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QUE FAIRE DE LA PAROLE ? Vincent Bompard Stéphane Pawloff, L'art d'inventer l'existence dans les pratiques médico-sociales ERES | « Reliance » 2010 | pages 173 à 183 ISBN 9782749211763 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/l-art-d-inventer-l-existence-dans-les-pratiques- me--9782749211763-page-173.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Vincent Bompard, « Que faire de la parole ? », in Stéphane Pawloff, L'art d'inventer l'existence dans les pratiques médico-sociales, ERES « Reliance », 2010 (), p. 173-183. DOI 10.3917/eres.pawlo.2010.01.0173 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 92.90.14.99 - 05/10/2015 08h46. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 92.90.14.99 - 05/10/2015 08h46. © ERES

Que Faire de La Parole

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QUE FAIRE DE LA PAROLE ?Vincent Bompard

Stéphane Pawloff, L'art d'inventer l'existence dans les pratiques médico-sociales

ERES | « Reliance »

2010 | pages 173 à 183 ISBN 9782749211763

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/l-art-d-inventer-l-existence-dans-les-pratiques-me--9782749211763-page-173.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Vincent Bompard, « Que faire de la parole ? », in Stéphane Pawloff, L'art d'inventer l'existencedans les pratiques médico-sociales, ERES « Reliance », 2010 (), p. 173-183.DOI 10.3917/eres.pawlo.2010.01.0173--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Vincent Bompard

Que faire de la parole ?

Psychologue clinicien et formateur en travail social,Vincent Bompard s’ins-crit dans des pratiques qui se soutiennent des deux registres suivants :d’une part l’articulation et les nouages, dans un champ clinique, entre ladimension intersubjective, la vie psychique groupale et le corps institu-tionnel ; d’autre part les apports croisés, comme autant de filiations, d’au-teurs et de pensées dans les champs de la psychanalyse, de l’anthropologieet de la littérature. C’est ainsi que les domaines de la psychothérapie insti-tutionnelle (Jean Oury, Fernand Deligny, Gilles Deleuze), de l’ethnologie(François Laplantine, Marcel Griaule), de la phénoménologie (MauriceMerleau-Ponty, Robert Misrahi, Françoise Dastur), de la psychanalyse(René Kaës, Eugène Enriquez), et d’une littérature du sujet (MargueriteDuras, Peter Handke,Antonio Lobo Antunes) viennent nourrir réflexionset propositions de travail.

Si ek-sister, comme aiment à nous le rappeler philosophes etpsychanalystes, est une manifestation hors de soi, par un en-avant-de-soi, de la vie en soi, cela suppose que ce soi ait undedans, le sentiment d’un dedans, différencié, et que cettedistinction soit supportable. Le stigmate est ce qui peut venir,s’il s’exprime dans un champ apte à le transformer, être unepremière nomination, malgré tous les risques qui l’accompa-gnent, car il nomme d’abord l’innommable, aux deux sens duterme, ce qui ne peut être nommé, et ce qui ne peut être dit.

Ainsi, le sujet pris dans la dépendance, accueilli en institution,combattant ou luttant pour ou contre son existence, peut-iltrouver quelqu’un qui osera nommer le monstrueux, le pas-concevable, le pas-pensable. L’espace d’élaboration que repré-

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sente l’analyse de la pratique, l’analyse du lien et de la nature dulien à l’autre, a d’abord comme objet l’objet du stigmate, lemagma projectif, la part folle logée en celui qui veut bien la rece-voir. Point focal, vision collée, qui font correspondre et adhérerl’œil et le regard, le sujet et la chose, l’étrangeté définitivementinquiétante, comme autant d’effets de dé-visagements et detoutes les prises imaginaires, et qui emprisonnent le sujet dansun individu, dans le spectacle d’un comportement, d’un symp-tôme, dans une fermeture identitaire. Il s’agit de créer la possi-bilité d’une parole qui se décolle, se désolidarise, de l’assignationet de la mise en demeure.

