d’étudier empiriquement des comportements dans toutes leurs composantes, cognitives, affectives, motrices, et de les modifier par des exercices adéquats (behaviorisme). Comme le dit le « sexologue pragmatique » P. de Sutter, la question n’est pas de savoir ce qu’il en est au juste de la sexualité féminine par exemple, mais de faire tout pour « que la femme trouve son épanouissement sexuel sous la forme qui lui convient le mieux ». Qui résiste et à quoi ?

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Ce livre ayant suscité de nombreuses réactions et publications de la part des psychanalystes, on ne peut s’en tenir qu’à quelques unes, à commencer par L’anti-livre noir de la psychanalyse1. Cet ouvrage constitue la réponse des lacaniens, plus précisément la réponse des psychanalystes appartenant à l’école dirigée par le gendre de Lacan, Jacques-Alain Miller. Réponses multiples puisqu’en fait il compte une quarantaine de contributions regroupées dans une première partie intitulée Coups d’épingles assez longue (150 pages sur 278) et fastidieuse car il s’agit de très brèves réactions (épidermiques ?), qui laissent le lecteur sur sa faim. Par contre la suite de l’ouvrage est plus intéressante car les articles, plus substantiels, abordent mieux l’enjeu que posent les T.C.C. face à la psychanalyse, tant du point de vue « médical » qu’anthropologique. Ainsi, comme le relève justement à la fin Clotilde Leguil-Bordal dans ses « réflexions d’une philosophe » : « le cognitivisme est une Weltanschauung du XXIème siècle, une nouvelle vision du monde, d’un monde où les hommes auraient perdu leur défaut, leur confusion, leur méprise, leur trouble, leur malaise, un monde où il n’y aurait plus de malentendu, plus d’angoisse, plus de contradiction, un monde où l’homme serait enfin devenu l’homme quantitatif. » L’ensemble des articles permet ainsi de comprendre ce qui est au fondement des T.C.C., pourquoi elles sont « érigées en politique nationale de santé mentale » (pour reprendre le titre de l’article de Michel Normand), pourquoi il s’agit dans ce cas de chasser la psychanalyse ou de l’obliger à se transformer au nom de l’efficacité et de la rentabilité. Il en va de même de l’opuscule d’Hélène L’Heuillet, La psychanalyse est un humanisme2, qui face aux neurosciences et à la psychologie de la cognition, met l’accent sur l’éthique de la psychanalyse, à savoir le sujet et la vérité de son désir. D’où la revendication d’humanisme d’ordre éthique qu’elle tire de l’enseignement de Lacan et qu’elle oppose justement à la « psy » mediatico-normative régnante dans notre société en s’appuyant, en particulier, sur les analyses du lacanien Charles Melman3. Ainsi, dans ces deux réactions au Livre noir, l’accent est mis sur le néo-behaviorisme actuel qui n’est qu’une entreprise de normalisation des conduites et des mœurs dont les medias de toutes sortes se font les

1 Sous la direction de Miller J.-A., L’anti-livre noir de la psychanalyse, Seuil, 2006. 2 L’Heuillet H., La psychanalyse est un humanisme, Nouveau Collège de philosophie, Grasset, 2006. 3 Melman C., L’homme sans gravité, (2002), folio/essais, 2005.

