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Quelle place pour les espaces publics dans la ville de demain ? Actes Séminaire Barcelone du 4 au 6 mai 2011

Quelle place pour les espaces publics dans la ville de ... · monumentaux qui avaient vocation à rendre hommage aux structures de pouvoir ... mais aussi les citoyens et des entreprises

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Quelle place pour les espaces publics dans la ville de demain ?

Actes

Séminaire Barcelone du 4 au 6 mai 2011

Séminaire de La Fabrique de la Cité : « Quelle place pour l’espace public dans la ville de demain ? »

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Ce document reprend « in extenso » les contributions du séminaire de La Fabrique de la Cité « Quelle place pour les espaces publics dans la ville de demain ? » qui s’est tenu du 4 au 6 mai 2011 à Barcelone. L’ensemble des présentations et une synthèse des échanges sont téléchargeables sur le site de La Fabrique de la Cité à l’adresse : www.lafabriquedelacite.com La Fabrique de la Cité 1, cours Ferdinand de Lesseps 92851 Rueil-Malmaison Cedex - France Tel : +33 (0) 1 47 16 38 72 www.lafabriquedelacite.com

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Sommaire Introduction sur les enjeux de la reconquête des espaces publics Remi Dorval, président, La Fabrique de la Cité ………................................................................................…………………………… 3 Oriol Clos, architecte en chef, Mairie de Barcelone ………......................................................................................……………. 5 Session 1 : L’espace public, un espace en pleine mutation ?

- Le point de vue des usagers ………................................................................................................................................... 13 Denis Pingaud – vice-président, OpinionWay

- Qu’est-ce qu’un bon espace public ? ………………………………………………………………………………………………………………. 21 Cynthia Nikitin - vice-présidente, Projects for Public Spaces

- Quand les infrastructures de mobilité deviennent espaces publics…………………………………...................... 28 Carles Llop – architecte, directeur du Département d’Urbanisme et de Planification, Université Polytechnique de Catalogne

Session n°2 : Quelle gouvernance des espaces publics ?

- Restitution de l’étude sur « Les enjeux de la gouvernance des espacespublics»…………………..…………. 33 Marcus Zepf – urbaniste – chercheur à l’Institut d’Urbanisme de Grenoble et à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, Suisse.

Session n°3 : Les frontières entre public et privé pour la construction des territoires urbains.

- Quels espaces déléguer au secteur privé ? Les choix des politiques - La négociation de l’espace public……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………42 Renaud Muselier, vice-président de la Communauté Urbaine Marseille Provence Métropole

- Comment sont gérés les centres commerciaux, espaces hybrides à la frontière du public et du

privé ?……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………49 Simon T. Orchard - directeur Unibail Rodamco Espagne

- Le « business improvement district », un partenariat public-privé au service de la qualité de vie…………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………..55 Frithjof Büttner, ministère du développement urbain et de l’environnement de la ville de Hambourg

- L’expérience de Genève dans la réhabilitation des espaces publics …………………………………………………………….60

Rémy Pagani, conseiller en charge de la construction et de l’aménagement de la ville de Genève Session n° 4 : Les nouveaux usages des espaces publics

- Y a-t-il une valeur sociale de l’éclairage dans la conception de l’espace public ?............................... 68

Isabelle Corten, architecte, Radiance 35

- L’analyse du cycle de vie des espaces publics : outil de gestion de l’adaptation climatique des villes ? …………………………………………………………………………………………………………………………………………………………...……........ 74 Christian Caye, délégué au développement durable de VINCI

Conclusion Remi Dorval ……………………………………………………………………………………………………………. 79

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La reconquête des espaces publics Remi Dorval, président, La Fabrique de la Cité Je voudrais vous dire tout d’abord combien La Fabrique de la Cité est heureuse de vous accueillir à Barcelone. Après Londres, où nous avions évoqué les problèmes de mobilité, Copenhague, où nous avions évoqué la question des villes durables, Hambourg, où nous avions parlé des enjeux liés aux transformations des villes, notamment sur le plan démographique, nous nous retrouvons aujourd'hui à Barcelone, pour parler des espaces publics. Pourquoi les espaces publics ? Je voudrais rappeler que lorsque le comité scientifique de La Fabrique de la Cité s’est réuni en juillet dernier pour identifier le thème du prochain séminaire, le consensus est assez vite apparu sur le thème des espaces publics. Nous avons conclu que c’était là un thème d’une grande actualité, d’abord, et extrêmement riche. D’une grande actualité, certes, puisque je rappelle que l’ONU, à travers UN-Habitat, vient de prendre une résolution sur les espaces publics, ce qui est relativement nouveau et qui montre l’actualité de ce thème. Je vais vous exposer en deux mots le contenu de cette résolution, car je crois qu’elle introduit assez bien le sujet : « Tous les gouvernements et les autorités locales sont invités à faciliter l’usage des espaces publics tels que les rues, parcs, marchés, de manière à favoriser la convergence sociale, culturelle, environnementale pour que tous les citoyens aient accès aux espaces publics dans un paysage socialement juste et dans des conditions environnementales résilientes. » Dans un langage extrêmement synthétique et un peu onusien, c’est, je trouve, une très bonne introduction à la problématique des espaces publics, puisque cette résolution évoque à la fois la complexité ou la diversité des fonctions des espaces publics et qu’elle reflète en même temps l’attente du citoyen ou de la société vis-à-vis des espaces publics aujourd'hui. Les espaces publics, aujourd'hui, sont d’abord des espaces structurants. Il ne s’agit pas d’espaces résiduels où, lorsque l’on a construit le bâti, les espaces entre les bâtiments sont dénommés « espace public ». Nous sommes vraiment au cœur d’une problématique de création d’espaces structurants au sein desquels la vie urbaine va se développer et qui font d’ailleurs l’attractivité de la ville. Donc, cela devient – et c’est même devenu depuis relativement longtemps – un objet extrêmement structurant pour la ville, avec des fonctions beaucoup plus diverses que par le passé. Sans remonter à une époque où l’espace public était le lieu de la révérence au pouvoir, avec des places monumentales, des bâtiments monumentaux qui avaient vocation à rendre hommage aux structures de pouvoir – nous n’en sommes plus là, mais entre cette période et la période actuelle les fonctions des espaces publics se sont diversifiées de manière extraordinaire. L’espace public est donc un espace structurant où se déroule la vie urbaine. C’est un espace partagé dont on attend qu’il crée le lien social, la « convergence sociale et culturelle ». Ceci a une portée extrêmement grande et suppose que toute une série de fonctionnalités soient pensées, développées, organisées pour que ce lien social, cette vie en commun s’y déploient. C’est un espace qui doit également assurer les fonctions traditionnelles, notamment la mobilité, mais plus uniquement par quelques moyens de transport. Après la grande époque de la voiture, on attend aujourd'hui de l’espace public qu’il fasse coexister des moyens de transport et de mobilité très divers : les modes de transports doux, en commun, la voiture… Ces fonctions extrêmement diverses en font des lieux complexes, et la gouvernance des espaces publics devient elle-même de plus en plus complexe, puisqu’elle doit associer à la fois les pouvoirs publics, mais aussi les citoyens et des entreprises privées qui interviennent dans la conception et dans la gestion des espaces pour assurer ces différentes fonctions. Voilà les quelques thèmes auxquels nous allons nous attaquer. Pourquoi avoir choisi Barcelone pour évoquer les espaces publics ? Barcelone est une référence en matière d’architecture et d’urbanisme, connue dans le monde entier, avec des noms célèbres : Gaudí, Cerdà, Bofill. C’est aussi une ville où le renouvellement du tissu urbain se fait autour de l’espace public et de sa rénovation. Oriol Clos, architecte en chef de la ville de Barcelone, nous expliquera que la construction de la ville s’est faite autour de l’espace public et par la régénération de celui-ci - une constante depuis des décennies, voire des siècles – et c’est peut-être ce qui fait la caractéristique de Barcelone. Barcelone s’imposait donc pour aborder un sujet comme les espaces publics.

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Enfin, je voudrais remercier en particulier David Mangin, qui nous a beaucoup aidés à préparer cette réunion. Merci à Carles Llop, qui a contribué à la préparation du séminaire et qui nous emmènera visiter le quartier de La Mina, qu’il a réhabilité en travaillant sur les espaces publics. Je voudrais aussi remercier Oriol Clos, qui nous consacre du temps malgré un emploi du temps extrêmement chargé, à l’approche des élections municipales qui vont se dérouler le 22 mai. Je laisse maintenant la place aux orateurs et vous souhaite un excellent séminaire, qui sera animé par la journaliste Florence Schaal.

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Oriol Clos, architecte en chef, Mairie de Barcelone Au nom de la ville de Barcelone, je vous souhaite un très bon séjour ici. Je crois que l’histoire récente de l’espace public, à Barcelone, est assez connue et même très connue. Beaucoup de textes y sont consacrés et je ne veux pas expliquer des choses qui sont connues et répétées. Je veux seulement introduire quelques éléments qui vont dans le sens de ce qu’est l’espace public et qui parfois, se perdent dans une lecture de surface, une vision qui reste sur les éléments de style et sur les éléments les plus visibles, sans rentrer vraiment dans le sens de ce que doit être un bon espace public. En tant qu’architecte, je vois l’espace public comme l’expression physique de la complexité. J’ai eu la chance de partager, jeudi dernier, à Rabat au Maroc, un colloque sur l’urbanisme avec Edgar Morin. « Qu’est-ce que la complexité ? C’est tout ce qui est ensemble ». Je crois que nous devons trouver la manière d’organiser physiquement l’espace public. Comment affronter les choses qui sont contradictoires, voire antagonistes (les éléments d’usage qui sont toujours très variés, les éléments de mobilité, des significations associées à l’idée de centralité, d’urbanité, d’intensité). Aujourd’hui, il ne fait aucun doute qu’il faut parler d’environnement lorsqu’on parle d’espace public. Comment gérer tous les éléments qui ont trait à la durabilité ? L’idée du patrimoine et de la mémoire sont également toujours associés à l’espace public, même si la mémoire ne porte pas sur la construction physique, mais sur les éléments d’usage, sur les éléments qui se transforment. Je cite souvent Julien Gracq, qui dans « La forme d’une ville », parle de Nantes quand il était jeune enfant - il explique qu’il ne peut se rappeler de la manière dont les gens utilisaient l’espace de la ville, mais qu’il n’a aucun doute, dans sa mémoire, sur la forme de cet espace, sur la condition physique de cet espace. C’est pour cela qu’il faut travailler dans une direction qui permette que les choses qui sont contradictoires, qui se combinent, qui pendant des années, doivent trouver leur expression, se produisent toujours sur un espace qui a une évidence de permanence. Cet espace ne change pas en tant qu’élément physique. Ainsi, pour moi, l’espace public est une infrastructure de la ville. Je crois que l’élément intéressant dans l’espace public est l’élément d’infrastructure, ce qui ne veut pas dire que je parle du sous-sol. Je suis en train de parler de ce qui soutient la structure, à savoir l’infrastructure qui est parfois mentale. Les connexions Wifi sont aussi de l’infrastructure et ne sont pas un élément physique. La partie infrastructure de l’espace public est vraiment le support de la structure de la ville. C’est ce qui donne cohésion et toute la force à cette ville. Je crois qu’à Barcelone, nous avons réussi à trouver les valeurs d’homogénéité, les valeurs de l’espace public à travers cette idée d’infrastructure. Il ne s’agit pas d’une homogénéité stylistique, mais d’une répétition : refaire toujours d’une certaine façon qui donne cette cohésion et qui a permis de transformer cette ville pendant 32 ans, après les premières élections municipales démocratiques, en 1979 (Franco était mort quatre ans plus tôt, il faut comprendre que nous avons tardé à avoir les premières élections démocratiques locales). Cette idée d’infrastructure de l’espace public permet également de garantir une direction publique. Parfois, il s’agit d’un contrôle, d’un certain niveau de concertation public/privé. Vous verrez quand vous visiterez le quartier 22@, comment ce projet a été géré à travers l’opération d’infrastructure de l’espace public - les rues de Cerdà. Tous les éléments de gestion et de travail avec le privé se retrouvent au moment où il faut gérer la façon de renouveler les 35 kilomètres de rues qu’il faut refaire dans le quartier. Un troisième élément est, me semble-t-il, très important. Le maire l’explique beaucoup mieux que moi. C’est la capacité de l’espace public à travailler sur les éléments de cohésion sociale. Tout ce qui est ensemble se trouve dans cet espace public. Une ville joue surtout la garantie d’une capacité de cohésion sociale dans l’espace public et peut-être, par extension, dans les espaces que l’on pourrait appeler collectifs, c’est-à-dire d’accessibilité publique, même s’ils ne sont pas parfois de propriété strictement publique. Après avoir travaillé et réfléchi sur tous ces éléments pendant de nombreuses années, à Barcelone, nous pourrions dire que l’on a trouvé un certain langage, un certain style. C’est un style qui a même été copié. Parfois, il a été bien copié, parce que l’on a compris qu’il relevait de l’infrastructure, de la complexité, de la cohésion sociale. Parfois, il a été mal copié. C’est ressemblant, mais c’est différent. On dit parfois, dans le monde, que tel espace public est fait dans le style de Barcelone parce qu’il y a des boules en pierre. Il y a huit différents

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traitements de la surface du sol et tous ont été copiés d’une petite place quelque part, mais ce n’est pas exactement ce que l’on voulait chercher. Même à Barcelone, on a appliqué du modèle Barcelone sans comprendre cette nécessité de travailler sur cette idée d’infrastructure, de cohésion sociale et de complexité. Finalement, nous avons utilisé un certain code qui peut s’interpréter comme un style, comme un langage architectural ou physique du traitement du sol, de l’espace, des éléments. Un autre élément est essentiel, à savoir les acteurs qui ont fait cela. Comment a-t-on fait cela ? Quand nous avons commencé, nous étions à une époque « de changement ». Nous ne savions pas faire. Nous avons dû inventer. Cela s’est fait à partir d’une direction assez centralisée, les services techniques de la Ville ont dessiné les espaces publics. Puis ils ont pu réunir les architectes, les ingénieurs, gestionnaires d’espaces publics. Des acteurs extérieurs étaient dirigés par ce service, avec cette volonté de trouver une cohésion, mais chacun pouvait s’exprimer de sa propre manière. Un dialogue s’est engagé avec les gens qui étaient concernés ou qui avaient un intérêt pour ces espaces que l’on était en train de produire. La direction politique a été bien sûr très importante de la part du maire Serra dans un premier temps, puis de Pascal Maragall qui a été le grand maire qui a impulsé et dirigé tout cela, le maire Joan Clos et aujourd’hui, le maire Jordi Hereu. L’idée force était d’avoir la capacité de mixer et d’intégrer, dans un même espace, dans une même conception, avec une définition qui soit la plus ouverte possible, sans se réduire à diviser l’espace pour tous les utilisateurs. Comment fait-on pour que tout puisse être partagé ? Nous sommes arrivés à des limites sûrement exagérées, mais nous avons fait aussi tout le contraire où tout est divisé (les piétons, les bicyclettes, le tramway avec son petit gazon, les bordures infinies). Nous essayons toujours de trouver la limite de l’utilisation partagée des espaces. Vous voyez le plan Cerdà. C’est de l’infrastructure. Une ville qui s’est construite sur une idée d’urbanité, il y a 150 ans et une infrastructure. Ce sont des rues, un quadrillage. C’est un document d’excellence et nous continuons à travailler sur cette image. Nous n’avons pas fait exactement ce qu’avait imaginé Cerdà, mais c’est un magnifique espace, beaucoup plus complexe. C’est l’infrastructure, les rues, qui donnent toute la capacité à la ville de vivre, de s’étendre, de se transformer. Sur cette idée de base, je voudrais expliquer maintenant trois étapes.

1/ Vous voyez en rouge une première étape de petites places, de petites opérations que l’on a appelées l’acupuncture urbaine – on parle aussi de « métastases positives ». Comment, à partir d’une petite partie, on essaye de couvrir une dimension beaucoup plus importante ? Cette première phase est une phase d’expérimentation, de recherche et d’échec dans la définition d’un certain style, d’une valeur et d’un symbole associés à ces espaces. C’est aussi la

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phase où l’on commence à travailler dans l’idée de se rapprocher vraiment des gens qui habitent à Barcelone et qui ont un niveau de perception différent de cet espace - la décentralisation. Nous avons dix arrondissements à Barcelone ; la ville fait seulement 100 kilomètres carrés. Dans cette première phase, nous avons commencé aussi à travailler sur l’idée de l’intégration des infrastructures. Je parle maintenant des « infrastructures d’ingénieurs » : elles sont dures et il faut trouver la manière de les rendre plus aimables, plus urbaines. Nous avons commencé cette étape à partir de l’ouverture vers/sur la mer. Nous avons fait les premiers parcs, sur des terrains qui étaient libres ; nous avons travaillé également sur la définition de l’idée de centralité. Nous n’avions pas de sous non plus. Vous voyez quelques exemples. En noir et blanc, vous voyez ce qui était avant et en couleur, des photos une fois les opérations de transformation des différents espaces terminées. C’est aussi le moment où nous avons commencé à parler de l’art public, des éléments de qualification de ces espaces public avec des sculptures.

2/ L’étape des Jeux Olympiques est un moment stellaire. Je le mets normalement, dans mes présentations, juste après le plan Cerdà. C’est un moment de changement où nous avons réussi à récupérer un ter rain qui était perdu. Vous voyez toute la surface de sol qui a été affectée par la construction de la rocade, des infrastructures, des aires olympiques, du village olympique, du stade olympique. Il y a eu une accélération de tous les éléments de transformation, avec l’intégration de ces éléments d’une certaine taille comme pièces de la ville. II ne s’agit plus de réaliser des petites pièces dans la ville, mais vraiment de trouver la manière d’ouvrir la ville sur ces pièces, pour trouver cette continuité, cette identité spécifique. On cherche des nouvelles images de la ville de Barcelone, d’une manière très forte, très identitaire. Après une grande polémique sur le problème du vert ou du dur dans les espaces publics, nous avons introduit, d’une manière très claire, le vert comme élément de travail, dans les projets d’espaces publics. Nous continuons aussi à faire de petits espaces. Ce n’est pas une étape qui se ferme et une nouvelle étape qui s’ouvre, mais c’est vraiment un nouveau niveau de complexité qui apparaît. 3/ En ce moment, nous parlons d’espaces publics qui servent la stratégie du plan de mobilité urbaine 2008-2018. Nous avons défini, il y a trois ans, une stratégie de mobilité urbaine pour dix ans. Les travaux et les transformations se font surtout sur les espaces qui ont une certaine incidence. Aujourd’hui, à l’intérieur de la ville de Barcelone, plus de 50 % des déplacements se font à pied ou en vélo, le vélo représentant une petite part des déplacements ; 30 % se font en transport en commun et 20 % en voiture ou en moto. Ces chiffres sont assez intéressants, mais ils se détériorent à l’échelle de l’agglomération, lorsque les gens se déplacent vers l’intérieur ou l’extérieur de la ville : un tiers des déplacements se font en transport en commun, un tiers à pied ou en vélo et un tiers en voiture privée. Le plan que nous avons défini pour 2018 a pour objectifs de faire baisser ce tiers de déplacements en voiture à 25 %, d’augmenter à 40 % les déplacements en transports en commun et de maintenir à 35 % les déplacements à pied ou en vélo, dans l’ensemble de l’agglomération. Pour ce faire, il faut bien sûr travailler sur une échelle métropolitaine, mais il faut surtout y croire et travailler des espaces publics qui réduisent les chaussées, qui offrent plus de place aux trottoirs, qui donnent une capacité à traverser les grandes voies. Nous sommes en train de travailler sur ces nouveaux paradigmes. Vous voyez quelques exemples d’intégration de transports publics et de la rocade qui a été couverte, avec un traitement en jardin. Vous voyez aussi l’exemple de cette ancienne rocade, au milieu de la ville, qui, par étapes successives, s’est transformée. Nous travaillons depuis quinze ans et nous terminerons, dans quatre ans, par fermer cette grande boucle qui est à l’intérieur de la ville, ce qui permettra d’avoir un espace beaucoup plus aimable pour les piétons, pour le commerce. Quand on parle de mobilité, on parle de positionnement des éléments dans la ville, de la spécialisation ou non des voies, de l’influence d’échelle associée à tous ces projets et pour moi, l’idée de continuité est un élément structurant de l’espace public. Je pense qu’il n’est pas bon que l’espace public reste coupé ou fermé. Quand nous avons commencé les petites opérations, je me suis dit que nous n’arriverions pas à récupérer les intérieurs des ilots de Cerdà. Depuis ces dernières années, nous les associons toujours à des équipements parce qu’ils permettent le contrôle social de l’espace public. Vous

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voyez un espace public qui va être fait dans un ilot : il s’agit d’une crèche pour des enfants de 0 à 3 ans et le petit jardin existe déjà, avec deux entrées. Un deuxième élément de la stratégie actuelle repose sur ce que l’on appelle les grands espaces verts. Comment traiter le vert qui est au centre de la ville ? Les rues de Cerdà, les rues du quadrillage sont des rues magnifiques. Il y a un arbre planté tous les huit mètres de chaque côté de la rue. A Barcelone, nous avons 300 000 arbres. La moitié, soit 150 000, est dans les rues, en alignement. L’autre moitié se trouve dans les parcs. C’est en partant de la structure des rues définie par Cerdà, qui a aussi défini les plantations des arbres tous les huit mètres, que nous avons intégré d’une manière très claire l’idée d’avoir dans les rues tous les arbres que l’on pouvait. Ils donnent de l’ombre, participent de la qualité de l’air. La ville a récupéré le contact avec la mer. Maintenant, nous sommes en train de travailler pour récupérer le contact avec la montagne, avec la colline du Tibidabo, au nord. La rocade, construite pour les Jeux olympiques, a donné une accessibilité à cet espace qui est très contraint. Nous l’avons défini comme un parc naturel, à l’échelle de toute la région de Catalogne. Il faut trouver la manière de résoudre ce contact entre la ville, le tissu très dense et le parc naturel. Nous travaillons sur des petits projets qui essaient de trouver des chemins, des capacités de continuités. J’illustrerai la route des eaux (« Les aigues »), appelée comme ça parce qu’un grand tuyau connecte les deux arrivées d’eau de la ville. Quand la compagnie des eaux a construit ce grand tuyau, elle a fait une petite route pour l’entretien. Nous l’avons réaménagée par petits morceaux. Lorsqu’on trouve des difficultés topographiques, on fait un petit pont, une petite passerelle pour donner cette continuité. Chaque mandat municipal regagne quelques centaines de mètres et petit à petit, nous arriverons à avoir un parcours de 16 ou 17 kilomètres. D’un autre côté, nous essayons aussi de récupérer la montagne de Montjuïc, qui fait 170 mètres de hauteur. La colline était très maltraitée par les voitures et le parking n’était pas très contrôlé. Nous récupérons le vert, les petits chemins en les rendant accessibles, pour qu’il n’y ait pas seulement des escaliers, mais que les pentes puissent être travaillées pour permettre cette continuité. Au centre de Barcelone, il y a le parc de la « Ciudadela », appelé ainsi parce que les Bourbons y avaient installée la citadelle depuis laquelle ils défendaient la ville ou l’attaquaient. Quand on a récupéré cet espace, il y a 150 ans, on en a fait un parc pour une exposition universelle. Ce parc était la limite de la ville. Après, il y avait des infrastructures ferroviaires et la zone industrielle. A travers l’idée d’ouvrir ce parc, il s’agit de trouver la manière de faire cette charnière vers la ville qui s’étend au-delà et qui est aujourd’hui la ville centrale. Ce parc était vraiment la limite de la ville. Le territoire de l’industrie était absolument séparé du centre-ville. Vous verrez cela après-demain, d’une manière très précise, avec Aurorá Lopez, pour ce qui est du secteur 22@. Je n’en parlerai pas, mais je voudrais juste donner une référence. Nous dessinons ce triangle pour dire qu’à partir de ce triangle, nous avons réussi à déclencher un processus de transformation de quinze à vingt ans. C’est le secteur 22@, après la récupération des éléments de la côte, avec le village olympique, etc. Toute cette partie est prise par trois points qui sont les trois grands projets urbains que nous avons faits ou que nous sommes en train de développer actuellement. Ce secteur 22@ s’est construit encore sur l’infrastructure. C’est la force de l’infrastructure de l’espace public qui nous donne la garantie de qualité et qui nous offre la possibilité de pouvoir travailler. Vous voyez ensuite une image de la trame Cerdà des années 40 du siècle dernier. Ce n’est pas la grille typique de Cerdà que vous connaissez peut-être par des photos. 25 % des ilots de Cerdà ne sont pas typiques ; je ne sais donc pas s’il peut dire qu’il y a une grille typique. Nous sommes en train de changer cet espace industriel, mais nous avons la chance d’avoir les rues, l’espace public, la force de cette infrastructure. Si on l’imagine comme infrastructure, on peut alors commencer à penser comment gérer cet espace, comment le changer, comment le transformer et comment utiliser les nouveaux éléments disponibles aujourd’hui pour faire la ville. Aux trois angles de ce triangle, il y a d’abord la place de « les Glories », définie, il y a 150 ans, comme le centre géométrique de la ville, mais qui n’a jamais réussi à l’être. Aujourd’hui, nous travaillons sur l’idée d’un grand parc qui doit permettre un échange d’échelle entre les rues de la grille, les grands éléments d’infrastructure, de voirie surtout et les grands équipements qui

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seront installés (le nouveau siège du marché aux puces qui est juste à côté, la tour de Jean Nouvel que vous connaissez certainement, le nouveau bâtiment pour le musée du design). Ce parc doit encore être défini parce que nous ne sommes pas encore arrivés à sa définition. Un autre angle correspond à la surface du forum. C’est l’intégration des éléments d’infrastructure, l’intégration des grands équipements dans un espace de ville. Le nouveau campus pour l’université technique est directement associé à l’opération 22@. La force de l’espace public se dessine. On associe ici la pergola photovoltaïque aux nouveaux espaces, aux nouveaux temps, etc. Quand nous avons fait cela, il y a six ou sept ans, nous ne l’avons pas fait pour l’efficacité de cette technologie, mais plutôt pour rechercher des énergies plus propres. C’est finalement l’image qui reste de tout cet espace public qui est utilisé pour les grands événements et qui pose beaucoup de questions. Faut-il le laisser ouvert ? Faut-il le fermer ? Comment faire un contrôle lors d’un grand événement ? Aujourd’hui, nous devons nous adapter et nous sommes dans ce process. Nous nous sommes attachés à ce que cet espace rentre dans la ville.

Au troisième angle, il y aura la grande gare de Barcelone, la gare de TGV qui va vers le nord. Il y avait là de grandes étendues de voies ferrées, des anciennes gares de triage, etc. Aujourd’hui, nous essayons de reconnecter les deux quartiers qui étaient en bas et en haut de cette grande faille urbaine, à travers un grand parc linéaire. Aujourd’hui, c’est en concours. Chaque équipe est formée de trois équipes, ce qui fait quinze agences d’espaces publics qui travaillent actuellement sur le concours de définition de ce couloir de 3,5 kilomètres qui se situe entre l’axe nord-sud de la ville et la place de « les Glories ». Nous devons partir de la dimension métropolitaine si nous voulons associer l’espace public aux références identitaires et surtout aux transports et à la mobilité. Nous travaillons donc aussi avec l’aire métropolitaine qui compte environ trois millions et demi d’habitants. Au milieu, il y a un grand parc naturel. Au sud, il y en a un autre. Les éléments de voirie, les grandes infrastructures de transport ferroviaire (métro, etc.) et les espaces verts vont donner la cohésion de cette nouvelle aire métropolitaine que nous allons développer dans les prochaines années. Je reviens au centre de Barcelone parce que la ville métropolitaine ne doit jamais perdre l’idée d’un noyau. Au centre de la ville, nous continuons à travailler dans les espaces libres. Le marché de la Boqueria qui a aujourd’hui une façade splendide sur « les Ramblas », cherche à définir sa façade arrière vers le quartier, avec la place, des logements à gauche, l’école des arts et métiers de la municipalité à droite. La façade du marché sera dans un espace public qui lui donnera cette cohésion. Nous avons travaillé avec des ouvertures, en centre-ville, pour essayer de faire

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respirer un peu un tissu qui était peut-être arrivé à un niveau de densité, de fermeture un peu exagéré. Comme je vous l’ai expliqué, nous avons fait cela en concertation avec beaucoup d’acteurs, surtout avec ceux qui ne voulaient pas une rue pour les voitures, un espace où on ne marche pas. Ils ont eu ce qu’ils voulaient puisqu’ils ont maintenant l’espace vert que vous voyez en bas. C’est essentiel. Nous travaillons pour les gens, nous ne travaillons pas pour la décoration ni pour l’expression plus ou moins intéressante des architectes et des dessinateurs. La montagne et la mer se voient, la ville, au milieu, s’étend entre deux rivières. Telle est notre ville. Je vous souhaite un très bon séjour dans cet espace. Merci. Nathalie Martin-Sorvilo, directrice, La Fabrique de la Cité Vous avez très bien expliqué que la ville était sous contraintes. Il y a le fleuve Llobregat d’un côté et le fleuve Besós de l’autre, il y a la mer, il y a la montagne. En même temps, vous arrivez à créer ce que vous appelez des respirations, à ouvrir des nouvelles Ramblas. Comment arrivez-vous à le faire avec les habitants et quel est le fonctionnement pour récupérer du foncier - qui est ce qui manquera le plus à Barcelone dans quelques années ? Oriol Clos Je crois qu’en Espagne, nous avons une chance. En 1956, la loi d’urbanisme a créé les conditions d’échanges public/privé et les conditions de récupération, pour le public, d’une certaine partie des plus-values privées, en cas de transformations urbanistiques. En 1976, il y a eu une nouvelle loi, qui était dans la philosophie de l’ancienne. Puis, elle a continué à évoluer. Nous sommes assez spécifiques en Europe en la matière. Quand je parle avec mes collègues, j’ai toujours l’impression que la situation n’est pas si facile ailleurs. Cette loi nous permet la négociation avec le privé et nous permet de trouver un équilibre. On veut du sol pour faire du logement social, de l’espace public pour avoir des majorités dans les systèmes de transformation. Si on n’arrive pas à avoir un accord, on fait un plan et on peut exproprier, mais il y a toujours cette capacité d’influence du secteur public vers le secteur privé. Je crois que cela nous permet de récupérer du foncier, non pas sans problème. Ne croyez pas que ce soit si facile : il faut trouver la manière d’indemniser et de replacer les usagers de cet espace qui sont majoritairement des propriétaires. Cette pratique est assez intégrée. Cette capacité à négocier nous permet de trouver des plans qui servent à tout le monde. Je crois que l’exemple de 22@ est très clair. Vous verrez comment augmenter la surface à bâtir permet de récupérer 30 % du sol pour les équipements et pour le logement, bien sûr avec des conditions. Ils doivent payer de nouvelles infrastructures, ils doivent aider à reloger, à proximité, tous les gens qui sont affectés, verser une indemnité, etc. C’est tout de même compliqué, même si je l’explique d’une manière très simple, mais nous avons les éléments juridiques qui nous permettent de travailler dans cette ville. Nous avons aussi des idées claires. Nous savons quelle est notre idée de ville, nous savons quels sont les instruments. Nous pouvons ainsi agir et arriver à le faire. Marcus Zepf, urbaniste, chercheur, Institut d’Urbanisme de Grenoble Est-ce que cette évolution de marchandage, de négociation de l’utilisation du sol, de partage n’a pas une influence fondamentale sur nos instruments de planification et notamment sur le plan ? Le plan ne doit-il pas s’adapter de plus en plus à cette souplesse ? Est-ce qu’il devient plus diffus, schématique, moins précis ? Oriol Clos Nous avons une autre spécificité à Barcelone et dans l’aire métropolitaine. Nous avons un Pos datant de 1976, mais nous n’avons jamais réussi à trouver un consensus politique pour le refaire. Nous travaillons toujours sur une modification du plan. On fait ce que l’on appelle une modification ponctuelle du plan général. Le 22@ par exemple est une modification ponctuelle de 200 hectares du plan général métropolitain. Nous le faisons aussi avec le gouvernement de la Catalogne. Aujourd’hui, avec la nouvelle loi métropolitaine qui a été approuvée il y a moins d’un an, je crois que nous avons l’instrument pour refaire un plan. S’ouvre maintenant une discussion pour savoir quels instruments d’urbanisme il faudra développer. Je crois qu’à Paris, cette discussion est ouverte. Le plan doit-il être moins flexible, plus flexible ? Le plan de 1976 est un plan technocratique, fait avec un esprit anti-spéculateur, anti-densité. C’est un plan très strict. Les coefficients sont définis, les lignes sont parfaitement marquées. Les équipements, les espaces verts sont parfaitement délimités. Nous ferons un plan dans cette même ligne où

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nous devrons trouver une nouvelle manière de résoudre ce genre d’instruments pour gérer l’urbanisme. C’est un débat qui va s’ouvrir. Georges Amar, directeur de la prospective, RATP Vous avez très bien transcrit l’état d’esprit, le génie de Barcelone. J’ai eu l’impression que ce génie était une combinaison entre l’infrastructure et la forme. Vous avez évoqué à la fois Julien Gracq et Cerdà. Il y a quelque chose de l’ordre de la forme, de la forme claire, de la forme qui résiste et il y a, en parallèle, l’adaptation, la complexité, la cohésion, la non-séparation, la non-division. J’ai ressenti une combinaison très curieuse entre l’esprit de forme et l’esprit d’adaptation, alors que ces deux notions pourraient être antagonistes.. Cela m’a fait penser à New-York où cette grille permet merveilleusement la variété. J’ai ressenti ce paradoxal amour de la forme et de l’ouverture. Ce serait peut-être le secret. D’où est venu cet alliage spécial des deux valeurs ? Oriol Clos Si la forme reste infrastructure, elle a cette capacité d’adaptation. Si la forme avance trop vers le style, elle risque de perdre la capacité d’adaptation. Tout le monde peut raconter ici une petite histoire sur un espace qu’il a connu et qui est aujourd’hui traité et utilisé d’une manière absolument différente. C’est pourtant le même espace. Cette permanence, c’est cette forme que je réclame, cette infrastructure. Si nous devons trouver qui nous a donné ce génie, je crois qu’il vient de Cerdà. Cerdà a défini la grille, mais il a aussi défini les arbres. Ce n’est pas stupide. Le plan de New-York de 1811, c’est-à-dire presque 40 ans avant Cerdà, est une grille, mais Cerdà est allé un peu plus loin. Il a défini une grille qui a une forme avec beaucoup de capacités d’expression, mais il a défini aussi la manière de diviser cet espace. Il disait que 50 % devaient être de la voirie et des trottoirs. Pourquoi ? Il n’y avait pas de voitures à cette époque. Dans l’histoire de l’urbanisme, les trottoirs ont été inventés pour protéger les maisons de l’humidité et pour que les gens marchent. Les trottoirs ont été inventés avant les voiries. La voirie, c’était le ruisseau. Ensuite, cette voirie a été pavée, ce qui permettait le drainage, etc. Cette dualité entre trottoir et voirie a été définie il y a 150 ans, avec les arbres qui sont tous les huit mètres, avec les lampadaires. Cela a donné un système de travail. Il y a eu beaucoup de mouvements, à Barcelone, pour changer le plan Cerdà, pour le détruire. Il y a 50 ou 60 ans, des intellectuels ont dit que toutes ces lignes droites et ces répétitions étaient horribles. Alors que certains développaient cette opinion, d’autres travaillaient à partir de cet instrument magnifique qu’était la grille. Cette grille pouvait être utilisée en 1959, au cours des années 20, mais aussi dans les années 60 quand toutes les voitures et les camions passaient au centre de Barcelone parce qu’il n’y avait pas d’autre manière de traverser la ville. Cela a peut-être imprégné toute une génération de concepteurs de la ville. Je m’en sens héritier d’une certaine manière. Catherine Barbé, directrice de l’aménagement et de l’urbanisme, La Société du Grand Paris J’ai eu le privilège de venir à Barcelone pour la première fois, lors d’une visite professionnelle, vers 1987-1988. J’ai entendu avec beaucoup d’émotion votre exposé parce qu’il était exactement dans la continuité des exposés que vos prédécesseurs nous avaient faits à l’époque sur les éléments qui guidaient la politique d’urbanisme de la ville, notamment cette politique très orientée sur l’embellissement de la ville à travers des espaces publics, le rôle des espaces publics pour la citoyenneté, la mixité, la vie de la cité. J’avais envie de vous demander : pourquoi une telle continuité ? Quel est le secret d’une telle continuité ? Sur quels outils s’appuie-t-elle ? Je crois que cette continuité est la qualité des grandes métropoles et des grands centres métropolitains. Oriol Clos J’ai répondu à une partie de votre question. Je ferai une réponse peut-être encore plus personnelle. Vous me pardonnerez, je parle parfois trop de moi. Il y a une pratique ici, à Barcelone, qui n’est peut-être pas mauvaise, qui est une certaine promiscuité entre les grands secteurs quand ils travaillent pour le privé, quand ils travaillent pour le public, quand ils font de la recherche à l’université ou ailleurs. Jusque dans les années 2000, j’avais une agence d’architecture et d’urbanisme, je travaillais comme architecte privé puis je suis passé à la ville. J’avais travaillé pour la ville comme acteur extérieur. Je repartirai sûrement, un autre viendra et il aura une démarche différente qui pourra être expliquée aussi de cette manière, ce qui donne peut-être la capacité à avoir toutes ces connexions et un certain niveau de complicité entre les

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différentes attitudes qui peuvent se croiser. Nous n’avons pas des études spécifiques d’urbanisme en Espagne. Nous avons essayé de coordonner tout cela, j’espère avec un certain succès. Ce n’est pas à moi de le dire.