Dans le champ institutionnel, ainsi que dans la pratiqueclassique du psychologue clinicien, « l’analyse de la pratique »est un espace qui réunit professionnels et un psychologueclinicien, ou un psychanalyste, et qui fait de plus en plus partiedu paysage… L’objet de ces quelques pages s’attachera plutôtà soutenir que le terme le plus important, dans ce lieu intitulé« groupe d’analyse de la pratique », est le mot groupe. La seulevoie qui puisse favoriser ou traduire un changement, dans unepratique toujours personnelle et en équipe à la fois, est la voiegroupale, par un fil associatif que seul un groupe peut réaliser.Créer un espace psychique interne, ainsi que le cheminementcréant cette possibilité, afin d’accueillir quelque chose quel’autre, de cet autre accueilli en institution, n’est a priori pasen position de recueillir. La créativité serait le signe de l’ou-verture, une ouverture à ce qui vivrait de nouveau, en soi etentre l’autre et soi.

Des mots pour des affects

Gaëlle « crie beaucoup, elle est molle, au ralenti, elle refusede faire des choses, elle ne s’investit dans rien… Elle ne serisque pas beaucoup… Expérimenter l’effraye… Elle s’animetrès peu » ; ainsi vont les descriptions, déçues et désabusées, deséducateurs et des éducatrices. Il est question de gestes ritua-lisés, du fait d’être collée à l’écran quand elle regarde la télévi-sion, l’oreille contre l’image, et qu’elle reste à la périphérie deschoses. L’équipe est envahie par l’effet de ce qui ne ressemblepas à la vie, effet pleinement réactualisé dans le groupe, ycompris pour l’intervenant ; à quelle parcelle de présence de

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1. J. Stephen Alexis, Compère général soleil, Paris, Gallimard, 1955, p. 12.

Gaëlle est-il possible de s’attacher ? Quel crédit accorder à cequi, au mieux, ne semble qu’un simulacre de relation ?

Il faudra supporter de se laisser emmener là où le vide etl’inanimé font leur œuvre, ne pas résister au sentiment d’annu-lation et au vécu d’une pensée inapte. Résister à la tentationd’un repérage nosographique ; bien sûr, « la » psychose ou lesvécus archaïques peuvent nous dire tout de suite ce qu’uneenfant comme Gaëlle se défend de vivre, mais quel objectifattendrait une telle énonciation ? Ce qui est vitalement néces-saire, c’est de supporter groupalement la violence du néant, quianéantit toute représentation, tout désir. Prendre Gaëlle aumot, c’est déjà penser devoir éprouver, et être éprouvé, par l’ab-sence, par le fait qu’il arrive qu’un sujet ne se saisisse pas desformes élémentaires de la subjectivation et de la symbolisationpour créer un monde interne qui le représente.

Survient alors ce qui se donne toujours comme une infor-mation et n’ouvre jamais au questionnement, ou si rarement :un nom de maladie ou d’atteinte, pur stigmate (dont la premièreconséquence, enviable, est que le mal est situé ailleurs qu’ennous, en elle), pur signifiant privé de signification, à propos d’unsujet lui-même privé, à ce moment-là, de toute réflexivitéconcernant son mal, puis son malheur. Gaëlle, donc, est épilep-tique, donnée qui apparaît comme neutre, sans aucun effet desubjectivation. Il est question de crises, mais c’est un silenceinouï qui scande les dates ou les périodes où « le mal caduc »se manifeste, ainsi qu’il est nommé en Haïti : « Le corps seulexiste et tremble, et tremble et tremble comme une poulemouillée. Il n’y a pas d’hier, pas de demain, pas d’espoir, pas delumière, le corps seul existe et dans lequel tout se tord 1. »Alors… et Gaëlle… elle perd connaissance comment ? Où ? Etcomment se « réveille-t-elle » ? Que lui dit-on de ce momentsans souvenir, sans autre notion, dans le langage, qu’une« absence »… ? Toujours très peu de mots, l’épilepsie commeune ellipse, comme un non-événement.