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transmetteurs. Entreprise camouflée par l’« idéologie libérale ». Il est vrai que le behaviorisme compte deux dimensions inséparables comme le montre bien Sandra Laugier dans son article du Vocabulaire européen des philosophies1 : d’une part l’étude « objective », « scientifique » du comportement, et d’autre part, la conduite des individus, c’est-à-dire en réalité la façon dont ils doivent se conduire que l’analyse « objective » permet de fonder (de justifier ?). Bref, il s’agit bien selon elle de « naturaliser » la morale. Reste que ces défenses et illustrations de la découverte freudienne n’abordent pas et ne répondent pas au problème du statut de la psychanalyse, alors même que celle-ci a toujours été attaquée sur ce point précis et qu’il est l’enjeu central du Livre noir comme nous l’avons vu. D’où l’intérêt de l’étude de Pierre-Henri Castel intitulée A quoi résiste la psychanalyse ?2. Celui-ci, reprenant une idée de Jacques Derrida3, mais d’un point de vue psychanalytique et non philosophique, vise à montrer que la psychanalyse résiste à elle-même, à ce qu’elle est et à ce qu’elle ne peut-être. Elle résiste en fait écrit-il « à trois choses : 1/ à une critique épistémologico-historique assez originale et plutôt bien informée, qui, croit-on l’a finalement laissée pour morte (outre-Atlantique, elle a donné lieu à un déchaînement polémique qui a atteint le grand public : les Freud Wars) ; 2/ ensuite, plus subtilement (et c’est le cœur de mon propos), à elle-même, autrement dit à ce qu’elle déploie de plus psychanalytique, et qui, étant radicalement dérangeant pour tout savoir et pour toute motivation habituelle des actes, l’est aussi pour la psychanalyse ; 3/ enfin ( et je m’extrais là du précédent paradoxe), elle résiste à l’exaltation de valeurs dont la civilisation (Kultur disait Freud) a fait les idéaux fondateurs de la vie commune, au point que leur mise en cause continue à faire de la psychanalyse un sujet de scandale ; simplement, ces idéaux ne sont plus la conscience, ni la supériorité de l’esprit sur les bas instincts, comme aux débuts du freudisme, mais ceux de l’autonomie individuelle (surtout en matière de « choix sexuel ») et de son corrélat, la subjectivité, cet abri sacré de la différence entre mon moi et le vôtre. » Dans une étude très dense et que l’on ne saurait restituer ici, l’auteur envisage dans trois chapitres ces trois formes de résistance. Si l’on examine ces trois formes de résistance, sans pour

1 Laugier S., « Behaviour », in Cassin B., Vocabulaire européen des philosophies, Seuil / Le Robert, 2004, pp. 175-179. 2 Castel P.-H., A quoi résiste la psychanalyse ?, PUF, 2006. 3 Derrida J., Résistances à la psychanalyse, Galilée, 1996

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autant entrer dans le détail de son analyse, on peut en dégager quelques idées forces : 1/ Par rapport aux critiques venant de la philosophie des sciences, celles précisément d’Adolf Grümbaum (qui prétend, contre Popper1, qu’on peut falsifier la psychanalyse)2, il défend l’idée que la psychanalyse n’est pas une science (expérimentale, « dure »), ce à quoi précisément la psychanalyse résiste. Elle n’est pas une science car elle ne relève pas de la causalité des sciences de la nature mais d’une autre rationalité. Et par rapport à la critique historique, celle de Mikkel Borch-Jacobsen3, il met l’accent sur la question de la suggestion qui a toujours été au cœur de nombreuses polémiques depuis Freud jusqu’à nos jours car on peut toujours penser que le psychanalyste, qu’il le veuille ou non, influence plus ou moins le patient, l’analysant. 2/ En ce qui concerne la question des conceptions que la psychanalyse se fait d’elle-même, c’est-à-dire sa résistance « à ses manières de se penser, de se justifier, d’opérer, qui la mettent elle-même en cause », il montre que « la psychanalyse se déchire aujourd’hui entre deux tendances irréconciliables ». A une extrémité, la « neuro-psychanalyse » qui prétend faire de la psychanalyse une science à part entière grâce aux neurosciences4 ; et à l’autre extrémité « l’intersubjectivisme » qui, par réaction, réduit la psychanalyse à un mode empathique des relations humaines. Entre les deux, bien sûr, « il y a toute la cohue inquiète des éclectiques, dont la lecture fait le charme de l’abonné aux revues professionnelles ». 3/ Enfin, P.-H. Castel aborde la résistance actuelle de la psychanalyse à sa position critique originelle face aux valeurs sociales dominantes, c’est-à-dire au fait qu’aujourd’hui, elle tend plutôt à conforter les valeurs traditionnelles et, plus profondément, « à assurer sa survie en entrant sur le marché des valeurs » en développant « une pseudo sociologie » pour le moins problématique. Ainsi l’auteur présente un tableau assez sombre de la psychanalyse même s’il veut « contribuer à jeter un peu de clarté sur les enjeux que

1 Sur Popper et la psychanalyse cf. Popper, la science et la psychanalyse, Cliniques méditerranéennes, n°41/42, érès, 1994. 2 Grünbaum A., La psychanalyse à l’épreuve, trad. J. Proust, L’éclat, 1993. Et aussi « Un siècle de psychanalyse : critique, rétrospective et perspective » dans Critique de la psychanalyse et de ses détracteurs, l’Unebevue n°10, automne/hiver 1997, Ecole lacanienne de psychanalyse, E Pel, 1998. 3 On trouve huit articles de M. Borch-Jacobsen dans le Livre noir, si l’on a bien compté ! 4 Par exemple, Malabou C., Les nouveaux blessés. De Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains, Bayard, 2007.

