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D U M E M E A U T E U R

L E S Cumsons D’A VR IL , poés ies . Nou velle éd i tion .

L’

A u oua sr son T R A IN, coméd ie en vers , représen tée au

T héâ tre—França is . vo l .

D U CU L T E DE L A S A INT E VIE R GE , au po in t de vue de la

poé tique religieu se .

L ’ÉCOL E nmssonmèu .

PA DR E A mo…o , nouvelles .

VOYA GE ART IS T I Q U E A U PA Y S BA S Q U E , illu stré par A . Hers t.

E U S E A L -E R R IA , en vers .

L A FI L L E D E L’OR EÈVR E , coméd ie en vers , représen tée à

l’Odéon . Collabora t io n de M . H . Welschinger.

L O INT A INS E T R srouns , poés ies .

L E S HE U R E S E R R A N‘

I‘

BS , poés ies .

Cou lommiers . Imp. PA U L BR ODA R D .

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OC T A V E L A C R O IX

QUELQUES MA TRES

ET RA NGE R S E T FR ANÇA I S

ÉT U DE S L I T TÉRA I RE S

PAR IS

L IBR A I R I E HA CHE T T E E T c

79,BOULEVAR D SAINT -GERMAIN

,79

1891

Duo“. de tn dw üoo CC de reproduction “ u n “ .

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Parmi le s Études littéraires que j’ai publiées ,

pendant de s années , au M on iteu r U n iversel et

au Jou rn a l Officiel , j’en détache plu sieu rs

,pou r

en former ce volume . J ’ai chois i celles qu i m’ont

pa ru , par la diversité des caractères et la

variété des talents , offrir qu elqu e attrait au

lecteur .

Si le volume réu ssit au gré de mes vœux , il

s era s u ivi par d ’au tres Études,d ’au tres travaux

et au ss i de Critiqu es d ’art.

Paris , ju in 1891

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QUELQUES MAITRES

ET R A NGE R S E T FR A NÇA I S

JEAN BOCCACE

L’

Empire roma in avait groupé succes s ivemen te t relié en fa isceau au tour de lu i tou tes le s

s oc iétés ancien nes . Au s s i , qu and cette immen s edom inat ion , minée au dedans et au dehors

,

s’

é crou la sou s le s coups de s B a rba ro s , il n ere s ta plu s qu ’

u n monceau de ru ines où s’éta ient

a b îmés à la fois l ’ordre pol itiqu e et moral , les

p h i lo sophies et les littératu res, tou te u n e c ivi

l i s a t ion et tou t u n monde .

L e moyen âge commence dan s le chaos et

d a n s les ténèbres , et il s emble s’y agiter d ’

abord

c o n fu sémen t , s an s direct ion et s ans bu t . Pu is ,d a n s cette pou ss ière même du passé , les germe s

l

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2 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

épars d’

une vie nouvelle s e cherchent,se ren

contrent,se marient , et nou s assiston s dès lors

à u n e sorte de gestat ion mys térieu se qu i a du réplu s ieu rs s iècles , mais qu i a préparé et forméains i les sociétés modernes .

Je n ’ai pas la prétention d ’écrire l ’histoiregénérale du moyen âge , ni de montrer commentle s diverses nations chrétiennes sont sorties

,

chacune en son temps et à sa manière , de cevaste et laborieux enfantement . Je ne veux parlerici qu e de la Renais s ance l ittéraire et artis tiqu eoù l ’ Italie a devancé le s au tres nations et acqu isvéritablement u n dro it d ’

aîn e s se . C ’est s ur cetteterre féconde et consacrée à l ’avance , convenonsen bien vite , que , dans le grand nau frage deslettres et des arts , les plu s nombreu ses épavess’

étaien t—arrêtées et fixées , et qu e , tou t natu rellement

,elles deva ient prendre racine .

La Renaissance en Italie a été inaugu rée ,dans la part ie méridionale , dès le règne de Frédéric I I , et , au nord , dès la l igu e lombarde .

A u x1v° siècle , la cu ltu re intellectu elle , à Napleset à Florence , es t déj à fort avancée , et , dan stou s ces petits États ital iens , indépendants le su n s des au tres , l

ému lat io n , le travail et le

talent don nen t partou t leu rs fru its .Ju squ e-là , cependant , la langue latine ava it

prévalu , et, bien qu’on goûtât les gentilles ses

provençales des troubadou rs , lesqu elles n’avaient

point tardé à trouver des échos au delà des

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J E AN BO C CA CB .

Alpes , le latin avait conservé le privilège d etrel’

idiome exclu sif de l ’U n ivers ité et de l ’Église .

N’

éta it savant et reconnu ou honoré commetel que celu i qu i écriva it et parlait correctemen ten latin .

Qu an t à la langu e vu lgaire , malgré ses sourceslatines on la méprisait comme u n j argoninforme et barbare , bon , tou t au plu s , pou r lespaysans grossiers et les femmes ignorantes .Mais voilà j u stement que les femmes , dont il

fau t touj ou rs tenir u n grand compte ici-bas,

s’

in surgèren t à leu r façon et selon leu rs moyens .E lles ne se sen taient au cun attrait pou r lelatin sévère et pédantesqu e , et elles se priren tà lu i su sciter u n e guerre , où elles devaient êtrevictorieu ses . I l fut bien tôt avéré que , pou r leu rplaire , on n

usera it auprès d ’elles qu e du dialecte provençal ou de ce parler toscan , qu

’onavait vu pe indre , timide et balbu tiant , mais v if

et tendre,sou s le règne du roi de Sicile

Roger I I (1129Les premières œuvres en langu e vu lgaire ita

lienne ont été des chansons d ’amou r .On pou rrait donc affirmer , san s tr0p d

’erreu r,

que l’ italien a été créé et mis au monde par

l’

Amour et les dames . C ’est là , somme toute ,u n e origine qu i en vaut bien u n e au tre .

Or,dan s le x1v

° s iècle , la langue italien n etombe , par un rare bonheu r , aux mains de tro ishommes de gén ie , de trois savants , qu i ne

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QUE LQU E S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

dédaignent pas pourtant d etre agréés de s

dames,et qu i se mettent à pu rifier , à ployer et

à modeler leu r patois natal , au point qu ’ ils lelaisseront après eux , dou é des mille qu alités qu il ’ont à jamais rendu propre à tou s les u sages dela vie ordinaire et à tou t le luxe de la poésie etde l ’art .C es hommes prodigieux , qu i se font la chaînede l’u n à l ’autre , portent des noms immortelsD ante , Pétrarqu e et Bo ccace ! D ante , qu i ouvrela voie , écrit le premier grand poème en langu emoderne et , dans ce coup d

’essai , il va prendreplace à côté d ’

Homère et de Virgile .

Pétrarqu e retrouve la poés ie lyriqu e et i l lu ifou rnit des accents n ouveanx . D éj à parfaite ,ce semble , il la ren d docile et su sceptible detou s les perfectionn ements à venir .B occace , après qu elqu es pas d

u n pied,s inon

boiteux , du moins peu sûr, dans le pays de ssonnets et des poèmes , se retou rn e tou t à coupet , lu i , il invente la pros e savante et sansrecherche , l a phras e souple et malléable

,claire

comme le j ou r et cou lante comme l ’eau de roche,

dou ce aux yeux et à l ’oreille , et s’adaptant

,

comme un élégant et ingénieux costume,à

toutes les pensées et à tou s les styles , qu el ’au teur veu ille être sérieux , ou solennel

,o u

léger et badin .

D ante n’était pas mort qu and Boccace vint

au mon de la poésie et la prose se sont révélées

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JE AN BOCCA C E .

en Ital ie presqu e en même temps . Les deuxrameaux de l ’arbre ont fleu ri à la fois . Cedouble épanou i ssement

,su rvenu en u n e même

saison , n’est pas commu n dans l ’histoire litté

ra ire des peuPles où la parole chantée paraî tavoir devancé touj ou rs la parole p a rlée . Lechan t , c

’est le cri plu s ou moins mélodieux ,qu elqu efois ple in de charme et d ’originalité ,où se plaisen t tou tes les enfances

,celles des

n ations au ssi bien que celles des individu s . Chezles G recs , par exemple , Orphée , Hés iode etHomère ont précédé de beaucoup Hérodote etT hucydide , Aristote et Platon . Ma is Boccaceétait né prosateu r comme D ante éta it né poète ,et il avait reçu son génie comme u n don dès lesein maternel . Il avait su cé avec le premier laitl ’ in stinct et le sentiment de ses merveilleu sesaptitudes . On pou rrait dire de lu i qu ’ il fut un

prosateur romancier on critique pardroit de nais sance . La mère de Boccace étaitu n e Française , en effet , et la prose , l

enviable

s cience du lan gage net , précis et lumin eux ,

est u n des privilèges les plu s anciens de laFrance .Caton le Censeu r disait de nos pères , ces

braves et S piritue ls Gau lois dont nou s portonsencore la double marqu e Du o p ræcip ua en im

/za ben t Ga lli, rem milita rem et a rgu te [aqu i

Les G au lo is sont des gens qu i savent s u r

t out bien parler et se bien battre D ante ,

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6 QU E LQU E S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .

dans son traité latin de Vu lga ri eloqu io , nou srend la même ju st ice , et il reconnaît l

excel

lence part icu lière de la langue franca ise , a son

époqu e , pou r les récits en pros e et les rédac

t ions historiqu es , à cau se de sa flexibilité ,de sa vive et l ibre allu re et de s on facile agrement Nou s voyons par là qu e n o s écrivainsillu stres , La Bruyère , M me de Sévigné , Montesqu ieu , Voltaire , n

’ont fait qu e su ivre la tradition des ancêtres .

On a remarqu é souvent qu e la plupart desgrands hommes , qu ’ ils se soient appliqu ésaux mathématiqu es ou aux belles —lettrestiennent directement et ont reçu de leu rs mèresles nu ances dominantes et caractéristiques deleu r esprit , souvent même s a vocation et s es

penchants j e m’

imagin e , et j’

a i quelqu e raisonde croire qu e B occace res sembla it pleinementà sa mère .

A u x1v° sœcle , les villes et le s républiquesital iennes étaient déjà plu s qu

à moitié transformées en vrais comptoirs et en dépôts decommerce où viva ient

,s’

agitaien t , s’

en richi s

sa ien t un e mu lt itude de marchands étrangerso u indigènes

,très intelligents d ’

a illeu rs , trèsempres sés , très a le rte s , et ne recu lant j amaisdevant les voyage s lucratifs et les bonnes entreprises . L e s commerçants de Florence et deVenise avaien t plu s d ’

une fois étendu leu rsexcu rs ions j u squ ’à l ’extrême nord de la France

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JE AN B OC C A C E .

et à l ’extrême midi de l ’E spagn e . L’

un d ’eux,

B occacio di Chellin o , fu t l e père de Boccace .

I l était origina ire de Certaldo petit bou rgsitu é aux environs de Floren ce . Bien qu e sesparents eu s sent o ccu pé dans la ville les premières places de la magistratu re , il éta it pau vre ,et il du t entrer dans le commerce , où il comptaittrouver le s moyens de réparer sa fortun e .

Vers 1312 se s affaires l ’avaient appelé àParis , qu i j ou is sait déj à d

u n sou verain renomde courtois ie et de science . On y venait detou tes parts pou r apprendre , en de mémorablesécoles , la philosophie , le droit civil , le droitcanon , l

’astrologie et , pou r su rcroît , les ga lantesmanières . L e s dames paris iennes et même lespetites bou rgeoises des faubou rgs pas sa ient pou rles plu s piquantes et les plu s s édu isantes personnes de l ’E urope .

Le négociant de Certaldo se la is sa ravir àleurs mines friandes . Il oublia

,pendant plu

sieu rs mois , le s rives fleu ries de l ’A rn o pou rle s qu ais bruyants de la Seine , et cela tellement qu ’en l ’an de grâce 1313 u n e belle et

fraîche fillette de la C ité mit au j ou r u n pet itItal ien

,à la peau bru ne et à l ’air espiègle

,

qu ’on nomma G iovanni Boccacio ou Jean Boccace .

T ou tes les fées connu es et inconnues descontes popu la ires et des fabliaux satiriqu esdurent se presser, j e le suppose , au tou r du

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8 QU E LQUE S M A iT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .

berceau de cet enfan t , et , quoiqu’i l fût arrivé

ici—bas en contrebande , elles s’

amusèren t à l edouer à plais ir de verve heureu se et de talent .

T u parleras italien comme ton père,lu i

dirent —elles , ma is tu au ras l’humeu r gau lois e

comme ta mère .Nou s n e saurions dire à qu elle époque Jean

Boccace a lla en Italie , ma is il est certa in qu eso n père l ’amen a fort j eune à Florence et l ’envoya presqu e au ssitôt à l ’école d ’

un gramma iriencélèbre

,G iovanni da Strada .

L ’esprit de l ’élève s’

o u vrait tou t spon tanément aux leçon s du maître . Pour fixer so n

attent ion et pou r l’

émouvo ir lu i-même , il n etaitbesoin qu e de lu i réciter des vers ou de lu i enexpliqu er l ’art et le s ecret . A sept ans , il vou lu têtre rimeur à so n tou r , et de précoces essais lu iattirèrent de la part de s écol iers , ses camarades ,u n sobriqu et qu ’ il tenait , para it-il , à grandhonneu r de ju s tifier . On l ’avait su rn ommé le

poète .

T o u tefois le négociant son père , qu i éta ittrop ru sé , trop sage peu t—être pour prêterl ’oreille aux promesses des Mu ses et qu i n

ign o

rait pas que les neu f Sœu rs ont enrichi rarement ceux qu i les hantent , s

alarma des dispos it ion s l ittéra ires qu e mon trait l

’enfant . Lecommerce était moins brillant , mais plu s sûr àson gré , et i l résolut de faire de son fils un

honnête commerçant comme lu i . C ’est pou rquoi

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JE AN BOC C A C E .

il le retira de la maison d u grammairien et leplaça chez u n marchand de s es amis , forten tendu dans son métier . Boccace avait alorsattein t sa dixième année .

Ce nouveau maître , armé de l’aune et des

balan ces , perdit son temps et sa peine . Boccace

ne comprenait pas et , qu i pis est , ne cherchaitpoint à comprendre . I l resta it insen s ible etsou rd . L ’enseignement posit if et pratiqu e dudo it et a vo ir n

en tra it point dans cette tête , déjàplein e d ’

imagin ation s et de rêves . Et , po u rcomble ! vo ilà qu e le marchand , on n e peu t plu smal inspiré , part u n matin pou r la Fran ce et sefait accompagner de so n j eune et rebelle apprenti .Paris , la première patrie de l

’enfan t poète ,réve ill a ses plu s doux souven irs et raviva s e s

plu s chères espérances . D égoûté plu s qu e j amaisde la profession paternelle , il négligea tous sesdevoirs de commis , et , su ivan t son in clination ,on ne le rencontra plu s dés ormais qu

’au pied dela chaire des savan ts profes seu rs ou bien rêvant

çà et là, un recu eil de fabl iaux ou u n roman dechevalerie à la main .

Rappelez votre fi ls à Florence , manda l e n égoc ian t à son ami et confrère B o ccacio di Chellin o .

I l a fatigu é trop longtemps ma patien ce . Je n ’enpu is fa ire rien qu i vaille .

Boccace ne se rendit pas tou t d ’abord aux

sommations de son père , et, qu and il revint àFlorence

,son absence n ’ava it pas duré moin s de

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Io QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

six an s . L es reproches et le s remontran ces étaientsans effet ; mais le négociant s

obstin a néanmoinsà contrarier le s goûts êt la vocation de so n fil set à exiger de lu i qu ’ il étudiât et apprit le commerce . Le j eune homme se vengea en y mêlanttant d ’au tres études étrangères

,tant de lectu res

des historiens et des poètes, tant d

’en thou s iasmepour D ante et la D ivin e Coméd ie, qu

’on dût ledépayser encore u n e fois et l ’envoyer à Naples .Il y avait du Français , nou s l

avon s dit , et

même du Parisien en B o ccace . In sou cieux duprésent et de l ’aven ir

, ami des plais irs faciles ,cau seu r infat igable et ra il leu r déterminé , il étaitcondamn é en na is s ant à parcou rir tou t u n cerclede folies et d ’erreu rs . Or j e ne dou te pa s qu

’ iln ’ait prélu dé , pendant son séj ou r en France , àla j oyeu se vie , tou te mêlée d

in trigue s amoureu ses et d ’études l ittéraires , qu

’ il mena plu stard à Naples .

Paris, au x1v° s 1ecle , était loin de valoir Naples .

Mal bâti , ma l pavé , bou eux de tou tes parts et grelot tan t la moit ié de l ’année , sou s u n ciel triste etbrumeux , il ne lu i fa l lait pa s moins qu e la bonnegrâce de ses habitants et le docte enseignementde ses ma îtres en toute connaissance humainepou r retenir le voyageu r et l ’étranger . MaisNaples

, o ù le ro i Robert ava it appelé les con

teu rs et les poète s d es trois part ies du in onde ,Naples où l

o n fa is a it des vers , où l’

on chantait ,où l ’on a ima it

,sou s l a flamme d ’

u n soleil in com

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12 QUE LQU E S MA ÎTR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

Fiammetta , c’est le n om charman t sou s lequ el

se tient et se cache la princesse Marie . Bo ccace

écrivit pou r ell e des vers et de la prose , despoèmes

, des romans et des chan sons .

D ans le roman de Fiammetta , qu i n’est que le

récit de son amou r , Boccace essaye en quelqu esorte sa plume et son génie . L ’œuvre est longu e ,lente , monotone , et la mythologie s

y mêle hizarrement a u chris tianisme . Pamphile

,l ’amant de

Fiammetta , souffre et pleu re , et s e plaint . Vénu slu i apparaît et l ’envoie à la messe dans u n e

église de l ’endroit . L e s dieux et les sa ints vonta in s i et viennent ensemble , singu l ièrement aceon

plés , et ils agis s ent su r le même plan . T ou tefois ,

à travers ces aventu res tris tes ou j oyeu ses , peuintéres santes au fond , il circu le u n vra i cou rantde pas sion , et Sismondi a pu dire avec j u stes seOn sen t qu e Fiammetta es t dévorée par l

ardeu r

qu ’elle exprime, et , quo iqu

elle n ’

a it pa s le moindre rapport avec Phèdre , celle -ci se présente au

so u ven ir,car dans l ’une et dan s l ’au tre

C’

es t Vén u s tou t en t i ere à s a pro ie a tta chée .

A cette époqu e , c’ est- à-dire pen dant le séj ou r

de Boccace à Naples , Pétrarque , dont la familleavait été exilée de Florence avec les G ibelins ,et qu i vivait dans la retraite à Padou e , fut mandéà Rome pou r y recevoir la cou ronne de laurier ,décernée au plu s illu stre poète du temps . I l part it .80 11 voyage res sembla a un e tou rnée roya le . Pe u

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JE AN BO CCA C E .

pics et princes accou raient à l’

env1 a sa rencontre,

et lu i donnaient partou t u n e hospitalité magnifique aux frais du trésor publ ic . Le roi Robertretint qu elqu e temps a sa cou r le glorieux poète ,et Boccace eut l

en v iable fortune de lu i être présenté et de recevoir ses conseils . Une seu leen trevu e nou a entre ces deux hommes des l iens

qu i j

n e fu rent jamais brisés .

'Boccace , encou ragée t désorma is sûr de son talent , renon ça décidément au commerce et

_il prit le parti de se con

s acrer s ans réserve à la l ittératu re et à la poés ie .

S ur ces entrefaites , Boccacio di Chellin o tombamalade et , dan s la prévis ion d

une mort prochaine

,il crut devoir rappeler son fils auprès de

lu i . Celu i—ci qu itta Naples à regret ; ma is en pren ant congé de la princesse Marie , la divine Fiammetta , il s

’ engagea d ’avance à ne point s ’

attarder

lo in d ’elle .

Le vieux n égoc iant accueillit fort mal notrepoète et

,dan s u n e de ces s cènes de famille qu i

se sont renouvelées s i souvent depu i s lors , Boccace du t entendre ce s mot s , qu i ont été de mêmerépétés mill e fois

Al lez,mons ieu r ! le métier de rimeu r et

d ecriva s s ier est le plu s sot métier qu ’on pu is seprendre . Vou s ne s erez j amais qu ’

u n gu eux .

Hélas ! les créatures malheu reuses , qu i , depu isl ’origin e des choses , ont été piquées de la tarentu le l ittéra ire , ont résisté même aux injonction sdes grands parents . Fau t- il les blâmer de leu r

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14 QU E LQUE S M A îT R E S ETRANGE R S E T FRANÇAIS .

entêtement ? Fau t- il le s lou er de leu r cons tance ?

Je me gardera i bien de prononcer sur u n e pareillequ es tion . Ce qu e j e veu x seu lement constater,c ’es t que Bocçace se t int pou r averti , et n e secorrigea point . Ou tré de colère , son père , à peinegu éri , se maria , et lu i , il se bê ta de reprendre lechemin de Naples .

D eux ans s ’étaien t écou lés , et la ville avaitchangé de maître . Le roi Robert éta it mort . Sapetite—fille , Jeanne , était su r le trôn e . Comme lu i ,el le prisa it les contes et poèmes et se plaisa it avecle s trou vères , troubadou rs , romanciers et poètes .Je ne rappellera i point l ’histoire romanesqu e deJeanne de Naples . On l ’a comparée à MarieStu art . Vou s croyez peu t—être , a dit M . Villemain , que le personnage de Marie Stuart e s t

u niqu e dans le monde ; qu e cette beau té , cetesprit , ces malheurs , cette facilité d

’être co u

pahle , ce don d’êt re s édu isante , ce mélange de

coqu etterie et de ra ison , de frivol ité et de forced ’âme , que tout cela , dans un tel degré , ne s

’es tvu qu ’

une fois et qu ’ i l n ’

y a qu’

une Marie Stu art ?

E h bien ! il y en a deux . D ès le x iv° s iècle, n o n

pas dans la sauvage Écosse , mais sou s le ciel deNaples , il éta it né u n e femme qu i , comme MarieStu art , fu t reine , charmante , coupable et ma l

heu reu se ; qu i , folle de plais irs et de fêtes , s e

j ou ait avec grâce au milieu des factions et qu i ,su specte d ’avoir fait mou rir u n époux indigned ’

e lle , périt elle-même par la main qu i lu i d is

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J E AN R OGGAGE . 15

pu ta it l e trône . Jama is deux médailles n ’ontmérité d ’être au tant rapprochées ! j amais deuxfigu res origin ales ne fu rent plu s semblables !Jean n e était don c à la fois galan te et lettrée .

E li e reconnu t dan s Boccace un j eun e et aimablegénie

,digne de tou t l ’ in térê t d ’une rein e et

d ’

un e femme . Je crois que le Florentin se sen titflatté et tou ché , et que son cœu r se partageaau ssitôt entre la fidèle Fiammetta et la provocante rein e . C ’est pour tou tes deux qu ’ il vou lutécrire dorén avant, et il ne sépara plu s , dans sonorgu eil , le suffrage de celle-ci des fél icitations decelle—là . Probablement il y eut entre la reine etla princesse des rivalités et des ja lou sies , peu têtre du dépit et des larmes , et l

’on en trouveraitdes traces dans les romans que compos a Boccaceà cette date ; mais rien n

’ indique qu ’ il ait en lu imême des tort s à se reprocher vis -à-vis de l ’un eo u de l’au tre .

Ameto ou Nyrnfa le d’

Amet0 est un petitouvrage pastoral , où l

’au teu r semble fa ire allus ion a sa propre situ ation au milieu des diversesbeautés de la cou r de Naples . C ’est l ’histoire

,

ra con tée tantôt en prose , tantôt en vers , d’un

j eune chas seu r qu i jou e avec les nymphes , s’en a

mo u ran t de toutes , .ma is , en définitive , n’en vo u

lant et n ’

en prenant qu ’

u n e . Cette nymphe préfêrée éta it sans doute la prin cesse Marie ; maisc ’était peu t—être la rein e JeanneQuoi qu ’ il en soit , cette idylle est froide et

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16 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

man iérée , et l’on ne peu t que la ranger encore

parmi les'

tâtonnements plu s ou moins réu ssis dufutu r au teu r du Décaméron .

Le Filocopo , u n au tre récit al légoriqu e , estentaché de même de tout le mauvais goût dutemps . Les fabliaux en crédit et les roman s dechevalerie en renom ont déteint sur ces n om

breu s es pages , où tou s les dieux de l ’Olympegrec et latin et tou s les sain ts du paradis catho

l ique s’

en tremetten t , chacun à sa gu is e , pourprotéger les amou rs de Florio et de B lan chefleurou pou r leur nu ire . C ’

e s t a la prière de la princes s e Marie

,dit-on , qu e Boccace entreprit cette

œuvre étrange où Jupiter s ’occupe tou t spécialement de saint Jacqu es de Compostelle et où lepape est sérieu s ement représenté comme le grandprêtre de Jun o n ,

excité par la dées se à vengersur le dernier descendant des empereu rs l ’ant iqu e offense qu

’Én ée a faite j adis à B idon . Croira it—o n qu e , sou s cet amalgame mythologiqu e ,i l ne s ’agit que de la gu erre qu i avait éclaté au

xm°s iècle entre Manfred de Sicile et Charles

d’

A njo u ?Nou s so n rions auj ou rd ’hu i devant ces a ll iancesbaroques , et nou s avons peine à comprendrequ ’

un esprit au s s i bien dou é qu e celu i de Boccace

,lequel n ’a cessé de prodigu er , dans son

D écaméron ,les preuves d ’

u n goût l ittéraire parfait

,ait pu j ama is admettre de semblables ima

gin atio n s . M ais n ’oubl ions pas que D an te avait

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JE AN BO CC A CE .

introdu it déj a , et non san s de prodigieux effets ,les fictions antiqu es dans son beau poème , qu i estpou rtant s i chrétien et

, qu i plu s est , s i théo logiqu e . Souvenons-n ous qu e Pétrarqu e et Boccaces ’étaient nou rris de la plu s pu re substance desclas siqu es latins et grecs , qu

’ ils raffolaient deVirgile et de Cicéron , d

Ovide et de Lu ca ia , et

que partou t où ils découvraient de s exemplairesde leu rs ouvrages , i ls le s achetaient ou les fa isaien t recopier à grands fra is pou r leu r u sagepersonn el . N ’est—il pa s alors tou t n atu rel depen ser qu e ces inspirations païenn es ont agi su rleu r gén ie chrétien au point que les traditions dela Rome des Césars et de la Rome des papes s

ysoient po u r a insi dire con fondues ? Ce mélangen e tou chait point à leu r fo i que , dan s tou s leu rsécarts , il s co n servaien t intacte et pu re , et l

o n

peu t appliqu er à Boccace ces judicieu ses remarques de lord M acau lay à propos de D ante I ln

as s ign e j amais à s e s personnages mythologiqu es au cune fonction incompatible avec le dogmede l ’Eglise catho l iqu e . I l n ’a rien raconté à leursuj et qu ’

un bon chrétien de son temps ne pûtcroire poss ible .

Je n e mentionne qu e pou r mémoire et enpassant qu elqu es romans et poèmes de Boccace ,

qu i ont su rvécu , mais qu e personne ne lit gu èreI l Filas tra tc , l

A moros n vis ion e , l’

U rbon o , leNym/

a le fieso ln n o , la Théséide , etc .

I l Filo s lra lo , poème héroïque écrit en octaves ,2

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18 QUE LQUE S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .

n ou s racon te les amou rs de T r011u s et de Cress idao u de T ro ïle et de Chryseis . C ’

est peu t-être cepoème qu i a fou rni à Shakespeare le motif d

u n

de ses drames les plu s touchants et qu i dépa ss ede beau coup l ’œuvre du poète ita l ien . L

Amo ros a

vis ion e , en tercets (tema rima ) , cont ient e in

qu ante chants et cinq triomphes à la man ièrede Pétrarqu e les triomphes de la Sages s e , dela G loire , de la Riches se , de l

Amo u r et de laFortune . Le Ny :rzfa le fieso la n o fa it a l lu s ion àu n e intrigu e galan te qu i eu t du retentis sementà Florence , et la T he's e'ide e s t l ’e s sa i ma lencontreux et sans in térêt d

u n e épopée grecqu e en

langu e vu lgaire ita l ienne .

Mais le style de Boccace ne la is sait point dese former et de s ’

épu rer à travers ce s tentative s ,souvent ma lheu reu s es , touj ou rs lo uables . l l créaitet façonna it son art dan s ces travaux qu ’on pou rrait appeler préparatoires ; il le dégros s issa it et lepol issait , s i bien qu

au sort ir de ce chaos d ’écritsa pe u près sans valeu r , nou s n ous trouvons tou tà coup en face du D écaméron et de cette langu e

qu i a pu fa ire dire de B occace , qu’

i l a été vraiment dans son pays le D an te de la prose .

Ce n ’est pas u n e inu tile escrime que d e

s’exercer à formu ler en vers sa pensée avant dese faire prosateu r pou r tou t de bon . On gagne

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20 QUE LQU E S RI A iT R E S ETR ANGE R S E'

l‘ FR ANÇAI S .

et le solennel on t fa it place à u ne sobriété , à u n es impl icité de bon aloi , à quelqu e chose qu i réj ou it aisémen t l ’ esprit e t n ’ impose aucu n effortà l ’ in telligence .

Bo ccace avait pris ses suj ets de toutes ma ins ,recu eillan t et glanant dan s les fabliaux français ,dans les poèmes d es troubadours et de s trouvères , dans le D o lo; mthos d

Hébers , dan s B u tebœu f et Hu istace d ’

Amien s , mais tran sformantson bu tin , le refaisant à nouveau et se l

appro

priant désormais par le plu s légitime des dro itsde conqu ête . La forme emportait le fond . Cesont bien ces suj ets , très risqu és la plupart et necraignan t pas assez , il fau t en convenir , l

écu e il

de l ’ in décen ce et de l’obseén ité , c’est au s si ce

s tyle , véritable enchantement et presqu e merveille

, qu i ont valu à B o ccace un e qua lificationlat ine

,ju ste au tant qu

ingén ieu se . On a d it delu i A u ctor p u ris s imæ imp u rita tis .

La mort de son père et des soin s de familleramen

èrent Boccace à Florence . Sa répu tation ,

qu i , dans les dernières années , n’avait cessé de

s’

accro ître , lu i avait gagné dès lors tou s le s

su ffrages de ses compatriotes . On l’

accu eillit

avec les honneurs qu ’ il méritait,et l ’e stime pu

bliqu e lu i fit un e place digne de lui , au plu s hau trang des citoyens .Pétrarqu e , qu

’ il n ’

avait pas revu depu is sontriomphe (1341) et qu i se rendait rel igieu sementà Rome pou r y célébrer le Jubilé , pa s sa par

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JE AN BO C CA CE . 2 !

Florence . Boccace le salua d ’

un e belle ode envers latins et le reçut dan s sa maison .

J ’avais fait des vers ital iens du rant ma première j eu n esse , lu i dit-il ; mais j

’a i lu vos rimes ,et j ’ai brûlé les mienn es

,

L ’amitié qu i unissa it déj a les deux grandshommes se fortifia dans cette en trevu e et devintvra iment fraternelle . B occace dès lors n ’eu t derepos que lorsqu

il e ut obtenu du Sénat de larépubliqu e floren t in e un décret qu i rappelaitPétrarqu e et lui rendait du même coup ses droitset ses biens . Il lu i fallu t un au pour en arriverlà . Mais il se hâta de partir pou r Padou e et deporter lu i-même à son ami le décret si anxieu sement sollicité et attendu .

Les Floren tin s , dans la su ite , chargèren t B occace de plu sieurs miss ions importante s auprèsdes États voisins et du Sain t—Siège , et il déployadan s ces diverses négociation s les précieusesqual ités du prudent et du sage .

Malgré tout et parmi ses occupa tions nouvelles ,il n e négligeait point l ’étude , touj ou rs chère àson cœu r , des Latins et de s G recs ; il ne n égli

gea it pas davantage les plais irs et , dison s le mot ,les dis s ipations de s a vie . C ’est a cette époqu eprobablemen t qu ’ il s ’éprit d

une j eune veuve deFlorence , laquel le se montra insen sible et dédai

gn eu se . Boccace avait vieill i , et les amou rs commen ça ien t a lu i tou rner le de s . D an s so n res sentimen t , i l écrivit d

une plume on ne peu t plu s

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22 QUE LQU E S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

acerbe et ma l igne le pet it roman intitu lé I l Corba ccio . Ce fu t la u n e act ion mauvaise et u n mau

vais ouvrage . Après avoir confessé sa tendresseet les mépris de la belle inhumaine , Boccacesuppose qu e le mari défunt lu i est apparu ensonge et qu ’ i l lu i a én uméré , u n e à un e , tou tesle s fa iblesses morales et tou tes les difformitésphysiqu es de sa pauvre veuve . Le détail en estlong , inj u rieux , grossier et tou t à fait en désaccord avec les procédés ordinaires de l ’écriva in

qu i , en ce même temps , termina it le D écaméronpar les j ol ies et chastes aventu res de Grisélid is .

Pétrarqu e , grave , sévère , éprouvé , gu éri del ’ i llu s ion humaine et de l ’orgu e i l, consacra it seslo ngu es veilles à de mélancol iqu es tra ités De Vitas o lita ria , D e Con temp tu mu n d i , etc . La vie solita ire et le détachement du monde , tel était ledernier vœu de l ’amant de Lau re ; et il s ’

affli

gea it des légèretés et des inconstances de son

ami . I l le réprimanda souvent et le convia à dess ent iers plu s droits et plu s élevés qu e ceux où ils

obs t in a it témérairement .I ls fi rent to u s les deux u n voyage à Milan , où

l ’on parlait beau coup d ’

un érudit calabrais , ré

cemmen t revenu de G rèce et capable de lirecou ramment Aristote et Platon . Cet hellén isteavait nom Léonce de Pilate . Il éta it la id , sale ,hargn eux u n pédan t et u n cu istre . B occace , qu i

fut ma l payé plu s tard de son dévouemen t à u n

pareil individu , lu i proposa au s s itôt de venir

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JE AN BO CC A C E .

en s eigner le grce à Florence , et, à force (1ms

tances,i l obtint du Sénat qu ’

u ne cha ire de profes seu r serait érigée en faveu r de Léon ce dePilate . C ’est ains i que les Florentins fu ren t initiés

,au tant qu ’on pouva it l ’être en ce temps- là ,

aux dialogu es de Platon et à l ’histoire de T hucyd ide .

Mais Boccace , dan s cette dispers ion de songénie et de ses heu res , n

’avait pris au cun soinde sa propre fortune . La pauvreté était venu e ,pu is l’ in digen ce Presqu e tou s ses amis

,a dit

u n de ses plu s savants biographes , G ingu en é ,presqu e tou s ses amis l’abandon n èren t alors

,

comme cela est arrivé dans tou s les temps . Maisil n ’en fu t pas de même de Pétrarque , qu i l

a idade sa bou rse , de ses consolations , de ses l ivres .I l vou lu t lu i procu rer des places avan tageu s es ,

que Boccace refu sa par amou r pou r sa liberté .

Pétrarqu e comprit au ‘ mieux cette indépendancej alou s e , et loin de blâmer Boccace , il l e félic iteJe vou s lou e , lu i écrit— il qu elqu e part , d

’avoirrefu sé de grandes richesses qu e j e vou s offraiset d ’avoir préféré la liberté de l ’âme et un e pauvreté tranqu il le ; mais j e ne vou s loue pas demême d ’avoir refu sé u n ami qu i vou s a tant defo iS appelé . Je ne su is pas en état de vou s en richir . Si j e le pouva is , ce ne serait pas par mes

paroles et par ma plume , mais par des actes etdes effets qu e j e m

expliqu erais avec vou s . Jesu is dans u n e pos it ion où ce qu i su ffit pou r un

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24 QUE LQUE S M A Î'I‘R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

su ffira abondamment pou r deux hommes qu i

n ’au ront qu ’

un cœu r et qu ’

u ne maison . Vou s mefa ites inj u re si vou s dédaignez ce qu e j e vou soffre et plu s encore si vou s en dou tez .

Ce sont là de douces et généreu ses paroles e t

qu i témoignent de la noblesse de l’âme et des

sentimen ts de Pétrarqu e . Jamais l ’amitié ne s ’ es tmontrée plu s tendrement inqu iète et plu s dél icate .

Boccace fu t touché sans dou te , mais , modes tee t fier à la fois , il n

accepta poin t .Cependant ’âge , en blanchis sant les cheveux

de B occace , ava it , su ivant l’

exPre s s ion d’

u n poètefrançais du Xv l ° siècle , blanchi ses vœux et ses

désirs . S es ardeu rs s’étaient attiédies sou s les

brises fro ides qu i présagent la vieilles se , et il s eprenait ma intenant à regarder devant et derrièrelu i d

u n œ il qu elque peu désabu sé . I l avait en

des enfants , u n e fi l le entre au tres,Violante

,

qu i auraient pu le rattacher aux réalités de cemonde ; mais Violante et la plupart de ses frèresétaient morts . Le joyeux conteu r de la cou r deNaples était mûr pou r la conversion .

N ’allens pas croire , avec n o s idées et nos préj ugés contemporains , qu e ces romanciers et cespoètes à la pensée si aventu reu se et à la paroles i l ibre , qu i ne perdaient j ama is l ’occas ion d ’

unebonne satire , d

une mordante épigramme

fu ssent—el les à l’adres se du clergé d e leu r temps

et su rtou t de s moin es , n’

a llon s pa s croire ,d is—je , qu e ces roman ciers et ces poètes n ’éta ien t

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J E AN BO CC A C E . 25

que des impies et des in crédu les . Loin de là !Ils S éparaient soigneu sement leu r fo i soumise etprofonde de leu r verve capricieu se et abandonn éeà tou s les courants du S iècle . Leu rs désordresmême n ’étaient que l

écume qu i glisse et s’efface

su r un e eau qu i s’

agite , mais se con tien t pou rtant entre ses rives et fin it toujou rs par refléterle soleil et les cieux .

Un chartreux vint à Florence , où ses préd ications obtinren t un gran d succès . I l s e présentachez Boccace , qu

’ il trouva tou t disposé à l ’entendre et à profiter de ses leçons . I l lu i parlades vérités religieu ses , l

effraya avec des men aces , le consola avec des promesses et de s espé

ran ces , et lu i persu ada enfin qu ’ il n ’avait frappéà la porte de sa maison qu e par l

expres se volontéd

en hau t , laqu elle lu i avait été miracu leu sementtransmise . Boccace ne résista point . A u contra ire , il se sentit an imé de toutes les ferveu rsdes n éophytes et , passan t d

un extrême à l ’autre,

il résolut de qu itter le mon de , de prendre l’habit

rel igieux et de vivre dans l ’ascétisme l e plu sau stère .

L ’étude de Virgil e et de Cicéron l ’avait tropabsorbé , disa it—ii , et i l ne vou lait plu s désormaisapprendre qu e l a théologie , la s eu l e sciencesérieu se et méritoire devant le Se igneu r . Ilécrivit au ssitôt à Pétrarqu e pou r lu i faire partde ses nouveaux proj ets . Mais Pétrarqu e , dontla pru dence ne se démentait point , cru t devoir

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26 QUE LQU E S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

modérer ses élans dangereux et , répondant àl ’au teur du Corba ccio et du Déeaméron ,

il hi iconseilla de ménager ju squ ’à son zèle .Boccace consentit à ne point s ’adon ner à l a

théologie et à ne pas devenir cénobite ; tou tefoisi l revêtit l ’habit ecclés iastiqu e , se fit tonsu rer

,

s’

élo ign a de la ville et alla s’établir dans l e

bou rg de Certaldo , d’où sa famille était origi

na i re .

Par remords peu t- être et au ssi parce qu e lelatin j ou issait encore de tou s les privilèges , audétriment des idiomes vu lgaires , et qu e rien ,pensait-on , ne pouvait durer de ce qu i n

’avaitpoint été écrit dans la langu e des anciens

,

Bo ccace se mit à composer en latin , dans sasolitude de Certaldo , un nombre considérabled ’ouvrages d ’

érud it io n et de critiqu e . Son traitéDe la Gén éa logie des d ieux (De Gen ea logia

deorum) fut très admiré autrefois . Auj ourd’hu i

i l est presqu e ou blié . Nou s pou vons en direau tant de sa compilation géographiqu e sur les

M on tagn es , les Forê ts , les L a cs , les Fleu ves , les

B a s s in s et les M ers,où s e son t glissées bien de s

inexac titudes . Joignons —y neu f l ivres s ur les

fa its et gestes des hommes et des femmes illu stres (De ca s ibu s viraram etfœmin a rum illu s trium

libri et De cla ris ma lieribu s ) , qu i on t probablement donn é à B ran tôme l ’ idée de recu eillir àsa façon les Vies des hommes et des dames

illu s tres e t celles des Gra nds Cap ita in es . L ’ im

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28 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

il avait connu s on fil s et pratiqué ses amis ; i lavait pu recu eilli r la tradit ion à s a sou rce , et ,bien qu ’on sente dans le s chapitres de la Vie deD a n te les procédés connu s du romancier et duconteu r , l

’œuvre n’

en porte pas moins tou s lescara ctères de la vérité .

Ains i la jugèrent les Florentins qu i , rougisS ant enfin de leu r ingrat itude et désirant s e

faire pardonn er la persécu t ion dont i ls avaien taccablé le subl ime A l ighieri , créèrent dès lorsu n e chaire perp étu elle pou r l

’explication de s es

œuvres et l ’ interprétation de son génie . Boccace

fut désigné comme le premier t itu la ire de lachaire dantesqu e .Rien ne pouvait le flatter davantage et I l etait

plu s en rapport avec les goûts de son cœu r etde son esprit . Il mena donc cou rageu s ement ,quoiqu e malade encore , sa tâche de profes seu ret de critiqu e , e t Florence heu reu se se pla t àassocier avec orgu eil le n om du poète à celu idu commentateu r .Mais Boccace s epu isa it dans ce labeu r au

dessu s de ses forces . La mort de Pétrarqu el’

acheva . L ’au teu r des S on n ets et des Gu a s on esn ’ avait pas oublié son pau vre ami , et il lu ilégu ait

,par testament , comme un e humble

marqu e de souvenir,u n e somme de cinquante

flo rin s . C ’était as sez,c ’éta it tr0p pou r su ffire

a ux j ou rs qu ’ il ava it encore à vivre .

Un an après,l e 2 1 décembre 1375 , Florence

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JE A N B O CCA C E . 29

éta it tou t en deu il . Le Sénat , le s magistra ts , lepeuple

,tou s pleu ra ient l e savant aimable et

de ux qu i venait de s’éteindre à Certaldo .

D ante avait été moins heureux , lu i , qu i chass éde sa patrie avait erré de ville en ville , commeHomère , ava it connu l a sou ffrance et la pauvretéet s

’était cou ché mo rt s ur la terre d ’exil .On grava su r la tombe de B occace u n e belleépitaphe en vers latin s

[l a c s ub mo le j a cen t c in eres a igu e o s s a Joa nms

Les cendres et le s O S de Jean reposent SOU Scette pierre . Son âme

,o rnée de mérites labo

rieu semen t acqu is , s e tient devant D ieu . L e

père de sa v ie mortel le fu t B o ccace ; sa patriefut Certa ldo ; so n amou r et son étude , la divinepoés ie .

S ’ il faut en croire l ’historien Philippe Villani ,Bo ccace était d ’

u ne figu re agréable , qu o iqu’

elle

manqu ât de régu larité dans les tra its . Sonvis age éta it arrondi ; il avait le nez gros et légè

rement écrasé les lèvres épais ses et un peu

sensu elles , tres vermeilles d’ailleu rs et très

expres s ives . U n e fossette au menton donna itencore du charme à son sou rire .

S es yeux étaient v ifs et so n regard ardent ; saphysion omie était plein e de franchise et degrâce . Quant à son caractère , il l

’avait affable ,expan s if et ga i , tou t en tenant plu s peut—être ilamu s er les au tres qu

à s’amu s er lu i—même .

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30 QU E LQUE S MAI T R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

T endre e t dévou é dans l ’amitié,poète s ans

j alou sie , homme de ta lent sans a igreu r , ma isindu lgent pou r les petites misère s d ’

a utru i , ilconnu t tou s les gens de lettres de son s iècle ,les pratiqu a famil ièrement et su t inspirer pourlu i aux plu s grands du moins u n attachement solide et u n e estime du rable . Bref, avectou tes les qual ités supérieu res de l ’e sprit , Boccace fit apprécier toujou rs en sa personne leparfa it ga lan t homme et l ’homme d ’honneu r .

La pos térité , qu i vanne ici-bas tou tes n o s

gloires et n ’en épargne que ce qu i est vraimen tin destructible , a lié la renommée de Boccace a u

Décaméron . C ’est le seu l l ivre de lu i qu i a it

j ou i , le long des s iècles écou lés depu is sa mort ,d ’

une véritable et légit ime popu larité . Certes ,j e ne veux pa s me fa ire l ’avocat de la licencede s mœu rs telle qu ’elle nou s e st représentéedans B o ccace , et j e blâme le choix de pareilss uj ets ; mais le s tyle demeu re

, e t qu el s tyle ! …Bo ccace , au milieu du mauvais goût gén éral (i lest bien entendu qu e D ante e st mis à part ,D ante l

irréprocha ble l) , Boccace est le premierécriva in de sa nat ion qu i ait eu le s entiment dela valeur du mot propre et le courage de s ’ens ervir . S a métaphore es t riche , ma is non démesu rée . Il pla isante avec att icisme . I l est délicat ,so igné , harmonieux , et ce la sans n u l effort ,sans au cune biza rrerie . L e style du D écaméron

,

a dit Prescott , révèle tou te la matu rité de l ’âge

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JE AN B OCC A C E .

d’

A ugu ste ; la rondeu r de ses phrases , ses longu es périodes imitées du latin , et spécialementla rich esse asiatiqu e de son luxe d ’expression ,vices reprochés à Cicéron par ses con tempora in s , ains i qu e Q u in t ilie n nou s l

appren d , nou srévèlent ' le modèle s ur . l equ el Boccace s

’estformé avec ardeu r . …On se souvient du plan du D éeaméron . En

1348, Florence est en proie à la peste , dont lesravages sont immen ses . D e tou tes parts e n sortde la ville , et qu i par-ci , qu i par-là , on chercheau lo in u n asile contre le fléau déva stateu r . Or

,

u n matin , s ept j eunes dames la plu s âgéen ’ ayant pas accompli s es vingt-hu it ansprennent le parti d ’aller s ’ établir ensemble dan squ elqu e contrée préservée et salubre , et , ju squ ’au j ou r où la contagion au ra ces sé , d

’y V i vrele plu s gaiement possible en abrégeant l ’heureau moyen d ’histo ires et de contes qu e chacuned ’elles à so n tou r devra conter à l ’as semblée .T rois j eunes hommes , renco n trés par hasard , sej oignent à elles et se mettent de la partie . Leséjour à la campagn e se prolonge pen dant dixjourn ées , et; j eun es seigneu rs o u j eu n es dames

,

il n ’est personne dans la société de ces spiri tu elspoltrons qu i n

a it , le matin o u le soir , l’

obliga

tion de faire u n récit qu elconqu e . D e là Cen t

Nou velles, sans compter les digress ions , criti

ques et commentaires qu i les précèdent et qu i

les su iven t .