À ce moment-là, quelque chose se met à changer, l’absenceet la perte de connaissance sont le premier élément sur lequels’appuyer pour soutenir l’élaboration : Gaëlle qui fait se collerquelques organes des sens à ces machines qui sollicitent et

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2. Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, Paris, 10/18, 2008, p. 169.

produisent des flux de sensations, Gaëlle qui scrute le visageanimé d’une autre petite fille en la regardant intensément« dans » les yeux, comme pour saisir la corporéité du regard,encore non séparé, Gaëlle nous apparaît peu à peu commeportant son mouvement, son attention… à tout ce qui semblefigurer l’absence ou la disparition.

Dès lors, nous essayons d’entendre tout ce qui se dit à sonsujet comme en lien avec les vécus relatifs à l’absence« chutée ». Elle n’est pas « présente », certes, mais nouspouvons désormais imaginer que sa présence est orientée parune tentative de saisir le moment où tout bascule, où laconnaissance se perd dans la perte même de connaissance : ellevient regarder, de multiples fois, des photos d’enfants accueillisdans l’institution, et surtout des enfants qui n’y sont plus, etqu’elle n’a même jamais rencontrés ! Nous supposons qu’ellecherche la connaissance, la perception, de l’absence elle-même.

Une éducatrice raconte qu’elle a inventé une chanson quil’appelle, la nomme, fait ritournelle, et Gaëlle en redemande. Unéducateur se retrouve un peu contrarié quand Gaëlle vient lechercher et l’amène devant un placard aux mille objets, faitcomprendre que c’est cet objet-là qu’elle veut, puis celui-là, etc.,et qu’aussitôt après elle dit « non », un non qui énerve bien sûr,mais qui est une action « sur », sur le pouvoir de faire apparaîtreet disparaître, enfin, de rendre présent ou absent. Alors conti-nuons à nous laisser prendre par l’effet de l’absence, sa présen-tification, c’est là que Gaëlle nous appelle.

Analyser la pratique, vraiment ?

« Prendre au mot », c’est le professeur Raimund Gregoriusqui le demande, lui dont la vie était une suite d’automatismes etd’invariants, et qu’un événement fortuit fait basculer dans l’im-prévisible, dans l’empêchement de s’assurer du lendemain : « Sil’on ne peut pas prendre les gens au mot : que doit-on faire deleur parole ?2 » Rien d’autre que de travailler à retrouver lapossibilité d’entendre ces mots, leurs gestes, d’être de nouveautraversé par ce qui se dit, se voit, écouter. C’est l’intention, voire

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3. René Kaës, La parole et le lien, Paris, Dunod, 1994, p. 99.4. Ibid., p. 303.5. Jean-Pierre Vidal, « Les conjugaisons du transfert » dans Le divan familial,n° 17.

l’objectif, de « l’analyse de la pratique ». Mais à quoi peutprétendre ce petit nombre de personnes, pendant un temps sicourt, pour cet autre, plus communément appelé usager ourésident, alors que les chronicités internes (maladie mentale,handicaps) et externes (milieu familial, vie institutionnelle déjàchronicisée, relations marquées par la répétitivité mortifère)n’en finissent pas de construire depuis longtemps une « forme »à l’allure définitive…

Tout d’abord, une expérience relativement rare, à savoirlaisser parler celui qui est en contact avec ces enfants, laisserparler le groupe. Avec tous les errements d’une parole nonconstruite, et qui tente de résister à l’apaisement que peutreprésenter une reprise toujours simplificatrice, à viséeunifiante. Or ce qui se passe dans « la » pratique est d’un toutautre ordre : petits morceaux de sens, à peine perçus, pas vrai-ment visibles, ouverture furtive noyée dans le déferlement desobjets « durs », les objets qui attaquent la relation, le quotidien,et surtout l’espoir que quelque chose change, bouge, puis mira-culeusement, s’intériorise et s’intègre.