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Session 1 : L’espace public, un espace en pleine mutation ? Florence Schaal, journaliste Nous allons avoir une première séance à propos des espaces publics. La première image qui m’est venue à l’esprit, quand Nathalie Martin-Sorvillo et Remi Dorval m’ont proposé d’animer le séminaire, c’est celle du patin à roulettes que je faisais quand j’étais petite sur le trottoir, en bas de chez moi. Dans ma tête, ce trottoir était mon espace de liberté, mon endroit favori. Je voudrais simplement dire que l’objectif est de faire émerger, faire partager et faire diffuser de nouvelles connaissances donc, vous nourrir mutuellement. Dans l’organisation du débat, nous débuterons par l’écoute d’un ou deux intervenants qui viendront au pupitre et ensuite, chacun d’entre vous pourra réagir, donner sa propre expérience. S’agissant du programme, la première partie est consacrée à l’espace public en mutation. Nous démarrerons avec un premier sondage organisé dans quatre villes européennes sur les attentes des usagers, leurs perceptions de l’espace public présenté par Denis Pingaud, membre du comité scientifique de La Fabrique de la Cité. Cynthia Nikitin nous donnera ses éléments de réponse à la questions que nous lui avons posé sur les conditions nécessaires pour qu’un espace public soit un bon espace public. Enfin, Carles Llop, architecte et directeur du département d’urbanisme, nous expliquera comme la transformation d’une rue, d’une voie, peut faire espace public. Nous poursuivrons dans un deuxième temps sur la gouvernance des espaces publics. Je vous propose tout de suite d’entrer dans le vif du sujet avec Denis Pingaud, vice-président d’OpinionWay, qui a réalisé un sondage sur les attentes et les perceptions des usagers relatives aux espaces publics. Le point de vue des usagers, Denis Pingaud, vice-président, OpinionWay et membre du comité scientifique de La Fabrique de la Cité Interrogeons-nous sur la manière dont les principaux concernés par l’espace public, c'est-à-dire les citadins, se représentent celui-ci et ce qu’ils en attendent. En termes d’interrogations, pour l’homme d’études que je suis, la notion d’espace public est une notion très conceptuelle et pas forcément simple à manier, pour des gens que l’on interroge et à qui l’on pose des questions. Pour tenter de contourner cette difficulté, nous avons choisi de travailler en deux temps. Ce que je vais vous présenter, ce sont les résultats d’une étude quantitative, assez classique, qui a été réalisée auprès de citadins représentatifs de la population de quatre villes, à raison de 1 000 dans chacune d’elles, soit un échantillon de 4 000 personnes. Ces quatre villes sont Barcelone, Hambourg, Londres et Paris. Les échantillons étaient constitués de telle sorte qu’ils soient à la fois représentatifs de la structure démographique et socioéconomique des habitants, mais aussi représentatifs de la répartition des zones d’habitat, l’échantillon tenant compte de la population du centre-ville et de la périphérie de la ville et de l’agglomération. Ceci pour obtenir des résultats pertinents par rapport à la notion d’espace public. Cette présentation sera illustrée par quelques pastilles vidéo, parce que nous avons voulu, par quelques « vox-pops » pris dans la rue, avoir quelques expressions plus vivantes des questions que nous avions posées. Par ailleurs, la deuxième façon d’approcher la façon dont les citadins envisagent l’espace public sera abordée par Marcus Zepf cet après-midi. Sa démarche relève davantage de l’anthropologie sociale, puisqu’il présentera une réflexion sur une série de cas particuliers dans huit villes européennes et américaines et sur la manière dont les citadins se sont réapproprié la question de l’espace public sur des sujets très particuliers et sur des expériences très novatrices. Je commencerai par quelques données et quelques chiffres relatifs à l’espace public, en essayant de vous apporter quelques éléments de réflexion autour de quatre questions :

− que signifie l’espace public pour les citadins ?

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− quand on cite un certain nombre d’espaces publics dans leur ville, qu’en pensent-ils et quels sont leurs constats ?

− quelles sont les attentes des habitants par rapport aux différents types d’espaces publics que nous leur proposons ?

− une série de questions relatives à la gouvernance de ces espaces publics, qui feront le lien avec le travail que présentera Marcus Zepf au cours de l’après-midi.

Nous allons commencer par les données sur les représentations, à travers la projection d’une pastille vidéo. Question : qu’évoque pour vous le terme « espace public » Un homme : « un espace public, c’est un espace qui convient à beaucoup de gens, que les gens peuvent fréquenter. C’est un espace qui, pour moi, est convivial. L’espace public va avec le système de convivialité. » Une femme : « un espace de vie à partager. » Une autre femme : « moi, je pense tout de suite aux squares, parce que j’ai des petits-enfants. » Une femme (s’exprimant en anglais) : « de petits parcs, beaucoup de belles fleurs, d’arbres, de sculptures, ce type de choses. » Une femme : « vous allez avoir les espaces verts, où l’on peut s’asseoir sur des pelouses, mais qui sont surveillés… Vous allez avoir les rues, parce que même une rue, un simple trottoir, c’est un espace public ; un banc, c’est un espace public ; un marché, comme ici, c’est un espace public. En fait, pour moi, un espace public, c’est un espace où l’on peut rencontrer les gens, que l’on ne rencontrera pas forcément dans une ville comme Paris, où l’on a du mal à se parler et à communiquer. » La première question posée est une question ouverte, non guidée par des propositions d’items de réponse. Nous avons demandé à ces 4 000 européens s’ils pouvaient nous lister tous les espaces publics qui leur venaient à l’esprit, pour essayer de comprendre ce qu’était pour eux un espace public. Il en ressort de manière très flagrante et manifeste que ce sont les espaces verts qui sont très majoritairement dans la tête des citadins quand on leur parle d’espaces publics. Ce n’est pas complètement surprenant, mais la très forte majorité de cette réponse est très nette. Il s’agit d’une recomposition de fragments d’expressions verbales, puisque les répondants employaient leurs propres mots. Nous avons regroupé ce qu’ils disaient dans quelques grandes catégories. Tout ce qui tourne autour des parcs, jardins et espaces verts représente 69 % de leurs réponses. Pourquoi une telle proportion ? Il y a différentes explications possibles. On peut penser aux mouvements de plaques tectoniques de l’opinion sur toutes les questions qui touchent au développement durable et au vert. Pour ma part, je pense plutôt qu’il faut interpréter cette réponse comme le fait que, dans la tête des gens, la notion d’espace public tourne autour de la liberté d’accès, d’égalité, de mixité, de communication des uns avec les autres et que l’espace vert, le jardin, le parc concentrent toutes les projections sur ces données. C’est pourquoi il y a une telle intensité de réponses sur les parcs et les jardins. La réponse n’est pas complètement équivalente selon les villes. À Paris et à Barcelone, les espaces verts arrivent largement en tête en termes de réponse, certes, mais ce qui a trait à la culture vient spontanément à l’esprit des Barcelonais et des Parisiens lorsqu’on leur parle d’espace public ; en tout cas, davantage que dans les villes de Hambourg et de Londres. Qu’évoque l’espace public ? Nous avons proposé quatre phrases aux répondants, en leur demandant de répondre sur une échelle d’accord : « tout à fait d’accord », « plutôt d’accord », « plutôt pas d’accord » ou « tout à fait en désaccord ». Ces quatre phrases sont une façon d’essayer de comprendre ce que les citadins mettent dans la notion d’espace public. Ce qui ressort assez nettement comme principale représentation de l’espace public est l’idée que ce sont des espaces où la population se mélange, c'est-à-dire que la notion de mixité sociale se raccorde à celle d’espace public. Dans la structure des réponses, c’est la colonne des répondants « tout à fait d’accord », qui mesure l’intensité réelle de la réponse à la question. Il est très clair que l’évocation de la mixité sociale est plus forte que la notion d’identité et d’appartenance à la ville, que la notion de sécurité ou que la notion de communication. Ce qui, dans la tête des citadins, fonde l’espace public, est l’idée que c’est un

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espace dans lequel on se mélange et donc, dans lequel se réalise la mixité sociale. Si l’on observe la réponse en fonction des quatre villes, les écarts, ne sont pas très significatifs. Nous avons simplement mis en valeur le fait qu’à Barcelone et à Hambourg, la notion identitaire de l’espace public, l’idée d’appartenance à la ville est sensiblement plus forte que dans les deux autres villes. Essayons de comprendre de façon un peu plus précise comment les citadins jugent aujourd'hui les espaces publics dans leur ville (pastille vidéo). Question : quels sont les espaces publics les plus importants pour vous ? Un homme : « je pense à la gare, parce que c’est quand même ce qui permet d’accéder à la ville et de déplacer les populations. » Un homme : « c’est là où l’on trouve le plus de gens qui se croisent, c'est-à-dire : les gares, les rues commerçantes, quelques jardins publics… » Une femme : « pour moi, les parcs sont les plus importants, les espaces verts… » Une femme : « tout ce qui est parc, square, etc. Mais c’est vrai que les musées me paraissent un deuxième choix important, parce que plus l’accès à la culture est large, mieux c’est. » Question : les centres commerciaux sont-ils des espaces publics ? Un homme : « je dirai que les centres commerciaux sont des espaces publics, de fait, mais ce n’est pas ce qui me satisfait. Alors qu’une salle de spectacle ou une salle de concert, pour moi, c’est plus un espace public. » Une femme : « je ne sais pas… Je pense plus à un espace culturel où je vais voir quelque chose, mais pour moi, l’espace public, c’est vraiment plus un espace de détente, de repos. » Une femme : « quand vous êtes dans une rue, l’architecture change au fur et à mesure que vous avancez. Quand vous êtes dans un parc, un parc, c’est tout le temps en changement. Un jardin, c’est tout le temps en changement. Tandis que dans un centre commercial, les murs sont tous les mêmes, les boutiques, même si les marques sont différentes, même si les contenus sont différents, vous restez dans un système extrêmement linéaire. Du coup, c’est assez déshumanisé et je n’ai pas l’impression d’être dans un espace public. On reste dans notre propre univers, dans un endroit où plein de gens peuvent se trouver au même instant, mais on est très seul, en fait. » Quand on formule la question autrement que : « qu’est-ce qu’un espace public, pour vous ? », en demandant quel est l’ordre des facteurs et des espaces publics les plus importants pour bien vivre en ville, ce sont toujours les espaces verts qui sont classés en tête, mais de façon moins marquée que dans la question ouverte, devant ce qui relève des lieux culturels et sportifs, les trottoirs et zones piétonnes, les centres commerciaux, les gares ferroviaires, les voies sur berge. Là, les items étaient proposés aux répondants, qui se situaient donc par rapport à eux. Le classement varie un peu selon les villes, puisqu’à Paris et à Barcelone, l’idée que ce qui tourne autour de la culture et surtout, des piétons, de l’animation piétonne, est relativement plus important que dans les autres villes et presqu’autant que les jardins publics et les parcs. En revanche, à Londres, il ressort que l’idée que les espaces publics, centres commerciaux, galeries marchandes et voies ferroviaires jouent un rôle assez important. Nous avons posé une question sur la place des différents modes de transport. Accorde-t-on « trop de place », « pas assez de place », « une place suffisante » aux modes de déplacements suivants : marche à pied, deux-roues, transports en commun, automobile, vélo ? Sur l’ensemble des quatre villes, c’est le vélo qui est le parent pauvre pour les citadins. Ville par ville, les Parisiens et les Barcelonais jugent qu’il n’y a vraiment pas assez de place accordée aux transports en commun et les piétons. S’agissant des attentes des citadins, les questions posées portaient sur ce qu’ils souhaitaient comme améliorations possibles pour les différents espaces publics que nous proposions à leur réponse (pastille vidéo). Question : qu’attendez-vous d’un espace public ? Un homme : « le problème de l’espace public, pour moi, va avec la gratuité, dans ce sens, et le fait de rencontrer énormément de monde. Nous sommes ici à Beaubourg (Paris), par exemple, c’est le matin, évidemment, il n’y a pas grand-monde, mais moi, j’adore me plonger là-dedans, avec les avantages et

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les inconvénients. Bien sûr, il y a des inconvénients. Il y a peut-être des gens qui habitent ici qui se plaignent de certaines choses dont moi, je ne me plaindrai pas. » Une femme : « l’espace, déjà… Avoir de l’espace. Le calme, contrairement à des centres commerciaux où il y a du bruit tout le temps, où il y a des choses à voir partout tout le temps… » Un homme : « en premier lieu, il faut que ce soit gratuit, libre, etc., propre, évidemment – ça, c’est assez important – et puis, assez hétéroclite. Moi, j’aime bien les espaces publics qui ne sont pas figés, qui sont plutôt variés. Je pense que le côté liberté, c’est le plus important. » Une femme : « que ce soit propre, que ce soit ouvert au plus de monde possible, que ce soit vraiment un large public, et gratuit, évidemment. » Un homme : « la gratuité, pour que ce soit accessible à tout le monde, que ce soit quelqu’un qui est milliardaire comme une personne sans domicile fixe. C’est ça que j’aime bien, moi ; c’est l’endroit où les gens peuvent se rencontrer, d’où qu’ils viennent et quelle que soit leur situation. Ils peuvent se retrouver dans cet endroit-là, je trouve cela assez sympa. » Question : la qualité de vie d’une ville dépend-elle des ses espaces publics ? Un homme : « oui, certainement, la qualité de vie dans une ville dépend des espaces publics. » Une femme : « je pense que c’est important parce que pour moi, ce sont des espaces de respiration ; on fait une pause. » Une femme : « je trouve que c’est très important pour le lieu d’habitation, la ville d’habitation, même pour le choix du boulot. Je sais que ce sera un critère de premier rang. Ayant aussi un peu habité à la campagne, du coup, je sais ce que c’est que le contact avec la verdure, la verdure, etc., et je trouve que c’est ce qui manque très souvent dans beaucoup de villes. » Une femme : « s’il n’y en a pas, à quoi ça sert, à ce moment-là, de construire une ville ? Parce qu’on reste entassés les uns sur les autres sans se connaître. Et une ville à l’intérieur de laquelle les gens ne peuvent pas se connaître, c’est une ville qui finira par mourir. Ce sont des villes dortoir comme on a pu en voir, tout autour de Nanterre, tous ces endroits où justement, on a voulu cantonner les gens à une seule fonction, qui était de dormir, de travailler. Ils ne pouvaient pas se rencontrer en dehors de ces fonctions-là et donc, au final, ce sont des villes qui sont mortes, parce qu’on n’avait pas d’espaces publics pour permettre la rencontre des gens. » Nous avons demandé à nos 4 000 répondants dans les quatre villes quels étaient les deux principaux points qu’il faudrait s’attacher à améliorer, s’agissant des différents types d’espaces publics : favoriser la gratuité d’accès pour tous, améliorer les conditions d’accueil, améliorer l’intégration de ces espaces dans l’architecture urbaine, favoriser une plus grande mixité sociale, améliorer la sécurité, favoriser la participation des citadins à leur gestion. Tels sont les points qui leur étaient suggérés, par rapport à différents types d’espace public. S’agissant des espaces culturels et sportifs, c’est la notion de gratuité qui sort de manière frappante. Ce qu’il est intéressant d’observer, dans les réponses, ce sont les items qui arrivent en premier. Sur ce type d’espace public, ce sont la gratuité et la facilité d’accès du public. Pour les gares, la sécurité est citée en premier, suivie des conditions d’accueil du public avec, si l’on observe les réponses par typologie et notamment, par âge, une très forte demande des personnes âgées sur cette question des conditions d’accueil, qui est un sujet majeur chez les seniors. L’intensité des réponses est moins nette à propos des centres commerciaux. Se mixent une demande de sécurité, d’intégration de ces espaces dans l’architecture urbaine et l’amélioration des conditions d’accueil du public. S’agissant des jardins et parcs, c’est la sécurité qui prime, mais avec l’expression, en troisième position, de la participation des citadins à la gestion de ces espaces, ce qui n’est pas le cas des précédents. La sécurité prime aussi à l’égard des zones piétonnes, suivie de l’intégration de ces espaces dans la ville, avec un sujet particulier, notamment pour ce qui concerne les populations périurbaines, où l’intégration de ces espaces dans la ville est une réponse qui se dégage avec une assez forte intensité.

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En matière d’espaces verts, nous avons demandé aux habitants quelle solution leur paraissait la meilleure, en opposant volontairement deux réponses possibles : soit un très grand parc, soit plusieurs petits jardins publics. Aux deux tiers, donc très majoritairement, les citadins préfèrent la diversité des espaces verts plutôt qu’un très grand parc. Ce résultat varie selon les répondants : les jeunes sont beaucoup plus sensibles à la notion de très grand parc et les personnes âgées, à celle de la multiplicité des espaces verts et des jardins publics. Enfin, nous avons une question sur l’équilibre général, non plus en termes de modes de déplacement, mais de voirie, entre les espaces publics réservés au trafic automobile et les espaces publics qui ne lui sont pas réservés. Il en ressort que l’équilibre entre les deux est jugé globalement satisfaisant. Cela peut paraître étonnant par rapport à la réponse précédente, mais en réalité, c’est un sujet de perception de la voirie et des conditions générales de circulation dans la ville et non un sujet sur les modes de transport ou de déplacement. Il est intéressant de noter qu’il n’y a pas de préoccupation majeure sur cette question de la voirie en ville, sauf pour les Parisiens qui, en revanche, considèrent, à 32 %, qu’il faudrait réduire la part de ces espaces dans la ville. C’est donc un sujet qui est beaucoup plus intense à Paris qu’à Barcelone, Londres et Hambourg. Naturellement, la réponse à cette question est totalement corrélée au mode de déplacement le plus fréquemment utilisé, puisque les gens qui utilisent les transports en commun sont les plus prompts à répondre qu’il faut réduire massivement les voies réservées au trafic automobile. Je terminerai avec la question de la gouvernance (pastille vidéo). Question : savez-vous qui gère les espaces publics ? Une femme : « pas du tout. Je n’en ai aucune idée ». Un homme : « j’imagine que c’est la Mairie de Paris. » Un homme : « j’imagine qu’il y a un département d’urbanisme. » Une femme : « the Councils, à Londres. » Une femme : « je suppose que c’est la Mairie, la division des jardins et espaces. Je suppose qu’à l’Hôtel de ville, il y a des services pour cela. » Un homme : « la responsabilité se partage avec le maire de la ville. Le maire de la ville est quand même responsable de cela. Maintenant, nous avons un système qui est régional et départemental, qui fait que les espaces publics relèvent aussi de la fonction de ces élus. C’est un partage de responsabilité. » Question : les citoyens ont-ils un rôle à jouer dans la gestion des espaces publics ? Une femme : « oui, s’ils les utilisent. Tous les gens qui vont en profiter devraient aider à les entretenir. » Une femme : « ce serait bien si les gens qui habitent tout près des parcs fassent aussi des choses. » Un homme : « je pense que le citoyen, dans un premier temps, peut s’en occuper par son comportement, en étant simplement respectueux des espaces dans lesquels il se trouve. Ce serait déjà une grande aide. Maintenant, quant à l’entretien, l’aménagement et tout, peut-être que le fait d’intéresser les gens ou de les faire participer à la création et à l’entretien de ces espaces serait motivant pour eux. A priori, cela semble être une bonne idée. » Un homme : « bien sûr, c’est intéressant d’avoir toujours des gens qui viennent d’eux-mêmes pour donner un coup de main ou pour s’occuper de nettoyer, de balayer la rue, de fleurir les rues, les balcons, donner un coup de main en cas de problème, de tempête, de chute d’arbres ou de choses comme ça. Moi le premier, je l’ai déjà fait. » Un homme : « c’est vrai que si chacun, déjà, prenait soin des espaces qui le concernent, soit dans son habitation, soit sur son lieu de travail, sur son trajet, cela pourrait améliorer les choses. » Une femme : « le citoyen, s’il doit se positionner pour s’occuper des espaces publics, ce serait plus pour amorcer le mouvement, pour dénoncer une situation et inciter les gens à s’intéresser à un lieu pour, justement, l’améliorer et le faire vivre et du coup, par son action, amener des sociétés à s’intéresser à leur tour et à subventionner l’entretien et la restauration des lieux. » Une femme : « je pense que cela peut être un rôle, mais seulement s’ils en ressentent vraiment le besoin. Ce n’est pas quelque chose que l’on doit imposer ; c’est quelque chose qui doit pouvoir s’offrir au citoyen

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s’il a envie de s’investir dans la nature, en plantant des fleurs, des arbres, un potager… Cela peut être intéressant, comme alternative. » Question : les entreprises peuvent-elles jouer un rôle dans la conception et la gestion des espaces publics ? Une femme : « je n’exclus pas le privé, le public ; tout le monde doit pouvoir participer. » Un homme : « en soutien, oui, mais après… Quand ça devient privé, il y a peut-être des questions financières derrière. Il y a peut-être qui sera plus intéressant à entretenir qu’un autre parc parce qu’il y a plus de rentabilité derrière. Je préférerais que ça reste à 100 % public, mais s’il faut en passer par du privé pour que ce soit mieux entretenu, pourquoi pas ? » Une femme : « si ça peut apporter un peu plus d’argent, enfin, alimenter les fonds de la ville, ça me va. Si c’est pour améliorer, je ne vois pas de problème. Après, il y a forcément une contrepartie, mais si ça se fait sur un point de vue publicité, sponsoring, je ne trouve pas ça dérangeant. » Un homme : « oui, je pense. Je pense que les idées des entreprises privées et les moyens, l’envie, la rapidité de décision pourraient améliorer les choses. Après, spontanément, je ne vois pas tout de suite comment, mais je pense que ça peut être intéressant. » Au sujet de la gouvernance, nous avons posé une première question en proposant trois solutions aux répondants : « ce sont des espaces publics qui doivent être gérés par la municipalité, même quand ils sont payants », « ce sont des espaces qui doivent être gérés en coopération par les organismes privés et publics », « ce sont des espaces qui doivent être gérés par les habitants ou des associations ». Il est assez frappant, dans la réponse, de constater que les habitants des quatre villes que nous avons interrogés ont une vision assez pragmatique de l’espace public. Ils se partagent à 40 % / 40 %, globalement, considérant pour les uns que c’est un domaine réservé à la puissance publique locale, la municipalité, et pour les autres 40 %, que ce sont des espaces qui peuvent être gérés à la fois par la puissance publique et des partenaires privés. Le résultat varie un peu selon les villes : Paris se distingue encore par le fait que la culture idéologique publique française a des conséquences sur la manière de répondre à cette question. En revanche, c’est à Barcelone que l’on trouve le plus de répondants qui considèrent qu’au fond, les espaces publics doivent être appropriés par les habitants eux-mêmes et que donc, ce sont des espaces qui peuvent être gérés par les habitants ou les associations. Quand on demande à nos répondants de distinguer si certains espaces publics doivent être absolument gérés par la municipalité, ce qui relève vraiment du domaine public et ce qui en relève moins, on obtient le classement suivant : pour les répondants, les trottoirs, places, zones piétonnes appartiennent à l’évidence à la municipalité, de même que les jardins publics et les parcs ; en revanche, les lieux de culture, de sport, les gares ferroviaires et routières et davantage encore les centres commerciaux et galeries marchandes ne sont pas forcément des espaces prioritairement réservés à la municipalité, en termes de gestion. Et quand on leur demande s’ils savent si, dans leur ville, il existe des espaces publics qui pourraient être gérés par des entreprises privées ou par qui sont gérés certains espaces publics, la réponse majoritaire est très claire : au fond, ils ne savent pas très bien qui, dans leur ville, gère les lieux culturels, les stades, les salles de concert ou même, les jardins publics et les parcs. Le « ne sait pas » est la réponse dominante, et c’est un point important à avoir en tête. Nous avons demandé aux citadins et aux citoyens s’ils étaient tentés par une logique de gouvernance directe par les habitants eux-mêmes en leur proposant deux solutions : les espaces publics de la ville sont l’affaire de la municipalité, qui a pour mission de les gérer en direct ou avec l’aide de partenaires privés, ou c’est d’abord l’affaire des citadins, ce qui correspond à une logique de démocratie directe et participative. Deux tiers des citadins renvoient la balle à la puissance publique, aidée ou non de partenaires privés et tout de même un tiers, ce qui n’est pas marginal, qui considèrent que c’est un sujet d’appropriation par les citoyens eux-mêmes. Quand on leur demande ce qu’ils sont prêts à faire pour participer à l’animation et à la gestion des espaces publics, on retrouve deux choses essentielles : la contribution à leur animation et la participation à la gestion, avec une logique beaucoup plus gestionnaire du côté de Paris et beaucoup plus d’animation du côté de Barcelone. Ce sont les principaux éléments que l’on peut retenir. Ils constituent, comme dirait Oriol Clos, en citant Edgar Morin, un ensemble de données qui rendent le sujet assez

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complexe, lorsqu’on les met en regard les uns et les autres. C’est peut-être tout l’intérêt de la suite de nos travaux : tenter d’éclairer cette complexité du rapport à l’espace public. Florence Schaal Merci, Denis Pingaud, pour ce sondage qui nous a bien renseignés et qui nous fait entrer dans le vif du sujet. Avez-vous des réactions ? Didier Imbert, directeur exécutif, Sita France Je me suis fait une réflexion, notamment dans la dernière partie, concernant le rôle des citoyens dans la gestion des espaces publics. Je crois que l’on doit intégrer le citoyen et que l’on doit intégrer l’usage et les comportements dans la réflexion même en amont de la réalisation de l’espace public. Nous avons souvent eu un problème, dans les années passées, et je l’ai vécu successivement dans deux métiers, puisque j’ai embrassé deux métiers : le transport public de voyageurs – les bus urbains – et la gestion des déchets. Dans l’un et l’autre cas, on s’apercevait que, finalement, la problématique des transports était parfois prise en compte après la réalisation du projet, d’où des problèmes impossibles à résoudre. Par exemple, de beaux lotissements étaient construits en périphérie et aucune voirie lourde n’était prévue pour le passage de bus urbains. Ensuite, les habitants hurlaient en demandant comment leurs enfants iraient à l’école. Je crois que cela a un peu changé, il faut le dire, mais dans le domaine de la propreté, nous en sommes un peu à ce stade. L’impression de propreté ou de saleté d’un espace public concourt énormément au bien vivre de cet espace public. Pour bien vivre l’espace public, il faut aussi que l’on se soit interrogé en amont, au moment où on le conçoit, sur l’usage qui va en être fait, sur les comportements que l’on va trouver dans ces espaces. Il faut donc coller, appliquer, prévoir en amont des systèmes qui permettent d’avoir un comportement évident, qui va faciliter la propreté et son maintien. Certaines personnes interrogées, dans les vidéos, disaient que les gens devaient se prendre en main ou nettoyer, même à ce moment-là, c’est peut-être un peu tard. Je pense que c’est avant qu’il faut intégrer le citoyen dans la réflexion et la conception de l’espace. La question de la propreté n’est pas apparue de façon flagrante, puisqu’elle n’était pas posée. Pour mettre un peu d’ambiance, ce qui m’a amusé, dans les interviews vidéo, c’est que je les ai trouvés assez bobo, globalement. Mais sur le plan de l’enquête exhaustive, la représentativité était parfaite. Michel Cantal-Dupart, architecte - urbaniste Pour nous, urbanistes, l’espace public est principalement la rue, les trottoirs et la façon dont on les gère, dont ils sont vecteurs ou lieu de rencontre. Quand on voit apparaître les équipements culturels, il me semble qu’il y a une confusion de toutes les personnes qui sont interrogées, entre ce qui est considéré comme l’espace public et le service public. Sur ce point, il faut être très clair, parce que souvent, il y a un dérapage. Quand ils disent qu’ils aimeraient que les musées soient gratuits, on peut tout à fait comprendre qu’un musée soit un prolongement d’un espace public, mais il y a tout de même une certaine rigueur nécessaire à toute expression culturelle qui fait que la rue, c’est quelque chose et qu’un équipement, même si c’en est le prolongement, est autre chose. Je prends un exemple encore plus flagrant : celui des gares. La gare est évidemment un prolongement de l’espace public, un prolongement de la rue. Il n’empêche que dès que l’on franchit le seuil d’une gare, on entre dans un système de sécurité et d’organisation totalement différent de celui qui existait sur le parvis de la gare. Je voulais faire cette réflexion parce que si nous restons sur cette idée, nous allons, pendant deux jours, jouer sur cette confusion. Le vrai problème, dans la ville, c’est la rue, la place, les trottoirs, leur gestion leur organisation, avec tous les problèmes qui se posent aujourd'hui. D’ailleurs, entre transporter les déchets et les voyageurs, c’est une question de compactage. Charles-Éric Lemaignen, président, Communauté d’agglomération d’Orléans – Val-de-Loire, membre du comité scientifique de La Fabrique de la Cité. Sans faire de corporatisme, je voudrais faire une remarque, en terme de méthode, ce serait bien que l’on ne fasse pas uniquement ces sondages dans de très grandes villes, mais aussi sur des villes comme Nancy, Marseille… Plus de 80 % de la population française habite hors de Paris.

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Par ailleurs, j’ai été un peu surpris, je vous l’avoue, par les réponses sur la participation citoyenne. Entre le discours et la réalité, le gouffre est énorme. Lorsque je vois aujourd'hui tous les problèmes que nous avons, après avoir refait tout le centre d’Orléans, qui est magnifique, lorsque je vois le comportement citoyen en matière de poubelles… Nous avons beau passer deux fois, trois fois par jour, les gens s’en fichent éperdument et déposent leur sac poubelle au milieu de la rue, d’un espace piétonnier. Je suis un peu surpris, parce que l’on observe une dégradation extraordinairement forte de la participation à la gestion. La participation citoyenne est très forte pour la conception, incontestablement. Cela a progressé de façon extraordinaire, de même que pour l’animation. En revanche, pour la gestion, je suis tout à fait dubitatif. Enfin, je pense que la gare fait totalement et intégralement partie de l’espace public. Je partage ce que dit Michel Cantal-Dupart sur l’espace culturel ; en revanche, la gare est un élément d’espace public ; elle l’est de plus en plus et le sera de plus en plus dans les années à venir. Denis Pingaud J’ai trois remarques à faire pour répondre à ces interventions. S’agissant de la propreté, je rassure Didier Imbert : nous avions une question sur les critères du bien vivre dans les zones d’habitation, et la propreté sort en position équivalente aux items que sont le calme, la tranquillité ou la présence de verdure. La propreté est un sujet fort dans les quatre villes. Pour répondre à Michel Cantal-Dupart sur la notion d’espace public, c’est un débat très intéressant, mais il ne faut pas occulter le fait que vous, vous avez votre vision de ce qu’est l’espace public. La question est de savoir à quoi pensent les gens quand on leur dit « espace public ». Ce qui m’a beaucoup frappé, dans leurs réponses, est qu’ils ne pensent pas d’abord à la rue. La rue, pour eux, n’est pas le symbole de l’espace public. Le symbole de l’espace public, ce sont des lieux qui sont fermés et qui ont des caractéristiques particulières, dans lesquels sont investies des valeurs qu’ils imaginent être celles du public. C’est probablement pourquoi les espaces verts sont en tête. Enfin, à propos de la participation, comme toujours, dans les sondages, lorsque l’on demande aux gens s’ils ont envie de participer, il y a toujours une forte réponse positive. Dans la pratique, ce n’est jamais aussi évident. Mais il ne faut pas oublier, même si vous êtes confronté, vous, en tant qu’acteur, maire et président d’agglomération, à la réalité du terrain, que s’ils font cette réponse, c’est qu’il y a tout de même une demande sociale qui n’arrive peut-être pas à s’exprimer, mais qui existe ; et qu’il faut donc traiter, d’une manière ou d’une autre. Florence Schaal Je vous propose d’écouter un éclairage original, qui nous vient des États-Unis, avec une association que vous connaissez sans doute, Projects for Public Spaces, qui a porté environ 150 projets de rénovation sur tout le territoire américain. J’accueille avec grand plaisir sa vice-présidente, Cynthia Nikitin.

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Qu’est-ce qu’un bon espace public ? Cynthia Nikitin, vice-présidente, Projects for Public Spaces Projects for Public Spaces est une organisation à but non lucratif, basée à New-York. Nous avons travaillé dans 25 000 communes, dans 40 pays différents. Vous voyez ici une photo de Broadway, près de la 23ème rue - vous voyez le « Flat Iron » building - nous avons voulu fermer Broadway à la circulation pour créer davantage d’espaces publics non réservés à la circulation. Les métropoles se définissent par la qualité de leurs espaces publics. Vous venez tous de villes qui ont des lieux publics, les gens vont dans les grands espaces publics lorsqu’ils visitent les villes. C’est identitaire. Quand nous allons construire la ville de l’avenir, il faudra donc commencer par les espaces publics. Aux Etats-Unis, certaines villes se réinventent constamment autour de la qualité de leurs espaces publics : « Discovery Green », un parc écologique, vient d’ouvrir à Houston. Les villes américaines sont en train de construire de grands espaces publics de qualité, dans le centre-ville, pour renouveler le centre-ville, pour faire venir des habitants. On imagine d’abord les espaces publics et on construit ensuite des appartements, soit des appartements de luxe, soit des appartements à prix accessible. On commence par cette brique de base que sont les espaces publics. Nous allons aborder quelles sont les différentes étapes de conception de l’espace public ? Quels sont les lieux hors du commun dont nous parlons ? Quels sont les onze principes fondamentaux qui président à la rénovation des espaces publics ? Quelles sont les différentes étapes de conception de l’espace public ?

- Le film sur les attentes des usagers montré par Denis Pingaud met en exergue que la première étape consiste à recueillir les avis. C’est une approche qui concerne la conception, la construction et la gestion des espaces publics. Il faut d’abord écouter les usagers, poser des questions à tous ceux qui vivent, qui jouent et qui ont besoin de ces espaces publics, pour découvrir leurs besoins et leurs aspirations.

- Puis il faut compiler les réponses, comme dans le sondage que nous avons vu. On créé alors une sorte de vision commune pour mettre en œuvre cet espace. On sait quels sont les problèmes et quelles sont les solutions. C’est le début de la phase de planification d’un schéma directeur. On va voir les habitants et usagers en leur disant qu’on a entendu leurs désirs, en leur montrant la façon dont nous pensons que les choses peuvent évoluer, en leur demandant ce qu’ils en pensent, si des choses ont été oubliées et sur lesquelles il faut se concentrer. Cette approche conduit à une stratégie de mise en œuvre qui commence toujours à petite échelle, avec des petites améliorations au jour le jour qui peuvent avoir des résultats immédiats. Les gens ne veulent pas attendre pendant vingt ans la construction d’un parc. Si en six semaines, vous pouvez par exemple installer des bancs, aménager des parterres fleuris, les usagers verront que le progrès est réel.

- Il faut également essayer de voir comment les gens utilisent les espaces publics et comment la conception de ces espaces publics aura une influence sur les usages qui en seront faits.