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32 Q U E LQUE S M A iT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

Le tableau de la pes te de Florence, qu i sert

de préface à l ’ouvrage , e st célèbre , et mille foison l ’a comparé au tableau de la peste d ’

A thèn e s

dans T hu cyd ide , qu e B o ccace n’avait probable

ment j ama is lu .

Ma i s T hu cyd ide , a- t -ou remarqu é encore , nebadine pa s à propos des calamités publiqu es ,tan dis qu e B occace , après avoir peint des cou

leu rs les plu s énergiqu es u n e si horrible con

tagio n , place tou t à côté u n e compagnie inse nc ieu s e et frivole , et qu i se pla ît à des récit sd ’amou r . Accu sons le s iècle et n on pas l

écri

va in au tre temps,au tres mœu rs . Pu is

,bâtons

nou s de fa ire la part de la fict ion . I l e st vra is emblable qu e Bo ccace eût été fâché de se voir prisau sérieux en cette œuvre badine , et de penserqu ’on dût mettre en dou te son patriotisme et

sa charité .

Pétra rqu e excu sa it le D écaméron , à cau sede la j eunes s e de l ’a u teu r , à cau s e de l

’époqu eoù il écrivait , et du style et de la langu e , et

encore de la frivolité des lecteu rs Qu elqu espapes , cependant , cru rent devoir mettre leDécaméron à l ’ in dex

,à moins qu ’

une éditionexpu rgée (qu i fu t faite , mais n

’eu t point devogu e) ne remplaçât part icu l ièrement les noms

du clergé par les noms d’

u n au tre ordre .

Une édition in -4 de B o ccace paru t chez le sJuntes , à Florence , en 1573 . Les académiciensde Floren ce , d

après les ordres d u G rand—D u c

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JE AN BOCCA CE . 33

et su r la demande de G régoire XI II,avaient

sévèrement corrigé notre au teur de ses libertésde pensée et de langage . T ou tefois il en resteencore assez pou r qu ’i l soit cu rieux de rechercher dans cette édit ion , protégée de l

approba

t ion d’

u n pape , les passages l icencieux qu i

ont été épargnés . Une au tre édition encore,

amendée par Salviati , fu t faite à Venise , en 1584 .

Les contes de Boccace on t trouvé , malgrétou t , des panégyristes , même chez d

émin en t s

et vertu eux prélats , Mgr Bottari entre au tres ,

qu i a déclaré , en pleine académie de la Cru sca ,qu e le s intentions de Bo ccace avaient été touj ou rs innocentes , et qu e la rel igion n

’avait pointà se plaindre de lu i .B occace , en mou rant , donna l eveil à un

grand n ombre d’

hérit iers ou

'

tou t au moinsd

imitateum . La fortune du D écaméron était s i

u n iverselle qu ’on s’

appliqua ,sur bien des points

à la fois en Eu rope , à inventer , dans le mêmeordre d ’ idées et de style , des nouvelles et de shistoriettes . Et même de s écrivains ne se firentaucun scrupu le de copier les con tes de B occaceet

de les reprodu ire sou s u n dégu isement àpeine sensible . Les E spagnols eurent E l Con deL u ca ttor

,indiscu table pastiche du Décaméron .

L es Ital iens accumu lèren t le s Novelle ; l’

A rio ste

et Machiavel , pou r ne citer qu e ces deux immo r

tels écrivains,imitèrent vis iblement Boccace .

En Angleterre , Chau cer , dan s Ses Contes de

3

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34 QU E LQUE S M A iT R E S ETR ANG E R S E T FR A NÇAI S .

Canterbu ry (Ca n terbu rg T a les ) , relève du mêmeauteu r . On découvrira it facilement l ’ influ encede Bo ccace ju squ e Shakespeare et les po ètesse s contemporain s . E s t—cc qu e Cervantes , dan sles Novela s exemp la res , bien qu

’ il s ’y montreinventeu r d ’

un genre nouveau et qu ’ i l ne procède gu ère que de lu i seu l et des res sou rces deso n propre génie , e st néanmoins , sans qu elqu eparenté avec Boccace ? Le style p ica resqu e del’

E spagn e est le proche cou sin du style qu en ou s avons vu naître et qu e nou s avons admirédans le D éeaméron .

E t pendan t qu ’on s’

exerça it ains i , chacun às on gré , su r tou tes sortes de thèmes et de motifsmalins et satiriqu es , B occace était tradu it danstou tes le s langu es et lu partou t avec pas sion .

La première tradu ction frança ise du D écaméronn ’a pou rtant pas été fa ite su r le texte n ième ,car

,ainsi qu e l

’a fait remarqu er savammentM . Victor Leclerc , il n e faudrait pas croire

qu e l’ ital ien , ma lgré la mu lt itude de Lombards

qu i habita ient la Fran ce , y fût beaucoup plu sconnu qu e les au tres langu es étrangères . Quandon vou lu t faire mettre en fran çais le Décaméron

,

il n e se trouva person n e qu i sût assez l’ italien

pou r ten ter l ’entreprise,et le tran slaten r Lau ren s

de Premierfa ict ne pu t se passer d’

une vers ionlat ine , qu e fit a près pou r lu i de ces nouvellesd ’amou r u n frère Mineu r d ’

A re z z o , bien in stru itaux deux langa iges , maternel et lat in .

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36 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

Au s s i l’Hep taméron , s i on le compare au x con tesde B occace , e s t- i l u n véritable manu el demorale . Mais qu elle était l ’admiration qu e professait la reine de Navarre pou r le conteu r ital ien ! Je croy qu ’ i l n ’y a n u l de vou s qu i n

aytleu

,dit—elle dans le Prologue de l ’H ep taméron ,

les Cent Nouvel les de B occace nouvellementtradu ictes d

yta lien en fran çoys , qu e le royFrançois , premier de son nom , mon seigneu r leD au lphin et madame Margu erite font tant deca s , qu e s i Boccace , du l ieu où il es to it , les cu st

peu oyr, il debvo it res su c iter à la louange detelles personnes .Mais le Boccace français par excellence est

notre in imitable La Fontaine,inimitable touj ou rs ,

même qu and il semble vou loir se ployer servilement à un texte qu elconque . Jean de la Fonta ine donne la main à Jean Boccace , et ils s e

sourien t l ’u n à l ’au tre , comme deux frèresj umeaux , au -dess u s des sœcles qu i les séparen t .On dirait qu ’ ils se sont enivrés au même verreet qu ’ ils o n t pa rtagé j u squ ’à leurs amou rs . Leuresprit , plein d

’ indépendance , leu r humeu r , leu rsfantais ies , leurs qu al ités , leu rs défau ts , ajoutons , si vou s le vou lez , leu rs vices , sont abso

lumen t de la même espèce . L a Fontain e,il e st

vrai , était moins savant qu e Boccace , mais ilétait au ss i modeste qu e lu i , au ssi tendre à latentation , au ss i facile à la conversion et »à la

pén itence . Vo ilà po u rqu oi le langage de La Fo n

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JE AN B O CC A C E . 37

tain e s ied s i bien au x contes de B o ccace etpou rqu oi les contes de B occace on t l ’air d ’avoirété écrits pou r être tradu it s et raj eu nis u n j ou r

par La Fontaine . La prose ita li enne et le versfrançais ont été fian cés d ’avance , et leu r mariagen

’était qu ’

une qu estion de temps .Molière a emprunté à Boccace plu s d ’

unes cèn e j oyeu s e , d

u ne observat ion piquante etd

u n comiqu e achevé . On pou rrait , par exemple ,mettre en regard l ’un de l ’au tre la nouvelle intitu lée le Ja louæ corrigé et le 3

” acte de GeorgesDa n d z

n . En fin dans cette longu e chaîn en

ome tton s pas de nommer Ba lzac et de rappelerses Con tes dro la tiqu es , qu i tien nen t plu squoi qu ’en dise l ’auteu r de Bo ccace qu e deRabe la is . Souvenons—nou s en même temps

qu’

A lfred de Mu s set , dan s S imon e et S ilvia , n’

a

fait qu e rimer deux ou trois dél icieu ses pages duDéeaméron ,

qu ’ il fau t relire , dit—il , même aprèsShakespeare . Et il ajou te , en parlant de Boccace

J 'éta is don e s eu l , s e s Nou velles en ma in ,

E t de la n u it la lu eu r a zu réeS e jou a n t avec le ma tin

,

E tin cela it su r la tra n che do réeDu petit livre floren tin .

Je m’arrête . Je n ’ai vou lu , en tou chant à Boccace

, qu e détacher de l’histoire générale de la

l ittératu re en Eu rope u n chapitre qu i m’

a parucu rieux et instru ctif su r les origines et la formation de la pros e en Ital ie ,

e t sur l ’ influ ence

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38 QUE LQU E S M A îT R E S ETR A NG E R S E T F R ANÇA I S .

qu’

exerça bien vite au lo in cette prose savanteet tou t à fait dign e du s iècle qu i avait vu paraîtrela D ivin e Coméd ie . C ’est là , ce me semble , u n

suj et qu i mérite l’attention de tou t esprit stu

dieux et du pu blic que ce s qu estions- là interé ss ent .

29 décembre 1865.

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RABELAIS

Rien,disaient les an ciens

,ne sau rait mieux

honorer u n peuPle qu e le sou venir et le cu ltedes aïeux , de ces hommes laborieux et vaillants ,illu stres qu elquefois , qu i , dans tou s les ordres deservices et chacun à sa façon , on t en souci del ’aven ir et de la postérité . La Fran ce con temporain e , malgré les n égligences et les oublis qu

’onlu i reproche , est restée fidèle à tou tes les tradition s de la gratitude et d ’

une noble piété . Bien

que préoccupée à bon droit des n écessités présentes , elle n e se désintéresse poin t du passéelle glorifie ceux qu i lu i ont frayé la voie , et , partou s les moyens dont elle dispose , elle ne cess epas de raj eu nir leur mémoire et d ’accroître leu rrenom .

Un grand concou rs , ou le sait,vient d ’avoir

l ieu à l ’Eco le des beaux—arts . Nos artistes on t été

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40 QU E LQUE S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

conviés à présenter les modèles d ’une statu e deRabelais , laqu elle devra être élevée à Chinon ,la ville même où n aqu it le gran d satiriqu e duxv i ° siècle .

Le modèle présen té par M . Emile Hébert et

qu e le ju ry a cru devoir adopter , est le plu s n aturel assu rémen t et le plu s s imple . En sou tane ,la barrette au front

,le crayon à la main , le rire

aux lèvres , et renversé dans u n e pose famil ièreet abandon née , le j oyeux cu ré de Meu don estl ivré tout entier à son inspiration et à son rêve .

I l y a du rêve , en effet , dan s cette observation sipénétrante et si maligne , le rêve u n peu fumeuxet flottant d ’

un buveu r d ’

O s tade ou de Brauweraprès dîner . La vérité s ’y estompe et s ’y ennu agedan s maintes a llégories où les fervents adeptesde la doctrine s

opin iâtren t seu ls à vou loir ladémêler et la reconn aître .

Rabelais éta it T ou rangeau . Balzac , qu i , à u n e

longu e distance , t ient à Rabelais , par plu s d’

u n

l ien s ensible , appartien t a la même province , etau s si Alfred de Vigny , qu i , sans ressembler àl’

u n ni à l ’au tre , n’

en porte pa s moins à sa man ière la marqu e originale d ’

u ne terre s i généreu se et s i féconde . Ajou tons en pas sant qu ePau l-Lou is Cou rier ava it chois i la T ou raine pou rson pays d ’adoption , et qu e c

’est en T oura inequ ’ il a sa statu e .

Voilà d ’

env iables titres et qu i s ignalent entretou s l e riche département d ’

In dre- et—Lo ire . I l

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‘R A BE LA I S .

es t vrai qu e la France maternelle produ it s ansrelâche de beaux et glorieux rej eton s et qu ’onles voit su rgir de partou t . Jean-Cas imir

,ro i de

Pologne , don nant de s lettres de noblesse à l’

his

torien Étienne Ba lu z e , lu i écriva it Vou s ête ssorti d ’

u n royaume fert ile en grands hommesBegn o magn orum virorum fera ci oriun da s .

Rabela is es t celu i de n o s v ieux conteu rs qu ivie illit l e moins . A chaqu e génération nouvelle ,il a son rega in de popu larité et de su ccès . Salangu e , q u i n

’appartient qu’

à lu i et q u’ il avait

fabriqu ée lu i—même pou r son u sage exclu s if,qu elqu e amalgamée de lat in

,de grec et de patois

qu ’elle demeu re , n’a j ama is rencontré le déda in

ou l ’ indifférence . La mode change et se retou rne ,et le s cadu cités a bondent même dan s l ’ordrein tel lectu el et l ittéra ire , sans qu e Rabelais a it étéatteint u n seu l j ou r . Il e st en core et toujou rs desnôtres .

Ga rgantu a et Pantagruel on t su rvécu à deplu s j eunes qu i n

’éta ient pou rtant ni sans mérite sol ide , ni sans gloire j u stifiée ; ils menacentde su rvivre à bien d ’au tres qu i nou s para is sentflo ris s a n ts et pleins de santé .

Rabe lais , qu’on estima it à sa date le premier

des dis eu rs de bagatelles est u n s at iriqu e etu n moqu eu r . C ’est , avec le s goûts , les idées etle gén ie de sa nat ion et de so n époqu e . u n e

sorte d ’

A rist0phan e français et gau lois .

Il y a , entre cent au tre s , deux grandes ma

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Ao QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S .

meres d ’en vis ager et de crit iquer le monde et lavie ceux- là ont la co n templation

'

s érieu se ettris te

,ceux-ci ont la philosophie ga ie , plaisante

et bouffonn e .

L es s atiriques se pa rtagent ainsi en deux écoles l Iéraclite et D émocrite o n t fou rni à la foisde très mémorables disciples .

Les larmes , a écrit le plu s mélan col iqu e et l eplu s désenchanté des poètes et des philosophes

,

G iacomo Leopardi , l es larmes ont précédé lerire , qu i n

’es t appa ru ic i-ba s qu’

a s sez tard . Onrit maintenant par habitude , par con tagion , etparce qu ’on voit les au tres s

égayer au tou r deso i ; ma is il es t probable qu e le premier accès derire qu ’on a it vu a été le fru it de l ’oubli deso i-même , de la folie o u de l

’ ivres seLeopardi regardait donc le rire , qu i es t le

propre de l ’homme su ivant Rabela is,comme

u n e véritable déchéance et presqu e u n e dégra

dation . I l ne le confondait pas avec la joie, qu i

e st la santé de l ’âme , a dit Shakespeare . Le rirelu i sembla it méchant , malfaisant , hain eux de sa

n atu re et tirant s es origines de ce besoin

qu’

éprouve l’homme en soc iété d ’observer les

ridicu les et travers du vois in , de s e moqu er delu i et d ’en fa ire la caricatu re .

I l estimait qu e la sa tire , en se flattan t de ce rriger n o s défau ts et n o s vices , s

en repa ît avecavidité et qu ’elle on vit cruellement .Nou s ne discu teron s pa s u n e pareill e thèse . I l

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At QUE LQU E S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

A

age , le s Cen t Nou velles n ou velles en ont déj à leton et qu elque peu l

’allu re .

Quand Rabelais s’

en empara en maître et du

droit du plu s fort , Ga rga n tu a e t Pa n tagru el

étaient en tra in d ’arriver d ’

u n côté o u de l ’au tre .

E t de même quand l ’heu reux cu ré de Meudonen au ra fait son œuvre

, s a chose et so n profit ,i l s n e la iss eront pas de su sciter bientôt , chezcelu i—ci ou chez celu i—là , chez Béroalde de Verville , par exemple , et chez Bonaven tu re des

Périers , tou te u n e l ignée de petits rej etons,

in dignes à coup sûr d’

un e souche s i prodigieu s e ,mais gardant tou s , plu s ou mo in s , l

a ir de famille .

Rabelais es t u n père , et s i l e mo t n ’éta itpoint trop irrévérencieux , nou s dirion s u n patriarche !

Nou s avons relu tou t récemment le volume deRabelais

,et

,en ravivant des impress ions au

c ien n e s et pers is tantes , nou s avons reconnu quenotre s ent iment su r l ’homme et su r l ’ouvrage a

peu changé .

On ne peu t se sou straire au pres tige de tantde clairvoyance maligne et de verve exubérante .

La critiqu e de R abêla is va loin et va sûrementmais elle ne s ’élève pas hau t , et , dans cette profu s ion étou rdissante d

imagin atio n s bizarres ,s augrenu es et grotesqu es , qu

’ il sera it ins ens éde vou loir ana lyser ici , le bouffon en lu i é to uffe

souvent l ’observateu r et le mora lis te .

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R ABE LA IS .

Par inclination et par humeur,il est l ’homme

du tiers état , de cette bou rgeois ie du XVI“s iècle

qu e les lettres attira ient , qu i se fai sa it honn eu r , à côté d

une nobles se ignorante et fri

vole , de s avoir le plu s pos s ible , et d’apprendre

,

et qu i j oignait au bon s ens le plu s pratiqu e laperspicacité la plu s matoise . C ’est là qu e se fo r

ma ien t et qu e se développa ient peu à peu le sidées de l iberté sociale et pol itiqu e , d

éman c i

patiou morale et rel igieu s e . Rabela is réunit ce s

divers cou rants ; il trempe son génie à tou s ces

so uffles ; son œuvre résume les a spirat ionsnais santes et les besoins au tou r de lu i , et , enattendant mieux , il leu r donne u n e expres siontell ement accu sée et profonde , que son l ivre deviendra à la fois un témoignage , u n e accu sat ionet u n e arme

,u n monumen t historiqu e indes

truct ible .

G argantu a , Pantagru el , Panu rge, Frère Jehand es E n tomeu re s deviennent les précu rseu rs , le sprécepteu rs même de Molière et de La Fonta ine

,

de Volta ire et de Beaumarcha is . La chaîne s e

prolonge a ins i sans interrupt ion ju squ ’à nou s .Mais le suj et même du Al a riage forcé e s t

empru nté en partie à Pantagru el , et Molière n’

a

eu qu’

à rédu ire Rabelais et à l ’arrêter à temps,

à y découper ses scènes , à le s chois ir et à lesmettre en relief.Le mariage a été de tou t temps et dans tou s

les pays du monde u n e périlleu se affaire ; ou y

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46 QU E LQUE S M A Î'

I‘

R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

va u n peu au hasard du vent et à la bonne aventu re . II y a du p e u r , il y a du cen tre , du o u i etdu n on , que sa is-j e , moi

? Mais celu i—là s eraitbien habile qu i au rait le pouvoir de prophétis eren pa reil le matière et de donner u n e conclu s ion .

Cela est plu s mobile et plu s in cons tant qu e l’

a ilede l ’o iseau et qu e le soleil de mars . Un mat in ,

Panu rge s’est réveillé avec l ’envie d u ma

riage , u n e envie bien décidée et certainemen tbien légitime il e st su r le re tou r , et

,la s sé

des chances de la vie , i l n’

aspire plu s qu’

à

s’

a sseoir et a se reposer . Nou s n e le su ivrons

pas dans tou tes ses réflexio ns préliminaires . Ils’

en vient trouver Pantagrue l , so n ami et so nma ître

,et lu i déclare se s intentions Q u e faut

il qu e j e fasse ? Je vou s s upplye par l’amou r que

s i longtemps m ’

avez porté , dites-m’en votre

av is . Puys , re spo n d it Pantagru el , qu’

unes en avez jecté l e dé , et ainsi l

avez décrété etprins en ferme délibération , plu s parler n

en

fau lt res te seu llemen t la mettre à exécu t ion .

E t voilà qu e Panu rge expos e tou r à tou r s esdés irs et ses craintes . A n

en ten dre que les désirs , il n

y a pas il hésiter .M a riez -vou s d it

Pantagru el . répon d Panu rge, e t

plu s d ’un e appréhens ion terrible apparaît au ss itôt et vien t tou t gâter . S on a s tre le men a ce

le temp s es t bien ma u va is , cette a n n ée . Pointdon cqu e s ne vou s mariez repa rt a lors Pantagrue l . E t to uj o u rs de même Mariez—vo u s !

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R ABE LA IS

Ne vo u s mariez po int . Ce la fa it la balance

, e t l e po ids l ’ empo rte tantôt d ’

un côté ,tan tôt d ’

u n autre .

I l faut po u rtant savoir a qu oi s’

en ten ir , et

voilà qu e les deux amis consu ltent le Sort endivers es man ières et tentent la Fortune . Panu rgeau ra it qu elqu e volonté de jou er aux dés la répou se du D est in ; ma is Pantagru el lu i démo nt reà l ’ in stant qu e les dé s sont d ’origine diabo liqu e .

Quant aux So nges , c’es t différent ! ils on t sou

vent résolu les ca s difficiles , et il y a plu s d’

u n

exemple,tant dan s l ’Histo ire s acrée qu e dan s

l’

H isto ire profane , de gens qu i , ayant eu fo i àleu rs songes , s

’en son t bien trouvés . Panu rgeconsent donc à rêver , et sa vis ion est tou td ’abord des plu s agréables ; ma is peu à pe u , au

fu r et à mesu re qu ’ il rêve , tou te jo ie s’

efface et

tou t dépla is ir arrive . D es in it in p is cem mu lier ,

c ’ est-à- dire qu ’

il la fin , Panu rge , qu i a s i biendébuté , se sent être j u stemen t ce qu ’ il voudra it

Mais il y a u n petit ma lheu r encore et undou te doit-il croire la dern i e re part ie du songe

,

o u la première ?D ans son incertitude , i l s

’ en va co nsu lte rcoup su r coup la S ibylle de Pan z ou s t , p rès Po itiers , qu i est u n e S ibylle très ins igne

,laqu elle

préd ict tou tes choses fu tu res pu is ce sont lessou rds—mu ets et leu rs s ignes qu ’ il in terprète ;pu is i l s ’adre s s e au v ieux poète franca is R amin agrobis , qu i to u che à sa fi n et dont le dern ier

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48 QU E LQU E S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

chant , comme celu i du cygne , sera plein demerveilles . T ransportez-vou s vers luy ,

d it Pantagrue l , et oyez son chant . Pou rra être que deluy au rez ce qu e prétendez , et par luy Apollovotre do ubtc dissoudra . Je le ven lx

dit Panu rge . E t le s voilà tou s les deux en rou te .

Pren dray—je femme ? s

écrie Panu rge aprèsle compliment e t les prés ents d ’

u sage ; et Ramin agrobis a u ss itôt

Pren ez— la , n e la pren ez pa sS i vo u s la pren ez , c

e s t bien fa ict ;

S i n e la pren ez en effect ,Ce sera ou vré pa r compa s . (Ce s era en p erfection .)

Impos sible d ’en rien obten ir de plu s explic ite .

Je cou rs su r la su ite des tribu la t ions d u malhoureux Panurge , qu i s

en va ain s i de l’u n à l ’au tre,

de phil030phe platonicien à philosophe pyrrhon icn ,

de médecin à théologien et à frère précheu r

,s ans pou voir empo rter j amais au cune

réponse qu i lu i mette l’âme en repos et le sa

t isfa s se . A u bo u t des voyages et des recherches ,l ’affa ire est touj ou rs restée pendante et irrésolu e et l echeveau ,

s i j e pu is dire , pou r avo irpa s sé par tant de ma ins , est plu s qu e j ama isembrou illé . T ou tes les perplexités de Panu rgen ’au ront leu r terme et leu r apaisement qu ’

au

près de la d ive bo u teille . C ’est la conclu s iond

Horace

S te tu s ap ien s fin ire memen to

T ris titiam vitæqu e la bores

M o lli,Pla n ce ,

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R ABE LAIS .

S i tu e s sage , tu échapperas de même à la tristesse et aux labeu rs d ’ ic i—bas , par un u n vœuxet deux au cœu r .

D ans le M a riage forcé , S gan arelle est commePanu rge à cinqu ante ans passés , i l songe àprendre femme , et j eune femme encore ! En vainGeronimo , son ami , lu i fait—il remarqu er qu

’ iln ’y a qu ’

un temps pou r les amou rs Je meporte bien répond l ’au tre . Cependant D orimène est à la fleu r de ’âge , et il se trouve quec ’est la petite personne qu i a le plu s sûrementcompté elle fa it un mariage de raison et decalcu l , qu and le vieux S gan arelle en est à sa dern ière et à sa plu s con sommée folie . I l ne tarde

pas longtemps à s’en apercevoir , et comme , à s es

propres dépens , i l est arrivé à se défier de lu imême

,il a recou rs à deux philosophes , de deux

écoles différentes , hommes de grande science etde bon con seil , le docteu r Pan crace et le docteurM arphu riu s . Le premier est de l ’école d ’

A risto te ,

le s econ d est u n pyrrhonien . En vain le pauvreS gan arelle s

adres se—t- il à celu i—ci et à celu i—là;i l n ’en obt iendra rien ; chacu n d

’eux , l ivré à sapropre folie , n

’au ra d ’oreilles qu e pou r soi

même , et S gan arelle ,forcé tour à tour par l ’épée

et par le bâton , qu oi qu’ il a it vu et entendu , qu oi

qu ’ il ait raison d ’appréhender , deviendra l’époux

de D orimèn e .

Cette comédie , en le voit , a plu sieu rs de seso rigines dan s Rabelais elle est , en qu elqu e

4

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50 QUE LQUE S N A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

façon , sortie légère et vive , tou t an imée et sa is is san te , du milieu de ce s pages folles et en ivrees , tou te découpée avec goût et avec mesu reparmi ces fan taisies désordonnées et bouffonneset dan s ces incroyables égarements de bellehumeu r . Rabelais et M ohere devaient d ’ailleu rsse ren contrer dans u n même cou rant de librepensée et de libre poés ie . C ’est toujou rs cetesprit ga u lois qu i s é tend comme u n e chaîne et

qu i va du moyen âge au xvm ° s iècle,d u R oma n

de R en a rt à Voltaire , en passant par Rabela is etpar Montaign e , par La Fontaine et Chapelle , etMolière

,et N inon de Len clos .

Mais , en dehors de la partie politiqu e et phi1050phique , parfoi s bien embrou illée , bien enchevê trée d

amb igu i‘

tés et d’

équ ivoqu es , et bienobscure , l

’œuvre de Rabela is telle qu ’elle se

présente à nou s , demeu re la débau che extrava

gante et l’o rgie effrénée d’

u n esprit supérieu r endél ire . On dirait d ’

u n ivrogne pu is samment lettré , versé dans la connais sance de tou s le s arts’

et de tou tes les sciences de son temps,habile

a ux beaux discou rs et aux contes ingénieux , qu is’échappe sans réserve et déborde à tort et à travers , j etan t au ha sard les fines paroles , les sagespensées

,les jugements exqu is parmi des ta s

d’

in san ités , de drôleries obscènes et , s oyonsfrancs

,de gross ièretés et d ’ordu res .

On n e s’expliqu e pas u n mélange s i volon taire

et,

s i coupable . Rabelai s s avait sans dou te q n’

i l

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52 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S .

et en fa it peu t-être tou t le charme , c’ est le style

uniqu e et incomparable que Rabela is , repeton s- le , avait inventé , agen cé de tou tes pièces ,adapté à son esprit et à sa main , pou r ne lelégu er à personn e après lu i . I l a l e rythme etl ’abondan ce , l

ampleu r du ton et le constant honheu r de l ’expression . Cette langu e composée

,

travaillée , pleine d’artifice , compliqu ée , pou r

a insi dire , de ressorts et de manivelles , vibreet sonne , j aillit et bondit elle se jou e sou rn o isemen t sur la pen sée et sur l ’ image avec tou tessortes de souplesses natu rel les et de coqu etteriespresqu e naïves . Oh ! le bel instrument qu i n

’au rapoint de copie et dont le secret sera perdu ! iMais

,qu elque vif et affriolan t qu

’a it été le cho ixde ses suj ets , s i vou s ôtez à Rabelais sa langu eet son style , si vous es sayez seu lement de le tradu ire en français vu lgaire , en pros e contemporaine

,il n e reste plu s rien qu ’

un e fiction commune , malséan te , de mauvais goût et à peu prèsill isible .

Le style de Rabelais fait tou t excu ser , tou tadmettre

,quelques-u n s disen t tou t admirer .

Néanmoin s , nou s n e sau rions condescendre à cesexagérations de l ’engou ement et de l’in du lgen ce .

Pour nou s s ervir d ’

u ne comparaison un peu

basse,mais qu e n otre au teu r lu i-même n ’eut pas

repou ssée , san s la s auce qu i l’

accommode,l e

poisson,avarié maintes fois et gâté , ne vaudrait

gu ère qu’

à être j eté au panier des immondices .

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R ABE LAI S .

La bouffon nerie de Rabelais manqu e d ’

idéa l ; sa

plaisanterie accumu le mille prestigieu ses prou esses dans le cercle où il la renferme

,mais elle n ’ a

point d ’horizon . Ce médecin gaillard et gogu enard prend u n pla is i r extrême aux misères etaux pla ies de son ma lade , nou s n e dirons pa sseu lement sans dignité et sans respect , mais sansvergogne et sans pitié même

,héla s ! Il les d écou

vre et les éta le toutes l ’ une après l ’ au tre avec degrands éclats de rire . Cela finit par agacer et fairema l au cœu r D iseu r de bons mots , mau vaiscaractère a écrit Pa scal .

I l rit,pu is il rit , il rit en core e t touj ou rs , e t

ne promène s u r l ’humanité tou t entière , grandeou abais sée

,innocente o u coupable , qu

u ne minescept iqu e , implacablement moqu eu s e et in d ifférente . Même lorsqu ’el le s

écla ire çà et là d’

u n

rayon de j eunesse et de poésie , sa ra illerie , qu in

a point d ’ail es,se t ient inférieu re et terre à

terre . C ’est pou rquoi les esprits de hau t vol nela goûteront j amais

,et s i

,dan s ce qu e n ou s appe

lons la bonne compagnie,qu elqu ’

un de nou s sela isse aller aux sédu ction s d ’

u n l ivre , interditsans retou r aux enfants et aux femmes , celu i- làmême se cache et rougit qu elqu e peu .

Mais Rabelais re ste grand qu and même au

des su s des barri è res qu ’ il a mises volonta irement au tou r de son œuvre , des s cories qu il’

en vahis s en t ; sa figure , tout à fa it originale,

est hors de pair dan s l’histoire d e n o s littéra

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54 QUE LQU E S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

tu res modernes , et l’on a pu dire de lu i qu

’ il estnotre Shakespeare dan s le comiqueCervantes , lu i au s s i , fut un moqu eu r et u n

satiriqu e ; mais comme l’auteu r de D on Qu icho tte

nou s semble dou é d ’

u ne observation plu s hau teet d ’

un s entiment plu s sa in que l’

au teu r de Ga r

ga n tu a et de Pa n tagru elD on Qu ichotte

,quelque ridicu le et risible

qu ’on n ou s l ’ait fait , éveille en nou s u n e réelleet irrésistible sympathie . Ce pauvre fo u , que

hantent les fantômes de la générosité et del ’honneu r, qu i rêve de t ou tes sortes de rôleshéroïqu es et qu e tentent les services à rendreaux pauvres e t aux déshérités , n ou s intéres se etnou s attache . Il est bu rlesque , mais il est huma in .

I l donn e , celu i- là , de vigou reux coups de lanceet d ’épée dans l ’ impos s ible et l ’ idéal , au—de s su sdes personnages ordinaires et extraordina ires deRabelais

,lesqu els ne sont invariablement que

des matérial istes avinés et repu s . S es discou rs ,

qu i sont d’

un sage , font réfléchir , si ses actions ,

qu i sont d’

un fo u , amu sent et fon t rire .

Rien n ’ est plu s famil ier à la natu re humain e ,la cherchât—ou dan s s es représen tants les plu ssensés en apparence et le s mieux équ ilibrés , que

ce s contradictions do nqu icho tt iqu es entre l’act ion

et la parole . L’

in cohéren ee est le propre del ’homme Q u i de nou s , u n j ou r o u l ’au tre , n

’apoint passé quelque peu par la folie de don Q u i

cho tte et ne s’

e s t point fa it le champion déter

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R ABE LA IS . 55

miné et chevaleresqu e de qu elqu e be lle u t0pie?

I l n ’y a pas qu e don Qu ichotte qu i a it eu affaireavec des mou l ins à vent transformés en géants , enmah n drin s o u en matamores , et qu i les a it ridicu lemen t assaillis . … Le chevalier de la Mancheest homme , et tou t ce qu i est de l

’homme lu itient au cœur . I l es t naturel et presqu e logiquequ ’ il se mon tre tou t à la fois orgu eilleux ethumble

,charitable et vantard

,prudent et témé

raire , et que les con seils de son immu able sages ses’

en a illent échou er fatalement dan s les entreprises de sa démen ce incu rable . I l est tou t natu relqu ’ i l se mette à la pou rsu ite de vis ions démesu

rées et de chimères pou r les embrasser o u pou rles pou rfendre , pou r les protéger san s repos o ules combattre san s merci . Pu is , quand il a biencou ru en pu re perte et bien guerroyé dans levide

, au terme de s es nombreu ses aventu res , donQu ichotte , qu i va mourir , sen t le voile tomberde s es yeux ; il est guéri désormais de tou te illusion , et la vérité lu i appara ît .La leçon , ici , est éloqu ente et profonde . Lerécit tou t ému de Cervantes peu t être comparéaux plu s impérissables pages qu i a ient été jamai sécrites , et la farce finit dans les clartés de l

’apothéose .

Sera it—il vra i , en effet , qu e , jou ets des évén emen ts et du sort , de no s pa ss ions et de noscaprices , aveugles tou te notre vie et l ivrés constammen t aux erreu rs de nos sen s et de notre

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56 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

imagination , ce soit aux portes de la tombe quele jou r commence à pe in dre et la vérité à semon trer ? Peut-être !Peu t—ê tre est le dern ier mot hés itant ettroublé , de Rabela is agonisant Cervantes lu i

oppose la sereine confiance du spiritual iste et lacertitude du chrétien .

Cervantes n ’es t pa s , comme Rabelais , u n seeptiqu e et u n indifférent . Sens ible à sa propresatire , on dirait qu

’en s e moqu an t d ’au tru i il seregarde lu i—même au miroir , qu

’ il se reconnaîtsou s le travestis sement et qu ’ il sou rit . A u reversde la caricatu re , il y a le portra it ; i l y a la réalitéderrière la fict ion et , dans la comédie humainetelle qu e la comprena it Cervantes , la pitié et laclémence abondent . On y entend des cris dedou leu r et d ’amou r sortis d ’

une âme vraimenthumaine et fraternelle .

I l n e fau t pa s exagérer la valeu r de notreespèce ici-bas , pen se—t—il , n i l

exalter àou trance , ni la diminu er à plais ir . Nou s nesommes point des merveilles de bonté et d ’

ro ïsme ; nou s n e sommes pas des monstres de

perfid ie et de noirceu r nou s sommes fort mêlésde ceci et de cela

,mais n ou s valon s assez pou r

qu ’on a it compa s s ion et qu ’on nou s épargnel’

inju re et le sarcasme , su rtou t qu and on est soimême de la compagnie o u de la bande et qu ’onest revêtu de la commu ne gu en ille .

Don Qu icho tte , bien qu e le style espagnol en

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R ABE LA IS .

soit admirable , ne perd guère à être tradu it . Lefond subs iste , solide et résistant ; i l du re et ils u rvit aux élégances perdu es , à tou tes ces hau teset sévères beau tés de la forme qu ’on ne sau raittradu ire .

Swift (les noms d é criva ins d’

u ne même vocation littéraire et philosophiqu e arrivent a isémen tà notre mémoire à propos de Rabela is) , Swift aécrit u n roman imaginaire comme Ga rga n tu a ,

et qu i es t l’expos ition de tou t u n système d ’allu

s ions ma lign es et de moqu eries comme Don Q u icho tte . L es Voy ages de Gu lliver visent part icu lrement l ’A ngleterre au moment où Swift tenaitla plume ; mais les flèches acérées du pamphléta ire-philosophe dépas sent toujou rs les limitesqu ’ il feint de s

’être a s s ignées et s ’

en ve n t partout chercher des victimes .

Ces tableaux , t an tôt en min iatu re et raccou rcis ,comme a Lill ipu t , tantôt dans des preportion scolossales

,comme à Brobdingnag , le pays des

géants,tantôt découpés dan s l e monde du pu r

fantastiqu e , comme l e voyage à Lapu ta , lequ elest imité ’

dc Cyrano de Bergerac , ces tableauxdes gou vernements et des sociétés , des mœu rs ,de s philosophies et des rel igions , son t empreintsdu plu s s ubt il e t d u plu s redou table esprit d ’host ilité et de ha ine . La plume de Swift vau t u n e

épée . L u i , il n e conn a ît ni la compa s sion et laclémen ce de Cervan tes , n i le gros rire ouvert etson ore de Rabela is . Sa ra illeric e st insen s ible et

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58 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

froide ; son humeu r bu rlesque ne rit pas , ellericane . E lle mord , elle perce , elle coupe et tailleen ricanant . ,E lle est impitoyablement féroce .

Swift a qu elqu e chose de diabolique et qu i rappelle le s gaietés nerveu ses et crispées de M éphistophélès . I l a des plaisanteries de bou rreau etdes bon s mots de can nibale . I l enfonce

,en rica

nant toujou rs,des ongles crochu s et en venimés

dans les chairs vives de sa ma lheu reu se ennemie ,la bête huma in e ! I l la chasse e t la pou rsu it sou stou tes ses formes et a travers tou s les oripeauxdont elle s

affuble ; pu is , le visage impa ssiblecomme le s clowns de son pays , c

’est en lu i d écochant u n e dernière et san glante iron ie qu ’ il lu idon ne le coup de pied de grâce .

C ’es t le Rabela is de la Grande-Bretagnea dit Voltaire qu elqu e part . Certes , Swift a so n

rang marqu é parmi le s satiriqu es , et n u l a utrene déploya plu s de ta len t , plu s d

en tra in , plu sd ’originalité , de méchanceté et de mal ice ; maisil ne res semble pas àRabelais . Le cu ré de Meudonne pinça it point sans rire comme le doyen deSaint-Patrick et, j u squ e dans ses ra illeries lesplu s consommées , j u sque dans s es mors u res lesplu s cu is antes et les plu s mortelles , Rabela is gardera dans la postérité la phys ionomie singu l ièrement attrayante , le masqu e popu laire et vraiment

français d ’

un j oyeux compère et d’

u n bon enfant .

28 décembre 1879 .

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60 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

sévères elles ont soumis le s arts et les s ciences ,les inspirations divers es du génie humain à desrègles préc ises et à de s harmonies qu on nesau ra it méconnaître impu nément . E lles sontdonc , à plu s d

un t itre , les sœu rs a imables etsou rian tes de la dées se , au s s i belle qu e calmeet sereine , qu i tient le glaive et porte les balances .

M . I l . Jo u s se lin , q u i s a it merveilleu sementl ’angla is , s

’es t pris . u n j ou r d ’enthou siasme pou rT homas Moore . Ce n ’est pas moi qu i le blâmera i de s

’être in scrit , à la su ite de lord Byron ,a u n ombre des admi rateu rs pas s ionnés d

un

poète qu i , dans l’ordre moyen

, es t au premierrang et s emble fa i t pou r j u st ifier longtempstou s les su ccès . Si T homa s Moore n ’est pa s ,dans tou te l ’étendu e de l ’expres s ion , u n grandpo ète , et s i s a pensée n e connaît gu ère le hau tvol et la large en vi:rgu re , il a été et il demeu

rera touj ou rs u n de ces cha rmeu rs vifs,spiri

tue ls et légers , u n peu ému s à l ’occa s ion,très

ironiqu es et du ton que recherche part icu lièrement notre société contemporaine

, qu i ont reçule don secret de savoir gagner et retenir au tou rd ’eux des cercles de partisans et d ’amis . T homas Moore n ’avait rien de l ’homme d e la sol itudeet du désert . Au cun in stinct ne le po u ssait ducôté de ces sommets ardu s où résident lesvoyants et les prophètes et où l ’on n ’entend quele s voix de la n a tu re le chant du ros signol ,

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par u n doux clair de lun e et dan s qu elqu e fraisbosqu et des environ s de Londres , alla it bienmieux à son caractère et à son humeu r . Uneroman ce avec accompagn ement de piano ou degu itare suffisait à le mettre en j oie , et j e n e

sais pas de momen t dans sa vie Où i l se so itmontré au-dessu s de l’applaudis semen t et dela louange . Né pou r la société et le monde , il ya couru vraimen t tou te sa carrière, qu i a étébrillante et fleu rie , et dign e d

’u n poète qu i n

a

rêvé et ambitionné ici-bas que des cou ronn es deros es . Éta it-cc fol ie ? était—cc philosophie et

Q u i peu t le dire ! D an te et Milton ,et Byron lu i—même

,compren a ient d ’u ne au tre

façon , il est vrai ,' le triomphe et la renommée .

C ’est l e 28 mai 1779 qu e T homas Moore naqu it à D ublin . Irlanda is , catholiqu e et san sfortun e , i l semblait condamn é d ’avan ce lavieille , riche et protestan te A ngleterre n e seprête pas aisément à pardonner de pareilles dis

grâces originelles . M ais il était écrit que , sansrenon cer à au cun e de ses croyances et en restan tfidèle à l ’amou r de sa patrie irlandaise , T homasM oore ne serait po in t un vaincu irrécon oiliableet farou che , u n secta ire ardent e t de ceux qu i ,pou r un e cau se religieu se ou sociale , ne recu lentpas même devan t la persécu tion et le martyre .Et pu is , frêle , min ce , excessivement petit ,

un e so rte d ’oiseau chan teu r et j aseu r, il pèseraitsi peu su r la terre !

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62 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

Quand il eu t dix’

ans,son père l ’envoya à

l ecole de Samu el White , homme rid icu lementvain

,mais sensible e t bon et qu i avait été

au ss i l e professeu r de Sheridan .

Sheridan , avait dit Samu el White , ne seraj ama is qu ’

u n idiot .

Le j eune Moore lu i paru t mieux dou é . Sesj oyeu ses et malignes reparties , u n fonds de cau sticité , qu i se révélait déj à et faisait explos ion ,avaient étonn é et frappé le vieux pédagogue . Cen ’es t pas tout le petit écolier tou rnait desvers

,et , à treize an s , il les tou rnait d

u ne sigalan te façon qu ’

u n matin on l ’ imp rima tou t vi/dans l ’A n thologie de D ublin , A n tho logia H iber

n ica . Bien plu s , le s graves reviewers le qu al ifia ient , malgré so n âge et sa taille , du t itre glorieux de notre très honorable correspondant .Le très honorable correspondant , du rant ces

années de collège , ne réu ss it pas d u tou t dansles vers latins il les fa isait lou rds , empâtés etdiffu s ;mais , en revanche , i l apprena it et parlaitcou ramment le français et l ’ italien , e t il s

es saya it

à u n e tradu ction poét iqu e des odes d ’

A n acréon

qu i devait être sa première ressou rce dansl ’avenir .A u sortir du collège de la T r inité , il alla etudier le droit à Middle—T emple , à Londres , et ,de tou s ses efforts , il se lança dans le mondefashionable , où sa vocation d

’ailleu rs et ses aptitudes le portaient tou t naturellement . I l ne tarda

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TH OMAS MOOR E . 63

pas à s ’y créer des protecteu rs et de s amis , lordMoira et lady D onegal , par exemple , qu i lu rente t apprécièren t la tradu ct ion d ’

A n acréon et en

fac il itèrent ensu ite la publication .

A n acréo n a été dél ic ieu s ement imité et tradu itpar nos poètes français du xv1° s iècle , par Ronsard , Remy Belleau ,

Joachim du Bellay et tou sle s maît res en gentilles ses de leu r Plé iade . ,L a

tradu ct ion anglais e - de T homas Moore est d ’

u n

s tyle plu s affecté , plu s précieux , moins naïfel le fait penser à u n D orat anglais beaucoupplu s qu

à u n Ron sard ou à u n Remy Belleau .

L’

in taris sable gaieté et la dou ce philosophie dus age de T éo s n ’y brillent , hélas ! qu e dans u n

fau x et lo intain reflet .

E t cependant T homas Moore , grâce à ses versanacréontiqu es , avait ouvert la voie devant lu i .La trou ée n ’était pas bien large encore , mais i ly pouvait pas ser la tête , et c

’est ce qu ’ il fit enprés entant au public les œuvres amou reu ses defeu T homas Little (le Petit) .

T homas Little es t mort , disait—H,à vingt et

u n ans . I l était as s ez pares s eu x , peu ambitieux,

grand amateu r des poètes érot iqu es , T ibu lle ,

Ca tu Ile , Properce , etc .

C ’est donc su r les airs connu s de Catu lle ,de

T ibu lle , d’

Ovide et de Preperce , et sou s le pseudo n yme de Little qu e T homas Moore se mit àchanter la grâce et les faveu rs , les cruau tés etle s dédains d ’une fi lle invis ible qu i n

’était

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(Il: QUE LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

autre , à la bien deviner , qu e cette D u lcinée duT obo so que tou s les j eunes poètes , épris de leu rpropre rêve et grisés de leu r chanson

, po u rsu i

vent avec des lamentations en sonn ets et desacclamations en ballades .

L’

épicuré isme de Moore u n e espèce defriandise de l ’esprit plu tôt qu e du cœu r et dessens se donnait a ins i carrière , et lu i—mêmeallait ju squ ’à annoncer la publication prochained

u n volume intitu lé la Philo.90phie du p la is ir ,

qu i n’a j amais paru , le phi1030phe ayant changé

de système et étant devenu , plu s tard , au ssiprude et sévère qu e la plu s respectable lady .

Mais ni A n acréo n , n i les poèmes de T homasLittle n ’avaient enrichi le j eu ne Irlandais

,et

,

qu el les que fu ssen t les promesses de la gloire ,encore falla it-ii songer à vivre en l’attendan t .

I lso llicite don c en 1803 , et il obtint un e humbleplace de greffier (regis ter) aux îles Bermudes .A rrivé à son poste , il s

en n uya et se repentitd ’avoir fu i l’E u rope et les salon s de Lon dres .

Au ssi n ’eu t- il rien de plus pressé que d’aban

donn er bien vite à un s uppléant tou s les soinsde sa charge et la moit ié de son traitement pou raller se promener aux E tats-Unis et vis iter leCanada . Pu is , se sentant de plu s en plu s atteintdu mal du pays , de plu s en plus repris de laman ie poétique et du besoin de cou rir les souperset les fêtes du West-End , il résign a ses fonction set revint en Angleterre .

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THOMAS MOOR E . 65

L e s Ép î tres , Odes e t Poés ies d iverses qu ’ ilpublia en 1806 furent très critiquées , dans laR evu e d

É d imbou rg , par Jeffrey , dont le goûtsévère ne laissait pas d ’être agacé au cliqu et isde ces stances maniérées et prétentieu se s et àl ’ éclat art ificiel de ce style à paillettes où s e

dépensait u n vrai talent .

T homas Moore , comme la plupart des rimeu rs ,endu rait malaisément le blâme il chercha noisea son critiqu e . Une rencontre s

en su ivit qu i

n ’amena au cun résu ltat fâcheux . Les deux adver

saires devinrent , au contra ire , deux bons amis .Irritable et sens ible à la contradiction , Moore

n ’avait pa s la colère bien vive , et sa rancu nen

’éta it l ’affa ire qu e de qu elqu e s jou rs . C’est ce

tempérament , léger au fond et bienveillant, qu i

expliqu e , ju squ’à u n certa in point , le peu d

’habile té qu ’ il a montré dans la satire .