Nous sommes convoqués à écouter ce qui, peu à peu, vafaire récit, résultante de ce que René Kaës nomme « l’inter-discursivité associative », « condition de la formation d’unechaîne associative au niveau du groupe 3 », fil imprévisible de ceque le groupe va produire comme parole, comme arrêts,comme pauses, comme emballements ou silences, comme brou-hahas ou écoute soudaine d’une voix, sorte de « polyphonie »toujours inachevée. En effet, « un énoncé prend sens, reprendsens par rapport à un autre qui suit et un autre qui précède 4 ».Plus encore, « le contenu des énoncés associatifs réciproquess’avère avoir moins d’intérêt que le cours des associations, leursrapports et leurs corrélations dans l’enchaînement des relationsintersubjectives 5 ».

Écoutons l’histoire d’Emilio. Souvent impossible pourl’équipe de parler d’un autre enfant. Une excitabilité extrême,des débordements constants, « nos mots ne mobilisent rien

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6. Georges Gaillard, « S’éprouver démuni et fabriquer du groupe », Canal Psy,n° 64, 2004, p. 4.

chez l’enfant », fantasme meurtrier lors d’une séance, etc.Litanie lors de plusieurs temps de travail, au premier sens, reli-gieux ; le groupe supplie d’en sortir, que cela cesse, mais rien n’yfait. Aucune tentative réussie de compréhension, de significa-tion.Aucune polyphonie…

Une après-midi, nous en reparlons une nouvelle fois. Leséducateurs soulignent que son opposition systématique estcorrélative d’un certain nombre d’événements : en famille d’ac-cueil, lors d’une audience, et au moment même de la date anni-versaire de la mort de son père. À la suite d’un travail avec lapsychologue de l’institution, Emilio se saisit de la pendule de sonbureau, et se met à demander des pendules à tout moment auxéducateurs. Une éducatrice lui en fait construire une, l’anxiétémonte lorsqu’il s’agit de mettre les chiffres, tout le monde n’estpas d’accord pour que cela devienne une activité, tant celle-ci semet à envahir l’espace, le temps. Nouvelle opposition dansl’équipe, entre ceux qui soutiennent un mouvement ou unedemande chez lui, et ceux qui soulignent que tout cela n’est pastrès judicieux, voire serait nocif dans la mesure où la répétiti-vité s’installe déjà. Autre opposition, à propos d’un rituel : unesorte de massage dans le dos, où il demande à l’adulte de luitracer avec le doigt des lettres, des chiffres, des mots. Lors d’uneséance ultérieure, cette opposition deviendra un conflit impor-tant, verbal et bruyant. Que se passe-t-il ?

Il se passe que la polyphonie n’est pas synonyme d’harmonie.Il est aussi question de dissonance, voire d’assonance,d’arythmie, d’un combat entre les affects déposés ici ou là enchacun des professionnels, de ce travail particulier, qui « passepar le développement de la capacité du groupe des profession-nels et de l’institution à tolérer de la conflictualité 6 ». De même,l’interdiscursivité n’est pas une technique ou un outil post-moderne qui lisserait les aspérités, ni un mot pour rendrehomogène, continu, ce qui traverse le groupe, et dans le quoti-dien, l’équipe. Plutôt le mode favorisant, si on écoute ce qu’il« dit », une traduction d’un état du lien avec l’enfant, avecl’autre. Emilio est un être avec qui le contact est difficile, très« dévitalisant » ; et lorsque, par surprise, un changement

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7.Marc Ledoux,Qu’est-ce que je fous là ? Psychothérapie institutionnelle, Literarte,Le Pli, 2005, p. 167.