Le problème tient à la façon dont la conception et la construction se font traditionnellement, dans le monde occidental. On commence en général par identifier un problème qui doit être résolu. Très souvent, les objectifs sont trop précis, trop ciblés, trop étroits. Quand on essaie de définir le problème, on ne trouve pas immédiatement la solution. On dit par exemple qu’il y a trop de circulation et qu’il faut élargir la route. Il ne suffit pas de se dire que la route est trop étroite. Il faut peut-être comprendre d’autres choses. Les habitants sont impliqués, mais très tard. Les professionnels disent qu’ils ne veulent pas parler aux habitants parce qu’ils leur résistent. Pourquoi ? Parce qu’on demande son avis à la population trop tard. Les habitants n’ont pas été consultés au départ et ils sont donc sur la défensive. Ils savent que c’est leur seul

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moyen de lutter en aval. En général, les projets sont très chers et très souvent, ils ne sont pas concrétisés. Il faut renverser cette approche qui va du haut vers le bas. Ainsi, nous interrogerons d’abord la base, pour que les citoyens et les usagers puissent être impliqués dans la définition du problème et des solutions pour y répondre. Les gens ont réfléchi à ces problématiques depuis très longtemps : ils se demandent pourquoi tel ou tel équipement a été installé à cet endroit, pourquoi il n’y pas d’accès direct du métro jusqu’à la gare ferroviaire… Ils savent tout, depuis toujours ; ils ont énormément d’informations. Je vis à New-York, je voyage dans le monde entier et je ne peux pas en connaître autant que l’usager qui emprunte le même chemin tous les jours. Je dois donc demander aux usagers ce qu’ils savent. Or, personne ne demande jamais aux gens ce qu’ils pensent. Il faut mettre en place un processus qui facilite leur implication, leur engagement dès l’amont, pour qu’ils puissent faire bénéficier de leurs connaissances. Dans ce type de scénarios, nous définissons d’abord le lieu et les partenaires. Nous évaluons l’espace qu’il faut aménager. Nous avons des outils pour le faire, nous avons des méthodologies d’observation que nous utilisons pour observer et faire le diagnostic de l’espace. Nous le faisons avec les citoyens. Nous leur demandons de n’apporter ni crayon ni papier ; nous ne leur demandons pas de commencer à dessiner une solution. Si la population pense que nous avons déjà la réponse prête à sortir de notre poche, elle ne nous fera jamais confiance. Nous les emmenons sur le site. Nous faisons venir des ingénieurs qui s’occupent de circulation. Ils viennent avec leur grand-mère et leur enfant de quatre ans, simplement pour se rendre compte de l’espace sur place. Ensuite, nous travaillons avec eux pour créer une sorte de vision d’ensemble de l’espace public, pour voir ce qui peut être fait à court terme. Ainsi, les citoyens deviennent les clients. Ils sont experts, ils apportent des informations, une orientation. Nous arrivons les mains dans les poches en disant que nous ne savons pas où nous allons, ni où nous nous dirigeons. Ce sont les habitants qui vont nous guider et nous aider à trouver ces faisceaux d’information. Quels sont ces lieux extraordinaires ? Les gens que l’on interroge sont très intelligents et quatre éléments identifient en général ces lieux extraordinaires. - Les lieux extraordinaires ont des usages et des activités. Les espaces publics créent un paysage. Les espaces publics ont besoin d’activités, d’usages, de destinations, d’activations et d’un intérêt public. Nous avons ici, à Barcelone, sur le bord de mer, un grand espace ouvert. Il y a certes la plage, la baignade, etc. mais quel est l’intérêt général ? Il n’y en a pas. - L’accessibilité est importante aussi. Oriol Clos a parlé de topographie, de rampe d’accès, de tout ce qui peut faire qu’il est difficile pour les gens d’entrer, de sortir et d’évoluer librement dans un espace donné. - Il faut également parler du rôle des infrastructures (la voirie, les trottoirs, les trams, les moyens de transport). On a besoin de connexions, on a besoin de créer du lien. Quel est l’objectif des systèmes de transport ? Il est de transporter des personnes d’un point A à un point B. Il s’agit de relier des destinations au sein d’une ville. - L’aspect de sociabilité est également un aspect important de l’espace public. On ne peut pas sous-estimer l’importance des équipements des lieux où il est agréable de s’asseoir, où on peut avoir accès à des boissons, à de la nourriture, où on peut s’installer à l’ombre, où on n’a pas à supporter des températures extrêmes. Partout, nous sommes tributaires des conditions climatiques. Il faut donc créer des équipements et des services qui permettent aux usagers d’être dehors plus tôt et plus tard dans l’année. Il faut créer des conditions climatiques agréables. De cette façon, même si le climat est difficile, les gens se rendent à une animation intéressante dans un espace public. Par exemple, il tombait des trombes d’eau hier soir et pourtant, les gens sont allés au match de football Madrid-Barcelone. Les conditions climatiques ne sont donc jamais un problème. En tout cas, elles ne sont pas la contrainte majeure. Nous avons 11 principes pour rénover les espaces publics :

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- Les usagers sont des experts. Je devrais le dire et le répéter des millions de fois. Les citoyens, les usagers sont les spécialistes. Si nous voulons une interaction entre les individus et les espaces qu’ils occupent, il faut que les citoyens soient impliqués dès le début du processus et pendant l’ensemble du processus. Il ne s’agit pas simplement d’une consultation ponctuelle. Il faut faciliter leur engagement et leur participation de façon positive. Nous pouvons les y aider, mais il faut surtout manifester un respect vis-à-vis des personnes avec lesquelles nous travaillons. C’est essentiellement une question de respect. - Vous créez une place, pas seulement un design. Vous ne voulez pas travailler avec des architectes qui ne prennent pas en compte le « contexte » dans lequel vous construisez des espaces publics et des villes. Les projets comme le musée Guggenheim à Bilbao sons censés devenir des icônes, mais nombreux sont les architectes qui font des bâtiments comme celui-ci qui ne sont pas plus intéressés par le plan, qu’ils ne le sont par le fait de prendre un parti pris. - Il est impossible de faire cavalier seul. Il faut faire participer toutes les disciplines pour arriver à une conception de l’espace public. La photo que vous voyez a été prise en Allemagne. Ce n’est pas un fleuve naturel. Il s’agit d’un projet en Bavière à usage multi-récréatif (natation, pêche, etc.) et ce lieu est pratiquement entièrement artificiel. Comme je vous l’ai dit, les paysagistes, les urbanistes les architectes peuvent nous donner une conception et nous travaillons ensuite, en amont, avec tous ceux qui s’occuperont de la gestion, etc. Si l’on veut faire de la planification pour de la circulation de voitures, il y aura des voitures sur l’espace public. Si l’on ajoute davantage de voies, elles se rempliront ; il y aura plus de voitures et plus de circulation. Si l’on prévoit au contraire des espaces publics pour les gens, les gens viendront et il en viendra plus si l’on élargit les voies. Il faut donc essayer de voir comment tout cela peut être fait. Les ingénieurs disent que telles rues peuvent être élargies et avoir plus de capacité et vous pouvez leur dire que vous ne voulez pas accueillir toujours plus de voitures par jour. Vous pouvez décider du nombre de voitures que vous voulez accueillir, avant d’envisager ces plans. Le bruit, les vibrations et les émissions de CO2 dus à la circulation doivent être pris en compte. Si vous voulez bien concevoir votre espace public, il faut tenir compte de tout cela. Vous voyez une photo de New-York, avec à droite ce à quoi ressemblait la rue il y a deux ans et à gauche, ce à quoi ressemble ce même endroit aujourd’hui, à Broadway. Nous voyons maintenant surtout des taxis. Nous avons travaillé avec le maire et le responsable du trafic et nous avons fermé Broadway, de la 53ème rue jusqu’à Washington Square Park. Nous n’avons pas recrée cet espace, nous l’avons simplement changé. Fermer un espace à la circulation n’est pas une fin en soi. Il est important d’avoir plus d’espace public, mais une fois que vous l’avez, il faut s’interroger sur ses usages. Il faut alors lancer le programme. On ne ferme pas une voie, simplement pour mettre les automobilistes en colère. Encore faut-il avoir une finalité, un objectif. Très souvent, il y a des groupes de pression, des lobbys qui font que le projet ne verra jamais le jour. - Observer. William H. Whyte a écrit un livre sur ce sujet, sur la redécouverte des centres-villes (The Social Life of Small Urban Spaces). Il a essayé de voir comment les gens utilisaient les centres-villes en faisant des grands relevés topographiques. Nous avons fait la même chose. Vous voyez ici, ce qui se passe sur l’Astor Place qui est près de notre bureau. Vous voyez un espace public au centre et des signalisations au sol. Il faut savoir que 90 % des espaces publics, dans les villes, sont des rues, des voies et en général, ce sont des ingénieurs de la direction de l’équipement et des urbanistes qui ont entre leurs mains les ressources pour tracer, remodeler les routes. Les ingénieurs résolvent les problèmes, ils peuvent accélérer la vitesse des voitures qui empruntent ces routes et on leur dit au contraire qu’ils peuvent très bien faire ralentir les voitures. Tout dépend de ce que veulent les citoyens. Il ne faut pas augmenter autant que possible la capacité de circulation des voitures, accélérer leur nombre et la rapidité de circulation. Ce n’est pas nécessairement important. Le transport est l’un des éléments clés pour créer des espaces publics de qualité. Il faut être très proche des ingénieurs qui sont chargés des transports. Vous voyez un exemple à l’écran. Nous avons essayé d’observer les comportements des piétons et nous avons fait des relevés. Avec une caméra, nous avons filmé pendant toute une journée. Nous projetons cela sur du papier millimétré et nous traçons ensuite une ligne à chaque passage d’un piéton. Comme vous le voyez, personne n’utilise les passages prévus parce qu’ils ne sont pas bien conçus et que les trottoirs ne sont pas aux bons endroits, alors

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que beaucoup de personnes doivent traverser et que ces lieux sont extrêmement fréquentés. Aucune voie tracée n’est respectée. Cet espace a été trop pensé pour les voitures et insuffisamment pour les piétons. Vous voyez maintenant ce qui existe actuellement. Nous avons parlé avec les gens, nous avons étudié cet espace. Nous créons une sorte de vision, nous essayons de voir comment le site peut évoluer, sur la base des attentes des citoyens. Comme l’a dit Denis Pingaud, ils veulent de la convivialité, ils veulent pouvoir s’asseoir dehors. Nous avons fait une sorte de simulation de ce que souhaitaient les piétons, une simulation visuelle : plus d’espace pour les piétons et moins d’espace pour les voitures. La cohabitation sera beaucoup plus efficace pour les deux. Maintenant, le département des transports va pouvoir mettre en place cela. - Il est important d’avoir une vision. Les citoyens et usagers ont tellement l’habitude que rien ne marche jamais qu’ils baissent les bras. Parfois, il est nécessaire d’essayer plusieurs fois pour que cela finisse par marcher. Il ne faut pas se décourager. Se créer une vision est très important. Vous voyez un parc qui a été ouvert en Corée du Sud, en 2005. Cela devait être une parcelle redéployée dans la partie nord de Séoul. Il y a eu des controverses très importantes. Le gouvernement a décidé de ne pas vendre cet endroit à des promoteurs. C’est un territoire très vaste de 150 hectares. Il a été décidé de faire un parc écologique, avec des zones humides, un espace ludique pour les enfants, un programme de concerts, d’expositions, un lieu de loisirs, etc. Il a été décidé de faire un grand espace public, au lieu de remettre cet espace entre les mains des promoteurs. - La forme accompagne la fonction. Monsieur Monderman qui était un ingénieur néerlandais, spécialisé dans la circulation des voitures, a dit que la seule façon de sécuriser un croisement est d’en souligner la dangerosité. Il faut que les choses soient très claires. Il faut que les voitures sachent exactement où se trouve leur territoire. Sinon, il y a un risque de confusion entre les piétons et les voitures et une iniquité s’établit entre les plus vulnérables et les moins vulnérables. Il faut vraiment concevoir nos villes pour protéger en premier les personnes les plus vulnérables, c’est-à-dire les piétons, puis les cyclistes, ensuite les motos et enfin, les véhicules. Le plus important est-il de concevoir et d’urbaniser pour les automobilistes ou pour les piétons ? Nous pensons qu’il y a de la place pour partager l’espace intelligemment. - La triangulation. Il y a énormément d’arrêts de bus dans le « Orange County » en Californie. Vous voyez ici une personne qui attend le bus, juste à côté d’une poubelle surchargée et d’un terrain non occupé. L’endroit n’est vraiment pas très convivial ni très agréable. On peut regrouper les équipements et les usages dans les arrêts de bus. Il y a des petits espaces publics qui relient entre eux ces différents équipements et qui doivent être utilisés de la meilleure façon. A la place du terrain vague que vous avez vu tout à l’heure, il y a maintenant un café, avec une terrasse extérieure et un nouvel abribus a été installé. Maintenant, l’usager peut attendre tranquillement son bus dans le café ou lorsqu’il sort du bus, il peut aller prendre un café. Ce n’est plus un arrêt de bus très rébarbatif. C’est un lieu de passage, un lieu de transit qui relie la personne à son lieu de résidence. Nous pouvons faire des petites améliorations, même lorsque l’espace est restreint. - Débutez par « les géraniums » (les « pétunias »). Qu’est-ce que cela signifie ? Comme Oriol Clos l’a dit, il s’agit d’acupuncture urbaine. Il faut se lancer dans des petits projets de court terme. Vous voyez ici Paris Plage. Vous savez que Paris ferme ses bords de Seine pendant le mois d’août ; je crois qu’ils le font même maintenant pendant deux mois. Il y a des tas d’équipements temporaires (des kiosques, des murs d’escalade, des trampolines, une piscine, des transats, etc.). Il faut commencer par des petites interventions ponctuelles qui développent une citoyenneté. Les citoyens ne sont plus découragés ni apathiques ; ils comprennent que des choses peuvent être faites pour redécouvrir les espaces publics. Nous les aidons à redécouvrir leur ville de cette façon. - Ce n’est pas l’argent qui pose problème. Nous savons qu’il y a beaucoup de chômage et beaucoup de contraintes budgétaires, mais je dis quand même que ce n’est pas l’argent qui pose problème. Il faut pouvoir reconcevoir les espaces publics des grandes villes. Si l’on trouve les bons partenaires et si l’on crée une vision, on peut ensuite aller chercher les fonds, ce qui est beaucoup plus facile que d’aller les chercher en premier. Il faut trouver les partenaires et savoir ce que l’on veut avant de collecter les fonds. Vous voyez une illustration qui se trouve en Arménie. Après le terrible tremblement de terre, il s’agit de l’endroit où les réfugiés ont été accueillis pendant des années. Ils se trouvaient sur ce terrain très nu qui leur rappelait la

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tragédie qu’ils avaient connue. Nous avons fait une intervention pour créer un lieu. Nous avons créé un festival de trois jours. Tout était installé à titre temporaire. Il y avait des tentes, des kiosques provisoires. Il est important de penser aux espaces publics comme une scénographie un décor, avec du Wifi, de l’éclairage, avec des stands de vendeurs de glace. Il est très important de vendre des glaces pour que l’espace public prenne véritablement vie ! Sur cette trame, nous pouvons, au fil du temps, construire des petites choses. Il faut construire petit à petit pour être sûr de construire ce qu’il faut au bon moment et au bon endroit. Il faut par exemple planter des arbres où pourra être installé un marché... - Nous voulons mettre en place l’infrastructure, mais nous voulons aussi que les usages puissent être souples. Dans beaucoup de nos interventions, rien n’est fixe la première année. Nous bougeons et nous modulons. C’est de la gestion. Les gens réfléchissent à l’endroit où poser les chaises, au moment où il faut les remettre et les enlever. - Enfin, ce n’est jamais terminé, étant donné que le facteur le plus important est la gestion. Je suis heureuse d’avoir entendu ce terme plusieurs fois. Il s’agit de la forme, de l’adaptation dans le temps. Il y a aussi un rôle social, celui de la communauté et des citadins, mais il faut qu’ils aient participé à la vision et à la conception de l’espace public. C’est à cette condition qu’ils pourront dire qu’ils ont participé à cette idée, qu’ils y adhèrent, qu’ils ont participé à la création de telle ou telle chose. Quand les gens ont le sentiment qu’on leur a demandé leur avis, qu’on les a fait participer à la création d’un espace public, quel qu’il soit, ils maintiennent leur intérêt et ils seront vos alliés. C’est important parce que la gestion des espaces publics est partagée par de nombreux intervenants. L’autorité des transports peut créer une gare fabuleuse, mais elle ne va pas nécessairement gérer l’espace public qui l’entoure, ce qui ne rentre pas dans son domaine de compétence. Très souvent, les gens ne savent pas qui gère les espaces publics. Ils ne savent pas forcément que le département de la voirie gère les trottoirs, que le département des espaces publics s’occupe des espaces verts. Ils voient en revanche qu’il y a des déchets partout, que les arbres meurent et que tout est en mauvais état. Il est donc important de mettre en œuvre des équipes multidisciplinaires, d’avoir des représentants de tous les départements des services municipaux pour qu’ils se connaissent et qu’ils se parlent, afin de régler les problèmes au fur et à mesure qu’ils apparaissent. Il faut plusieurs disciplines pour créer un lieu. Tout ne réside pas dans le design, dans l’architecture. Il faut les citoyens pour faire un lieu. Les espaces publics ne peuvent pas être imposés ; ils doivent être créés par les citoyens. En Corée du Sud, à Séoul, beaucoup de boulevards ont été créés, mais personne ne les utilise et on ne sait pas très bien à quoi ils servent. Ils sont beaux, mais même monsieur Kim, qui est un président extraordinaire, dit qu’il ne sait pas très bien à quoi sert ce grand boulevard. Il faut que les citoyens participent. C’est magnifique de ne pas vraiment connaître le produit fini. Vous savez que ce sera un parc, mais vous ne savez pas très bien ce qu’il contiendra. Tout dépendra de l’apport des acteurs. Pour ma part, j’aime bien lorsqu’on me donne un budget pour un projet et que je ne sais pas très bien à quoi ressemblera le projet au final. Beaucoup d’acteurs participent à la vision. Vous voyez une représentation de toutes les disciplines, de tous les domaines de recherche qui s’intéressent à la création d’espaces publics. Ils savent que tel espace public les aidera dans leurs missions. Les associations piétonnes par exemple s’y intéressent parce que ce sont des espaces plus verts qui produisent moins de CO2. C’est important aussi pour l’agriculture. Si vous créez des espaces publics qui sont utilisés par l’agriculture, la ville s’étale moins. Il s’agit de tout un aréopage de bailleurs de fonds et d’acteurs. Des entreprises publiques, privées et mixtes s’intéressent aux mêmes objectifs. Il faut leur faire comprendre pourquoi de meilleurs espaces publics les aideront à réaliser leur vision et leurs missions. Elles ont un intérêt à soutenir la création d’espaces publics. Notre site web est www.pps.org. Nous publions une newsletter chaque mois et nous avons beaucoup de ressources. Il ne s’agit pas de réinventer la roue. Comme je vous l’ai déjà dit, nous travaillons depuis 35 ans et nous sommes une organisation non lucrative. Notre but est de diffuser les informations dont la plupart est en anglais, mais nous aimerions aussi avoir des informations sur vos projets. Nous pourrions les afficher sur notre site web. Nous sommes un point central d’informations qui parle des pratiques de création de lieux publics. Ala Al-Hamarneh, chercheur, Centre de recherche sur le monde arabe, Université de Mayence, Allemagne

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Vous avez très justement souligné l’un des conflits les plus importants de notre temps, le conflit entre l’architecture de contexte et l’architecture iconique, emblématique. Les décideurs font participer nos villes à cette espèce de course internationale à la création de monuments et d’icônes, alors que les résidents cherchent à améliorer leurs conditions de vie au quotidien. Cela nous ramène à ce qui fait un espace public. Je travaille avec mes étudiants à Hambourg et à Londres et nous avons posé des questions non pas aux gens dans la rue, mais aux manifestants, aux activistes qui veulent récupérer, reconquérir leurs espaces publics. Ils disent que la privatisation indirecte des espaces publics, c’est-à-dire la question de l’accessibilité, est très importante. Un autre élément primordial, c’est la sécurité. Il ne s’agit pas d’assurer la sécurité des espaces, mais les gens ont le sentiment de perdre leur espace privé. Ils estiment que les espaces publics ne sont plus publics s’ils sont mis sous surveillance 24 heures sur 24. Ma question est la suivante. Comment envisagez-vous la communauté ? Est-ce que l’on parle d’une masse de personnes, au moment même où il y a des négociations entre la société et les pouvoirs publics ? On parle aux leaders des communautés, aux activistes ? Hambourg et Londres sont d’excellents exemples de la participation du public, mais à un stade ultérieur et non pas en amont du projet. On présente un projet, les gens l’acceptent ou le refusent. S’ils le refusent, ils s’organisent et il y a une consultation. La communauté est impliquée plus tard, lorsqu’elle se rend compte qu’elle n’a pas été consultée et que ses intérêts ne sont pas pris en compte. Cynthia Nikitin Je crois qu’il ne faut pas faire venir les gens au projet, mais qu’il faut apporter le projet aux gens et leur présenter. Il y a toujours des activistes qui sont contre tout. Cela prend du temps, mais nous appelons cette démarche : « aller lentement pour aller vite ». Au départ, lorsque l’on consulte les citoyens, il y a de la méfiance, mais une fois que la vision commence à prendre forme, la confiance s’installe et on peut aller rapidement. On évite des réactions négatives de la part des résidents qui découvrent, en ouvrant le journal, ce que l’on va leur imposer. C’est un processus qui prend du temps, mais il en fait gagner. Nous allons voir les gens à la sortie de l’église le dimanche, nous nous rendons dans les fêtes de rues, nous allons dans les foyers pour personnes âgées. Nous essayons de trouver les leaders. Celui qui a l’épicerie en face du collège et que tout le monde connaît depuis l’âge de huit ans sert un peu d’ambassadeur local. Ce sont eux qui ont vraiment le lien avec les résidents. Il faut aller à leur rencontre et il faut les découvrir, et ce dans toutes les villes où nous travaillons. Il faut trouver ces animateurs, ces leaders. Souvent, lorsque l’on organise des consultations, les gens ne viennent pas. Les communautés marginalisées ne font souvent pas confiance aux consultations publiques, ne peuvent pas se déplacer ou faire garder leurs enfants. C’est donc à nous de faciliter le dialogue avec elles. Il ne s’agit pas seulement de les inviter, mais de leur dire comment se passent ces rencontres, leur dire qu’il y aura à manger, qu’il y aura quelqu’un pour garder leurs enfants et pour faire des animations. Il faut vraiment donner beaucoup de soi-même. Tous les architectes n’auront pas nécessairement envie de penser aux espaces publics autour de leurs bâtiments. C’est une tendance qui se confirme. Souvent, ce n’est pas la faute des architectes. Ce sont souvent les promoteurs ou les villes qui veulent faire construire un magnifique bâtiment et les architectes répondent à cette demande. Si vous voulez un tribunal très sécurisé, les architectes vont suivre le protocole. Les décideurs et les financeurs doivent comprendre l’importance de l’intégration d’un bâtiment dans son contexte environnemental, ce qui comprend les espaces publics. Enormément d’intervenants sont concernés. Florence Schaal Remi évoquait tout à l’heure la résolution que viennent d’adopter les Nations Unies, UN-Habitat. Peut-être, Thomas Melin, pouvez-vous nous en parler. Merci. Thomas Melin, conseiller supérieur de direction, UN-Habitat J’ai l’impression que l’on parle beaucoup des villes qui existent aujourd’hui et qui ne fonctionnent pas forcément bien parce que les choses ont été mal réalisées. Il faut un changement de cap. Sur les 2 000 dernières années, nous avons pu attirer 50 % de la population dans les villes. 50 % de la population vit désormais en milieu urbain, mais cette population est appelée à doubler encore en trente ans. Il y aura donc à affronter la création d’une ou deux nouvelles villes par jour, dans les trente années à venir. Sur tous ces nouveaux

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citadins qui sont nés ou qui viennent vivre dans les villes, nous pensons qu’environ six millions par an vivront dans des bidonvilles. Lorsque l’on parle de ces lieux, des rues, des places qui sont dans l’hémisphère sud, on parle donc un peu du salon de ces personnes. C’est l’endroit où ils se rencontrent, où ils font des affaires. En tout début de présentation, vous avez parlé d’espaces de vente et vous avez parlé de l’économie locale. Je crois qu’il ne faut pas oublier que dans de nombreuses régions du monde, règne ce que l’on appelle le secteur informel, mais que ce secteur informel constitue alors la norme et l’espace public est le lieu de développement de ce secteur. Nous avons parlé de Paris, de Rome, de Londres et nous parlons de mixité dans ces lieux. En fait, pour la majorité de la planète, il s’agit d’espaces de simple survie. Nous avons tiré les enseignements de ces modèles de villes, mais ces enseignements proviennent surtout de l’hémisphère nord. Il faudra les transposer à l’hémisphère sud, là où les nouvelles villes se construisent aujourd’hui. Nous avons donc l’occasion de faire les choses bien dès le départ, ce qui est beaucoup plus facile que de devoir mener des actions correctrices après coup. Une ville par jour apparaît et si nous avons la possibilité d’intervenir en amont, nous pourrons faire des miracles. Nous pourrons également peut-être créer un monde durable, pérenne. Si au contraire, nous perpétuons les modèles d’exclusion et de fracture sociale, nous verrons beaucoup de révolutions, qui démarrent toujours dans des endroits publics, dans les villes. Lors du dernier conseil de gouvernance qui s’est tenu il y a un mois, le Kenya s’est levé pour parler avec le Mexique et l’Ouganda et ils ont dit qu’ils souhaitaient que l’UN-Habitat travaille plus dans le domaine des espaces publics. Vous avez peut-être l’impression qu’il s’agit d’un document supplémentaire dans toute cette bureaucratie onusienne, mais ce n’est pas le cas. Ce sont des injonctions. Nous devrons travailler plus sur les espaces publics, dans les deux années à venir et nous devrons faire un rapport au prochain conseil de gouvernance dans deux ans. Cette résolution est rédigée d’une manière qui est peut-être peu percutante et peu incisive. Il n’y a aucun fonds ni aucun moyen rattaché. Qu’allons-nous faire ? Nous allons trouver des intervenants qui travaillent dans le domaine des espaces publics, nous allons faire un recensement des bonnes pratiques, nous allons diffuser ces bonnes pratiques auprès de tous nos membres et nous essaierons de convaincre les autorités publiques, les maires, les ministres, de l’importance des espaces publics dans les politiques de la ville. C’est donc un mandat assez large. La résolution nous oblige aussi à travailler avec des partenaires. Vous qui êtes ici êtes encouragés à devenir partenaires d’UN-Habitat dans les quelques années à venir, pour faire passer le message qu’il n’y a pas de ville durable sans espace public. Nous avons donc deux ans pour mener un travail assez intense sur les espaces publics. Il s’agit de recueillir toutes les informations à disposition autour de la planète et de diffuser ces informations à tous ceux qui ne sont pas au courant. Vous pourrez voir tous ces éléments sur notre site web. Nous devons également trouver des pays où nous pouvons mener des projets pilotes spécifiques, avec des partenaires. Florence Schaal Carles Llop, architecte, Premier Prix d’Urbanisme de la Biennale d’Architecture et d’Urbanisme d’Espagne 2011. Avec son cabinet Jornet – Llop - Pastor, Carles Llop est en particulier à l’origine de la rénovation du quartier de La Mina, qui est un symbole de la transformation d’un quartier grâce et par ses espaces publics.

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Quand les infrastructures de mobilité deviennent espaces publics, Carles Llop, architecte et directeur du département d’urbanisme et de planification, Université polytechnique de Catalogne Je pense que les meilleurs experts de la ville sont nos adorables amis les chauffeurs de taxi. Ils s’amusent, ils nous amusent, ils nous informent, ou même, ils « s’engueulent », ils nous « engueulent », parce que tous les jours, ils sont en conflit permanent avec les piétons, avec la municipalité, avec les élus qui cherchent à gérer la ville d’un point de vue fonctionnel et politique. Les chauffeurs de taxis sont donc les indicateurs, les personnes qui connaissent le mieux la ville. Ils ont les idées très claires. Quand on parle d’espace public, on peut faire une confusion entre l’espace de la municipalité, l’espace du secteur public et les lieux collectifs. Or, les espaces publics sont des lieux collectifs, des espaces accessibles, qui sont grands, hospitaliers – je ne veux pas dire gratuits –, qui donnent la possibilité de mutualiser, de conflictualiser, d’être inscrits dans la vie quotidienne ; une vie quotidienne qui n’est pas seulement le bonheur et la bonté, qui nous feraient tomber dans un « bonisme » de la ville qui serait très dangereux… Surtout actuellement, quand la crise économique nous place dans une situation politique d’entrepreneurs, dans une situation de concepteurs, mais aussi à l’heure où nous avons une certaine nostalgie d’une ville qui n’existe plus ; une ville qui a toujours été conceptualisée avec un centre, avec des lieux historiques. Nous habitons dans une ville qui est un melting-pot, un « mixed colloidal », une ville qui, de plus en plus, est une multiplicité de formes, mais surtout une multiplicité de scénarios. Selon moi, la crise économique génère une nouvelle conception des villes, que j’aime bien appeler la « ville mosaïque territoriale », où il y a plusieurs situations, plusieurs demandes, plusieurs besoins, plusieurs citoyennetés, plusieurs formes d’urbanité qui se manifestent. Ce sont des considérations à prendre en compte pour parler d’espace public et dire, que c’est un bon lieu mais surtout, un bon projet. À propos de projet, je suis tout à fait d’accord avec la présentation qui vient d’être faite par Cynthia Nikitin : quand on parle de projet, on ne parle pas seulement de design, mais de dispositifs qui nous permettent de faire de la ville « urbs, civitas, polis ». Donc, de faire de la ville une place bien organisée, même s’il est difficile de faire de la ville une place où les projets culturels sont en interaction, une ville de trans-urbanité, où les personnages masqués peuvent trouver, dans les espaces, les lieux communs, la capacité d’interaction, la capacité de créer le nouveau, de résoudre les demandes. Donc, nous recherchons un espace public qui soit la synthèse des possibilités réelles et qui surtout invente la possibilité de créer de nouvelles situations. Peu importe que ce soit public ou privé ; la question n’est pas là. Tous ensemble, public et privé, nous devons trouver les conditions concrètes pour améliorer, profiter de l’inversion du capital, qu’il soit d’origine publique ou privée. J’ai fait cette introduction parce que je me pose la question suivante : pourquoi encore l’espace public et les infrastructures ? Parce qu’il n’existe pas d’espace public s’il n’y a pas une très grande organisation urbaine. Il n’existe pas d’espace public qui puisse être ouvert à tout le monde sans une organisation sociale, politique permettant d’être très généreux pour offrir, pour partager, pour s’approprier, pour tous les verbes que l’on peut imaginer afin de faire de la ville un lieu de complexité : complexité sociale, complexité des pouvoirs politiques, complexité des envies privées, complexité de la capacité d’innovation. Voilà « las Ramblas » de Barcelone. Vous les connaissez tous. Je vous invite à regarder les travaux réalisés par le laboratoire d’urbanisme de Barcelone sur « las Ramblas ». Pour certains, « las Ramblas » est un paradigme d’espace public. Pour un Barcelonais, c’est un lieu de « merde » – excusez-moi –, parce que c’est un lieu où l’on ne trouve plus les conditions de normalité, de quotidienneté. On est toujours apostrophé par ceux qui veulent vendre, qui veulent vous « engueuler », par ceux qui veulent vous déranger, par ceux qui ont des intérêts très obscurs. « Las Ramblas », c’est en même temps la merveille et la « merde ». C’est cela, un espace public. Mais « las Ramblas » est un espace très intéressant. C’est un espace historique qui vient du projet de couvrir un ruisseau qui existait là. Il a été conçu à partir de projets d’ingénierie, d’architecture, d’un projet politique. C’est la synthèse d’une histoire, d’une évolution, d’un processus, à l’instar d’un bon vin : quand on boit un bon vin, on ne boit pas seulement un liquide - on boit une quantité d’informations. Tel est l’espace public qu’à mon avis, nous devons rechercher.

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Quel type d’espace public ? Un espace multiplex, comme en informatique. Un espace qui nous raconte le réel, mais aussi le virtuel, qui peut construire les bases des rapports sociaux, sociétaux, mais surtout, qui peut permettre l’écologie du « habiter », l’économie de la créativité, l’esthétique de l’ « habitabilité mutuelle », l’ingénierie du génie, les ressources des investissements et la génération de flux économiques, ce qui, pour moi, est le plus important. L’espace public n’existe que s’il y a une très grande confrontation créative. On dit que l’espace public est un lieu où se reposer, se détendre. À mon sens, c’est tout le contraire : c’est un lieu où bouger, un lieu qui stimule, qui motive. Comme le dit l’ancien maire de Barcelone, Joan Clos, l’espace public est le lieu où trouver ce que l’on ne cherche pas. Un espace public qui ne provoque pas ce type de situation est un espace public « gentrifié », mort ; c’est un espace public qui ne répond pas à la ville réelle, qui ne répond pas aux défis des élus, des maires. Ce que demande le maire, c’est qu’il soit clair, fonctionnel, efficient du point de vue économique et capable de résoudre, du point de vue social, les grands enjeux de la ville, à savoir la convivialité dans la différence, dans la diversité. Parce que nous cherchons chacun notre place. Les places sont des espaces créatifs pour faire la nouvelle ville. Vous voyez là un très grand espace public : la rue Eugène Hénard – pour nos amis français… La rue, ce ne sont pas seulement les trottoirs ou les arbres, les jardins ou les fleurs ; c’est aussi l’infrastructure, c'est-à-dire les éléments techniques qui nous permettent de tisser la tridimensionnalité, la quadri-dimensionnalité d’une rue future, d’une rue contemporaine : le sous-sol, les trottoirs, le rez-de-chaussée de la ville, mais aussi l’air. On oublie souvent que c’est dans l’air qu’il y a toutes les informations de la mondialisation, de la globalisation. On doit penser les infrastructures non seulement comme un investissement sur l’ingénierie des plafonds, sur l’ingénierie des structures, mais aussi comme quelque chose qui sert à tisser. Je vais vous exposer quelques principes très simples et je vous présenterai ensuite quelques projets, parce que je pense qu’à la fin, si l’on ne construit pas, si l’on ne matérialise pas, on ne fait jamais d’innovation de l’espace public. Je vous propose de ne pas penser l’espace public de façon dissociée, sans penser le vrai espace des gens de la ville, qui est l’habitabilité, l’activité, donc, la mobilité. C’est pour cela que j’aime bien parler de ville « HAM » (habitabilité/activité/mobilité). Pourquoi fait-on des parkings ? Pour le plaisir d’y mettre des voitures ? Non. On fait des parkings parce qu’on doit gérer la mobilité en ville, parce qu’on doit provoquer, améliorer les capacités de l’activité économique, de l’activité sociale, de l’activité culturelle, dans la ville qui est fondée sur les lieux en commun, les places de l’habitabilité, les enclaves d’activité et la « mo-bi-li-té ». Donc, un espace public sans voiture… – cela dépend. Un espace public partagé sans se diviser, mais sans faire aucune contrainte, sans décision négative pour aucun des éléments de la rue. Voici le tram urbain de Barcelone, dont le design et la structure nous permettent d’évoluer, de changer. C’est pourquoi un espace public, des infrastructures qui n’ont pas d’ordre n’existent pas. Il faut construire, bâtir l’ordre des villes. À cet égard, la clarté, la visibilité dans la capacité concrète de faire les projets sont très importantes. J’en arrive au premier projet. Dans la ville mosaïque territoriale, la première infrastructure est le territoire. On a abandonné la capacité de maîtrise du territoire comme le grand élément infrastructurel. Il faut augmenter les infrastructures artificielles, mais le territoire reste la première infrastructure. À Barcelone, si l’on compare cette cartographie avec la cartographie de la multiplicité des projets urbains, on comprend bien qu’Ildefonso Cerdà, avec le plan de « l’Eixample », avait une très grande capacité d’anticipation, en construisant le projet économique, en passant des infrastructures au charbon à l’énergie électrique, puis aux autres énergies, à la croissance de l’économie fordiste et, même à cette époque, à l’économie de la connaissance, de l’innovation. Mais c’est parce qu’il a trouvé un modèle d’implantation, avec la grille et les diagonales sur cette grille, qui a permis 150 années d’évolution d’un urbanisme très clair – à travers les rues et les places, et rien de plus. Les rues et les places sont les éléments qui ont une grammaire très claire. Je pense que nous sommes tombés dans l’apologie du « tout est possible, tout est permis ». Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je pense qu’il faut revenir à une grammaire très simple de la ville. Il y a des endroits qui sont des « gated commmunities », il y a des banlieues pour parquer des gens hors de la ville. Cela ne forme pas une ville ; ce sont des morceaux de tissu. Il faut réinventer des lois très simples et très claires, que tout le monde comprend.