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véhiculent les polémiques antipsychanalytiques mais aussi intrapsychanalytiques » pour, en définitive, aider à sortir de cette crise par un retour à ce qu’on a appelé naguère « la révolution psychanalytique ». C’est là, à nos yeux, son grand mérite même s’il y manque la réponse à la question de son statut. Le statut en question La psychanalyse ne peut avoir en effet une place incontestable dans la cité, nous semble-t-il, que si elle a un statut précis et indiscutable. Mais elle est, de nos jours, prise entre deux écueils : d’une part sa vieille prétention à la scientificité et de l’autre l’herméneutique. Or, si elle a toujours été rejetée par les sciences c’est bien parce qu’elle ne peut correspondre à la fameuse méthode expérimentale qui caractérise les sciences « dures », et que l’on parle de vérification ou de falsification comme Popper ne change rien en la matière. C’est ce que les auteurs du Livre noir reprochent à la psychanalyse et c’est ce à quoi elle résiste, ce qu’elle ne veut pas entendre. Elle n’est pas une science comme le sont la physique, la chimie et la biologie et elle ne peut l’être ; mais elle n’est pas non plus une science humaine. Les sciences humaines n’ont d’ailleurs pas d’autres prétentions en général que d’être reconnues comme des sciences à part entière, c’est-à-dire « dures », et pour cela, elles s’appuient sur le fait qu’elles utilisent les mathématiques (comme en sociologie ou en économie par exemple) pour prouver qu’elles sont des sciences à part entière ; ou bien, autre stratégie, elles visent alors à montrer que les sciences « dures » ne sont pas si « dures » que cela ! A moins que, plus modestement, elles n’insistent sur leur spécificité irréductible en reprenant à leur compte la fameuse distinction de Dilthey à savoir : « Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique »1 ! D’où la tentation, pour éviter l’écueil de scientificité à tout prix, de rejeter la psychanalyse du côté de l’herméneutique. En effet le « tournant » herméneutique s’est produit à l’issue du « procès épistémologique de la psychanalyse » selon l’expression de Ricœur que Mi-Kyung Yi reprend dans son étude sur Herméneutique et psychanalyse2. Or ce « tournant » pose problème puisqu’il revient, dit-

1 Sur ces enjeux, on peut se reporter à Bouveresse R., La philosophie et les sciences de l’homme, Ellipses, 1998 ; Sciences dures ?, Critique n°661-662, juin-juillet 2002 ; Le Du M., Eléments de sciences humaines, Ellipses, 2006. 2 Mi Kyung Yi, Herméneutique et psychanalyse, si proches...si étrangères, PUF, 2000.

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elle, à réduire la psychanalyse à l’interprétation du sens, à la compréhension des phénomènes psychiques et à rejeter la démarche explicative de la psychanalyse, c’est-à-dire la métapsychologie. Cette réduction ouvre du coup la porte à une multiplicité d’interprétations possibles – on pense bien sûr au perspectivisme nietzschéen selon lequel « Nous ne pouvons regarder au-delà de notre angle » (Le gai savoir, §374) − et Mi-Kyung Yi de poser alors la question : « Que devient la « référence à l’inconscient » dans l’herméneutisation de la psychanalyse ? ». Dit autrement : si l’on réduit la psychanalyse à une herméneutique on ne peut plus parler du coup de « découverte freudienne » c’est-à-dire de vérité, mais seulement, à la manière de Wittgenstein, de « jeu de langage » très séduisant1. Ainsi l’hypothèse de Mi-Kyung Yi est que « toute réduction de la psychanalyse à une herméneutique puise sa source dans un mouvement qui gomme la découverte freudienne de l’altérité de l’inconscient, de l’autre-chose en moi et de sa liaison avec l’autre personne ». Elle ajoute que « ce qui est mis en péril, c’est ce qui fait l’âme de la psychanalyse, en tant que celle-ci est non seulement la découverte et l’affirmation de l’altérité de l’inconscient, mais se propose comme une voie d’y accéder ». C’est pourquoi la psychanalyse ne peut-être qu’une « antiherméneutique » selon l’expression de Jean Laplanche que Mi Kyung Yi reprend à son compte. Quoiqu’il en soit, entre le positivisme d’un côté et l’herméneutique de l’autre, le statut de la psychanalyse fait toujours question puisque, selon notre auteur, ce qui compte c’est l’ « écart entre méthode et théorie, interdisant toute intrusion de la théorie dans la pratique, intrusion susceptible de ne faire qu’accentuer le refoulement ». Certes, précise-t-elle « écart ne peut pas signifier clivage » mais, si on comprend bien, à distinguer les différentes théorisations possibles de « l’irréductibilité de l’inconscient », ce qui est évidemment souhaitable, on n’en reste pas moins perplexe quant à cette séparation de la théorie et de la pratique et on n’a pas résolu le problème du statut de la psychanalyse pour autant.