apparaît, il s’agit alors pour l’équipe d’engager un autre travail,lui aussi douloureux, paradoxalement : un travail de renonce-ment. Laisser un collègue investir et être investi de manièrevivante, en voilà un scandale ! Emilio, qui passait une partie deson temps à longer le grillage du parking, à lorgner les voitures,et à les « reconnaître », voilà qu’il veut passer une partie de sontemps à être dans une tentative, dans un désir de saisie dutemps, du fait qu’il passe, et que passant, il existe… FernandDeligny aurait peut-être dit qu’il était dans « un agir d’initia-tive », probablement pas sujet (complètement) réfléchi dans sonacte ; le professionnel, lui, peut être dans un regard engageantune réflexivité, et du coup un mouvement de subjectivation.Certes, Emilio ne fait plus que ça, avec ce qu’il faut d’agrippe-ment et de ritualisation, mais dans une nouvelle demande, à quiveut l’entendre : « La scène est organisée pour voir quelquechose, c’est une démonstration pour être vu 7. »

À cet endroit-là, une forme de créativité est à l’œuvre, dansla mesure où la conflictualité et la violence attachées à l’actecréateur peuvent en être le signe. Dans un certain nombre demythes des origines, il est question d’un dieu qui modèle de laterre ou de l’argile, cherchant l’image humaine convenable, etqui pour cela rate de nombreuses fois, jette les morceaux sur laTerre, dépité, avant que ceux-ci ne se décident à vivre, enconsentant à se transformer. « Le » moment de l’éveil est decette nature, et convoque les « créateurs », ceux qui tentent defaçonner un espace pour s’éprouver vivants. Une « analyse de lapratique », vraiment ? Plutôt une pratique de l’émergence, del’engendrement.

L’analyse par le groupe

Les professionnels du soin, de l’éducatif, du pédagogique aussi,sont confrontés à une mise en situation périlleuse : investir unautre qui se dessaisit de toute initiative à son égard fait vivre undésespoir, et le groupe-équipe peut simplement être un amplifi-cateur de ce désespoir, venant confirmer l’immobilisme ou la

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désignation « qu’il est comme ça ! » Dans un groupe, tous les stig-mates peuvent s’énoncer, la jouissance qui accompagne le négatif,la pulsion de mort, pouvant s’écouler jusqu’à trouver unenouvelle limite, une nouvelle énonciation.

Il faut s’entendre sur le terme « analyse ». Si nous sommes àla recherche d’éléments de compréhension, et qu’une concep-tualisation n’est pas à exclure, la véritable intention, c’est quequelque chose du sujet soit entendu, et qu’une modificationinterne puisse avoir lieu pour celui qui l’entend. L’idée n’est passeulement un travail en rhizome organisant une réponse sousune forme distributive et articulant des positions, mais de selaisser porter par une succession non logique, non causaliste, depoints d’émergence, de transferts pourrait-on dire, demorceaux déposés ou projetés dans les personnes, dans leslieux, dans l’écoulement du temps, et qui ne demanderaient qu’àêtre ramassés, comme des galets. Seul un travail d’écoute et dereprise permet de réactualiser ces mouvements, adressés ouerratiques, chacun captant ce que l’enfant a touché chez lui, ou« devant » lui. L’équipe, ce jour-là, a choisi de parler de Blandine ;voyons ce que le récit déroule, sans le réattribuer à celui/cellequi le dit :

« Elle met les enfants à terre, les pousse avec les mains, ou alorselle se jette par terre elle-même […]. Elle n’a pas de centre degravité/rires et allusions à cette expression utilisée par dessoignants […]. Elle est très brusque […]. Mais depuis pas long-temps, elle a plein de demandes, elle construit ses phrases, elle estplus en lien, avant elle refusait qu’on la touche, même qu’on l’ef-fleure, là elle peut nous toucher le visage, ou on peut lui toucherle visage […] Depuis peu, elle n’arrête pas de reprendre le derniermot d’une phrase dite par l’un de nous et y rajoute “tête de…”,par exemple, “tête de frite” ! […]. La main est très importantepour elle, elle peut en parler comme si c’était un personnagedissocié, en disant qu’elle est malade par exemple ; avec l’ancienneunité, elle communiquait sans arrêt à travers les mains […]. Elle medemande de lui raconter les comptines avec les mains […]. Ellejoue à nous tuer,“t’es mort, je t’ai tué, tombe par terre”, mais moije ne tombe pas […]. Elle est très centrée sur la maladie, la mort,tous ses jeux sont sur le soin, la toilette, habiller-déshabiller-douche et un lit d’hôpital […]. C’est son histoire, dès le début çan’allait pas, ses parents ont tout de suite vu que ça n’allait pas, maispas l’équipe médicale, ils sont revenus vingt-quatre heures après lasortie de la maternité ; elle n’arrivait pas à respirer normalement,comme si elle étouffait », etc.