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Même quand on construit de grands axes de contournement comme « La Ronda » ou le périphérique de Paris, on introduit un nouveau type de voirie, de boulevard, un nouveau type d’ingénierie dans la construction d’une ville. Quand on parle de l’espace public, on voit des gens qui prennent le soleil, qui boivent un verre. Mais on doit aussi parler du ventre, de ce qui fait fonctionner les espaces et les structures. Sans les éléments de technologie et de construction, on ne peut pas parler d’espaces publics. Faisons un petit voyage très rapide. Pour Barcelone, c’est très simple. Oriol Clos vous a sans doute bien présenté la situation de Barcelone. Voici une image qui a été prise en 1979. J’étais étudiant en architecture. Je suis arrivé dans la grande ville, le paradigme de l’urbanisme espagnol catalan. Nous allions au centre historique, plaça San Jaume, nous allions à l’Eixample… Mais quand on allait dans les quartiers vers la montagne, on voyait une ville qui n’était pas une ville : c’étaient des morceaux de ville. L’acupuncture urbaine consiste à agir sur les lieux précis où l’on peut avoir des influences très claires, pour réunir les conditions d’interaction, de sociabilité, pour favoriser la nouvelle économie, avoir le même sens identitaire dans le centre et dans la périphérie. C’est ce que nous avons fait pendant ces dernières années à Barcelone. C’est ce qui a fait bouger l’intérêt du public, l’intérêt du projet politique et même, les flux économiques. En 1979, c’était un peu comme actuellement ; la situation économique n’était pas très gaie. Et nous avons essayé de réinventer les conditions de l’espace social, les conditions d’une ville qui offre la possibilité d’être partout, avec la liberté, la gratuité, les potentialités d’endroits plus centraux. Voici Nou Baris, Via Julia… Nous travaillons même dans de petites rues comme celle-là, dans un quartier à Santa Coloma de Gramanet, où les gens ne pouvaient pas atteindre les hauteurs. Nous essayons de travailler partout dans le sens de la socialisation, de l’explosion de la qualité urbaine. Un de mes amis dit qu’on peut voir la qualité d’une ville à la qualité de ses trottoirs. C’est très juste. Il faut construire la ville. Il faut favoriser les dispositifs qui permettent aux citoyens de se rencontrer. Mais on ne peut pas laisser l’infrastructure seulement aux citoyens. Voici l’exemple très polémique de notre ami Manuel De Solà-Morales, auteur du projet sur le Moll de la Fusta. Il faut savoir que Barcelone n’arrivait pas à la mer. Il était impossible d’aller à la mer, dans les années quatre-vingts. Elle était à 200 ou 300 mètres. On a fait coexister une grande autoroute, sur le littoral, avec des circuits et promenades d’agrément. Cet exemple me permet d’insister sur la nécessité de projets de dimension pédagogique. Les projets doivent encourager la citoyenneté, amplifier les possibilités de ce que l’on fait. Après l’intervention de Manuel De Solà-Morales sur le Moll de la Fusta, vous pouvez voir la configuration du littoral de Barcelone, qui a abouti à des modèles très conflictuels, mais aussi intéressants, comme « l’Espai Forum », qui fonctionne aux bioénergies, la station d’épuration ou les infrastructures structures qui sont sous la grande dalle. Voici ce que nos chers amis de Landscape + Urbanism appellent « le nœud de la Trinitat » –C’est l’espace de voirie où passent le plus grand nombre de voitures en Catalogne. Cette très grande porte de Barcelone est aussi fréquentée et visitée parce qu’elle est plantée d’arbres. Ce n’est pas seulement une infrastructure de voirie, mais aussi un équipement de loisirs, un grand parc. Un autre exemple magnifique évoque l’épaisseur. Je vous propose un élément de débat : tout le monde est obsédé par la légèreté des infrastructures ; il faut faire plus souple, simplifier… Pour ma part, je ne suis pas du tout d’accord ; je pense que les infrastructures, la bonne architecture doit être très épaisse, avoir une masse très importante. Pourquoi faire juste un pont sur une autoroute ? Voici un projet de Sergi Godia, de « l’Area metropolitana de Barcelona », à un endroit de la métropole, la porte sud, qui mène à l’aéroport. On peut faire un pont sur une autoroute pour connecter des quartiers, mais on peut aussi l’élargir un peu pour faire un parc, un espace public, un parking… Quand on fait un investissement de capital fixe, on peut mettre beaucoup de soin à construire toutes sortes de choses sur le même site. Ce pont, qui est une infrastructure, est aussi une dalle sur laquelle on mettra un parc, une grande place. C’est un moyen de donner libre cours à la capacité créative, de créer des espaces identitaires dans la banlieue. C’est donc une infrastructure, avec tout ce que comporte le mot. J’adore quand mon ami Sergi Godia expose son projet : « quand tu es pressé sur l’autoroute, tu te détends un peu, parce que tu vois une ligne de lumière qui apparaît là, qui fait d’un lieu quelconque un endroit significatif, très reconnu dans la structure métropolitaine ». Cet espace public, cette

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infrastructure, c’est la ville qui passe. J’aime beaucoup le concept de David Mangin, « la ville passante ». Je veux aussi la penser ainsi : la ville qui arrive partout, la ville qui n’a pas de volonté de colonisation, de refermer ses limites, mais la ville qui prolonge ses capacités urbaines par toute la multiplicité des situations morphologiques territoriales. Voici le parc de la « Solidaritat d’Esplugues ». C’est très complexe, mais en même temps, très simple : une voie ferrée, l’entrée du TGV venant de Madrid a permis, dans des quartiers très denses, très conflictuels, très pauvres, de créer une rationalisation des coupes des dalles à travers la conception d’un projet qui va plus loin que la construction de l’entrée du TGV. C’est également un projet de Sergi Godia avec « Barcelona Regional ». Vous voyez le quartier, avec la voie ferrée, sur cette aire qui n’est pas tellement grande, puisqu’elle ne fait que 5,64 hectares. Cet espace séparait la ville et créait des dysfonctions dans sa continuité. Le travail sur coupe a cherché les particularités d’un côté et de l’autre. Il y a un manteau vert, mais aussi un mur vert. Les reconnexions des rues passent au-dessus de cette infrastructure. C’est une construction qui cherche aussi à valoriser les logements, les espaces privés qui sont à côté. Ce n’est donc pas seulement une question d’espace public, mais aussi une question d’amélioration de l’espace privé. Cette construction, du point de vue de l’ingénierie, travaille avec cette poutre maîtresse, ce pont, qui permet de faire tous ces chantiers en même temps que le passage du train. La circulation du train n’est pas interrompue. Je n’entre pas davantage dans le détail de ce projet, mais ce sont des infrastructures canaux de complexité, canaux multiplex, qui n’ont pas qu’une seule fonction de connexion, mais beaucoup de capacités de reprogrammer, de régénérer la ville. Éric Alonzo, architecte-urbaniste, codirecteur du DSA d'architecte-urbaniste, École d’architecture de Marne-la-Vallée L’une des grandes leçons de Barcelone est cette capacité de faire l’espace public avec de grandes infrastructures. En ce qui concerne tout le travail sur les places, les rues, dont nous avons beaucoup parlé jusqu’à présent, dans les grandes métropoles, l’affaire est entendue. En France, on sait très bien s’occuper de piétonisation de centres-villes, de tramway, etc. Ce que nous montre Barcelone depuis maintenant trente ans, et dont le Moll de la Fusta, de Manuel De Solà-Morales est peut-être le premier jalon, suivi d’autres, c’est que l’on peut aussi conduire cette approche intégrée de projets à travers de grandes infrastructures, de grands niveaux de complexité, un poids technique important. En France, notamment et en Europe, on tombe en général dans des logiques sectorielles, quand on passe à ce niveau d’échelle. On parle souvent d’impact, d’intégration, de mesures compensatoires ; c’est une façon un peu cosmétique et défensive de traiter ces objets. Barcelone nous montre qu’une autoroute peut être une chance pour le quartier qui la traverse. Parmi les leçons que nous donne Barcelone, c’est une de celles qui a le plus de difficultés à passer chez nous, alors que c’est un sujet entièrement entendu chez les architectes et qu’elle a vingt ans. Florence Schaal Carles Llop, je vous propose de nous présenter le quartier de La Mina où vous allez nous emmener par la suite. Carles Llop Je vous raconte l’histoire d’un quartier, La Mina, qui est né prématurément, hors de la ville, dans les années soixante-dix, parce qu’il fallait reloger des personnes qui habitaient dans des baraques et qui vivaient dans des conditions sociales et humaines très mauvaises. Le quartier de La Mina couvre près de 25 hectares et accueillait 10 000 à 12 000 personnes – on ne savait pas exactement combien ils étaient. On nous a demandé de travailler sur le quartier de La Mina en l’an 2000. Cette année-là, à Barcelone, les transformations littorales arrivaient à La Mina. La métropole était en train de développer « le Forum » pour le Forum des cultures de 2004 et devait donc faire quelque chose au quartier de La Mina. C’est un quartier très connu. C’était donc un quartier stigmatisé. Quand on nous a proposé de travailler sur ce site, nous avons décidé de ne rien dessiner pour commencer, mais de faire trois choses. Nous avons d’abord demandé une étude à nos collègues de l’Université polytechnique de Barcelone sur l’état des bâtiments, qui étaient en béton et d’une capacité portante et structurelle incroyable. Ils nous ont dit que nous pouvions faire ce que nous voulions avec ces bâtiments, mais qu’il ne fallait pas les démolir, parce que c’étaient les bâtiments les plus sûrs,

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les plus hyperstatiques de Barcelone. Il ne s’agissait pas de démolir pour renouveler le quartier, comme c’était la tendance. Ensuite, nous avons étudié la densité et le nombre de logements. La Mina est moins dense que l’Eixample ou que Ciutat Vella. Il n’y avait donc pas d’argument pour diminuer la quantité de logements. Au contraire, les hypothèses que nous avons proposées consistaient à travailler avec plus de diversité, donc à introduire plus de logements, de manière à créer plus de diversité sociale. Les Mineros, les habitants de La Mina, voulaient que les nouveaux logements soient pour eux et pour leurs enfants. Mais les concepteurs ont décidé que les nouveaux logements accueilleraient de nouvelles personnes, issues d’autres classes sociales. Cela permettait également de récupérer de la plus-value. Enfin, nous avons choisi d’intervenir surtout sur les espaces publics, les équipements, les loisirs. Pour cela, nous avons coupé le quartier pour introduire une rambla. Les gens de La Mina connaissaient « Rambla Catalunya », « Rambla de las Flores ». Nous leur avons dit que nous leur ferions une rambla de la même dimension que « Rambla Catalunya », augmentée d’une bande de 10 mètres pour introduire le tramway. Le tramway est un moyen d’articulation urbaine métropolitaine, donc, de sociabilité, d’interaction. C’est une infrastructure qui est compréhensible, assimilable, qui offre aux gens de La Mina le même rêve qu’aux autres citoyens de Barcelone – c’était ce que nous recherchions. L’intervention, dans ce quartier, visait donc davantage de logements et la création d’un espace public clair, appropriable, lisible : une rambla, c'est-à-dire l’introduction de la mobilité. Nous avons commencé en 2000 et terminé en 2010. L’investissement était de 173 M€, donc pas démesuré. Voyez les images : La Mina est près du fleuve Besos, presque en dehors de Barcelone dans les années 2000. Le quartier avait une quantité infernale d’infrastructures : autoroutes, voies ferrées, mais n’était pas connecté. Il était impossible de savoir comment se rendre à La Mina. À gauche, il y avait des projets intéressants, à l’origine, avec les traditionnels espaces publics, la grande place, des espaces de multiplicité technologique, mais, à la fin, une standardisation avec les mêmes blocs… Si Le Corbusier avait vu La Mina, il aurait demandé où était son toit jardin, où étaient ses pilotis, où était la mixité. Ce n’est pas la faute du modernisme de Le Corbusier. C’est la faute des architectes, qui ont mal interprété comment faire ce type de bâtiment. En onze mois, nous avons pratiquement construit tous ces bâtiments. Voici la situation en 1975. Sur le dessin de gauche, La Mina, en bleu, est au centre de toute la transformation urbaine très intense de Barcelone : la Sagrera (gare TGV), l’ouverture de la prolongation de la diagonale, la transformation du Forum… La Mina est un lieu central. C’est un effet que nous avons provoqué. Un zip, une fermeture éclair a été créée avec la rambla qui réunit les principes de centralité, de diversité et d’échange. La centralité vient donner la reconnaissance très claire d’un type d’espace public que tout le monde peut comprendre, la rambla. La diversité vient avec la multiplicité des logements. Vous voyez sur ce graphique le processus où l’on explique la conception du projet, qui a été vraiment partagée et discutée avec les Mineros, les habitants de La Mina. Cela me réjouit beaucoup, parce qu’ils étaient demandeurs. Cette diapositive montre la rambla ouverte, avec l’espace de tramway ; la qualité du projet d’urbanisation est la même que pour le centre de Barcelone. Le premier jour qu’un chauffeur de tramway devait desservir La Mina, il s’est arrêté en disant qu’il n’y entrerait pas. Il est entré, il a vu qu’il ne se passait rien et il a continué. Le premier bâtiment que nous avons construit à La Mina était le commissariat de police - c’était le commissariat de la métropole de Barcelone le plus tranquille : personne ne l’appelait. Maintenant, c’est un commissariat normal - on l’appelle pour lui signaler des incidents. On est entré dans un processus d’une certaine normalité. La ville ne s’arrête jamais. Je préfère associer la ville aux Alpes qu’au plateau espagnol, où l’on monte et, lorsque l’on est en haut, on est arrivé. Dans les Alpes, on n’arrive jamais au sommet ; on est toujours en train de monter. La ville est ainsi.

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Session 2 : Quelle gouvernance des espaces publics ? Florence Schaal Nous allons désormais aborder les enjeux de gouvernance des espaces publics. Marcus Zepf va présenter l’étude qu’il a réalisée, à partir de 8 cas. Puis nous aborderons la question de la négociation de l’espace public du point de vue d’un élu, avec Renaud Muselier. Deux expériences intéressantes sur les frontières du privé et du public seront présentées par Monsieur Büttner et par Simon T.Orchard (Unibail Rodamco). Enfin, Rémy Pagani partagera une expérience de montée des «citoyens » dans la gouvernance à partir de l’exemple de la ville de Genève. Marcus Zepf, urbaniste, chercheur, Institut d’Urbanisme de Grenoble Je vais vous emmener visiter huit métropoles du monde, non en quatre-vingts jours, mais en trente minutes. L’étude est intitulée « Gouvernance des espaces publics - repères internationaux ». En quelque sorte, on pourrait reformuler la question en : comment fabriquer la complexité évoquée hier par Oriol Clos ? Selon un chercheur en sciences politiques, Patrick Le Galès, la gouvernance est un phénomène de bricolage de l'action publique d'importance, de mécanismes de coordination et de contrôle et un brouillage entre le domaine public et le domaine privé. L’étude que je vais vous présenter a été réalisée par un collectif de chercheurs. Son objectif était de montrer à la fois la diversité des objets, des origines et des figures. Quelles sont les figures ? Vous êtes en possession d’un fascicule contenant des fiches présentant chacun des cas. Je n’insisterai pas sur les huit projets, parce que ce serait trop long, j’en développerai quatre, qui sont emblématiques, pour en tirer ensuite quelques hypothèses et leçons dont nous pourrons discuter ensemble. Voici les 8 cas étudiés :

- Le cas des jardins partagés de Berlin, qui correspond à une figure d’agriculture urbaine nomade ;

- La Highline à New York, une friche d’infrastructure transformée dans le cadre d’une reconquête urbaine en une trame verte ;

- La gare de St. Pancras à Londres, véritable « machine à flux » ; - Le quartier de HafenCity à Hambourg, figure du « tout accessible » ; - Paris Plage, espace public éphémère ; - Le quartier de Saifi Village, à Beyrouth, devenu un lieu dit « de consommation

ostentatoire » et symbole de l’espace public pouvant relever du syndrome de la « gated community » ;

- Le quartier de Hoxton, à Londres, où l’espace public a été renouvellé par l’art ; - Montréal souterrain et ses espaces publics invisibles.

Laissez-moi vous expliquer les spécificités en terme de gouvernance des cas étudiés :

- Revenons sur Berlin, dans le quartier très populaire de Kreuzberg, un quartier marqué par une forte immigration notamment turque, l’espace public a pour objectif de créer du lien social. Deux personnes, qui, à priori, n’ont rien à voir avec le jardinage et l’agriculture urbaine, ont créé une association pour se réapproprier temporairement des friches industrielles. Ils ignorent de combien de temps ils peuvent disposer de ce terrain. L’idée est donc de créer un système de jardins posés dans des bacs, qui pourront être déplacés et investir les différentes friches au fur et à mesure.

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Regardons les acteurs : les acteurs dominants sont la société d’utilité publique, qui est une sorte de société solidaire, « Nomadisch Grün – le vert nomade », les habitants qui ont été sollicités pour apporter leur savoir-faire, la commune qui a accompagné le projet en essayant de limiter la spéculation et accompagné Nomadisch Grün dans sa recherche de financements.

- Concernant la Highline de New York. Ce projet se situe à une échelle territoriale un peu

plus grande, puisque c’est une ancienne infrastructure ferroviaire qui a été désaffectée et qui a fait l’objet d’une réflexion entre les habitants et les artistes sur un réaménagement qui pourrait valoriser et créer des liens entre différents quartiers, donc une requalification entre créativité artistique et vitalité urbaine. C’est un concept d’espace public « paysage-promenade ». Les acteurs sont principalement l’association « Friends of the Highline », qui associe les riverains qui peuvent ainsi promouvoir leurs idées auprès des architectes et des artistes et qui sont les interlocuteurs dans le cadre des négociations entre promoteurs et élus.

- Pour la Gare de St. Pancras, l’approche de requalification urbaine devait modifier l’image du quartier insalubre. Le parti-pris fut de créer l’espace public à l’intérieur de la gare. Ce projet est très orienté vers des fonctions extensives de services et de nouvelle urbanité. On pourrait dire que l’on essaie de reproduire l’image de l’espace public urbain dans un lieu couvert et régi par des propriétaires. Les acteurs sont les propriétaires de la gare, la commune de Kings Cross, les entreprises de services et les opérateurs, qui jouent un rôle très important dans le fonctionnement de cet espace public, puisqu’ils définissent les règles d’accès. Ainsi, dans la gare de St. Pancras, l’accès au Wifi est public, mais fourni par un opérateur de télécommunication privé, qui impose ses règles : vous n’avez pas forcément la liberté intégrale d’accéder à tous les sites Internet. C’est donc une situation dans laquelle on essaie de contrôler, de maîtriser, dans un contexte où la sécurité du lieu joue aussi un rôle important. La question de la gouvernance se pose : est-elle orientée par un master-plan, par une programmation qu’il faut respecter ? En fin de compte, quel est le résultat en termes de publicité, de qualité dans cet espace ?

- La « presqu’île » de la HafenCity était l’ancien port franc, c’est un espace de la ville situé juste à côté de l’hyper centre de Hambourg, mais qui n’était pas accessible. À l’époque où le port était en activité, il fallait montrer son passeport pour aller sur le port franc ; vous n’étiez plus en Allemagne. Avec les évolutions économiques et la croissance des bateaux containers, cet ancien lieu d’entreposage et de stockage a été libéré. Dès lors, on pouvait donner accès à cette partie de la ville. Le terrain est assez grand, puisqu’il couvre 155 hectares, entourés d’eau, ce qui offre la possibilité de créer des « water fronts ». La ville de Hambourg, propriétaire de ces terrains, a créé la SARL Hafen City qui, avec un bureau d’architecture, a travaillé sur un master-plan pour définir l’espace public du site. L’un des principes de création de cet espace public est l’hétérogénéité des usages. Sur les différentes parcelles, on trouve du logement, un peu d’industrie légère, des équipements… L’espace est desservi par des infrastructures de transport. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est l’accessibilité du public ; les zones colorées en jaune, en vert et en vert foncé sont des terrains non construits ; mais les terrains en jaune sont des espaces de propriété privée. Cependant, le master-plan prescrit que ces terrains doivent être accessibles au public. On peut se demander pourquoi ce souci de donner une accessibilité à tous les Hambourgeois, parce que le projet est relativement élitiste. C’est un terrain de jeu foncier fantastique à valoriser et, comme les Hambourgeois sont traditionnellement des marchands, depuis la ville de la Hanse, ils

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ont la compétence de faire de l’argent et des contrats. C’est ce qu’ils ont mis à profit sur ce terrain, tout en précisant que tout Hambourgeois devait profiter de cet espace, même s’il n’était pas capable de payer un loyer de 4 000 ou 5 000 €, puisque les logements sont d’un standing relativement élevé. 200 promoteurs ont travaillé dans cet espace et quasiment tout a été contractualisé : non seulement l’accessibilité, mais aussi le fait qu’il faut accepter les mendiants – c’est inscrit dans le contrat – et l’interdiction de s’y rendre à bicyclette. Ce point est un peu étonnant, dans un espace public, mais c’est l’esprit d’un espace public où l’on essaie d’anticiper l’image de cette Hafen City, qui doit être relativement paisible, très piétonne et accessible partout. Comme me l’a précisé Juliane Pegels, ce type de contrat s’appelle un « Brockhaus-Vertrag », sachant que le « Brockhaus » est l’équivalent du Petit Robert ; c’est dire si le contrat est consistant…

- Nous passons rapidement à Beyrouth, au Liban, pour étudier la reconstruction d’un quartier, après la guerre, où c’est une entreprise privée, cette fois-ci, qui est l’acteur dominant. Elle veut mettre en avant une image d’objet de consommation de luxe et qui contrôle tout. Elle choisit et trie sur le volet les commerçants qui peuvent intégrer ce quartier et va même jusqu’à ne pas donner accès à certains usagers qui voudraient le traverser, par l’intermédiaire de vigiles. Les principaux acteurs sont l’entreprise Solidere, les commerçants affiliés et les usagers. Aujourd'hui, on constate que pour cette entreprise, il est relativement difficile de contrôler l’accès, que l’image recherchée est en train de s’abîmer un peu et que le quartier intègre un peu la réalité de Beyrouth.

- Je ne m’étendrai pas sur celui de Paris Plage, que vous connaissez. C’est un espace

public éphémère, avec un souci de scénographie de références culturelles. L’initiative est principalement publique, puisqu’elle émane de la mairie de Paris, acteur public, s’appuyant sur le sponsoring du secteur privé. L’implication des habitants est plus ou moins faible.

- Retournons en Angleterre à Hoxton, C’est un ancien district industriel d’ameublement.

L’aspect intéressant de ce projet est qu’il s’agit d’un cas de gentrification. Et une gentrification particulière, parce que ce sont des artistes très tendance qui ont investi les espaces publics de ce quartier, avec des entrepreneurs de la net-économie, et qui vont participer au changement de son image. Dans un premier temps, le « Borough » – équivalent du district – ne comprend pas très bien ce qui se passe. C’est un processus d’apprentissage au fur et à mesure qui va transformer le quartier. Le Borough commence par fixer ou figer un territoire structuré par les artistes, parce qu’il a compris qu’une plus-value est en train d’émerger. Puis, il permet la création d’ateliers-résidences et l’investissement est progressivement plus important. Finalement, le Borough accompagne même la constitution d’une nouvelle centralité urbaine. Les acteurs tiers, comme les artistes, ont donc tout de même un poids assez important. On peut dire qu’il s’agit d’un processus d’apprentissage.

- Le dernier cas est celui de Montréal souterrain. Vous le connaissez probablement. C’est un espace d’infrastructures à côté du métro. Les commerçants se le sont appropriés et la ville a compris qu’elle pourrait profiter de cette création d’espace invisible, mais d’une qualité certaine, parce qu’il accueille 35 % des commerces du centre-ville. C’est un terrain assez important, dont la gouvernance est aujourd'hui qualifiable d’accord particulier entre le public et le privé.

J’ai fini de faire le rapide tour des quelques cas que nous avons choisis. J’espère que cela vous a donné une idée de la diversité de ces projets. Nous pouvons maintenant nous demander quelles sont les tendances de gouvernance que l’on peut mettre en évidence à partir de ces cas.

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1/ Dans un premier temps, on peut dire qu’il y a un phénomène de contractualisation et de degré de maîtrise. Nous avons entendu Oriol Clos, qui nous a montré l’importance de savoir où l’on va (la vision) tout en gardant une grande flexibilité. La contractualisation – cela ressort très bien dans le cas de la Hafen City – est parfois ce compromis fragile entre l’action directive, le contrôle et une relative souplesse. Nous l’avons vu également en visitant le quartier de La Mina, à Barcelone : il faut avoir une certaine volonté, une certaine stratégie, mais dans un contexte qui peut évoluer ; il faut donc donner les conditions d’une certaine souplesse. 2/ La deuxième tendance est probablement la nécessité d’animation. Qui dit espace public a toujours en tête une image d’animation, de diversité des usagers, des fonctions pour plus de sociabilité et d’urbanité. 3/ Troisième tendance, la dialectique intérieur / extérieur. Nous l’avons vue avec la gare de St. Pancras. Comment reproduire le phénomène naturel d’un espace public et les stratégies de mobilisation des citoyens ? Comment associer les acteurs de la société civile et les acteurs émergents pour qu’ils instruisent le projet et s’approprient l’évolution de ce projet, qui est susceptible de prendre une orientation différente compte tenu de la diversité des acteurs ? À cet égard, le cas des Jardins de la princesse, à Berlin, est assez intéressant. 4/ Enfin, la requalification et ses risques associés : dans les projets de requalification, que ce soit la Highline ou la gare de St. Pancras, il y a toujours aussi le risque de trop fermer le projet et, en fin de compte – comme vous l’avez entendu dans les témoignages très intéressants et très bien présentés par Denis Pingaud sur la gare –, de ne plus avoir forcément l’impression que l’on est dans un espace public. J’ai essayé d’élaborer une sorte de grille de lecture. Elle est sujette à discussion, je vous la livre ici.

La grille de lecture des enjeux de gouvernance est structurée autour de la nature du projet, des acteurs et des échelles spatiales (en colonnes sur le schéma). La première colonne est celle de la nature du projet.

- Nous avons vu, à travers les différents cas, qu’il y a des projets qui ont une grande ouverture, c'est-à-dire où il y a peu de contrôle et un processus évolutif.

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- Il y a des projets entre deux, avec une perméabilité mais tout de même un peu de procédure ; donc, on sait où l’on va, mais on laisse la possibilité de changer en cours de route. - La dernière nature de projet, dont une illustration extrême est celle du Saifi Village, au Liban, est la maîtrise totale : on sait exactement l’image que l’on veut produire et on la contrôle.

La deuxième colonne est relative aux acteurs. Quels sont les acteurs dominants ? - Il y a les acteurs tiers, qui sont des acteurs de la société civile : acteurs associatifs, groupements d’intérêt, habitants, citoyens. - Il y a les acteurs publics, qui sont de toute sorte, dans une organisation différente, que ce soit l’élu, l’administratif, le technicien, etc. - Il y a les acteurs privés : des entreprises qui sont un peu plus proches des associations, les commerçants qui sont sur place, le patronat local…

La troisième colonne est celle des échelles spatiales. Pour ma part, cette colonne m’a beaucoup intrigué. Je suis urbaniste, donc je travaille beaucoup l’espace. Je me suis demandé si l’on pouvait faire le lien entre le type de gouvernance et les impacts dans les différentes échelles. On peut dire très grossièrement – mais c’est très réducteur – qu’il y a trois échelles qui intéressent les projets d’espace public.

- La première est le quartier, qui correspond au projet d’espace public au niveau micro. - La deuxième est l’arrondissement ou le morceau de ville, qu’illustre bien le projet de Highline.

- L’échelle de la ville, illustré par la HafenCity. Au sud de la Hafen City, il y a un endroit encore plus grand, de 5 000 hectares, qui est aussi en projet. L’espace public est donc en train de s’étendre sur une vraie partie de la métropole, à l’échelle d’une commune.

Je vous propose maintenant une lecture un peu croisée entre ces différentes bulles. Comment inscrire les projets dans cette grille de lecture ? Il y a peut-être des projets qui sont plus guidés par les acteurs. Le projet des Jardins de la princesse en est un bon exemple, parce que c’est un projet qui vient d’en bas, qui se fait à l’échelle du quartier. Vous voyez, en haut du diagramme, le trait horizontal entre la bulle « ouverture / processus », la bulle « tiers acteurs » et la bulle « quartier ». Cela signifie qu’il s’agit d’un projet d’espace public qui permet relativement facilement ou plus facilement la mobilisation des acteurs locaux et notamment, des habitants, associations et citoyens. Vous allez me dire que c’est évident, et vous avez tout à fait raison. Mais la question qui se pose est la suivante : puisque l’on parle beaucoup, aujourd'hui, de la démocratie locale et de la cohésion sociale, peut-on tirer des leçons, peut-on avoir des indicateurs qui permettraient d’adapter ce qui se passe au niveau local pour des projets qui se réalisent à une autre échelle, par exemple l’échelle de l’arrondissement, voire celle de la ville ? Envisageons le projet de la HafenCity. C’est un projet « contract led », c'est-à-dire guidé par la contractualisation. Il y a un fort enjeu de partenariat public / privé et une sorte d’apprentissage collectif qui permet de tirer des bénéfices de l’image directrice. C'est-à-dire que l’on a un certain cadre qui permet de savoir où l’on va et que l’on a une certaine image, mais cette image n’est qu’une image directrice ; elle peut changer, évoluer. Par ailleurs, il y a des projets « plan led », comme St. Pancras ou Saifi Village, le plus extrême, qui partent d’en bas, donc de la bulle « clôture / maîtrise », où l’autorité du plan va travailler avec les acteurs publics et où l’on peut éventuellement trouver des risques liés à la requalification, c'est-à-dire l’impact au niveau du quartier.

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Vous avez donc vu, en horizontal, les Jardins de la princesse, avec forte mobilisation, une image ouverte – on ne sait pas où l’on va – et, en même temps, des projets qui partent d’une nature relativement fermée et qui produisent tout autre chose à l’échelle locale. Pour conclure, on peut dire qu’il y a différents types d’approche et que souvent, il y a des risques entre l’ouverture, qui est quand même très importante, la flexibilité, et une nécessité de maîtrise et de contrôle, mais qui peut déraper et réaliser une image trop figée qui, ensuite, ne rend pas compte de la diversité et de la complexité des espaces publics. Florence Schaal Je me tourne vers David Azéma : en France, les gares essaient de s’inspirer de ce qui a été fait à St. Pancras. De plus, vous connaissez bien St. Pancras, puisque vous étiez le patron de l’Eurostar. Quel type de gouvernance voyez-vous pour une évolution des gares françaises, par exemple ? David Azéma, directeur de la stratégie et des finances, SNCF C’est un sujet qui pourrait nous réunir lors d’un séminaire de ce type, l’année prochaine, pourquoi pas à St. Pancras, pendant deux jours, parce c’est un sujet extrêmement compliqué. Tout d’abord, lorsque l’on parle de gare, cela peut désigner une halte de campagne ou l’équivalent de la gare de St. Pancras. Celle de St. Pancras avait un atout : elle était dans une zone très vaste de redéveloppement. Ce n’est donc pas uniquement une opération de gare, mais une opération à l’échelle d’un vaste quartier. Je ne crois d’ailleurs pas qu’à Paris, il y ait l’équivalent d’une opération de réorganisation et de restructuration foncière autour d’une gare telle qu’à St. Pancras. Vous avez de très grandes opérations à proximité des gares, mais qui incluent assez peu la gare. Il y a l’opération des Batignolles, mais qui n’intègre pas la gare Saint-Lazare. Même l’opération Austerlitz - Tolbiac - Masséna incorpore assez peu la fonction de gare ferroviaire dans la réorganisation. C’est plutôt en province, sur des pôles d’échanges multimodaux, que l’on trouve les opérations de restructuration foncière et de la fonction gare les plus ambitieuses. Pour revenir à la gouvernance, c’est le problème principal, aujourd'hui. Les gares sont un lieu d’échange et de superposition de logiques administratives particulièrement nombreuses. La gare est une zone urbaine, sous maîtrise de l’agglomération ou de la ville, en général. C’est une zone de transport ferroviaire, comme son nom l’indique, sous maîtrise souvent nationale ou régionale. C’est une zone de transports urbains qui dépend encore d’une autre autorité et d’une autre finalité. Ce sont toutes ces interfaces qui, jusqu’à présent, ont été assez peu traitées, chacun restant dans son périmètre et gérant juste des points de contact qu’il faut transformer en une gestion du pôle d’échange multimodal, avec toutes les parties prenantes, dans une gouvernance qui ne sombre pas dans l’immobilisme, parce que tout le monde peut se neutraliser, dans cette gouvernance. Nous avons aujourd'hui tenté de faire émerger un acteur, dans la SNCF, en charge d’incarner ou au moins, de susciter cette recherche de l’intérêt général du fonctionnement du pôle. Cet acteur s’appelle « Gares et connexions ». Dans son cahier des charges, il est très autonome du transporteur. Il travaille évidemment pour les transporteurs – il n’y aurait pas de gares sans transporteurs –, mais il doit intégrer toutes les autres parties prenantes et définir des modes de gouvernance qui, d’ailleurs, induisent des modes de financement, qui soient suffisamment consensuels pour que les projets avancent. Car, une fois encore, le principal risque de ces projets, c’est l’immobilisme. Dès lors que vous ne savez pas faire naître un consensus et le faire progresser, vous pouvez très vite arriver dans des situations de blocage. C’est aujourd'hui un « work in progress ». Gares et connexions a un an et demi d’existence, conceptuellement, et un an, d’un point de vue comptable. Nous sommes sous le regard de régulateur qui n’a même pas un an et demi d’existence et qui doit nous dire quelles sont les limites de l’interaction entre transporteurs, Gares et connexions, celles qui sont autorisées et celles qui ne le sont pas. Nous sommes vraiment sur un sujet en progression. En même temps évoluent les pouvoirs des autorités organisatrices autour.

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Quelqu’un disait ce matin que la ville, c’était comme les Alpes et pas comme le Plateau espagnol. Je pense que la question de la gouvernance des gares est effectivement plus proche des Alpes que du Plateau espagnol. Florence Schaal Pour avoir un éclairage particulier sur les cas que vous évoquiez, spécialement celui de Hafen City, je vais demander à Juliane Pegels, qui a piloté l’étude pour le cas de la HafenCity, de revenir sur la gouvernance du projet. Juliane Pegels, chercheur, Ministère allemand de la planification urbaine, RWTH Université d’Aix-la-Chapelle Nous avons mené une recherche sur des espaces qui sont le fruit d’une coproduction entre des acteurs privés et publics. Il y a beaucoup de couches administratives, beaucoup de métiers qui se superposent. J’espère que votre message ne consistait pas à dire que les contrats allaient tout résoudre. Pas du tout ; ce n’est pas le moyen par lequel les coproductions fonctionnent. Je crois en tout cas qu’il faut se parler, savoir ce qui est en jeu. Certes, il faut parfois des accords, qui peuvent être des contrats de la taille d’une encyclopédie, comme à Hambourg, mais parfois aussi, il peut s’agir d’une simple poignée de main. Je crois qu’il y a de nombreux espaces publics qui sont créés par des acteurs publics et privés, de taille différente, qui ont des manières de travailler tout à fait différentes et je pense qu’il faut rechercher ce mode d’organisation, regarder ce qui fonctionne et ce qui fonctionne moins bien. Vous avez donné un rapide aperçu, vous avez parlé de grands projets internationaux, mais il y a beaucoup de projets plus modestes, au niveau des villes et des quartiers, qui sont aussi intéressants et producteurs de bons résultats et dont nous pouvons nous inspirer. L’étude que nous avons menée au niveau européen a donné lieu à des enseignements intéressants, à savoir que les municipalités ont très peu de connaissances sur ces projets qui marchent. Elles ne se rendent pas compte qu’il y a d’autres acteurs qui créent des espaces publics. Elles pensent que c’est leur terrain, que c’est à elles d’agir et de gouverner et n’ont même pas conscience qu’elles interagissent elles-mêmes. Et si l’on ne fait qu’agir, on risque de passer à côté de la réflexion. Au contraire, il faut prendre du recul pour pouvoir mieux négocier. Je crois que cette coproduction des espaces est un sujet pour l’avenir. Florence Schaal Il y a également quelqu’un ici qui pourrait nous parler de la gouvernance à propos d’un des cas qu’évoquait Marcus Zepf, Paris Plage. Bruno Gouyette, responsable de la mission « espaces publics », Mairie de Paris Je vais parler de Paris Plage. Vous avez tout à fait bien présenté la genèse de Paris Plage, née d’une décision extrêmement forte du maire de Paris, qui n’a pas été très discutée au début, ni même par la suite. Je rebondis sur le propos de Cynthia : nous étions un peu dans une problématique où nous ne pouvions rien faire, où il n’était pas admissible de fermer cette voie sur berge où circulaient des dizaines de milliers de véhicules. Le maire a donc demandé d’inventer, en trois mois, un projet qui fonctionne. Mais c’était un pari total. Nous ne savions pas ce que nous allions obtenir. Le succès fut tel que la reconduction est devenue évidente. Et s’il n’y a pas eu de processus d’étude par la suite, il y a deux éléments qui permettent de nuancer cela. Les équipes étaient d’abord et avant tout des services publics municipaux de gestion de l’espace au jour le jour, pendant les trente jours de Paris Plage, et nous ont permis de voir comment fonctionnait le site, in vivo et en réel, pour l’adapter au courant de l’été mais aussi d’une année sur l’autre. Le sujet de l’eau, par exemple, avec la question de la baignade et des brumisateurs, est arrivé dès 2002 et a trouvé une réponse dès 2003. Florence Schaal Et à propos de la gouvernance, plus particulièrement, comment cela fonctionnait-il ? Au départ, dans Paris Plage, il n’y a pas de partenaires privés réels. Il y a du sponsoring, certes…

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Bruno Gouyette Il y a des partenaires privés depuis l’origine. S’ils ne participent pas à la conduite générale, ils participent à la programmation. Un certain nombre de partenaires sont venus avec une proposition : Monoprix, avec une offre alimentaire, le Vieux Campeur avec une proposition de sport – ce sont eux qui ont inventé l’escalade –, etc. Sur les deux sites satellites de Paris-Plage - le bassin de la Villette et la pelouse de Reuilly - l’origine est locale, portée par le maire d’arrondissement et accompagnée par des associations. C’est un autre processus, un processus de co-fabrication d’une image de Paris Plage avec des acteurs locaux qui donnent la coloration, relativement homogène sur le plan de l’image, mais relativement différente sur le plan des usages et des publics qui utilisent ces sites satellites. La suite de la gouvernance est le projet de reconquête des berges de Seine. Florence Schaal Francis Rol-Tanguy, comment envisagez-vous ce projet et surtout, quels enseignements tirer de cette gouvernance pour le futur, pour le Grand Paris ? Francis Rol-Tanguy, directeur, APUR Sur ce sujet, l’expérience de Paris Plage vient en continuité de ce qui a été présenté ce matin pour New York et cette façon d’aborder l’espace public. C’est ainsi que de l’événementiel pur, nous sommes passés à l’idée que l’événementiel pouvait faire projet urbain avec ce projet de fermeture de la rive gauche, cette fois définitive, sur une longueur d’un peu plus de deux kilomètres et une surface d’environ 4,5 hectares d’espace public. C’est un peu la dynamique sur laquelle nous nous engageons avec une autre idée – qui, selon moi, n’est plus tout à fait une idée mais sera une réalité l’année prochaine, c'est-à-dire à l’été 2012. C’est l’idée, à la différence de ce qui a pu se faire ailleurs – ce qui ne signifie pas pour autant que notre choix est meilleur, mais c’est une autre façon de prendre les choses –, que nous n’allions pas commencer par prendre le temps de définir un projet, de retracer un espace – dont on sait que les berges sont déjà des lieux d’accueil d’événementiel – et d’y accueillir ensuite de l’événementiel. Nous avons décidé d’essayer de faire l’inverse : prendre le lieu tel qu’il sera une fois que l’on aura enlevé les voitures et petit à petit, ce sera l’événementiel qui fera projet, au fur et à mesure des années, et qui en construira les usages. Dès lors, se pose le problème de la gouvernance, qui se pose en des termes contraires à ceux qu’évoquait David Azéma sur les gares, à savoir la multiplicité d’acteurs. En effet, à priori, il n’y a pas de lieu où il y ait un seul acteur. Mais le port de Paris, la ville de Paris et la préfecture de Paris sont les trois acteurs qui sont condamnés à s’entendre, ce qui est beaucoup moins que dans une gare parisienne. Mais ce qui importe surtout, c’est la gestion du lieu. C’est pourquoi nous sommes en train de recruter, pour gérer cet espace public, une équipe de conception – production. Elle aura pour mission de le gérer aussi bien dans son quotidien, pour la programmation des événements, tout au long de l’année, de même que dans les non-événéments, puisque ce genre d’espace public doit comporter les notions de liberté, de gratuité, pas uniquement au sens monétaire, mais au sens où l’on peut faire des choses tout simplement parce qu’il y a de la place. C’est ce que nous voulons essayer d’initier d’ici un an. Dominique Bureau, délégué général, Conseil économique pour le développement durable (MEDDTL) Vous avez identifié trois acteurs : les associations, l’État et le privé. Vous les avez classés de manière un peu statique. Avez-vous identifié les limites ? Que doit-on forcément demander à certains acteurs et quelles sont les choses que l’on ne peut pas demander à d’autres acteurs ? Avez-vous envisagé la question sous cet angle, en fonction de la livraison, de l’exploitation, de la conception, etc. ? Marcus Zepf Merci pour cette question, qui permet de revenir sur un aspect que nous n’avons fait qu’effleurer, ce matin : la question de la culture locale et de la contextualisation du projet. L’un des intérêts de cette étude résidait dans l’observation des cultures de négociation et de communication dans les différentes situations de pays et de villes. Je raconterai une toute petite anecdote à propos du cas de Berlin. J’ai eu plusieurs entretiens, notamment avec l’un des initiateurs de cette entreprise, qui m’a dit que dans un premier temps, quand ils sont arrivés en tant qu’acteur tiers et ensuite, acteur privé, il y a eu une

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réticence assez notable. Dans le contexte un peu particulier de Kreuzberg, où il y a une grande tradition de militantisme et d’occupation des bâtiments, on ne voulait pas créer un dispositif susceptible d’amener des perturbations et de contrarier un promoteur qui voudrait construire sur cette friche. Il y a eu un apprentissage commun entre la commune et cette société d’utilité publique, avec les acteurs-habitants qui intégraient cette structure au fur et à mesure. Mon interlocuteur m’a raconté qu’il était extrêmement difficile de trouver la bonne forme de partenariat, ne serait-ce qu’avec les citoyens, parce que l’entreprise n’avait pas assez d’argent pour payer les personnes qui s’impliquaient très fortement pour faire marcher le projet. Il a notamment évoqué une grand-mère russe immigrée qui tenait à ce projet et qui était seule à détenir le secret de la culture agricole en bac. C’est une personne clé, sans laquelle ce projet n’aurait pas été un tel succès. De plus, elle a transmis ce savoir. Ensuite, quand le projet a été un peu médiatisé, la ville de Zürich a demandé à cette entreprise de venir faire la même chose sur son territoire. L’initiateur de l’entreprise m’a indiqué avoir refusé, ce qui m’a étonné, parce que, lui ai-je dit, c’était une entreprise fantastique. Il m’a répondu : « non, c’est quelque chose qui tient si particulièrement à un contexte local, à la culture de Kreuzberg, de ses habitants, à la commune qui en a tiré progressivement des enseignements, que nous craignons que le projet ne puisse être transposé tel quel à Zürich ou à Hambourg. » Florence Schaal Ce n’est pas forcément reproductible, mais adaptable. Marcus Zepf Mais pour lui, étonnamment, ce n’était pas adaptable et cela ne valait même pas la peine d’essayer. Je pense, par rapport aux limites que nous évoquons, qu’il est parfois un peu délicat de parler de « best practice », de vouloir prendre cette bonne pratique et de l’adapter, parce qu’elle tient à des personnes. Nous en revenons à la question de la mobilisation et de l’intégration des acteurs. J’ai travaillé sur plusieurs projets, dans ma vie professionnelle et j’ai souvent observé que tel projet était réalisable avec tel politique, parce qu’il avait la verve nécessaire, qu’il aimait bien s’exposer, mais pas avec tel autre, qui ne le voulait surtout pas. La question des limites tient, selon moi, à la particularité du système d’acteurs dans un espace donné.