I l tena it par-dessu s tou t aux suffrages de lasociété

,O ù il ressemblait à u n virtuose , tout

heu reux d ’être accu eill i avec faveur , écou té etchoyé .

L’

applaud is semen t des hommes et des femmesétait pou r lu i u n complet triomphe , et il s

’arran

gea it à merveille de dégois er ses chansons dansu n e cage dorée .

I l s ’était marié en 1810, avec un e j eun e et belleAnglaise , ancienne actrice , d it—on ,

et bonnemu sicienne , qu i avait nom mis s Bessy Dyke , et

qu i fu t vraiment le charme et la providence de

5

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66 QUE L QUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

son foyer . Pendant qu ’ i l courait l e monde,lu i ,

elle se tena it au coin du feu et s’

appliqu a it à

vivre en véritable ménagère . Mistress Moore n erecu lait devant au cune privation qu i pouvait procu rer à son mari les moyens de bril ler au dehors

,et , quand il rentrait , qu and il consenta it à

pas ser qu elqu es heu res près d ’elle , elle avait desobservations judicieu ses , de délicates appréciations qu i redressèrent plu s d

une fois les erreu rs

de s on goût , les pentes peu sûres de son génie .C ’est peu t-être à cette femme

,au ssi supé

rieure qu e modeste , qu e nou s devons les M élod ies irla n da ises . T homas Moore les au rait composées et écrites sou s les douces influ ences decette inspiration domestiqu e , tou te cahn e ellemême , toute pure et tou t a imable . A l ’originedes belles œuvres , il y a toujou rs u n e Mu se

,

disa ien t les anciens . Le génie ouvre ses ailes,il

s ’élance en avant et fou rnit victorieu semen t lacarrière ; mais le souffl e qu i l

’a réveillé au départet le rayon qu i lu i a fait voir le bu t ne viennentpas de lu i .On a souvent remarqu é dit qu elqu e part

T homas Moore à propos d es vieux airs nationauxirlandais , on a souvent remarqu é qu e notremu s iqu e est le commentaire le plu s fidèle denotre histoire . Le ton de défiance auqu el su c

cède la langu eu r de l ’abattemen t , u n éclaird ’énergie qu i brille et dispara ît dans les douleu rs d ’

u n moment , perdu es dans la légèreté du

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68 QU E LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

u n accent plu s nerveux et plu s mâle . Même lorsqu ’ il n ou s parle de Lydie et de Chloé

,sa voix

contenu e , adou cie , attendrie , est en core , on lesent bien , la grande voix éloqu ente os magn a

son a tu rum. D ans ses stances les plu s vigou

reu ses , et au ssi hau t qu’ il pu isse élever son

enthou siasme ou sa passion on sen t chezT homas Moore , le tradu cteu r raffiné d

A n a

créon , l’au teu r qu intessencié de L a lla —R ookh et

des A mours des a nges .

L’Écos sa is Robert Bu rn s s ’arrête dans son

champ et s ’

accou de su r sa charru e il j ette au

vent sa chanson ru stiqu e , improvisée , franche et

l égère , u n e chan son matinale d ’

a louette et depinson , étincelante des gou ttes de la rosée ,imprégnée des senteu rs des herbes et des feu il«

lages,et la natu re , même un peu rude et âpre

,

en fait tou s les frais . Robert Bu rns est un paysan,

u n campagnard spirituel et joyeux , irrévéren tqu and bon lu i semble et s ’écrie Je rime pou rmo n plaisir . L ’étoile qu i règle mon malheureuxlot m ’a assigné l ’habit de paysan et a limité mafortu n e à qu atre sou s ; mais , en revanche

,elle

m’

a dou é d ’

une étincel le d ’esprit villageois .

Béranger , qu i n’est pas plu s u n paysan qu ’

u nfils de famille , mais qu i a reçu e n subi de bonn eheu re l ’éducation des villes , Béranger chante deschansons , tantôt gri vo i ses et malignes , tantôts atiriqu es et sceptiqu es , selon cette veine gauloise qu i n e s

’est j amais perdu e en France , qu i

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THOMAS MOOR E .

fu t celle des au teu rs de fabliaux et des trouvèresau moyen âge , qu e Rabelais a élevée ju squ

’augénie , qu i s

’est con t in uéc avec B ran tôme, avec

La Fonta ine et Chap’

elle, avec les plu s aimables

et les meilleu rs . A ces cou rants de malice et debonne humeu r , Béranger j oint le sentimentpatriotiqu e le plu s vif et le plu s atten dri , et,dans u n e forme poétiqu e èt sobre , très clas siqu e ,i l n ou s donne , sur l ’air trivial de la vielle et duflageolet , s inon du bin iou , de s élégies et des odespou r plaindre nos malheu rs et pou r dire n o s

gloires . I l y a en Béranger de l ’Horace et duRobert Bu rns combinés avec du La Fontaine etdu Volta ire .

Les M élod ies irla nda is es , dan s leu r variétémême , se rattachent à l

’ordre de la romanceproprement dite ,

'mais de la romance ramenéeà ses formes chevaleresqu es , guerrières et amoureu ses

,et perfectionnée ensu ite à la moderne ,

embellie et portée au chef—d ’

œuvre de l ’art etdu style . C ’est pourquoi

,à côté de Robert

Bu rns et de Béranger , Moore est u n aristocrate ,s i j ’ose ain s i m’ exprimer , u n poète de la highlife, qu i s

’adresse aux beaux esprits des troisroyaumes et qu i plaide la cau s e irlandaise dansu n s i deu x ,

s i sonore et s i délic ieux langage , qu eles ennemis les plu s acharnés s

o ubliero n t au

plaidoyer et aux remontrances , plu s encorequ ’ ils en savou reront en d ilettanti tou te l a grâceet l ’agrément . Seront-ils convaincu s , à la fin ? Je

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0 Q U E LQ U E S I A IT B B S ET R A NG E R S E T FR A N ÇAI S .

n’

o sera is l’

affirmer, hélas ! ma is , en to u t ca s , ils

sero n t ravis .

Rien n’

est plu s mélod ieux , en effet , et jama is ,sur u n e trame t rès diverse

,l’ imagin at ion n

a

con çu et brodé de plu s jo l is et de plus dél icatsorn emen ts . On y tro uve des chan ts d e mort etdes chan ts de gu erre , des chan ts de fê te et des

chants d’amo u r , des res souven irs histo riquesvivant au cœu r de la patrie , des regrets et desespéran ces , et , çà et là, de rian tes échappéesan acréontiqu es vers le s ro ses et les coupes ,empou rprées et parfumées les un es comme lesautres , et vers les femmes enivrante s , au ss icomme les coupes et les roses On raconte qu el’

Amour avait dan s so n bosquet divin deux rosesrougissantes , d

’origine céleste . I l exposa l ’un e àla plu ie qu i tombe qu and brille l

’arc—en -ciel ,mais il baigna l ’au tre dans l e vin pétillant .B ientôt les bou ton s qu i ava ient bu la rosée descieux se flétriren t et mou ru rent , tandis qu e ceux

que les flots de rubis avaient teints s’

épan ou i

rent , roses et beaux , comme to i , j euneNe crois donc plu s

,chère ange , qu e le vin

pu isse dérober à mon cœu r u n seu l rêve dej oie , etc .

Mais, au -dessu s de tout , plan e l

’ image del’

Irlan de , dont chacune de ces pages consacre lesouvenir

Garder ton souvenir ! s ecrie l e poète . Ah !tan t que la vie fera palpiter mon cœu r , il

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THOMAS MOOR E . 71

n’oubliera pas la patrie délaissée

,plu s chère et

plu s belle dans sa dou leu r, sa tristesse et sesorages , que le reste du monde aux heu res Où

rayonne le sole il .Si tu étais tou t ce qu e j e désire , grande ,

belle et glorieu se , première fleu r de la terreet diamant de la mer, j e pou rrais te chan terd’un cœur plu s fier et plu s heu reux ; mais pou rra is—je j amai s t

’aimer plu s pro fondément qu’

à

présent ?Non , n o n , les chaînes qu i empêchen t ton

sang de circu ler ne font qu e te rendre plu s chèreà tes fils qu i , semblables à l

’enfant de l ’oiseau dudésert , s

en ivren t d ’amou r dan s chaqu e gou ttede sang qu i cou le de tes veines .Voilà , certes , qu i est d

un accent sincère,

d ’u n e émotion réelle et profon de . T outes lespoitrines vibrent à ces n otes du patriotisme etleur renvoien t des échos .

M . Henri Jou sselin ,serrant de près les vers

anglais et les en châsSan t , coûte que coûte , parfois même aux dépens de n o s rimes françaisesrigou reu ses et de n otre rythme u n peu revêche ,a sais i M oore su r le vif, et j

’estime qu ’ il est difficile d ’être plu s pén étré qu e lu i du s uc méme del ’auteu r qu ’on s ’efforce de soumettre à un e press ion nouvelle et d ’exprimer . E n vou lez-vou s un

échantillon ? T ou t le monde connaît, au ssi b ienen Fran ce qu ’en A nglet erre , u n e mélancoliqu eet suave mélodie de T homas Moore sur la D er

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72 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .

mere R os e de l’

été, et j e l’ai entendu chanter

d es deux côtés de la Manche

T is the la s t ro se o f summer,

Le ft blo omin g a lon e ;A l l her lovely compa n ion sA re faded a n d gon e ;

No fl ower o f her k in dred ,No ro s e-bu d i s n igh ,

T o flefl ect ba ck her blu shes ,Or give s igh for

La stance harmonieu se est harmonieu sementren du e en vers par M . Jou s selin

Cette c’es t la dern i ereD e l ’été qu i do ive fl eu rir .

E lle a vu , pa u vre s o lita ire ,T ou tes s e s compagn es mo u rirPu i s s é—je a in s i bien tôt vou s s u i vre ,

Qu a n d les amitiés , les amou rs ,

Ces perles don t l ’écla t cu ivre ,M

a u ro n t échappé pou r toujou rs !S an s u n e a ffection pro fon de ,

S a n s u n cœu r fidèle a vec lu i,

Q u i do n c v ou dra it en ce ba s mon deV ivre seu l e t privé d ’

appu i ?

T homa s Moore disait des M élod ies irla n

da is es : C ’est mo n seu l ou vrage d ’avenir !E t Byron , qu i fu t son grand et enviable ami

,

l ’ami généreux , fier et brave, lu i promettait

pou r ce l ivre u n e gloire immortelleVo s M él0d ies vivront au tant qu e l

Irlan de,

au tant qu e la mu s iqu e , au tant qu e la poés ie !Après quelqu es différends peu graves , Byron ,s i cru el a d ’au tres poètes de s on temps

,à Cole

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THOMAS MOOR E . 73

ridge , àWordsworth , â Southey , s etait pris unj ou r de la plu s enthou s ia ste amiti é pou r T homasMoore et cette amitié a du ré ju squ ’à la mort .Je su is votre homme su r tou s les tons

,vers

et prose lu i écriva it-il , et , au momen t où ils’

élo ign ait pou r u n long voyage , il lu i adressaitencore ces strophes tou chantesMon bateau tou che au rivage et mon navire

est en mer ; mais , avant que j e parte , T omMoore , voic i un e double santé pou r toi .

Qu and il ne resterait qu ’

une gou tte d’eau

dans la citern e , qu and j e serais mou rant sur sesbords

,avant de tomber de faiblesse , c

’est ’a toi

qu e j e boirais .

A vec cette eau , comme maintenant avec cevin , le vœu qu i accompagnerait ma l ibationserait Paix aux tiens et aux miens ! Je bois ato i

, T om Moore .

E n 1821 , lord Byron et T homas Moore se rencontrèrent dans je ne sais plu s qu elle vi lled

Ita lie,et l ’au teu r de Childe-Ha rold donna les

M émo ires de s a vie à l ’au teu r des M élodies irla nda is es en lu i disant S i vou s avez j ama i s besoind

aTgen t , cela vou s vaudra qu elqu e sommeQuoi qu ’ il en soit , T homas Moore n e ces sa it

de produ ire , et sa veine abondante et facile serépandait en œu vres de tou t genre . L

épigramme

éta it tou t à fait dans le tou r de son esprit , et D ieusa it si l ’occasion de fa ire des épigrammes et decoordon n er des malices manquait alors au to u r de

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74 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .

lu i ! I l fit j ouer , en 1811 , le B a s—B leu , très vert ettrès piqu ant Opéra-comiqu e ; en 1812 , il publ iale S a c de la Petite—Pas te , p a r Thoma s B rown le

j eune (T own p en ny Po s t—B ag by Thoma s B rown

the younger) . C’était u n e satire politiqu e des plu s

malignes , et où le prince de Galles , régent d’

A n

gleterre , n’était point épargné .

Q u e ce petit bonhomme prenne garde alu i ! dit le prince . S ’ il recommence , je le fera ienfermer dans u n boca l .L a Petite-Pos te n ’eut pas moins de qu atorzeéditions en un an

, et le régent, de plu s en plu sfu rieux , se mit à accu ser d

ingratitude n oire so nspiritu el et mondain crit iqu e .

M oi, u n ingrat ! répon dait Moore . Je mesouviendrai toujou rs qu e Son Altesse daignam

inviter à dîner u n soir , en tou te amitié etint imité . Nou s ét ions trois cen ts convives et j etenais le hau t bou t de la table .

Le poème oriental de L a lla —R ookh date de1817 . T homas Moore a le style vif

,s cintillant

,

on ne peu t plu s éblou issant de cou leu rs et d ’ ima

ges , mais son imagination , en somme , n’es t pas

féconde , et il en cache avec art la sécheres s e etla pauvreté sou s le luxe des descriptions et desdétails . Mais la natu re qu ’ il observe et qu ’ i ldécrit minu tieu sement est encore u n e natu reconvenu e , maniérée , u n e natu re de s econdemain , et telle que l a peignent et la font mou

voir des décora teu rs et des machinistes d ’

opéras

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76 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

vivre dan s la retraite et de beau coup travailler .

Or rien n e res semble plu s , dit—ou , aux s ermentsdes ivrognes que les résolutions des poètes . …

D ès son arrivée au mil ieu de n ou s , Moore sent itso n beau des sein s ’en aller à la dérive ; il fut distrait et se prêta de tou t son cœu r aux distraetion s . On le vit dans n o s salons de Paris au s s isouvent qu ’on le voyait dans le s salons de L o udres , et ce pet it in sulaire vif, pimpant , léger nese souvint pa s du tou t d

u ne Vie de S herida nqu ’ i l ava it pou rtant promis e au l ibraireLe l ibraire se plaignit

,et T homas Moore de

répl iqu erImpos sible de fa ire rien qu i vaille à Paris .

T ou s les documents y manqu ent !C ’est en France n éanmoin s qu ’ il commença à

composer son poème les A mo u rs des a nges et sonroman l ’Ëp icu rien , qu i lu i servirent à payer sadette , rédu ite à 750 livres , qu e le ma rqu is deLansdowne ava it avancées pou r lu i .L es A mou rs des a nges , comme T erre et Ciel ,

de lord Byron , comme É loa , d’

A lfred de Vigny,

et la Chu te d’

u n a nge , de Lamartine , sont n és enquelqu e sorte e t is su s de l ’ interprétat ion l ibre dedeux o u trois versets de la G en è se . C ’est su r u n

canevas uniqu e qu e ces il lu stres poètes on t seméet varié à l ’en v i le s broderie s de leu r imagination et les caprices de leu r pin ceau ; car ce

qu ’ ils nou s appa rais sent avoir recherché là avan ttou t , c

’ est l ’occasion de tableaux et de pein

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THOM AS MOOR E .

tu res,le motif de féeriqu es et fan tastiqu es des

cript ion s .

D an s Moore , trois anges exilés du ciel pou rs etre laissés emporter par des pa ss ions huma ineset avoir vu au tre chose qu e des créatu res in férieu res dans les fil les des hommes , sont ass issur u n e coll ine , à la tombée du j ou r , et ils seracon tent mu tu ellement leurs aventu res . T roisaventu res

,trois chapitres en chants ! La poés ie

a ou vert tou s s es trésors les roses et les listombent à profu s ion de tou tes s es corbeilles ; lessou rces et les torrents s ’ échappent de tou t es ses

u rnes ; tou s s e s écrins de perles et d ’étoiles sontau pillage , et il e st mala isé de se figu rer u n e plu sgrande prodigalité de rayons de soleil et de lune ,d

au ro res et de crépu scu les . Je ne d is rien desvoix prochaines et lointa ines , des harmoniessu aves et de s bru is sements d ’ailes sonores .

Encore un e fois , ces coups de baguette demagicien , qu elqu e habileté qu

’ ils révèlent , nesont que de l

artifice qu i éblou it un moment,

qu i étonne , mais qu i las se . E t avec qu elle satisfaction profonde , après les Amou rs des a nges ,

de T homas Moore , on revient aux poètes s impleset sobres , natu rels et vrais , à William Cowperou à La Fontaine !L

Ép icu rien , don t M . Henri Bu tat a don néu n e bonne traduction , nou s prés ente le s mêmesdéfau ts et les mêmes qu alités , inhérents d

’ailleurs au caractère et au talent de Moore . Nou s

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78 Q U E L QUE S M AITR E S ET R ANG E R S E T FR A NÇA I S .

y voyon s se déro u ler le tableau , qu elqu e peu

affecté et prétentieux de s lu tte s du christian isme qu i vient d e n a i tre et du paganisme qu i

va mou rir . La pro s e s’y mêle a ux vers su r main tes

pages . En généra l , les vers de T homas Mooreva lent mieux que sa prose , bien que là enco re ilsoit loin d ’être u n l itté rateu r médiocre . S on

H is to ire d’

I rla n de , trop part ial e qu elqu efois , estu n bo n et intéressant ou vrage .Nou s avon s dit qu e Byron avait donné ses

bl émo ires à so n ami T homa s Moore , et s’ en éta it

remis à lu i du so in de cette publicat io n dél ica te .

Pres sé d ’argent,Moore avait vendu le livre pos

thume au l ibraire Mu rray , qu i lu i ava it comptéu n e somme de 2 000 l ivres s terl ing . Mais lesexigences de la famill e de Byron , qu i crai

gu ait l’ effet de s confidences amères et de s ven

gean ces rétro spect ives du poète , au tant qu e ses

propres scrupu le s à lu i-même , déterminèrentMoore

, s inon à détru ire le manu scrit , d u moinsà l’atténu er par places , à l

éco urter au besoin et

il le modifier . On a vivement repro ché à T homasMoore ces concessions , regrettables , j

’en conviens à la pruderie et à l ’hypocris ie de qu elqu es dames tou t particu l ièrement maltraitées .

Néanmoins il ne fau t pas trop exagérer son

crime,et n ou s rappeler qu e le s L ettres et j ou r

n a ux de lard B y ron , avec u n récit de sa v ie,

par T homas Moore , sont u n excellent ouvrage,

qu i honore à la fois Byron et Moore , et qu i vau t

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THOMAS MOOR E .

peu t-être mieux pou r l ’u n et pou r l ’au tre que leS candale , l

an imo s ité et la haine excités et

ameu tés au tou r du tombeau d ’

u n gran d homme .

Macau lay est imait tou t part icu l ièrement cetteVie de lord B y ron I l s era it difficile , dit-il , dec iter u n livre qu i témoigne d

une plu s grandesomme de bienveillance , d

’équ ité et de modest ie .

Evidemment , i l a été écrit , non pou r mon treravec qu el talent peut écrire son auteur (ce qu

’ ilmontre cependan t très souven t) , ma is pou rdéfendre

,au tant qu e le permet la vérité , la

mémoire d ’

u n homme célèbre qu i n e peu t plu sse défendre lu i—même . M . Moore ne se placej amais entre lord Byron et le public . Il a dûêtre tenté à chaqu e instant ’être égoïste

,et

cependant il n ’

a parlé de lu i-même que lorsqu ele suj et l ’ exigea it impérieu sement .D evant u n e au torité au s si hau te qu e celle de

Macau lay , l es récriminations paraissent vain eset stériles .T homas Moo re est mort le 25 février 1852 ,

etlord John Ru ssell a publié , au profit de sa veu ve ,un recue il cu rieux intitu lé M emo irs

, Jou rn a l

a nd Corresp on den ce of T homa s M oore . Ce sontles pages qu e Moore écriva it j ou r par jou r , avecl ’ intention de les légu er comme ressou rce dern ière à sa famille .Hélas ! il avait en la dou leu r de se voir

devancé dans la tombe par ses trois filles et s esdeux fi ls , dont le dernier mou rut en Afriqu e

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80 QU E LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

offi cier au service de la France . Sa tête alorss’ était affaiblie , sa raison s

’était altérée , il se su rvivait tristement ; à peine reconnais sait—il satendre et dévou ée compagne.Homme du monde a imable et fin , esprit facileet riant , talent ingénieux et souple , riche de coul eu rs j u squ

a u fa rd inclu sivement , et d’ images

ju squ ’à l ’ou tran ce et à l ’abus ; caractère léger ,mais access ible aux émotions dou ces ; voluptu euxvolont iers , mais toujou rs avec décence , T homasMoore se reflète tou t vivant dans ses ouvrages .Il s ’

y tient comme dans un e tou r de fine porcela ine , toute peinte , tou te dorée , tou te émaillée ,tou te miroitante e t résonn ante , qu

’ il se seraitélevée à lu i-même . Un des premiers parmi lesecond groupe de s poètes , il restera à travers lesâges le type le plu s accompl i du poète de sociétéet de s a lon , tel qu

’ il s ’est produ it en ce s iècle oùla poés ie elle-même e st devenu e , o u peu s

’enfau t , u n e grâce mondaine , u n luxe comme u n

au tre , c’est—à—dire u n e agréable inu t il ité .

Ma is les M élod ies irla n da i‘

ses , animées d’

un

souffle plu s vra i , plu s profond , plu s arden t queles Amou rs des a nges et L a lla -R ookh

,seront

aimées et chantées ici-bas au ssi longtemps

qu’Êrin reverdira en avril au milieu de s flots , et

qu ’elle en fantera des fils pou r espérer encore etse souven ir .

12 avril 1870.

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L OPE DE VEGA

L e s E spagnols son t , à mon avis , le plu s ori

gin al de s grands peuples de l’

E u rope . Héroïqu eju squ ’au délire , chevaleresqu e et sent imentalju squ ’à l’afféterie et au mauvais goût , catholiqu eet religieux ju squ ’à l’ extas e et la vis ion ,

raison n able et sensé comme u n recu eil de sen tences ,c ’est u n peuple qu i réu nit en lu i le s qu alités etles défau ts opposés les exploits su rnatu rels etl es proverbes terre à terre et qu i a dû nécess a iremen t produ ire les esprits les plu s excentriqu es . D ans ce pays du soleil et des fortes pa ss ions , la poés ie surtou t devait fleurir . Mais s i

vou s lisez la vie des poètes espagnols , vou sreconnaîtrez bientôt qu ’ il n ’y a rien de plu saccidenté , de plu s entraîné en tou s sens

,et

,

su r u n fonds la plupart du temps myst iqu e e t

dévot , de plu s capricieu sement émaillé et brodé .6

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82 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

Le caractère,les actions , les pensées , l

’humeu rs’

y nu an cent de mille man ières , s’

y ploient , s’y

tou rnent et s ’

y retou rn ent en arabesqu es in n ombrables . On se croirait à G renade , dans la Co u rdes L ion s de l ’A lhambra . Pou rtant , u n e foisqu ’on a mis la main su r la cl ef de ces mœu rs etde ces habitu des

,il y là

,comme ailleu rs , u n e

véritable logiqu e dans la bizarrerie même de ladédu ction et de l ’enchaînement . Ce cavalierbatailleu r et matamore , ce pou rfendeu r intrépide

qu i s’

en va , le panache su r l’oreille , la gu itare à

’épau le et la rapière déga inée attendez u n peu !vou s a llez le revoir tou t à l ’heu re sou s le fre e etle chapelet d ’

u n révérend père capucin,a la

porte d ’

u n monastère . Cet écrivain sensu el ,insou cieux , l ibertin , beau cou reu r de donze lles ,beau diseu r de ga ietés et gaillardises , eh bien ,après qu elqu es feu illets , vou s al lez le retrouverévêqu e , peu t-être cardinal . T ou t chemin mèn e à

R ome ce proverbe a sa meilleu re application enE spagne ; le s fredaines les plu s con sommées ysont de plain-pied avec la contrition et avecl’Église .

Qu ant à mo i , j’aime ce peuple de tou te ma

haine d u l ieu commu n et de l ’école mou tonnière .

Ce qu i lu i ressemble en A ngleterre , en France ,en Allemagne , c

’es t l ’exception très rare et, qu i

pis est , c’est le scandale ! B ah ! il y a tel genre

de scanda le innocent et sin cère qu i ne dépla îtpoint ; et même cette dispers ion , cet abandon de

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st., QU E LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

en deçà et au delà des Pyrénées . T el l ’a lou é , tell ’a blâmé . Les panégyristes et le s détracteu rsparaissent et s

avan cen t touj ou rs en semble .

M . D amas-Hin ard a publ i c du poète espagnolun e traduction français e excellen te , et un érudit ,M . Ern est Lafond , connu déj à par un e traduc

tion en vers des sonnets de Shakespeare , a consacré , il y a quelqu es an nées , à Lepe de Vegau n e étude au ss i complète qu e poss ible . Je n

’ytrouve à relever qu ’

u n parti pris de lou ange ,

qu i donne en tou te rencontre dans l’

exagéré etl’

exces s if. Lepe de Vega est , en effet , pou rM . Lafond , un au teu r favori , et il ne le dis s imu lepas ; après l

’avoir comparé même à Shakespeare ,il aj ou te Nou s venon s parler de Lepe deVega avec la seu le ambition de prouver notreadmiration pou r ce grand poète et la s eu le e spérance de la fa ire partager à n o s lecteu rsHâtons-nou s de le dire , su r bien des points

,et

au moyen de rema rqu es ingénieu ses , le pieuxres tau rateu r d ’une mémoire un peu vieill ie , sinoneffacée , n ou s paraît avoir dignement sou tenu sathèse et réu ssi .La vie de n otre héros est ple ine d ’aventu res .

I l y a même dans son origine qu elqu e chose deromanesqu e e t de tragi—comique , u n présagepeu t-être ! Ses parents , de noble mais pauvrerace , habitaien t le va llon de Carriedo

,dans les

mon tagnes des A stu rie s . Or , il arriva qu e , pendant u n voyage à Madrid , so n père , sédu it tou t

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L OPE D E VE GA .

à coup et enamou ré,s e prit à oublier les pro

mes ses conjuga les et qu ’ il tomba dans les lacsd ’

une Hélène espagnole s emblable à l ’Hélèn egrecqu e C ’est Lepe de Vega qu i nou s l

’apprend , e t il a j ugé sans dou te qu

un pa reil excèsde beau té servirait désorma is d ’

excu se auprèsde tou s aux erreu rs paternelles .On n ’est pa s Hélène impunément . Si la pre

mière a mis Pergame en cendres,la seconde

a lluma au cœu r de l ’épou se déda ignée tou tes le sflammes de la j alou s ie . E lle cou ru t après l ’ in fidèle et le rejoignit à Madrid

, qu i devint le théâtred ’

un e guerre intestine entre les deux époux .

Pu is , comme cela s’est pratiqu é toujou rs , le

mari fu t va incu , et , comme cela s’est pratiqu é

au ssi qu elqu efois , pardonné . On s igna le traitéde paix , on renouvela l

a ll iance,on s e tendit la

main,o n s

embrassa , et le soir même on s e

donna des gages sérieux de réconciliation , tellement qu ’après qu elqu es mois

,le 25 novem

bre 1562 , Lepe de Vega naqu it , témoignageirrécu sable et vivan t de profonde harmonie etd ’entente .

La rage de rimer vient vite aux poètes ; ilspeuvent à peine parler qu e déj à le s ty le leu r

dén za ng€ .

Q u idqu id ten tabam scribere versu s era t ,

s’

ecrie Ovide . Lepe de Vega mu rmu rait des versdans son berceau . C ’éta it sa voix n atu relle et

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86 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

son chant . Il tena it d ’ailleu rs cette heu reu sefacilité de son père , Félix de Vega , qu i, san sren ommée et sans gloire , excel la néanmoins dansle s suj ets religieux . A l ’époqu e où il les écrivit ,les vers n ’étaient pas au s s i recherchés dans l

’expression

,n i au s si polis et limés qu e dan s le

temps actu el ; les Mu s es avaient par cela mêmemoins de grâce et d ’élégance . Cependant sesvers me paraissent encore meilleu rs que lesmiens Faison s la part de la modestie filiale ,mais constatons du moins qu e l

’ inspiration , chezLepe de Vega comme chez beaucoup d ’au tres , aété un bénéfice du sang . Remarquon s au s s i qu ’ i les t rare qu e deux grands hommes se succèdentimmédia tement dans la même famille la natu resemble avoir vou lu s

es sayer avec Fél ix de Vega ,poète médiocre , à produ ire son illu stre fils , parla même ra ison qu ’elle n ’ a pu douer l

au teu r dupoème de la Grâ ce qu e d

u n faible reste du génie

qu i créa Phèdre et A tha lie . Qu oi qu ’ il en soit ,Lope fu t in it ié de bon ne heu re au mécan isme età l ’art de la vers ification . On lu i enseigna ,

commedan s l ’ idylle de B ie n ,

à fai re cou rir s es doigtsagiles sur l ’ ingén ieux in strument et à le remplird

un vent sonore .

Enfant , orphelin et sans fortune , Lope de Vegafu t confié aux soins d ’

un oncle,l’

in qu is iteu r do n

Migu el del Carpio , qu i l’

éleva o u le fit élever .

1 . L e L a u rier d’

Apo llon , po ème .

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LOPE D E VE GA .

Un précoce désir de savoir le porta dès lors au xétudes les plu s diverses . Rien ne le rebu tait àcette date ; tout , au contra ire , ju squ

aux mathématiques , eu t de l ’attrait pou r lu i . Sa cu riositél ’amena , vers l

’âge de treize ou qu atorze ans , àentreprendre , en compagn ie de qu elqu es camarades , u n e excu rsion lointain e et sans autre bu tmarqu é à l ’avan ce qu e le plais ir de voyager . I lest vra i qu e n o s j eu n es tou ristes

,à bou t de res

sou rces , fu rent arrêtés à S égovie et recondu itsà Madrid .

L a vocation poétiqu e est exclu sive il fau t ,qu oi qu ’on lu i Oppose , qu e là où elle est entrée ,elle commande en reine . E lle emploie tou s lesmoyens pou r y parvenir , et il est deux

fois maîtrede lu i-même ce]… qu 1 rés iste à ses flatteries ou

à ses ru ses . Lope y su ccomba .

L ’amou r , dit— il , cet amou r qu i ment dan stou tes s es promesses

,me dit alors qu e j

eu s se àle su ivre ; hélas ! j e sais , à l

’âge où j e su is parvenu maintenant , qu el progrès j e fi s en ce tempslà ! … E t comme celle qu e j

’aimais était étrangèrea ux sciences , j e m

adon n ai aux belles — lettres le

poè te Amou r a vou lu qu e j e m’

en t ins s e à elles .

Voilà le secret de bien des rimeurs de pro fession , auj ou rd

’hu i comme au trefois .

Omn ia v in cit Amor, et n o s cedamu s Amori .

Lepe de Vega n ’a q ue dix- sept an s , et il aime .

Il a raconté par le menu cet épisode de sa vie ;

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88 QUE L QUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

mieux encore,il l ’a mis en action et découpé en

scènes dan s sa pièce de Doro thée, qu i e st à lafois u n drame et u n e comédie . J ’y renvoie lelecteu r . Il s ’y trouve u n e de ces passions à l’espagu e le compliqu ées et enchevêtrées d ’

a ltern at ives

violentes et de douces vicissitudes , de désespoirset de j alou sies , de con fian ces e t de retou rs , detou tes les impétuosités d ’

u n j eune cœu r et d ’unej eune imagination . I l y a de la verve et de l ’essor ;il y a du mauvais goû t au ssi

,et trop souvent u n e

phra séologie su rabondante ; mais l’émot ion y est

vive , le sentiment réel et la morale sévère . L’

au

teu r, dan s cette première intrigue u n peu mélangée , a passé , su ivant sa propre expression

,

par l ’ U n ivers ité de l ’amou r , et il n’est pas éton

nant qu ’ il ait eu des étou rderies et des maladresses d ’

éco lier. I l a imera encore,on le sent

bien ; mais ce ne sera plu s de la même mamere .

A vingt—deux ans , Lope de Vega fu t appelé en

qu alité de secrétaire au près du du c d’

A lbe .

C ’était le fil s du terrible mandataire de Phil ippe I I dans les Pays-Bas . I l n ’avait pou rtantni la dureté froide ni la violence de ce jugein flexible des comtes de Horn e t d ’

E gmo n t , qu i

pensait , comme plu s tard Richel ieu ,qu ’ il vau t

mieux tou cher aux grandes têtes qu ’aux petites,et

pêcher plu tôt des sa umon s qu e des gren o u illes .

Celu i -ci , au contraire , était affable et deux ,il

a ima it les arts et cu lt iva it les lettres . Lope,tran

qu ille et heu reux sou s s e s au spices,écrivit à sa

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LOPE D E VE GA . 89

demande u n roman allégoriqu e et pastoral ,l’

A rca d ie , O ù il y a de la grâce naïve dans lapensée , mais du pédan tisme et de l

’affectat iondans la forme . A u milieu d ’

u n pareil monde ,notre poète s

éprit d’

une j eune fi lle , Isabelle ,fil le de do n D iego d ’

U rbin o , attaché à la cou r dePhilippe II , et il l

épou sa en 1584 .

Sa répu tation crois sait de jou r en jou r davantage ; il ne lu i manquait plu s qu e des en nemis .

Il en eu t bientôt . D e s trames ou rdies par D orothée et s a mère , la trahison d

un faux ami , u n

du el où il blessa son adversaire , attirèrent su r sa

tête la persécu tion et l’

advers ité . Jeté d ’abord enprison

,pu is exilé de Madrid , il se retira à

Valence,où sa femme v int le rej oindre . I l

s’

arrangeait là u n e sorte de ca lme et d’oubli , au

sein d ’

une glorieu se considérat ion et du travail ,lorsqu e

,dan s u n voyage à Madrid , sa j eune

femme mou ru t presqu e subitement . A peineLepe de Vega , qu i , était accou ru en toute hâte ,eu t—il le temps de fermer le s yeu x à cette aimableet gracieu se compagne de s bons et des mauvais

j ou rs .Pou r se gu érir , ou du moins pou r distra ire u n

peu sa pensée cru ellement atte inte , i l ne tardapas à prendre du service

, et i l fut de l’expédition

de l ’A rmada en 1588 . D an s le désas tre , au mil ieude l a tempête ét sou s le feu de la flotte anglaise

,

ce so ldat , qu i ne pouvait point dépou iller lepoète , écriva it encore de s son net s et de s poèmes .

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90 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

D e retour à Madrid,i l fut secrétaire su ccessive

ment du marqu is de Malpica et de ce comte deLemos qu i fut l

ami plu s tard et le protecteu r deM ichel Cervan tes .Remarié en 1597 avec doña Ju ana de Guardia ,il en eu t u n fils tendrement aimé , Carlos , et il

put croire u n moment que les épreuves de tou tgenre avaient cessé . I l travailla it assidûmen t etd

u n cœu r ple in d ’esperance . D ans u n e charman te pièce où il dépeint ses joies domestiqu esauprès de sa femme et de son enfant , il a pudire avec u n e sorte de simplicité enthou siasteOn m’

appelait à dîner , et j e priais qu elqu efois qu ’on me laissât tranqu ille , tant l

’étude , elleau ssi , offre d

’entraînement et d ’abstraction !Mais alors su rvena it Carlos tou t fleu rs et

tou t perles ; il venait m’appeler et j e tendais mes

bras à ses bras , et j’

écla ira is mes yeux à sesregards .

Qu elqu efois il me pren ait par la main , in s in u a it la persuasion dans mon âme et me forçaitd ’

a ller m’

a sseo ir à table aux côtés de sa mère .

Je ne sais pas u n plu s j ol i tableau de la félicitémodeste ; j e ne sais pas non plu s d ’

élégie plu séloqu ente et plu s dou lou reu se qu e les plaintes

qu e le pauvre père adresse à ce même fils Carlos ,mort à sept ans

Je tenais pou r vou s , prisonnier dans un e

cage,de j eunes oiselet s de différentes cou leu rs

et dont chacun avait sa chanson . Hélas ! j ’avais

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92 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

Rien n ’est resté de tou t cela qu e la fatigu e , l edécou ragement et l ’ennu i . Non ! la Mu se ne l ’ a

pas abandon n é davantage ; elle a été fidèle partou t et touj ou rs à celu i qu ’elle avait choisi dansson berceau , et , ju squ

’ au dernier j ou r , el le necessera de lu i prod igu er _

s es faveu rs et ses ca

ress es . Or , la Mu s e , qu i suffi rait à plu s d’

un ,

n ’est plu s assez cependant pou r Lepe de Vegail regarde plu s hau t qu e son vol et cherche plu sloin . C ’est le fils d ’

u ne nation cathol iqu e lareligion , à travers s es égarements et ses fu ites ,l ’ a accompagné , l

’a gardé,l ’a couvert de so n

égide . I l demandera donc à la religion d ’être ,avant la poésie , ma is avec elle , son dernier etso n plu s sûr asile . Il fut ordonné prêtre à T olèdeen 1609 .

A u cun homme n’ a pris plu s au sérieux ni plu s

au pied de la lettre le s obligations de son état

qu e ne le fit notre poète . I l eu t surtou t la charité

,l a plu s grande des vertu s selon saint Pau l ,

et il montra par lu i-même qu ’ il est beau d ’ enexagérer les devoirs . I l donnait tou t , sa bou rse ,son travail , son temps On le vit u n e fois

,a

dit M . Fau riel , cou rbé sou s le poids du cadavred

un pauvre prêtre , l e porter péniblement enterre

,l ’y déposer e t adresser pou r lu i u n e

prière à D ieu , confondant ainsi , par u n excèstou chant de charité , l

’office de prêtre et celu ide fossoyeurMalgré tout , il n e cess a it etre poète et , qu i

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L OPE D E VE GA .

pis est , au teu r dramatiqu e . L’exemple de ce qu i

nou s paraît en France u n e anomalie , la réu nionde l ’Eglis e et du théâtre , est fréquent en Italieet en E spagne , et il n

’y a pa s incompatibil itéentre le service du cu lte et la compos ition decomédies et de drames . Lope de Vega est u ndes au teu rs les plu s féconds qu i aient tenu laplume , et l

on peu t à peine compter se s produ ction s . On as su re qu ’ il écrivit plu s de dix-hu itcents pièces e n vers comédies de cape etd ’épée , comédies et drames héroïqu es , comédieset drames religieux , sans compter les a utos s a

cramen ta les , au nombre de qu atre cents pou rle moins . Les—a utos s a cramen ta les éta ient commeautrefois les my s tères en France . On y fa isa itpara ître D ieu et le diable , Adam et Ève , lesprincipaux personnages de l ’A n cien et du Nonveau T estament ; et ces petites comédies étaientj ou ées sur la place publiqu e

,après la proces sion

du Saint—Sacrement , le jou r de la Fête—D ieu ,

par exemple .

Lope de Vega a composé,en ou tre , des poé

s ies lyriqu es de tout genre , des sonnets , desstances , des s atires , de s poème s , etc . I l a écritdes romans et des pastorales .

Nou s sommes loin , on levoit , de la patienteet soigneu se antiqu ité , où Virgile mettait desannées à écrire s es églogue s , et où des mois nesuffisa ient pa s à Horace pou r polir u n e ode ouun e chanson . I l y a , en effet , bien du mélange ,

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94 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

bien du bagage et du fatras dans les in n ombrables œuvres dramatiqu es de l ’au teur espagnol ;i l y a bien de la prétention , bien de la bou ffissu re , bien de la recherche et du maniérismedans le caractère

,dans l ’action

,dan s l ’attitude

et le propos de ses personnages . On n’

élève enu n e ma t inée que des châteaux de cartes , mal

agencés et mal joint s . Qu elque habile et ingen ieu se qu ’ ait été la main qu i les a constru its , lemoindre souffl e les ren verse . Lope de Vega n ’enéta it point dupe dans un e épître satiriqu e et

didactiqu e sur la poés ie à son époqu e , il rej etteses propres fau tes su r le malheu r des temps etle pitoyable goût du publ ic , auqu el on doitplaire qu oi qu ’on en ait Voici ce morceau delu i , paraphrasé en v ers par Volta ire , qu i ose ,dans sa haine contre Shakespeare , affirmer qu eLope e s t p our le mo in s u n gén ie éga l à l

in com

parable comédien

L es Van da les , les f>s ths@n s leu rs écri ts biza rres ,Déda ign èren t le goût d e s Grecs et des Roma in sNo s a ïeux o n t marché dan s ces n ou vea ux chemin s ;

No s a î eux éta ien t d e s ba rba res .

L’

abu s règn e , l ’a rt tombe , et la ra iso n s’

en fu it.Q u i veu t écrire a vec décen ce ,

A vec a rt , avec goût , n’

en recu eille a u cu n fru itI l v i t dan s le mépris et meu rt da n s l ’in d igen ee .

Je me vo is obligé d e s erv ir 1 1gn orun ceJ

en ferme sou s qu a tre verrous

S ophoe le , E u ripide e t T éren ce .

J ’

écris en in sense‘

, ma is j ’écris pou r des fou s .

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96 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇA I S .

de s es comédies et de ses drames révèlent enlu i u n e grande pu issance d

’ imaginat ion et deconception

,et au ss i u n e véritable entente des

res sort s dramatiqu es . I l excellait à tradu ire lanobless e de l ’ âme et l ’élévat ion du cœu r , tou tu n côté patriotiqu e et religieux de l ’homme etdu héros qu i ne pou vait qu

in téres ser au plu shau t point la fou le des spectateu rs et la remu erprofondément . I l s avait éveil ler le sentiment dela terreu r et celu i de la pitié par des s itu ation scombinées avec art

,et trouver à l ’occas ion des

mots d ’

u ne énergie pittoresqu e et sa isissante .

Ses comédies ont de la gaieté et de l ’en train ,de

la moqu erie fine et de l ’observat ion piqu an te ,bien qu ’ il s ’

y trouve des subt il ités a lambiqu éeset pédantesqu es e t trop de con cetti à l ’ital ienne ,

comme dans certa ines pièces de Shakespeare .

E n résumé , il y au ra it u n choix à faire dans lethéâtre de Lope de Vega , moyennant qu oi il ason ran g parmi le s a ïeux illu stres de la scènemoderne en E u rope .

J’

ai relu qu elqu es p i eces de Lepe de Vega .

A h ! s i les femmes n e voya ien t p a s ! l’

E a u ferréede M a drid , les Fleu rs de don Ju a n prouvent o nne peu t mieux les qu alités réelles de Lope dansla comédie . L a Jeun esse de B ern a rd de Ca rp io ,

le M a riage da n s la mort , le Châ timen t s a n s

vengea n ce , les T ello de 1Wen es es , la Cou ron n e

méritée sont des drames qu i doivent avoir droitde cité partou t . Cette dernière , prise part icu liè

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LOPE D E VEGA . 97

rement , se dénou e avec u n e grandeu r de vertuu n peu s auvage , quoiqu e imposante et irrés istible . Figu rez- vou s la Flo rin de du B oma n cero ,

mais u n e Florin de qu i décon certe la convoitiseet la luxu re d ’

u n roi débau ché . Pou s sée à bou tpar les menaces qu i ont su ivi les promes ses , ellea l ’air de céder enfin alors

,d ’

u ne main cru elle ,avec le fer

,avec le feu ,

elle labou re son corps,

objet de tant de dés irs . E lle le couvre depla ie s hideu ses , de bles su res béantes ; pu is ellevient

Seigneu r , j e n’au rais pas résisté à votre

invincible valeu r , pleine d’affection et d ’amou r

,

si j ’avais pu y répondre , car j’ai touj ou rs ap

precié la faveur que vou s me faisiez . Je ne l ’aipas accu eillie à cau se de s défau ts que j

a i dan sma personne . Mais pu isqu e auj ou rd ’hu i j e m ’yvois contrain te , j e vou s donne , telle qu e j e su is ,entière pos ses s ion de moi—même comme s i vou sét iez mon époux . E t pla ise à D ieu qu e j e ne sois

pas la cau se du mal que j e soupçonne . Je veuxdonc avant tou t qu e vou s voyiez mes bras , mon

cou et ma poitrine . Je fu s , i l y a u n an déjà,

frappée d ’une affreu se Hélas ! bien

que vou s me voyez belle au dehors et bien vêtu e ,j e su is u n fru it peint dont le cœu r est pou rri .

(E lle s e déco uvre les bra s et la p o itrin e . ) Voyez ,seigneu r , voyez ces pla ies remplies de sangLe théâtre espagnol , tou t imparfait qu

’ il était,

avait le pas,a cette date , s ur celu i des au tres

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98 QUE LQUE S MAITR E S ETRANGE R S E T FR ANÇA IS .

n ation s et , de Phil ippe I I à Phil ippe IV , il eu t laplu s incontestable influ ence su r le drame en A n

gleterre et la tragédie en France . Rotrou etCorneille sont

,à les bien étu dier

,de véritables

Castillans du xv I°s iècle , et , tou t en faisant la

part des différen ces relat ives à l ’humeu r et au

caractère des divers es nations , à ces qua l itésexclu s ives d ’où n aît l’ in d iv idua lité et l ’originalitédes au teu rs , il nou s s erait facile de marqu erplu s d ’

u n rapprochement entre telles scènes deMol ière e t telles comédies de Lepe de Vega . Ce

qu i est incontes table , à cette date , c’est qu ’on

emprunta it de tou s côtés à la scène espagnole ,et c ’est la vraiment le plu s beau s iècle l ittéraire

qu e l’

E spagn e ait conn u .

L a veine lyriqu e de L 0pe de Vega e st presqu eau ss i abondante que son génie dramatiqu e . I ll ’a exercée su r tou s l es suj ets et su r tou s lesrythmes . Poèmes héroïqu es , poèmes bu rlesqu es ,poèmes rel igieux idylles , odes , chan son s , épitres , satires , élé gies , gloses , sonnets , romances , etc .

, etc ., qu e n

’a- t-il pas réu s si plu s o u

moins ? Je su is heu reux de pouvoir citer ici , entreau tres gracieux morceaux , u n fort j oli Noël où laVierge , pou r endormir son E nfant , chan te s es

joies présentes et ses dou leu rs fu tu re s .

L a s paja s d el pesebre ,Niño de Belen ,

Hey son fl ores y ro s e s ,

M a ña n a s cran hic] .

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100 QUE LQUE S MA ITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

et découpé avec soin , émaillé de fines pierrerieset destiné à en châs ser , en l

o rn an t , u n e penséedélicate ou élevée , u n s entiment tendre

, u n e fan

ta is ie , u n caprice,u n e miniatu re qu elconqu e ,

peinte et caressée amou reu sement . T el qu ’ i l est,

le sonnet a tenté les plu s grands et les plu singénieux poètes , D ante , Pétrarqu e , Shakespeare , Milton , T a s s e , Michel-Ange même et R a

phaël . Les sonn ets de Lope de Vega me paraiss ent achevés en art et en perfection ; ils sontd ’une incomparable riches se de rimes , et ilss’

étalen t sur leu rs qu atre côtés avec u n e rareélégance . Le dernier tercet , le plu s important detou s , pu isqu

’ il est , en qu elqu e sorte , la suprêmeet la plu s consommée s éduction , qu i doit reteniret enchaîner le lecteu r , l e dernier tercet y jaillitvivement et le trait final vou s ravit . Ces sonnetssont très variés . I l y en a pou r l ’amou r , il y en apou r la dévotion , il y en a qu i sont pleins demélancolie , il y en a qu i sont pleins de moqu erieet d ’

humou r . C ’est Lope de Vega qu i a fait l eson net, imité par Scarron , où devant les ru inesdévastées d

A thèn es et de Rome , l e rêveu rs’

écrie

! Oh ! gran con su elo a mi esperan za va n a

Q u e el tiempo qu e e s vo lv iô breves ru in e s ,

No es mu cho q ue a caba s e mi s o ta n a .