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8. René Roussillon, « La fonction symbolisante de l’objet », RFP, tome 61, 1997,p. 403.

Cette première séquence se terminera sur l’impossibilitématernelle de ne plus avoir l’œil sur elle, la vie s’organisantautour d’une séparation impensable. Puis, soudain : « Il fautqu’on dise aussi qu’elle est épileptique ; c’est venu tardivement,eh bien voilà, c’est pour ça qu’elle tombe ! » Deux momentsinattendus émergent alors.

Le premier s’est laissé saisir sous une forme élaborative :Blandine vient chercher une éducatrice, insiste fermement pourqu’elle lui chante une chanson, puis se détache d’elle et la laisselà, seule. « On se sent décroché », se plaindront les profession-nels ; « ce n’est pas possible de l’investir, elle nous laisse tomber,elle retire le plaisir ». La scène, et en son centre l’éducatrice, seproposent comme « objets à symboliser, dans leur différence,leur altérité, leur manque 8 ». C’est l’abandon, le laisser tomberqui sont convoqués, et l’éprouvé est tel que même en le disant,l’éducatrice s’éprouve blessée. Elle ne « veut » pas souffrir de« ça », que Blandine la fasse souffrir pour rien, elle ne peut pas« y jouer »… C’est pourtant le moment même de la chute etde l’abandon qui sera à investir, à reconnaître.

Le deuxième est un formidable moment, quasi cathartique.Cette même éducatrice pose cette question : « Et à la piscine,comment elle se débrouille ? »… Sourire de la collègue, quidécrit l’étonnante mobilité et la prise d’initiative de cette petitefille, et sourire car tout à coup la première nommée s’exclame :« Mais j’y étais, à la piscine ! » Mouvement et brouhaha dugroupe, riant de son « oubli », de son refoulement, de cettesortie du regard, et donc de l’esprit, de la présence de cetteenfant. En fait, il y a beaucoup de moments où personne ne lavoit, car elle est sous l’eau… Et puis déferlement, le groupeinventant une scène où Blandine se serait noyée, aurait étéoubliée à la piscine, voire au fond de la piscine…, souffle d’unefarce tragique. Tragique, mais pas comique, car le rire accom-pagne l’incorporation d’une scène irreprésentable, impensable :comme une perlaboration, une abréaction, de ce que les symp-tômes de Blandine portent en eux (brutalité, tomber, mort,absence et perte de connaissance), et des fantasmes meurtriersà son égard.

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9. Georges Gaillard, op. cit., p. 4.10. Ibid., p. 5.11. Marc Ledoux, op. cit., p. 176.

Réactualisation que Georges Gaillard énonce ainsi : « Il s’agitde s’éprouver démuni dans le groupe [dans la mesure où] danscet espace viennent résonner et se traiter les violences morti-fères 9. » Il faut « veiller à transformer les éprouvés en un objetdu groupe 10 ».Transformation afin que les professionnels réin-trojectent et se réapproprient ce que l’autre a déposé en eux.Seule cette équipe-là a à démêler ce que cette enfant leuradresse, et avec ses mains, et avec son mouvement abandon-nant, et avec son expérience non humanisée de l’absenceépileptique.