De la connaissance psychanalytique

1 Sur Wittgenstein et la psychanalyse cf. Assoun P.-L., Freud et Wittgenstein, PUF, 1988 ; Bouveresse J., Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, L’éclat, 1991.

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Pour poursuivre cette réflexion nous voudrions simplement proposer l’hypothèse suivante : ne peut-on pas parler de connaissance psychanalytique comme on parle de connaissance historique ? Or on doit à Michel de Certeau, ce jésuite historien qui fut membre de l’Ecole de Lacan, d’avoir opéré un tel rapprochement1 dans le cadre d’une critique de la scientificité positiviste aussi bien pour l’histoire (cf. le chapitre 1, L’histoire, science et fiction) que pour la psychanalyse (cf. le chapitre 3, Le « roman » psychanalytique. Histoire et littérature). Il y affirme que « l’historiographie est une science qui n’a pas les moyens de l’être. Son discours prend en charge ce qui résiste le plus à la scientificité (le rapport social à l’événement, à la violence, au passé, à la mort),… » Pour ajouter néanmoins que « le « vraisemblable » qui caractérise ce discours défend le principe d’une explication et le droit à un sens. » Pour la psychanalyse, il insiste sur le fait que « le freudisme rend simultanément leur pertinence aux passions, à la rhétorique et à la littérature » ainsi que sur le fait que « si le positivisme rejette comme non scientifique le discours qui avoue la subjectivité, la psychanalyse tient pour aveugle, voire pathogène, celui qui la camoufle. » Quant au rapport entre ces deux disciplines (cf. le chapitre 2, Psychanalyse et histoire), il écrit que « La psychanalyse et l’historiographie ont donc deux manières différentes de distribuer l’espace de la mémoire. Elles pensent autrement le rapport du passé et du présent. La première reconnaît l’un dans l’autre ; la seconde pose l’un à côté de l’autre. » Il n’empêche que ces « deux stratégies du temps (…) se développent sur le terrain de questions analogues : rechercher des principes et des critères au nom desquels comprendre les différences ou assurer des continuités entre l’organisation de l’actuel et des configurations anciennes ; donner valeur explicative au passé et/ou rendre le présent capable d’expliquer le passé ; ramener les représentations d’hier ou d’aujourd’hui à leurs conditions de production ; élaborer (d’où ? comment ?) les manières de penser et donc de surmonter la violence (les conflits et les hasards de l’histoire), y compris la violence qui s’articule dans la pensée elle-même ; définir et construire le récit qui est, dans les deux disciplines, la forme privilégiée donnée au discours de l’élucidation. Quant à nous, pour prolonger le travail de Michel de Certeau et défendre cette hypothèse, nous nous appuyons sur un « classique » de l’épistémologie historique, à savoir De la connaissance historique

1 De Certeau M., Histoire et psychanalyse entre science et fiction, (1987), nouvelle édition revue et augmentée, Folio Histoire, 2002.