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Session 3 : Les frontières entre public et privé pour la construction des territoires urbains Florence Schaal Dans le prolongement de l’étude sur les tendances en termes de gouvernance des espaces publics, nous allons discuter à partir d’exemples, des différentes approches possibles pour les parties prenantes qui fabriquent les espaces publics : que ce soit le privé, le public, l’opinion publique ou certains représentants associatifs. Nous commencerons par le point de vue d’un élu, puis deux expériences de coopération entre le public et le privé pour finir sur l’enjeu du dialogue et de la concertation lors de la conception, de la gestion ou de l’animation d’un espace public. J’accueille Renaud Muselier qui est député des Bouches-du-Rhône, ancien ministre français et vice-président de la communauté d’agglomération Marseille Provence Alpes Métropole. Quels espaces déléguer au secteur privé ? – Les choix des politiques – La négociation de l’espace public, Renaud Muselier, député des Bouches-du-Rhône, vice-président de la communauté d’agglomération Marseille Provence Alpes Métropole Merci aux organisateurs de cette manifestation qui nous donnent l’opportunité d’échanger des compétences, des éléments positifs ou négatifs, mais en tout cas des choix qui ont été faits au service de nos communes et de nos communautés d’agglomération. Je voudrais saluer tous les élus qui sont ici présents ou ceux qui les représentent, que ce soit les parisiens, les lyonnais, nos amis de Nancy, de Genève, de Grenoble, de Hambourg, le président de l’agglomération d’Orléans – Charles-Eric Lemaignen et bien sûr Antoine Rufenacht qui est un éminent élu, qui a fait beaucoup de choses pour son territoire du Havre et qui a imprégné une démarche très forte en termes d’ambitions politiques au service de sa ville. Pourquoi je tiens à les remercier ? Parce que tout ce que l’on entend dans ce séminaire sur la place des espaces publics dans la ville de demain, le travail et les réflexions des uns et des autres, sont la volonté des élus. Ce sont les élus qui prennent la décision de faire quelque chose sur leur propre territoire. Ils sont élus sur la base d’un programme politique dans lequel ils annoncent un certain nombre de choses, ce qu’ils veulent faire de leur commune. Naturellement, dans ce programme politique, il y a l’aménagement, le traitement de l’espace public, l’espace public appartenant plutôt aux responsables de la collectivité. L’élu a donc une marge de manœuvre importante qui donne une grande visibilité à son action politique et qui aura des conséquences très importantes pour la suite, la suite étant des échéances multiples et variées qui arrivent (cantonales, régionales, législatives). Un élu se présente aux élections et en général, il veut que son équipe gagne et il a envie de gagner aussi les autres territoires à proximité. En fonction du mandat qui lui a été confié et des promesses qu’il a faites, il a donc dans sa démarche, la nécessité de réaliser ou de ne pas réaliser. Se distinguent alors deux catégories d’élus. Ceux qui sont les champions du monde de l’immobilisme, qui ne veulent surtout pas toucher à quoi que ce soit. Ils ont un beau discours, mais pour autant, ils ne touchent pas les équilibres et n’ont donc pas de problèmes avec les forces syndicales, avec les habitudes. Ceux qui prennent la décision de s’engager dans une réforme, une réforme qui va entraîner des appels d’offres et qui va impacter directement l’espace public. Dans le cadre du projet qu’il va bâtir dans l’appel d’offres qu’il va lancer, l’élu va avoir la nécessité de tenir compte d’un héritage. L’espace public est un héritage. C’est l’héritage de l’aménagement d’un port, c’est l’héritage d’une gare, d’un fonctionnement ou d’un dysfonctionnement. C’est l’héritage d’un vécu au quotidien, de proximité, dans un environnement très proche, qui s’inscrit dans la collectivité. Quand vous avez la nécessité de faire des choix politiques, vous avez, par rapport à l’espace public, trois niveaux de décision qui nécessitent toujours beaucoup d’investissements personnels, de discussions, de concertations et de volonté politique pour faire aboutir le dossier, avec les conséquences politiques qui y sont associées, les conséquences financières pour la collectivité et les conséquences de fonctionnement pour nos concitoyens qui attendent seulement que les choses s’améliorent dans leur quotidien.

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- Dans ces espaces publics, il y a d’une part la vie de proximité qui peut être la petite placette dans le quartier. Quel est son impact ? Elle impacte la vie des habitants du quartier. Chacun choisit son fonctionnement (végétation ou non, parc ouvert ou fermé, jardin d’enfants ou non, jeux de boules ou non). Cet espace de proximité est ce qu’il y a de plus simple pour l’élu, mais il peut aussi lui permettre d’inscrire sa marque, de ce travail de proximité, de respect de ses concitoyens. - Il y a d’autre part un espace plus vaste qui est généralement le territoire des centres-villes. Ce territoire du centre-ville est essentiel parce qu’il impacte la totalité des habitants de la commune et il donne aussi une image à tous ceux qui viennent de l’extérieur et qui passent toujours par les centres-villes des communes. Ce niveau est déjà un peu plus difficile à traiter et induit un engagement plus lourd. - Puis, il y a un troisième volet que représentent des grandes zones d’aménagement où vous avez décidé de passer dans une autre catégorie, dans une autre marque de développement. Vous voulez jouer en national ou en international et vous voulez positionner votre commune sur des sujets essentiels en ce qui concerne son développement économique, son aménagement urbain, son traitement social, pour faire cette alchimie magique qui permet de traiter des territoires, de les requalifier, de traiter la pauvreté, l’insécurité ou la sécurité et de donner une visibilité à l’international. Le classement de l’ex-Datar met la ville en catégorie 5, en catégorie 4 ou en catégorie 3. A Marseille, en quinze ans, nous sommes montés de la catégorie 4 à la catégorie 3 et nous aimerions rentrer dans le top 20. L’illustration de Marseille : A Marseille, avec le maire Jean-Claude Gaudin, nous sommes élus depuis 1995. Nous avions pris une ville touchée et impactée considérablement par le chômage, avec 25 % de chômeurs, soit un quart de la population, dans une ville de 825 000 habitants. Il n’y avait pas de communauté d’agglomération ou de communauté urbaine. La ville avait alors une image sympathique d’une ville agréable du sud de la France, mais son attractivité pour l’installation des entreprises n’était pas très grande et mille habitants par an quittaient la cité. Nous avons donc véhiculé un projet politique, économique et social autour d’une équipe politique, pilotée par Jean-Claude Gaudin, dans un tandem Gaudin-Muselier qui a été réélu trois fois depuis 1995. Pour réaliser l’opération de développement de cette cité, devant les difficultés que nous rencontrions, nous avons décidé de nous servir de toutes les possibilités que nous offrait le calendrier : les 2 600 ans de la ville qui manifestent que nous sommes une vieille ville, l’une des plus anciennes villes du bassin méditerranéen, le changement de millénaire, l’arrivée du TGV et son impact économique et urbain sur le centre-ville de Marseille. Deux autres opérations permettaient d’avoir des rayonnements en termes d’image : la coupe de monde de football et la coupe du monde de rugby qui permettaient d’avoir des heures d’antenne pour présenter le bijou Marseille et non pas simplement le stade vélodrome avec ses joueurs. L’occasion était donnée aussi de montrer qu’il y a un tissu économique, avec la deuxième université française, le deuxième pôle de recherche français et en parallèle, des entreprises de tout premier niveau, même si nous sommes toujours impactés par l’image du Marseillais du stade vélodrome qui est sympathique, mais au demeurant, assez limité en termes de vocabulaire. Il fallait aussi montrer la nécessité de développer les croisières. Nous avons beaucoup travaillé aussi – je tiens à remercier Antoine Rufenacht qui est ici présent – sur les relations ville-port. J’ai été président de l’association ville-port et nous constatons incontestablement que les villes portuaires connaissent exactement les mêmes problèmes partout dans le monde. Elles ont fait leur richesse à travers un port qui est intra-muros et les ports ne sont plus adaptés aux nouvelles marchandises, aux nouveaux porte-containers et à l’évolution de la logistique. Comment déplacer le port pour qu’il soit adapté aux flux modernes de développement et ne pas perdre la richesse et l’histoire de la cité ? Parallèlement, comment se servir des friches intra-muros pour arriver à trouver un projet politique de développement de la cité ? A Marseille, nous avons créé un établissement public d’intérêt national, dans le cadre d’une loi qui a été proposée par le Président Chirac. Cet établissement public, créé en 1995, représente 300 hectares en centre-ville de Marseille, ce qui est très modeste par rapport à Barcelone. Marseille a évolué parce qu’il y avait une volonté politique, une équipe politique, une

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détermination et des outils techniques. Nous avons fait ces 300 hectares en centre-ville. A l’entrée de Fort Saint-Jean, il y avait 110 hectares du domaine maritime, une friche absolument épouvantable, avec les grèves, l’impossibilité d’accès sur le port, des barrières visuelles et physiques. Ces 110 hectares appartenaient au port autonome qui n’a d’autonome que le nom. Derrière le port, en montant en triangle vers la gare Saint-Charles, se trouvaient les friches de la Belle de Mai, soit environ 100 000 mètres carrés de terrains abandonnés, d’une ancienne friche industrielle. Au milieu, il y avait 200 hectares, avec un territoire très disparate, comme les immeubles haussmanniens de la rue de la République dont la moitié était vide et un quart touché par le saturnisme. C’est inacceptable sur le plan humain, c’était un bidonville haussmannien en centre-ville, squatté. Puis, il y avait un habitat diffus, avec la porte d’Aix au milieu. Nous avons mis en place un établissement public. Comme il est d’intérêt national, il est financé à 50 % par l’État, avec la totalité des grands services de l’État, des grands ministères qui sont représentés, à 25 % par la ville de Marseille, à 5 % par la communauté urbaine, à 10 % par le département et à 10 % par la région. Les partenaires politiques sont tous différents en termes de couleur et sont systématiquement candidats les uns contre les autres à toutes les élections. Les grandes lignes, c’est-à-dire le plan d’urbanisme et le plan d’aménagement, ont été longues à mettre en place, pour savoir ce que nous voulions faire, comment nous allions le faire et avec qui nous allions le faire. Nous avons fixé des règles qui étaient assez simples : - D’une part, un euro public investi doit susciter et générer trois euros privés. - D’autre part, nous avons la nécessité de respecter le calendrier des opérations que nous engageons. Il en va de la crédibilité de l’opération. - Troisièmement, nous devons répondre à trois questions simples. Où ? Quand ? Combien ? Où les entreprises et les personnes qui veulent travailler peuvent-ils s’installer ? Quand pourront-ils s’installer ? Combien cela va leur coûter ou leur rapporter ? Sur cette base, nous avons parallèlement essayé d’aller dans l’excellence, c’est-à-dire de sortir du loco-local. Nous, Marseillais, sommes toujours très forts pour ne travailler qu’entre nous, mais si nous voulons sortir à l’extérieur, nous devons avoir la capacité de reconnaître des compétences extérieures qui viennent s’additionner à nos propres valeurs et ressources. 100 millions d’euros ont été levés au départ, en 1995 et à la sortie, il y a eu un milliard d’investissements sur zone. Nous avons mis en place 400 000 mètres carrés de bureaux. Nous avons installé, sur zone, 800 entreprises, ce qui a créé 20 000 emplois directs. Nous avons traité 4 000 logements neufs, 1 100 logements sociaux, 2 900 accessions à la propriété, 3 500 logements réhabilités, 3 000 places de parking. Nous avons installé un tramway, branché le métro, refait la gare, installé des entreprises, refait la Belle de Mai, programmé le littoral, pour des opérations culturelles qui ont amené ensuite Marseille Provence à être capitale de la culture en 2013. Nous avons réussi à avoir, dans le cadre des appels d’offres, des investissements privés de grands architectes internationaux tels que Fuksas, Ricciotti, Lion, ainsi que notre ami David Mangin, que j’ai croisé ici et qui traite l’entrée de la ville de Marseille par l’autoroute nord. Il y a aussi bien sûr la fameuse tour de madame Zaha Hadid qui accueille l’entreprise CMA CGM, le troisième armateur mondial et qui est une tour tout à fait exceptionnelle à l’entrée de Marseille. Cet effet de levier nous a permis d’avoir un projet rigoureux, proposé par l’État, qui tient la route et qui a des conséquences sur la ville. En quinze ans, nous avons eu 40 000 nouveaux habitants, alors que la ville en perdait 1 000 par an. Nous sommes passés de 24 % de chômage à 12 % et nous avons créé près de 35 000 emplois. En ce qui concerne l’image de la ville, elle a beaucoup évolué, même si nous avons toujours des turbulences ou des réminiscences de luttes syndicales qui sont toujours très virulentes chez nous, mais qui sont sympathiques lorsqu’on a l’habitude de les traiter. Sur ces 300 hectares, il y a près de 30 hectares d’espaces publics. Quand on redéfinit les fonctions de l’espace public, il ne s’agit pas simplement de savoir si on fait une zone piétonne ou non, comment on travaille le bac pour faire passer les personnes handicapées et à quel endroit on met les parkings. Ce n’est pas tout à fait l’enjeu.

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L’enjeu est de savoir, pour une petite placette de proximité, pour un centre-ville ou pour une zone d’aménagement Euroméditerranée ou une zone comme on a pu le voir ce matin – l’exemple de Barcelone est tout à fait intéressant – qui va où, quels sont les déplacements, pour quoi faire. L’enjeu est de savoir comment on traite les flux, comment on traite la vie diurne et nocturne. Comment vit un quartier d’affaires la nuit ? Comment vivent la nuit les aménagements publics ? Comment traiter l’éclairage et l’animation, la nuit, d’établissements publics qui sont créés dans un espace ? Est-ce une vie d’habitations ou de bureaux ? En fait, l’ensemble de la réflexion, qui doit intégrer tous ces facteurs et tous ces paramètres, doit nous conduire à créer une ville apaisée. Telle est la réalité. On le voit dans ce qui nous a été présenté ce matin dans le sondage. On cherche, dans l’espace public, un lieu de déplacement apaisé, un lieu agréable. Il faut donc toujours se poser ces questions. Pour quoi faire ? Pour qui ? Surtout, quels services va-t-on fournir ? Nous avons fait en parallèle, dans la dernière mandature, un volet qui est intéressant sur le plan politique. Je finirai par deux exemples très clairs et une demande à votre endroit. Au cours de la mandature, nous avons fait douze kilomètres de tramway. Au-delà des montants financiers conséquents de 350 millions d’euros environ, ces douze kilomètres de tramway proposent une requalification urbaine. Au conseil municipal, on nous a dit que ce n’était pas le bon parcours, que le projet était trop cher et n’était pas adapté. Je ne dis pas que nos arguments sont bons, mais nous présentons le projet de manière positive et eux le défendent de manière négative. Dans ces douze kilomètres de tramway, huit passent par mon secteur municipal. Pour les élus, il est très important de travailler pour l’intérêt collectif, l’intérêt général, mais aussi d’essayer de se faire élire. Je suis député de ce secteur, le maire de ce secteur est mon suppléant et un ami personnel. Il m’a demandé comment j’allais l’expliquer aux gens. Il y avait le problème des arbres, les deux ans et demi de travaux, les déménagements, les commerçants, la poussière, les parkings impossibles. Je lui ai dit qu’en tant que maire, il devait l’expliquer et que j’allais lui trouver des sous et faire en sorte qu’on règle le problème. Nous avions prévu de faire quinze kilomètres et trois kilomètres passaient par un autre secteur. Dans ce secteur, l’un de nos amis politiques n’a pas voulu que le tramway passe parce que le projet était trop lourd à porter en termes de proximité. Pendant deux ans, l’élu est en contact avec une population qui le rejette, qui comprend l’intérêt, mais qui préfèrerait que le tramway passe juste à côté. Globalement, nous avons tué 25 % des commerces en deux ans, mais ceux qui sont morts seraient morts en cinq ans. Ils n’étaient plus dans le coup, sauf qu’il est toujours difficile d’être responsable de l’euthanasie en tant que médecin. Il est toujours difficile de le faire accepter et encore plus pour le commerçant qui, dans sa démarche économique, était déjà en dehors du coup. A la sortie, nous avons réussi à livrer notre tramway en temps et en heure, c’est-à-dire six mois avant l’élection. Pendant six mois, les habitants ont réalisé ce qui se passait. Il y avait le flux des gens qui traversaient leur quartier, mais qui n’étaient pas enterrés. Les habitants récupéraient un espace dans lequel des arbres étaient plantés, des oiseaux chantaient, les voitures étaient enterrées et dans lequel ils pouvaient faire du vélo sur les pistes cyclables aménagées. Une ville apaisée. Cela dit, auparavant, le combat politique n’était pas apaisé, surtout que nous avons plutôt un tempérament exubérant. Mon ami politique, dans la mairie du secteur d’à-côté, a perdu les élections et nous les avons gagnées dans nos secteurs. Qu’est-ce que cela signifie ? Un projet qui est bien présenté et qui a un sens d’utilité publique, quel que soit le montant financier, dans la mesure où il est du domaine du raisonnable, est accepté. S’il est fait en toute transparence, avec une très large explication, s’il est livré en temps et en heure et si les gens ont la capacité de se l’approprier, ils vous en sont reconnaissants parce que vous avez travaillé pour eux. Par contre, si vous abandonnez votre projet en cours de route parce que vous l’avez mal ficelé ou que vous n’avez pas le courage de le proposer ou de le soutenir, vous perdez les élections. Voilà mon sentiment. D’où l’importance de voir toujours devant, de faire des programmations. Le travail que nous avons fait au cours des trois premières mandatures nous a permis de gagner une autre opération que nous souhaitons réussir et qui mobilise déjà, de façon considérable et conséquente, des moyens financiers importants, à savoir le tour de France pour être capitale européenne de la culture. Nous avons présenté notre candidature contre des grandes villes comme Toulouse, Lyon et Bordeaux et nous avons gagné. Je ne dis pas que nous sommes les plus forts ; je dis que nous avons eu les bons arguments pour pouvoir gagner cette compétition.

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Pour autant, cela nous permet de lever deux choses essentielles que nous sommes en train d’organiser aujourd’hui. Le contenu culturel va bien être dans des endroits culturels. Nous avons trouvé 600 millions d’euros pour refaire opéra, théâtres, musées, pour les mettre à dimension internationale, pour mettre la ville à niveau parce qu’il n’y a pas de développement économique s’il n’y a pas d’envie culturelle forte. Cela nous sortira aussi des clichés caricaturaux des grèves du port et de nos amis supporters de l’OM. Cela nous permettra de nous inscrire, non pas dans un événement éphémère et précaire, mais dans une distance parce que nous aurons des outils mis à disposition. Nous souhaitons accueillir, en 2013, 10 millions de personnes et nous serons prêts pour le faire. S’agissant du contenu, il sera mis en place par les responsables de la culture. Ce sont eux les professionnels. Ensuite, il y a le contexte de l’organisation générale de la ville. Comment va-t-on mettre en ordre la ville ? Est-ce qu’on va réussir à faire passer des cars là où il faut ? Quels espaces publics va-t-on aménager pour que tout le monde s’y retrouve ? C’est le grand travail que nous allons engager maintenant. Dès lors que les élus, quels qu’ils soient, sont honnêtes, ce qui est le cas de la plupart d’entre eux, ils aiment fondamentalement ce qu’ils font, ils aiment leur population et leur ville, mais ils aiment aussi être élus. Quand vous répondez à des appels d’offres, que ce soit pour un outil de proximité, une place de taille moyenne ou que ce soit sur une grande vision, vous avez la nécessité d’intégrer que l’élu veut être élu et il faut prendre en compte son héritage intellectuel d’implantation locale pour pouvoir l’aider à réussir son opération. Très honnêtement, pour avoir beaucoup traité tous ces problèmes, il est clair que trop souvent, nous avons en face de nous des techniciens très compétents, une excellence technique indiscutable, une présentation des dossiers tout à fait remarquable, mais il faut nous aider ensuite à expliquer au quotidien et vendre ce schéma. Alors que vous avez la capacité de faire des choses exceptionnelles qui coûtent beaucoup d’argent, que l’on paye, la plupart du temps, rubis sur l’ongle, il faut que l’on mette des moyens supplémentaires pour que ce travail de fond qui porte une ambition réelle puisse aider à une présentation par les élus. Merci. Florence Schaal Pour rebondir sur votre conclusion, vous dites que le plus important pour vous est l’adhésion positive des habitants et leur non-rejet de vos projets. J’ai envie de demander à Charles-Eric Lemaignen, qui outre ses mandats est aussi membre du comité scientifique de La Fabrique de la Cité, s’il a la même problématique et s’il voit les choses de la même façon. Charles-Eric Lemaignen, président de la communauté d’agglomération d’Orléans J’ai une vision assez proche, d’autant plus que j’ai une problématique qui ressemble beaucoup à celle de Renaud Muselier, à savoir que je suis en train de réaliser une deuxième ligne de tramway et que je suis dans la zone de pleine turbulence puisque les travaux durent depuis deux ans et demi et se termineront dans un an. Nous sommes vraiment au moment où les gens en ont ras le bol et ne voient pas le bout du tunnel. Ils commencent tout de même à le voir puisque nous avons inauguré, il y a quinze jours, le premier tronçon qui a été réalisé. Ils commencent à se rendre compte que c’est beau. Il est vrai que lorsque nous travaillons avec une entreprise, nous avons besoin d’avoir une réactivité par rapport aux demandes des riverains par exemple. Je vais prendre un exemple très précis et très concret. Le chantier du tramway est un chantier qui enquiquine tout le monde, principalement les riverains et la circulation. Quand la vieille dame veut garer sa voiture, le chef de chantier qui recule sa machine et qui laisse passer la dame change tout dans l’ambiance de la ville. Certains travaux n’ont pas cette réactivité par rapport aux besoins du quotidien et d’autres l’ont. C’est le message que nous avons fait passer très vite aux entreprises, en particulier à Eurovia qui a parfaitement joué le jeu. Nous avons un besoin d’explication. En tant que politique, nous serions masochistes si nous n’aimions pas les gens ni notre ville. Dans toute corporation, il y a des gens malhonnêtes, mais il y en a plutôt moins en politique qu’ailleurs parce que nous sommes plus contrôlés. Nous sommes tellement contrôlés qu’il faudrait aussi être masochiste pour être malhonnête. Nous avons tous un besoin d’explication. En cas de gros travaux, vous avez souvent les éléments pour nous mettre les choses en perspective. Discutez avec nous de ce qui est important et de ce qui l’est moins. Est-ce qu’il faut par exemple respecter au centime d’euro près les coûts d’objectifs ? Est-ce qu’il faut respecter le calendrier au jour près ? Est-ce qu’il faut être réactif par rapport aux demandes

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complémentaires que l’on peut vous faire ? Est-ce qu’il faut respecter le chantier par rapport aux riverains ? Il est fondamental de parler de tous ces éléments ensemble. Florence Schaal Du point de vue de la gouvernance des espaces publics, est-ce que vous utilisez les mêmes méthodes que celles de monsieur Muselier ? Charles-Eric Lemaignen Aujourd’hui, tout chantier n’est plus, au départ, comme il l’était il y a dix ans. Il n’y a pas une opération d’urbanisme ou d’aménagement urbain qui ne peut pas être précédée d’une concertation très forte des habitants. Surtout, maintenant, plus aucune opération ne ressort indemne de cette concertation. On ne définit jamais un projet initial qui est celui qui sera mis en œuvre après la concertation. Il y a toujours des modifications. C’est impossible autrement parce que le monde a changé et la relation entre l’élu et l’administré a changé profondément en dix ans. Ce n’est pas très vieux, mais cela s’amplifie de jour en jour. Cette concertation est indispensable. Deuxièmement, nous avons besoin de plus en plus, dans une société du zapping et d’internet, de montrer en permanence une transparence, ce qui implique d’être en contact permanent avec nos prestataires pour pouvoir toujours répondre à une question qui peut nous être posée. Florence Schaal Est-ce qu’un autre élu a envie de rebondir sur ce sujet et de nous donner son expérience ? Monsieur Rufenacht ? Antoine Rufenacht, ancien président de la communauté d’agglomération du Havre Je veux bien réagir, mais je n’ai pas grand-chose à ajouter à ce qu’ont dit Renaud Muselier et Charles-Eric Lemaignen. Tous les élus sont confrontés aux mêmes problèmes. Il est nécessaire de faire participer les citoyens à la réflexion, en étant tout de même attentif au départ aux associations car certaines associations se mettent en place uniquement pour torpiller les projets et pour défendre les intérêts particuliers qui ne vont pas nécessairement dans le sens de l’intérêt général. Je crois qu’il faut y être attentif. La municipalité est en charge de l’intérêt général et elle doit pouvoir aller au-delà des intérêts particuliers. Il faut une concertation en permanence. Au Havre, nous avons mis en place des conseils de quartier, des comités consultatifs citoyens, des groupes de travail projet par projet et finalement, je ne crois pas que nous ayons eu autant de difficultés qu’à Marseille, notamment sur un projet de tramway que nous réalisons actuellement. Il n’y a pas eu de débat sur l’itinéraire. Il y a naturellement maintenant un débat sur les travaux, mais dans le nord, nous sommes moins impulsifs ou exubérants. Les clivages partisans sont forts, mais nous les exprimons avec plus de prudence et de modération. Florence Schaal Monsieur Francisco José Vinez Argueso, comment gérez-vous la question à Bilbao ? Francisco José Vinez Argueso, directeur général des travaux et services, Mairie de Bilbao A Bilbao, vous connaissez peut-être l’évolution urbaine que nous avons imprimée au centre-ville. Nous avons beaucoup travaillé sur les quartiers et nous travaillons sans relâche avec les résidents. Sans les citoyens, on ne peut pas améliorer la ville. A Bilbao, je crois que la ville a une personnalité assez solide parce que nos résidents ont une personnalité forte. Tous les jours, des gens demandent de nouvelles infrastructures, de nouveaux équipements, de nouveaux projets et au sein de du département des travaux publics, nous avons plus de vingt personnes qui travaillent pour répondre aux demandes exprimées par les gens, qu’il s’agisse de petits projets ou de gros projets. Tous les jours, il faut faire des concertations avec les citoyens, avec tous les résidents et non pas seulement avec quelques leaders ou quelques groupes. A mon avis, c’est la seule manière de recueillir des informations sur ce que les gens veulent pour leur ville. C’est également un moyen de les informer des projets futurs pour Bilbao.

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Renaud Muselier Bilbao est un exemple de reconversion industrielle - dans une friche industrielle, vous avez eu la remarquable idée de mettre ce musée Guggenheim. Cela a remis Bilbao dans le jeu d’une grande métropole internationale, alors qu’elle avait disparu du paysage. Cette ville qui a une histoire, qui a une âme, mais qui avait disparu de la scène internationale, s’est retrouvée avec une histoire refaite et quelque chose qui marque les esprits et qui est un pilier dans le système culturel international. C’est un vrai choix politique, avec une grande détermination. Je crois que c’est un bel exemple. Florence Schaal Nous avons vu quel est le rôle du public dans la gestion des espaces publics dans leur ensemble, nous allons désormais discuter sur la place du privé dans la gestion des espaces publics. Les espaces publics sont un lieu de mixité sociale, et en Espagne, le centre commercial rempli souvent cette fonction : dans les centres commerciaux, des placettes deviennent le lieu de rencontre, de discussion entre personne de tous les âges et de toutes les classes sociales. Les décideurs politiques veulent des centres commerciaux, parce qu’ils participent à la régénération du tissu urbain, contribuent à l’attractivité et au développement économique d’un quartier. Face à ce phénomène, nous avons demandé à Simon T.Orchard, directeur d’Unibail Rodamco en Espagne de nous donner son point de vue sur les frontières entre l’espace public et l’espace privé.

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Comment sont gérés les espaces commerciaux, espaces hybrides à la frontière du public et du privé ? Simon T. Orchard, directeur, Unibail Rodamco Espagne J’aimerais vous remercier de m’avoir invité pour parler au nom d’Unibail Rodamco. Je vais commencer par vous raconter une anecdote : ce matin, vous êtes tous passés par la réception de l’hôtel et vous avez du voir le bassin réfléchissant tout noir avec de l’eau. Ce matin, j’ai ri parce qu’un idiot qui avait le nez dans son Blackberry, est tombé dans le bassin. L’idiot, c’était moi. Quelle est la conclusion que j’en tire ? Si nous faisons un mini-espace public, assurons-nous que ce soit un espace pratique et sans danger. La touche glamour est intéressante, mais il ne faut pas que ce soit un danger public ! Je vais peut-être dire des choses qui sont un peu en conflit avec vos idées reçues. Il faut que je fasse attention à ce que je dis, mais j’ai quand même des points de vue à défendre. J’aimerais parler de l’exemple de ce qui peut être à la frontière entre espace public et espace privé, en me concentrant notamment sur les opérations d’Unibail Rodamco. Je vais aborder le concept de « micro-ville », du débat qui existe entre centres commerciaux ouverts et fermés, de l’usage public de l’espace privé, la transposition de la « durabilité » et à la façon dont ce concept public (d’utilité publique) peut être transposé à l’espace privé qu’est le centre commercial. Les hommes politiques investissent dans leurs projets, mais nous voulons que le public soit satisfait pour qu’il revienne dans notre espace.

Les centres commerciaux sont considérés comme des catalyseurs de redéveloppement urbain. Il y a plusieurs exemples à Barcelone et dans le monde entier. J’ai tendance à appeler le centre commercial une micro-ville (plutôt que de « shopping village »). Un centre commercial à grande échelle doit contenir à peu près tous les mêmes éléments qu’une ville à petite échelle. Ce matin, j’ai été assez étonné de constater qu’environ 12 % des répondants au sondage estimaient que les centres commerciaux constituaient des espaces publics. Cela me rassure car nous encourageons cette perception. Cependant, il y a deux choses avec lesquelles je suis en désaccord. Les centres commerciaux ne sont peut-être pas des espaces publics lorsqu’ils sont linéaires, parce qu’ils ne sont pas agréables. Ce sont deux concepts que nous essayons de modifier. Selon nous, pour qu’un centre commercial soit pleinement intégré à son contexte et soit réussi, il faut répondre à ces attentes. D’où l’idée de micro-ville. La micro-ville doit être un endroit où il faut être vu, où il y a un brassage, où on va prendre un café, ce que l’on ferait dans un centre-ville historique d’une ville classique. C’est un endroit où sortir. Pourquoi ne pas sortir de sa maison et ne pas aller se balader dans une zone commerciale bien intégrée dans son milieu ? Pour moi, beaucoup de ces concepts sont tout à fait en harmonie avec ceux de l’espace public.

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Vous voyez quelques exemples (slides) : Leganes est une zone commerciale à Madrid. En haut, vous voyez le centre-ville et en bas le centre commercial. Nous avons essayé de répliquer un peu le centre-ville, de reprendre des éléments architecturaux - la fontaine rappelle un peu Bellagio. Leganès est un peu un centre-ville dans un centre-ville. Toute la vie sociale est en train de se déplacer vers ce centre commercial. Il y a bien sûr du shopping, il y a la possibilité de s’asseoir et de prendre un café. Certains d’entre vous diraient certainement que si le centre commercial était ouvert, ils pourraient comprendre qu’il puisse être considéré comme un espace public, à contrario d’un centre commercial fermé, avec de l’air conditionné qui ne peut être considéré comme un espace public. A mon avis, il faudrait que les deux soient considérés comme des espaces publics. Un bon centre commercial est visité par dix à vingt millions de personnes par an en Espagne. Nos 14 centres commerciaux en Espagne sont fréquentés par 120 millions de personnes par an. Un espace qui génère ce volume de visiteurs doit être considéré comme un espace public. Au niveau européen, 820 millions de visiteurs fréquentent les centres commerciaux. Une zone qui accueille, bien qu’en transit, 820 millions de personnes, doit être considérée comme participant de l’espace public. Y a-t-il une différence entre un centre commercial couvert et un centre commercial ouvert ? - Nous avons plusieurs exemples à Valence. Bonaire et Gloriès sont deux centres commerciaux avec leurs propres problèmes, avec des contraintes climatiques (trop froid ou trop chaud), avec les matériaux qui s’usent, qui requièrent beaucoup d’entretien et donc génèrent des frais. Ces deux centres commerciaux créent leur propre environnement. - Nous essayons de donner également un environnement à un centre commercial fermé, qu’il s’agisse de La Garbera à Saint-Sébastien ou de La Vaguada, à Madrid. Nous intégrons des activités et des animations dans ces espaces. En fin de compte, la plupart des gens qui passent par cet espace considèrent l’espace comme un espace public. Je crois qu’il convient de réfléchir à la question de savoir si cet espace est public ou privé. Si le terrain est lui-même considéré public ou privé, faut-il un titre de propriété différent, public ou privé ? Je pense que le simple aspect cadastral n’est pas important. Ce qui compte, ce sont les activités, les services que l’on offre au public. L’usage de l’espace est aussi très important. J’ai parlé du titre de propriété, il faut également parler de la manière dont on s’approprie cet espace. Pour nous, il ne s’agit absolument pas de créer un hypermarché avec une galerie. Il s’agit de créer des micro-villes, d’intégrer des animations comme on en verrait à Central Park ou dans le parc madrilène du Retiro. Parfois, elles sont spontanées, parfois, elles sont organisées. Nous encourageons ces activités sociales, ces événements, ces animations parce que nous voulons donner au public le sentiment que l’espace lui appartient Il y a de la spontanéité qui va facilement avec l’espace public et il y a aussi les animations prévues. Concernant l’approche un peu plus physique des espaces que nous avons adaptés, pour donner le sentiment qu’il s’agit du domaine public. La gestion privée apporte certains avantages, comme la sécurité, l’entretien, mais je dirais que l’intérêt public et l’intérêt privé sont en harmonie, se superposent. Nous devons bien contrôler nos coûts ; les budgets doivent être maîtrisés mais il faut également qu’il y ait sécurité, propreté et qu’il y ait un bon entretien. Tout cela implique des charges. Si ces espaces sont des propriétés privées, nous devons trouver des bailleurs de fonds. S’il s’agit d’espaces publics, il faut se tourner vers le contribuable. Nous travaillons en partenariat avec des collectivités locales. Je vous montre un autre exemple de reconquête urbaine, à Barcelone, avec le centre de La Maquinista - soit 90 000 mètres carrés. C’est une ancienne friche industrielle puisqu’y était installé un fabricant de locomotives. La Maquinista est l’une des premières interventions de couverture de la voie ferrée. Il faudra cinq, dix ou quinze ans avant que l’on s’approprie vraiment cet espace. C’est un exemple d’une approche basée sur l’acupuncture. Le thème de La Maquinista est « l’oasis dans le désert urbain ». Autour de La Maquinista, il y a une zone densément peuplée, mais en mauvais état. C’est une ancienne zone industrielle où il n’y a pas beaucoup d’infrastructures. Nous proposons une oasis qui est exploitée comme centre commercial.