Quel est donc ce matériau à transformer, la forme mêmequ’il prend, dans le corps et dans l’expérience vive des adultesprésents auprès de Gaëlle, Blandine ou Emilio ? Quel est cesigne, cette alerte, qui fait d’abord éprouver aux professionnelsque ce serait, là même, une preuve d’incompétence ? Quelle estcette douleur particulière qui fait penser « je ne suis pas faitpour ce métier »… ?

Angoisse et expérience

Chaque nouveau temps d’analyse de la pratique fait seretrouver les professionnels réunis, animateur compris, devantune réelle difficulté, celle d’avoir à risquer de nouveau l’éprouvéde la déception, le sentiment qu’au moment où l’on parle de cerésident-là, de cette personne-là, rien n’est possible. Et si l’expé-rience s’entend comme ce qui a acquis un savoir-faire, uneconnaissance, elle doit surtout s’entendre dans son autre sens, àsavoir le fait d’être éprouvée chaque fois pour la première fois.Aucune expérience capitalisable n’est alors possible, ni souhai-table : « Être réceptif est nécessaire mais non suffisant car dans letravail concret il importe d’aller à la rencontre de la singularité del’autre. Comment et par quel chemin ? Par le chemin de l’an-goisse 11. » Si la plupart des mots de notre langue ont changé aucours des siècles (de forme, d’orthographe, de sens), celui-ci estpermanent depuis au moins… le XIe siècle ! « Angoissier » : tour-menter, être dans l’angoisse ; « angoissable » : plein d’angoisse,

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12. Marc Ledoux, op. cit. p. 215.

douloureux, dangereux ; « angoisserie » : oppression, tourment…La postmodernité n’y fait rien, elle ne peut combler le manque-à-être, laissant quelques mots survivre à tout…

Ces trois enfants, ainsi que la plupart des autres enfantsaccueillis dans l’institution (mais au fait, de quel type d’institu-tion s’agit-il ? Est-ce déterminant ?), vivent chaque jour dans lesconséquences de ce qui ne s’inscrit pas, dans ce qui semblen’avoir aucune mémoire, et les professionnels avec le vécurécurrent d’une fragilité, voire d’une inconsistance qui elle aussin’en finirait pas.Tour à tour, l’éducateur, l’éducatrice dira à voixhaute : « Où est-ce que je peux bien m’accrocher ? », ou « toutce qu’on pense pour lui/elle, il/elle en fait perdre le sens »…Ces trois enfants ont affaire, avec toutes leurs ambivalencesrespectives, à un néant, une pulsion de mort, comme autantd’effets de traces traumatiques. Le moins que nous puissionsfaire n’est-il pas de reconnaître que ce par quoi nous sommestraversés, cette angoisse toujours trop coûteuse, toujours scan-daleuse dans son apparition et son imposition, est le lieu del’autre, le lieu de ce qui apparaît, d’abord perçu comme déri-soire, et dans le même temps le lieu de la béance ? Une béancequi est à entendre non pas comme seul signe d’une psychose oud’une dysharmonie toujours prête à faire son « travail » dedéliaison, mais comme un espace, ouvert par le risque pris parle sujet, le risque de la demande.

Gaëlle qui demande et « joue » à refuser, Emilio qui demandeà ce que le temps existe, Blandine qui demande et « joue » àdisparaître/à faire disparaître : ça n’est pas seulement uneangoisse comme signe d’un néant à l’œuvre, c’est l’angoisse dueà la sortie d’un néant, en présence d’un autre, en vue d’un autre.Comme une lointaine naissance, longtemps retardée, longtempsdifférée. Au moment où une partie du symptôme se transforme,où la part mortifère accepte de lâcher son emprise, la créativitémarque une nouvelle possibilité d’exister… même momentanée.

L’analyse de la pratique ? Il s’agit « de mener une réflexionen se laissant surprendre, d’apprendre de cette surprise etd’avoir accès à une communication immédiate avec les chosesdans lesquelles le monde nous est donné et plus seulementcompris 12 ».

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