C ’est u n e grande consolation à ma va in eespérance de voir que le temps qu i vous a

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LOPE D E VE GA .

changés en ru ines fragiles n ’a pas fait beau coupen u sant en fin ma sou tan e !Mais j e veux tradu ire tou t un sonn et du poèteespagnol le sen timent en est si humble et s i

tou chant ! C ’est le prêtre et le croyant qu is ’ étonn e et qui prie

Cu nn do en mi s men o s , rey etern o,o s mire

Y la ean d id a v ictime levan to ,De mi a trev ida in dign idad me espan toY la p iedad d e vu es tro peche admiro

Quand j e vou s vois en mes mains , roi éternelet que j e lève (à l

a u tel) la candide victime ,j e

m’

effraye de mon indignité téméra ire etm ’ étonn e de la pitié de votre cœu r . T an tôtj e ret ien s mon âme avec cra in te , tantôt j e lala is se aller a sa plain te amou reu se ; car , tou trepentant de vou s avoir s i grièvemen t et s i souvent offensé , j e cra ins avec transes et soupireavec dou leu r . T ou rnez des yeux clémentsvers moi qu e trop sou ven t les vain es pen s éesont égaré dans les sentiers s inistres de l ’erreu r ;et ne rendez pas n o s misères s i grandes

, qu e

celu i qu i vou s tient dans ses mains indignes ,vous le laiss iez tomber vou s-même de vosdivines ma in s .

Cet admirable poème,tou t débordant d ’amou r

et de fo i , me rappelle l’

arden te effu sion desainte T hérèse dans un can tiqu e après la commumo n

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102 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S .

A que s ta d iv in s u n ionDel amor co n qu e yo v ivo ,

Ha z e a Dio s ser mi ca u tivoY l ibre mi cora zo n .

M a s ca u s a en mi tan pa s ionVer â D io s mi pris ion ero ,

Q ue mu ero po rqu e n o mu ero .

Arnau ld d ’

A n d illy , au xvn ° s 1ecle,a fort bien

exprimé le sentiment de ces vers qu and il les apoétiqu emen t paraphrasés

Dieu ,s

u n is se n t à mo i pa r u n heu reux méla n ge ,

Fa it sen tir à mon cœu r u n amo u r pu r et v if;Je s u is libre , il es t mon cap tif

C ’

es t lu i qu i s o u s mes lo is d e lu i -même se ra nge .

Quo i , mo n Dieu mo n captif ! Oh ! le pu is -je s ou ffrir ?Da n s ce ren versemen t étran ge ,

Je me meu rs de regret d e n e po uvo ir mou rir.

Revenons à Lope de Vega . I l ava it mariéI don Lu is de U sa tegu i u n e de ses fi lles , Fel iciana . Il lu i restait deux au tres enfants , Marcellee t Lepe Felix , enfants illégitimes , a ce qu ’ ilpara ît , mais chéris de leu r père . Lope Felix ,soldat et poè te , mou ru t j eune il fit naufrage etse noya dans l ’expédition du marqu is de SantaCruz contre les Hollandais et les T u rcs . Quantà M arcel le , elle devint de plu s en plu s chère au

pauvre poète . C ’était u n e belle j eune fi lle ,gran de par le cœu r et déj à au ssi par le savoiret par l ’esprit . Gu ilhem de Castro lu i a dédiéu n volume de so n théâtre .

Lope de Vega du t la s acrifier pou rtant . E lle

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104 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

parée et sou riante , pou r conclu re enfin un s idoux mariageJe ne vis jamais dans u n e j eune fi l le plu s de

beau té , plu s de grâce et de perfection ; cejou r-là elle su rpassait sa renommée elle-même .

C ’est qu e la j oie aj ou tait encore aux donsde la natu re , c

’est que le conten tement don n aitplu s de vivacité et d ’élégance à celle qu i étrennait ce jou r—là ses sou liers de mariée . …

Cepen dant le temple sain t était illuminé parmille cierges allumés et des draperies orn aientla chambre nuptiale .

Marcelle , les j ou es en flammées ainsi quedeux roses et les lèvres comme baignées par u nhonn ête sou rire

,me regarda . D ern ier adieu qu i

séparait deux existences

Le ciel ferma la porte à mon cœur pleind ’amou r paternel ; il m

en leva it la meilleu re partde mon âme , et j

’étais s eu l ’a plaindre dans cettefou le de spectateu rs .

E t celle qu e j’aimais s i tendrement qu ’

u namant en eût. été j aloux , celle qu e j e couvraisde soie et d ’or , cou rba son front comme u n e

rose pâl ie , et effeu illa , ce soir- là même , la couronne de ses péta les pou rprés .

E lle dormait sur la paille froide et du re ;el le marchait les pieds n u s ; son corps éta it

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LOPE D E VE GA .

caché sou s u n vêtemen t de pauvre ; ses yeuxseu ls exprimaient son âme .

T u mou ru s longu emen t, p le in de glo ire et d

'

enn u i ,

a dit Augu ste Barbier , s’

adres sant à Michel-Ange ,vieux et aveugle . Lope de Vega , célébré , admiré ,acclamé de tou s , riche des biens de ce monde ,appauvri j u squ ’à la plu s complète indigence , s il’

on cherche encore dans sa vie l e trésor de ses

amou rs , de ses illu sion s , de ses prédilection spatern elles ; mais chrétien , mais prêtre , Lope deVega levait les yeux au ciel et n e soupirait plu squ ’après la dél ivran ce . I l fallait que la mort , en

effet,consacrât cette tumu ltu eu se et noble car

rière , et la posât devant les générations commeu n e étude profonde , et çà et là comme u n

modèle . Le poète voyait chaqu e j ou r sa santés’

altérer de plu s en plu s . C ’était l ’âge , c’étaient

au ss i les j eûnes et les mortificat ion s . Il tombamalade , reçu t avec l ’élan d ’

un e vraie piété leviatiqu e et l ’extrême—on ction bénit sa filleFel ician a et serra u n e dernière fois la main àses amis ; pu is , devant tou s , i l demanda pardonà D ieu des erreu rs et des folies de la j eunesse ,des fautes de l ’âge mûr , de s défa illances de lacadu cité ; il regretta le temps perdu en occupations frivoles et mondaines ; le prêtre en lu iin tercéda pou r le poète et le faiseu r de comêdies , et , remettan t so n âme à D ieu ,

i l expira

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106 QU E LQU E S M AÎTR E S ÉTR ANGE R S E T FR ANÇA IS .

dan s la n u it du 26 au 27 août 1635 . I l ava its oixante—treize ans .

La mort de ce grand homme fu t u n évén e

ment auqu el prit part la dou leur publiqu e . Lafou le , qu e Lope ava it tant de fois amu s ée ou

in stru ite , se porta à s es obsèqu es , et , dans u n etristesse mu ette , accompagna son convoi , tou tentou ré des seigneu rs de la cou r , du clergé etde n ombreux amis . Marcelle , d it M . ErnestLafond , la fi lle bien -aimée de Lope , n

’avait pule voir avant sa mort , elle n

’avait pas pu lu idon ner les soins d ’

u ne fi lle , ni recevoir la bén édiction du mou rant . E lle demanda comme un e

grâce de voir au moin s passer le cercu eil deson père . Le convoi fit u n long détou r pou rsu ivre les mu rs du couvent , et l

’on vit , au coind ’

une de ses fenêtres grillées , la pauvre Marcelle coller son fron t à la vitre et vers er desla rmes .

Souvenez —vou s,dans u n au tre ordre d ’ idées

,

de cette lumière indécise écla irant au ss i lafenêtre de la cellu le d ’

Amélie au moment oùRené , mort aux choses de la c ivilisat ion et dumonde , va s

en s evelir au désert .Si vou s vou lez connaître mieux encore L 0pe

de Vega,voici comment son meilleu r ami , M o n

talvan,s ’est plu à nou s tracer u n portrait de

lu i I l éta it discret dans la convers ation,

in sou cieux de ses propres intérêts et empress éju squ ’à l ’ importu n ité pou r ceux des au tres ; doux

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108 QU E LQU E S M AÎTR E S ET R A NG E R S E T FR ANÇA I S .

Herc ’

s a Sigh to tho se who lo ve me ,

A n d a smile to tho se who ha te .

Cela prouve u n e fois de plu s que c’est presqu e

toujou rs des grands cœu rs qu e viennent lesgrandes pen sées et les œuvres mémorables .

A oût 1865.

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L E POÈT E M ICHE L -ANGE

Le don de l ’ inspirat ion eu ce monde , mêmechez les plu s privilégiés des hommes est

presqu e touj ou rs inégalement répart i .Non seu lement l’e Sprit souffl e où il veu t , maisencore il souffl e comme il peu t , plaçant laflamme et le rayon su r tel sommet déterminé

,

et la is sant tel le autre cime,déterminée au ss i ,

dan s l ’ombre vagu e ou les ténèbres . D e là ce

qu ’on appelle les vocations particu l ières,le s

aptitudes , cette règle secrète et infiexible qu inou s parqu e à droite ou à gau che , et qu i a fait ,par exemple , d

A rchimède u n admirable géomètre

,et de Virgile u n incomparable poète .

T ou s les deux sont des rois sans dou te et ils

commandent , mais , pou r ains i dire , dans le sroyaumes distincts et sévèrement limités . Endehors de leurs front ières , il n

’y au rait , ce

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1 10 QU E LQUE S M A Î'I ‘R E S ET R A NG E R S E T FR ANÇAI S .

semble du moin s , pou r l’

un et pou r l ’au tre ,

que con fu sion , anarchie , chaos .T ou tefois , la Providence a vou lu , en plu s

d ’

une rencon tre , réunir et mêler sou s u n mêmefront , dans u n même caractère , et ranger a u n e

seu le dest inée , les supériorités d’ intelligen ce et

de sentiment , séparées j u sque-là et disséminéesentre plu s ieu rs , en créant a insi , à sa gu ise ,des accapareu rs , des mill ionnaires du génie et

de l ’ in spiration . C es êtres vra iment mys térieuxet mémorables à j amais o n t reçu du ciel , avecl ’arc de Çiva et de Rama o u d

U lys se , la pu issance d ’y assouplir les cordes les plu s diverses ,et , d

une flèche radieu s e , de pouvoir atteindreau loin à tou s les bu t s .

Un mora l is te qu i ava it l ame et l’ instinct de s

poètes,Joseph Joubert , a dit qu elqu e part Il

y a u n e sorte de génie qu i semble tenir à laterre c ’est la force ; et du ciel , c

’est l ’élévation ;un au tre enfin qu i t ient de D ieu c ’est lalumière et la s ages se , ou la lumière de l

’espritMichel -Ange a été dou é de s trois génies e t

cou ronné de la triple glo ire . D ans ce s iècle dela Renaissance , si hautement et s i lumineu sement peuplé de tou tes parts en Ita l ie

,il s ’es t

élancé dans la carrière comme un géant , commeun T itan victorieux , et qu i au rait mis la main s u r

la foudre .

On s ’est rangé autou r de lu i , o n°

s’

est étonné :le vieux Léonard de Vinci a salu é gravemen t ,

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1 12 QUE LQUE S M A Î'I‘R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

su ite d ’

une cu rieu se et remarqu able étude , qu ien est désormais pa rmi nou s comme la clefnaturelle et le portail . C ’est par là

,en effet ,

que le lecteu r peu t entrer d’

u n pied sûr et quele jou r pénètre avec lu i . Le livre de M . Rolland , où la tradu ction soignée et conscienc ieu seaccompagne la j udicieu s e et fine explication ,es t plein d

’ intérêt et de charme .

La Renais s ance avait s ingu l ièrement développée t fa it fleu rir en Italie l ’ instinct poétiqu e et legoût des vers . D éj à deux prodigieux modèlesavaient réglé la note et donné le ton

,et sou s

l ’ influence de D ante et de Pétrarqu e , la chansonse reprenait comme d ’e l le—même et se po urs u ivait . Le métier de poète tentait tou t le monde .

D es chefs de républ iqu es , comme Lau rent deMédicis

,des cardinaux , de s princes , des dames

illu stres s ’

essaya ien t et rivalisaien t à l’

en vi , dansces j ou tes cou rtoises et harmonieu ses du belesprit et du beau langage . Il n ’est pas étonnan t

qu e de grands artistes , comme Michel-Ange etRaphaël , a ient composé , eux au s si , leu r partd

élégies , de sonnets e t de madrigaux .

Michel-Ange avait été poète de bonn e heu re .Il con nut certainement tou tes l es rares précocités , et nou s voyons que , dès l

’adolescen ce , s esinspiration s ne négligeaient de revêt ir aucunedes formes gracieu ses o u éloqu entes au moyendesqu elles on peu t se révéler dan s sa plénitudeet s ’affirmer devant tou s . Sa voix et sa parole se

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L E p0ET E MICHE L—ANGE .

ployaient à tou s les idiomes de l ’art , et sa mainétait faite pou r man ier à la fois le ciseau , le pinceau et la lyre .

D an s les loi sirs qu I l prenait d ’u n e œuvre àl’ au tre ,

a l ’heu re du répit il se délassait aux

rimes son ores et j etait çà et là sur les marges deses esqu isses des fragment s de stances

,indice

charman t des pen sées poétiqu es qu i , au mil ieude ses graves travaux , traversaient l

’ imaginationdu scu lpteu r , et s

en fuya ien t laissan t leu rs tracesparmi les l ignes sévères et les su aves contou rsLe sonn et , à cette date , était le poème pcpulaire , pou r ainsi dire , et le plu s accrédité en

même temps auprès des connaisseurs . Un sonnetbien venu demande , dans sa concision élégante ,qu elqu e chose de la tou che du peintre et decelle du statua ire . I l fau t y trouver tou t en semblele tableau et le cadre , la cou leu r et l e rel ief. Ilfau t encore que ses qu atre strophes , découpéeshardiment et nettement posées , balancen t avecgrâce l ’ idée ou le sen timent du poète

,— pareilles

à qu atre Mu ses , inégales par la taille , diversespar l ’expression , mais également belles , et qu iportent en groupe la corbeil le à demi renverséedes fleu rs charmantes et des doux fru its . Le travail cn est donc diffi cile et c ’est pou rquoi ilexcite et stimu le vivement la verve et l ’esprit despoètes .Qu and on étudie Michel—Ange

,ce colosse de

gén ie apparaît comme le dernier des anciens et

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114 QUE LQUE S N A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

le premier de s modernes , participant à la foisdes expériences du passé , des découvertes duprésent, des conquêtes de l

’ aven ir , et embras

sant tou t l ’horizon d ’

u n seu l regard . A A thèn es ,Phidias , A pelles et Zeuxis au rai ent j adis reconnuen lu i u n des leu rs ; ma is il fut de mêmel ’homme de son temps et de son pays

,l ’héritier

fidèle du moyen âge dantesqu e ; plu s encore unvéritable D ante ressu scité ! On sait combien lalecture ass idue de la D ivin e Coméd ie agit pu issammen t su r l ’âme et le caractère de MichelAnge . Son én ergie , sa vigu eu r n ative , sa fièreindépen dan ce , son style et son parler s

iden ti

fièren t tellement et s i bien avec les sobres etmâles qualités du vieux poète

,qu ’ il e st désor

mais impossible de les séparer l ’un de l ’au tre .

Entre D an te et Michel-Ange , il y a eu commeu n e transmiss ion morale directe et entière . Pi

gurez-vou s D ante scu lpteu r et peintre,et vou s

au rez Michel—Ange ! D ’au tre part , les vers deMichel—Ange dérivent visiblement des vers deD an te . I l semble que le même feu intérieu r enait fondu le métal précieux et qu ’ i ls a ient étécou lés dan s le même mou le . I l s ont le mêmeéclat à l ’œ il et le même son

’a l ’oreille . Les sonnets de D ante , dans la Vita Nuova , ont ain s idéterminé la prédilection de Michel—Ange pou rce genre de petits poèmes , mais c

’est la langu en erveu se et sévère , qu i ne plie qu e pou r se relever et

'

vibrer‘avec plu s de force , la langu e un iqu e

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116 QU E LQUE S MA1TR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

regrets aux éternels admirateu rs du peintre et

du poète , lesqu els étaient vraiment destinés’

a se

compléter et ’a s ’expliqu er mu tu ellemen t dan sles âges .C ’est l ’amou r qu i a su rtou t inspiré les élégies ,

les son nets , l es madrigaux et les stan ces deMichel-Ange . I l aima ! Comme son maître , ileu t sa Béatrice . Mais D ante était amou reux àneu fan s , presqu e au sortir des l is ières . MichelAnge , au contra ire , se refrén a dès l

’en fance,se

con tint , se concen tra tou t en tier dans sa tâcheet ne vou lut laisser germer en lu i qu e son génie .Les passions d ’

a len tou r le trouvaien t impassibleetOr , il avait vu passer a insi sa j eun esse et son

âge mûr , taillant d’én ormes blocs de pierre ,

élevant de ses mains et peign ant d ’ immen sescathédrales , fort ifian t , comme Léon ard de Vin ci ,des places de gu erre , discutan t et luttant avecles papes et le s princes de ce monde

, et , tou t cou .

vert de gloire , se tenant de plu s en plu s à l’écart

ou au -dessus des faiblesses humain es . On citaitde lu i la Pietà , de Rome , le Da vid de Floren ce ,les peintures de la chapelle Sixtin e , cen t merveilles . I l venait d ’atteindre sa cinqu ante e t

u nième an n ée , et ce cœu r , qu’on croyait de

marbre,s ’emu t tou t à coup .

Il y a toujou rs le nom d ’un e femme près dunom de tou s les grands hommes . T ou te glo ire

,

s itôt qu’on l ’in terroge et qu

’on en connaît le .

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L E F0ETE M ICHE L—ANG E .

s ecret , se montre doublée de quelqu e amou r .

Lau re retient Pétrarqu e , la Forn arin e pose pou rRaphaël , Vittoria Colonna exalte et ravit MichelA nge . Ces rôles de Mu ses , c

’est l ’honneu r des

femmes de les savoir accepter et ten ir .Mais qu elle éta it Vittoria Colonna ?Vittoria Colonna , veuve en 1525 de FerdinandFrançois d ’

A va lo s , marqu is de Pescara celu ilà même qu i , après avoir combattu l es Françai s’a Marignan , avait refu sé la cou ronne de Naples

que lu i offraient à la fois le du c de Milan et lepape

,Vittoria Colon na était célèbre dans

toute l ’ I talie pou r le souvenir plein de deu ilqu ’elle gardait à son époux , et pou r les poés iessavantes où elle exha l ait sa dou leu r .

On la compara ît aux plu s vertu eu ses matronesromaines , à la païenne Cornel ie , aux chrétiennesMarcella et Pau la . et on n

hés itait pas à la placer au premier rang des doux rimeu rs , a côtéde Pétrarqu e . Le fait es t qu e Vittoria Colonnaexagérait peu t- être ses devoirs , et qu e la rigu eu rde sa condu ite prêterait a isémen t a ux soupçonsde pruderie . S es vers , qu i ne manquent pas dedist inction , ne sont pas exempts tou tefois de cetteaffectation et de ces recherches pédantesqu es

qu e les rhéteu rs byzantins,débris dispersés

de l ’empire d ’

Orien t , avaient mis es en faveu r àcette époque . Mais , âgée au plu s de trente-cinqans

,à ce moment de la vie où la beau té des

femmes semble parvenu e à tou t son épanou is se

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1 18 QU E LQUE S M A Î ‘I ‘R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

men t , elle ne la issa it pas d’exercer autou r d ’elle

un e prestigieu se in flu ence .Michel-Ange , en l isant les sonn ets de Vittoria

Colonna , se sentit pris d’

un ardent en thou

s ia sme . Sa n atu re au stère et rude , son espritélevé , ennemi des frivolités , fortement an t ipa

thique aux amourettes mondain es et tou rné versce beau idéal dont il parle sans cesse , fu rentrédu its sur-lc-champ par le caractère imposantdes poésies et du deu il de la marqu ise de Pescara .

Cette explosion d ’

u n cœur de cinquante et

u n an s , ju squ e-l à si bien abrité et défendu , esttouchan te , à mon gré , plu s même qu e ces pas sionsj eunes qu e leu r propre fougue emporte , et su rtou tqu and on pense à ce large front , déj à toutau réolé , qu i se cou rbe ainsi , dans un e adorationdésintéressée et pu re , aux genoux d ’u ne femmeacclamée elle—même et glorifiée par tant devoix .

Une lettre de Michel-Ange apporta à l ’ illu strepatricienne les témoignages de son respect et deso n admiration . Vittoria Colonn a répondit dumême accen t

,heu reu se sans dou te et flattée d ’une

sympathie si hau te ; et il n’en fallu t pas davan

tage pou r former le lieu , très mystique , i l estvra i

, et sans compara ison avec nos communesamou rs , entre ces deux belles âmes , poss édéesde l ’ idéal et ne vou l ant de tou tes choses qu e lerayon qu i éclaire et ne brûle pas .

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120 QUE LQUE S N A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

l a chaleu r , le beau ne peu t être séparé de l’

éter

n el , et mon admiration glorifie tou t ce qu i descen d de lu i et tou t ce qu i lu i ressemble .

Voyant le paradis dans tes yeux , afin deretou rner là-hau t où , pou r la première fois , j et’aimai , j e cou rs brûlant sou s tes paupièresEt cependan t qu e répliqu ait l

’amante à toutesces doctes et subtiles lou anges ?Hélas ! Vittoria Colonna , qu i s e plaisa it ,

force de raffinements , à renchérir même sur le s

au sté rités et les continences , et qu i , soigneu se àl ’excès du renom de sa vertu , vivait avant tou t,j e le crains , pou r le public , Vittoria Colonnadédiait ses rimes alambiqu ées et ambitieu ses àMonseign eu r Bembo , un cardinal galant , badin ,érudit , épreuve avant la lettre d

u n Bernis ital ien ,

à Francesco M obz a, disciple de Bembo , à

la comtesse d ’

Amalfi,

a Veronica Gambara , lesprécieu ses et les femmes savantes , l es ba s -bleu emystiqu es de son cercle . Pou r Michel-Ange , pasun distiqu e , pas u n vers ! La noble veuve avaitpeu r de se compromettre . Le grand homme n ’encon tinu ait pas moins , lu i, à aimer et à chanter ,et

,bien qu ’en se l ivrant à son adoration , on se

refu sât . à son amou r , il ne voyait et ne vou la itvoir qu e l

’ idéal supérieu r . Vittoria Colonna , s i

j’

osais moi—même raffin er et jou er su r les mots ,devenait pou r lu i la victoire cou ronnée et lacolonn e qu ’avaient entrevues tou s ses vœux .

E n 1527 , Vittoria Colonn a avait reçu à Rome

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L E POÈTE MICHE L-ANG E . 121

la visite de l ’empereu r Charles—Qu int et celle deMichel-Ange . En 1541 elle s ’était retirée àViterbe , dans le couvent de Sain te-Catherine ,o ù l ’avait appelée son ami le cardinal Pole .

M ichel—Ange a l la it fréqu emment la vis iter danss a retraite , et , dans Ses voyages à Rome , ellerecevait ’a son tou r u n e hospital ité pleine d ’

effu

s ion et de franchise dans la modeste maison del’artiste . Leu r flamme , platon iqu e à la fois etchrétienn e , s

av ivait dans ce s entrevu es , maiss’

épura it encore de plu s belle . La tê te blanche et

grave de Michel—Ange dis ait d’avance la virgi

n ité sérieu se de sa pensée . Il peignit pou r lamarqu is e de Pescara des tablea ux religieux u n

Chris t s u r la cro i s u n Jés u s mort s u r les gen oux

d e s a mère , u n Jes u s en s eign a n t a u. p u its de la

S ama rita in e présents inu s ités aux ma ins desamou reux , mais qu i , joints à des sonnets et à desmadrigaux , nou s font entrer dans le sanctu airele plu s intime des sentiments du poète-art iste ,l

a où se ma intenait inviolable s a souveraine etu niqu e pas sion . Et Michel-Ange terminait au ssi ,e n ce même temps , le Jugemen t dern ier . I l pren ait possession de cette gloire

'

inacces s ible , qu’ il

n’

a point qu ittée depu is lors .Pu is il rêve u n nouveau chef-d ’

œuvre , le portrait o u la statu e , peut- être tou s les deux , de Vitto ria Colonna , et

,dans des sonnets tendres et

persu asifs , il suppl ie la gen tille dame'de con

s entir â ce caprice .

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122 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

Peut-être , s’

écria it—il , peu t-ê tre pu is-j e’a

tou tes deux donner la longu e vie , soit par lescou l eu rs

,soit par le marbre , en reprodu isant

notre amou r et n o s visages , en sorte qu e milleans après notre départ

,on voie combien tu fu s

belle , combien j e t’

a imai , et pou rquoi j e n’éta is

pa s u n fou en t’

a iman t . Le portrait de Vittoriadevait être l ’ode dernière , l

ex egi mon umen tum

du pu is sant athlète au terme de tou tes ses vic

to ires rayonnantes .Vittoria Colonn a , le croirait—on ? ne s e renditpoint à de si in stantes prières

,et c ’est nou s qu i

en sommes punis . Nou s avons la Forn arin e et laJoconde , et , n

’en dou tons pas , la toile oùMichel-Ange au rait mis de son pinceau fier etvictorieux la flamme de son cœu r e t la cla rté deson esprit , n

’au rait eu rien à cra indre d ’au cunecomparaison . L a modestie orgu eilleu se et lavertu revêche , ou mal comprise de VittoriaColonna , ont privé la pos térité d

u n chefd ’œuvre .

On en vient a accu ser l ’ illu stre vieil la rd den ’avoir point su choisir la véritable mu se , celle

qu i est l’

in spiratrice touj ou rs présente et touj ou rs prête . L u i—même para ît l ’avoir sent i cru ellemen t

,et s

affl igean t de tant de froideu r , sedésolant d é veiller u n écho si faible , de trouverun s i mince retou r , il y a des heu res où ils’

adresse a in s i à l’ in fa illible Médecin de tou snos maux Je crie vers toi , mon D ieu ! c

’ est

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124 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇAI S .

simplemen t , Imma in emen t, en bonhomme et en

grand homme , qu’on s ’ imagin e un s i éloqu ent

entretien !A u commencement de 1547 , Vittoria Colonna ,dont la santé depu is longtemps était langu issante , tomba gravement malade . Michel-Ange setin t au chevet de son amie , agonisant en quelqu esorte et mou rant avec elle ; et qu an d Vittoria eu trendu l ’âme , il s

enhardit pou r la première foiset osa effleu rer de s es lèvres les mains glacées dece cadavre si cher . Pauvre amant et qu i n

’étaitpoint , en effet , de son siècle ni des au tres !On peu t affi rmer à coup sûr qu e Vittoria Colon naemporta Michel-Ange avec elle .

T ou tes les pentes du génie et du caractère dece vieillard

, qu i avait tou t embrassé , tou t devin é ,tou t appris , l

in clin a ien t vers le mépris du mondeet de s e s satisfactions passagères , vers la mélancol ie

,la tristesse et la fo i . Par là encore , il tenait

et ressembla it à D ante . La gloire lu i avait sou ri ;ma is , l

’ayant atteinte et soumise , il en avait vul e néant . L ’art l ’avait sédu it et en ivré ;mais ayantfait le tou r de tou tes les invent ions de l ’art, ilrêvait qu elqu e chose d ’

au delà , de plu s immuableet de plu s beau il vo u la it vo ir derrière , su ivantu n e admirable express ion de M . Sainte-Beuve ,

qu i a paraphrasé lu i-même, discu té et contreditmagn ifiqu ement le plu s véhément sonnet deMichel-Ange , comme il fau t discu ter et contredire avec les grands poètes , en se tenant su r

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L E ROET E M ICHE L—ANGE . 125

l es mêmes hau teu rs , et d’éga l à égal , en parlant

la même langue . M ichel -A nge avait un peu tard ,et à l ’heure où d’

au tres se détrompent , connu les

promesses de l ’amou r , et voilà qu e l’amour,

comme tout le reste , n’était qu

un reflet pâle et

froid des attaches meilleu res et plu s hau tes , lesseu les dign es d ’être appelées et recherchées .Pu is age éta it venu ,

le ciseau tombait des main sfatiguées et défai llan tes du gran d et valeureuxmaître ; son regard n e distingu a it plu s les cou

leu rs , n i la fermeté de la l ign e , n i l’élégance

du con tou r . I l éta it presque aveugle , car , a d it

Chateaubrian d , la vieillesse est u n e voyageu sede nu it la terre se dérobe a ses yeux, qu i n e

voien t plu s qu e l e cielC

est donc le ciel radieux , au -dessu s de cette

terre déserte et sou rde , décolorée et glacée , qu e

M ichel—A nge en trevoyait déj à qu and il s’

écriait

d ’un e vo ix désespérée et sublime

M ’a vveggio al fin con mia

n felice prove

Che quel per su a salu te ha miglior sorte

Ch’

ebbe naseendo più presta la morte .

Je découvre en fin , par un e malheu reu seexpérien ce , qu e Celu i qu i , pou r son bonheu r , possèdele meilleu r sort , est celu i qu i eut en naissant lamort la plu s prompte .

Ne dirait—on pas qu e c’est la voix de D ante

,

affamé de patrie et d ’amou r , errant su r la terree t proscrit ! et cette voix se prolonge et

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126 QUE LQUE S MAÎTR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

retentit le long des s i ecles , au cœu r des grandshommes désabu sés . Leopardi l ’a fait entendre ennos temps

,et d ’

u n ton qu’

aumien t reconnu à lafois ses ancêtres D ante et Michel-Ange .

La perte de la femme qu ’ il avait a imée plongeaMichel-Ange dans u n moru e et incurable deu il .Le dégoût de tou tes choses , hors des choses deD ieu et de la vie futu re , de cet inaltérable Idéa lde l ’artiste et du chrétien ,

mon tait au tou r de lu icomme u n flot amer et l ’en vahis sa it de toute sparts . I l jugeait qu e la vague allait le couvrir etle submerger Je m ’ en vais peu à peu

'

; l’ombre

n e cesse de s ’accro ître su r moi , et le soleil décl ine .

Infi rme et abattu , j e su is près de su ccomber .E t levant les bras au c iel , il ajou tait dans unsonnet splendide , où l

’espérance et la crainteagiten t tou r à tou r et troublent sa vision supé

rieure

Q ue von t devenir mes pen s ers , amoureux ,j oyeux et vains , maintenant que j

approche dedeux morts , l

une certaine et l ’autre qui memenace ?

_

'

Ni la peintu re , n i la scu lptu re ne charmeront plu s l ’âme , tou rnée désormais vers cetAmour divin qu i ouvrit se s bras en croix pou rnou s recevo1r.

Q u i donc , excepté Michel—Ange , a j eté parmi

nou s des cris si profonds et s i élevés ? Où l edéseh chan temen t de la gloire et l ’ennu i de lavie ont-il s rencontré pou r se pla indre de tel s

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ÉT U DES SU R L A POES IE LAT INE

E NN I U S

Une j ol ie et tou chante a n ecdote , qu e mon

s uj e t s emble amener n atu rel lement , m’est reve

n ue tou t a l ’heu re à l ’esprit , et j e n e résiste pasau pla is ir de la rappeler ici à mes l ecteu rs .M . C ampen on ,

le poète qu elqu e peu oubl ié dela M a is on des champ s et de l

E nfa n t p rod igu e ,s’

en éta it a llé voir , par u n froid matin de j anvier

,l’

ho n n ê te et bo n D u cis , qu’ il prit à l ’ impro

viste , hau t j u ché s u r un e chaise , et parant d’

u n

énorme bouqu et des rares fleu rs de la saison u n e

petite gravu re médiocre , encadrée modestement ,e t accrochée à la mu raille de son cabinet de travail .D ucis metta it à sa besogne u n soin pieux et

t endre , et j e ne sa is qu elle solen nité naïve .

9

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130 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .

Quand le bouqu et fu t attaché enfin et fixé , ilse retou rna en sou riant et , devant les yeux ébahisde Campen o n , il s

écria

N ’ai—je pas raison , mon cher ami ? C ’estdemain la Saint—Gu il laume . Or , la Saint—Gu illaume est la fête même de Shakespeare , et j e n esau rais oublier jamais qu e les anciens , nos pèreset nos maîtres , ne manqu aient au cu ne occasionde cou ronner et de joncher de fleu rs les sou rcesbienfa isantes où ils avaient pu isé .

D ucis n ’éta it parvenu ju squ ’

à Shakespeare

qu’

à travers la pros e française de L etou rn eur, etqu elqu e généreu se volonté qu ’ il eût de refléter

,

au vrai et au j u ste , dans de vigou reu ses tragédies

,l e génie original et grandiose de l ’ immorte l

William ,

'

le succès , hélas ! n’a pas répondu de

tou t point à l ’effort . T ou tefois (et notre anecdoteen est la preuve) , D ucis , qu i était pou r sa partu n poète d

in st in ct élevé , délicat et pu r ,ne la is

s a it pas de sentir profondément Shakespeare ,pu isqu ’ il en avait à ce degré le cu lte s in cère etl ’amou r .On ne peu t tr0p honorer , en effet , la mémoire

de ces ancêtres de l ’ intell igence , à l’ombre et à la

lumière desqu els nou s nou s sommes développéset nou s avon s grandi , et qu i sont bien les sou rcessacrées , éternellemen t fra îches et savou reu ses ,où les gén érations iront pu i ser et boire . C ’estd ’eux qu ’ il fau t dire ce qu

Homère disait de sMu ses Vous s avez tou t, 6 dées ses ! E t nou s ,

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130 QU E LQU E S M A Î'I ‘ R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

l ’oubli en décou lent , et , on l’a répété maintes

fois , il n’est pas de plu s dou ce compagnie , dans

la retraite et le repos , qu e la compagnie d’

Horace

et d e Virgile . A insi le croyait M . de Fontanes ,

qu i avait été grand maître de l’

U n ivers ité deFrance

,et qu i écrivait plu s tard ces charmants

versDes feu ille ts d ’

Ovide et d’

Ho raee

Flo tten t épars su r mes gen oux .

Je l i s , je dors ; tou t so in s’

effa ce ;Je n e fa is rien et le jou rCet emplo i du jou r est s i dou x !

Mais est—cc donc ne rien fa ire , qu e de s e

récréer aux feu illets d ’

Horace et d ’

Ovide ! E t

s’

y plaire seu lement , en goûter la délicieu’

s eséduction , n

’est—cc pas avoir profi té ?Heu reux les hommes qu i , de bonne heu re , se

sont s ent is,par leu r vocation et leu r préférence

in time , entraînés vers de pareil les études et qu i ,même par les nécess ités de leu r profes s ion

, on t

été amenés à vivre de près et familièrement avecles beaux génies de la G rèce et de Rome ,

cespères incontestables de notre civil isation fran

ça is e et de notre littératu re ! Heu reux ceu x qu iont cédé à tant d ’

attra it et qu i , ayant surpris lessecrets de tant de grandeu r , de force et de grâce ,o n t ensu ite le don de s avoir nou s faire partagerleu r admiration et de nou s as socier à leur en tho us ia sme ! M . Pat in est u n de ces hommes .L es lettres latines sont , pou r ains i dire son

doma ine i l en conna ît tou s le s chemins,et c ’es t

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ETU DE S S U R LA POES I E LATINE . 133

la que le vénérable et savan t professeu r a vou luvieilli r , comme ces harmonieu x bergers de Sicile

qu i n’au raient con senti pou r rien au

.monde à

qu itter les rivages, où pais saient leu rs troupeaux ,

ni la montagne odorante , où s’

étagea ien t lesru ches de leu rs abeilles . Au s si , pour pénétrerdan s ce sanctu a ire illu stre des poètes anciens , j ene sais pas de gu ide plu s sûr , d

in itiateu r plu sj udicieux et plu s compétent qu e M . Patin . Sonopin ion , en mat ière de poésie latine , est u n esentence elle a conqu is parmi n ou s le crédit etl ’au torité des rép on s es d

u n pru dent et d ’

u n sage .Joseph Jou bert souhaitait qu e les l ivres d ’

un

professeu r fu ssent le fru it d ’

une longu e expé

rien ce et l ’occupation de son éméritat LesÉ tudes s u r la poés ie la tin e

, publ iées il y a peu desemaines par M . Patin , sont bien u n de ces livrescomposés soigneu sement et longu ement élaborés .Ce ne sont qu e des morceaux qu i se rattachentdiversement au cou rs qu ’ il a professé dès 1832 àla Facu lté des lettres de Paris , mais ces mo r

ceaux , rapprochés et rel iés les un s aux au tres ,n ’ en forment pas moins u n ouvrage complet ,u n e véritable histoire de la poés ie chez lesRomains , depu is ses origines les plu s lointainesj u squ ’à son renou vellement par Lucrèce etCatu ile , et ju squ

’aux écoles l ittéraires e t aux

poètes du 5 1ecle d ’

A ugu ste .

1 . Ha chette , éditeur.

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134 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

La poésie didact iqu e et la poésie satirique ,

qu i parais sent avoir été plu s particu l ièremen tpropres au génie roma in , sont pou r M . Patinl ’obj et d ’

u n examen très attentif et d ’

une étudetrès déta il lée .La langu e po é t1qu e est naturelle à l

’hommeelle lu i est inspirée , avec le luxe de s es méta

phores , par les premi eres merveilles extérieu re s

qu i frappent ses yeux et éveillent so n imagination , par les premiers sentiments , j oyeux ou

tristes , qu i émeuvent so n cœu r . E lle est vraimentl ’expres s ion spontanée de tou te sen s ibilité exqu ise . E lle est u n don et non pas u n e science .

E lle est u n e vertu native et non pas un art qu ’onapprend . E lle va où elle veu t , et choisit parfois ,déda igneu se de tou tes les prétent ions et de tou sles orgu eils , l es lèvres s imples du v illageois , del ’ouvrier

,et même de l ’enfant . C ’est pou rquoi la

poés ie est n ée dans l e berceau de la plupart despeuples . On dirait qu ’avant de parler ils on t

chanté . A Rome cepen dant , nou s voyons tou td ’abord u n peuple qu e d

au tres tâches absorbentet qu i n

’a pas été dou é , ce semble , du talentd

embe llir, au moyen du s tyle et des fines expres

s ions,ses sen timen ts et ses pensées .Pendant les cinq premiers siècles de son

existence , Rome , cité agricole , politiqu e , gu errière , s

in qu iéta peu de poésie , dit M . Pat in .

E lle ava it b ien au tre chose à faire . I l lu i falla itcu ltiver ses champs e t , dan s les interval les du

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136 QUE LQUE S RI A 1T R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

reùx génie , au Sein de tou t ce mouvement social ,se produ is it le plu s beau mouvement l ittérairedon t l ’histoire ait conservé le souvenir . R ien d esemblable n ’eut l ieu chez les Romains des premiers âges , gens pratiques , tou t entiers à l

’action

,absorbés dans l ’accomplis semcn t des de

vo irs sérieux de la v ie .

Pas d’

o rate urs , pas même cette éloqu enceinvolon taire et inconsciente , mais qu

’on ren

contre,naïve et origin ale , chez les popu lations

en apparence les plu s grossières . Les Romainsn ’éta ient encore que discu teu rs et d isputeu rs . Il sn ’ava ient point de poètes ; ils avaient des scribes ,scribæ , qu i rédigeaient , sur un ry thme horrible ,

dit Horace,qu elqu e chose qu i res s emblait aux

vers dorés de Pythagore o u , mieux encore ,aux qu atrains de Pibrac ; des maximes

’a l ’u sagedes gens de la ville et de la campagne , des formu les légis la t ives , d

in formes chants de guerreet des épitaphes barbares . Malgré tout , M . Pa tindécou vre , dan s ce chaos , j e ne sais quoi del ’ode et de ’ épopée , et , liés à certaines formesscéniqu es

,empruntées des É tru squ es , les em

bryons même de la comédie et de la s atire .

Mais rien ne fa it pressentir qu e ces ébauchesmaladroites sont le commencement d ’

une grandelittératu re , et que , dans ces lueu rs indécises , il ya u n e véritable au rore . Livrés à leu rs seu lesforces , les Romains n

’au raient donné au monde,

j e le cra ins , ni Virgile , ni Horace , ni Cicéron ,

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ETUDE S S U R LA POES IE LATINE . 1 37

n i T acite . I ls avaient besoin d etre élevés etformés par des maîtres ; il fallait qu e Linu sd omptât l ’humeu r sauvage d ’

Hercu le , qu’ il as sou

plît ses doigts et les façonnât aux cordes de lalyre . Plu s dociles qu e le héros , fi ls d

A lcmèn e ,

les Romains ont admirablement tiré parti etprofit de la leçon .

La marche progressive de la conqu ête dumonde leu r fit ren contrer les G recs au v

°s iècle ,

dan s l ’ I talie méridionale :

au v1°

,dan s la Sicile

et dans la Grèce elle-meme . A lors il arriva ce

qu i est toujou rs arrivé , ce qu i est u n e loi del ’histoire , e n vertu de laqu elle la civil isation laplu s avancée subj ugu e inévitablement celle qu il ’est moin s , qu el qu e soit d

a illeu rs le sort desarmes de sorte qu e le vainqu eu r peu t se trouverintellectu ellement

,l ittérairement , le vaincu . C ’est

ce qu i advin t aux Romains , su rpris dans leu rbarbarie par la polites se des G recs , et , dès lepremier contact , conqu is à ses arts

,à sa philo

sophie, à sa littérature , à sa poés ie .

Græcia ecpta ferum victorem

dit Horace . L a Grèce captive enchaîna sonfarouche vainqu eu r . Le génie grec enfantale génie roma in . On se prit ’

a étudier avecardeu r , pu is à imiter avec pass ion ces étrangerss i éloqu ents en tou te chose , s i ingén ieux

, s i

délicats et parfois s i profonds ! On adopta ju s

qu’

à leu rs erreu rs et a leu rs fables . Après s ’être

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138 QU E LQUE S M A îT R E S ET R ANG E R S E T FR ANÇAIS .

appliqué à les tradu ire , on vou lu t importer dan sle lat in même leu rs façons de parler , leu rs biaiset leurs tournu res , leurs mots souvent , et lapoés ie qu i , cette fois , n aissait viable et se s en

tait vivre,adopta le nombre et la cadence , le

rythme mélodieux des Grecs , se ploya aux

règles qu ’

il s avaient inventées , et n’eu t plu s

qu ’

une ambition , non pas de les vaincre , maisde marcher à leu r su ite o u de les égaler .

M . Patin n ou s fait assister a cette éclosion del ’ intell igence l ittéraire et du goût à Rome , etpersonne n ’a j amais mieux qu e lu i débrou ill é ledédale des commencements con fu s et obscu rs dela poés ie latine et signalé ses premières clartés .l l mêle tou tes les patiences du chercheu r érudità tou tes les clairvoyances du critique .

E nnius es t le premier poète lat in qu i soitvraiment digne d ’

u n pareil n om . Nou s ne con

n aissons qu e tr0p peu de vers d’

E n n iu s , et cesfragments sont loin d ’être d ’une qu al ité biensupérieu re . Mais cet ou vrier primit if de lapoés ie de s Romains a creu sé les fondements de’édifice qu e d

’au tres sau ront bien élever plu stard , et il e st cu rieux de voir qu els on t été lesfondements de cette œuvre grandiose et impéris sable .

E nniu s éta it u n soldat , et , pou r mon compte,

j e ne su is pa s du tout étonné de voir la poés ie s eprodu ire ain s i au milieu des armées . E s t—il u n

métier plu s propre à ten ir en éveil et en halein e

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140 QU E LQU E S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

ment exprimée s supposaient à la fois u n gran dessor de génie et u n grand cou rage , il fait u n ej u stice éclatante de s fables qu e la superst itiona propagées et vu lgaris ée s çà et là ; et , pa rexemple

,à propos de Jupiter , il s

écrie Cedon t je vou s parle , c

’est Jupiter , que le s G recsappellent Aer C ’est le vent , c

’ est la n u e , pu is laplu ie , et après la plu ie , le froid ; en su ite , denouveau , le ven t et l

’air . T ou tes ces choses dontj e vou s parle , pou rquoi es t—cc Jupiter ? Parcequ ’ il vient en aide a ux hommes , aux villes , aux

an imaux .

La satire éta it , no u s l’avons dit

, u n e de s mar

qu es caractéristiques de l ’esprit et du tempé

rament roma in . La gent pratiqu e et sensée , qu ine s e laisse point dis tra ire va inement de s e s

occupations et de son labeu r , est volontiersportée à l ’observation mal icieu s e

,a la mo rale

épigrammatique et s a lée,e t

,de la chose au mo t ,

il n ’y a pa s loin . L es Romains ont excellé dan sla satire , et , en ce genre du moins , j e croisqu ’ ils ont de beau coup su rpas sé les G recs .E nniu s es t , en date , u n des premiers satirique slatin s . Horace lu i—même le reconna ît , et , commele faisa it E nniu s , il n

’a pa s déda igné d’entre

mêler de j olis et piqu ants apologu es ses discours moraux .

Ma is le titre qu i recommande le plu s Enniu sà l ’admiration et l ’estime: de la postérité

,c ’ est

d ’être l ’au teu r du poème patriotiqu e in titu lé le s

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ETU DE S S U R L A POESIE LATIN E .

A n n a les . L e s A n n a les étaient du même coupl ’histoire et l ’épopée nationale les faits memorables et le s hommes célèbres de la patrie yé taient recu eill is et ras semblés avec soin , consacrés , cou ronnés , veux—je dire , devant tou tesles générations à venir , et , comme dans l

I lia de

et l ’Odys sée d’

Homère , c’est la qu e les nobles

famil les devaient rechercher à jamais la mémoiredes aïeux et leu rs vertu eux exemples . Virgile

,

dan s l’E n e'ide , fu t animé plu s tard du mêmedés ir , et , en nou s reportant aux époqu es modern es , nou s avons , dans les L u s ia des deCamoen s , le s archives de la noblesse portugaise ,is su e de braves gu erriers et d ’

in fa tigables navi

gateu rs . Le vas te poème d ’

E n n iu s embrass a itdan s ses dix—hu it l ivres l ’histoire tou t en tière deRome

,depu is les temps le s plu s fabu leux ju s

qu’

à l ’époque même où écrivait le poète . C ’étaitu n vaste panthéon r oma in , où prenaient placeles divinités et les hommes , l

O lympe ple in dedieux , la Ville pleine de héros . Par ses A n n a les

,

Enniu s était devenu l ’ami des il lu stres hommesde gu erre , dont il avait été pendan t tan t d

’années le centurion , mettan t obscu rément la ma inà ces grandes choses qu ’ il deva it u n j ou r celébrer . Les Fu lviu s Nobilio r le payèrent par letitre de citoyen romain ‘

; les S cipion s , par u n e

E n n iu s éta it n é à Ru dies,en Ca labre . C itoyen roma in

,

il s ecrieN os sumu

R oma n i qu i fuvimu s a n te R ud in i .