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Il s’agit de créer un environnement accueillant et confortable. En plus d’être des espaces de respiration, ces espaces doivent proposer des services fondamentaux. Nous avons modifié la manière de répondre aux attentes des clients. Nous proposons des services. Il y a des endroits où les personnes âgées peuvent s’asseoir, des endroits où les enfants peuvent jouer, il y a des places de parking pour les voitures électriques, des places de parking pour personnes handicapées. Nous invitons les enfants à découvrir comment fonctionnent les panneaux photovoltaïques. Il y a donc un aspect éducatif. Vous pouvez aller sur internet, sur Facebook, en même temps que vous achetez une glace. Pour rebondir sur le vendeur de glace, dont nous a parlé Cynthia Nikitin ce matin, si vous pouvez offrir le Wifi gratuit à ceux qui achètent une glace, vous commencez à devenir un pôle d’attractivité. Il faut que les gens puissent se sentir à l’aise, comme chez eux. Nous essayons que les espaces, dans les centres commerciaux, soient un peu comme votre salon : confortable. Certes, vingt millions de personnes déambulent devant vous et vous ne pouvez pas vraiment voir la télé, mais il s’agit d’investir dans des ameublements confortables, tout en laissant aux gens un sentiment de liberté. C’est un défi. Pour cela, il faut que les gens se sentent en sécurité. La sécurité comporte deux aspects, d’une part les vraies mesures de sécurité et d’autre part la perception/le sentiment de sécurité. Les gens ont le sentiment d’être dans un endroit sûr, tout comme les espaces verts doivent être éclairés le soir, s’ils sont ouverts la nuit, pour donner ce sentiment de sécurité. C’est le sentiment de sécurité qui crée l’adhésion du public. Les animations sont importantes également et peuvent être de différentes natures, qu’il s‘agisse d’une zone de jeux, de musiciens, d’une zone interactive. Dans un environnement vert, durable, ouvert et agréable où s’ils se sentent à l’aise, les gens iront acheter une paire de chaussures. Notre premier objectif est de faire venir les gens. Je ne peux pas obliger les gens à dépenser de l’argent. Aujourd’hui, étant donné la crise, les gens ont un portefeuille moins garni. Mon défi est d’attirer les gens, de les faire venir et rentrer dans mon centre commercial. L’enjeu du commerçant est de faire dépenser de l’argent aux gens. Pour ma part, je ne peux pas obliger les gens à dépenser de l’argent, mais je peux les encourager à venir. Il faut être une force d’attraction, il faut être attractif. Je crois que c’est plus important que le seul succès économique des commerçants. Nous croyons également à l’initiative privée, au financement privé, ce qui permet de faire des choses fantastiques. Dans les centres commerciaux, nous pouvons offrir aux gens quelque chose dont ils se souviendront. A La Maquinista, une cascade d’eau sert d’écran de projection. Si vous proposez une animation inhabituelle, les gens vont revenir. Il en est de même pour une gare, un aéroport ou un parc. Il faut leur proposer quelque chose de mémorable qui encouragera les gens à revenir. J’aimerais faire une digression. Je suis tout à fait d’accord avec ce que l’on a dit sur les architectes emblématiques. Nous avons travaillé avec Ricardo Bofill, Frank Ghery et d’autres grands architectes. Ce sont des rêveurs. Le rêve, c’est bien ; nous devrions tous avoir le droit de rêver. C’est pour cela que l’on commande des grandes choses à de grands architectes. Le rôle du promoteur immobilier, qu’il soit public ou privé, est de décliner ce rêve à l’échelle humaine. Il est injuste de critiquer l’œuvre architecturale d’un architecte emblématique en disant qu’elle ne fonctionne pas. L’administration ou le promoteur immobilier privé doit travailler sur les détails qui vont faire fonctionner l’œuvre. C’est ce qui va faire la différence entre quelque chose qui marche et quelque chose qui ne marche pas. Il est intégré dans un espace à plus grande échelle, des espaces publics, des espaces verts. A long terme, tous ceux qui étaient contre les projets de réhabilitation urbaine axés autour d’un centre commercial acceptent bien ce projet aujourd’hui. Pour terminer, j’aimerais partager avec vous une réflexion personnelle : Est-ce que ces initiatives, ces projets permettent aux gens de s’approprier l’espace et de le considérer comme un espace public ? Je crois que oui. Notre objectif principal est de faire de cette micro-ville ou de cet espace commercial un espace intégré au tissu social. A La Maquinista, nous sponsorisons un marathon pour les personnes handicapées, un très grand événement qui prend chaque année plus d’ampleur. Le centre commercial s’occupe de tout. Nous travaillons avec les autorités locales pour faire fermer les routes, pour assurer la sécurité, fournir les boissons, etc. Ce marathon n’a même pas lieu dans notre centre commercial, mais il fait rentrer le centre commercial dans le tissu social. Nous sommes ainsi considérés comme des prestataires de service, comme apportant un service. Nous sommes les premiers en Espagne,

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en Europe et probablement dans le monde à avoir installé des panneaux photovoltaïques sur un centre commercial déjà existant pour produire de l’électricité. La première opération a été très coûteuse. Ces installations existent partout maintenant et nous en sommes très fiers. Pouvons-nous apporter autre chose à la société ? Nous organisons des visites scolaires dans nos centres commerciaux, nous avons des grands écrans qui montrent en direct la quantité d’électricité que nous produisons et comment fonctionne la conversion d’énergie solaire en énergie électrique. Nous donnons des éléments de comparaison : combien d’arbres sont sauvés chaque année (150 000) et l’équivalent en nombre de voitures (32 000 voitures par centre commercial). Puis, nous les emmenons sur le toit pour qu’ils voient les panneaux. C’est très facile à organiser et cela suscite une interaction sociale et une adhésion au centre commercial. On m’a demandé où se situe la frontière entre espace privé et espace public. En fait, il faudrait se poser une autre question : Ya-t-il une telle frontière ? Y a-t-il une limite ? Je dirais que dans bien des cas, une frontière très ténue sépare le centre commercial de l’espace public et distingue ces deux éléments. S’il y a une bonne planification, une vision claire, une bonne collaboration avec les autorités publiques, le centre commercial peut être un bon complément et parfois un substitut à l’espace public. Michel Cantal-Dupart, architecte urbaniste En réaction, je voudrais parler des rêveurs. Pendant très longtemps, on a pensé que les architectes étaient des professionnels qui oubliaient de mettre des escaliers. Voilà que maintenant ce sont des rêveurs. Je voudrais simplement rappeler qu’en ce qui concerne Bilbao, dont nous avons parlé tout à l’heure, les plus grands rêveurs sont ceux qui ont imaginé que cette ville pouvait devenir une grande ville culturelle. Il s’agissait des promoteurs. L’architecte n’avait qu’à répondre à un programme. Il a été choisi comme tel, pour y répondre de la façon dont il a répondu. Concernant votre frontière entre public et privé, je voudrais vous donner un exemple très précis de ce que peut vouloir dire un centre commercial performant et de grande qualité, quand il arrive dans une ville. Cela se passe à Saint-Denis-de-la-Réunion. Près d’une grande déchetterie qui a disparu, s’est implanté un jour un centre commercial Carrefour. Cela a été une révolution dans cette ville, d’abord parce que le vin s’y vendait au même prix qu’en France métropolitaine et surtout, alors que tous les commerces du centre-ville fermaient à 18 heures - à l’heure de la prière puisque les propriétaires des commerces de centre-ville étaient pakistanais - l’heure de fermeture du Carrefour était décalée à 20 heures. J’étais à l’époque urbaniste de la ville et j’ai vraiment vu ce qu’est devenu l’espace public. Les gens venaient en famille se promener dans cet espace climatisé et couvert et finissaient bien sûr par acheter. C’était dans les années 95. Cela a été une grande révolution urbaine, mais ce centre commercial est très loin du centre. Actuellement, nous sommes en concours avec deux groupements et je suis l’urbaniste de l’un des groupements, pour ramener, à la demande très précise des commerçants du centre, un centre commercial qui serait plus central, dans la continuité du centre-ville, pour que l’actuel centre-ville redevienne une galerie marchande. Je complète vos propos en disant que dans ce cas très précis, l’espace public que sont les commerces dans la rue, cherchent à se reprivatiser pour devenir comme le centre commercial à l’autre bout de la ville. Je trouve cela assez passionnant et en tant qu’urbaniste, je trouve formidable de retravailler sur l’inversion d’une tendance que je trouvais, à l’époque, un peu catastrophique pour le centre-ville. Charles-Eric Lemaignen, président de la communauté d’agglomération d’Orléans – Val de Loire Les centres commerciaux sont-ils des espaces privés ou des espaces publics ? S’il s’agit d’un centre commercial de centre-ville qui est à l’image d’une rue commerçante, à la limite, pourquoi pas ? S’il s’agit de l’animation commerciale d’une gare, à la limite, pourquoi pas ? Si on prend sa voiture et que l’on va dans un grand parking pour passer sa journée dans un centre commercial, on ne peut pas considérer cet espace comme un espace public. Disney World n’est pas un espace public. C’est un lieu d’attractivité de la ville certes, mais ce n’est sûrement pas un espace public. Je crois que l’une des priorités des élus locaux est de faire vivre les villes, qu’elles soient animées et de ne pas tuer les commerces de centre-ville. Si l’on considère comme des lieux publics tous les centres commerciaux, les conséquences peuvent être catastrophiques. Pour le reste, très clairement, pour moi, l’espace public doit interroger tous les acteurs - les citoyens, les associations, les partenaires privés – mais in fine, celui qui décide n’est que celui

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qui a un mandat démocratique, c’est-à-dire l’élu et lui seul. Cela me semble fondamental quant à l’espace public. Simon T. Orchard J’aimerais revenir sur deux points. Vous avez tout d’abord parlé de l’ouverture de Carrefour, en 1995, jusqu’à 20 heures, alors que les autres commerces fermaient à 18 heures. Lorsque Carrefour a ouvert, est-ce que les Pakistanais ont changé leurs horaires d’ouverture ? Non, ils ont continué à fermer à 18 heures. Il y a deux interprétations possibles. Je crois que mon propos prête à controverse parce qu’il y a une idée préconçue, à savoir que les centres commerciaux sont en concurrence avec les commerçants du centre-ville, et qu’ils vont conduire à la fermeture des petits commerces en centre-ville et vont faire que les centres-villes vont dépérir. Je crois que c’est un débat tout à fait différent de celui que nous avons actuellement sur les espaces publics. J’aimerais dire également que les centres commerciaux qui sont bien intégrés et bien conçus sont des vecteurs d’innovation qui vont booster les commerces existants. Ils vont redynamiser et faire évoluer les commerces existants. Nous avons fait cette expérience : près d’un centre commercial, dans le centre-ville, à court terme, des petits commerçants finissent par fermer, mais six ou douze mois plus tard, un nouveau petit commerçant rachète le magasin qui a fait faillite et lance un nouveau concept qui est plus adapté. Ce n’est plus simplement un vieux cordonnier qui répare les chaussures, mais c’est un commerçant qui va faire plusieurs choses (des clés, etc.). Très peu de magasins restent vides. Le concept évolue. Certains concepts sont dépassés et ces commerçants se font dépasser par la concurrence. Très souvent, nous encourageons aussi de nouveaux concepts de vente dans les centres commerciaux. Il est parfois plus facile, pour les petits commerçants, d’ouvrir leur boutique non pas en centre-ville, mais plutôt dans un centre commercial. Il est souvent très difficile de trouver un magasin qui se libère en centre-ville. Si nous facilitons l’accès de ces petits commerçants aux centres commerciaux et si leur commerce fonctionne bien, ils finissent par ouvrir une boutique dans les quartiers plus chers du centre-ville. Je suis d’accord avec vous. Il y a certes un risque et nous ne pouvons pas le nier, mais mon expérience a montré qu’il ne fallait pas être trop manichéen. Florence Schaal Je crois que c’est en effet un autre débat. Revenons à l’espace public, au rôle des acteurs comme le vôtre dans la conception et la gestion des services publics. De la salle Bonjour à toutes et à tous. Je ferai juste un petit témoignage personnel. Lorsqu’on a parlé de séparation entre espace public et espace privé, on a évoqué la gare ce matin. Je me suis interrogé et je me suis dit que pour moi, la gare était vraiment un espace public. Quand il s’est agi des centres commerciaux ou des galeries commerciales, j’avoue que je n’avais pas vraiment de réponse. J’ai réfléchi et je me suis dit que lorsque je me promène à Paris et que je passe dans les passages commerciaux, dans les galeries telle que la galerie Vivienne, je me sens indéniablement dans un espace public. J’ai poursuivi ma réflexion et je me suis dit que lorsque je suis dans le centre commercial à la gare de l’Est, je me sens dans un espace public et non pas dans un centre commercial. De même, j’ai pensé à certains petits passages commerciaux qui existent dans des villes de banlieue parisienne. On peut rentrer par un bout, ressortir par l’autre, dans un trajet normal. Ce sont des rues commerçantes, c’est une prolongation dont parlait monsieur. Je ne me sens pas dans un espace privé, mais dans un espace public. Je me suis interrogé plus finement et je me suis dit que finalement, lorsque j’ai le choix d’y aller pour faire autre chose que mes courses, dans un trajet normal, je me sens dans un espace public. En revanche, si je vais dans un centre commercial avec énormément d’attractions – j’ai été impressionné par l’inventivité et l’attractivité que vous avez développées – je ne me sens plus dans un espace privé. C’est un simple témoignage personnel.

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Cynthia Nikitin, vice-présidente, Projects for Public Spaces J’ai été très impressionnée de la qualité de votre exposé. Vous avez parlé des micro-villes. Nous travaillons nous aussi de temps en temps avec des promoteurs et notamment un qui s’appelle Rancher. Il a acheté des centres commerciaux des années 1950, dans l’État de Washington, dans des zones de banlieue. Il a acheté ces magasins qui avaient fermé et il les a transformés. Ces centres commerciaux sont vraiment devenus des centres-villes pour les habitants. Seules des entreprises locales sont présentes ; il y a une petite bibliothèque, une petite agence de la mairie, un petit bureau postal. Parfois, il y a également une université ou une école qui organise ses classes en ce lieu. Si l’on veut créer une sorte de micro-ville, il est important d’incorporer certains des services municipaux. Cela ne coûte pratiquement rien. Lorsque les habitants doivent faire plusieurs kilomètres pour accéder aux services municipaux, il est bon d’avoir des agences de ces services municipaux dans ces mini-villes. Tout a trait à l’intention et à la détermination. Dans certaines villes, on essaie de créer des espaces publics et dans d’autres villes, au contraire, cela n’est pas du tout une priorité. Parfois, il n’y aurait aucun investissement dans ce type d’équipements si quelqu’un ne prenait pas le taureau par les cornes. Il faut en avoir le désir et l’envie. Il faut communiquer aux gens le fait qu’ils n’ont pas besoin d’acheter pour avoir droit de cité dans ces centres commerciaux. Les gens ont le droit d’occuper un espace, même s’ils n’achètent pas. Ils ont droit de passer cinq à six heures dans ce lieu sans acheter. Il faut que les gens qui s’occupent de la sécurité comprennent bien les intentions des promoteurs. C’est ainsi que l’on va faire de ces centres commerciaux des micro-villes, affectés à des usages civiques autres que ceux du simple acte d’achat ou de vente. Simon T. Orchard Je suis tout à fait d’accord avec vous. Pratiquement tous les services que vous avez cités sont d’ores et déjà offerts dans nos centres commerciaux. Il n’y a qu’un centre commercial sur quatorze, en Espagne, qui comporte une bibliothèque, alors qu’en Suède, 100 % ont un poste de Police et ont une bibliothèque. Nous essayons d’encourager les promoteurs à mettre à disposition ce qui serait considéré comme un service purement public. Je suis tout à fait d’accord avec vous également sur le droit des gens qui se promènent dans les centres commerciaux d’acheter ou de ne pas acheter. Il faut qu’ils puissent s’installer et qu’ils viennent simplement pour trouver une atmosphère confortable. Il ne faut surtout pas exercer de pression pour l’acte d’achat. Antoine Rufenacht La distinction public/privé d’un centre commercial est très simple pour les hommes politiques. Lorsque l’on fait une campagne électorale, on peut distribuer des tracts partout dans l’espace public. Or, si l’on rentre dans un centre commercial, on nous met immédiatement à la porte en nous disant « privé ». Ala Al-Hamarneh, chercheur, Centre de recherche sur le monde arabe, Université de Mayence, Allemagne Il n’y a pas que les politiques. Les professeurs et leurs étudiants n’ont pas le droit de cité non plus. Nous avons fait une étude à Dubaï, à Johannesburg et à Hambourg. Dans ces centres commerciaux, on ne nous a pas autorisés à nous installer avec des étudiants pour faire une présentation. Lorsqu’on parle de la sphère publique et de la sphère privée, il ne s’agit pas seulement de savoir qui est propriétaire de quoi. Ce n’est pas une question de sécurité ou de nettoyage. C’est également une question de comportement de ces espaces, de la manière dont nous y sommes traités et accueillis. Lorsque que nous avons voulu aller sur la place Nelson Mandela, à Johannesburg, plusieurs de mes étudiants n’ont pas pu avoir accès au square. Il faut traverser trois centres commerciaux avant de parvenir au square Nelson Mandela. D’abord, nous étions blancs puisque nous étions allemands. La moitié des Africains qui ont accès à ce square sont des héros et nous n’en étions pas. L’accessibilité est le mot clé et elle est un problème dans les centres commerciaux et les galeries marchandes. Les gens peuvent percevoir qu’il s’agit d’une sphère publique, mais encore faut-il que les gens suivent les règles,

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font ce qu’ils sont supposés faire. S’ils commencent à agir comme ils le feraient dans un espace dit public, ils ne sont plus les bienvenus. Je crois qu’il y a là une différence très importante. Simon T. Orchard L’accessibilité est un critère de définition des espaces publics. J’aimerais simplement vous donner très brièvement un autre exemple. Il y a cinq ans, on ne pouvait pas prendre de photos dans les centres commerciaux ; aujourd’hui, je peux vous assurer que vous pouvez le faire dans n’importe lequel de nos centres commerciaux, simplement parce que l’attitude a changé et les mentalités ont évolué. Tout le monde n’est pas forcément d’accord avec cela, mais il est certain que les mentalités ont évolué. Julien Damon, professeur associé, Sciences-Po J’ai une question qui est un peu perverse, mais qui porte exactement sur les sujets que nous venons d’aborder. Elle est très courte. Dans le cas d’Hambourg, il nous a été dit, pour ce nouveau quartier d’attractivité HafenCity que nous avons visité l’an dernier avec La Fabrique de la Cité, qu’il était imposé d’accepter les mendiants pour faire un bel espace public. Est-ce que vous acceptez les mendiants dans vos centres commerciaux ? Simon T. Orchard C’est une question très difficile. Nous ne tolérons pas de comportements qui sont considérés comme inacceptables sur le plan public. Vous n’êtes pas autorisé à être en état d’ébriété ou de proférer des insultes. Nous acceptons les sans domiciles fixes, mais nous ne les acceptons pas s’ils commencent à déranger les autres. Il y a une frontière ténue entre les deux. Je ne peux pas vous donner une réponse tranchée. Jan Löning, président, Avis France Je trouve que les centres commerciaux, comme je les appelle, sont un lieu d’investissements, souvent de rénovation urbaine, d’attractivité pour le public. On a parlé de 820 millions de visiteurs, ce qui signifie que c’est un lieu d’attractivité et d’innovation. Je suis surpris par le rejet et par le niveau d’hostilité que l’on sent, y compris dans cette salle. Je trouve impressionnant que Simon soit venu ici témoigner et je voudrais saluer ce courage.

Florence Schaal Pour rester sur cette question de la frontière entre le public et le privé, Frithjof Büttner, de la mairie de Hambourg va nous parler des BIDs (Business Improvement Districts). Tous les espaces publics sont dotés du même service par la collectivité, mais cette dernière à trouver via le BID, un moyen de solliciter les financeurs privés lorsque ceux-ci souhaitaient plus de services pour les espaces publics (plus de vert, plus d’éclairage, plus de mobilier) Le « business improvement district », un partenariat public/privé au service de la qualité de vie, Frithjof Büttner, Ministère du développement durable et de l’environnement de la ville de Hambourg Je vais vous parler d’un concept qui a été inventé au départ à Toronto au Canada puis qui a été implanté en Allemagne il y a 6 ans. C’est une idée qui a porté ses fruits, qui a essaimé dans l’ensemble des Etats-Unis, au Canada, au Brésil, à Copacabana par exemple, en Afrique du Sud. Il s’agit de lieux relativement restreints qui peuvent être un quartier, un petit centre-ville ou simplement une rue, un ensemble de bâtiments. On part vraiment du micro-niveau. Le plus petit projet en Allemagne par exemple, ne comporte que huit bâtiments, huit propriétés. Pour le plus gros projet, cela concerne jusqu’à 300 propriétés ou immeubles. Pour illustrer le BID, je vais vous parler d’un projet à Hambourg qui porte sur 50 à 100 bâtiments. Dans un BID, les propriétaires du foncier vont investir dans leur propre projet. Les autorités locales sont là pour les aider. Il y a une gouvernance publique. Certains disent qu’il s’agit d’un

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partenariat public/privé ; pour ma part, je crois qu’il s’agit d’une gouvernance publique. Nous ne sommes là que pour les aider et leur parler ; nous ne sommes pas vraiment des partenaires parce que nous n’apportons aucun investissement. L’objectif est de valoriser le lieu, la rue, le quartier, le voisinage, pour faire augmenter les loyers, pour valoriser les biens, pour que les clients soient attirés, pour que les gens reviennent et pour reconquérir des usagers parce que de nombreuses rues ont perdu de leurs usagers et de leurs clients au profit des centres commerciaux. Le financement doit se faire par le biais d’une taxe que chaque propriétaire d’immeuble doit payer, dès que le plan de valorisation du quartier est conçu et mis en place par la ville à travers une loi locale. Nous avons appris ce matin que des chauffeurs de taxi et les citoyens étaient des véritables experts en matière d’urbanisme. Qui sont nos experts dans ces projets de BID ? Ce sont les propriétaires fonciers qui ont aussi la connaissance de leur propre quartier. Ils savent exactement ce qui doit être fait pour valoriser le quartier en question. Pour lancer un projet de valorisation des espaces publics, il y a quatre grandes étapes : - La phase de préparation. Il faut que l’idée germe, que naisse une vision pour valoriser une zone, une rue, un micro-quartier, etc. - Les discussions publiques. Lorsqu’on a un plan, des idées et des mesures concrètes, les propriétaires fonciers vont voir les partenaires, vont parler avec les locataires, les gestionnaires, les commerçants et les autorités locales. - La décision de valorisation. Seuls les propriétaires peuvent décider s’il doit y avoir un plan de valorisation parce que ce sont eux qui vont devoir payer pour la mise en place de ces mesures. Si plus de 33 % des propriétaires de la zone sont contre le plan de valorisation et d’amélioration du quartier, l’initiative sera rejetée. Si moins de 33 % sont contre, la ville fait passer un décret local. Le plan de valorisation est lancé et la phase de mise en œuvre des mesures peut démarrer. Hambourg a été la première ville en Allemagne à mettre en place un fondement juridique pour la mise en œuvre des ces plans de valorisation des espaces publics. Sur le premier cliché, dans la partie gauche de l’écran, vous voyez que des poubelles se trouvent dans une rue commerçante, dans une artère marchande. C’est l’un des plus beaux quartiers de Hambourg. Qui a envie de faire ses courses dans un endroit où des poubelles bloquent le passage ? Qui a envie de se reposer sur un banc aussi sale que celui que vous voyez au milieu de l’écran ? Il y a cette végétation sauvage dont personne ne s’occupe, etc. Sur la droite, vous voyez qu’il est très difficile de se mouvoir dans des rues très encombrées. Dans l’espace public, il y a aussi des aménagements qui ne fonctionnent plus, qui ne sont plus adaptés ou qui sont sous-utilisés. Il y a aussi des simili espaces verts qui ne servent à rien. Il y avait un bac à fleurs dans lequel tout le monde jetait ses déchets ; maintenant, c’est un bac à déchets. A droite, vous voyez également les conséquences du vandalisme et d’incivilité. En bas, quelqu’un fait pipi contre une armoire électrique, en plein milieu d’une zone commerçante. On peut régler la plupart des problèmes grâce aux plans de valorisation mais pas les problèmes sociaux. Quelles sont les mesures de ce plan de valorisation ? Il s’agit d’actions de construction, dans les espaces publics. Il s’agit d’aménagements de plantations, de nettoyage. Il faut que ce soit comme un centre commercial, sans que ce soit un centre commercial. Dans ce quartier, on n’a pas le droit de faire des choses à la place du service public, c’est-à-dire réparer le revêtement de la chaussée, réparer les trottoirs, car ces actions sont financées différemment. Hambourg a maintenant neuf zones visées par des BID – des plans de valorisation des zones commerçantes et cinq autres sont dans les tuyaux. - Le premier projet est celui de Neuer Wall. C’est une rue commerçante. On a investi dans l’aspect de la rue, la valorisation de la rue, le mobilier urbain pour plus de trois millions d’euros. Il y a maintenant un contrat de six ans qui porte sur les services, sur le marketing (les fleurs sont changées tous les trois mois, une fois par saison).

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- Le deuxième projet concerne la transformation de l’entrée d’un parking en espace public. A l’une des extrémités, il y avait des grands magasins, mais également des petites brocantes, etc. Deux millions d’euros ont été investis - une propriétaire a donné 120 000 euros pour l’achat et la mise en place de bancs publics. C’est devenu un lieu où se retrouvent les citadins, alors qu’avant, ce n’était qu’un vaste parking. - Regardons Opern boulevard, où se trouve l’opéra de Hambourg. C’était une rue, dans laquelle nous n’y allions pas pour déambuler, pour se détendre, pour faire du shopping – c’était un axe de passage. Les travaux vont démarrer en août prochain pour élargir les trottoirs, réduire la circulation, planter des arbres (taillé de façon rectangulaire - cela donnera une identité à cette rue). Devant l’opéra, il y aura une belle place. - Voici une rue plus ordinaire, avec des petits espaces commerciaux, des galeries : moins de places de stationnement, des trottoirs seront élargis, de belles pierres, une belle vision sera obtenue via le BID en 2012. - La chambre de commerce est également une zone de parking. C’est l’une des plus belles places de Hambourg, mais une quarantaine de voitures sont toujours garées là, matin, midi et soir. L’investissement de neuf millions d’euros porte sur toute la zone, un itinéraire de bus a été dévié, tout le système de transport a été modifié pour libérer cette place. - Mönckebergstrasse, le dernier exemple. C’est une zone commerçante tout à fait ordinaire où il y a les grands magasins. Les espaces publics sont plutôt satisfaisants, mais l’éclairage ne convient pas. Le BID va le modifier : un nouvel éclairage sera mis en place dans les rues, ainsi qu’un nouvel éclairage des bâtiments. En fonction des animations spéciales, l’éclairage pourra être modifié. En conclusion, je vous montre une photo prise à Toronto et une pancarte inhabituelle indiquant « Marchez sur l’herbe » ! C’est tout à fait nouveau. Nous nous sommes inspirés de ce qui se passe à Toronto, à New-York où les plans de valorisation concernent des zones plus grandes, avec un budget de centaines de millions d’euros. Je crois que c’est une grande révolution en termes d’urbanisme. Pour la première fois, des espaces publics importants ont été reconstruits et revalorisés par des acteurs privés. C’est la première fois que l’on a permis à des acteurs privés de modifier des espaces en ville. Pour l’instant, ces plans de valorisation ont représenté des budgets très importants , représentant jusqu’à 40 millions d’euros dont 12 millions seront consacrés à la redéfinition des espaces publics, aux trottoirs, aux rues, à l’éclairage et au nettoyage. La ville n’aurait jamais investi 20 millions d’euros dans l’infrastructure pour le centre-ville. Nous n’avons pas ces moyens. Nous avons été surpris de voir que tout cela soit considéré comme un grand succès, que tout le monde l’apprécie, qu’il s’agisse des touristes, des visiteurs, des clients, des propriétaires, des occupants des bureaux, des urbanistes et des habitants. Seules les femmes qui portaient des talons aiguilles n’ont pas beaucoup aimé les grands pavés, mais nous avons corrigé le problème. C’est vraiment la seule critique que nous avons rencontré en six ans. Je crois que nous avons vraiment traversé la frontière qui sépare le public du privé. C’est un espace public, mais construit, installé par le secteur privé. Je pense que c’est une bonne base à un débat et une discussion avec la salle. Florence Schaal Est-ce que cet exemple de coopération entre le public et le privé est reproductible d’après vous ? Le succès de Hambourg peut-il se reproduire dans l’une de nos villes ? Monsieur Lemaignen, par exemple, qu’en pensez-vous, vous qui êtes aussi enseignant en management public local à Orléans? Charles-Eric Lemaignen, président de la communauté d’agglomération d’Orléans – Val de Loire Si ce système était reproductible en France, j’en serais absolument ravi. Nous pouvons nous interroger. Les municipalités sollicitent des entreprises pour faire du mécénat. Peut-être seraient-elles plus intéressées pour investir sur leur propre environnement immédiat. Je n’ai pas vraiment d’avis. Ce serait plutôt aux entreprises de répondre. Les collectivités ne peuvent voir cela que d’un œil favorable. Est-ce que les entreprises seraient prêtes à investir sur leur propre environnement urbain immédiat et à ne pas retourner, comme elles le font, d’ailleurs non pas anormalement, vers la collectivité publique en disant qu’elles payent une cotisation

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économique territoriale et qu’elles ont donc le droit en retour à ce que la ville leur fournisse un environnement urbain de qualité ? Pour l’instant, on entend plutôt le second discours, mais je serais le plus ravi des hommes si de telles initiatives pouvaient se développer en France. Claire Tutenuit, déléguée générale, Entreprises pour l’environnement En France, des associations de commerçants se cotisent pour améliorer l’éclairage, à beaucoup plus petite échelle que ce que vous ne l’avez décrit bien sûr. Quel est l’apport spécifique de la ville ? Est-ce que la ville peut les obliger à payer ? Une démarche purement volontaire ne marcherait pas. Après plusieurs années d’expériences, avez-vous une idée du retour sur investissement ? Avez-vous des données en la matière ? Est-ce qu’il y a une augmentation de la fréquentation par exemple et des ventes ? Frithjof Büttner La ville peut aider. Nous avons une petite équipe qui aide ces zones et les propriétaires sur leurs projets. Nous pouvons dire quelles sont les limites du projet, dire par exemple qu’il n’est pas possible de retirer la pierre noire qui est utilisée au centre-ville. Nous jetons un coup d’œil à leur plan de valorisation, nous leur disons ce qu’ils peuvent faire et ce qu’ils ne doivent pas faire. Nous centralisons les moyens, ce qui est important. J’ai parlé de la loi pour la valorisation des zones du centre-ville. Tout le monde doit payer la taxe, même ceux qui sont contre le plan de valorisation. C’est une taxe obligatoire et elle alimente le plan de valorisation. Cela permet de faire ces actions parce qu’il y a un budget. Si toute la démarche se faisait sur une base volontaire, nous réussirions au mieux à recueillir 25 % des moyens nécessaires. Grâce à cette loi et à ce décret, les propriétaires ont les moyens de faire tout cela. C’est ce qui explique que les projets ont été menés à bien. Il faut au moins deux ans pour faire voter le projet. Parfois, il faut deux ans pour recueillir les 200 000 à 300 000 euros pour la seule phase de planification. Si à la fin, il y avait encore une incertitude sur la possibilité d’obtenir tous les moyens, rien n’irait de l’avant. Je tiens à préciser que chaque pierre qui est posée nous appartient, chaque arbre qui est planté, le long de la rue, est public. Pour le secteur privé, la clientèle a augmenté, tout comme la valeur de l’immobilier et tout est plus propre. C’est donc une opération intéressante. Dans ces rues, les loyers augmentent parfois de 50 % par mètre carré, ce qui finance finalement l’opération. Les grands propriétaires payent jusqu’à 150 000 ou 200 000 euros pour le projet, mais avec l’augmentation des loyers, ils rentrent dans leurs frais. Certains des propriétaires immobiliers répercutent leurs frais sur les loyers et se refont ainsi auprès des locataires. De la salle Une question technique. Est-ce qu’à la fin du processus, les commerçants sont les mêmes qu’au départ ? Est-ce que cette opération renouvelle un peu les commerçants ? Y a-t-il un turn-over ? Je ferai une autre observation. En fin de compte, n’importe quelle valorisation est bonne. Il y a peut-être peu de valeur ajoutée, mais quel est l’effet sur la clientèle ? Est-ce que certaines personnes se sentent exclues parce que tout d’un coup, le quartier devient trop luxueux pour elles ? Frithjof Büttner Est-ce que les commerces changent ? Dans la loi, nous avions envisagé de taxer les commerçants. C’est ainsi que le système fonctionne au Royaume-Uni, avec une taxe payée par les commerçants et non pas par les propriétaires. Les propriétaires immobiliers, à notre avis, sont présents dans une zone pour le long terme, les magasins, parfois, changent et se succèdent. Chaque année, il y a des marques qui apparaissent et qui disparaissent. Pour nous, il était donc important que ceux qui travaillent à la planification des espaces publics urbains inscrivent leur action dans le long terme. D’où le dialogue avec les propriétaires. Cette loi fait intervenir les propriétaires fonciers et immobiliers. Si la qualité change, les loyers augmentent. Si on améliore la qualité d’un quartier, certains commerçants vont disparaître, mais d’autres commerces qui peuvent supporter des loyers plus élevés vont ouvrir. C’est un processus normal dans une ville. Si l’on essayait d’empêcher cela, on empêcherait toute valorisation urbaine.

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Florence Schaal Est-ce que la loi prévoit des crédits d’impôts, des défiscalisations pour ceux qui investissent dans ce projet ? Frithjof Büttner Non. Florence Schaal Ils ont donc une fiscalité normale et un impôt supplémentaire. Frithjof Büttner Certes, mais pour une période maximale de cinq ans. Ensuite, on repart à zéro. Catherine Barbé, directrice de l’aménagement et de l’urbanisme, La Société du Grand Paris J’ai une question sur le niveau de dépenses acceptable pour le public. Vous nous avez montré des zones où il y avait énormément de places de stationnement, près d’un bâtiment important. Sur la photo suivante, les voitures avaient disparu. Est-ce que cela signifie que dans le plan, le financement de la la construction d’un parking a été prévu, ce qui est très cher ? Est-ce que la ville a participé au financement du parc de stationnement ? Frithjof Büttner Les personnes qui s’occupent du budget de la ville ont dit qu’il ne fallait pas perdre le stationnement parce qu’il est une source de recettes, mais que si nous avions un bel espace public, nous pouvions nous permettre de perdre les recettes venant du parking. Vous avez vu le grand bâtiment qui était sur cette place. Il appartient à la ville. En fait, il était important de faire de cet endroit une belle place, avec de beaux arbres. Certains arbres ont soixante ans. On a amélioré le cadre de vie sur cette place ; nous avons pensé que le jeu en valait la chandelle et que cela valait la peine de perdre quelques recettes de parking. Les sociétés privées devraient investir dans l’ouverture des lieux, si on améliore le lieu et si on a le budget. Dans ce cas précis, les deux éléments étaient réunis. Florence Schaal Nous accueillons maintenant Rémy Pagani, ancien maire de Genève et actuellement conseiller sur les questions urbaine à la Ville de Genève. Vous allez, dans la continuité de ce que l’on entend depuis ce matin, nous parler de la place de plus en plus importante des citoyens dans la gouvernance des espaces publics et du fait que nous avons besoin de plus en plus de leur acceptation, de leur concertation et de leur adhésion au projet.

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L’expérience de Genève dans la réhabilitation des espaces publics, Rémy Pagani, conseiller en charge de la construction et de l’aménagement de la ville de Genève – ancien maire de Genève jusqu’en 2010 Je crois que les débats que nous avons eus, certains peut-être polémiques, sont très riches et font progresser notre réflexion sur la cité. J’ai passé quatre ans à la tête de la ville de Genève, à la construction et à l’aménagement, j’ai été maire, j’ai été réélu et je serai à nouveau maire en juin 2011. Genève est une ville qui est riche puisque nous investissons 100 millions d’euros par an. J’ai actuellement 60 projets dont celui que je vais vous présenter. Si nous voulons approfondir les questions qui ont été soulevées sur la participation des habitants, je pense que nous devons réfléchir sur la confrontation. J’ai intitulé mon exposé « L’espace public, lieu de bon…heur » au sens de heurt et du bonheur que nous espérons tous vivre de temps en temps, dans notre vie. Pour moi, l’espace public est un lieu de conflits, le terme de « conflit » étant à prendre au sens positif de cohabitation, de heurts, de bons heurts, sans négliger par ailleurs les intérêts des classes sociales qui s’y affrontent et les débordements systémiques. Nous sommes dans un système qui a sa propre logique, un système financier qui d’ailleurs, tous les trois ans, met à mal la planète. Nous subissons les crises financières à répétition qui mettent à mal nos finances publiques. Quand on voyage ou que l’on s’intéresse aux villes étrangères, on est souvent fasciné par ces images de rues trépidantes où il semble se passer beaucoup de choses. La lumière, l’animation et même le bruit participent d’une représentation plutôt pittoresque que l’on se fait de la ville. Ce sont des lieux d’entassement plus exactement, de débordement. La rue en tant que telle est non seulement pour moi un espace public, mais est aussi un lieu de débordement. Sur cette photo prise en Italie, vous voyez un petit panneau d’interdiction, pour les livreurs de pizzas, qui essaie de réguler ce qui se passe dans l’espace public, des linges, toute une série de choses qui se passent dans ce lieu de liberté qu’est la rue. C’est un espace privé parfois, un espace commercial. Plus exactement, l’espace privé déborde dans l’espace public et inversement peut-être quand par exemple, les allées d’immeubles sont envahies par des jeunes gens qui s’y réunissent. L’espace public s’introduit dans l’espace privé qu’est la maison. En vacances, dans certains pays, on peut même facilement supporter un chaos que l’on ne supporterait pas chez soi. Enfin, vous voyez la photo d’un petit quartier de Genève que j’apprécie beaucoup, qui est le quartier des grottes. Il faut voir que le débordement est encore d’actualité en Suisse, bien que certains pensent le contraire, mais à condition qu’il ne dure qu’un jour et dans certains quartiers seulement. Vous remarquerez ainsi qu’en Suisse, la lessive est une décoration de fête et que l’on peut prendre la peine, pour les festivités du quartier, de la trier par couleur, selon les cordes ou selon les codes. Tout cela pose la question de ce que l’on est prêt à accepter en termes d’intensité, de cohabitation, de débordement, de frottement dans l’espace public. L’espace public appartient de fait à tous et à personne et chacun est donc légitimé à y faire valoir son point de vue, son intérêt d’individu et ses intérêts d’appartenance à un groupe social. Il s’agit toutefois de se frotter aux extrêmes, comme sur ce petit dessin de l’illustrateur français Voutch où la petite dame rappelle au grand monsieur qui fume sa pipe que « c’est un lac non fumeur ». C’est bien sûr ironique, mais rappelons tout de même que partout en Europe, les fumeurs ont été relégués dans la rue. En tant que collectivité publique, jusqu’où pouvons-nous aller dans le contrôle et l’organisation des usages ? Jusqu’où devons-nous faire le bonheur des gens malgré et contre eux ? L’espace public peut-il être ancré à la fois dans les rapports de classes et dans la représentation concrète, architecturée autour du vide ? C’est cette question que nous allons traiter. Pour évoquer ces questions, j’ai choisi de vous présenter un projet qui est engagé depuis plusieurs années, à Genève et qui alimente beaucoup de conversations, sans parler des enjeux politiques et des heurts qu’il a créés. Il s’agit de la plaine de Plainpalais, soit un espace de sept hectares, au cœur de la ville, une surface vide depuis toujours. Il correspond au losange que vous voyez sur la carte. Celui-ci est comparable à la surface de la vieille ville qui est entourée par un rond blanc, mais aussi à celle des grands parcs issus de legs. C’est aussi un lieu de

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passage, fortement structurant dans la ville. Il forme l’articulation entre la vieille ville et les instituions universitaires des Bastions et de la Jonction. Il crée aussi le lien nord-sud entre la gare et le futur quartier Praille-Acacias, Vernets dont certains d’entre vous ont peut-être entendu parler et dont la mutation de zone industrielle en extension de la ville se prépare, avec un grand enjeu en matière d’espaces publics. Nous avons la particularité, non pas d’avoir des friches industrielles, parce que cette zone fonctionne très bien en tant que zone industrielle, mais nous voulons la changer pour en faire une autre zone, contrairement à des villes qui ont été placées dans des situations économiques différentes.