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d’Henri-Irenee Marrou1. En effet celui-ci a eu le mérite de montrer que si l’histoire n’est pas une science elle n’en est pas moins un savoir (et non un simple roman historique) et qu’il fallait lutter aussi bien contre le renouveau du scientisme que contre le relativisme. Selon Marrou l’ « axiome fondamental » qui caractérise l’histoire est celui-ci : « l’histoire est inséparable de l’historien ». Mais encore faut-il entendre correctement cet axiome. Il signifie d’abord que l’histoire n’est pas une science « exacte », « dure » comme on dit aujourd’hui car l’ « histoire est le résultat de l’effort en un sens créateur, par lequel l’historien, le sujet connaissant, établit ce rapport entre le passé qu’il évoque et le présent qui est le sien ». L’histoire est une écriture présente du passé qui suppose la « compréhension d’Autrui » mais dans le cadre d’une méthode rigoureuse d’analyse des documents, des témoignages. C’est pourquoi « elle n’est pas une science à proprement parler, mais seulement une connaissance de foi » et le « jugement historique relève de l’ordre du probable, non de la nécessité ». Mais, et c’est ce qui nous importe ici, la connaissance historique n’en vise pas moins la vérité. « Connaissance de l’homme par l’homme, l’histoire est une saisie du passé par, et dans une pensée humaine, vivante, engagée ; elle est un complexe, un mixte indissoluble du sujet et de l’objet » Dit autrement, cela signifie que la connaissance historique repose « sur un acte de foi : nous connaissons du passé ce que nous croyons vrai de ce que nous avons compris de ce que les documents ont conservé » mais « ce n’est pas pour autant nier sa vérité, nier qu’elle puisse être susceptible de vérité. » Formule qu’il complète à la fin de son ouvrage en écrivant : « l’histoire est vraie dans la mesure où l’historien a des raisons valables d’accorder sa confiance à ce qu’il a compris des documents. ». Notre hypothèse revient à tenter de penser la psychanalyse sur ce modèle. Certes elle n’est pas testable puisqu’elle ne peut être une science expérimentale, mais elle ne relève pas non plus d’une simple question d’interprétation, d’un pur langage ; en effet l’interprétation des rêves, lapsus, actes manqués, symptômes, du récit de ce passé qui ne passe pas vise à donner du sens, c’est-à-dire à rendre intelligible l’histoire d’un individu, mais ce sens ne prend tout sens – si on nous permet de jouer sur les mots – que s’il a un effet de vérité et que si on a des « raisons valables » pour parler comme Marrou, d’y croire c’est-à-dire de lui donner son assentiment2. Un tel modèle, qui met en parallèle l’histoire

1 Marrou H.-I., De la connaissance historique, (1954), Points/Histoire, 1975. 2 Sur cette question cf. L’assentiment à la psychanalyse, Littoral n° 29, Erès, 1989.

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collective et l’histoire individuelle nous parait avoir l’avantage, puisqu’il n’y a pas d’histoire sans récit, de « réconcilier » en quelque sorte la compréhension et l’explication, le sens et la vérité, même si, faute de preuves indiscutables, cette connaissance reste à jamais hypothétique. D’ailleurs, notait Marrou, « c’est une fausse rigueur que de réduire le rationnel à l’apodictique, que de restreindre la possession de la vérité aux seules conquêtes de la déduction more geometrico et de la vérification expérimentale des hypothèses de l’induction ; recherche pusillanime de la sécurité : de peur de se tromper, on réduit la raison à l’impuissance ». Or il nous semble que tout le monde aujourd’hui admet qu’il y a bien une connaissance historique, que si l’histoire n’est pas une science, les historiens ne nous racontent pas pour autant des histoires. Si faire de l’histoire c’est expliquer et comprendre des événements passés, il n’en reste pas moins que ces événements passés ont bien eu lieu. La réalité historique n’est pas en cause puisqu’on peut laisser de côté le cas du « négationnisme ». Ne peut-on dès lors admettre que cela vaut aussi pour la psychanalyse, qui est bien un savoir, certes particulier, mais du même ordre ? Ainsi dire qu’il existe une connaissance psychanalytique, cela signifie que ce qui caractérise la réalité psychique, c’est bien cette division dont parlait Freud – « La division du psychique en conscient et inconscient est la présupposition fondamentale de la psychanalyse » (Le moi et le ça, 1923) - et que donc l’inconscient n’est pas un simple effet de sens, qu’on ne peut affirmer comme Ricœur que « l’inconscient est relatif au système de décryptage ou de décodage », que « la réalité de l’inconscient est constituée dans et par l’herméneutique ». D’autant que Ricœur ajoute que l’inconscient est « essentiellement élaboré par un autre, comme objet d’une herméneutique que la conscience propre ne peut pas faire seule » (souligné par nous). Ce qui est une bonne façon de nier la spécificité de la découverte freudienne, ce que Mi-Kyung Yi nomme justement « l’aspect dynamique, agissant de l’inconscient »1. Notre hypothèse est bien sûr à étayer plus amplement puisqu’il faudrait montrer comment le sens et la vérité s’y articulent au point, nous semble-t-il, de relever (parfois ?) de l’indécidable.