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142 QU E LQUE S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

statue au milieu des images et dans le monumen t de leur famille . C ’était bien à l ’au teu rdes A n n a les que s

adressaien t ces honneu rs .Nou s le savons par lu i I l s ’éta it préparé cette inscription où éclatait éloquem

ment le double orgueil du citoyen et du poète ,sa confi ance dan s la du rée du monumen t élevépar lu i , non seu lement aux l ettres naissantes deRome, mais à sa gloire politiqu e et gu errière

A sp icite, o cives,s en is E nn i imag in i

formam[l ie ves trum p a na it max ima fa cta p a trum.…

Contemplez , ô citoyens , dans cette image ,les traits du vieil Enniu s . Voilà celu i qu i racontales hau ts faits de vos pères . Q ue n u l ne prétende m’

ho n orer par de s larmes , des cris fa n ébres . Pou rqu oi ? Parce qu e , vivant encore , j evole su r l es lèvres des hommes .Ne rion s pas de ces promesses qu e les poètes

qu i ont la conscience de leur génie et de leu rœuvre osent ain si se faire à eux-mêmes . L ’œuvrepeu t s ’

altérer et se perdre , se disperser à tou sles ven ts du ciel au point qu ’on ait tou tes lespeines d u monde à en retrouver les fragmen tsépars , d isj ecti membra poetæ, mais le nom du

poète reste à jamais dans les traditions,dans

les honneu rs , sans cess e renouvelés , du son

ven ir .E nniu s a composé des tragédies l atines s ur lepatron des tragédies grecques . Ces tragédies

,

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144 QUE LQUE S MA1TR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

qu I l pouvait et se parait des dépou i lles opimesdu G rec vaincu . Loin de nou s la pen sée de leblâmer ou de con tester son droit

, qu i était! endéfinitive , celu i de la bonne gu erre .I l aj ou ta it , d

’a illeurs , au tant qu e nou s pouvon s en juger par les fragments précieux qu inou s resten t de cette œuvre qu i fut s i con s idérable

,il aj ou tait et mariait aux qu alités grec

qu es la virilité romaine , la franchise et la force ,cette honn êteté fière et s obre qu i faisait dire àu n au tre poète latin , Publ iu s Syru s , au teu r lu imême de mimes et de parades bu rlesqu es

,et

,

de plu s , moraliste’

a la façon de Franklin et duB onhomme R icha rd Nu l ne sau rait vivre avecplu s de droitu re qu ’

u n citoyen romain . C ’estpou rquoi j ’a imerais mieux u n Catou qu e troiscents Socrates .

Les Romains s t0 1qu es et , comme on diraitauj ou rd ’hu i , gen s pos itifs avant tou t, et peuaccess ibles aux illu s ions de tou te natu re , on t

(Joseph Joubert l’a très finement et très ju di

c ieu semen t remarqu é) introdu it le beau moral etpol itiqu e , où i ls excella ient , dans le beau l itteraire et civi l , qu i éta it le riche apanage des( ! recs .D ès Enniu s , leur tendance de ce côté se fa it

voir e t s’affi rme .

T elles sont , dit en se résumant M . Patin,

le s œuvres de formes variées,mais de caractère

généralement philosophiqu e et moral qu i , attes

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ETU DE S S U R LA POES I E LATIN E .

tant l ’activité poétique , le génie flexible danss a rudes se d

E n n iu s , s’

en cadren t , pou r ainsidire , entre les gran des compositions auxqu ellessu rtou t s ’attache son nom , ses maj estu eu sesA n n a les pou rsu ivies pendant tou te la du rée desa vie de so ldat , de citoyen comme de poète ,les éloqu entes tragédies par lesqu elles il amarqu é chacu ne de ses an nées .Qu

’on ne dise donc plu s le fumier d ’

E n n iu s ,

mais l e champ qu ’ il a défriché et cu ltivé en tou ssens et où les belles moissons vien dron t d ’ellesmêmes après lu i !Mais nou s n ’avons tou ché ici qu

à un de s

chapitres , à l’

u n de s plu s in téres sants , i l est

vrai, du remarqu able ou vrage de M . Patin . I l

y pou rsu it sa tâche , en étudiant l’ancienn e tra

géd ie latine chez les contemporains et héritiersd

E n n iu s , Pacuviu s , A ttia s , etc . D e là , passantà la comédie

,il la prend aux A te llan es et aux

Mimes , qu i étaient des improvisations dialogu ées et comiqu es , su r u n motif plu s o u moinssatiriqu e ou j oyeux , l icencieux même , et donto n retrouve u n reste peu t—être dans les farcesita l iennes proprement dites ; pu is il pas se a

Plan te , à T éren ee et à leu rs contemporains .

L ’ancienne satire lat ine et Lu cil iu s et Varronlu i suggèrent des aperçu s au ssi ju stes qu

ingé«

n ieux . Cicéron , sérieu sement examiné commepoète (u n poète u n peu sec , u n peu pédant et

qu i sen t son sera encore , pou r beau

10

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146 QU E LQU E S M A ÎT II E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

coup de lecteu rs du l ivre de M . Patin , tou teu n e révélation l ittéraire .

Lu crèce et Catu lle , Virgile et l’

E n e'

ide , Horaceconsidéré au point de vu e du poète d idactiqu e ,tels sont les autres suj ets qu e M . Pat in a

traités du hau t de son érudition sans lacu nes ,avec ce sens du

'

littérateur véritable qu i , sanstomber j amais dans le s minu t ies et les dissertations oiseu s es , n

omet rien de ce qu ’ il faut direet , a travers les qu estions qu i s emblent au premier coup d ’œ il les plu s arides , sa it nou sintéresser peu à peu , n ou s reten ir et n ou sinstru ire .

Ju illet 1869 .

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148 QUE LQUE S MAÎTR E S ETR ANG E R S E T FR A NÇAI S .

Certes , la patrie de ce poète des navigateu rset des conqu érants , le pays illu stre qu i a donnéau monde Vasco de Gama et Albuqu erqu e ettou te un e l ignée de gran ds hommes , n

’éta itpoin t fait pou r se ten ir en arr1ere dans le mo n

vemen t intellectu el et littéraire des peuplesmodernes . Au ss i n ’a—t—il pas manqu é de semontrer brillamment et d ’affirmer s on in d ivi

du alité .

Je n ’a i pas à entrer ici dan s le détail e t àprou ver comment , de siècle en s iècle , le Portugal a fou rni son contingen t aux sciences , auxlettres et aux arts ; ma is j e tien s à cons tater qu

à

n otre date , il a s es poètes , ses critiqu es , s e s

romanciers , se s -historiens , tou s dign es de marcher de pair avec les plu s j ustement célèbres etle s plu s recommandables .

Almeida Garrett , au moment où n o s lettre scontempora ine s se raj eun is saient sou s les in spiration s de Chateau briand , de Lamart ine et de

Victor Hugo , entreprit de raj eunir de même laVieille l ittératu re classiqu e portuga ise , et i lréu s s it vraiment à lu i infuser u n sang n ou veauet fécond . Le roman , le drame , le poème proprement dit fu rent transformés merveilleu s emen tet j etés dans les voies d ’

un progrès réel . Unaveugle harmonieux , M . Antonio de Ca stilho

,

un it bientôt s es efforts à ceux de Garrett e t,

grâce a lu i , la lyre n ationale a pu acquérirde lasouplesse encore et de la sonorité . M . Antonio

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L E S FAUX D ON SEBASTIE N .

Feliciano de Castilho , qu i s emble se rattacher àl ’école anglaise , joint à des accen ts de lord Byron ,des notes attendries et dou ces comme en R T ennyson dans ses rêveries les plu s touchantes .M . Mendes Leal est lyriqu e comme Victor

Hugo et dramatiqu e comme Alexandre D umas .S es odes et s es drames ont étonné et remu é lesesprits et les cœu rs au tou r de lu i . Mais , commecela plu s d ’

une fois a eu lieu même en France,

la l ittératu re a condu it M . Mendes Leal à lapolitique , et ce romancier , ce poète , a été dépu téau Parlement et ministre d ’

État . L a politiqu e ,par les sociétés qu i vivent en ce siècle , se mêleà tou t et , plu s ou mo ins , nou s tente tou s . Nou sla retrouvons chez M . Alexandre Hercu lano ,chez M . Rebello da Silva , chez M . T eixeira deVasconcellos . M . Alexandre Hercu lano s

’es texercé dans bien des genres à la fois et , ce qu ie st plu s rare , il a eu partou t du succès . Ses verset sa prose , ses études diverses , où il a traitésavamment de l ’histoire , de la philologie et del’

érud it io n spéciale des antiqu aires,sont mar

qu és au coin de ces œuvres qu i du rent , aprèsavoir honoré le temps qu i lès a vu es naître .

MM . Rebello da Silva et T eixeira de Vasconcellos o n t été de même , au débu t , des romanciers et des poètes fort distingu és . M . Rebel loda Silva a le coup d ’œ il profond et sévère

,le

goût de s informations exactes , et ces qua l itésprécieu ses qu i le rendaient particu l ièrement

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150 QU E LQU E S M A îT R E S ETR ANG E R S E T F R ANÇAIS .

propre à écrire l ’histoire ,i l les complète par u n

style vigou reux et clair , tou t à fait dign e de lapensée qu ’ il doit in terpréter et tradu ire . L

in

trodu ct ion à l ’H is to ire de Portuga l a uæ XVI I “ et

xvm °s iècles en est u n glorieux témoignage .

M . T eixeira de Vasconcellos est u n obs ervateu r fi n ,

judicieux,et qu i cache beau cou p de

philosophie sou s beaucoup de vivacité et deverve . I l a la pointe fran ca ise , s i l ’on peu t s ’exprimer ainsi , et l

’on devine a se s procédés littéraires que non seu lemen t il est au fait de noslivres et de nos au teu rs , ma is qu

’ il a lu i—même ,dans un remarqu able ouvrage , le Portuga l et lama is on de B r ghn ce, pratiqué avec talent n otrelangue française . Publiciste éminent à Lisbonne ,M . T eixeira de Vasconcellos serait u n public iste émin ent à Paris .

Je m’

oublie travers ces souvenirs (1 ecriva in sportuga is et , me born an t à citer en cou rant ,M . Andrade Corvo , poète dramaturge et savant ;M . Castello Branco

,qu ’on ne craint point lil —ba s

de comparer ’a notre Balzac M . T homaz Ribeiro ,l ’au teur d ’

un poème patriotiqu e , D on Ja ime, etc . ,

j ’a rrive au plu s vite à M . l e cheval ier d ’

A n ta s ,

un Portu gais , lu i au s s i , ma is qu i me para îtdestiné

,plu s qu e tou t au tre , a former le lien et

à marqu er la parenté entre l ’esprit moderne dela France et l ’esprit moderne du Portugal .M . d

A n tas , comme bien d’au tres étrangers ,

comme Hamilton , comme G rimm , j e dira i s volon

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159 QU E LQUE S MAÎTR E 8 ETR ANG E R S E T FR A NÇA I S J

pa s d’archives qu ’ il n ’

a it s o ign eu sement explo

rées,pas de documents d ’

u ne certaine valeu rauxqu els i l n ’ait demandé u n e information , u n

témoignage , u n enseignement quelconqu e . D elà , dans cette histoire des Fu amD on S éba s tien ,

u n e précision et u n e critiqu e au ssi ju dicieu ses

qu’

éclairées .

L a narration est venu e en su ite , u n récitsans prétention d ’au cu ne sorte , mais net , concis ,rapide , et qu i , parce qu

’ il e st natu rel et s imple,

ne lais s e pas , en ma inte occasion,d ’atteindre

à l ’éloqu en ce même . I l n ’y a qu e les étran

gers po u r parler ains i notre langu e me disaità ce propos u n homme d ’

u n grand sens .Mais la philo s0phie et la leçon , où sont-elles ?

allez-vou s dire . E h bien ! elles ressortent d ’ellesmêmes d ’

u n pareil ouvrage , lequ el retient l electeu r comme u n roman et l ’ in téres se san srelâche ’

a des personnages qu i , sou s u n e au treplume , au ra ient paru mesqu ins , vu lga ires , in férieu rs au rôle qu e chacu n d

’eux reprend à so n

tou r et trop étroits pou r le cos tume royal dontils s ’

affublen t . M . d’

A n ta s ne les présente,il est

vrai, qu e comme des compars es su r u n e scène

où se jou e le drame , au trement sais is sant e t vif,

de l ’esprit de liberté en lu tte avec l ’esprit dedomination et de s e rvitude. I l s ’agit de s avo irs i l ’o n peu t étou ffer dans u n peu ple l ’ ins t inctpatrio t ique , le s ent imen t national , et S

il n ’y a

pas dans les âme s huma ines des frontières telle s

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L E S FAUX D ON SEBASTI E N .

qu e les plu s habiles polit iqu es et les plu s farouches conqu érants ne pou rraient ni les effacerni les franchir .L es Fa ux D on S éba s tien sont u n des l ivres les

plu s sérieux qu i aient pa ru dans ces dernierstemps , et qu i n e sera point déplacé dan s le sbibliothèqu es , entre l

H is to ire de clan Pedre , deM . Mérimée , et les belles monographies historiqu es de M . M ign et , sur Marie S tuart e t su r

Antonio Perez . Fé lic itons et remercions s in cè

rement l ’écrivain étranger qu i s’est plu à en ri

chir ainsi notre littératu re contemporaine d ’

un

ouvrage si con sciencieux et si méritant .Le ro i D on Sébastien de Portugal , j eune ,

ardent , mais téméraire à l’excès et livré de

bonne heu re aux scrupu l es d ’

u ne dévotion meticu leu se ,

s ’engagea , en 1578 , dans un e exPéd i

tion con tre les Mau res , et au moment où i lrêva it d ’u ne glorieu se Croisade , i l fu t vaincu ettu é su r le champ de bataille d ’

A lcacer-el—Kebir .Avec lu i périt un e valeu reu se et brave armée , lafleu r et , qu i plu s est , l

u niqu e ressou rce du paystou t entier .

I l est des malheu rs qu i tombent su r no u s etcontredisent nos espérances d ’

une façon siimprévu e et s i cru elle , que nou s ne pouvonscroire ces coups de fortune . Le Portugal

,

frappé au cœu r , se cramponn a tant qu’ il pu t

a ux dernières il lu sion s . On se dit qu ’

un princej eu n e et va illant , comme était D on Sébastien ,

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154 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

est touj ou rs défendu par la Providence , que lecadavre retrouvé et reconnu par qu elqu es soldats et gent ilshommes ne pou vait être celu i duroi

, qu e le roi avait disparu , qu’ il s ’était éloigné

,

ma is qu ’ il revien drait u n j ou r plu s fort et plu sinvincible qu e Ne nou s étonnons pointde ces crédu lités , familières à notre espèce , etsouvenons-nou s que , parmi le s débris de cettegrande armée qu i ne se rendit pas , mais fu técrasée à Waterloo , plu s d

u n vétéran , i l y a

qu elqu es années encore , soutena it intrépidement qu e l

’homme de Sainte-Hélène restaitvivan t sur so n rocher , et qu

’ i l ren trera it a son

heu re dans sa grande capitale .

La crédu l ité pou s se aux légen des et aux pro

phéties . L es prophéties et les légendes abon dè

rent tou t à coup en Portugal , et qu and Philippe I l mit le pied su r ce royaume , ellesdevinrent la consolation et le refuge du pauvrepeuple , qu e cou rba it le j oug étranger . En attendant le retou r du ro i , on pensa à la Fran ce . LaFrance est le pôle vers lequ el se tou rnent irres is t iblemen t les regards de s opprimés . D

au

cien n es traditions d ’ailleu rs établis saient u n e

fraternité véritable en tre le s Gau lois et les Lu si

tan ien s , et alors rien ne s’

opposa it , disait-ou , àce qu e les forts pris s ent en main la cau s e desfaibles .

Le mécontentement de la nat ion portugaiseet s es regrets _

de l ’ indépendance perdu e , dit

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156 QU E LQUE S MAÎTR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

paraître . I l y a eu au trefois des faux Smerd is

qu i ont fait figu re en Perse ; un fauxD émétriu sa occupé le trône des czars ; qu elqu es fauxLou is XVII ont es sayé de su rgir en France et depréoccuper la Restau ration . … T ou t événementmystérieux ou inexpl iqu é encore fa it lever leferment des mau vaises pas sions , du mensongeeb des convoitises

,et l ’on voit a lors des aven tu

riers qu i se prennent à jou er aux dés avec ladest inée .Le premier faux D on Sébastien , qu i est connu

sou s le nom du roi de Pen ama cor , était u n e

sorte d ’ermite défroqu é , aimant la bonne chèreet la vie j oyeu se , et , à la tête d

une bande desacripan ts comme lu i , se plaisant à cou rir lemonde pou r mettre en va l eur la mu n ificen ce desriches et la crédu l ité des pauvres . Personne au

monde n é —ressembla moin s au roi D o n S éba st ien .

Arrêté , emprisonné , jugé , condamné aux galères , le ro i de Penamacor désarma la sévé i ité

des juges par le s plaisanteries qu ’ il débita su r

s on propre compte , et qu i , s’ il eût été u n peu

plu s honnête , lu i donnera ient l’air du moine

rabelaisien , frère Jehan des E n tomeures . E n

1588 , o n retrouve le roi de Penamacor à bordd

u n des bâtiments de la formidable flotte l ’I nvin cible A rma da

, qu e Philippe II envoyait contrel’

A ngleterre , et qu i appareilla dans le port deLisbonne . Il éta it là sans dou te comme galérien

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L E S FAUX D ON S EBASTIE N . 157

rameu r . I l parvint à se sauver et a gagner le scôtes de France .

Matheu s Alvares lu i su ccéda , pour ainsi dire ,et celu i-là est désigné généralement sou s le nomdu ro i d

E riceira . Un an peine s ’ était écou lédepu is la disparition du roi de Penamacor , qu andMatheu s A lvares , sou tenu par les sympathiesdes paysans , se déc lara tou t à coup pour le feuroi D o n Sébastien . L u i au s s i avait été ermite

,

mais du moins il avait l ’âge du roi , et , commeD on Sébas tien

,il avait le teint blanc et la barbe

rou ss e . Plein d ’ initiat ive et d ’audace,dou é

même d ’

u ne certaine véhémence de langage , ilattaqu ait rudement la domination espagnole

,et

ava it l ’art de sédu ire ses auditeurs qu i ne tarda ien t pas à devenir s e s part isans . Proclaméb ientôt par de n ombreux adeptes , Alvares en

vin t alors ’a cau ser de vives in qu iétudes au gouvern emen t espagnol qu ’ il semblait défier de so n

qu artier général d ’

E riccira . Mais vain cu enfinpar le corrégidor da Fonseca , il fut l ivré avecdeux ou trois de ses compagnons et dirigé immédiatemen t sur Lisbonne .

Matheu s Alvares confessa son impostu re , et,

devant ses juges , i l fit entendre qu elqu es paroles

qu i ne man quent ni de grandeu r , n i de cou rageSi j ’étais parvenu à réu s s ir , dit- il , j

’au ra is ah

d iqu é ma royau té d ’ empru nt et , du hau t du balcon

,m

adressan t au peuple , j e lu i au ra is ditRegardez—moi bien , j e ne su is pa s l e roi D o n

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158 QUE LQU E S M A Î'I ‘R E S ETR ANGE R S '

E T FR A NÇA I S .

Sébastien ; mais j e s u is u n homme de cœu r , u n

bon Portugais , qu i vou s a délivrés du joug ca s

t illan . Maintenant qu e vou s êtes l ibres , chois issez et proclamez ro i qu i vou s voudrez .

Le roi d ’

E riceira fu t décapité . I l y a eu u n

intervalle de dix ans entre le second faux D O I ISébastien et le trois ième aventurier qu i a essayéde jouer a sa manière le même rôle . Celu i -ciavait nom Gabriel de E spinosa et il éta it pâtiss ier à Madrigal . Au cu n e distinction dans l ’espritou dans le caractère , n i la moindre original iténe sembla ient encou rager ou ! expliqu er sa ten tative . C ’était n u personnage absolument n u l , platet trivial . Mais tel qu el , il devint le centre etcomme le pivot d ’

u ne compirati0n véritable .

Un prêtre portugais , Fray Migu el dos Santos ,avait inventé ou découvert ce prétendant inattendu , et au moyen d

in trigu es habilement o urdies

,il ne tarda pas à intéresser

’a son sort lapetite—fille de Charles—Qu int

,dona Ana .

D on a Ana , après la mort de D on Juan d’

A u

triche , son père , avait été j etée dan s u n couvent ,s ans qu ’on eût pris la peine de consu lter sa vocation ou ses goûts . E lle ne paraît pas , en effet ,avoir eu j amais d ’

in clin at ion pour le cloître,e t ,

dans cette vie monotone et sombre de Santa M a

ria la Rea l , sa j eune imagination ne pouvait qu es’

cxalter, en silence , au rêve ou au souven ird

un monde qu ’on lu i avait si cru ellemen t interdit .

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160 QU E LQU E S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .

qu i ressemblerait aux L ettres d’

u n e R eligieu s e

p ortuga is e .

Mais la fi lle de D on Juan d ’

A u triche I l eta itqu ’

une femme faible ’

a tou s égards , et la part dusang du héros était pet ite dans s es veines . C ’ estpou rqu oi , quand Gabriel de E spinos a est tombéaux main s des j uges espagnols et qu e son impo stu re est ’a peu près reconn u e , nou s voyons lapauvre reclu se implorer humblemen t la pitié et

la miséricorde de so n redou table cou sin , le ro i

Phil ippe I I , et se parj u rer elle-même et se renierdans u n abaissement qu ’on regrette . E lle n

a

qu ’

u ne excu se , c’est la propre vilenie d ’

E spin o sa

et la gro s sœreté de la trame où Fray Migu el n ’a

pa s craint de la mêler .Je n ’entre pa s dans tou tes le s complications

du procès de Fray Migu el dos Santos et de E 5pinosa . J ’y renvoie le lecteu r

, qu i verra avec qu e lart et qu elle adresse l ’his torien a s u porter lejou r de la vérité et de la critiqu e dans u n dédale

,inextricable ju squ e-là , d

’opinion s divers e s ,de contradictions et d ’ erreu rs .Gabriel de E spinos a et Fray Migu el furent

con damnés ’a être pen du s et fu rent exécu tés .

Mais le qu atrième et le plu s célèbre des fa uxD on Sébastien (car on pou rra it dire vraimentqu ’ il y a en tou te u n e su ccess ion de ces préten

du s rois ) était u n Ital ien , Marco T u l io C atiz on e ,

qu i pensa qu e les émigrés portuga is semés çà et

là en France et en Italie pou rraient fou rnir u n e

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L E S FAUX D ON SEBASTIE N . 16 1

ample mati è re a son exploitation et son iridu s trie .

Le poète latin a cru devoir dire

U n a s a in s victis,nu llam sp era re sa lu tem

mais les vaincu s et les exilés ne cessent j amaisd ’espérer , et , qu elqu e déception qu i su rvienne ,de se reprendre à la moindre illu s ion qu i remetsou s leu rs yeux le mirage de la patrie et de lal iberté .

L ’

ancien prieu r du Crato , le dernier représentant de l ’ indépendance du Portugal , était mortà Pa ris en 1595 . L

émigrat io n portuga ise , qu is’ éta i t d ’

abord groupée au tou r de lu i , se dispersaet l ’on se mit à errer à travers l ’E u rope cherchan t partou t les moyens de vivre et de co n

sp irerOr , le bru it s e répandit u n jou r qu e le ro i

D o n Sébastien , échappé miracu l eu semen t au

désa stre d ’

A leaoer-el-Kebir , venait de se montrerà Venise . Plu sieu rs l ’avaien t vu ,

quelques-u n sn ’

avaient pas hés ité à le reconnaître .

On dou ta plu s o u moin s longtemps ; mais lanou velle était s i bonne qu ’on finit enfin par‘ seren dre . A la tête des crédu les qu i motiva ientleu r fo i , par tou tes sortes de prophéties et derumeu rs qu i avaient cou ru le mon de relat ivementa u retou r de D on Sébastien , s e trou vait D on Joamde Castro , u n des personnages influen ts de l

émi

gra t ion .

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162 QUE LQUE S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .

Le prétendu roi n ’au ra it pas sou ten u un sé

rieux examen ; il n e parlait point le portugais ; i lconn aissait ’a peine qu elques détails insignifiantsde la vie de l ’homme dont il u su rpait la place ;il ne fou rn issait à l ’appu i de ses dires que despreuves souvent ridicu les , toujou rs insuffi santes .

Qu ’ importe On l ’acclama en petit comité d ’

exilés

on salu a en lu i le véritable et l ’uniqu e roi de Portugal , et

'

le complot serait devenu in qu iétantpou r l ’E spagn e , s i l

’on n ’était parven u , commetouj ou rs , à mettre la main su r l

imposteur et su rses principaux compl ices .

Ce Marco T u l io Cat iz on e , qu i n’avait pa s

la issé de préoccuper même les cabinets eu ro

péen s , n etait , somme toute , qu’

u n aven tu rierbanal , de ceux qu i cherchent à pou rvoir à leu rsplais irs et à leu r bien-être en fa isan t des dupes ,et qu i s emblent se dire Soyons contents etmenons la vie heu reu s e , au risqu e

’être rois !On voit que l

’histoire des qu atre intrigants

qu i se son t donnés au monde pou r le roi D on Sébastien , est cu rieu se et variée ;mais , comme jel ’ai dit en commençant , i ls n e mériten t le regardet l ’atten tion du lecteur studieux que parce qu

’ il sont été les marques vivantes que la n ationalitéportugaise palpitait en core et protestait sou sl ’oppres sion . S ’ il s ont obtenu qu elqu e crédit , s il ’on s ’est laissé prendre à leu rs artifices gross iers

,

si,pendant de longu es années , les sébzl stian is tes

con tinuèren t à gu etter le momen t où le ro i idéal ,

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JE HAN FOU CQ U ET

Ce grand s iècle de la Renaissan ce , qu i nou sapparaît tou t fleu ri et tou t rayonnant

,riche d es

merveilles de la poésie renouvelée et de l ’artraj euni , est l ’œu vre lentemen t et soigneu sementpréparée du moyen âge . C

’est le bel avril qu isu ccède à de s j ou rs pâles , brumeux et froids ,mais à des j ou rs qu i n

’ont pas laissé de fou rnirleu r tâche en qu elqu e sorte ils ont recu eill i etabrité les germes précieux qu i devaient écloredans la sa ison su ivan te .

Le moyen âge est u ne époqu e fidèle avant tou tet consciencieu se . La Providence , qu i lu i réserva it la garde des trésors d e l ’antiqu ité , l

avaitdou é des vertu s noblement j a lou ses et excess ivesde s bon s et loyaux déposita ires . L es lettres grec

1 . Heu res de ma i s tre E s tien n e Cheva lier , tré s orier des ro is

Cha rles V I I et Lou is XI .

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166 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .

qu es et latines dans d mestimables manu scrits ,comme u n e rare et préc ieu se essence renferméedans des vases d ’or

,n ’étaient , d

une générationil l ’au tre , confiées qu

à des mains pieu ses etsavantes

, qu i avaient d’

éga lcs délicatesses pou rles traités d ’

A risto te et les l ivres de sa int

Augu stin .

Les couvents et les écoles , transformés en ateliers et en laboratoires , étaient peuplés d

’ouvrierspatient s et studieux qu i n

’avaien t qu ’

un sou ciconserver dans leu r intégrité et transmettreexactement à l ’étude et à la patience de le u rshéritiers ces grandes et su blimes reliqu es d ugénie et de l ’ indu strie des aïeux .

Mais de pareils soins mérita ient leu r récompense . On n e pratiqu e pas en va in les œuvre sd

Homèrc et de Platon , de Virgile et de T ac ite .

Il s ’échappe de tou tes leurs pages u n souffl e qu ivivific et féconde tou t ce qu ’ il touche .

La poés ie éveille la poés ie,l ’art commande

l ’art . C ’est pou rquoi nou s voyons poindre peu à

peu des clartés dans le brou illard et les con fusions du moyen âge . L es âmes chrétiennespu is en t j e ne sais qu elle verve et qu elle ivressedans ces pa ïens illu stres qu ’el les aiment e t

comprennent s i bien , et , pou r res ter chré

t iennes et orthodoxes , tou t en ne reniant pointleu r enthou siasme et leu r ivresse , elles se p

’rcn

nent inventer l ’art gothiqu e,qu ’elles oppos ent

l l ’art grec ;pu is e lles s’

css ayen t dans de s s tan ce s

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168 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

d’

hu i , de l’ illustration des manu scrits . Rien n ’

e stplu s exqu is qu e les miniatures qu

’on semait alorsdan s les

psau tiers et les l ivres d ’

Heu re s , et oùdes art istes ignorés , ma is grands , u saien t leu rvie tOu t enti è re et l ivraient tou s les caprices deleu r imagination comme toutes les piétés de leurâme .

On a pu faire mieux , et , bien qu e les cou leu rsvives et franches des missels ancien s a ient retenutou t leu r éclat des premiers j ou rs il fau t convenir bien vite qu e le p rogrès a é té rapide , et

que, du x1v°au xv° s iècle , l

exécu tion n ’est plu sdu t out la même ; mais , malgré les gau cheries etles in eNpérien ccs de ces pe intre primitifs , il me

semble que l’ inspiration n ’a j amais été plu s par

faite , plu s spon tanée et naturelle , qu e de leu rtemps .I l n ’est pas de belle j ou rnée sans crépu scule

du matin et sans au rore . L a Renais sance a eu demême ses blan cheu rs matinales et ses rayonsavan t-cou reurs . A u moment où elle va su rgir , o nla devine au mouvement qu i se fait dan s lesesprits et su rtout a la prodigieu s e croissance àlaqu elle la l ittératu re e t l es arts semblen t êtreparvenu s dès lors . Le génie moderne entre en

son âge viril .Je ne veux parler ic i qu e d

un peintre de cettedate , de Jehan Fou cqu et , qu i remonte à l

’extrêmeveil le de la Renais sance et qu i , à la facon

"

d’

u n

précu rs eu r , d’

u n au tre Jean-Bapt iste ,a l ’a ir de

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I E E A N FO U GQ U E T .

crier Préparez les voies ! Ceux qu i sontattendu s vont venir . E t il a lu i—même sur le

fron t u n reflet des splendeu rs qu ’ il annon ce . Onpressent qu e Michel—Ange et Raphaël n e tardero nt pas à paraître .

La parenté est évidente entre Fou cqu et et lePérugin . C ’est comme l ’air de famil le qu i se

transmet d ’

un père illu stre à u n fils plu s illu streencore .

Jehan Fou cqu et éta it França is , et même T ourangeau . I l éta it né à T ou rs en 1415 ou 1420 etil y avait , dans cette origine , tou t u n privilegevéritable u n e sor te de prédes‘tinat ion au

gén ie . N e st—cc pa s dans ce Jardin de la France

qu’

a lla ien t paraître au s si , l’

u n après l ’au treRabelais et D escartes ? L ’art , la sat ire e t la philo sephie y devaient donner leu rs plu s belles fleu rset leu rs fru its du plu s hau t goût .T ou rs était d ’ailleu rs , il ce commencemen t du

xv° s iècle , u n e vil le où les arts étaient compris ,cu ltivés , encou ragés . S es églises , parées richemen t de peintu res et de scu lptu res d ’

un grandrenom ,

offraient des modèles qu i exaltaientl ’enthou s iasme et l ’ému lat io n des s tu dieux

, e t ,

dans les rangs de sa nobles se , conime de so n

clergé,on citait dès lors d es connais s eu rs et des

experts .

Nou s savon s peu de chos e de l’extrême je u

n esse de Fou cqu et , mais il n’est pas dou teux qu ’

i l

n ’ait réu s s i à fixer de bonne heu re su r son ta lent

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170 QU E LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

l ’ intérêt et l ’atten tion . On remarqu a ses ébauches , on apprécia ses premiers essais

, au pointqu ’ il n e tarda pas ’a devenir célèbre . Or tou tecélébrité artistiqu e ou l ittéraire obligeait à un

voyage à Rome . Rome , qu i était le sanctuaire detou tes les traditions respectables

,pouvait , à cette

époqu e , et devait seu le donn er la consécrationsuprême aux supériorités d ’ ici-bas

,de même

qu ’elle était chargée de marqu er les places dansle ciel .Fou cqu et partit donc pou r Rome , où sa répu

tation était entrée avant lu i .I l semble avoir résidé dan s cette métropole

de 1443 à 1447 . E n 1443 , dit Chalmel dans sesT a blettes chron ologiqu es de la T ou ra in e , le papeEugène IV fit placer dans l ’église de la Minerve ,’a Rome

, son portrait peint par Jehan Foucqu et ,considéré comme u n des plu s célèbres peintresde son temps , su rtou t pou r le portrait .Jehan Fou cqu et au rait pu , s

’ il en avait eu lamoindre envie , s

’établir à Rome et passer à l ’étatde peintre italien . On le désignait déjà sou s l en om de Giova nn i Fochetta ou Foeeotta , et o n

l’

en tou ra it de la con s idération la plu s glorieu se .

I l a ima mieux revenir en France , dans sa j ol ieprovince de T ou raine . C ’est là qu ’ il se maria etqu ’ il eu t deux fil s , Lou is et François , auxqu els i llégu a son génie et sa manière , assez pou r qu

’onait pu les confondre souven t avec lu i-même .

Charles VII régnait alors , et Agnès Sorel régn ait

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172 QU E LQUE S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S .

E n février 1450, Agnès Sorel , qu i releva itpeine de cou ches dou lou reu ses , fut atteinte de ladyscn terie . Ma i s la maladie se compl iqu a bientôtdes plu s alarman ts symptômes

,et l ’on cru t de

tou tes parts à u n empoisonnement . On accu sale dauphin de ce crime sa hain e pou r la ma i

tresse du roi au torisait tou tes les supposit ions .Agnès fut forte devant la mort elle l ’accu eillitavec résignation et cou rage , et ses dernièresvolontés ne demandèrent qu e de répandre ce

qu i resterait de sa fortune et de l’

épu iser enaumônes abondan tes et en bienfaits . Jacqu esCœu r

,Robert Poitevin et E stien ne Chevalier

fu rent désignés par elle pou r être ses exécu

teu rs testamentaires , et c’est E stien ne Chevalier

qu i condu isit les dépou illes mortelles de lan oble dame à Loches , la paroisse la plu s vois ine de Fromenteau , l ieu de n aissance d

Agn ès ,

et où elle vou lu t être enterrée ; c’est lu i qu i pré

s ida aux cérémonies de la sépu lture , qu i su ivitle s détail s de l ’exécu tion du mon ument funérairedestiné au chœur de l ’église du château de Loches .

L ’artiste le plu s en renom alors et le mieux préparé pou r don ner a la fo is u n bon portrait de ladéfunte et u n modèle excellent de tombeau

,

c ’était le peintre du roi Jehan Foucqu et , qu iavait connu la maîtres s e du roi dans l ’ intimité d erelations quotidiennes et qu

E stien n e Chevalierestimait par-des su s tout .C ’es t probablement au milieu de ces soin s

,

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JE HAN FO U GQ U E T . 173

con tinu e M . le comte de Laborde , et dans la dispos ition mélan colique où ils devaien t le placer ,

qu’

E stien n e Chevalier commanda à Jehan Fonequ et un tableau ex vo te pou r l ’églis e de sa villenatale

,l ’église de Notre-D ame de Melun , dont il

éta it le bienfaiteu r , et où il avait creu sé le tombeau de sa femme en s

y réservant sa place .

Foucqu et devait , pou r se conformer aux in tentions d ’

E s tien n e Cheva lier , le représenter lu imême en compagnie de son patron , à genouxdevant Notre—D ame ; mais voilà qu e , par u n e deces hardiesses qu i o n t été s i souvent imitées dansla su ite , le peintre imagina de prendre Agnèspou r so n modèle de la Vierge , de man ière àconfondre dans l ’esprit d ’

E st ien n e Chevalier lebu t de sa prière et so n obj etLa divine Mère , dans ce tableau , est peinte au

moment où l’E n fan t vient de qu itter so n sein ;e l le regarde ce doux et fra is n ou rris son et

,dans

son extasc mu ette , elle ou blie de couvrir ce seinn u qu ’elle lu i donna it tou t à l ’heure .

C ’est Marie assurémen t , mais c’est au ssi Agnès

Sorel , et personne ne se trompa a la ressem

blance .

Cette Vierge de Melun dispa rut dans la tou rmente de 1793 et , vendue à M . Van E rtborn ,

ellealla enrichir le mu sée d ’

A nvers .

L e s œuvres de Foucqu et sont cons idérables .

A u moment où Bo ccace était l ’au teu r en vogu edans tou te l’E u rope , et où ses l ivres fa is a ient les

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174 QUE LQUE S MAÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

dél ices des se igneu rs et des dames de la cou r etde la ville , il est tout natu rel qu e le fu tu r peintredu roi Lou is XI a it songé à décorer le manu scritde Boccace d ’

élégan te s et fines min iatu res . L emanu scrit a insi i llu stré est précieu sement cons erve à la bibl iothèqu e royale de Munich . Ma isce n ’est pas le D éeaméron , comme on pou rrait lecroire , qu i a fou rn i à Fou cqu et les suj et s de sescompos ition s il les a attachées à u n l ivre moinsgai , mais peu t-être d

un profi t plu s réel et d ’

un

in térêt plu s mora l les Ca s des n obles hommes et

femmes ma lheu reux ,à commencer par Adam e t

Ève , l’

in fo rtun é couple du Paradis terrestre .

La Bibl iothèqu e impériale de Paris possèdeu n e au tre collection

,fort remarqu able , de s mi

n iatu res de Jehan Fou cqu et ce sont onze suj etsde stinés à illu strer u n man u scrit des A n tiqu ités

j u da ïqu es de Jo sèphe .

On sent , dans ces belles pages , circu ler partou t l ’esprit de la Renais sance . L ’art n ouveauperce de tou s côtés , dans ses imaginat ion srecherchées et ingénieu ses , dans ses élégancesd ’att itude et de pose , dans son charme et ju squ edans s es audaces ; mais à la science de l

o rdon

n ance pittoresque et déj à de la perspective ,Fou cqu et j oint cette na i vete délic ieu se qu i caractéris e l ’esprit et les procédés du moyen âge , et

qu e rien n’

a su fa ire o ubl ier plu s tard .

C ’est là su rtou t ce qu e nou s retrouvons dans lel ivre d ’

l leures qu e Fou cquet fu t chargé d ’orner

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176 QU E L QU E S M A ITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

mais qu I l est livré désormais tou t en tier , et à denombreux exemplaires , à ce publ ic dél icat qu e lescu rieux et rares chefs-d ’

œuvre attireron t touj ou rs .Nou s avons ainsi M a rie M a delein e a ux p ieds

du S a uveu r , l’

A rres ta tion du Chris t , la Décap ita tion de s a in t Ja cqu es le llI aj eu r , le Cou ron n emen t de la Vierge , le Cru cifiemen t de s a in t

Pierre , les Fun éra illes , etc . , etc . , tou te un e

variété de suj ets conçu s avec u n e grande origin a lité de pensée et de sent imen t , et interprétésen vra ie main de maître . Le fond du tableau ,

c ’est la France , c’est Paris . Le peintre religieux ,

en Jehan Foucqu et , es t au ss i un peintre national .L es scènes qu ’ il groupe et qu ’ il dérou le deviennent presqu e fran çaises et contemporain es deCharles VII et de Lou is XI , par l

’expression desphys ionomies , par l

’aju stement et la coupe descostumes , par telles rémin iscences de nos villese t de nos campagnes . Ici , près de Job sur sonfumier , nou s voyons le donj on et les fossés deVincennes ; là , derrière Jésu s-Christ mort et descen du de la croix , c

’es t Notre -D ame de Paris ets es deux grandes tou rs ; ailleu rs , c

’es t la Sa in teChapelle et l e Châtelet . La bordure du tableaudouble ainsi l ’ intérêt qu

in spiren t l’action même

et les personn ages . Et comme ces personnagesviven t ! comme ils sont bien natu rels d ’

expre s

sion , de tenu e et de geste ! Qu el goût parfa itdans le coloris et même dans les déta ils acce s

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JE E A N FOUCQUE T .

so ires , dan s l’éclat des draperies et de l ’ameu

blement !Si Jehan Fou cquet rappelle d ’avan ce le Péru

gin , il fait au ss i penser à Raphaël par j e nesais quoi de plu s habile dan s la touche , et à lafois de moins innocent et de moin s ingén u qu e lesillu stres enlumineu rs et imagiers qu i l

’on t précédé . On sent qu e les doigts de l

’artiste se sontassouplis au pinceau et qu e désormais la main netâtonnera plu s .Après la mort de Charles VI I , Lou is XI , qu i

faisait le plu s grand cas de Jehan Fou cqu et,le

nomma p ein tre du ro i en titre d ’office et lechargea de travaux divers . E n 1470 su ivan t u ndocument au thentiqu e , on lu i confia l enluminu red

u n l ivre d ’

Heu res pou r la du chesse d ’

Orléan s ,

Marie de C lèves , la veuve de ce gen til Charlesd

O rléan s , qu i n ou s a laissé de j olis vers . E l lecu ltivait elle-même , n on sans su ccès , les lettreset les arts .Vers 1474, Lou is XI songeait sérieu semen t àla mort . Ses prières à Notre-D ame d ’

Embrun

pouvaien t bien , pensait-il , n’être pas suffi sam

men t exaucées , et sa confian ce en Co ictier avaitdiminu é de beau coup . I l fit , en conséqu ence

,

qu elqu es préparatifs et se préoccupa même desa sépu ltu re . I l tenait à être bien en terré, etcomme il n ’

ign orait pas qu’en tou te rencontre il

n e fau t point laisser faire à au tru i ce qu ’on peu tfaire soi—même , il man da son premier scu lpteu r ,

12

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178 QU E LQUE S RI A îT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

Michel Colomb , et son premier pein tre , JehanFoucqu et .

T ou s les deux , dit M . Vallet de Viriville,

reçu rent l ’ordre de lu i soumettre un modèl erédu it de tombeau , celu i-ci pein t et celu i- làscu lpté . Les comptes royaux , sou s la date de1475 ,

nou s fou rn issent encore cette mentionA Jehan Fou cquet , peintre du roi , pou r entre

tenir son estetJehan Foucqu et su ivant tou te apparence

,

mou ru t vers 1485 . I l éta it âgé de soixante—cinqou soixante-d ix an s .

D epu i s quelqu es années , M . Cu rmer a publié ,coup sur coup , l

Imita tion de Jés us—Chris t , l eL ivre d

Heu res de la rein e A n n e de B retagne ,

les E va ngiles , etc . Ce fut de tou tes parts u n crid ’admiration . L e s manu scrits à date du VI H

”s iè

cl e étant copiés à s’

y méprendre , et page àpage

,l ’art se fa isait voir dan s ses métamorphos es

l es plu s caractérist iqu es ju squ ’au XVI I " siècle .

Les échantillons choisis et groupés savammentrévéla ien t dan s M . Cu rmer, sou s son modestetitre ’éditeu r , u n archéologu e distingu é et u n

critiqu e . L es Heu res de maistre Estienne Chevalier con tinu ent brillamment des explorationssi méritoires , à travers les produ its de la scienceet du talen t des époqu es antérieures .

11 ma i 1886 .

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180 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

qu i ont beaucoup fait parler d’eux sur la terre

et don t i l a fallu touj ou rs réserver l ’ importanceet l ’hon neu r . Vou s vou s souvenez de la chansonde Mign on

_dans Wilhem M eis ter . L ’ idéal de laj eu ne fi lle , la contrée où les orangers et lescitron n iers fleu rissent sou s u n ciel l impi de etbleu

,rappelle assu rément le Portugal , ou mieux

cette L u s itan ie don t le n om est si poétiqu e et s idoux à prononcer .T ou tefois , malgré la beau té de leu rs montagnes

et de leu rs plaines , malgré la richesse et la fecondité des eaux de leu rs fleuves , les Portuga isn égligèrent constamment l ’agricu ltu re et , comme

les races oisives de l ’Orien t , il s commen cèrent

par être bergers . L e s bergers son t des contem

plateurs et des rêveu rs . L ’horizon mystérieux , lamer plu s mystérieu se encore , les étoiles qu i voyagen t sans cesse en semblent voyager

,i l n ’est

rien qu i ne mette plu s en mouvement et en marche leu rs imaginations ardentes et vagabondes .

Les Portugais étaient chrétiens,et les mu su l

man s avaient conqu is leu r pays . Le joug est du r

d’

u n étranger , surtou t qu and cet étranger n’

a

rien de commun avec nou s , pas même D ieu . L e

besoin de l’

affran chis semen t , l’amou r de la

gloire,le goût de s promesses aventu reu ses et

l ’esprit de chevalerie créé par le christian ismechangèrent bientôt en soldats et en matelots , lepeuple des pasteu rs . L es ambitions s ’appellen tet s ’en traîn ent peu à peu le champ des victoires

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LU IZ D E GAM OENS . 181

et des conqu êtes s ’agrandit . On avait mis le pieden Afriqu e , et l

’on vou l ait aller plu s loin . Legénie des découver tes , don t le peuple portugaisparais sait dou é , lu i révéla , dès Alphonse V etJean I I , la forme péninsu la ire de l

A friqu e . Leursn avires franchirent dès lors la zone torride et n etardèrent pas à doubler ce redou table cap desT empêtes qu i , su ivant l

’expre ssion prophét iqu ede Jean II lu i-même , devient pou r eux le cap deBonne—E spérance . Le chemin de l ’ In de étaitouvert , et l

’on sait combien ils en profitèren t

dans la su ite .

Le Portugal,du rant de longu es an nées , n e

s ’est point regardé comme s éparé du reste del’

E spagn e; au moins moralement , si l’on peu t

a ins i s’exprimer . Les Portugais se reconn ais

sa ien t pou r E spagnols , mais san s se confondreavec l es Castil lans

,auxqu els ils n e ressemblaient

ni par le caractère , n i par la langue , n i par lal ittératu re , très appréciables dès lors et très distincts chez les deux peuples . Ce qu i ne veu tpoint dire

,qu ’ il n ’existait pas dan s ces carac

tères , dans ces langu es et dans ces l ittératu res ,bien des parentés sen sibles et parfois on ne peu tplu s fraternelles .Le dialecte portugais , qu i fu t d

’abord parlé enGalice , est , comme le d it très bien Sismondi ,du cast illan contracté ; ma is la con tra ct ion a

été si forte , qu’elle a fa it le plu s souvent dispa

ra itre des mots les S on s T e l

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182 QUE LQU E S M AÎTR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

est , ajou te—t—il , le rapport du hollandais au hautallemand , du dan ois au su édois , d u vénitien au

romagnol .Le portugais est agréable à l ’oreille et mêmemélodieux , quoiqu

’ il soit un peu encombré desyllabes nasales , et il se pla ie facilement auxexigences de la mu siqu e , comme aux élégan cesde la poés ie . S ’ il fau t s ’

en rapporter aux éruditsde Lisbonne et de Co ïmbre , cet idiome éta itemployé déj à très fe rmé , très précis , trèsgrammatical parmi l es chrétiens qu i furentsoumis aux Arabes lors de l ’ invas ion mu su lman een E spagne . Hardi

,gu errier , porté volontiers aux

entreprises lointaines,ce vaillant petit peuple

portugais se sen tait , en qu elqu e sorte , de grandsbras . La mère patrie , au bord de l ’Océan , avaitl’

air d ’

un navire ’a l ’ancre,mais qu i envoyait de

tou tes parts,ju squ e sur les plages le s plu s in ex

plorées , des chaloupes indu strieu ses et conqu éran tes . L

In de immense , ren fermée dan s sonénorme mu raille , connu t et respecta la pu issan ce portugaise . Cependant le Portugal n e

n égligeait point , comme on sera it ten té de lecroire , la cu lture des sciences , de s lettres et desarts . D ès la fin du x1n

°s iècle

, un roi , su rnomméle L a bou reu r et le S age, dom D iniz , créa l

U n i

vers ité de Lisbonne et la remplit de savantsillu s tres . A près des fortu nes diverses , cetteUn iversité

, qu i avait été tran sportée plu sieu rsfois de Lisbonne à Co ïmbre et de C o ïmbre à

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184 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

sans inju stice leu r contester u n e véritable etn ative originalité dans la copie même et la réprodu ction .