J’en reviens à la plaine de Plainpalais. Il y a de l’entassement aujourd’hui, avec l’extension du tramway puisqu’il y a une augmentation de la pratique des transports en commun, avec un marché cinq fois par semaine (regroupant le marché aux légumes, le marché aux fruits, le marché aux puces). C’est aussi un lieu qui accompagne la crise économique que nous avons tout de même subie en Suisse – puisque c’est un lieu de recyclages de marchandises usagées. Sur tous les côtés du losange et dans les allées transversales, le mercredi et le samedi, les chômeurs et les chômeuses, ainsi que des professionnels de la brocante s’installent. C’est aussi un lieu historique existant depuis le XIXème siècle. C’est donc un lieu qui est très incarné pour les habitants de la ville, de génération en génération. C’est aussi un lieu qui accueille le cirque en son centre, qui accueille des tournois de pétanque, un skate-parc, des jeux pour enfants, des foires, des tournois, etc. C’est un lieu très important pour la population et très fortement sollicité pour les activités urbaines. Il y a aussi, ce que vous connaissez sans doute partout dans vos cités, des chiens. C’est en effet un lieu légalisé comme un espace de liberté pour les chiens, ce qui n’est pas sans poser de problèmes. Heureusement, les allées sont larges car s’aventurer dans les pelouses relève de l’inconscience ou de la bravoure. Ce lieu n’était donc plus adapté et avait des possibilités réduites d’usage. Ce n’était plus un espace de détente. Vous voyez une image de Plainpalais au début du XIXème siècle. On voit que la prairie était déjà protégée de la pratique des calèches par une rangée de poteaux. Les calèches n’avaient déjà pas le droit de venir dans ce lieu vide. En 1896, pour l’exposition nationale suisse, on a construit des bâtiments qui furent détruits à la fin de l’exposition. Ce lieu est resté jusqu’à ce jour et de façon consensuelle, une surface où l’on vient avec son mobilier et d’où l’on repart en le laissant vide. Dans le projet de réaménagement de cet espace, j’ai poursuivi cette logique en insistant pour que ce lieu reste au final vide. Vous voyez une autre image de 1925, pour montrer ce que l’on peut faire. Cela fait un peu froid dans le dos, mais c’est l’histoire de ce lieu qui fait partie de la cité. En 1990, on voit que ce lieu s’est dégradé. Dans les années 60, on a sectionné la pointe nord par le barreau routier. La pelouse s’est dégradée de plus en plus et on a achevé le processus avec des enclos. On a installé des enclos aussi pour protéger les enfants des chiens. Toute une série de ségrégations ont été introduites au fil du temps sur cet espace public. Jusqu’en 2009, la plaine offre un visage de lépreux où le fait d’y garer des voitures ne choque même plus tant la qualité de ce lieu a disparu de la mémoire collective. Dans les années 70, un

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parking de plus de 7 800 places a été construit en sous-sol, sous la plaine et le projet d’y faire transiter une voie express souterraine ne sera abandonné qu’à l’issue d’un résultat serré du référendum qui contestait d’ailleurs le parking. En Suisse, toutes les lois promulguées sont soumises à référendum ; si 4 000 signatures sont récoltées , la population a alors le droit de se prononcer. Jusqu’où les autorités peuvent-elles aller dans le contrôle et l’organisation des usages ? A mon avis, une action publique responsable doit se limiter à la réorganisation du débordement, accompagnant le développement, prolongeant la ville et ses besoins, tout en se gardant une action autoritaire. Pierre Soulages, dans « Noir lumière », un livre d’entretiens avec François Jaunin, illustre cette problématique en réfléchissant ainsi sur le processus de construction d’un tableau : « Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela tombe en morceaux. Nous l’organisons à nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux ». Je vous laisse méditer cette petite phrase. Il s’agit donc d’aménager le vide puisque cette plaine doit rester vide. Tel était le défi des urbanistes qui se sont penchés sur cette question. Je vous cite aussi Victor Hugo « Ainsi, durant les 6 000 premières années du monde, l’architecture a été la grande écriture du genre humain ». On a parlé beaucoup d’écriture aujourd’hui et hier et je crois qu’il faut être calé dans cette lecture de l’urbanisme. Le vide est ici un parc qui a été offert à la ville de Genève. Il n’a donc pas coûté très cher. En revanche, l’entretien et l’organisation de ce vide sont plus compliqués et plus coûteux. Autant dire que le quidam ne voit pas en quoi cela change grand-chose. Il y a toujours du vide au centre, certes unifié, et des arbres autour. Il se demande pourquoi cela coûte si cher. En fait, le projet final que vous voyez a coûté 40 millions de francs suisses, soit 31 millions d’euros. Pourquoi remplacer tous ces arbres apparemment en bonne santé ? Pourquoi l’entretien coûte-t-il si cher alors qu’il n’y a apparemment « rien » (650 000 francs, soit 600 000 euros environ) ? Pour le responsable politique de l’aménagement que je suis, ma vision politique a été non seulement de valider le long processus qui a mené à l’aboutissement de ce projet, mais aussi de m’opposer à ce que ne réapparaissent les clôtures, laissant ainsi la place à la cohabitation de toutes les citoyennes et de tous les citoyens dans cet espace public. J’ai aussi refusé toute construction en dur et j’ai fait même démolir une station électrique qui était une sorte de verrue, construite dans les années 50. Finalement, le projet de la plaine de Plainpalais, c’est donner droit aux intérêts économiques actuels de la cité, notamment à ceux des habitants qui se pressent dans les villes et qui cherchent des espaces de détente. Par exemple, certains membres de notre cité ne peuvent plus partir en voyage et se réapproprient les parcs. D’autres qui sont au chômage, se réinventent un petit boulot de marchand. D’autres, qui sont commerçants et qui ne peuvent plus payer les loyers d’une arcade, du fait de la spéculation foncière qui s’étend dans la ville, comme dans toutes les villes, se satisfont d’une étale, comme certains de leurs grands-parents. Tous ces besoins participent-ils à cette écriture urbaine ? A mon avis, ils participent à une écriture urbaine. Il faut poser un cadre de réflexion, un cadre de discussion et de bons heurts. Vous voyez le projet final. C’est une photo de synthèse. A la périphérie, il reste beaucoup de place. J’en viens à parler des arbres. C’est un espace de frottement entre les habitations qui encerclent la plaine, la rue qui la délimite et le début du parc. Cette volonté a été très difficile à faire passer au sein de la population. Nous sommes ici au bord de ce que j’appelle le frottement entre les habitations et l’espace vide. Notre objet transitionnel a été les arbres. Il s’agissait de montrer à la population qu’ils étaient en mauvais état, qu’ils avaient subi des dégâts, des blessures et des conflits d’usage. Vous voyez, sur l’image du bas, que certains marchands s’appuient sur ces arbres pour valoriser leurs marchandises. Le projet prévoit donc la reconstitution d’une triple rangée d’arbres, tout autour de la plaine et l’ajout d’arbres au-dessus des places de jeux et de la pointe sud. Au final, il y aura une trentaine d’arbres supplémentaires dont les conditions de vie seront sans commune mesure avec la situation actuelle. De plus, nous ferons l’effort de conserver en place les arbres les plus remarquables et de transplanter les plus jeunes. Cela va nous coûter de l’argent, mais au lieu de tout remplacer pour définir un meilleur écartement, nous avons décidé de sauvegarder certains arbres dignes d’intérêt. Les arbres sont devenus, d’une certaine manière, nos objets complexes de passage entre la résolution du frottement entre le plein des maisons et le vide de l’espace central de la plaine.

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Ce fut un travail minutieux, issu d’une concertation avec les utilisateurs. Nous espérons que cette disposition permettra à terme de réconcilier les usages avec la vocation d’espace public majeur au cœur de la ville de cet espace. Vu de dessus, nous avons bien à faire une écriture dans laquelle les êtres humains pourront se mouvoir. Nous avons déjà réalisé en partie cette vocation d’espace public majeur de la plaine puisqu’un peu à l’image de ce que nous avons vu dans les Ramblas de la Mina, nous avons commencé en nous disant que nous verrons ensuite si nous arriverons à poursuivre le processus. Je vous montre une photo d’avant qui vous permet de voir la différence. Nous en sommes maintenant à cette étape. C’est aussi le fruit d’un dialogue intense avec les utilisateurs. Aujourd’hui, le cirque qui s’installe bénéficie d’une surface drainée, ce qui est un avantage incontestable pour les forains. L’approvisionnement des caravanes en énergie se fait par un réseau souterrain, accessible par des trappes disséminées à intervalles réguliers. C’est aussi un avantage certain d’amélioration du déploiement de ces activités. La population s’est rapidement réappropriée un espace où elle n’osait simplement plus mettre les pieds depuis des années. Reste la question des arbres. Il faut continuer à dialoguer, non seulement avec les futurs usagers qui sont désormais acquis à la cause, mais aussi avec le public qui doute et qui peut encore s’exprimer par les urnes et mettre en péril ce projet. Dans ce sens, nous allons organiser, l’été prochain, sur la plaine elle-même, une exposition qui expliquera aux passants le sens de nos démarches. Nous avons essayé de nous associer à l’école d’art et de design durant six mois. Vous voyez sur l’image la projection d’un film. Pour regarder les travaux, une étudiante a accroché une caméra à une pelle mécanique. C’est encore une façon d’étonner les gens à propos d’un lieu qu’ils croyaient pourtant bien connaître. Il ne suffit pas de faire de la démonstration par l’exemple. Il faut ébranler les gens dans leurs intimes convictions, dans leur conscience. Somme toute, on essaie d’accrocher du vide autour de quelque chose qui doit donner un semblant de sens. Florence Schaal Est-ce que cette consultation des Genevois a été importante ? Avez-vous procédé en plusieurs étapes ? Rémy Pagani Deux fois par an, nous avons eu des réunions avec l’ensemble des utilisateurs, nous avons soumis le projet et nous avons discuté et négocié, comme des marchands de tapis, les espaces entre les arbres par exemple, la matière mise en place au centre de cette plaine, par quel bout les travaux allaient commencer, etc. Toutes les étapes de construction et d’urbanisme ont été discutées avec la population et dans les assemblées, les gens défendaient leurs intérêts. En ce qui concerne le cirque par exemple, pour planter des pieux, le sol n’était pas très solide. Nous avons dû mettre une gouge de fond pour essayer de les rassurer et cela fonctionne très bien. Pour finir, nous nous sommes tous mis d’accord. Claude Grandemange, adjoint au maire délégué au suivi des travaux sur le domaine public, Mairie de Nancy Nous sommes tous confrontés à ce problème des chiens. Vous en avez parlé au début, mais à la fin, vous les avez oubliés. Rémy Pagani Ce projet a mis dix ans à voir le jour. Il y a dix ans, une première expérience de gore a été faite et nous nous sommes aperçu que les chiens détestaient faire leurs besoins sur ce gore. Quand ils le faisaient, cela se voyait très rapidement et les citoyens pouvaient le contrôler. Dans une pelouse, on ne voit pas très bien ce qui se passe. Avec la mise en place de la moitié de cet espace public, nous avons constaté qu’il y avait beaucoup moins de problèmes en la matière. Nous avons beaucoup plus de problèmes maintenant en ce qui concerne les bouteilles cassées parce que cet espace est utilisé quasiment 24 heures sur 24 et nous avons des problèmes d’entretien pour lesquels nous n’avions pas prévu une somme pareille. Nous avons plus de problèmes d’entretien que des problèmes d’excréments de chiens qui se reportent ailleurs. Florence Schaal Comme disait Cynthia Nikitin ce matin, tout n’est jamais fini.

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De la salle Permettez-moi de souligner d’abord l’intelligence de votre propos et de vous remercier pour la place que vous avez donnée à l’Homme non pas en simple utilisateur, mais aussi en tant qu’acteur. J’ai l’impression que chez vous, ce dialogue est une nécessité et qu’il est structurant. J’ai une question. Vous avez souligné le rôle historique de cette place et vous avez sans cesse fait référence à ce que j’appellerais le mythe fondateur, le besoin organique d’évolution d’une ville. J’ai l’impression que chez vous – vous me contredirez peut-être – l’histoire fait partie du présent pour pouvoir penser le futur. Est-ce que vous avez pris en compte l’histoire de cette place pour essayer de la conjuguer avec les attendus présents et pour être sûr que votre objet sera encore moderne et utile trente ans plus tard ? Même si vous êtes riches, on fait des investissements pour qu’ils durent un peu. Rémy Pagani J’ai dit qu’il y avait des options politiques, je les ai exprimées. Ma volonté est de faire en sorte par exemple que ce lieu soit une respiration, même matérielle. On apporte son échoppe le matin. Le matin, il y a une file d’attente des brocanteurs parce qu’il faut prendre un numéro et s’inscrire, on s’installe et le soir, il n’y a plus rien, il y a la machine qui passe et qui nettoie. Je trouve que l’histoire de ce lieu est préservée. Nous faisons un pari sur l’avenir, mais je pense que nous aurons de plus en plus besoin de ces espaces de respiration et de détente parce que nous allons vers une société qui malheureusement, va être de plus en plus limitée dans ses déplacements du fait de l’effet de serre. C’est une option qui respecte l’histoire et qui en fait autre chose. Je voulais juste revenir sur le débat que nous avons eu tout à l’heure sur les centres commerciaux, pour montrer aussi que l’on se fonde sur le passé. Nous avions une quinzaine de cinémas dans le centre-ville, beaucoup ont disparu et ont été remplacés malheureusement par des centres commerciaux. Dernièrement, un cinéma allait être remplacé par un centre commercial et j’ai décidé de faire opposition. C’est un cinéma tel que vous pouvez l’imaginer. En fait, nous nous sommes aperçus qu’il n’était pas possible de réinstaller un cinéma, mais nous allons essayer d’y mettre un lieu de danse, qui corresponde à une activité culturelle pour la ville. Il ne s’agit pas de faire la même chose, mais d’essayer de maintenir, dans la rue, une activité. Par ailleurs, on construit, dans cette rue, une crèche et des immeubles qui sont relativement bon marché. Nous tenons aussi à maintenir cette activité culturelle et sociale dans nos rues par la transformation, en évitant de se bloquer sur un aspect passéiste, tout en tenant compte de l’histoire. A quoi sert-il de construire des nouvelles salles de spectacle alors que nous en avons sous la main et que nous pourrions les transformer de manière intelligente ? De la salle Je voudrais poser une question et faire aussi une remarque pour relier quelques-uns des exposés. J’ai beaucoup aimé que vous parliez du bon-heurt et que vous disiez que le heurt ou le conflit d’usage est plutôt source d’enrichissements ou d’innovations que de pénibilité. L’idée même qu’il puisse y avoir aujourd’hui plusieurs usages ou une complexité d’usages, me paraît un signe intéressant d’innovation. Nous avons affaire à des objets d’innovation. Nous sommes réticents à l’incertitude conceptuelle de ce qu’est aujourd’hui un espace public, nous sommes réticents qu’il soit à la fois public et privé, qu’il soit à la fois pour des usages fonctionnels et culturels. Nous aimerions avoir des frontières entre des notions, que tel espace soit privé, que tel autre soit public, qu’untel serve plutôt aux chiens, etc. Il me semble qu’au contraire, il faut que nous acceptions que les champs d’innovation soient des champs d’incertitude sur les usages. Vous parlez d’un vide qui s’appelle Plainpalais, ce qui est une conjonction assez drôle. C’est à la fois du plein et du vide. Votre beau losange est une sorte d’espace expérimental dans lequel on ne sait pas trop à quoi on a affaire. C’est peut-être ce qui en fait un champ d’innovation. Je finirai par une question. Envisagez-vous que votre losange puisse donner lieu encore à tout à fait autre chose dans cinq ou dix ans ? Il y a sûrement des usages et des destinations auxquels vous n’avez pas encore pensé et qui pourraient venir de l’intervention d’autres acteurs auxquels vous n’auriez pas encore pensé. Rémy Pagani

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Je crois que ce matin, il a été dit quelque chose de très intelligent auquel je regrette de ne pas avoir pensé. Je crois qu’il faut laisser la possibilité, dans les espaces publics, au hasard des rencontres. Une cité est d’abord des lieux de rencontres, des lieux où l’on trame des choses ensemble, que ce soient des choses un peu bizarres ou des choses très intelligentes, très respectables, très organisatrices. On doit laisser des espaces dans lesquels le hasard des rencontres peut se passer. Malheureusement, dans les centres commerciaux, non seulement, on ne peut pas distribuer des tracts, mais il y a toute une série d’interdits parce que tout est orienté vers la marchandisation. C’est limité. A terme, ce hasard qui fait notre vie à tous ne pourra pas se perpétuer dans ces lieux, mais il devra se perpétuer dans les lieux que nous aménageons. Si je dois poser quelque chose dans ma ville, ce serait pour moi de réussir à faire cela. Je crois que nous sommes dans la bonne direction. Je vous remercie d’ailleurs, je suis tout à fait d’accord avec ce que vous avez dit. Florence Schaal Merci. Rémy Pagani, nous allons vous souhaiter de réussir le hasard. Monsieur Rufenacht, vous souhaitez réagir. Antoine Rufenacht, ancien président, Communauté d’agglomération du Havre Je ne veux certainement pas tirer les conclusions d’une journée particulièrement riche, mais peut-être réagir un peu à chaud sur un certain nombre de choses que j’ai entendues. Je voudrais d’abord rappeler, en ce qui concerne les élus, un certain nombre de contraintes. Ces contraintes sont lourdes par rapport à l’aménagement d’un espace public. Il y des contraintes financières que les élus invoquent souvent, quelquefois à tort d’ailleurs. Je crois que lorsqu’un maire a de grands projets, il trouve les financements. En tout cas, je l’ai vécu en tant que maire du Havre. Si l’on a des projets, on trouve des partenaires (l’État, la région, le département, la Caisse des Dépôts, etc.). C’est parce qu’on n’a pas de projets que l’on ne finance pas des dossiers. A mon avis, la contrainte financière est moins lourde qu’on ne le dit souvent. Il y a par ailleurs des contraintes dans la concertation et le dialogue. Il est en effet un exercice difficile, indispensable dans une démocratie municipale, que d’engager le dialogue très en amont, que de tenir compte des points de vue des uns et des autres. On se heurte à un certain nombre de difficultés. La première, c’est une très grande ignorance de beaucoup de nos concitoyens sur l’évaluation d’un projet. Ils ne savent pas très bien comment il va se faire, ce qui va être réalisé ; ils ont parfois assez mauvais goût, alors que nous essayons de leur donner meilleur goût. Il y a aussi des contraintes très fortes lorsque des habitudes sont prises. Nous avons parlé de la plaine du Plainpalais. C’est un espace que je connais un peu. C’est un espace qui a été abandonné en quelque sorte pendant plusieurs décennies. Avoir le courage pour le maire de lui trouver une destination différente demande beaucoup de concertations et implique beaucoup de difficultés. On se heurte à des conflits qui sont particulièrement rudes, avec certaines catégories de populations. Je pense par exemple aux forains. Certains maires qui sont ici ont peut-être éprouvé, comme je l’ai éprouvé ou comme Jean Lecanuet l’avait éprouvé à Rouen, des difficultés lorsqu’ils ont demandé à des forains de libérer un espace public qu’ils occupaient depuis des décennies, pour aller dans un autre espace public, aussi bien aménagé. En cas de désaccord, les forains bloquent l’entrée de la ville pendant trois jours avec des énormes camions. Si vous n’avez pas préparé le dossier très en amont et si vous n’avez pas trouvé des compensations financières ou des interlocuteurs à peu près acceptables, vous êtes obligés de céder car les forains sont capables de bloquer une ville. C’est une contrainte très difficile dans le dialogue d’un maire. Il y a aussi des contraintes de territoire. Maintenant, avec l’intercommunalité en France, les contraintes sont peut-être moins lourdes ; en tout cas, elles sont peut-être un peu différentes. J’y pense à propos des centres commerciaux. Nous n’avons pas évoqué le sujet tout à l’heure, j’ai trouvé l’exposé très intéressant. Le vrai problème du centre commercial est de savoir où il s’implante par rapport à la grande ville. Pendant des années, les centres commerciaux se sont implantés à la périphérie des villes, ce qui avait inexorablement pour conséquence un appauvrissement des centres-villes et la nécessité d’injecter de l’argent public pour revitaliser ce centre-ville. Ce ne sont pas les mêmes qui payent et qui reçoivent. C’est la commune d’accueil du centre commercial qui reçoit l’essentiel du produit foncier et, autrefois,

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l’essentiel de la taxe professionnelle, alors que c’est le maire de la ville centre qui doit faire des aménagements extrêmement coûteux. Il y a donc un conflit de territoire nécessairement fort entre les élus, tout simplement parce que les enjeux financiers sont tout à fait considérables. Il ne s’agit pas de récuser les centres commerciaux, mais il s’agit de faire en sorte que cet aménagement des centres commerciaux puisse se faire avec une mutualisation des avantages et une mutualisation des contraintes. Je crois que c’est très important. Je reviens sur une autre contrainte que j’ai oubliée. C’est la contrainte du temps. L’aménagement de la plaine du Plainpalais et le projet 22@ à Barcelone sont des projets sur dix, quinze ou vingt ans. Or, le temps, pour un maire, est de cinq ou six ans. Il n’a pas le choix ; son fonds de commerce, c’est l’électeur. Il faut faire en sorte que dans un espace beaucoup plus réduit, il puisse apporter à ses concitoyens et à ses électeurs la démonstration que le travail a été très bien fait. Vis-à-vis d’aménageurs, d’architectes ou d’urbanistes qui ont de très beaux projets dont la visibilité n’est pas immédiate, cette contrainte pose des problèmes extrêmement sérieux et exige de voir quels sont nos objectifs de temps qui ne sont pas du tout les mêmes. Je crois qu’en ce sens, l’intérêt d’un dialogue comme celui que nous avons depuis hier, est important. Je voudrais revenir un instant sur la gouvernance. J’ai écouté avec intérêt Renaud Muselier parler des problèmes de Marseille. Je suis devenu maire du Havre en 1995 et j’ai démissionné de mon mandat de maire pour permettre à un jeune successeur de continuer la chose pendant quelques années. Je ne suis donc plus maire, mais je sais comment nous avons procédé pendant quinze ans. Je crois que nous avons eu une gouvernance assez exemplaire. Nous avions d’abord une équipe municipale dans laquelle il n’y avait pas de groupes politiques ; nous étions une équipe municipale totalement soudée. Nous avons été élus sur le thème « Fiers d’être havrais » et depuis 1995, nous sommes tous fiers d’être havrais. J’observe d’ailleurs que beaucoup de nos adversaires utilisent maintenant à tort cette appellation qui est une appellation contrôlée et qui nous appartient. Nous sommes arrivés aussi à mettre en place une gouvernance que je crois assez exceptionnelle entre les différents partenaires. Nous nous réunissions, président et directeur du port autonome, président et directeur de la chambre de commerce et d’industrie, la communauté d’agglomération que je présidais, le maire et leurs directeurs, avec un ordre du jour et avec le souci de mettre à plat tous nos sujets. Nous n’étions pas nécessairement d’accord sur tout, mais systématiquement, tous les sujets qui nous étaient communs étaient mis en discussion et nous avons toujours trouvé des points d’accord, avec la prédominance nécessaire du politique. Nécessairement, les dirigeants du port ou les dirigeants de la chambre de commerce et d’industrie reconnaissent que c’est le politique qui a la légitimité démocratique. Je crois que nous sommes arrivés à des choses intéressantes. Pour ceux qui connaissent un peu la vallée de la Seine, un pont a été construit et inauguré en 1995, le pont de Normandie qui relie la Basse et la Haute-Normandie à la hauteur du Havre. J’ai eu l’idée de proposer aux élus de l’estuaire de la Seine de se réunir d’une manière très informelle. Nous ne nous parlions pas avant. De l’autre côté de l’eau, c’était l’ignorance absolue. Pour se voir, il fallait passer un bac ou faire des dizaines de kilomètres. J’ai réuni tout le monde. Au départ, cela ne s’est pas très bien passé. Il y avait une méfiance très forte, notamment à l’égard de la grande ville que je représentais de la part des communes rurales et des communes de l’autre côté de l’eau, du Calvados. Maintenant, nous sommes arrivés à ce que ce comité de l’estuaire existe et travaille en commun. Nous sommes partis dans une démarche que je crois intéressante. Ce n’est pas une démarche de gouvernance ; c’est toujours une structure qui n’a pas de statut juridique. Nous sommes partis sur une démarche de communauté de projets, pour faire en sorte que sur un certain nombre de projets qui nous sont communs, l’un des élus, avec une petite équipe, bâtisse un projet. Certains élus s’occupent par exemple du développement du tourisme sur lequel nous avons pris du retard en Normandie. Il se trouve que ce travail est dirigé par monsieur Augier, le maire de Deauville, ce qui paraît assez justifié. Nous avons une autre communauté de projets sur l’industrie et le souci du développement durable sur laquelle travaillent plutôt les maires des communes industrielles. Nous avons une autre communauté de projets sur les transports en commun dans les relations domicile/travail. Nous travaillons avec l’idée que les groupes de travail se mettent en place et que le financement des projets soit assuré avec une clé financière qui dépendra de l’intérêt que chacun des territoires porte au sujet. Il est assez normal que

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Deauville finance un peu plus le tourisme que telle petite commune industrielle, mal située dans l’estuaire de la Seine. En revanche, en ce qui concerne les relations domicile/travail, la répartition est un peu différente. Sur le tramway, j’entendais tout à l’heure Renaud Muselier parler des difficultés. Nous avons réussi à faire financer les 400 millions d’investissements du tramway du Havre, qui fait quatorze kilomètres et qui va être inauguré en principe le 12 décembre 2012, par la communauté d’agglomération, alors que le tramway est entièrement situé sur le territoire de la ville centre. Le projet a été adopté à l’unanimité du conseil communautaire. J’appartiens, en ce qui me concerne, à la majorité présidentielle et j’ai trois collègues communistes, deux collègues socialistes ; pourtant, le vote a été unanime. Quand on arrive à y passer un peu de temps, à expliquer que l’intérêt général prévaut, on arrive finalement à tous se mettre d’accord sur des grands projets parce que tout le monde se rend compte que chacun est gagnant-gagnant. Je crois que c’est assez exemplaire et assez réussi. Je souhaite que mon successeur puisse faire encore mieux que ce que nous avons fait depuis quinze ans. Enfin, je ne peux pas résister au plaisir de parler du projet du Grand Paris, en ce qui concerne son ouverture vers le port du Havre et vers sa façade maritime. C’est trop important pour la ville que j’ai longtemps représentée. Vous savez que le Président de la République a fait une consultation sur le Grand Paris, vous savez peut-être qu’un urbaniste qui s’appelle Antoine Grumbach a repris les thèses de Fernand Braudel disant qu’une ville monde n’était pas une ville monde si elle n’était pas ouverte sur les océans et que par conséquent, si Paris avait une vraie ambition de ville monde, il fallait qu’elle trouve le moyen de s’ouvrir vers sa façade maritime. La façade maritime de Paris est évidemment la vallée de la Seine, la ville et le port de Rouen et le débouché avec l’agglomération du Havre. C’est un projet sur lequel nous avons travaillé, sur lequel nous avons fait déjà un colloque, le premier colloque qui a eu lieu au Havre et que j’avais co-présidé avec le maire de Paris, Bertrand Delanoë et avec le président de l’agglomération de Rouen, Laurent Fabius. Un second colloque aura lieu à Rouen dans quelques jours et un troisième colloque devrait intervenir à Paris à l’automne, avec le souci commun de faire avancer ce dossier. Un millier de personnes ont assisté à ce colloque. Il y avait tous les élus, de toutes tendances, de l’Ile-de-France et des deux Normandie, il y avait les responsables économiques, les urbanistes, les architectes, les associations, les écologistes, pour que tout le monde puisse s’exprimer. Je crois que nous sommes partis sur un projet qui a été lancé par le chef de l’Etat, mais dont les élus locaux, à la fois les élus politiques et les responsables économiques se sont emparés en disant qu’il était pour nous une chance extraordinaire. L’idée est de faire en sorte que le port du Havre puisse devenir enfin le grand port du nord-ouest de la France et d’une partie de l’Europe, que nous ne soyons pas pour l’essentiel approvisionnés par Anvers et par Rotterdam, ne ce serait-ce que parce que cela représente en termes d’emplois et en termes d’aménagements un enjeu très important. Le Président de la République s’est engagé sur la réalisation d’une ligne à grande vitesse qui permettrait de libérer un sillon ferroviaire pour le fret. Il s’agit d’un projet extrêmement ambitieux, extrêmement fort qui sera, je crois, le projet d’aménagement du territoire essentiel lancé sous ce quinquennat et qui, je l’espère, sera repris en 2012, quels que soient les résultats de l’échéance présidentielle. C’est un projet d’intérêt national que nous devons pousser. Je terminerai mon propos en vous faisant part de deux citations qui ne sont pas de moi. Hier soir, j’étais à une remise de décoration, à la remise de la cravate de commandeur de la légion d’honneur à l’un de mes amis qui s’appelle Jean-Pierre Duport qui a été préfet d’Ile-de-France. Il a fait deux citations que j’ai trouvées très sympathiques et que j’ai notées tout de suite. La première est une citation de Woody Allen : « Le futur, c’est difficile de le prévoir, surtout quand on parle de l’avenir ». L’autre citation, plus sérieuse, que je trouve belle, mais dont je ne connais pas l’auteur, est la suivante : « L’avenir, on ne peut pas le prévoir, mais il faut le préparer ».

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Session 4 : Les nouveaux usages des espaces publics Florence Schaal Dans cette session, nous allons échanger sur les nouveaux usages des espaces publics. Je vous propose de commencer par Isabelle Corten, architecte – conceptrice lumière qui est à l’initiative du « social light movement ». Puis Christian Caye, délégué au développement durable de VINCI, nous présentera l’outil d’analyse de cycle de vie des quartiers pour répondre à la question comment les espaces publics contribuent-ils à l’adaptation climatique ? Sylvie Spamlacin-Roma, vice-présidente de IBM-Smarter Cities évoquera les nouveaux usages des espaces publics via les NTIC. Y a-t-il une valeur sociale de l’éclairage dans la conception de l’espace public ? Isabelle Corten, architecte-conceptrice lumière, Radiance 35 Nous avons beaucoup parlé d’espaces publics et je vous propose de les envisager la nuit : dans les pays du Nord – je viens de Belgique –, on vit la moitié de l’année dans la nuit. Réfléchir à ces espaces publics une fois la nuit tombée est vraiment très important. Je me définis comme « urbaniste lumière » : je travaille principalement sur les villes. C’est un métier de funambule parce que nous sommes sur un fil, au milieu de tout le monde. Nous essayons d’intervenir à différents moments d’une planification. Nous essayons d’être au début, mais en général, nous sommes plutôt à la fin. C’est aussi un métier de chercheur, parce que la technologie de l’éclairage bouge sans cesse. Je vais aujourd'hui vous parler de deux choses : d’une évolution dans l’urbanisme lumière et d’autres pratiques possibles sur l’espace public. Depuis dix-sept ans que je travaille dans la lumière, je partage beaucoup avec d’autres confrères sur la réflexion sur la lumière. Je suis urbaniste de formation, après avoir été architecte. Les urbanistes du domaine de la lumière se sont questionnés de plus en plus sérieusement à propos de la réflexion classique des plans lumière. Elle consistait à réfléchir une ville en termes de grands axes, de repères patrimoniaux, d’entrées de ville, etc. Était-ce la bonne réponse ? Si nous nous sommes posé cette question, c’est parce que dans notre pratique, nous étions amenés de nombreuses fois à rencontrer les acteurs de la ville, à savoir non seulement les habitants, mais aussi les élus, les administrations. Nous nous sommes demandé si cette approche un peu figée, en dehors de la réflexion des acteurs, était vraiment la bonne. Nous avons souhaité réfléchir plutôt à l’usage, puisque, quand on met une ville en lumière ou qu’on la met dans le noir – il ne s’agit pas toujours d’ajouter de la lumière –, il faut répondre à l’usage de la ville et donc, essayer de le comprendre. Progressivement, les plans lumière de certains concepteurs se sont focalisés sur une attention aux personnes plutôt qu’aux bâtiments, même si, évidemment, nous continuons à travailler sur les bâtiments, le patrimoine historique. La plupart des gens ne vivent pas en centre-ville historique et nous avons déplacé la recherche sur d’autres zones géographiques, pour que la recherche réponde à un bon éclairage dans toutes les parties de la ville. Enfin, la question s’est posée du moment de la nuit : comment répondre aux différents usages de la nuit ? La nuit, en tout cas dans le nord, commence à 17 heures, en hiver. Ce sont des usages tout à fait différents par rapport à des lieux où la nuit commence à 23 heures. Ce changement, ce lent déplacement s’est fait progressivement, avec un point d’orgue qui a été marqué lors du colloque de PLDC, à Berlin, à la fin 2009, où Roger Narboni, que certains d’entre vous doivent connaître, avec son caractère un peu provocateur, a dit ceci : « the architectural lighting is dead. » Il y avait, dans la salle, des architectes lumière ne travaillant que sur l’architectural qui étaient un peu étonnés, mais en fait, c’était effectivement un terme un peu provocateur pour dire qu’il était temps, désormais, de s’occuper plus des gens que des bâtiments.