1 op. cit. II, chp 1, avec les citations de Ricœur.

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Psychanalyse et exercices spirituels Quoiqu’il en soit, on ne peut pourtant pas réduire la psychanalyse à un simple savoir car elle n’est pas seulement une théorie de la personnalité psychique, elle est aussi et en même temps, une pratique et une thérapeutique. Ce qu’indiquait Foucault au début de son cours sur L’herméneutique du sujet1 lorsqu’il affirmait que le marxisme et la psychanalyse sont des savoirs, non des sciences, dans lesquels on trouve des éléments de spiritualité. Spiritualité qu’il venait de définir comme « la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité ». Mais de préciser : « Je ne dis pas du tout que ce sont des formes de spiritualité. Je veux dire que vous retrouvez dans ces formes de savoir les questions, les interrogations, les exigences qui, me semble-t-il (…) sont les très vieilles, les très fondamentales questions de l’epimeleia heautou, et donc de la spiritualité comme condition d’accès à la vérité. Ce qui s’est passé, c’est bien entendu que ni l’une ni l’autre de ces deux formes de savoir n’a, de façon claire et courageuse, envisagé très explicitement ce point de vue ». Du coup, on a oublié « la question des rapports entre vérité et sujet », sauf Lacan. Reste néanmoins, conclut-il, la question : « est-ce qu’on peut, dans les termes mêmes de la psychanalyse, c’est-à-dire tout de même des effets de connaissance, poser la question des rapports du sujet à la vérité, qui – du point de vue en tout cas de la spiritualité et de l’epimeleia heautou – ne peut pas, par définition, se poser dans les termes mêmes de la connaissance ? ». Or le psychanalyste lacanien Jean Allouch a répondu positivement à cette question2 en parlant de « spychanalyse » – spiritualité et analyse – pour montrer que la psychanalyse est « une nouvelle forme du souci de soi ». Dans cet opuscule, il relève certains traits communs : « Argent, mode de transmission, nécessité d’en passer par l’autre, salut, catharsis, flux associatif », et comme autres traits, il indique « la problématisation de l’écoute, ou encore de la lecture et de l’écriture comme autant d’exercices spirituels ; mais aussi l’appartenance à une école. Autre trait décisif : le fait même qu’ai pu être mise au jour une « éthique de la psychanalyse » (Lacan) ». Cela montre, écrit-il, que la psychanalyse « se situe ailleurs que dans l’éthique de la science (ce que

1 Foucault M., L’herméneutique su sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, Hautes Etudes / Gallimard Seuil, 2001. 2 Allouch J., La psychanalyse est-t-elle un exercice spirituel ? Réponse à Michel Foucault, EPEL, 2007.

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pensait Freud), qu’elle ne saurait être mise à l’enseigne du sujet cartésien de la connaissance1, qu’il y va d’autre chose que le « connais-toi toi-même » pour et dans la psychanalyse. Cette autre chose est le souci de soi ». Ainsi Lacan, en introduisant les concepts de sujet et de vérité comme « concepts majeurs de la psychanalyse », « aura rendu patent (son) caractère spirituel ». C’est pourquoi, répond-t-il à la question que posait Foucault : « Rien n’interdit d’envisager que la spychanalyse, désormais pensée et mise en œuvre comme ce qu’elle est, un exercice spirituel, puisse, à l’instar du platonisme, tisser ensemble la corde du souci de soi et celle de la rationalité ».

1 Sur ce point, cf. Baas B. et Zaloszyc A., Descartes et les fondements de la psychanalyse, Navarin Osiris, 1988.

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