D ans cette éclos ion remarqu able d ’

une fou l ede beaux ta lents , gardons-nou s d

’oubl ier de sprosateu rs et des historiens d ’

u n glorieu x mérite Fernand Lopez de Castanbreda par exempleet Jo âo de Barros , qu i a écrit l

’histoire del’

A s ie portugaise . C ’es t Jo âo de B arre s qu i s epla igna it à Jean I II de voir la j eu nes se s

appli

qu er aux poèmes amou reux,et qu i demanda it

qu’

à la manière antiqu e on s’

efforÇât plu tôt decélébrer les vertu s et les hau ts faits des grandshommes et des héros .

I l était ré servé à Lu iz de Carn oën s de réal iserce vœu du sévère historien . T els

étaient les devan ciers et les contemporain s de l ’au teu r de sL u s ia des , du poète portugais par excellence et

qu i , en ven an t sa plume à la gloire et aux

triomphes de sa patrie , a donné à l ’E u rope lepremier poème épiqu e qu ’on ait écrit , dans un elangu e modern e .

Vers 1370, la qu erelle qu i éclata en tre donHenriqu e II et don Fern an do , le fils de don

Pèdre le Ju sticier , obligea u n e ancienne famill e dela Galice à aller s ’établir en Portugal . Cettefamille était celle de don Vasco Pires de Camo èn s ,

lequ el , dit- on , était habile à tou rner de j ol is versen galicien . L a reine dona S ian o r T elles len omma gou verneu r de son cou sin don A lfonso ,

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LU IZ D E CAMOE NS .

comte de B arcelle s , et l’

en richit de terres cou sidérables , en y joignan t de nombreux priv ilèges .

Mais cette prospérité ne fu t pas de longu e du rée .

Vasco Pires de Camoén s , ayant pris le part i del’

E spagn e contre le Mestre d’

A viz à la j ou rnéed

A ljubarrota , vit tou s s es biens co nfisqu és et sonhéritage rédu it à qu elqu es domaines de min cevaleu r dans le district d ’

A lem T ejo .

Un de ses petits-fils , Jo am Vaz de Camoën s ,servit avec distinction sou s le roi cheval ierAlphons V ; mais la famille resta pauvre etS imâo Vaz de Camo én s était revêtu d ’

u n gradesecondaire dans la marine d ’

E mman u el , qu and ilépou sa dona Ana de sa c Macedo , u n e j eu ne fil lenoble

,ma is sans fortu ne comme lu i . D e leu r

mariage naqu it Lu iz de Camoén s , en 1524 .

Où le poète de s L us ia des a —t-il vu le j our ? Lisbonne

, Coïmbre ,Santarem et Alemqu er se d is

pu ten t l’honneu r d ’avoir été son berceau , mais

deux contemporains de Camoén s , Pedro de Mariz et le l icencié Manoel Carrea

,se prononcent

en faveu r de Lisbonne,où S imâ0 Vaz éta it né et

qu ’ il habitait encore en 1524 .

Or,en cette même année 1524 , mou ru t le gran d

amiral Vasco de Gama,ce héros des poèmes de

Camoén s . Achille pou va it désorma is disparaîtredu théâtre du monde et légu er à Homère la gardede sa gloire et de sa renommée .

M le vicomte de Ju romenha , qu i publie ladern i ere et la plu s parfa ite édition des œuvres

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186 QU E LQU E S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

de Camoén s , relève à son tou r u n e s inguherc

coïncidence Ronsard et Camoens on t reçu ,

chacun dan s s a patrie , le su rnom de Prince despoètes de son temps , et tou s les deux sont n é sen 1524 ! Mais ce ne sont là que des coïnciden cesfortu ites et qu i ne mériten t gu ère l

’ intérêt ducritiqu e . On n e sait rien de la première enfancede Camoën s . I l habita it Lisbonne le qu artierde la Mou raria (qu art ier des Mau res) , sur laparoisse de Saint—S éba stien , et

,

n o n loin d’

u n

couvent où des religieux de l ’ordre de Sa int-D omin iqu e , lesquels éta ient les amis de son père ,durent probablement lu i donner ses premièresleçons . A treize ans , on l

envoya l ’u n ivers itéde C01mbre , tou te peuplée a lors de professeu rssavants et habil es et dont l es noms o n t été conservés . C

éta ien t D iego de Gouvea , l’

ancienrecteu r de l ’ un ivers ité de Paris , Vincent Fabriens , l

hellén iste fameux , Pedro Nu n re z , l eco smographe et le mathémat ic ien , etc .

,etc . D e

là,pour Camoens , u n e instru ction au s s i sol ide

que variée et vra iment capable de n ou rrir et deréchauffer u n précoce génie . A ux langu es mortes ,a d it lord Strangford , i l aj ou ta la connais s anced es langues vivantes . I l étudia l ’anglais , l e fran

çai s , l’espagnol , l

’ ital ien et même le provençal .Son esprit du t prendre l ’empreinte de ces lectu res diverses

,et c ’est pou rqu oi on trouve en lu i

de s re s souven irs de Rons ard mêlés a d ’au tresréminiscences d e Pétrarqu e et de Garcilaso . I l

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188 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

Oh ! qu i m’

emportera au milieu des fleu rsde ma j eunesse !A vant de qu itter l’U n ivers ité , il s mterrogeaconsciencieu sement sur son aven ir ; il tâta lepou ls , dit—il,

’a tou tes les vocations ; et s itôtqu ’ il en eu t mis sérieu sement en regard le sinconvénients et les avantages , il se décida àn ’être , hélas ! qu e Il avait dix£hu it o u

vingt ans quand il retou rna à Lisbonne .T rop pauvre pou r paraître à la cou r et y faire

figu re , et en ou tre relégu é’a l ’écart comme u n

cadet de famille,il fu t du moins admis dans les

cercles distingu és de la ville et ne tarda pas àn ou er de belles amit iés dans cette société d ’élite ,où les esprits et les cœu rs étaient dign es de lecomprendre . Il

'

y rencontra don Constantin ode Bragan ce , le du c d

A ve iro , le marqu i s d eVilla Real

,les comtes de Redando et da Sor

telha , don Man u el de Portugal , qu’ il appela

plu s tard son M écèn e , et en fin le plu s j eune ,le plu s cher et le plu s regretté de ses amis , donAntonio de Noronha , dont il a pleu ré s i élo

quemmen t la mort prématu ré .

’était un heu reu x temp s pou r lu i et où rienne manqua à sa gloire naissan te , si ce n

’ estl ’attention des poètes et des écrivains du temps ,lesqu els paraissent avoir ignoré complètement

qu e leu r plu s redou table rival et leu r ma ître atou s , grandissait près d

’ eux en silence . sa deMiranda vivait à la campagne ; G il Vicente

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L u I z D E GAMOENS .

devait être mort depu is peu ; Bern ardin R ibeiroplongé dans un deu il d ’

amou r , se tenait cachedans sa romantiqu e retraite de Cintra . D e

bon ne heu re Camoens se montra sen sible àl ’attention et à l ’ estime des dames . Leu rs enviables sufl

rages allaient au-devant de son . talentet de ses œuvres . En outre , ses nobles amis lu idonnaient l ’exemple d ’u ne galan terie raffinéeil n ’en était au cun qu i n

eût a faire parade d ’unebien—aimée illu stre ou obscu re , toujours belle etcharmante .A en juger par les poésies galantes de Camoën s ,il a ima beau coup et souvent . Imbu de la docteantiqu ité , ma is enthou s iaste admirateu r despoètes de la Ren aissance ital ienne

,de Pétrarque

su rto ut et de l’A rioste , il mettra donc au pillage ,pou r chanter ses amou rs , les G recs , les Latinset les Italiens , mêlant l a flamme pu rement class iqu e des un s à l ’esprit cheva leresqu e et aventu reux des au tres . Violante , Natercia , D in amèn e ,N is e

, Gracia , Inez , Béatrix , Orithia , etc défi

l ent tou r à tou r dans ses vers .Quoi qu ’en aien t pensé les biographes et com

men tateurs , j e n e crois pa s que tou s ces n omsn

’aient vou lu désign er qu ’

une seu le et même

personne , la Lau re incomparable et u n iqu e dupoète . Écou tez plu tôt A u temps , dit—il, où

j ’avais l ’habitude de vivre d ’amou r , j e n’éta is pas

toujou rs attaché à la rame , mais , tantôt l ibreet tan tôt esclave

,j e changeais de flammes et

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196 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

j e brû lais diversement On n ’aime qu ’

unefois . .

Ces incon stantes escarmou ches où s’

es saye lecœu r ne sont qu e le chemin , plu s ou moin s accidenté

,d ’

une grande passion qu i domine la viede la plupart d

’entre nou s et y mêle ses lu ttes ,ses combats

,ses revers ou ses triomphes . Le

j eune poète éta it parvenu au temps de sonsuprême amou r . On s ’accorde à juger qu e

Camoens a dérobé le nom qu i lu i fu t cher sou sle pseudonyme de Natercia , qu i n e sau rait être

que l’

an agramme de Catarina . Mais qu elle es t

cette Catherine qu ’ il a entou rée , dans ses chan ts ,de tant de pu deu r j alou se et de dis crétion ?J . Pinto Ribeiro , après avoir supposé qu ’elle

se n ommait dona Catarina de Almeyda , etqu ’elle était la parente ou l

alliée de l ’ il lu streamou reux, revient su r cette première opin ion etse prononce pou r dona Catarina de A thayde .

Man u el Faria e Sou sa dit qu e ce pou rrait bienêtre u n e certaine Isabel , lou ée tendremen t et

dans maint sonnet sou s le n om de Be lisa . Pedrode Maris tient pou r Catherin e de Athayde .Chose remarqu able , les poètes de la Renais

sance s e prenaient volontiers d ’amou r pendantles dévotions de la semaine sainte , et ju squ edan s les égl ises , devant les au tel s . Pétrarqu erencontra Lau re u n vendredi saint ; Boccace vit

pou r la première fois la divin e Fiammetta u n e

Veille de Pâqu es . C ’est dan s l ’église da s Chagas

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192 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T . FR ANÇAI S .

monie qu i n’

a d ’ égale qu e chez les plu s su avespoètes italiens . On ne sau rait porter plu s loin lecharme des paroles . Le castilla

n était alors forten u sage parmi les au teu rs portugais , dont qu elqu es—un s , tels qu e Man u el Faria e Sou sa , ontcomposé leu rs ouvrages en cette langu e . Camoensse pla isait à rapprocher les deux dialectes , jedirai presqu e les deux Mu ses

,et à glisser des

vers espagnols dans ses poésies qu i sont pou rtantsi portugaises . C ’est ce qu ’ il appelait marcherdu même pas sur u n pied portugais et sur un

pied castillan .

L ’amou r , D ante l’a dit qu elqu e part

,provoqu e

l ’amou r . Camoens j eu ne , brave et riche de géniefu t aimé , n

’en dou tons pas . Faria e Sou sa la issemême supposer qu ’ il y eu t u n e promesse demariage échangée entre les deux amants . Hélas !ils avaient compté s ans ces barrières terribles etpresqu e infranchis s ables qu e l

’ inégalité de fortu ne et de condition se plaît à dresser çà et l

a

entre les âmes et les cœu rs les mieux faits pou rse comprendre . Les nobles parents de Catherineintervinrent tout à coup . On gagna d es personn ages influents à la cou r , et on les persu ada au

point qu e Camoén s reçu t l ’ordre de qu itter Lisbon ne . C ’ est là qu e commen ce son appren tissage de l ’exil . On a dit qu e Catherine , coqu etteet frivole comme bien d ’au tres , s

’était déj à detachée du poète . Un S onnet plein de reproches faitallu sion a cet oubli et à cette ingratitude .

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L u I z D E GAMOENS .

A imer fut en d ’au tres temps u n e dou ce chosepou r moi . C ’était qu and l ’espérance me trompait .Mon cœu r s

aban don n a it alors a la con fiance etse con sumait de d és irs . O faible et vaine espé

rance ! Comme l’

in con stan ce vou s détrompe !C ’est au momen t où la fél ic ité e st la plu s grandequ ’ il fau t songer à son peu deVoilà un e chan son éternelle , au ss i étern elle

qu e la fragilité huma ine et la mobil ité de n o s

sentiments . Bien des grands et des petits hommes l ’avaient reprise et refaite à leu r man ière ,qu an d Camoens la fit entendre de n ouveau . Ah !mon D ieu ! quelqu es ann ées avant cette date , leroi François I°“ exprimait les mêmes regrets ,mais su r u n tou t au tre ton

S ou ven t femme varie ;Bien fo l es t qu i s

y fi e !

C ’est à A bran tès ou à San tarem, ou dansquelqu e au tre ville ou bou rgade .da Ribatej o

(pays qu i côtoie le hau t T age) , qu e Camoens allachercher u n asile .

Il supportait impatiemmen t la solitude et

l ’éloignement de Lisbonne . D ans u n e élégie , ilse compare avec plainte à Ovide , exilé chez lesS armates , et nou s mon tre la tristes se qu ’ ilépreuve à su ivre , d

un œ il pen sif, les barqu es

qu i sil lon nent le T age .

L ’étude et le travail pu rent adou cir ou tem

pérer ces amertumes ; il écrivit des pièces de

13

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194 QU E LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FRANÇAIS .

théâtre à la man1ere de G il Vicen te E l rey

S elenca , Filodemo , Amphitritès , etc . Il con çu tet ébau cha le plan de son poème des L us ia des .

I l se forma l ’esprit par de bon nes lectu res deCas tanheda , de Barre s , de sa de Miranda , sansn égliger pou r cela les écrivain s étrangers et le scla ss iques anciens .E t il a imait encore , i l se souvenait et espéra it

to uj ou rs !I l rentra à Lisbonne vers 1549 . S on absence

avait du ré deux ans , et la ran cune ou le dépit deses ennemis aurait en le temps, ce semble , des’

apaiser et de s’

a ttiéd ir, si les méchants in st incts n ’étaient pas les plu s opiniâtres de tou s etles plu s vivaces .Mais que faire de sa j eu n esse , et à quoi em

ployer l’enthou s iasme et la vigu eu r d ’

une âme etd

un corps de vingt-cinq ans ?Certes , le métier de soldat dut s ’offrir tou t

n atu rel lement au poète et le tenter . Le Portugal ,à cette époqu e , menait de fron t, sur plu s d ’

u n

poin t a la fois , de grandes entreprises . On s e

battait au Brésil , su r la côte d ’

A friqu e et auxIndes , et qu i avait soif de gloire ou de fortun en

hés itait point à prendre part à l’

un e ou àl ’au tre de ces expéditions . Camoén s résolu t des’

embarquer pour Goa , et il se fit in scrire su r leregistre des volonta ires . Cet engagemen t curieuxa été conservé . Le voic i Lu iz de Camoén s

,

fils de S imâo Vaz et de Anna de S â , demeu ran t

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196 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

pas , disait-il sans forfanterie , ma peau , commecel le d ’

A chille , n’es t vu lnérable qu

’au ta lon .

Person ne n ’a vu les miens et j ’ai vu ceux debien des gens . I l advint pou rtant qu e , dansu n e rencontre avec l ’enn emi , notre poète fu tfrappé au visage et grièvement blessé à l

’œ ildroit . I l combattait près de son père , S imâoVaz

,lequel éta it investi du comman dement d ’

u n

navire portugais .

E stropié au service de la patrie et désorma isborgne , comme Cervantes étaitman chot , Camoensse fél ic ite de son sort . Mais dan s ces deux annéesqu ’ il passa en Afriqu e, son amou r pou r Catherine s e réveillait souvent , plu s fort et plu s amer

qu e j amais , et le soldat éclatait en plain tes et

en élégies harmonieu ses , qu i n’avaient qu e le

bru it de la mer pou r écho Je vais dépensantma laborieu se existence

,et m’

abandon n an t à u n eentière solitude , le long d

un e plage mugissan te .Je considère l ’Océan , l

Océan dans son agitaJe porte envie à ses flots

,mais j e ne sa is

me résoudre , qu elqu e vive qu e soit ma détermi

n ation . Si je veux mettre u n terme à ma déses

péran ce au milieu de tant de maux , j e ne lepu is l ’amou r et mes souvenirs ne me permettent pas de me don n er la mort .Il revint à Lisbonne en 1552 . N i ses talents ,

qu i n’étaient plu s u n secret pou r person ne , n i

ses services , qu i avaient été si réel s et s i méritants , n e parvinrent ’a désarmer la ha in e o u à

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L U IZ D E GAMOEN S . 197

imposer s ilence ’a la j alou s ie . On méconnu t lepoète et le soldat.Les humiliations et les dégoûts

,

tou t ce qu i sou lève u n cœu r droit et fier, fu t

prodigu é à Camo én s . Ce n ’est pas tou t pou rtiv0ir tiré l ’épée dans u n e qu erelle où il avaitdéfendu ses amis , il fu t j eté en prison . C ’es t delà qu ’ il implora la clémence ou plu tôt la ju sticeroyale , et su r sa promes se formelle de s

en alleraux Indes , on lu i rendit la liberté .

Rien ne le retenait en effet , pa s même cetamou r qu ’ il emportait , clou é dans son s ein

,

comme u n e flèche brûlante et empoisonnée .

Au ssi , en prenant place su r le vais seau le S a nB emto , qu e commandait Ferdinand AlvaresCabra l , il se retou rna du côté de Lisbonne , ets’

écria comme Scipi_on l ’A frica in Ingrate

patrie, tu n

’au ras pas mes osColère d ’enfant , serment d

amoureux ! L a pa

trie vit en nou s dou ce ou cru elle , notre tou rment o u notre jo ie , mais touj ou rs vén érée , touj ou rs chère et nou s l ’empo rton s partou t , oùle ven t des des tinées nou s promène . A peine levaisseau avait- il fait qu elqu es l ieu es en mer que ,

debout su r le pont du n avire , le cœu r gros et lesyeux mou illés , Camoens salu ait à l ’horizon lesmontagnes bleu es du Portugal et leu r tendait desbras de fil s .Pu is il son gea au x moyen s de glo rifier cette

patrie et de la doter dans les âges d ’

u n poèmen ation al impérissable , et du rant cette longu e

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198 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

traversée de Lisbonne a Goa , ce fut la l ’espoirun iqu e et le sommet de son génie .

Camoens , n ou s l ’avon s dit , appartenait à u n

peuple de marin s et de soldats . Le champ debataille et l ’Océan se res semblen t . T ou s les deuxpou s sent ’

a l ’audace de la pensée et de l ’action ;tou s les deux an iment le cou rage et exalten tl ’ enthou siasme . Mais l ’Océan , qu i ne cesse derenou veler ses aspects gran dioses et de raj eun irses prestiges ; l

Océan , qu i mêle les séductionsaux épouvan tes , les cares ses aux men aces , et qu i ,après des balan cemen ts de berceau x qu ’on endortd ’

u ne chan son monotone , a de formidables seco u s ses et des cou rroux indicibles , rou lant sesvagu es comme des troupeaux de l ions , rugissant au loin ,

écumant et fumant , l’

Océan est lemaître supérieu r des grands poètes épiques

,et

c ’ est lu i qu i a donn é des leçon s à Camoens,

comme il en avait j adis donné à Homère . L’

u n

et l ’au tre pouvaient dire La mer est la nou rrice et la conseillère de mon inspiration !Une tempête fu rieu se assaill it la flotte portu

guise au cap de Bonne—Espérance .

T rois bâtiments j etés hors la voie n’

arrivèren t

à Goa qu e l’année su ivante . Le S a n B emto ,

plu sheu reux , entra dans le port de la colon ie au

commencement de septembre 1553 .

Le vice-ro i de Portugal , D . Affon so de Noronha,

préparait alors u n e expédition contre le roi dePimen ta ou de Chembé , qu i avait con qu is plu

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200 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

gen t se sou tien nent sur l ’eau comme des vess ies ,mais où les braves sèchent sur pied ;… où les

lâches aiment mieux se venger avec la langu equ ’avec le pendant que les Portugaises ,

qu i sont horriblemen t mûres et de cou leu rb ise

,n ’on t rien qu i pu isse émou voir le cœur

d’

un galant homme ou réveiller la verve d ’

un

poète , etc . On voit la cau stic ité fin e et l ’en

jou emen t , mais on pressent de même le péril qu es emblaien t provoqu er ces intempéran ces de l ’esprit et de la plume .

Cependan t on combattait touj ou rs , avec ou

sans su ccès , et D . Pedro de Mascarenhas ayantrésolu de châtier u n corsaire , n ommé Safar

, qu i

faisait con cu rren ce aux Portugais et leu r barraitle passage à l ’entrée de la mer Rouge , arme troisnavires de haut bord et cinq bâtiments d ’

u n portmoin s con sidérable , que D . Manoel de Vasconcellos fut chargé de comman der (févrierLa campagn e n ’

abou t it à au cun résu ltat sérieux .

Les Mau res échappèrent aux pou rsu ites des Portuga is , et c

’est à Ormu z qu’on dut passer la

mousson d ’hiver .Camoens , forcément oisif et ennuyé , en face

du cap Guardafù et devant une mer où l es tempâtes sont fréqu entes , à la vue au ssi des cimesdésolées du mon t Félix , pen sait àAprès avoir peint cette natu re aride

,escarpée

,

ingrate , san s oiseau qu i égaye l’œ il et l ’oreille

,

san s bête S auvage qu i invite le chasseu r , san s

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LU IZ D E GAMOEN S . 201

riv1eres n i ru isseaux , et qu’on a n ommée Peliw

par antiphrase , il se rappelle ses amou rs , et ils’

écrie (X°ca n ga o)Là j e demeurai u sant mes tristes j ou rs

,

j ou rs de mala ise , de contrariété , de solitu de ;jou rs mau vais , pleins de fatigu e , de dépit etd

affl iction s , ayan t non seu lement à lu tter contrela vie

,le soleil ardent , les eaux froides , l

épa is

se ur des brou illards tièdes et lou rds , mais ayantencore pou r enn emies mes propres pen sées , cemoyen de don ner le change a notre proprenatu re . E lles rappelaien t amon souven ir ce peude gloire fugitive et depu is longtemps écou lée ,

qu i m’était échu e dans le monde , au temps où

j e vivais , comme pou r doubler le sentiment demes maux et me montrer qu ’ il existe s ur la terrebeau coup d’heu res deLe bonheu r ! le N ’est-cc pasle vieux D ucis qu i a dit Le bonheu r ici—basn ’est qu ’

un malheu r plu s ou moins consoléMa is cette con solation même a été refu sée touj ou rs a Camoens .A son retour a Goa , notre poète fu t accueill ipar le gou verneu r Francisco Barreto

, qu i s uccé

dait au vice—roi don Pedro de Mascaren has , mortdepu is peu .

Francisco Barreto avait des qu alités,dit—on

,

mais il les con tre—balançait par u n orgueil execss if et u ne personnalité au ssi ombrageu s e qu ’ intraitable . Camoens , dans les rapports qu

’ il eu t

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202 QUE LQU E S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

avec ce gouverneu r , se trouva froissé plu s d’

unefois , offensé peut—être . D e là u n e véhémente etsanglante satire sou s ce titre D isp a ra tes n a

In dia , inconséqu ences des Eu ropéens dansl’

Inde

Vivacité de pensée , hardies se de langage , dédain amer à la façon de lord Byron , invectivebrûlante a la façon de Juvén al , rien ne manqu eà Camoens pou r flétrir la vén al ité , la ru se et labasses se au tou r de lu i , et pou r chât ier les insolen tes pré ten tion s des traitan ts de Goa a cetteépoqu e .

Le gouverneur , a raison ou à tort , se sentitatteint et se reconnu t peu t-être sou s l’an0nyme

de ces traits divers . Excité contre le poète pardes dénonciations part icu l ières et au ss i par son

propre instinct , il lu i intima l’ordre de qu itter

Goa et de se rendre au plu s tôt dans l ’établis sement qu e l es Portugais venaient de fonder su rles côtes de la Chine , à Macao .

Qu elques semaines de prison préparèrent lemalheu reux satiriqu e a son exil .Camoén s qu itta donc Goa ; ma is il a cons igné

son ressentiment dans se s vers Pu isse , dit—il ,le souvenir de cet exil demeu rer scu lpté sur l efer et la pierre !Un critiqu e éminent , mais très sceptique

,et

qu i admet trop volontiers les circons tances attén u an tes s itôt qu ’ il s ’agit des ennemis de Camo è n s , M . Francisco—Alexandre Lobo , évêqu e

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204 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FRANÇA IS .

sextines et les octaves , il n’ est pas de mou le l it

téraire où il n ’

en ferme et n ’

exprime son désespoir Ame charmante , dit- il , qu i t

’ es éloignéesi rapidement de cette vie pleine de déceptions ,repose là-bas en l ’éternité des cieux ; et moi , ilfau t que j e vive touj ou rs affl igé su r cette terre

'

Et ailleurs Pu isqu e j e ne su is pas encore rasansié de la vie , pu isqu e j e sais déjà qu

une grandedou leu r ne tu e pas , s

il existe u n e chose , qu icau s e de plu s cu isantes angoisses

,j e la verrai

,

car j e pu is tou t Je n ’ai vu dans la vie qu el e manqu e d ’amou r j e n ’a i vu dans la mort qu ela grande dou leu r qu i m

’est restée .

Camoens passa à Macao , dans cette ville chinoise tou te pein te et originale , dix—hu it mois derelâche et presqu e d ’

a isan ce . On y montre encorela Gro tte de Pa ta n é et les ombrages où il al laitpenser , s e souvenir , travailler et mettre les de rn ières stances a son beau poème des L us ia des ,ébau ché à Co ïmbre , et continu é cou rageu sementsou s tou tes le s lat itudes et sou s tou s les cieux .

C ’est dans la Grotte de Patan é qu ’ il recevait laMu se , u n e Égérie mystérieu se et idéale

, qu i lu i

racontait la glo ire et les hau ts faits de la patrie .

Lorsqu e l ’œu vre fu t terminée , qu and le poète

pu t dire comme Horace E x egi mon umen tum

l’

ex ilé se ressouvint de plu s belle , et il s’

en n uya .

I l s ’appliqu a néanmoins’a se vain cre , à dominer

se s penchants , et son geant enfin à la fortune , laseu le chose , héla s ! qu i procu re l

’ indépendance ,

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LUIZ D E GAMOENS . 205

il s e mit à tirer quelqu e lucre de sa place deCu ra teu r des s ucces s ion s . Il parvin t amasserainsi u n e somme , peu considérable sans dou te ,mais suffis ante du moins à le tenir au -des sus deséventu al ités de la mi sère et de la destinée , tel lesqu ’ il les avait connu es . Pu is il vou lu t retou rnerà Go a , où don Constantino le rappela it .Il se mit en rou te . Mais voilà qu ’aux abords

du golfe de Siam , l e navire qu’ il montait est

brisé et dispersé par la tempête . L’

humble fo r

tu ne de Camoen s est englou tie sou s les vagu es ,et lu i—même s e sauve à la nage , tenant à la mainou aux dents le trésor qu ’ i l estime le plu s précieux , son manu scrit des L u s ia des , ce glorieuxhéritage de la patrie du monde . Un esclave javana is , au tre épave du navire , nageait près de lu i ,et u n même péril , des revers commu ns eu ren tbientôt rapproché ces deux hommes . L ’esclave etle poète se lièrent d ’une amitié immu able et qu is’

affirmera de plu s en plu s . Ce n oble et pauvreesclave dont on ne sau rait tr0p lou er le d évou ement et la fidél ité san s bornes , s

’appelait Jean,

su ivant le s Mémoires de Nicéron ; mais PedroMa riz , Manu el de Faria e Sonsa et la traditionaprès eux ,

le désignent sou s le nom d ’

A n ton io .

Camoens et l ’ esclave fu rent accu eill is par desfamilles chinoises qu i habitaient les rives duM écom. Plu s ieu rs morceaux dan s les poésiesdiverses R ima s s emblent avoir été écrits pendan t ces qu e lqu es semaines de repos , entre au tres

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206 QU E LQUE S MAITR E S ET E —A NG E R S E T FR ANÇAIS .

la magnifiqu e pa raphra s e du psaume S up er [lumin a B a by lon is . . Certes

,l e prophète exilé n

a

pa s été plu s profo ndément triste que notre poète ,et les pages les plu s sombres et les plu s désespérantes de l ’E cclés ia s te peuvent être rapprochéesici de s stances de CamoensJe me trouvais su r l es rives du fleuve qu i va

à Babylone . Je m ’as s is et j e pleu ra i . … Et j e vis

qu e tou s l es maux viennent de l’

in co n s tan cc etl’

in co n stan ce des ann ées , et j e vis qu elles décept ions le temps apporte aux espérances . Là j es entis combien du re peu ce qu e les hommesappellent grand bien , et comme le mal arriveavec rapidité , et dans qu el triste état il s e trouve ,celu i qu i s

’est fié au bonheu r . Je vis qu e le bonheur qu ’on pris e le plu s et celu i qu

’on comprendle mieux,

c ’ est le bonheu r qu ’on a perdu . Je visle bien se changer en mal et le mal se changeren u n mal pire encore . Je vis qu e le repentir estacheté par bien du travail . Je vis qu ’ il n ’existeaucu n vra i contentement , et j e me vois maintenant j etant au vent de vain esComprend-on , devant des vers d

une telle ets i n avrante élévation , le jugemen t dédaigneux deLa Harpe dans sa préface de la tradu ction desL u s ia des ? Le Camoen s , dit—ii d

u n ton dogmat iqu e , a laissé des poésies diverses qu i ne sont

pa s dignes de sa répu tation e t qu i ne mériten t

pas . d ’être tradu ites . Mais ces poés ies diverses,

La Ha rpe , qu i n e s avait pas le portuga is , ne les

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208 QU E LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR A NÇAI S .

accu sa Camo én s de malversations dans sa placeà Macao

,et Miguel Rodrigu es Cou tinho , su r

nommé Fios S eccos (fils secs ou fibres sèches) , s eporta comme so n créancier . Condamné à la prison ,

le poète n ’en sortit qu ’au moyen d ’

une fineet p iqu ante requ ête a u gouverneu r . Il y railla itspiritu ellement F ins S eccos , et demandait à êtrerendu a la liberté afin de pouvoir prendre part ala prochaine expédition .

G râce à l ’obligean ce d’

un ami , don Heitor daS ylve ira , Camoens paya sa dette .

Les expéditions maritimes se su ccédaient ; onhivernait à G oa . Camoen s , u n peu consolé de lamort de Catherine de Athayde , s e laissa plu sd ’

une fois reprendre à de nouvelles amou rsd ’abord pou r u n e gracieu s e femme de Go a , qu i

repartit bientôt pou r l ’E u r0pe et périt dans latraversée

,pu is pou r u n e belle esclave , Barbe o u

Barbara,dont il rougis sait , à vrai dire , comme

d’

u n attachement inférieu r , mais qu’ il a pou rtant

célébrée dans de jo l is vers .

Malgré tou t,il se retournait souven t du côté

de l ’E u rope et aspirait a la patrie . L’ancien vice

roi, do n Antonio de Noronha , qu i ava it pris la

place du comte de Redondo , mort en février1564 ,

fu t impu is sant à le retenir près de lu i et àle fixer .S ur ces entrefaites , u n parent de B arreto , tr0p

semblable à celu i—01 , Pedro Barreto Rolim ,dé

igné pou r administrer la capitain erie de M o z ama

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LU IZ D E GAMOENS . 209

biqu e propo sa à n ôtre poète , don t il a imait , disait—il, la société , de l

’accompagner sur les côtesde l’A friqu e orientale . On s

embarqn a pour S ofala , à la fin de 1567 . A peine arrivés , ces deuxhommes , peu faits pou r se comprendre

,se

brou illèrent . Camoens , abandonné , fut rédu it àla misère la plu s affreu se , et , su ivant D iogo doCou to

, qu i le rencon tra pendant cette relâche ,on le vit se nou rrir de la pitié de ses amis

Ce n ’est pas tou t on vola le pauvre ; on lu i déroba u n ouvrage auqu el il travailla it avec ardeu rle Pa rn a s se de L u iz de Camoën s .

D es amis gén éreux le tirèren t de cette pénibles ituation , et , venu s du port de Goa , ils lu i offriren t un passage su r l e vaisseau la S a n ta Fé, qu iles ramenait ’

a Lisbonn e .La traversée fu t heureu se . Mais au moment où

la S a n ta Fé approchait de Lisbon ne , en appritqu ’

une peste horrible décimait la popu lation decette ville . C ’était à la fin de 1569 . Les eaux duT age étaient gardées et fermées avec rigu eu r , et ,du rant u n e quarantaine de plu sieu rs mois qu ’onimposa aux navires qu i revenaient de l

In de,

Heitor da S ylve ira tomba ma lade et mou rut enmer

,en vu e de Cintra . A force d ’ instan ces et

de démarches , D iogo do Cou to parvint enfin àdébarqu er seu l (avril et il obtint de la ’

cour l ’entrée du port pou r la flott ille . A u moisde mai , Camoens revit Lisbonne . I l était âgé de

qu aran te-s ix ans .

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210 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .

Q u i au ra it alors recon nu la charman te et pittoresque capitale du Portugal ? Jean » I I I étaitmort , et le j eune roi don Sébastien qu i lu i ava itsu ccédé n e l e rappela it . en rien , hélas ! Jeun e,bou illant , téméraire , mais d

u ne conscience timoree et superstitieu se à l ’excès , les intrigu esles plu s déplorables l ’enve10ppaien t de leu rs lacs .

I l préparait déj à sa chevaleresqu e et abs u rdeexpédition d ’

A friqu e , u n e crois ade hors d’âge et

de s aison , en laissant d’ail leu rs se rapetis ser et

s’

amo indrir tou tes choses au tou r de lu i , et lesdestin ées de l ’État aller à la dérive .Camoen s en eu t l e cœu r serré . T ou tefois il

retrou va à Lisbonne qu elqu es anciens amis etcon tracta u n e l iaison particu l ière avec ManoelCorrea , cu ré de Saint- Sébastien et examinateu rsynodal de l ’archevêché . Man oel Correa fi t faireu n portrait du poète

, qu i a été gravé et reprodu itsou vent depu is lors les traits de l ’au teu r desL u s ia des y sont empreints d ’

une franche et veritable n oblesse . L ’aspect général est grave etsévère , presqu e farou che . On y devine l ’hommedésabu sé , et qu i a pris son parti de vivresolitaire . Camoens

,on le sa it , était de tail le

moyenn e . Son visage était plein et ouvert . I lavait le front proéminent , le nez fort , la barbeet les cheveux -d

u n blond roux . S on humeu r,

d ’abord gaie et facile , s’

altéra et s ’a s sombrit sou sle poids des années ma lheu reu ses .Mais n ou s tou chons ’a la date de la publica

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212 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

rable amira l portugais , l’homme des dieux et

du sort , préparé de longue main par un pass éplein de promesses , et travaillant , dans de sj ou rs regorgeant de victo ires , aux immorte l l es

splen deurs de l ’aven ir . Le Portugal devien tpre squ e u n royal vaisseau lancé

a tou tes voileset sur tou tes les mers ,

’a la recherche de tou te sles plages , pou r les conquérir et y planter lacroix du vrai D ieu . L ’horizon , c

’es t la gloire ;le l ieu de la scène , l

Océan ; le théâtre , la flotteportugaise . Q ue de cou leurs pour l

’ imagination !

Q u e de ressou rces pou r le génie ! Au ssi le stableaux sévères o u riants , les vu es gran dios es ,les idées profondes , les sentimen ts passionnés ,joyeux on mélan col iqu es, se pres sent et se groupent dan s cette bordu re harmon ieu se ! Nou sn ou s souven on s des Argon au tes et de la T oisond ’or ; mais la tradition qu

in terpréta it Apolloniu s de Rhodes est bien au-dessou s du plan ques ’est tracé Camoens . I l ne s ’agit pas ici d ’

u nepoignée de G recs aven tu reux ; c

’est l ’histoirede tou t un peuple qu i anime le poème et lediversifie à pla is ir . Ovide y coudoie Virgil e

,

a a in s ’y mêle’a l’A rio ste , et , comme dans

Shakespeare,le drame historiqu e et patriotiqu e

y produ it des effets inattendu s et pu i ssants .

Relisez le tou chant épisode d ’

In ez de Cas tro ;souven ez-vou s du fantôme d

A dama s to r ! Vellosoavec les sauvages vous rappe llera U lysse che z

Po lyphème ; le tou rno i des dou ze Portugais vou s

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LU IZ D E CA M OËN S .

fera penser aux j ou tes de s pa ladins . E t l ’entrevn e du roi de M élin de et de Gama ! E t l ’ap

parit ion de l’

In du s et du Gange ! etc ., etc . Les

vers des L us ia des son t touj ou rs adaptés au

suj et , et , avec u n e rare et mélodieu se éloqu ence ,ils le portent en qu elqu e sorte et le promènen t .On dira it les flots retentissants , tan tôt rebelleset tantôt dociles , sou s les voiles rapides etlégères de Vasco de G ama et de ses compagn on s

Da bran ca eseuma o s ma re s se mo stra vam

Coberto s , on de a s pre s s v éo cortan doA s ma ritime s agn e s con s agrada s ,Q u e de ga do d e Pro tec s ée cortada s .

Joign ez ’a cela l ’exact itu de scrupu leu se desdescript ions et la réal ité des peintu res . CommeHomère , Camoen s est u n peintre et u n géo

graphe . La science se fait , a so n commandement , la vassale complaisante de la poésie .

Quant au mélange exagéré san s dou te , et

parfois hors de propos , du christianisme et dupagan isme dans les L u s ia des , mé la

'nge s i fré

qu ent chez les poètes et romanciers de la Renaissance an xw° siècle , j e dira i avec M me de S taé lqu ’ i l ne produ it pas ici un e impress ion trop

discordante On y sent très bien que. le

christianisme est la réal ité de la vie et le pagan isme la paru re des fêtes , et l

on trou ve un e

sorte de délicatesse à ne pas se servir de ce

qu i est saint pou r les j eux du gén ie même

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214 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA IS .

L a renommée des L u s iades , immen se en Por

tugal , passa bientôt la frontière . E lle alla e n

E spagn e , et de là s’

étend it en Fran ce , en An gleterre , en Ital ie , en Allemagne . Le T asse

,

’a laveille de pu bl ier sa Jéru sa lem délivrée, s alu aun maître en Camoens , et lu i adressa un sonn e tenthou siaste , où Vasco de Gama et son poète son ta ssociés et mis sur le même rang .

A Lisbonne , en a cclamait Camoén s , l e po èten ational , le sublime as sembleu r des tradition shéroïqu es du pays et de ses explo its memorables ; on se le désignait l ’u n ’a l ’autre avecorgu eil dan s les ru es et su r l es places .Mais , en ce temps—là , on voyait fréqu emment

la fortune tou rn er le de s au mérite , même recon nuet glorieux . T ou t en n ’

admettan t qu ’avec réserveles légendes qu

a pu faire naître la vie be so

gn en se de Camoens , i l fau t conven ir pou rtan t

qu e sa misère alla it croissant de jou r en j ou r ,et qu e l

in d igen ce ne se fit pas attendre . I l ya , certes , un fonds de vérité même dan s le sdétails apocryphes qu i nou s sont parvenu s à cetégard .

A insi la modique pension de 15000 re is

(500francs d’auj ourd ’hu i) qu e le roi D . Seba s

tien avait accordée au poète , avec la clau s eexpress e que l e titre en s erait revisé tou s le strois ans et que le titu laire résiderait

a Lisbonn e,

était si peu‘ exactement payée qu e Camoens al la it

ju squ ’à dire qu ’ il aimerait que les 15000 re is

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216 QU E LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .

qu e , tou chée de tan t de détresse , elle lu i fit

accepter quelqu e argent .Camo én s hab itait u n e humble chambre , étro iteet humide , et atten ante à l

églis e du couvent deSanta Ann a des re ligieu ses fran ciscaines . I l aadressé à l ’un e d ’ elles , un e n ovice fort jeun e etfort jol ie , u n doux et gracieux son net . Peu t-être ,elle au ssi , ava it—elle en u n regard de pitié po u rle pauvre rimeu r !Le ro i D . Sébastien était parti pou r l

A frique

et , oublieux du grand poète , il s’

éta it fait aecom

pagn er de D iego Bernardes , médiocre et pâlerival de la glo ire de Camoens . E t pou rta ntcelu i-ci , loin d

’en témoign er aucu n dépit , s e

proposait , dit Faria e Sou sa , d’écrire u n po ème

en l’hon neur de la gu erre qu e le roi fa isa it aux

Mau res .

'

S ur ces entrefa ites le Javan ais mou rut . L epoète dès lors se sentit tou t à fait seu l . Plu srien pou r l ’a imer ; au cu n l ien en ce monde , où

sa vieille mère , tombée dans l’enfance , n e le

recon naissait plus et n e pouvait guère elle-mêmesu bven ir

a sa propre indigence ! E lle éta it des

tin ée pou rtan t’

a su rvivre à son fils !Frappé au cœur , Camoens fléchit enfin sou s

le fardeau de tan t de peines . On le transportamalade

’a l ’hôpita l . C ’ est de là qu ’ il écrivit ’

a

D . Francisco de Almeyda , o u , selon d’au tre s

b iographes , au comte de Vimioso , D . Franci scode Portugal , un e lettre iron ique et amère , don t

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LU IZ D E C A M O EN S .

voici u n fragment Q u i pou rra j amais dire

qu e su r un au s s i étroit théâtre que ce misérable grabat , la fortune se soit plu à donner lespectacle d ’

une au s s i grande infortu ne ? Pou rmo i , loin d

’accu ser la rigu eu r du so rt , j e me

range de son pa rti contre mo i-même ; car il yau ra it u n e sorte d

impruden ce à vou loir rés isterà tant de maux .

Le comte de Vimioso arracha Camoén s àl ’hôpital . Ce gran d homme ne mou ru t don c pa s ,comme on l ’a dit , su r lel it de la charité publi

I l fu t inhumé dans l église du cou ventde Santa Ann a , D . Francisco de Almeyda fournitle drap pou r l ’en sevelir.

Après tou t , au tant valait mou rir à l’hôpital !

Camoens était dans sa cinquan te- cinqu ièmeannée On dit qu e , su r son l it de mort

,

il reçu t la nouvelle de la défa ite d ’

A lcacer-el

Kebir , et qu e , pTévoyan t l es su ites fu nestes dece désastre , il pleu ra su r les prochaines destin ées de sa patrie , en s

écrian t : A u moinsj e meu rs avec elle ! I l avait entrevu de ceregard profond , tou t intérieu r et prophétiqu e ,

qu e la mort don n e à certains hommes , le cerclede revers et d ’ illu sions où devait être entraînéle Portugal . Le poète avait deviné Phil ippe I Imettant le pied su r le royaume de l ’ illu streJean III et du malheu reux D . Sébastien .

Camoen s ne s’était point marié . I l ne la issa

poin t d ’enfants , et S O I I pays fut so n dernier

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218 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

amou r , son pays qu i négligea même de marqu erpou r lu i la pierre d ’

un tombeau . Philippe I l lu imême s ’en étonna plu s tard , et les étrangers enmu rmu rèrent . Ce n e fu t qu e seize an s après samort, que D . Gonçalo Cou tin ho retrouva la foss ede Camoens et la fit couvrir d ’

u n marbre où on

l isait Ci—gtt L u is de Camoën s , p rin ce des p oètes

de s on temp s . I l vécu t p a uvre et miséra blemen t,

et mou ru t de même . A nn ée de 1579 . E t plu sbas Cette tombe a été con s tru ite a ux fra is deD . Gonça lo de Cou tinho que p erson n e n

y s o it

plu s en terré

Je n e connais pas , a dit M . Magnin dan sl ’excellente n otice qu ’ il a consacrée à Camoé n s ,j e ne conn ais pas l’épitaphe de notre bonhommeChapelain , lequ el mou ru t pou r s

’être mou illéles j ambes dans le ru isseau de Sa int—Hon oré ,de peu r de perdre son j eton à l ’A cadémie ; maisj e pariera is qu ’elle était -plus longu e et plu spompeu se .

Le tremblement de terre de Lisbon ne , en

1755 , renverse le temple et le tombeau . Mais,

après la réédification de l ’égl ise de Santa Anna,

on a cru retrouver la place des os d e Camoén s ,qu ’on a protégés cette fois d ’

u n monument .Quant à la maison où il ava it vécu , elle resta

déserte . Personne n ’osa l’

habiter après lu i .

C ’éta it frayeur peu t-être ; peu t-être était—ce l erespect instinctif qu ’on doit à ces grands hommesà qu i n u l ne su ccède .

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GIACOM O LEOPARDI

D e communes origines rattachen t étroitementl ’u ne ’a l ’au tre la littérature italienne et la littératu re française . L

E spagn e au ssi , il est vrai , etle Portugal parlen t des langu es de proven ancelatin e ; mais par le mélange même de l

’élémentarabe introdu it de bon ne heu re dan s les idiomesdérivés du latin , et su rtou t par la dissemblancet rès accen tu ée

,

des inspirations et du génie,

l’

E spagn e_

et le Portugal se rapprochent moin sde nou s que l

I talie . L’

Italie , au point de vue

l ittéraire,nou s est un e sœu r germa in e ; l

E spa

gn e ne n ou s est qu’

un e sœu r con sangu in e et lePortugal qu ’

un demi—frèreCe qu i est bien certain , c

’est qu I l y a des s1ecles , et avant qu e les deux au tres nation s eu ssent marqu é chez n ou s u n e trace distincte , avant

qu e n ou s eu ssion s n o us-mêmes rayonné chez

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222 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

elles , la France et l’

Italie se connaissaient , s’

e s

t ima ien t , s’

a ima ien t et pratiqu aient déjà , pou ra insi dire , le commerce des esprits . Plu sieu rsmonuments su rv ivent de cette exportation mutuelle .

Les langu es humaines ont leu r destin ée et leu rhistoire comme les peuples , la même destinéeet la même histoire qu e les divers peuples qu iles on t parlées chacu n ’a son tou r . Elles ont leu rspériodes successives de formation , de développement laborieux , de matu rité active et de décl inelles sont naïves et gracieu ses dans leu r enfance ,én ergiqu es et fortes dans leu r âge viril , capricieu ses et bizarres , que lqu efois honteu sementcyn iqu es , dans leu r cadu c ité . Pu is les voilà qu itombent , qu i meu rent et disparaissent . Non ,

elles ne meu rent pas . Rien ne meu rt selon lacomplète acception du mot , et la loi suprême ,c ’est le raj eunis semen t continu , la métamo rphose

,au ss i bien

'

dan s l ’ordre moral qu e dansl ’ordre natu rel . Les langu es se transformentcomme tou t le reste elles changent de phys ion omie et d ’aspect , se mou lent en qu e lqu esorte s ur le s besoin s et les instincts nouveaux ,

mais elles gardent touj ou rs l ’a ir de la race ;ce sont des en fants bien nés qu i rappellent tou tde su ite leurs aïeux mieux encore , ce sont lesaïeux qu i reviven t , u n peu modifiés et recréés ,dans u n e longu e génération .