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J’en arrive à l’intervention : pourquoi se préoccupe-t-on et parle-t-on de lumière sociale et de dimension sociale ? Parce qu’une fois que l’on sort du centre-ville, on travaille sur tout type de quartier, notamment les quartiers sociaux, qui ont particulièrement besoin d’une réflexion de la lumière juste à l’endroit juste. En effet, ils n’ont pas ou moins de repères patrimoniaux. Et plus vous vous éloignez du centre-ville, moins vous avez de signaux lumineux. Ainsi, vous avez moins d’abris bus éclairés, moins de vitrines éclairées ; donc, vous avez moins de repères dans la ville. Dès lors, ces zones sont en général tout à fait délaissées par les réflexions sur la lumière et, en tout cas en Europe, nous avons assez largement étudié l’éclairage des centres-villes ; il est temps d’en sortir. Ce travail se fait en considération de tous les paramètres. On n’éclaire pas de telles zones d’habitat comme le centre-ville. Les notions de vandalisme et de sécurité sont évidemment prises en compte, avec une réflexion qui porte davantage sur le sentiment de sécurité que sur la sécurité. Je vais en effet peut-être vous décevoir, mais toutes les études montrent que l’éclairage n’a pas d’impact direct sur la sécurité, mais sur le sentiment de sécurité. Certaines études montraient notamment que lorsque l’on augmentait l’éclairage, on constatait parfois des augmentations de vols dans les voitures, parce que l’on voyait mieux dans leur habitacle. C’est une anecdote, mais je crois que c’est plutôt une question de lumière et d’identité. Il faut créer une identité sur un lieu, des repères dans la ville qui permettent de se sentir plus sûr dans l’espace. Je vais parler rapidement de Lausanne pour donner le cadre de ce nouvel « urbanisme lumière ». Dans notre agence, quand nous travaillons sur une ville, nous essayons de la percevoir par tous les canaux possibles : la rencontre avec les gens sur le terrain, la lecture de livres architecturaux et urbanistiques, mais aussi de romans, ou le visionnage de films. Vous voyez là un extrait d’un film de Jean-Luc Godard qu’un architecte de Lausanne m’a proposé de voir et qui dit : « Lausanne, c’est du gris, du vert et du bleu ». Pour ceux qui connaissent Lausanne, c’est vraiment bien résumé. À propos de Lausanne, je vais juste vous parler des temps de la nuit. Nous en sommes au stade du diagnostic, donc de l’analyse de la situation existante dans toutes ses facettes. Nous essayons notamment de réfléchir à la manière dont les espaces publics sont utilisés et l’une des facettes est l’usage des lieux. Nous avons fait une carte des lieux en trois temps. Dans le premier temps de la nuit, de 17 heures à 21 heures, il y a les pratiques de toutes les écoles : l’accessibilité des écoles, une fois la nuit tombée, doit être réfléchie. J’ouvre une parenthèse : nous ne proposons pas d’illuminer toutes les écoles de Lausanne ; nous avons vraiment une réflexion sur l’éclairage public et sur l’accessibilité des différents équipements. Le deuxième temps de la nuit, entre 21 heures et 1 heure du matin, voit une concentration sur le centre du territoire, ce qui est assez logique, parce que l’on a supprimé les écoles ainsi qu’une série d’équipements qui ne sont plus utilisés la nuit. Le troisième temps de la nuit concerne les bars, les boîtes de nuit, mais la réflexion sur la nuit ne porte pas uniquement sur les personnes qui sortent ; elle touche aussi les hôpitaux qui sont ouverts toute la nuit ou d’autres infrastructures qui restent également ouvertes toute la nuit. Il ne s’agit pas d’illuminer les façades des hôpitaux, mais de réfléchir à leur accès. Nous établissons un repérage nocturne assez exhaustif : nous passons des heures et des heures dans les rues de Lausanne. On m’a fait remarquer que sur les photos que je vous montre, on ne voyait pas beaucoup de gens : « vous parlez d’usages nocturnes, mais il n’y a personne, sur ces photos… » Je vous explique les dessous de cette observation : comme mon agence est de Liège et que nous travaillons sur Lausanne, qui n’est pas tout à fait à côté, nous nous efforçons de rentabiliser nos visites ; ces photos sont prises à 3 heures ou 4 heures du matin et évidemment, l’activité est moins grande à cette heure-là… Nous terminons toujours une phase d’étude en lançant les pistes de la suivante. Il n’y a pas de réflexion spécifique sur le centre-ville, sur le patrimoine reconnu, sur la cathédrale, déjà éclairée mais à propos de laquelle nous allons proposer des améliorations. Il y a une réflexion autour des usages. Sur la trame verte, par exemple, parce qu’apparemment, les parcs, qui ne sont pas fermés à Lausanne, sont très traversés dans le premier temps de la nuit ; il convient donc de réfléchir à la manière d’accompagner cette traversée. Nous proposons ainsi, plutôt que de focaliser sur le patrimoine reconnu, de faire un circuit des fontaines, parce que dans son histoire, Lausanne, vu sa déclivité, a alimenté la ville en eau par une série de fontaines. Nous proposons donc de faire un circuit de fontaines. Le troisième thème est la transition vers les

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axes forts. Lausanne est une ville en mouvement. Quand on accompagne la réflexion sur la nuit en tant qu’urbaniste, on suit bien sûr tous les développements qui sont en cours. Nous en avons vu hier et ce matin. Nous faisons des propositions à cet égard. En particulier, il y a à Lausanne un grand axe de tram. Les trams reviennent dans toutes les villes. Nous réfléchissons pour savoir comment accrocher cet axe fort, une fois la nuit tombée, à la ville. Nous réfléchissons aux frontières de la ville par rapport au territoire : comment traiter toutes ces zones qui, en général, ne le sont pas ? Lausanne se développe beaucoup du côté ouest. Que préconiser pour les territoires situés juste à côté ? C’est très important. Tout comme les pentes, qui sont un élément constitutif de Lausanne, où l’on marche beaucoup, où l’on monte et l’on descend beaucoup. Il convient de se demander comment comprendre ces autres usages. Il y a de nombreuses techniques différentes. Une enquête nous a été présentée hier matin sur la perception des espaces publics, réalisée par questionnaire. Par ailleurs, nous avons établi des cartes par activité. Ainsi, s’il y a des activités de tel type, on sait que la nuit, il y a du mouvement. Mais pour comprendre la perception qu’ont les gens de leur espace public, la nuit, j’ai essayé de lire de multiples sources ; le métier de chercheur ne s’applique pas qu’aux technologies, mais aussi aux techniques de rencontre. Nous avons mis en place, il y a près d’un an et demi, une marche exploratoire nocturne. Le terme « marche exploratoire » vient du Canada, qui a initié ce type de méthodologie. Le principe de départ est que la ville est tellement complexe et donc, multi-sensorielle, qu’il est plus intéressant de se promener dans la ville avec différents acteurs que de les interroger en salle sur leur espace public. Pour la lumière, c’était encore plus particulier. Posez-vous la question suivante, maintenant : comment est votre espace nocturne, chez vous ? Je suis pratiquement sûre que la plupart des personnes présentes ne savent pas répondre. L’éclairage est un domaine encore plus compliqué. Nous organisons donc des promenades avec les habitants dans la ville, en essayant de recueillir toutes leurs sensations par rapport à l’espace nocturne. Parfois, cela passe par autre chose que la lumière. Ce n’est pas une perception de technicité de la lumière, mais de sa qualité. Nous cherchons aussi à savoir s’ils changent de trajet, une fois la nuit tombée, s’ils ont d’autres pratiques ou des peurs associées à cela. Telle est la méthode. Après avoir fait la promenade, nous revenons en salle pour procéder à un débriefing. Quelque temps après, nous revenons avec des images, en demandant aux habitants si, par rapport à leurs préoccupations, cela pourrait correspondre à ce que nous présentons sur différents thèmes. Les gens réagissent aux images et nous en retirons des propositions spécifiques par rapport au lieu. Je prends l’exemple de Mulhouse. L’éclairage a cet attrait de ne pas impliquer un très grand investissement et de donner un signe assez rapide. Nous développons toujours, dans nos études, et particulièrement dans les zones où nous avons promis beaucoup de choses, quelques actions prioritaires. En l’occurrence, s’agissant du balisage de terrain, les Mulhousiens avaient été séduits par une proposition de projection sur le sol que j’avais réalisée pour Liverpool. Un autre projet s’attache à l’identité de la cité dans la nuit ; nous travaillons sur le « skyline » de la cité des Coteaux, à Mulhouse, en mettant plusieurs quartiers en couleurs différentes. La troisième action est relative aux accès, souvent mal étudiés ; quand vous arrivez dans un secteur et que l’on vous dit que vous devez aller au bloc B 663, en général, vous ne savez pas où il est. Il y a toute une réflexion à mener à cet égard. À Mulhouse, nous avons travaillé conjointement avec l’agence Nicolas Michelin – pour ma part, j’étais avec Sara Castagné. Nous faisons la même chose à Bruxelles, sur le Molenbeek, avec des architectes. C’était une autre intervention, sur un quartier très urbain, au centre de Bruxelles. Bruxelles a une autre configuration : c’est le centre de la ville qui est paupérisé et non la périphérie. Nous avons travaillé sur un quartier dont les habitants demandaient à avoir des repères, dans la ville, relatifs à des cheminements souvent empruntés. Nous avons donc travaillé sur des repères de couleur qui correspondaient à un trajet qui s’appelle le « pietro », sorte de métro piétonnier que les architectes avaient développé. Nous avons accompagné ce trajet avec des chemins de couleur. Une autre méthodologie qui peut être intéressante est de travailler directement sur le quartier avec les gens et avec des étudiants. Je fais partie d’une association qui s’appelle le « Social Light Mouvement ». Elle regroupe des concepteurs lumière qui travaillent dans le

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même esprit que moi sur ces zones un peu délaissées. Ce sont des concepteurs de Suède, d’Angleterre et d’Italie, notamment. Nous allons proposer de travailler à Liège – ce n’est pas encore fait : ce sera au mois de septembre et conjugué à un colloque de l’association Luci, « Lighting Urban Community International ». Nous organisons un « workshop » dans un quartier périphérique post-industriel de Liège avec des étudiants et les gens du quartier. Nous allons proposer, en quatre jours, des projets qui seront illustrés par des essais sur site, dans des lieux « banals et reproductibles ». Ce sont des centres post-industriels de ville que l’on peut retrouver à Glasgow ou ailleurs, qui permettent, pour les villes qui viendront voir – puisque nous nous greffons sur ce colloque – d’imaginer ce qu’elles pourraient faire chez elles : un dessous de pont, une place avec une église… Ce système est vraiment une immersion sur site pendant quatre jours avec les étudiants et habitants des quartiers, pour travailler la matière, puisque nous tiendrons les luminaires en main. Nous terminerons avec quelque chose de plus festif, ce colloque accueillant une centaine de représentants de villes internationales. Nous emmènerons tout le monde avec des systèmes d’éclairage assez légers – torches, petits projecteurs, etc. – sous la direction des deux Londoniens qui y sont accoutumés ; nous allons transformer l’espace en quelques minutes. Un photographe prendra les clichés, puis, nous passerons au suivant, etc. Trois espaces sont concernés. Les étudiants, les professeurs, les gens du quartier seront là, ainsi que, nous l’espérons, les membres de Luci. Tel est le champ des possibles de la lumière, aujourd'hui, qui, je crois, est intéressant. J’aime bien finir par cette citation de Nelson Mandela : « en faisant scintiller notre lumière, nous offrons aux autres la possibilité d’en faire autant. » Antoine Rufenacht, ancien président, Communauté d’agglomération du Havre J’ai deux questions à vous poser. D’abord, est-ce que vous arrivez à associer les propriétaires privés à un plan lumière ? Les municipalités font des efforts, mais l’idéal serait qu’il y ait une participation d’une part de la population qui, progressivement, accepte l’idée d’éclairer, et de manière cohérente, parce qu’il ne faudrait pas en arriver à la même situation que pour les bacs à fleurs, dans de nombreuses villes, où l’on constate une certaine incohérence. Donc, avez-vous un plan lumière pour les propriétaires privés ? Ma deuxième question est la suivante : avez-vous une réponse aux critiques qui sont exprimées par les électeurs, souvent également contribuables, qui s’interrogent sur tout l’argent gaspillé, évoquent le coût croissant de l’électricité, le fait que ce n’est pas écologique… ? Finalement, il faut apporter la démonstration que le plan lumière est, à la fois sur le plan du coût et de la dépense d’énergie, une dépense raisonnable. Isabelle Corten Pour répondre à la première question, intéresser et faire participer les privés relève aussi de la démarche de concertation, notamment par la technique des marches exploratoires. Dans les cas que j’ai exposés, il y a différents types de privés. Il y a en particulier les gestionnaires de cités de logements sociaux, que nous intéressons pour éclairer les entrées, pour pouvoir travailler sur l’identité du lieu. Nous les impliquons dans la démarche. Outre les marches exploratoires, il y a des réunions. J’ai travaillé sur la France, mais la Belgique est le compromis de la rencontre et de la discussion, et nous avons de nombreux échanges à ce sujet. Nous essayons de les intéresser avec des sujets incitatifs qui varient en fonction des sites. Je travaille par exemple sur un quartier du centre de Bruxelles qui accueille des commerçants. Il y a un élément incitatif qui repose sur un système de prime à la rénovation des façades. Il existe différents types de dispositifs. Pour la deuxième question, il est évident que l’aspect du développement durable doit faire partie de notre réflexion, et c’est le cas depuis des années. Ce que nous essayons aussi de faire valoir est que le développement durable a trois piliers : l’écologique, l’économique et le social et que, dans l’écologique, il n’y a pas que la consommation d’électricité, même si j’avoue que la plupart du temps, avec les systèmes que nous proposons, nos solutions sont moins énergivores que les précédentes, parce qu’il subsiste encore beaucoup d’éclairages à des puissances assez fortes. La plupart des mises en lumière que j’ai présentées sont en Led. Mais le message que je m’efforce de faire passer est qu’en fonction de l’espace que l’on étudie dans la ville, un des piliers doit ressortir par rapport à d’autres. À Lausanne, notamment, il y a des présentations où

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nous mettons en lumière le végétal ; quelqu’un m’a demandé, très justement, si, au regard des réflexions sur le développement durable, il était bon d’éclairer le végétal. J’ai expliqué que nous ne le proposions pas si ce n’est pas justifié. Mais si, dans l’espace public que l’on étudie, on estime que l’arbre est le seul repère, on le met en lumière parce que cela correspond au volet social, dans son sens large. En effet, nous ne travaillons pas le repère d’un arbre dans un quartier périphérique : cela peut fonctionner partout. C’est une sorte d’équilibre que nous avons l’habitude d’expliquer dans nos présentations. Claire Tutenuit, déléguée générale, Entreprises pour l’environnement Ma question prolonge un peu votre réponse et est plutôt celle de l’impact global de la ville, où l’on commence, aujourd'hui, à voir une inquiétude un peu montante des effets de la lumière, à la fois sur les habitants et sur la biodiversité, aux alentours. En effet, sur les photos nocturnes, on observe des plaines de lumière, la nuit, sur l’Europe, etc. Avez-vous une réflexion sur la globalité de la lumière qui sort de la ville et avez-vous une réflexion sur les impacts de l’éclairage sur les habitants, qui ont droit à l’obscurité ou au ciel étoilé ? Isabelle Corten Depuis dix-sept ans que je suis dans le métier, j’essaie de diminuer les niveaux de la lumière. Aujourd'hui, nous sommes davantage écoutés, pour des raisons économiques. Nous allons plus loin dans le sens de la communication. Jusqu’à présent, on disait qu’il fallait diminuer, mais parallèlement au plan lumière, nous établissons une carte qui s’appelle le « plan des ombres », où nous indiquons formellement, sur une carte, les zones qu’il ne faut pas éclairer – tel parc –, les zones qui sont trop éclairées – par exemple, des zones industrielles dont les environs sont éclairés toute la nuit, à des puissances très fortes… L’impact de cette carte est plus fort que le discours. Cela fait des années que je le dis en montrant des photos, en signalant des problèmes, mais s’appuyer sur une carte en invoquant un travail sur le plan des ombres est plus persuasif. Parallèlement, en matière de technologies, les fabricants nous suivent : le flux est beaucoup plus dirigé qu’avant, on n’installe plus ces fameuses boules, comme on en voit encore. Il y a une vraie réflexion pour concentrer la lumière au bon endroit. Catherine Barbé, directrice de l’aménagement et de l’urbanisme, La Société du Grand Paris J’ai un peu suivi, ces dernières décennies, l’évolution, la prise en compte, l’apparition de cette dimension humaine et sociale de la lumière. Ce que j’ai du mal à apprécier, c’est l’ampleur du phénomène. Ce que vous nous avez décrit pour Lausanne, pour Mulhouse, pour ce quartier de Bruxelles, est-ce que ce sont encore des comportements relativement marginaux des autorités municipales, ou bien est-ce maintenant à peu près systématique ? Les services de l’éclairage des grandes villes ont-ils pris conscience qu’il fallait réduire la quantité de lumière, l’utiliser pour signaler, pour aider, pour repérer ? Isabelle Corten Je ne peux vous parler que de celle d’autres concepteurs lumière. Je ne serai pas optimiste au point de dire que c’est généralisé ; loin de là. C’est une sorte de cheval de bataille et j’ai l’impression, à chaque fois, d’aller militer pour travailler en dehors des centres-villes. Il y a aussi une nouvelle génération – si tant est que je puisse me qualifier de « nouvelle génération ». Nous nous sommes réunis, entre plusieurs concepteurs européens, pour avoir un peu plus de force et faire entendre notre voix, parce que nous rencontrons chacun des élus, dans notre pays, nous leur expliquons, mais il est difficile d’expliquer la lumière sans montrer d’exemple – c’est pourquoi nous organisons des workshops – et sans être dans l’espace. Les photos, c’est bien, mais la lumière est quelque chose que l’on perçoit dans l’espace. Charles-Éric Lemaignen, président, Communauté d’agglomération d’Orléans – Val-de-Loire Merci pour cette présentation. Il est vrai que du côté des collectivités locales, on privilégie incontestablement l’éclairage du patrimonial, encore aujourd'hui. Mais est-ce que vous savez, vous ou d’autres, dans la salle, si, dans le cadre des réflexions françaises, au niveau de l’ANRU et de la revitalisation des quartiers difficiles, cette problématique de la lumière a été intégrée en amont des opérations ANRU ?

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Catherine Barbé, directrice de l’aménagement et de l’urbanisme, La Société du Grand Paris Pour la ville de Paris, à la demande des élus, aux alentours de 2005, nous avons lancé une consultation pour avoir un plan lumière pour les quartiers périphériques de Paris, que nous appelons les quartiers du grand projet de renouvellement urbain. C’est Roger Barboni qui avait gagné le marché et j’avoue avoi r découvert, à cette occasion, que l’on pouvait faire autre chose avec la lumière que d’éclairer la cathédrale et de faire un beau réaménagement des Champs-Élysées. Mais j’ignore où en est la mise en œuvre. Peut-être que mon ex-collègue, Bruno Gouyette, pourrait nous en dire un mot. Bruno Gouyette, responsable de la mission « espaces publics », Mairie de Paris Il y a eu cette démarche portée par les élus des mairies de la couronne, de 12 à 20, avec Roger Narboni. On a plus de mal à entrer dans la mise en œuvre de tout le schéma. C’est plutôt un travail qui se fait maintenant par les quartiers de renouvellement urbain. Je pense à un quartier important, celui de Michelet, dans le nord, à proximité de la grande opération Paris nord-est, où cette question de la lumière a été bien posée comme un des outils, avec la perméabilité à retrouver entre les immeubles sociaux, comme un des éléments de lumière sociale ou plus humaine, qui a été travaillé à ce moment-là. Florence Schaal En complément d’information, je peux vous dire que l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine, l’ANRU, vient de lancer un appel d’offres sur la qualité urbaine et que, sur les 100 projets ANRU qui ont répondu, il y en a deux qui ont mis en avant leur dimension « lumière ». Cela vous donne un ordre d’idées… Georges Amar, directeur de la prospective, RATP Je voudrais vous soumettre une petite question, qui m’est inspirée par les dernières images de votre diaporama relatives au « happening lumière ». A-t-il déjà été envisagé de la lumière mobile ? Peut-on envisager, pas forcément que les gens aient des lampes de poche ou des torches pour éclairer – encore que ce pourrait être une manière originale de faire varier l’éclairage des rues… –, mais qu’il y ait un rapport entre la vie urbaine et la façon dont elle s’éclaire, en quelque sorte, que ce ne soit pas quelque chose de figé, de statique, mais qu’il puisse y avoir des formes d’éclairage qui dépendent de la présence des gens ? Je sais que cela existe déjà, mais jusqu’à quel point peut-on aller dans cette mobilité de la lumière urbaine, qui ne serait pas simplement un équipement définitif ? Isabelle Corten Je crois que c’est en débat. Le fait d’avoir une lumière qui accompagne est en réflexion dans beaucoup de milieux, mais je crois que sur le plan technique, ce n’est pas encore tout à fait au point. Il n’y a que quelques expériences qui se font par-ci, par-là. Mais l’usage à différents temps de la nuit est également l’une des réflexions. Florence Schaal Je vous propose d’écouter Christian Caye, qui pilote aussi la chaire d’éco-conception de ParisTech chez VINCI. L’optique du développement durable est naturellement une question qui se pose aussi pour l’espace public. Comment comptez-vous la piloter ?

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L’analyse du cycle de vie des espaces publics : outil de gestion de l’adaptation climatique des villes ? Christian Caye, délégué au développement durable, VINCI Les villes que vous construisez aujourd'hui seront toujours présentes dans cinquante ou cent ans. Mais je vous présente deux scénarios : en fond d’écran, vous avez la carte de l’Europe ; en haut, vous voyez une carte avec un scénario optimiste et en bas, avec un scénario plutôt pessimiste. Vous voyez les évolutions de la température, mais ce qui est intéressant est le positionnement des grandes capitales européennes quand tout ira bien en 2070 – c'est-à-dire dans peu de temps, quand on voit la construction des espaces urbains d’aujourd'hui – et en 2070, dans un scénario un peu plus pessimiste. Vous observez, puisque nous sommes à Barcelone, que si tout va bien, le climat de Barcelone sera plutôt le climat de Tunis. Cela signifie que lorsque l’on veut intégrer les données environnementales aujourd'hui pour construire le Barcelone de demain – cinquante ou soixante-dix ans, c’est déjà aujourd'hui, quand on structure un espace –, il faut déjà penser que si tout va bien, Barcelone sera Tunis et que si tout va un peu moins bien, ce sera un peu ailleurs. Mais la question est surtout de savoir comment, aujourd'hui, on prépare l’adaptation des espaces – espaces privés, bâtis, mobilité – à ces horizons-là. Nous sommes partis sur les analyses du cycle de vie (ACV). L’analyse du cycle de vie consiste à prendre un objet, quel qu’il soit, du début – donc avant même l’idée – jusqu’à sa mort. Quand c’est un bâtiment, on considère que c’est la conception, la construction, la réalisation, l’exploitation, la maintenance et, à la fin, la démolition des constructions. Pour un bâtiment, cela représente une durée de quatre-vingts à cent ans. Quand il s’agit d’un territoire urbain, j’ignore, même s’il s’agit d’un quartier, quelle est sa durée de vie programmée. Est-ce la même durée ? Est-elle de trois cents ans ? Il y a des cités qui ont plusieurs milliers d’années. À ce stade, nous avons commencé à avoir quelques inquiétudes. Voici différents éléments que nous avons pris en considération pour l’ACV. Commençons par un bâti tout court. Qu’est-ce que l’analyse du cycle de vie sur un bâtiment ? C’est une bonne chose de se concentrer sur l’indicateur du kilowatt/heure et nous avons donc intégré un certain nombre d’indicateurs environnementaux. Ensuite, nous caractérisons un bâtiment, nous intégrons ses différentes données et en fonction de ce que nous mettons, nous avons des résultats très variés. Entre un simple vitrage, un double vitrage et un triple vitrage, vous voyez les différences de résultat en termes de lumière, de qualité de vie, de chauffage, de ventilation, etc. C’est à partir de ces expériences, qui ont des résultats, que nous nous sommes demandés si, en passant à l’échelle du quartier, avec ces mêmes préoccupations scientifiques, sur lesquelles nous avons maintenant de la modélisation rigoureuse, nous pouvions faire l’analyse du cycle de vie d’un territoire. Les premiers efforts qui ont été faits depuis maintenant deux ans ont porté sur les questions suivantes : peut-on utiliser les mêmes normes et les mêmes référentiels sur les ACV ? Est-ce que les indicateurs sont les mêmes ? Est-ce que la matrice des indicateurs initiaux est la même ? Faut-il en ajouter d’autres, en termes de complexité ? Sont-ils connus ? Sont-ils neutres ? Sont-ils opposables ? Peut-on vraiment les retenir ? Vous savez bien, en effet, qu’entre un bâti et un espace, ce n’est pas tout à fait la même chose. Mais je ne suis pas spécialiste en la matière. Nous avons donc commencé par faire un premier test, un tout petit test expérimental, il y a deux ans, sur un micro-territoire, la Zac Claude-Bernard, à Paris, située en bordure de la porte d’Aubervilliers, et nous avons testé un certain nombre de choses. Dans l’intervention précédente, les ombres ont été évoquées. Imaginez que vous faites un très beau bâtiment, aujourd'hui, à énergie positive, qui est très beau, très propre… Si, quinze jours après, se crée à côté un autre bâtiment avec une ombre portante, cela modifie les caractéristiques du premier bâtiment. Si j’en ajoute un troisième, etc., la réalité objective du bâtiment initial, sa performance énergétique réelle n’auront rien à voir avec le projet d’origine. Il faut donc imaginer la résonance d’un bâtiment avec les autres bâtiments et espaces qui vont être construits dans le quartier. Comprenez-vous le jeu et l’alchimie que nous sommes en train de monter ? C’est un peu compliqué… Nous avons commencé à tester cela sur douze indicateurs environnementaux. Avec ce premier test, nous nous sommes dit que cela passait à peu près mais que, franchement, nous n’avions pas assez de matière.

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Nous avons eu ensuite l’opportunité de travailler sur un site un peu plus précis et un peu plus large, à Meudon-la-Forêt. Pour les parisiens franciliens, vous avez Vélizy, la couronne et ce territoire de Meudon-la-Forêt. La municipalité avait demandé à des équipes de réfléchir sur cette partie qui, sur la diapositive, est entourée en rouge. Elle souhaitait que nous lui imaginions un éco-quartier, en nous donnant quelques éléments de performance et donc, quelques indicateurs qui étaient normés et précis. Vous voyez en bas un collège qui était fermé, en haut, des terrains de sport, deux terrains de foot, en haut, sur la droite, un bâtiment – une sorte de bar – avec une station-service, ainsi qu’une patinoire et une petite piscine avec une quinzaine de courts de tennis. C’était la configuration initiale. On ne procédera jamais à une analyse du cycle de vie du quartier à partir de rien : l’enjeu n’est pas là. Tout le monde sait qu’il s’agit plutôt de travailler sur l’existant. Donc, nous avions comme « terrain de jeux » ce territoire. Pour vous donner des caractéristiques un peu plus pointues à partir de la réalité, en bas, à droite, vous voyez ce sur quoi nous sommes arrivés en termes d’organisation de ce nouvel espace, en prenant les composantes de ces différents indicateurs. Nous avions comme contraintes les 8 hectares de terrain, un COS de 1,2, la nécessité de conserver le club de sport de 6 000 m², d’y ajouter 45 000 m² de bureaux et 600 logements ; donc, une densification forte et évidemment, de la performance environnementale assez précise, y compris sur les espaces publics, de la biodiversité et des bâtiments prenant en compte les eaux fluviales, etc. Le travail a été effectué. Avec la solution que nous avons proposée, qui nous semblait la plus performante, nous gagnions sur tous les tableaux, entre le projet originel et les multiples variantes qui avaient été imaginées. Cela ne se fait pas tout seul : il faut disposer des données de base et pour cela, entrer vraiment l’information dans les données. Vous avez eu une vue aérienne ; en voici une vue d’en bas. Nous entrons là vraiment sur l’articulation entre les espaces publics et les espaces privés. Vous avez des espaces de bureaux, à gauche, au fond, les logements ; nous avons imaginé de reprendre complètement les terrains de sport ouverts au public, avec un « L » traversant, très aéré. Nous avons été jusqu’au bout : nous avons prévu la collecte des eaux, la transformation des eaux de pluie avec la technique des roseaux, puis le basculement de l’eau propre pour arroser de terrain de football… Nous avons également exagéré les arbres – puisque nous avions un terrain de jeux, autant en profiter. Nous avons calculé combien cela pouvait représenter de points carbone qui serait redistribués ou éventuellement revendus un jour. En résumé, nous avons intégré des données : passer du bâti à un quartier, intégrer les espaces inter-bâtiments est loin d’être simple. Nous avons essayé de caractériser les différents éléments complémentaires au bâti, c'est-à-dire les espaces publics ou les espaces de nature ; ceci suppose de faire une liste très précise, avec des indicateurs pertinents, fiables et normés. C’est indispensable pour construire de la méthodologie. Ensuite, il faut distinguer les choses qui relèvent véritablement du public de celles qui relèvent de l’équipement privé ouvert au public, de l’équipement qui accueille du public. Et parfois, ainsi que nous l’avons vu en visitant La Mina, lorsqu’il y a un balcon ou une fenêtre qui s’ouvre, l’espace public se fait directement de chez soi, parce que l’on peut interpeller le voisin ou le copain qui est en face. L’espace public, c’est donc aussi le son, le bruit, les signaux, la lumière et bien d’autres choses. Nous avons pris tout cela en considération. Vous voyez ici le point sur les ombres, la lumière, l’évolution, pour conserver la performance et ne surtout pas dégrader la moindre performance des bâtiments existants. Nous sommes entrés dans le détail sur des projets extrêmement pointus et pas uniquement sur la lumière. Cette approche nous permet, à partir d’un certain nombre de données existantes, de proposer un certain nombre de variantes et de regarder, en fonction des différents choix, quelle est la variante optimale, en particulier par rapport aux autres critères : en améliorant tel élément, quelles répercussions cela aura-t-il sur les autres ? Si l’on force le trait parce que l’élu et le citoyen décident d’avoir du vert ou du bleu, cela signifie qu’ils acceptent aussi de reconnaître que l’on aura peut-être une moins bonne performance sur tel ou tel sujet. Le choix du vert peut dégrader le kilowatt, par exemple. Cela permet d’éclairer la décision, puisque c’est pris en considération au début. Entrer par l’environnement signifie que l’on intègre l’environnement dans la décision. Dès lors, on aborde les sujets sociaux et sociétaux, qui ne sont pas toujours facilement traités par ailleurs. Cette modélisation originale est une occasion de discuter de manière différente, y compris avec les différents acteurs.

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Si certains d’entre vous ont des terrains d’expérimentation, des pilotes où accueillir des tests un peu identiques, cela nous intéresse. Nous pouvons mobiliser des équipes de chercheurs, qui ont véritablement besoin de tester les outils. Ils travaillent sur ces sujets depuis deux ans et demi. Nous sommes à mi-parcours de l’achèvement ; nous avons besoin de démonstrateurs, d’expérimentations pilotes. Que faut-il en attendre ? Comme pour tout démonstrateur et pour tout pilote, parfois, cela fonctionne, parfois, cela ne fonctionne pas. Mais il faut prendre ce pari. Si l’on voulait aller plus loin, il faudrait arriver à bien sélectionner tous les indicateurs pertinents qui fabriquent l’ACV des quartiers. Pour notre part, nous y sommes, mais nous ne pouvons y être seuls. Il y a de nombreuses autres disciplines qui peuvent nous y aider. En tant qu’entreprise ayant quelques activités autour de la ville, nous ne pouvons pas, seuls, trouver les bonnes formules. D’autres partenaires, publics, privés, sectoriels doivent nécessairement contribuer pour que nous fabriquions ensemble les éléments d’aide à la décision – je ne parle pas des périmètres. Et si nous voulions aller jusqu’au bout de l’analyse du cycle de vie, il faudrait aussi étudier tous les matériaux entrants, les évolutions technologiques, la mobilité, etc. Nicolas Gence, directeur adjoint, VINCI Immobilier Je voudrais faire un commentaire : la ville de Meudon cherche à développer un territoire et procède à une consultation d’urbanisme. Nous nous rapprochons d’Yves Lion, VINCI Immobilier et VINCI, avec Christian Caye, éminent patron de l’ACV ; nous décidons de faire une réponse urbanistique tenant compte de l’analyse du cycle de vie. Cette semaine, Yves Lion a planché devant les décideurs, à Meudon. On ne connaît pas le résultat, mais c’est peut-être une réponse à la question posée par Benoist Apparu sur un urbanisme normé, en allant un peu plus loin avec une réponse intégrant une part de Grenelle de l’environnement. C’est ce qui me vient à l’esprit, en l’occurrence. Thomas Melin J’ai apprécié votre propos lorsque vous disiez que le changement climatique n’était pas seulement une notion technique ; il est aussi social. En revanche, une chose m’inquiète : vous avez dit à plusieurs reprises, dans votre exposé, que c’était extrêmement complexe, extrêmement difficile, que c’était un véritable défi. Mais ceux qui construisent n’ont pas envie d’entendre cela. Les promoteurs ne veulent pas entendre dire que c’est compliqué. Il faut faire un peu évoluer les mentalités et dire que c’est faisable, et même facile, pourvu que l’on ait la détermination politique de le faire. Un élément me semble très important : lorsque nous nous lançons dans ces projets de construction, cela coûte plus cher, certes, que si l’on suit les méthodes traditionnelles. L’investissement est réalisé aujourd'hui, mais les résultats sont pour demain. Aujourd'hui, vous demandez aux partenaires de faire ces investissements. Or, certains n’investissent que pour obtenir immédiatement un retour sur investissement. Ils n’investissent pas pour les générations futures. Comment faire évoluer les mentalités ? Comment arriver à une économie écologique qui fonctionne sur cette base, pour que les investisseurs d’aujourd'hui puissent avoir une rentabilisation de leur investissement dans l’immédiat, tout en les encourageant à se lancer dans ces nouvelles approches respectueuses de l’environnement ? Christian Caye Je réponds très rapidement. C’est compliqué sur le plan technique, mais d’un point de vue humain, c’est plus qu’enthousiasmant. Les équipes qui ont travaillé sur ces sujets n’ont qu’une envie, celle de poursuivre. Vous transmettre l’enthousiasme d’ingénieurs est compliqué. Mais les technologies existent et le modèle économique associé également, même si c’est peut-être un peu plus cher aujourd'hui. Le rendement est dans la durée du cycle de vie ; comme sur un bâtiment, il y a un surcoût immédiat, qui n’est certainement pas aussi élevé que l’on peut l’imaginer. Mais le coût réel, global de l’opération, fait que l’on commence à savoir qu’il faut investir sur ce type de projet. Florence Schaal Ce pourrait être un très joli mot de la fin pour ce débat : agir avec passion.

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Remi Dorval, président, La Fabrique de la Cité Sylvie Spalmacin-Roma va nous faire part de l’expérience d’IBM sur l’apport des nouvelles technologies de la communication et de l’information pour les espaces publics. Sylvie Spalmacin-Roma, vice-présidente, Smarter Cities, IBM Quelques mots pour dire que les technologies existent. Les technologies sont prêtes et sont déjà extrêmement utilisées, parce que le coût de ces technologies de l’information, aujourd'hui, est tout à fait abordable et acceptable. Elles sont déjà très utilisées dans des secteurs qui ne mettent pas la planète en danger, comme le secteur de la distribution qui, grâce à tous les mécanismes de traitement de la donnée, sait parfaitement quand vous achetez vos produits, à quelle fréquence et où, sur le territoire, voire même à l’étranger, simplement à partir d’une petite carte très simple : les cartes de fidélité de nos circuits de distribution. Les mêmes technologies sont prêtes, aujourd'hui, à être mises à la disposition des usages et à la disposition de ceux qui prévoient l’avenir des territoires, avec des décisions lourdes qui concernent les infrastructures. Dans le même temps, elles sont aussi prêtes à être mises à disposition pour créer de nouveaux services aux citoyens et à tous ceux qui utilisent ces espaces publics. Plutôt que de faire de la théorie, je vous propose d’illustrer cela par un exemple que nous sommes en train de vivre depuis dix-huit mois avec la ville de Rio de Janeiro, qui est la prochaine ville organisatrice de la Coupe du monde de football, en 2014, et des Jeux olympiques d’été, en 2016. À ce stade de mon discours, je dirai que l’impulsion politique a été absolument déterminante pour explorer de nouvelles voies afin de se préparer à des événements aussi importants que ceux que je viens de citer. Le maire de la ville de Rio ne voulait pas aborder la préparation de ce type d’événement, qui allait exposer la ville à la vue du monde entier, sans résoudre un problème récurrent à Rio : les inondations, les pluies torrentielles qui, régulièrement, créent des glissements de terrain et donc, des morts qui font la une des journaux télévisés du monde entier tous les six ou neuf mois. Le maire a donc réuni l’ensemble des acteurs qui fournissent des services sur le territoire urbain de Rio et a demandé à IBM d’apporter une gouvernance et une méthodologie pour que l’ensemble de ces acteurs – auxquels, bien sûr, nous ne dictions pas ce qu’il fallait faire – puissent échanger pour envisager, avec l’innovation, de nouvelles façons de résoudre le problème. Je raccourcis l’histoire mais, à partir de deux jours de session de travail, préparées en mars 2010, qui ont eu lieu en mai 2010 avec une centaine d’acteurs et ceux qui fournissent les services de la ville de Rio, un centre de commande et d’opérations de la ville de Rio a été mis en place au mois de décembre. Il permet à tous les acteurs de gérer leur métier, parce qu’il est hors de question de perdre les compétences d’un métier – la voirie, les transports, la sécurité, l’eau, etc. –, et de bénéficier de ce centre qui interconnecte les données des différents métiers et qui les traite pour apporter de la valeur, pour travailler en mode transversal. Cette transversalité, Monsieur Benoist Apparu en a parlé ce matin, et c’est ce qui fait le caractère unique du programme d’IBM en matière de planète plus intelligente et de ville plus intelligente, le mot « intelligence » correspondant à la mise en relation de données entre elles pour apporter de la valeur. Ce qui est en cours de mise en place est un système météorologique à haute résolution. IBM ne fournit pas de satellite, mais il y a un satellite qui couvre une zone de 250 kilomètres autour de Rio. IBM ne fournit pas les capteurs, mais des capteurs ont été installés par des partenaires sur le sol de Rio. La compétence qu’ont amenée nos chercheurs a été de prendre les données de l’histoire de ce territoire : par où l’eau s’écoule à partir de tant de millimètres de pluie torrentielle, à quelle vitesse, à quelle température, etc. En corrélant les données de ce territoire dans leur histoire avec les capteurs en temps réel, avec le satellite et tous les capteurs au sol et dans les rivières, on parvient, avec des mécanismes logiciels tout à fait disponibles et largement utilisés par certains secteurs, à faire de la prévision. Certes, il n’est pas envisageable de prévoir que Rio va être inondée 48 heures à l’avance et de dire au maire d’évacuer la ville, parce qu’il risque d’y avoir plus de morts et de panique en raison de l’évacuation, et ce n’est pas acceptable. Ce qui est en train d’être mis en place est de prévoir, à 80 % de probabilité et 48 heures à l’avance, sur des zones d’un kilomètre de côté, si elles vont être inondées ou non. À partir de là, nous basculons avec le centre de commande et d’opérations sur un système de gestion du risque non en mode réaction, mais en mode prévention.

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Voilà ce que les technologies qui corrèlent certaines informations peuvent aujourd'hui apporter, et l’apporter avec de la prévision. Les acteurs de la ville de Rio se sont demandés pourquoi ce qu’ils ont mis en place serait uniquement utilisé pour prévoir ou gérer des crises. Pourquoi ne pas tout simplement l’utiliser dans la vie de tous les jours ? Cette transversalité des acteurs aurait été impossible si on l’avait dictée au départ, malgré l’impulsion politique. Finalement, tous les acteurs, en travaillant ensemble, d’un métier à l’autre, couplés aux sachant de la technologie de l’information et à une gouvernance – car c’est ce qui est le plus difficile –, se retrouvent dans un mécanisme qui est en place. Pour ceux que cela intéresse, tapez « Rio de Janeiro et IBM » sur You Tube et vous trouverez une vidéo, en langue portugaise mais sous-titrée en français, qui vous montrera ce qui est en train de se réaliser et le champ des possibles pour ce que l’on appelle « des villes plus intelligentes ».

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Conclusion Remi Dorval, président, La Fabrique de la Cité Je voudrais d’abord remercier chacune et chacun d’entre vous : les orateurs, les participants qui ont réagi et qui ont contribué à enrichir les débats. Je voudrais particulièrement remercier nos amis catalans, qui se sont mobilisés pour nous aider à préparer ce séminaire, pour nous guider dans des visites passionnantes, faire des présentations passionnantes, malgré leur emploi du temps extrêmement chargé, entre les visites ministérielles, la préparation des élections, plus leur travail. Je voudrais également remercier tous ceux qui ont participé à la préparation et à la réussite de ces journées. Je mentionnerai Nathalie Martin-Sorvillo, directrice de La Fabrique de la Cité qui s’est vraiment donné beaucoup de mal pour préparer ce séminaire, ainsi que les collaborateurs de la communication : Ludivine Hamy, Philippe Drevard, Camille Waintrop et toutes les équipes techniques qui ont contribué à sa réussite. Je retiendrai deux idées de nos échanges. Tout d’abord, les débats ont tous mis en évidence l’extrême complexité – je dirai « complexification » – de la conception et de la gestion des espaces publics et l’extrême importance de leur rôle dans la vie des cités et dans leur construction. Chacun des thèmes que nous avons évoqués sur les espaces publics mériterait qu’on l’approfondisse. Si, au moins, ce séminaire a contribué à ouvrir un certain nombre de voies de réflexion, je pense qu’il aura été positif. La deuxième idée que je voudrais mentionner, parce qu’elle ouvre peut-être des perspectives pour les réflexions de La Fabrique de la Cité, est le thème des relations entre le public et le privé. Je trouve qu’il y a eu à cet égard des débats extrêmement riches et intéressants, parfois un peu conflictuels – mais c’est ce qui permet de progresser –, et j’ai personnellement la conviction que ce thème des relations entre le public et le privé pour la conception et la gestion des villes est probablement l’un des thèmes sur lesquels il faut que nous travaillions. On sent bien, en effet, qu’un certain nombre de lignes doivent bouger à ce sujet, mais dans le respect des prérogatives et de l’équilibre entre les différents partenaires. Les élus nous ont rappelé leurs responsabilités et il faut que le privé ait une conscience permanente de ces responsabilités et prérogatives des élus. À l’intérieur et dans le respect de ces contraintes, je crois qu’il y a un thème de réflexion pour faire évoluer les relations entre le public et le privé. Merci.