Le christianisme , en s’

in trodn isan t dan s la

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224 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

bagages et de passagers , qu i déborde et n’

a plu s

qu’

un cours factice et irrégul ier .Habile ’

a exprimer la philosephie , l’

éloquen ce ,

la poés ie païenn e , elle deven a it impu issan te à direles n ouveaux sen timents , les n ouvelle s pen sées ,les n ouvelles doctrines . Le monde ancien n

éta itplu s ; les vieill es langu es devaien t , bon gré ma l

gré,se tran sformer en idiomes plu s flexibles e t

ployés dès le commencemen t aux vu es et aux

instincts des n ouveau x peuples . Le latin de sa in tAugu stin et des Pères est en train de sub irpén iblement cette métamo rphose , et c

’ est l ’apou rquoi il est si peu n atu rel d ’attitude et decou rant , po u rquoi il est si su rchargé de mo ts etd

épithète s , qu’ il para ît toujou rs vou loir embres

ser et dire plu s qu ’ il n e peu t .L ’ italien vu lgaire sort du latin popu la ire et

barbare . I l est d ’abord , s i j’ose parler a in s i

, la

v ictoire du barbarisme s ur le latin savant et académique . La langu e primitive résiste longtemps ;on dirait que plu s d

u n mot se re idit et lu ttepou r garder son individu al ité , sa qu alité depatricien et de consu la ire , a travers cette fou legros sière et jargo n n an te venu e en n e sait d ’où .

A ux x° et m " s iècles , l

’ ital ien est encore to u tamalgamé de latin ; il suffit , pou r s

’en convaincre ,

de l ire sain t François d ’

A ss ise et les poètes d ecette école qu e Frédéric O z an am n ou s a si bienfait conna ître . Saint Fran çois d ’

A s s ise , le douxfrère de tou s les êtres créés , des oiseaux , de s

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G IACOMO LE OPAR D I .

agneaux et des fleu rs , le con ve rtisseu r des loups ,l’amoureux ardent de la Pa u vreté et le poète dusoleil , laisse son inspiration se débattre dans lesl isières et dans les langes d ’

u n idiome qu i n’est

,

a sa date , qu’

u n patois .Amor te men a va como

homo ven du to , dit- iléloqu emmen t ; mais homo

, on le voit , n’est pas

même encore deven u u omo . T el quel , Françoisd

A s s ise est à la tête de l ’ école ombrienne . L es

écoles s icil ienne , be lo n a is e , toscane , s’

essayaien t

en même temps aux compositions religieu ses ,aux hymnes , aux chansons imitées des troubadou rs provençaux . Chose remarqu able c ’est deFrance qu e la poésie et la l ittératu re on t étéimportées en Italie . B ren n u s avait pris au trefoisaux Romains le cep de vigne , dit—on ; après dessiècles pleins de hasards , d

’aventu res et d ’

écrou

lemen ts , n o u s avons en seigné à n otre tou r aux

héritiers de Rome , qu i avaient tou t oublié , l’art

de ciseler et d ’

embellir comme un e cenpe ,cette

mélodieu se complain te où l’

on verse la divineivresse de son âme et de so n cœu r . Je pou rraismu ltipl ier les exemples ju squ ’

à D ante da Maj anoet a ses sonn ets , s i originaux déj à cependant ets i l ibres d ’allu re . Mais nou s tou chons ’a l ’au tre

Dante , au subl ime A l ighieri , le père assu rémentet le créateu r de toute la l ittératu re ital ien n emoderne , fleuve n ou rricier qu i pen che son u rneet qu i féconde au loin l

’avenir . S on œuvre en e st

comme le portail grandiose et l ’en trée magni

15

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226 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S .

fique , en même temps qu’elle es t au s s i le dern ier

mo t et comme la bou cle de diaman t de tou t u n

cycle l ittéra ire antérieu r . La langu e de D an teest sonore et nerveu s e ; elle a l

’écla t et le son dubron ze floren t in ; mais c

’est u n e langu e tou tein dividu el le et exclu sive ; personne ne la parleraplu s après lu i . E n dehors de ce langage aux

ressou rces inépu isables , grave , fort et flexible,

D ante est encore u n maître incomparable et sonverain . L a haine et la pitié , la colère et le sou

rire , le mépris et l ’admiration , l’ indifférence

hau taine et l ’humble bonté , l’amou r pas s ionné

et la rés ignat ion paisibl e , tou s les sentimentshumains ren contrent chez lu i dan s la Vita

n uo va o u dans la D ivin e Comédie leu r expression parfaite

,leu r note vraie , ju s te , profonde .

I l a tou t deviné , comme plu s tard Shakespeareet Cervantes

,tou t compris , tou t éprouvé . I l

est au ss i l e maître des forme s e t des cou leu rsil des s ine , il peint , il scu lpte , e t

,de qu elqu e

côté qu ’ il étudie e n nou s prés ente s es personnages et se s types

,e n les voit se dres ser

,mar

cher , se pos er et vivre s elon tou tes les exigencesde la natu re

,selon tou tes les belles lois de l ’a rt .

L es statu a ires et le s peintres ne sau raient aller au n e meilleure et plu s hau te école . La lumière etl ’ombre , les nu ances exqu ises , le s va leu rs irré

pro chables Sont répandu es et distribu ées dans l espoèmes de D ante , au ssi b ien qu e dans les plu ss avantes peintu res de Rembrandt . Comment

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228 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

_

Byron . D ifforme dans son corps , il eu t u n e

en fance chagrin e et maladive ; il étudia pou rtant ,et s ’adou na su rtou t aux lettres grecqu es . Il devint’

a la fois poète et philologu e . Mais j eune , lemonde lu i apparu t déj à sou s les plu s noirescou leu rs , la vie le dégoûta , et il a ima la mort .Combien de fois , dit- il dans sa belle pièce

les S ou ven irs (le R icorda n z e), combien de foisj ’au rais changé contre la mort ma vie dou loureu se et n u e ! … O espérances

,espérances !

s’

écrie- t-il encore , aimables illu sions de mon

premier âge , toujou rs en parlant j e reviens’a

Mais , j e le sais bien , la vie n’a pas u n

fru it . C ’est u n e inu tile Et déj à , dansce tumu lte juvénile de s contentements , desang0is s es et du désir , j

appela i souvent la mort ,et longu emen t j e restai ass is s u r la fonta ine ,rêvant de finir du même coup , dans ces eaux , etmon espérance et ma

,

dou leu r .I l a u n amou r malgré tou t ; mais cet amou r a

peu du ré en ce monde , et c’ est par delà le tem

beau qu ’ il s ’adres se ’a sa bien -aiméeO Nérin e ! … es-tu donc tombée de ma

pensée ? Où donc es- tu cachée , pu isqu e j e n e

trouve de toi qu e le souvenir , ô ma douce amie ?Cette terre natale ne te revoit plu s ; cette fenêtre ,d ’où tu m

en treten a ie d’habitude et où relu it

main tenant le tris te rayon des étoiles , est déserte . Où e s-tu , pu isqu e j e n

’enten ds point tavoix résonn er , comme en ces j ou rs où le loin

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G IACOMO LE OPAR D I . 229

ta in accent de tes lèvres, qu elqu e part qu

’ il vin tme joindre , me décolorait le visage ? A u tre temps .

T es j ou rs ont passé,mon doux amou r . T u as

passé toi-même . A d ’au tres est échu de passers ur cette terre et d ’habiter ces collines odorantes . Mais tu as passé rapide , et ta vie a étécomme un songe . T u as fu i en dan sant ; la j oiebrilla it a ton fron t , et dans tes yeux , cette ima

gin atio n con fian te , cette lumière de la j eunesseAh ! Nérin e , l

’anc ien amou r règne encore enmon Hélas ! tu as pa ssé , mon éternelso up1r . …

Je ne sais rien de plu s éloqu ent qu e cettedou leu r , rien de plu s tendre qu e ces plaintes .Ce sont l ’a , e n le s ent bien

,les cris d ’u ne âme

brisée et mortellemen t triste .

L ’ idée de la mort est sœu r en lu i de l ’ idée del ’amou r , et il a écrit s u r ce suj et un poème desplu s élevés . Selon Leopardi , on veu t mou rir dè squ ’on aime , comme si c

’était là le complémentindispensable du bonheu r . C ’est bien le même

qu i dira plu s loin Le j ou r le plus funeste àl ’homme est son jou r natal et qui se plongeradélicieu semen t dan s les fun ebre s rêveries , dansl ’ infini obscu r et indéchiffrable

,dan s cette mer ,

s’

écrie -t-il , où le n a ufrage es t doux

E il nau fragar m’

e do lce in questo mare.

L’

amertume de Leopardi n e ressemble en rienà celle de Byron il mille peu et n e se moqu e

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230 QU E L QUE S MA ITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

pas . Il mêle plutôt au sentiment de René qu el

que chose d’

Oberman n ; mais la n atu re qu ’ ilobserve , et qu

’ il rend avec génie , n’

éve ille enlu i le plu s souvent qu e l

irrita t io n et le désespoir . Le souvenir de D ieu

,de la divinité cachée

et rayonnante à travers la création , ne lu i vient

;a et là qu e comme l’occa sion de professer u n

cru el scepticisme . Leopardi est presqu e athée .

Voici de lu i u n e pièce qu e j’ai tradu ite en vers ,

plu s sobrement peu t-être et au ssi fidèlement que

j anra is pu le faire en prose

C’

es t a s sez , pa uvre cœu r . Repo s e - to i . Péris seL a v a in e illu s ion , le ris ible caprice ,Q u i t

a fa it cro ire u n jou r à ton étern ité .

Je sen s bien à présen t qu e rien n’

en est res té,E t que le dés ir même a su iv i l ’espérance .

Oh ! c ’

es t a s sez d ’

en n u i , c’

est a s sez d e son fl'

ra n ce .

N’

a s-tu po in t pa lpité trop lon gtemps ic i- ba s ?Repo se- to i . D ’

a illeu rs , le mon de n e vau t pa s

U n de te s ba ttemen ts . Q u e la i s se s—tu derrièreQ u i mérite u n regre t ? T ou t est l

an ge et po u smerc .

L a v ie , u n e amertume , u n dégoû t ; et le s ort

Ne n ou s a fa it qu ’

u n d on en v iable , la M ort .

E ndors - to i dan s s e s bra s ma in ten a n t , et repo se .

Désespère a ujou rd ’hu i po u r la dern i ère fo is .

M épris e la n a tu re et to i-méme,et les lo i s

De ce pou vo ir bru ta l qu i comma n de et dispo s e ,In v is ible 6 n o s yeux ,

in sen s ible à n o s

M épris e l 'infin i n éa n t de tou te cho se .

T elle es t la philo sephie du poète . I l ne voitde même , su r la terre , qu e des lâches et desma lheu reux . T u au ras des enfants , dit- il à sa

sœu r Pau l ine le jou r de son mariage , tu au ras

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232 QUE LQUE S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .

Pu is , qu and çà et là tou te lum1ere est éteinteet que tou t bru it se ta it , entendez le marteaufrapper , entendez la scie d u menu isier qu i veil le’

a la lumière , dan s sa bou tiqu e close , et qu i s efatigu e , et qu i s

’appliqu e à fou rnir l ’ouvrageavant la clarté de l ’aube .

D es sept jou rs , celu i-là est le plu s agréable ,

plein d ’espérance et plein de joie . D emain latristesse et l ’en nu i t raverseron t le s heu res , e t

chacun , dans sa pensée,fera u n retou r vers l e

travail accou tumé .

Petit garçon moqu eu r , ton âge fleu ri e st

comme u n j ou r plein d ’

a llégre s se , jou r cla ir e ts erein qu i cou rt devant la fête de ta vie . Réjou i stoi , mon enfant ; c

’est l ’a u n e halte su ave et u n estation j oyeu se . Je ne veux pas t ’en dire davantage ; mais qu e ta fête , qu i tarde encore à venir ,n e te soit point pesante .

La plupart des poèmes de L eopardi sont tradu it s en français , tan tôt en vers , tantôt en pros ej e m’

en vais en donner ici des échantillon s ,

bien sûr à l ’avance qu e l e lecteu r ne s’

en n u iera

pas trop .

A L A L U NE

T ris te e t porta n t déjà le po ids des de s tin ées ,S u r la même co llin e où je rêve ce s o ir,Je v in s à pa re il jo u r vo ilà bien d es an n ées ,A s tre cha rma n t et pu r , t

admirer e t m’

e s seo ir.

Je m’

en sou v ien s . Parto ut la lu eu r fra îche et blon deE cla ira i t la co llin e , et la pra irie , et l

on de,

Comme a ujo u rd’hu i . M a is mo i

, de gro s pleurs da n s les yeu x ,Je voya is au travers ton di squ e gra cieux.

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G IACOMO LE OPAR DI .

I l me s emb la it n oyé , tremblan t , et presqu e sombre .

Héla s ! mon éme éta it plein e de deu il et d ’

ombre .

Rien n’

e s t cha ngé , n i mo i , lu n e chère , n i to i .

Dées se , je t’

a dmire en pleu ran t . La i s se -mo i ,

S ou s le ca lme rayon de ton cha s te v isage ,M e rappeler longtemp s ma do u leu r et son âge.

M ême qu a n d le ma lheu r dure e t pèse s u r n ou s,

L e s ou ven ir des maux pa s sés rev ien t s i dou x !

Ces derniers vers sont , en qu elque façon , un e

réponse à D an te , qu i fait dire qu elqu e part 21Françoise de Rimini

Nes sum maggio r doloreChe recordars i d el tempo feliceNella miseria .

Non , reprend Leopardi , même dan s le deu il ,même dans les amertumes du rables , le souvenir ,si triste soit—il , est encore deux .

D ans la relation de son voyage d’

Orenbon rgà B oukhara en 1820, le baron de Meyendorfraconte qu e les bergers de l

A s ie , vrais descendants des rois pasteurs et des mages

,passent la

n u it ass is sur un e pierre a regarder la lune et’a

improviser des paroles as sez tristes sur des airs

qu i ne le son t pa s moins Cette remarqu e aservi de motif et d ’ inspiration ’a Leopardi

, qu i aécrit le Cha n t n octu rn e d

un berger erra n t de

l’

A s ie , et qu i , sou s ce titre , nou s donne l’écho

de ses propres chagrins et des préoccupationsde son âme Q u e fais- tu dan s le ciel , ô lun e ?d is -moi , silen cieu se lune , qu e fa is La viedu berger est semblable a la tienne . Il se lève à

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234 QU E LQUE S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇA IS .

la première aube , il mèn e ses troupeau x dansles champs ; i l voit d

’au tres troupeaux , dessou rces , des herbes , pu i s , fatigu é , il s e repo sele soir . I l n

espère rien au tre . Réponds-moi,

lune EI quoi sert s a v ie au berger , notre vie àtou s deux ? Réponds-mo i , où tend ma cou rsebrève ? où tend la course immortelle ? Le poètepou rsu it sa comparaison entre l ’as tre contentet pais ible , qu i sou rit san s cesse aux mêmesbois , aux mêmes fontaines , aux mêmes vallées ,touj ou rs j eune et touj ou rs beau , et l e berger

qu i v ieillit dans les travaux , dans les transes ,dans les peines , et qu i rou le enfin dans l

’abimeimmense où tou t s

’efface et s’

oublie . Le dirai

je ? e n se prend à regretter alors qu e cette

grande âme désespérée n’

aperço ive point , parde l

a le s fatigu es et les tou rments , le crépu scu lematinal d ’

u n jour nouveau , plein de lumière etde fraîcheu r ; on voudrait , sinon u n e dévotionétroite et mesqu ine , du moins qu elqu e imme rtelle espéran ce , u n e harmonie consolante etcéleste , qu i accompagnerait ces dou tes et cessanglots . Byron , du moins , sentait ain s i , et , n e

fût—cc que pou r lu i j eter u n e raillerie ou u n

blasphème , il chercha touj ou rs le ciel qu e lquepart . Leopardi n ’avait pas en ici-bas s ans dou teles compensations du noble lord ; il n

’avait j amais con n n les débau ches passionnées et lesivres ses enthousia s tes ; il avait vécu te n te sa v ie

en face de lu i-même et de son malheu r , dans u n

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236 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

dais l ’oreille au son de ta voix vers le balcon deta demeu re paternel le et vers ta main rapide qu iparcou rait la toile indu strieu se . Je regardaisle ciel dans sa sérénité , les chemin s dorés et lesj ardins , d

’u n côté

,la mer dan s le lointa in , et

de l ’au tre côté , la montagne . Il n ’y a pa s de Ian

gu e humain e qu i pu is se dire ce qu e j e res senta isdans mo n cœu r .

Qu elles su aves pensées , qu elles espérances ,qu els cœu rs unis , ô ma Silvia ! Ah ! sous qu ellescou leu rs m’

appara is sa ien t alors la vie et l e destin ! Qu and je me rappelle u n e si complète espé

rance,u n e défaillance me prend , u n e défaillance

amère et désolée , et j e commence en core à meplaindre de mon in fortn n e . O n atu re ! natu re !pou rqu oi n ’as- tu point ten u les promess es qu e tume fis alors ? Pou rqu oi tromper ainsi tes en fants ?

T o i avant qu e le printemps reverdît lesherbes arides , combattu e et vaincu e par un malcaché , tn mou ru s , ô ma tou te tendre ! et tu n

a s

pu voir la fleu r de te s années la dou ce lou ange ,tantôt de tes cheveux noirs tantôt de tes regardsenamourés et fu

rtifs , ne t a point ému le cœu r ,et te s compagnes , dans les jou rs de fête , ne se

sont pas entretenu es d’amou r avec toi .

D e même périt ains i en peu de t emps madou ce e Spéran ce ; de même les destins ont refuséla j eu nes se à mes années . Héla s ! comme tu esdisparu e , ô la chère compagn e de mon âge n ou

veau , mon esp éra n ce p leu rée Qu ’est-cc donc

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G IACOMO LE OPAR DI . 237

qu e ce monde ? Q ue sont le s pla is irs , l’amou r , les

travaux , l es événemen ts dont n ou s avons cau sétan t de fois ensemble ? C

’est don c là le sort desraces humaines ? D ès l ’apparition de la vérité

,

toi,pauvre enfant , tu e s tombée , et tu m

’asmon tré de la main , dans l

’éloignemen t , la froidemort et u n e tombe n u e .

On voit combien il y a d ’u nité dans cette mélan co lie qu i déborde sur tou tes choses . L a lyredu poète est toujou rs montée à l ’accent de ladou leu r ; mais au cu n e voix j amais n

en a été u nplu s fidèle , u n plu s profond interprète . Qu andil parle de l ’amou r et de la beau té , il est originalentre tou s ; il a ses idées ingénieu ses , étrangesmême dans leu r ju stesse , et des comparaisonsadmirables . A ins i , dans l e poème intitu lé A sp as ia ,il s ’écrie tou t à coupT a beau té apparaît dans ma pensée comme

u n rayon divin . L a beau té et les accords de lamu siqu e produ isen t en n ou s u n mêmeJamais

,chère A sPas ie , tu ne pou rras imaginer

la délicatesse qu e tu as inspirée qu elqu e temps àma pensée . T u ne sais pas qu el amou r démesu ré ,qu els soupirs atten tifs , qu els indicibles es sors etqu els délices tu as sou levés ‘

en moi , et tu ne lesau ras j amais . D e même l ’exécn teu r d ’

une symphonie mu sicale ignore tou t ce qu ’ il produ it avecla main ou avec la voix dans le cœu r de ce lu i

qu i écou te .L es vers d ’amou r de Leopardi on t au s s i j e n e

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238 QUE LQU E S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

s ais qu oi d ’

in u s ité et de natu rel a la fois ; c’es t

bien l ’ express ion du cœu r dans la pass ion , ce n’ es t

jamais le convenu o u le poncif dan s la chansonou dans la phra se

Pen da n t tou te la n u it , le fro n t ha s , l ’âme en d eu il ,J

appe la i s d e la vo ix la plu ie et la tempête ,

E t j’

a tten da is , le s pieds clou és à vo tre seu il .

Dieu ! vo ic i l ’o uraga n qu i mn git s u r ma tê te ,

L a fou dre gron de et brille , et le n u age es t n om

M on cœu r s’

épan ou it comme au x cha n ts d ’

u n e fê te .

T erre ! n u ages , ciel ! Oh ! qu e le dése spo ir ,Oh ! qu e l ’amo u r vo u s tou che ! E s t- il u n e détre s sePlu s cru e lle ? Dema in do it partir mama itres sc .

Redoublez de furie ! Humide s et frileu xVen ts , s ifflez et hu rlez ! cre vez tou tes les n u es !

Pou r qu ’

elle res te en core , mon amo ur aux yeux bleu s .

M a is,héla s ! le cie l s ’

ou vre à des cla rtés co n n u e s .

L e jou r para ît . L e ven t tombe . L ’

o rage fu it ;E t je sen s dan s mon coeu r mes pein es reven u es .

L impla cable s o leil s e lève et m’

éblon it .

Leopardi profes sait u n e sorte de cu lte pou r lapoés ie grecqu e , et la science philologiqu e lu idoit de cu rieu s es remarqu es su r les au teu rs del’

A n thologie , su r Simonide en particu l ier , dontil a imité deux belles pièces . I l a imité de même ,dans n otre poés ie moderne , la j ol ie petite fabled

A n to in e Arnau lt

De ta tige déta chée ,

Pa u vre feu ille des s échée ,Où va s

Ce s vers sont dans tou tes les mémoires , etM . Alexandre D umas disait u n j ou r qu ’ il donn e

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240 QU E LQUE S M AITR E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇA IS .

G ibelin , si j amais poète a reprodu it dans s o n

s tyle qu elqu e chose du style dantesqu e, la

sobriété vigou reu se et la mâle attitude,c ’e s t

bien Leopardi . Il res semble encore ’a D ante pa rle n oble dédain et par la hau teu r du cœu r .

La métapho re est rare dans les œu vres deLeopardi ; il n

’a rien de cette splendeu r de pacet ille , de ces paillettes et de ce bariolage decou leu rs qu ’on rencontre , hélas ! tr0p souventchez le s poètes de sa nat ion . I l écrit presqu etoujou rs en vers l ibres , et ses rimes ne sont qu esu ffisantes ; il les amène avec u n e certaine n égligence

, qu i est loin pou rtant d’exclu re l ’art pro

premen t dit et la cadence mu sicale du rythme . I le st net , incis if, concis , et ne donne à l

expres

s ion de sa pensée qu e tou t ju ste le nombre demots qu ’elle exige . I l est laconiqu e comme u n

Spart iate . Son vocabu laire n ’

admet qu e de s motsde belle et forte race

,de ceux qu i ne se sont

point énervés ’

a cou rir les concetti et les madri

gaux , et qu i o n t gardé , en qu e lqu e manière , l’air

et l ’habitude des aïeux , de T acite , de Juvén a l , deL u ca in même et s u rtou t de D ante . Au ss i la lectu re de Leopardi , tou t attristante et amère , ton tedésolée et scept iqu e qu ’el le paraît , nou s a ttacheet n ou s ret ient ; on se sent en présence d ’

u n

grand poète et d ’

u n grand cœu r , d’

u n frère,

malgré tou t , par l’

in fortu n e et par l ’angoiss e .

L’

admiration se double a lors d ’

une v ive etdou loureu se sympathie pou r ces dou tes mêmes

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G IACOMO LE OPAR DI .

et cette incrédu lité dont il a tant sou ffert et onrépète

, en pensant lu i , les beaux vers (1 A lfredde Mu sset , qu i l

’avait lu plu s d ’

u ne fois , qu il ’avait imité ’

a l ’occasion , et qu i le juge ici avecélévation et avec goût

! to i qu ’

appelle en cor ta pa trie aba issée ,Da n s ta tombe précoce à pein e re fro idi ,S ombre ama n t d e la mo rt , pa u vre Leopa rdi ,S i pou r fa ire u n e phra s e u n peu mieu x caden cée ,I l t

eùt fa llu jama is tou cher à ta pen sée ,Q u

a u ra it-il répon du , ton cœu r s imp le et ha rdi ?

T e lle fu t la v igu eur de ton s obre gén ie ,T el fu t ton cha ste amour pou r l ’épre vérité ,Q u

en mil ieu des la ngueu rs d u pa rler d ’

A u s o n ie ,

T n déda ign a s la rime et s a n oble harmon ie,

Po ur n e la is s er v ibrer s u r to n lu th irritéQ u e l’a ccen t d u ma lheu r et d e l a liberté .

Ju illet 1856 .

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244 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAIS .

L a lumière se plaît su r les fronts supérieu rs ,

comme sur le s hau ts sommets et les larges cimes,

et c ’ est son œuvre même qu i donne au poète s a

vra ie beau té , son pu r rayonnement . Le vieillardimpass ible et serein , pareil à u n d ieu

s’

écla ira it en qu elqu e sorte et s e relevait fièrement iI ce s splendeu rs , à ces gloires de son

propre génie , au point qu e l’artis te éblou i était

sans ces se obligé de repétrir so n bloc de terre ,de l’accro ître on de l ’élargir .

La tête de Goethe , racontait D avid , semblaitprendre de jou r en jou r des proportions plu smaj es tu eu ses , des aspects plu s sublimes . On aprétendu qu e j

’avais exagéré le développementde son front ; ma is j

affirme qu e , par u n e pu issance particu lière et comme sou s u n e impu l sio nintérieu re , ce front, qu e j

observa is minutieu sement , parais sa it de j ou r en jou r s

’élever de plu sen plu s et grandir .I l disait encoreJ ’au rais en à ma dispos ition ton te l

’argiled ’

u ne montagne , du mont Olympe o n du montAthos , qu e j

a urais trouvé moyen de l ’employer,rien qu ’en reprodu isant cette souvera ine image( le Goethe .

Gardens-n ou s de sou rire de cette fascinationétrange qu e Goethe exerçait s ur l ’imaginationet le regard du scu lpteu r . Ce n

’éta it pas u n e

i llu s ion , un e ha llu cination , u n rêve . L’

in itiat io n

aux grands esprits , aux grandes con ceptions , à

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M ICHE L CE R VANTE S .

tou tes les grandes choses , es t l en te et malaisée ;mais peu à peu tou t s

illumin e , s’

embellit , se

développe et s ’explique en Se continuant à travers d ’

infin ies perspectives ; et les qu atre O I I

cinq génies , qu i on t visité notre monde a delongs in tervalles , révèlen t a ins i et font pressent irpar de s reflet s cet idéal , d

’ au tant plu s vis ible etlumineux qu ’on l’étudie davantageQu ant a ces génies eux-mêmes

,I IS n ’ont pas

de pays . Nou s qu i sommes si j aloux des nôtres ,il fau t en faire notre deu il . Mais le sacrifice est

petit à mon gré , quand c’ est au bénéfice de

l ’humanité tou t entière qu ’on se résou t à l ’accomplir .

C ’est , en effet , au patr1mome de l ’humanitéqu ’ il fau t rendre ces chefs primordiaux qu i

domin ent nos littératu res modernes . I ls ontj aill i s i complets pou r tou s les peuples , de la têteet des entrailles du genre humain

,c ’es t telle

men t le sang de tou s qu i a cou ru dan s leu rsvein es et l ’âme universelle qu i l es anime , qu

’ i l yau rait mesqu inerie de j ugement et de vue , à lesrevendiqu er plu s particu lièrement pou r u n coinde terre qu elconqu e .

Les grands hommes ne connais sent pa s le coinde terre D ieu leu r a donné le monde . Pas defrontières pou r eux ! I ls enj ambent d

u n e co n

quête natu relle le Rhin , le s Pyrénées e t laMan che ; et comme le soleil , il s distribu en t parto u t leu rs généreux et cléments rayons .

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246 QUE LQUE S MAIT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

Chateaubriand appela it ces hommes de lahaute élite des gén ies mères . C

e st l ’a un e belleparole . E st—cc que Moïse Homère , D ante ,

Shakespeare et Cervantes n e nt poin t porté e t

mis au j ou r de véritables généra tions in tellectn elles ? E st-ce qu ’ ils n ’on t pas été gros , poura insi dire , de tou s le s talents et de tou tes lesinspirations , plu s o u moins , qu i l eu r on t su ccédé ?I ls ressemblent à la fois à Adam et a Eve , au

couple légenda ire , pu issant et fécon d , à Evesu rto u t , magn a p a ren s virûm, qu i , vue de loinet dans le passé

,nou s paraît

ten ir plu s in timement et de plu s près

,par ses erreu rs mêmes c t

par ses faiblesses , à l’espèce humaine dont n ou s

sommes tou s , que ne lu i a j amais tenu A dam .

C ’es t pou rquoi les beaux l ivres de ces gén iesmères j ’enten ds parler des livres qu i sont ,comme e ux

,de tou s les temps et de tou s les

pays appellent les cu rieux, les observateu rs ,les philosophes , les passionnent et les ret ien

nent, et il s demeu rent éternellement j eunes et

nouveaux dans la s u ite des âges . Q u i oserait direqu ’on a trouvé le dernier mot de la Bible ? Lequ elde nou s , après vin gt lectu res , ne découvre pasdans Homère des beau tés qu

’ il n’avait point

remarqu ées o u sonpçon n ée s ju sque-là Pen

d ’années après la mort de D ante , on fon da dansplu sieu rs vil les savantes de l’ Italie de s chaires etdes collèges où l ’on interprétait exclu sivementl ’esprit et la lettre de la D ivin e Comédie ; et voilà

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243 QUE LQUE S M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR AN ÇA I S .

son temps , a dit S chillcr, sera de même de to u sles temps . Cervantes , le plu s sûr et l e plu sfidèle témoin de son peuple et de sa patrie au

xvI° siècle , est auj ourd

’hu i vrai encore et v ivant ,et comme lu i , malgré son casqu e grotesque e t

s a

rondache , don Qu ichotte , à le bien voir , n’

a pa s

cessé d ’aller et de venir parmi nou s . I l est no t recon temporain et il le sera de ceux qu i vien dron taprès n ou s .

A D ieu n e plaise qu I l disparaisse et qu ’ i lmeu re , emportant les dernières tradit ions , fu ssent-elles pou s sées ju squ

’à la démence,de la

n oblesse magnanime et du cou rage , de l’honneu r

et de la vertu,de tou t ce qu i fa it que l

’homme ,S’

il dévie , n’est entraîn é que par l

exce s s if amou r

du bien , par la passion démesu rée de la j u sticeet de la bon té !

L’

E spagn e et l’

E urope entière ne ta rdèrentpas à l ire D on Qu ichotte ; mais ce livre , in comparable et unique , qu i ne procède d

’au cu n au treet qu ’on sera touj ou rs impu is s ant à imiter

,ne

fu t compris qu’

à moitié , ne fu t sais i longtemps

qu’

à la su rface . On ne chercha qu e peu o u po in tà voir derrière ces gaietés et ces iron ies , et l

’ intention de Cervantes échappa au plu s grandnombre . La plupart n

’y découvrirent qu ’

u nefarce satiriqu e contre les romans de chevale rie .

Cervantes visait plus haut .

Quoi qu ’ il en soit,le su ccès de D on Qu icho t te

ne la is s a pa s de nu ire aux ouvrages précéden ts

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MICHE L CE R VANTE S .

de Cervantes , et bien des composit ion s charmantes nouvelles et comédies , drames etintermèdes tombèrent , j e n e

'

dirai pas dansl ’oubl i , mais , ce qu i es t pis encore peu t-être ,

dans un inju st ifiable dédain .

Et pou r comble ! les aven tu res si s inguhereset pou rtant s i attrayan tes , dont a été semée lacarrière de Cervantes ici—bas , ne fu rent plu s ,dans le souvenir de qu elqu es—u n s , qu

u ne su iteincomplète de transmis sions vagu es , d

’anecdotesplu s en moins apocryphes , où la fable se mêlaitsouvent à l ’histoire . Ju squ ’en ces derniers temps ,Cervantes , à travers la con fu sion des détailsépars et contradictoires

,dans le dédale des

opin ion s et de s critiqu es , éta it u n des génies lesplu s popu laires , et à la fois les plu s ma l con nu sen Eu rope .I l éta it réservé à u n Français , écrivain de

goût et de talent , passionn é et con sc ien cienx

tou t ensemble , comme on doit l’être dans l ’ac

complissemen t d ’u ne pareille tâche , précieuse àtant de titres , de recu eill ir les témoignagesdivers

,de les compu l ser avec soin , de les

vanner et de le s passer a u crible d ’

un examensévère , de man ière à faire jaillir de to u t ce chaosla belle et natu relle person nalité de Cervantes .M . Émile Chas les n ou s a restitu é l ’au teu r deD on Qu icho tte, de Ga la tée et d es Nouvellesex empla ires .

C ’est la u n grand et s ignalé service rendu à

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250 QUE LQUE S M AIT R E S ET R A NGE R S E T FRA NÇA I S .

la critique con tempora in e . E t voyez comme le

sujet , en cette o cca s ion , est de ceux qu i n o n

s eu lemen t hon orent la plume qu i les abo rd e ,mais au ssi lui porten t bo nheur M . Émi leChas les , en s

adon n an t à l ’étude de Cervan tes , a

écrit un beau l ivre . Ce livre , qu i co n tien t lerésumé complet et la discu ssion sérieu s e de to u sles documents et de tou tes les in formatio n s ,du rera , j e n

en doute pas , comme l’ indispen s able

commenta ire de la vie de Cervantes et de s e s

œuvres immorte lles . M . Cha sles servi ra de gu id eà qu iconqu e voudra pénétrer dan s ce co in réservé , le plu s brillant à coup sûr et le plu s dign ed ’être exploré , de la l ittératu re espagn ole a u

xv1°s 1ecle .

La méthode his toriqu e et l ittéraire qu ’ il a

chois ie me paraît être la bonn e et gran de méthode . Le style , c

’ est l ’homme a dit Buffon .

Cet axiome s ’en va to u t droit’a Cervan tes , et il

s ’applique dans sa j u stesse la plu s rigou reu se àla bon ne fo i de sa vie au tant qu

à la fran chise età la loyauté de ses œu vres . Ain si l

a sentiM . Chasles Je dois dire qu el plan j ’ai su ividans la composition de cet ouvrage . Il est simple .

J ’ai en trepris d’éclairer la vie de Cervantes par

ses écrits , et d’expliqu er ses écrits par les c ir

constan ces de sa vie . Cette méthode , longu e

peu t-être

, qu i exige du temps , des rapprochements minu tieu x e t l ’analyse des œuvres incoa

n u es , est facile pou rtant avec Cervan tes , qu i se

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252 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .

influ en ce ils o n t prétendu e,et qu els en s e ign e

ments sérieux ils vou lu rent cacher sou s u n e

forme légère et bou ffonne .

Michel Cervantes est u n homme dans tou tela hau teu r et tou te la s implicité du mo t , u n

homme comme l ’en ten da ien t M én an dre et T é

reu ce ; il est u n chrétien dans tou te la belle ethumble s ignification du titre , tel qu e l

’ entendl’

Evangile .

Qu elle ville espagn ole a été son berceau ? L e sconj ectu res ’

a cet égard se sont produ ites e t

contrariées pendant longtemps . Madrid et Séville , E squ ivias , Lu cena et Alcazar de San Juano n t montré et sou tenu des prétent ions rivales .

Ce n’est pas sans peine qu e la critiqu e , iI force

d’

investigat io n s , en fou illant dans tou tes les archives et en combinant toutes les dates , a pu s e

prononcer enfin et recon naître qu e Migu el deCervantes y Saavedra n aqu it

,le 9 octobre 1547 ,

dans la petite ville d ’

A lca la de Hén arès .

Sa famille était originaire de la Galice , et

tenait peu t- être par u n l ien qu elconqu e à n o s

ancêtres gau lois . Le bon sens j oyeux et fi n deCervan tes ressemble tant à celu i de n o s satiriqu es au teu rs de fabliaux , et de même son humeu r et son style le ramènent si près des façonsde penser et de dire de Rabelais de Montaiguet , plu s tard , de Mol ière , qu e j aimerais , pou rmon compte , à rattacher les u n s a ux au tres tou sce s grands noms dans un e parenté , au s si loin

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MICHE L CE R VANTE S .

taine qu ’on voudra , mais réelle . Il y a en , Ima

gine , chez les n ations étrangères , nos amies e nn o s ennemies , bien des Gau lois et des Françaiss a n s le s a vo ir .

Cependant , ce n’ es t là qu ’

u n e hypothè se , etj e ne crois pas devoir insis ter .Rodrigo de Cervantes et Leonor de Cortinas

éta ient hidalgos , mais des hidalgos de provin ce ,de ceux probablement qu i on t lan ce au râte

l ier , rondache ant iqu e , bidet maigre et lévrierde chasse . Un pot-nu -feu plu s souvent de mou ton

qu e de bœuf, u n e vin aigrette presque tou s les

s oirs , des abatis de bétail le samedi , le vendredide s lentil les et , le dimanche , qu elque pigeonn eau ou tre l ’ordin aire , etc .

D ès les premières l ignes de Don Q u icho tte ,

Cervantes se souvient as su rément de la maisonpaternelle , où , qu and il vint au monde , de uxfilles et u n fil s ava ient déj à pris place à table et

a u foyer .Noble et pauvre , il du t grandir san s vaineespéran ce , mais n on pas sans fierté . L a j euness e ,

qu i embell it d’

a ill eu rs et illumine to us les horizons au tou r d ’elle

,ne tarda pas à remplir de

poésie sa tête arden te e t so n cœu r neu f. I l songeatou t d ’

abord à être poète ; ce qu i est de tou s lesemplois celu i , en somme , qu i , en promettant leplu s de gloire , exige le moins d

’apprentissage coûteux et parfois le moins d ’étude .

Alcala de Hén arès avait so n u niversité il lu s tre ,

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254 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA IS .

et il n ’

e st pas dou teux qu e Cervantes n’ait qu elqu e

peu subi l ’ influence du mouvemen t scien tifiqu eet l ittéraire où il se trouvait j eté par hasard , caril n ’eu tra jamais dan s le s anctu aire . où se con

féra ien t les grades , et ne vint pa s dispu ter dan sle p a ra nymphe Mais

,en dehors de tou tes

doctrines comme de tou tes l isières , su ivan t safantais ie et son caprice , se laissan t emporter auvent qu i so uffla it à s e s oreilles et agitait on faisa it fleurir les branches des arbres au tou r delu i , i l regardait , il écou tait , il observait , ils’

imprégn ait le plu s pos s ibl e de la natu re et nen égl igeait pas en ou tre d ’y mêler

,san s trop de

discernement n i de choix , les livres , mêmein complets et déchirés , d es fa iseu rs de légendes ,de gloses et de vers .Il mit bien tôt lu i-même la main à l ’œuvre et

composa des allégories d’

u n goût médiocrecomme était le goût d ’

alors . U n vieux prêtre , leseu l maître véritable qu ’ il ait eu et qu i se nommait Ju an Lopez de Hoyos , encou ragea n éan

moins ses essais . Q u i peu t dire qu e ce n’est point

à lu i qu e Cervan tes a dû de prendre et de tenircou rageu sement j u squ ’à la fin cette plume qu i adoté l ’E spagn e e t l e monde d ’

u n chef-d ’

ænvœ

immortel,a côté d ’

au tres ou vrages inspirés au ss i ,tou s profon ds ou charmants ?On sait que Molière , j eu ne et presque en fant,se plaisait aux spectacles de la foire , et qu

’ il pra :

t iqu ait tout particu l ièrement les tréteaux du

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256 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR ANÇA I S . .

verture tendu e sur deux cordes d ’

u n bo u t àl ’au tre derrière le vestiaire , comme on l

’appela it ,se tenaient les mu s iciens , qu i chanta ient s an sgu itare qu elqu e romance antiqu e .

Voilà qu i est bien n a 1f, n’ es t—cc pas ? et qu i

prouve qu e l e théâtre moderne en se s premierstâtonnements , a reprodu it l

’his toire et les aventures du théâtre de T hespis , promené de bou rgadeen bou rgade , et , tellement qu ellemen t , pos é partou t où l ’on pouvait l ’ouvr ir et le dresser commeun e tente voyageus e . E t cependant su r ce s a is

informes , parmi ces comédiens vagabonds . il yeu t bien des vérités

,tris tes e n gaies , qu i amu

sèren t e n firent pleu rer l ’as s istance ; plu s devérités , j

’en ai peu r , qu’on n ’en montre dans n os

s 1ecles raffinés su r nos scènes fameu ses , où

désormais il manqu e s i peu de chose à l’ i llu s ion ,

qu e l’ illu s ion même n ’ es t plu s poss ible .

Cervantes, s e rappelant plu s tard les farces et

les saynètes du théâtre ambu lant de Lope deRu eda , les regrettait en face même des comédiesen s tyle cu lte qu i ne tardèrent pa s a se produ i re ,et le s plu s célèbres drames de Lope de Vegan

en a ltérèrent point en lu i le doux souvenir.

Vers sa seizième année , Cervantes , qu i , entra îné ju squ e-là par son penchant pou r la poésie ,n

’avait pas en le soin de se préparer à qu elqu eprofess ion lu crative , accepte u n e humble placede page ou plu tôt de valet de chambre dan s lama ison du cardinal Aquaviva , qu i pa rta it pou r

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M ICHE L CE R VANTE S .

l’

I ta lie . Ma is l etat d e domesticité que , deuxs iècles après , Rou s seau du t subir à so n tou r ,convena it moins encore au fu tu r auteu r de D onQu icho tte qu

au philo sephe rébarbatif et bar

gn eux ,très vaniteux e t u n peu bas , qu i devait

écrire la Nou velle H éloïs e et les Confess ion s .

Cervantes,d ’ailleu rs , était u n gentilhomme

,et

les traditions de l ’hida lgu ie , conservées dans s a

famille , au tant qu e le s aigu illons de sa proprehumeu r , le portaient à embras ser la carrière desarmes . I l s

en rôla donc en 1560, et fit sou s le sordres de Marc-Antoine Colonna la malencontren se campagne de Chypre Le 7 octobre1571 , il combattait à L épan te , sou s don Ju and

A u triche ,et dans les rangs des simples soldats

il se cou vrit de gloire . Frappe deux fois a lapoitrine

,il eu t la ma in gauche complètement

broyée . Ma is comme il gardera touj ou rs le fiersentiment de sa vaillance , et comme il s

écriera

devant tou s , en levant son bras mu tilé et d ifforme J ’étais à cette j ou rnée bien heu reu seoù s e bris a l ’orgu e il e t la s uperbe des Ottomans !E t pu is , du moins sa main droite était san s

bles s u re . Avec elle , il S e promettait b ien de

s ervir encore et de gle rifier sa patrie . E stropiée t désormais infirme , i l n

’en demeu rera pa s

moins sou s les drapeaux , fidèle à ce mét ier d esoldat , qu i fu t pou r lu i bien stérile , car on n e

vo it pa s qu’ il a it obtenu jamais , malgré tant de

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258 QUE LQU E S MAITR E S ETR ANG E R S E T FR AN Ç A I S .

dro its acqu is , aucune distinction , ni récompen s e .

I l a s s ista bravemen t aux batailles de Nava rin e t

de la Gou lette et entra dans T u nis ’

a la s u ite d umarqu i s de Santa Cruz .

D ans le cou rs de cette existence très di spers ée ,le gén ie de Cervantes s e développa tou t n a turellement ct s ’éla rgit ; parmi ces contrées qu i bo rden t la Méditerranée et qu ’ i l eu t occa s io n dev is iter longu ement et d ’

apprécier , il pou rs u iv iten qu elqu e sorte son noviciat intellectu el et l ittéra ire . Plu s encore , il commença £I thés au rise ret a fa ire son épargne : j e veux dire qu

’ il recu e ill it et assembla soign eu sement mille expériencesprécieus es , mille sages et piqu antes obs erva t io n âdont i l devait tirer part i dans la su ite . Avant debât ir

,tout homme prudent se pou rvoit de maté

riaux , et , pou r les constru ction s de l’esprit et d e

l ’ imagination , il fau t au s si se pou rvoir de bo nneheu re de madriers s ol ides et de pierres d ’

a t

tente .

Revenu en I ta lie en 1575 , Cervantes obtin t d edon Juan d ’

A u triche qu elqu es mois de con gépou r revoir sa patrie qu ’ il avait qu ittée depu iss ept ans . Mais la ga lère qu ’ il monta it fu t a s sa ill ie le 26 septembre par un e escadre algérien n ecommandée par le fameux corsaire A rn au t eMami , et, après u n e lu tte inégale , Michel C e rvantes devint l ’es clave d ’

u n Grec renégat qu ’ onappelait le Boiteux , o n en arabe D ali Mami .A qu elque chose malheu r e st bon ! Une cru e l le

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2 60 QU E LQU E S MAITR E S ETR ANGE R S E T FR AN ÇA I S .

tro uver le s moven s de déjouer la s u rveillancetu rqu e , prêt touj ou rs , quoi qu

’ il arrive , a a s s u

me r s u r sa tête tou s le s périls e t tou s les reve rset à dire généreu sement

Je déclare qu e personne , parmi ce s chré

tien s , n’ est coupable . Moi s eu l j e su is l ’auteu r

du comple t et j e le s a i entraînés à fu ir . L e s

tenta t ives fu rent va ines , les comple ts fu rent déjou és , le s vives et cons tantes requ êtes à Philippe I l restèrent s ans écho .

Vers le mil ieu de 1576 , Rodrigo de Cervantesengagca ou vendit , pou r racheter s o n fils

,non

seu lement so n bien propre et le patrimoine des e s fi ls

,ma is encore la do t de ses deux filles ,

An drea et Lu is a . La somme , hélas ! qu’on s

’éta itprocu rée s i chèrement , éta it insu ffisante au grédu Mau re , qu i mettait , grâce iI j e ne s a is qu el lecla irvoyance in s t inct ive , la personne de MichelCervantes a u plus hau t prix . On ne pu t obten ir

qu e la l iberté de son frère , qu i avait au s s i étéemmené en esclavage .

Le 20ma i 1580,le père Ju an G il et le frère

Antonio de la B elle ,envoyés par Phil ippe I I ,

débarqu èrent à Alger . I ls offraient deux cent sdu ca ts , qu e la veuve de Rodrigo de Cervantes ,l equ el était mort avec le regret de n ’avoir rien

pu pou r la rançon de notre captif, avait , pou rla s econde fois , péniblement trou vés réunis .D oña Andrea , s a fil le y ava it sacrifié tou t sonavoir Fo lle espérance ! le renégat tenait bon

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M ICH E L CE R VANTE 8 .

plu s que j amais , et il fallu t qu e le s frère sRédempteurs eu ssent recou rs à la bou rs e de plus ieu rs marchands et prélevas sent ensu ite

,su r le

fonds commu n , de qu oi ren tre r en pos s es s ion deleu r illu s tre compat riote .

C ’est le 19 s eptembre 1580, q u’

après des sou ffrances s an s pare illes , Ce rvante s rentra enfindans cette E spagne s i ardemment appelée e t s i

longtemps souhaitée . S es ann ées d ’apprentis sageet d

épreuve étaient pas sées i l éta itNon ! car la liberté , pou r s e ta ler iI l ’ais e e t

fleu rir,a besoin sans do u te du ciel vaste e t de

l ’air pu r, mais elle a besoin avant to ut de cettepaix et de ce bien-être qu e le s sou cis du jo u ret du lendema in ne troublent pa s . E lle a horreu r de la misère , cet esclavage d ’

u ne au tree spèce et qu ’on rencontre en tou s pays . Cervantes

,en proie à d ’

au tres vicis situdes co n t i

nu elles e t à d ’

a utres tou rments , dans le s u ccèset même dan s la gloire , était condamné iI nej amais pou voir amasser u n e rançon suffisante etde natu re a le délivrer pou r touj ou rs de s e s

entrave s .

I l reprit S O I I mét ier de soldat,de s imple

s o ldat , et fit la campagne d e Portugal . I lrapportait du moin s sur la terre nata le u n e

qualité appris e en rou te ; d’après Cervantes lu i

même , cette qu alité , c’éta it la pa tience .

L a bata il le d ’

A lcare s- e l-Kebir (4 ao ûtoù la personne du ro i do n Sébas tien , enve loppée

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252 Q U E LQU E S M A IT R E S ETR ANG E R S E T FR ANÇAI S .

par les troupes en nemies , avait mystérieu sementdisparu , livre le Portugal à l

’anarchie e t aux factions . E u tombant dans les mains irrésolu es e t

malhabiles du cardina l don Henri , le royaume ,appauvri déj à et désarmé , ne pou va it qu e décroître en core . Philippe II d ’

E spagn e se tint dè slors aux agu ets . S es convoitis es n

atten da ien t ,

po u r s e mon trer , qu’

une occasion procha ine .

A peine le roi—prêtre don Henri eu t -il ferméle s —yeux

, qu e s ans avoir égard aux prétent ionsd u prieu r du Crato , leque l se présentait commel ’héritier légitime de la cou ronne

,le duc d ’

A lbe

s’était j eté ev idemen t sur u n e proie d even u efac ile et le Portugal conqu is , sinon pacifié , s e

voyait de force encha îné l’

E spagn e .

L ’armée espagnole d ut , cependant , occuper lepays pou r le maintenir sou s le j oug . Or , c

’es tdans les rangs des envahis s eurs qu e Miche l Cervantes s

en alla prendre place , à côté de s o n frèreRodrigo . Embarqu és l ’u n et l ’au tre su r l

escadre

de do n Pedro Valdès , ils s e rendirent aux

Açore s , qu i s’étaient insu rgées contre la domina

t ion étrangère et , grâce à l’appu i de l ’A ngleterre

et de la France , s e déclaraient en faveu r duprieu r du Crato . Il est probable qu e Cervan te smon tait , avec l

’élite des vétéran s espagn ols , lega l ion San Mateo , et qu

’ il combattit iI la bataillede s Açores

,où fu t détru ite la flotte fran ça ise ,

qu e commanda it Philippe Strozzi . E n ju in 1588 ,

il s e tro uva de même iI la prise de Cerce ires , où

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264 QUELQUES n a in es Éraxxc na s nr FR A NÇA l S .

pas lais sé de tenter à son heu re les ta lents le splu s ingénieux et les plu s fins Camoens et leT asse ont écrit des pastora les .

Un Portugais célèbre , Jorge d e Montemayor,

avait obtenu u n grand su ccès avec sa D ia n a

Chamora de ,compos ée tou t en tière en pu re

langu e castillane . Cervantes vou lu t consacrer . às a façon , le s o uven ir de sa première pas s ion dan su n e églogu e , o u nou velle pas toral e . D e là s a

Ga la tée , un e bergère née au x bords du T age,e t

qu’

ado re le berge r E lic io , qu i n’ est au tre qu e le

poète lu i—même . T ou s le s écrivains du temps ,

amis o u compagnons de Cervantes,j ou ent leu r

rô le dan s cette allégorie ; dégu isés en T ire is o u

D amons , ils philosophent et subt il isent s. qu imieux mieux .

Le stvle de Ga la tée es t a s su rément u n trèsbon

style , e t qu i prés age u n maître ; ma is , à travers le s de script ion s exces s ives et l ’abondancede s épisodes de tou te sorte , l e go ût s

y a ltére et

se perd dans l ’afl’

eeta t io n e t le s fadeu rs .

Cervantes n’était point fait pou r u n e littéra

tu re mièvre , frelatée et bâtarde , qu i tro u vcra plu stard en France son représentant le plu s i llu st redans M . le chevalier de Flo rian .

Revenu en E spagn e Cervantes publia sa

Ga la tée , et, renonçant désormais aux l ia isonspa ssagères et frivoles , i l épou sa , le 14 décembre 1584, u n e j eu ne personn e d

E squ ivias , pe t ite

vil le de s environ s de Madrid .

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M I CH E L CE R VANTE S .

D oha Catalina de Palacios y Salazar y’

Vo z

mediano était noble et pauvre ; elle n’eu t pou r

dot qu e qu elqu es pièces de terre et un e demidou zain e de pou les Ce fu t là, on le voit , u n

vrai mariage de gent ilhomme ru iné et de poète .

Cervantes avait 37 an s . Se marier , c’

e st se mettreen ménage et accroître à d eux le fonds commun .

Quel ménage qu e ce lu i de ( ler a ntes ! Le fondscommun n ’y éta it guère , héla s ! qu e de beaucoup de besoins et de to u t au tant de privation s .

Mais s i s es grègu es sonna ient creux , la tête du

grand homme était riche de fanta is ies brillanteset de belle s inventions

, qu i ne deman daient qu’

à s e

produ ire a udehors,pou r la sat isfact ion du public

e t la fo rtune de l ’au teu r . C ’est pou rquoi il qu ittaE squwna s le plu s tôt pos s ible e t vint s

’établir àMadrid .

Sa vocat ion ,éveillée prématu rément pa r le

comédien nomade Lope de Ru eda , s’était fort ifiée

et avait grandi . I l se s enta it entraîné vers lethéâtre .

La cou r d ’

E spagn e , d it M . L . Via rdo t dan ss a notice s u r la v ie de Cervantes , la cou r d

E s

pagne, qu i ava it touj ou rs voyagé d

une capita lede province a l ’au tre ,

se fixa tou t à fa it à Madriden 156 1

,et vers 1580on éleva dans cette ville les

deux theatres,encore subs is tants , de la Cru z e t

del Prin cip e . Cervantes prit rang parmi le sa u teu rs dramatiqu es , as sez gau ches et gros s iersju squ e-là, qu i donna ient des comédies et ( le s

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gœ QUE LQU E S u xîra s s Érnxuc na 5 E T rnms ç .u s .

farces aux deux théâtres , et il débu ta par u n e

comédie en six actes , el T ra te de A rgel .

é ta itle récit découpé en scènes et en dia logu e s d e

ses propres aventu res à A lger,

e t , en meme

temps,l’

éloqu en t appe l qu’ il s

’était prom isd ’ adresser à Philippe I I contre l ’ esclavage . C e

n ’es t pas u n e œuvre d ’art , c’

e s t un acte d ’

he n n ê te

homme . T elle qu elle e t malgré s e s défa u ts,l a

pièce fu t écou tée et applaudie .

Vingt au tres la su iviren t , gaie s o u tris tes,

légères ou pa ss ionnées , et leu r su ccè s ne s e

démentit pa s u n seu l j ou r . Notez qu e le poète enCervantes se double du réformateu r et du cr itiqu e . J

o sa i , dit-il , rédu ire les coméd ies à t roi sactes

, au l ieu de cinq qu’ elles avaient auparavant .

Je fu s l e premie r qu i représentait les imaginat ionset les pensées s ecrètes de l ’âme , en mettan t de sfigu re s mo rales su r la scène , au vif et généralapplaudis s ement du publ ic . Je composai dans ce

temps j u squ ’à v ingt et trente comédies, qu i tou tes

furent j ou ées sans qu’on leu r adres sât des offrande s

de co ncombres o u d ’au tres proj ect i les,et co u

ruren t leur carr i ere sans s ifflets , c ris,ni

tapage . …

Ain s i chez nou s parlait le grand Corn eille ,

qu and ,vieux déjà et u n peu méconnu par u n e

génération j eun e et ingrate , il prenait pla isir àrappeler la carrière qu ’ il avait parcou ru e

,tou te

ma rqu ée à j ama is de mémorables tentat ive s e t

d’

in imitable s chefs -d’

œuvre .

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26 8 QU E LQU E S M AÎTR E S ÉT R .\NG E R S E T FR ANÇA I S .

n ea r posthume de rapprocher , a travers vingts iècle s

, les défens eu rs de l’antiqu e Numan ce et

ceux de la moderne Sarago s se .

L ’au teu r énergiqu e de Numa n ce a donné au

théâtre u n grand nombre de pièce s d ’

u n styletou t différent , e t où la moqu erie joyeu se et spi

ritu elle abonde . Ce sont le s saynètes et intermèdes qu ’on représ entait dans le s en t ”actes de slo ngu es tragédies et de s gran ds drames ,

et qu i

avaient pou r bu t de varier agréablement le spectacle en fais ant la part du sou rire et de s la rmes .

L e s intermèdes de Cervantes sont de s modèlesd ’obs ervation maligne , de verve s at iriqu e et de

belle humeu r . Jamai s le s pet ite s manies , le s s in

gu larités de caractères , le s préjugés et les fol iesde la société bou rgeoise , n

’ont été sais is d ’

u n

pinceau plu s v if et plu s agile,ni ( ‘XPO S é S dans u n

relief plu s n et , plu s natu re l et plu s amu sant . L e

Juge des d ivorces (el I n es de les d ivorcios ) , le

R ufia n veuf el R ufia n via do d ’au tres encore , neseraient point déplacés entre la Coupe en cha n tée,de La Fonta ine , e t les Fo lies amou reu s es , deRegnard .

M ais vo ilà qu e le décou ragement vint prendreCervantes au milieu même de ses succès . Lepe deVega s ’était révélé tout à coup , et la mode s

e n

mêlant,il n ’y eu t bientôt de place au théâtre qu e

po u r lu i . Q u e faire ? Cervantes était de tail le ,

s elon mo i , à sou tenir to u te comparaison avec ses

rivaux qu e ls qu’ ils fu s sent , et , a la su ite de L ope

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M I CHE L CE R VANTE S

de Vega e t de Ca lderon , la plume qu i ava it écritN uma n ce éta it loin , sans dou te , d

avoir s igné sondernier chef—d ’

œuvre . Malgré tou t , sans enviecomme sans colère , heu reux même de sa lu erl’

au rore d ’

u ne gloire nou velle , qu i allait éclipsers a propre gloire

,Cervantes se rés igna et con

sentit a s’

effacer . On se souvient qu e Corneillen e céda point s i facilement devant les triomphesdu j eune Racine .

Il falla it vivre et pou rvoir aux besoins d ’

unefamille augmentée par l

’arrivée de ses deux sœu rs ,

qu i ne lu i apportaient qu’

u n su rcroît d ’

en n u i

et de misère .

Cervantes à quarante-sept an s se fi t sollic iteure t il chercha u n métier . D on Antonio de G u evara ,cons eiller des finances , avait été nommé en 1588mu nitionna ire des escadres e t flottes des Indes àSéville . I l du t s

adjo in dre qu atre commis s airesCervantes fu t l ’u n d ’eux .

Le pau vre poète , devenu commis aux services ,s’

appliqua à remplir de so n mieux des fonctions

qu i n’avaient rien de commu n

,héla s ! avec le s

apt itudes de son génie . I l se plais ait d ’ailleu rs1 Séville , u n e belle et bruyante cité , et oùl ’observateu r et le mo ra l iste peu ven t , à leu r

gré , fa ire u n e ample provis ion d’études divers es

en vu e d ’ouvrages à venir . E t cependant , sa

gêne ne lu i lais sant au cu n répit , il adressa , enmai 1590, u n e requ ête au ro i d

E spagne et

d emanda qu elqu e emploi de payeu r ou d e ca r

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270 QUELQUES M A ÎTR E S ETR ANGER S E T FR AN ÇA I S .

regidor dan s la No uvel le—G renade . I l vou la itOn lu i répondit de Madrid , au n om d u

co ns eil de s Indes , u n e lettre , qu i nou s a é té

commu niquée à nou s—même aux Arch ives d e sIndes

,à Séville , et qu i n

’es t,a la bien com

prendre , qu’

un req déda ign eux B u squ a

pa r a eà en qu e se le haga merced,qu ’ il cherche

par ic i en qu o i l’

o n peu t le grat ifi erS ’ il e st qu e lqu e pa r t su r la terre u n e contrée

idéa le,où

,sou s u n c iel clément et pu r et parm i

le s o rangers en fleu rs,l ’ imagina t ion doive to u t

na tu rellement s’

exa lte r,s

en flammer, et s e peind re d es cou leu rs le s plu s riantes , c

’ es t a s s u rément la radieu s e e t féeriqu e Anda lou s ie .

L es dou ces vo ix intérieu res y chantent a u

cœu r le plu s triste comme à l’âme la plu s co n

tente,e t il n ’es t pas ju squ

aux d é shérités e t a ux

indigents, qu i ne s

y la is sen t rav ir aux fla tterie sde l ’espérance .

Cervantes men a it à Séville un e existence b ienlaborieu se et bien humb le , e t les tâches ingrat e spe s a ien t lou rdement s u r s a tête ma is ce soleil s iimpa s s iblement beau et qu i revet de beau té to u tce qu ’ il écla ire , le s o u tenait lu i-même san s do u te .

I l y voyait l ’ image de la providentiell e et cons tante bonté . T ou tefois

,i l n ’ava it point renoncé

mx Mu ses , et le soir , après la suj ét ion pén ib le e tinféconde , il venait comme a l la it au s si au trefo is D an te chez G iotto s e récréer et s e retrcm

per u n peu dans l’

atel ier du pe intre Franc is co

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272 QU ELQU ES M A îT R E S ETR ANGE R S E T F R A NÇ A 1S .

les Nou velles s’encha înen t les u nes aux au tres

dans u n e même portée morale ; o n le s s ent néesde l ’ expérience de la vie et du perpétu el en s e i

gn emen t des pa ss ions humaines . L ’

u ne d ’ elles ,tou t enj ouée e t capricieu se , la G ita n illa de

M a drid (la Petite Bohémienne de Madrid) , cont ient un e première épreuve et plu s qu ’

u neébau che de la E smera lda , de Victor Hugo ; u n :au tre , el Zelos o es tremeño (le Jaloux estrama

d urieu ) , e st le drame émouvant et fatal desétou rderies de la v ie il lesse qu i s

abu se et

s’ ignore

Q u i n’

a pa s l’

esprit d e son â ge,De son âge a tou t le ma lheu r

,

disa it Volta ire . Une a utre Nouvelle en core , el

L icen cia d0 Vidriera (le Licencié Vidriera) , nou sreprésente u n savan t e t un sage en proie à un e

idée fixe , qu i rédu it à néant sa s cience et sa

s ages s e .

R in con 3æ y Corta d illo , deux petits filous ,

deux fripons , Scapin et Crispin en herbe,nous

in it ient a la cou r des Miracles , à ce qu artierpittoresque et picaresqu e de T riana , s u r l ’au trerive du Gu adalqu ivir , où s

assemblen t et délibérent fraternellement les gitanos et le s mendiantsde Séville , les vagabo nds de tou t âge , les voleu rsde to u t sexe , les aventu riers de toute cou leu r .Lis ez et relisez la Fa u sse T a n te, le Cu rieux:

imp ertin en t , l’

E sp agfi o le a ngla ise , la Force du

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M I CHE L CE R VANTE S .

s a ng, etc . T ou s ces récits son t vivants et parlants le romancier les a découpés dans la

réal ité même de notre vie passagère et les adou és d ’

immortalité . Les hommes pas sent,en

effet , mais l’homme reste , et , sou s la ma in d

u n

peintre comme Cervantes , le portrait d’hier sera

également le portrait de demain .

N’

aura it- il écrit qu e Numa n ce , Cervantes set iendrait encore au premier rang des grandshommes de l ’E spagn e . I l s

e s saya it et se mout rait dans tous les genres littéraires . Ses vers

,

qu’on a critiqués s ans mesu re , prouvent du

moins qu ’ il avait u n vif s entiment de la poésie,

e t qu ’en s ’y adonnant exclu s ivement,il au rait

pu se distingu er entre les plu s renommés poètes

d e sa date . Les romans de chevalerie , tel s qu’on

les avait composés ju squ ’alors et qu i avaientvogu e su r le marché public , lu i parais saien t ridicu les et absu rdes , et il se préparait a. en fa ire

u n e éclatante j u stice . Néanmoins , il conna issait

qu e là même on peu t trouver d’

heureu s es idéeset créer des personnages dignes d ’estime et

d ’atten t ion . Pou r en fou rnir la preuve il écrivitles T ra va ux de Pers iles et de S igismon de

,

deux amants chevaleresqu es qu i , partis de l’ex

trême Nord,s ’en vont cou rant le monde et pro

menant leu rs amou rs et leu rs aventu res .Certes

,il y a dans cette odyssée , mytho lo

giqu e et chrétienne a. la fois , a moitié po l ie , amoit ié barbare , bien des s ingu larités et de s

18

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274 QUELQU ES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇA I S .

bizarreries ;maiS racontée dan s cette belle langu ecasti llane d ’

un accent s i son ore e t d’

u n goûtsi franc , elle s

impose , pou r a ins i dire , au lecteu r , qu i oubl ie les n aïvetés e t l es gau cheriesde s personnages . E t pu is , on éta it loin , en cetemps-là , de ce qu

’on a appelé plu s tard lacou leu r locale . T e l qu el , le roman de Pers iles etS igismon da , qu i t ient du peti t roman grecT héagèn e et Cha riclée , de l

’évêqu e Hé liodore ,et

de l’

Ama dis de Ga u le , se trouve à l’origine de

plu sieu rs ouvrages modernes appréciés et vantés ,de s Voy ages du j eun e A n a cha rs is en Grèce , etpeu t—être même du Pèlerin age de Childe-Ha ro ld .

Les œuvres de l ’esprit on t ain s i entre elles u n

germe mystérieux qu i l es produ it l’

u ne aprèsl ’au tre et les rattache d ’

u n même lieu .

Q u i sait ? l’

I lia de tou t entière est née de qu elqu es chansons popu la ires des env irons d ’

A rgo s .

D ans le ciel intellectu el et moral , la lumière ens’

agran d issan t touj ou rs , va’étoile en étoile

ju squ ’à ce qu ’elle s’

épan ou is se et se fixe ensoleil .Qu oi qu 11 en soit , Cervantes , qu i se trompait

u n peu su r la valeu r des T ra va ux de Pers iles et deS igismon de , n

’avait point en core atteint l ’apogéede sa pu issance et de so n gén ie .

Vict ime de sa bonn e fo i et de la confiancequ ’ il ava it témoignée à un négociant de Séville

,

nomin é Simon Freire de Lima , lequ el n’avait été

qu ’

u n dépositaire infidèle , Cervantes , accu sé de

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276 QUELQU ES M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .

étaien t sa femme , doña Catal ina , sa fi lle Is abel ,

qu i avait vingt an s , sa sœur doña Andrea , sa n ièceCon stanza , et un e parente appelée doña Magdalen a . Une servan te s

ajo utait en core à la tribu ,

dont elle était le maître d ’hôtel . Où logeait tou tce On trava illa it en famille . L es

femmes gagn aien t leu r vie en brodant de s co s

tames de cou r . Le soir , tandis qu e l’aigu ille des

femmes cou ra it su r l’

étoffe , il pren ait la plume ,et , alors , sur le coin d

une table , il écrivait s e sDon Qu ichotte avait été commencé

en prison ; n ou s venons de voir le milieu danslequ el il se con tinu ait et s

acheva it . Cervan tesavait don c cinqu ante -s ept ans . S on l ivre était lefru it attendu et mûr d

une vie qu i avait connutoutes les épreuves . Prescott en fait la remar

qu e , et il aj ou te Fielding avait en tre qu arante et cinqu ante ans qu an d il écrivit T omJon es ; Richardson éta it dans sa soixantièmeannée qu and il fit Cla ris se , et Walter Scott avaitqu elqu es années au —des su s de la qu arantainequ and il commença sa série des lVa verley

Novels .

Le monde , cette école du romancier , ne s’en

s eign e pas comme le programme d ’un e u n ivers ité , et la conn a is sance de ses aspects , s i variés ,doit être le résu ltat d ’u ne longu e et diligenteobservation . L es revers et les malheu rs , tou tesles amertumes avaient gl issé su r l ’âme de Ce rvantes et n ’en avaient troublé n i la s érénité

, n i

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M I CHE L CE R VANTE S .

la paix . Son génie s’éta it ten u au -de s sus d es

événements ; il brava it les défian ce s de l’âge .

Son style , plu s qu e jamais , éta it plein de fo rcede fra îcheu r j oyeu se e t de santé .

La première partie de D on Qu icho tte paru ten 1604 . A u bo u t de qu elqu es semaines d ’

in

différence , la cu rios ité du public , éveillée tou ta.coup , fit explos ion . L e s éditions se su ccédèren tavec rapidité en E 9pagne et dan s le s Flandres .La France vou l u t à son tou r connaître cettepa rodie san s égale , non seu lement de s romansde chevalerie , mais de tou s le s l ivres faux e t

prétent ieux auxqu els se la is se sédu ire un e socié témou tonnière

, et l’on eut u n e première tradu ct ion

français e , qu i fu t su ivie de plu sieu rs au tre s

dan s tou te l ’E u rope .

L a gloire était ven ue enfin , et probablementla misère allait ces ser dans l’humble maison deCervantes . Hélas ! sou s ce rayon inattendu ,

les

rivaux et le s envieux s e regardèrent , et devan ttelle allu sion plu s ou moins directe , ils se tou

chérent la poitrine et le front . I ls éta ient atteints !A ces éclats de rire san s menace et sans fie l

,

ils se préparèrent au s sitôt à opposer u n e ha in esou rde et ven imeu se . Cervantes n ’y prit pointgarde ; mais u n jou r il bondit , lu i au s s i , et s

in

digna on avait o sé attenter a. l ’honneu r même

de son l ivre .

Il en est , on l’

a dit , de l’

œuvre d ’

u n grandpoète conn u e du cheval d ’

u n grand capita ine ,

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278 QUELQUES M A IT R E S ETR ANGER S E T FR AN ÇA I S .

qu e personne n e doit monter après lu i . U n

in connu , un bouffon de ba s étage , le trivia lcon teu r de gros ses farces obscènes et de lou rdesdrôleries , venait de mettre en vente ( 16 14) u nvo lume int itu lé Second tome de l ’ ingén ieu rl11

°

da lgo D on Qu icho tte de la .M a n che , et il n e

cra ignait pa s de s’y poser insolemment en con

t in uateur de CervantesNo u s continu on s cet o uvrage avec les maté

riaux qu e Cervantes a employés pou r l e com

mencer , en nou s aidant de plu s ieu rs relationsfidèles qu i s ont tombée s sou s sa ma in . Je d is sa

ma in , car il avou e lu i-même qu’ il n ’en a qu ’

une ;e t n ou s dirons de lu i qu e s

il est vieux d ’années ,il e s t bien jeu n e de courage , et qu

’ il a plu s delangue qu e de A u reste , permis à lu ide s e plaindre de mon o uvrage , pu isqu

’ il lu i fa itperdre les bénéfice s qu ’ i l attenda it de sa secondepartie .

L’

inju re était abjectc et lâche . Cervantesrépond de ha ut a l ’ in su lteu r Ce qu e j e n

’ai

pu m’empêcher de res s entir

,dit- il , c

’est qu ’ ilm

appelle vie ux et manchot , comme s’ il avait

été en mon pouvoir de reten ir les temps , defa ire qu ’ il n e pas sât point pou r mo i ; ou commes i ma main eût été bris ée dans “ qu elqu e taverneet 110 11 dan s la plu s glorieu s e rencontre qu

a ien t

vu les siècle s passés et présents , et qu’

e spèren t

voir le s s iècles à S i l ’on me proposa ita ujo u rd ’hu i d ’

0pérer po u r mo i u n e chose impo s

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230 Q U E L Q L‘

BS MAITR E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇA I S .

comme Cervantes interroge en même temps s a

propre conscience , qu’

il ra ill e s on pa s sé , q u’ i l

trahit ses intentions présente s , u n e a u tobiogra

phie discrète se devin e à travers le l ivre .

T ou t cela est spirituel lement d it et ju d ic i eu sement trouvé ; et que n ou s sommes loin ma in tenan t , grâce au ciel ! des critiqu es ou trecu i da n te set incompétentes de L a Harpe , qu i n o u s a

transmis so n opin ion su r Don Qu icho tte ! L a

Harpe est ris ible , qu an d , avec sa myopie ordinaire dès qu ’ il lève les yeux vers ‘

certa in s s uj ets .

il écrit en parlant de Don Qu icho tte I l y

des esprits sévères pou r qu i le fond de ce livre

est trop frivole , et qu i n e peuvent pa s l ire le s

folies d ’

u n malheu reux qu’ il fau dra it ren fe rmer .

C ’es t l ’ inconvénient de tou s les ou vrage s qu i n epeignent qu ’

u n ridicu le pa rticu l ier . Qu elquemérite qu ’ ils a ient , ils son t touj ou rs au -de s sou sde ceux qu i peignen t l

’homme d e tou s l es tempset de tou s les l ieux . …

N ’est-cc point là tou t le con tra ire de la v érité ?

L’homme immuable , l’

humanité de tou s les payset de tou s les s iècles vit , respire et s e fait voir avec

s es dés irs exces s ifs , ses entreprises déme su rées ,ses vertu s hors na tu re et ses actions mesqu ines ,dans cette s uprême allégorie de D on Qu icho tte .

Ma is , s elon Pa scal , n otre grandeu r éclate

même à travers nos misères , e t la grandeu rmora le du héros de la Manche est évidente pou r

qu i sait l ire et qu i sait voir .

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M I CHE L C E RVA N'I‘

E S . "81

Ce mo n omane , qu i s émeu t a tou te idée denotre sacrifice , qu i s

’es t fa it le championl ’épreuve des opprimés et d es humbles , e t qu e

la soif de j u stice e t d ’honneu r dévore , e st bienprès , ce me semble , d

’être le modèle et le typedes vrais grands hommes e t des hidalgos magnammes .

La sat ire des romans de cheva lerie n ’

e st là ,en effet , qu e la bordu re du tableau . Le tableau ,

c’

e s t l ’histoire côte à côte de l ’esprit et de lacha ir , de l

’ idéal qu i s e prend pou r le réel , etdu réel qu i ne ces se de regimber contre l

’ id éal .D on Qu icho tte e st le héros huma in et chrétien

,

tou t imbu de l ’esprit de l’Évangile ,

e t que

l ’amou r du bien , du beau ,du vrai , en traîne

dan s tou tes le s folles rêveries,dan s tou tes les

extravagantes illu s ions mais telle e st la pu issance de l ’ idée su r la matière , que Sancho lu imême es t sédu it , entra îné , convaincu , aux deuxtiers halluciné . Le maigre cheval ier emporte aveclu i son gras écuyer dans les nu ages ; Rossin antefascine le rou s s in qu i su it naïvement , crédu le etdocile . E t à la fin , qu and le chevalier donQu ichotte redevient do n Q u ixan o le bon et lesage , qu and l

’ illu sion ces s e et que le mirage estdétru it , c

’est qu e l’heu re de la mort e st arrivée .

Qu elle mort ! Je n ’en pourrais citer au cune deplu s maj es tu eu se et de plu s s imple , de plu sémouvan te et de plu s modeste . C ’est

,dans l ’his

toire et dans la fiction,la mort du ju ste et du

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232 QUELQUES M A IT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAIS .

saint . Les ju s tes et les s a ints ne seraient-ils doneic i—bas qu e des extravagants et des fous , détrompés seu lemen t par les s uprêmes clartés dela dernière heu re ?Ne nou s y la is sons pas duper, j e vo u s en prie

Don Qu icho tte , conn u e G argantu a et Pantagru el ,n e jou e et badine qu

à la su rface . Le s ens et la

mo ra l ité en sont graves au tant que l’obs erva t ion

en e st ju s te et vraie . Nou s tou s , qu i no u s piqu onsde vivre dans les régions à part, au -des s u s de spe t its mét i ers de n o s frères , et qu i cu lt ivons les°

a 1n pagn es éthérée s où le vu lga ire ne s e ta illepoint de s domaines , ne sommes —nou s pa s de s

B on s Q u icho ttes ? J’

a i gran d’

peu r qu e s i et que

San cho Pança, avec s a vu e terre à terre , so n gros

bo n s ens,

a u ra it ra ison contre n ou s avec s a

botte de proverbes Sancho Pan ça cet honn ê te e t sage modérateu r des amou reux de lalu n e

, qu i prennen t le s mou lin s à vent pou r de sgéants féroces , et les forçats qu ’on mène au

bagne pour de magnanimes opprimés ! Ma is ,d ’

u ne page à l ’autre , dans tou te s ces imaginat ions s i sérieu ses et s i profon des sou s leu rdégu isement bu rlesqu e , l e poète et l e romanciera semé à profu s ion les fanta is ies les plu s chmantes , les crit iqu es le s plu s ingénieu s es , lespeintu res les plu s délicate s . E lles vont , viennent ,tou rnent et s e déploient , ou se dérobent dan s letis su radieux d

u n s tyle tou t miroitant , tou t

pétillant , to u t coloré de nu ances infinies . L a

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284 QUE LQU ES MA ÎTR ES ETR ANGER S E T FR ANÇAI S .

nu tremen t résolu , que la volonté de D ieu soitfa ite ! Votre E xcellen ce peu t être as su rée qu

i léta it un homme en qu i le vœu de vou s servirdépa s sait l ’amou r de la vie elle—même .

Cervantes mou rut , comme Shakespeare , l(

23 avrilS es funérailles furent obscu res

et humbles .

O n l’

en terra , sans dés igner , même par u n e

in script ion , la place où fu t dépos é son cercu eil .s o u s u n e da lle dans l ’égl ise des religieu ses T rin ita ire s de Madrid .

Je m’

adres s a i u n enfant de chœu r , a ditquelqu e part M . Antoine de Latou r , dan s se s

É tudes s u r l’

E sp agn e , j e m’

adres sai à u n enfant ,le priant de me condu ire au tombeau de Cervante s . L ’enfant me regarda avec un profondétonn ement e t finit par me répon dre ce naïfn o s e

'

,contre lequ el vienn ent se briser u n j our

ou l ’au tre , le s gloires humaines les plu s éclatantes et qu e Chateaubriand , nommant L éon ida sau mil ieu de s ru ines de Sp a rte , ava it rencontrésu r les lèvres d ’

u n pasteu r de la Laconic . Cependant l ’enfant en t pitié de mon désappointementet s e tou rnan t vers la sacris t ie , appela Jos e

M a ria A ce n om,j e vis s

avan cer vers moi u n

jeu n e homme portant sou tane , qu i j e répéta ima qu est ion . Celu i—ci me paru t au s s i embarra s sé ,mais au trement qu e l

’enfant de chœu r . Quoidon c ! lu i d is —jc enfin , e st-cc qu e le s restes deCervan tes n e seraient pa s dans cette églis e ?

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M I CH E L GER VANTES . 285

On croit , en effet , qu’ ils y sont , me répondit

Jose Maria avec u n sou ri re intell igent . A l ’épo

que où l’an cien couvent de la T rinité fut détru it

,

on apporta ici tou t ce qu’ il y avait d ’ossements

et comme il est certain qu e Cervantes y avaitété enterré

,s es o s s eront ven u s avec les autres ,

mais on ne sait où ils au ron t été mis . Et oùse trouvait cet ancien couvent ? D ans la ru e

de l’Hnmilladero . E t a. qu elle époqu e eu t

l ieu la translation ? Qu inze ou vingt ansaprès la mort de Cervantes . Raison de plu s

,

ajou tai—je pou r qu e ses os n ’aient pa s été la is sésen Q u i sait ? J

’ai vu des gens endou ter . Pou r l ’honneu r de l ’E spagn e , con

tinn e M . de Latou r , j’avou e qu e j e n

’ en dou ta i

pa s , et j e me range du côté de ceux , c’est

presqu e tou t le monde , qu i n’hésitent pa s a.croire

qu e les res tes de Cervantes sont bien effectivement an couvent actu el de la Sainte—T rinité , confondu s , sans dou te , avec de plu s humbles , maisau s s i mêlés à ceux de sa chère fille Isabelle . Lechoix qu e l

A cadémie a fait de ce couven t pou ry célébrer avec pompe l ’anniversaire de la mortde Cervantes , es t u n e preuve incontestable qu el’

A cadémie ne dou te pa s . Ne serait-ce point as sezpou r qu ’elle fit placer dans qu elque coin del ’église u n e plaqu e de bronze e n de marbreavec le n om de Cervantes , un n om

, u n e date,

et,dan s le s termes les plu s humbles , ce dou lou

reux aveu qu’on ne sait précisément sou s qu elle

A

A

A

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286 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .

pierre reposent ces restes sacrés ? Ce correct ifde la gloire

,cette leçon donnée au génie pa r

l ’ indifférence des hommes , au ra ient leu r é lo

qu en ce et pou rraient u n j ou r servir de text equ e lqu e fu tu r pan égyriste de Cervantes .

18 ja nv ier 1870.

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288 QU ELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .

bien des œuvres . Comédien , poète et pros ateu r ,il ava it ouvert s es deux larges mains s ur tou tesles cimes de l ’art dramatiqu e . T ou t ce qu ’onpeu t recu eill ir dans la tradition et dans l ’histoire

,il l ’avait recu eilli ; tou t ce qu

’on peu tdécouvrir ou inventer dans l e domaine de l ’ ima

gin at ion et d u rêve , i l l’avait inventé en déco u

vert . I l avait absorbé dans son esprit et dans so ncœu r

,pou r les faire refl eu rir et refru ctifier au

dehors , en belles et admirables compos itions ,

to u s les germes qu i flottaient à droite et à gau che ,de qu elqu e temps ou de qu elqu e pays qu e levent les apportât . Il avait épu isé le su ccès

,il

savait l e dernier mo t de la renommée,

et iln

en vou la it pa s davantage .

Après H amlet, après Othello , après M a cbeth,

après tant de drames'

qu i alla ient pas sionner ettenir à tou t j amais en haleine la postérité

,il

vou lut prendre du repos .

I l ava it cinqu ante et u n an s à peine .

I l s e retira à Stratford , là même où avait étéso n berceau . I l fait bon mou rir

,s i l

on peu t ,sou s l ’horizon

,qu i n ou s a vu naître . La mortnou s ramène à n o s pa rents

,à n o s ancêtres

,et

,

comme les premières heu res de la vie , c’est elle

qu i forme la famille,j e veux dire qu i la restitu e

et la rej o int . Shakespeare , qu i avait vu ou press enti ton t ce qu ’on peu t trouver au -des su s eta n -des sou s des mille chos es de ce monde

, qu i

s avait le s peuple s et les rois, qu i ava it pesé à

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M OR T D E 8H A KB S PE A R E E T D E CE R VANTE S . 289

leu r valeu r la richesse et la pauvreté , le vice etla vertu

,le bien et le mal , qu i avait ému en

divers es façons ses contemporains , les fa isantpleu rer ou rire , Shakespeare se mit à planterdes mûriers . Le premier , il le s introdu is it dansle canton de Stratford , et ceux qu ’ il cu ltiva itdans son j a rdin de Ncwplaee , faisaient l

admira

t ion des vois ins . L ’au teu r d ’

Hmn let , félicité su r

ses entreprises de j ardin ier et d ’

agricu lteur.

relevait la tête avec u n orgu eil qu ’ il n ’avait pa sconn u peu t-être au x plu s célèbres soirées de s e s

t riomphes . I l viva it simplement , il était tranqu ille , guéri d

ambit io n s et de rêves , il étaitheu reux . I l mou ru t !Shakespeare , dit M . G u izo t dans la préface

de son excellente traduct ion des œuvres del’

admirablc poète , Shakespeare fu t enterré dan s’église de Stratford , où subs iste encore so n

tombeau . I l est représ enté de grandeu r nature lle ,

assis dans u n e niche , u n cou ss in devantlu i et u n e plume à la main . Cette figu re avait étédans l ’origine

,su ivant l ’u sage du temps , peinte

des cou leu rs de la vie , les yeux d’

u n brun clair,

la barbe et les cheveux plu s foncés . Le pou rpoint était écarlate et la robe n oire . Les cou leu rs ,ternies par le temps , en fu rent rafraîchies ,en 1748 ,

par les soin s de M . John Ward , … su r

les profits d ’

une représentation d ’

0thello . Maisen 1793 , M . Malone ,

l’

u n de s principaux commen tateu rs de Shakespeare , fi t endu ire la s tatu e

19

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290 QU ELQUES MAITR ES ETR ANGER S E T FR AN ÇAIS .

d ’u n e épaisse couche de blanc ; condu it s an sdou te par cette prévention exclu s ive en faveu r

des cou tumes modernes qu i l’a souvent égaré

dans s esBien qu e cette malencontreu se réparation ait

eu l ’ inconvénient d’

a ltérer la phys ion omie duportrait de Shakespeare , el le n

a cependant pasto u t à fait effacé , dit-on , cette expres sion de

dou ce sérénité qu i para ît avoir caractérisé lafigu re comme l

’âme du poète . S u r la pierre

sépu lcrale placée an -des sou s de la niche sont

gravés qu atre vers , d ont voici la tradu ction

Ami , p ou r l’

amou r de Jés u s,

a bs tien s - to i de

fou iller la p ou ss ière ici en clos e . B én i s o it celu i

qu i ép a rbrrmera ces p ierres , et maml it soit celu i

qu i dép la cera mes os .

Cette inscription , composée , à ce qu’on croit

,

par Shakespeare lu i -même , fu t , dit-on , la cau se

qu i empêcha de transporter son tombeau à Westmins ter , comme on en avait en le proj et . I l y a peud ’années qu ’ il se forma , contre le mu r de l

’églisede Stratford , u n e excavatio n qu i mit à décou vertla fos se même où avait été déposé le corps ; le

sacristain , qu i pou r empêcher les déprédations

s acrilèges de la cu riosité o u de l’admiration , fit la

garde près de l ’ou vertu re , ju squ’à ce qu e la voûte

fût réparée , ayant es s ayé de porter la vue au dedan s de la tombe , n

’y aperçu t n i ossement , n i

ce rcu eil , mais seu lement de la pou ssière . I l me

s emble . aj o u te le voy ageu r qu i raconte le fa it ,

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292 QUELQUES M A îT R E S ETR ANG ER S E T FR ANÇAIS .

A friqu e , il retou rne en E spagne , et sa verveéloquente se répand et se prodigu e sur to u s

les suj ets comédies , drames , roman s , pastorales , etc .

Ma is la fortun e , cette maîtresse aveugle , qu i

s’

épren d maintes fois du premier passant venu ,

ne lais se pas de montrer ses rigu eu rs aux mieuxméritan ts . Cervantes en a fait l ’expérience longu eet cru elle .

Q u’

impo rte ! … Cet E spagnol illu stre était négu errier et cheval ier . I l s ’en allait à travers le shommes , auj ou rd

’hu i marchan t parmi les fou le s ,demain s e tenant à

l ’écart , avec u n cœu r droitet fier et u n génie prompt à répondre à tou tesles inju stices de la destinée .

L e sort , on le voit , a en deux poids et deuxmesu res au ssi , dans la vie et dans la mort , po u rShakespeare et Cervantes . Malgré tou t , ils sontpartis en même temps , chacun d

’ eux ayant faitsa tâche , ayant accru à sa manière le trésor d el ’ intelligence huma ine et dignes l’u n et l ’a utre .

comme de bons et loyaux serviteu rs , de la satisfaction dn Maître .Shakespeare et Cervantes se sont—il s ren co n

trés en ce monde ? Se sont-ils con nu s ? Rienn ’au torise à le supposer . I ls trava illa ien t en semble et d

u n même cœu r , mais probablement lenom de celu i—ci n ’

arriva à aucu n j ou r aux oreillesde celu i-là . Se sont-ils devinés à distance ? Jele cro is et j ’aime à le croire. Le génie appelle

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M ORT D E S HAKESPEAR E E T D E C E RVA N'

I‘

E S . 293

le génie , comme su r les hau teu rs la lu n1 1ereéchange de s reflets mystérieux et charmants1vec la lum1e rc . L e s grands hommes son t pareils à des tou rs isolées dans la cité de D ieu , a

dit Longfellow. D es passages secrets , exis tant àun e grande profondeur au -dessou s de la natureextérieu re , et dont ceux qu i travaillent à la su rface de la terre ne se dou tent même pas , permettent à leurs esprits de communiqu er avecde s intell igences plu s sublimes , qu i les fort ifien tet les consolent . Pou rqu oi n e pa s admettre

qu e ce s s ublimes mes s agers , apportant de s ré

vélat io n s mu tu elles , s e plaisent à rapproéher cesun is inconnu s , s i bien faits pou r s

’entendre ets’aimer ?Sou s u n tel regard , n

’en dou tons pas , C ervantes et Shakespeare se s eraient tendu la ma incomme des frères .

Un jou r , dan s j e ne sa is qu el le église deRome , à Sa inte-Marie-Maj eu re , o u à Saint-Jeande Latran , on vit entrer à la fois deux j euneshommes , tou s deux vêtu s de l

’habit rel igieux,le

premier d ’

une robe blanche , le second d’

une robede laine brune . ’étaient deux étrangers

,et qu i

vena ient de deux points différents demander labénédict ion du pape et prier D ieu su r les tombeaux de s ma rtyrs . Le moine à la robe blancheétait E spagnol , le moine à la robe brune éta itItal ien . Ju squ e—là , ils n e s ’étaient point renee ntrés ic i-ba s , ils n

’ava ie n t au cun s o uvenir com

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294. QU ELQUES N A îT R E S ETR ANGER S E T FR AN ÇAIS .

mun , et sauf la mémé espérance d’

o btenir leParadis , au cune espérance commu n e . I ls prièren tlongtemps , sans se voir , et leu r ferveu r éta itégale . Pu is , comme pou s sés par u n ange in v isible qu i les rapprochait l

u n vers l ’autre , ilsse levèrent ensemble et s ’

avan cèren t d’

u n mê nn

pas vers la même porte . Leu rs ma ins,qu ’ ils ten

da ien t ensemble vers l ’eau bénite . s e tou chèrent ,et , tou s deux relevant la tête , ils s e reconnu rentii tel signe souverain qu e j

’ ignore et se s a lu èrentd

un coup d ’œ il rapide . Ce n ’ est pa s tou t leu rsbras s

ouvriren t au ssitôt avec tendres se et , lecœu r su r le cœur, ils se promi rent u n e amit iéétern elle .

T i l es François d ’

A s s ise ! s’

écria l’

E spagn o l .

Béni sois —tu dan s tou tes tes voies ! T u es

Dominique ! répondit l ’ I ta lien , qu e le Seigneu rmène et inspire tou te s te s entreprises ! Aprèsle baiser de pa ix , les nouveaux amis se diren tadieu pou r touj ou rs .

François d ’

A s s ise ava it entrevu l’

an réo le au

front de D ominiqu e , lequ e l , a son tou r , ava it vule n imbe lumineux se lever au s s i , su r le front deFrançois d ’

A s s ise . J ’ imagine qu e , dans le che

min d ’

an delà qu ’ il s ont pris le même jou r , et

presqu e à la même heure,Shakespeare et Cer

vantes se sont ren contrés avec joie , et qu e se

reconnaissant à cette au réole au front que les

hommes de génie portent conn u e les saints , ilsso nt tombé s dans les bras l ’u n de l ’au tre .

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296 QUELQU ES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .

et près de nou s ; ils devienn en t n o s contempora ins , nos amis , nos familiers , tan t est souveraine et pu is san te la pensée humaine recu eillie ,fixée et livrée en s u ite avec cou rage au va -e t—v ientdes générations !La librairie de M . Hachette publ ie de magni

fiqu e s éditions de nos grands écrivains nat ionaux on ne sau rait rien fa ire , à mon avis , qu imérite mieux de la patrie et de la l ittératu re .

C ’est sou s la direction de M . Ad . Régnier qu eces éditions se su ccèdent ; elles ne peuvent être

qu’

excellen tes .

Les L ettres de Mme de Sévigné ont inaugu réu n e si recommandable série de beaux et bon sl ivres

,et , grâce à mille soins j udic ieux , mil le

attentions savante s , n o u s possédons désormaisu n e Mme de Sévign é authentiqu e avec ses

tenants et aboutissants , s i l’

on peu t s ’exprimera insi ; nou s avons la ple ine et parfaite conna iss ance , non seu lement d

u n génie u n iqu e et vraiment inimitable , mais encore de tou te la société

qu i al lait , vena it , s’

agita it et tenait la scène àla date où ce génie , l

’œ il au guet et l ’oreilletendu e , écou ta it , regardait , écriva it . Et que lœ il clairvoyant ! qu elle oreille dél icate et fin e !

On a tou t dit de M me de Sévigné , et tou t aété trop bien dit pou r que j e veu ille donner , àmon tou r , des opinions qu i n e seraient quel ’écho des au tres .

« E l le—même s e t ient au—dessu sdu paradoxe , et s o n ta lent décourage tou tes les

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MADAME D E SEV IGNE .

malveillances . Vou loir atténu er so n éloge , qu iest consacré , ce sera it vou loir , comme a dit lepoète Le Brun , à propos du grand Corneille

Bu rlesqu emen t ro id ir s es petits bra sPou r étou ffer trop ha u te ren ommée .

D énigrer , d’a illeu rs , répugne à la conscien ce ,

qu elqu e s évère qu ’elle soit , et là n’est point

l ’office du critiqu e . Ma is l ’édu cat ion et l ’in struct ion de femmes sont u n e des qu estions à l ’ordredu jou r et qu i ne lais se pas de préoccuper diversement les prudents et le s sages . Bien de s genscritiqu ent , blâmen t , discu tent et , sans treps’expl iqu er pou rqu oi , s

imagin en t que la scienceu n peu sérieu se , s i par malheu r elle atteint n o sfilles et n o s sœu rs , créera tou tes sortes d ’embarras et d ’

en n u is au sein du foyer domestiqu e .

Or,le sou venir de Mme de Sévigné peut su r ce

point redresser plu s d’

un e erreur , diss iper plu sd ’

un e cra inte et fa ire j u stice d ’

abs urdes préven

tions .

M me de Sévigné apparten a it à un e aristocratiede s plu s éclairées , de s plu s instru ites . E lle éta itelle-même u n e flamme s a va n te , dans tou te laf’

orce du terme , et confinait auxp récieu ses ;mais ,sou tenu e par un tact exqu is et défendu e par cebon sens qu i éta it chez elle comme un don supérieu r , elle ne tomba jamais dans au cune exagé

ration . M me de Sévigné , même dan s se s engou ements , a to uj o urs en ho rreu r de s extrême s , et

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298 QU E LQUES MA1TR ES ETR ANGER S E T F R AN ÇAIS .

sa vertu , habitu ée de bonne heu re au devoir e tmx bien séan ces , n

’a point ces sé de se tenir àcette place élégante et cou rtoise , où l

o n se faitestimer de tou s

,a imer d ’

u n grand nombre e t où

l’

o n ne déplaît à personne .

’était la meilleu re des mères , la plu s fidèleet la plu s dévou ée des amies et , ma lgré tou t ,

malgré son savoir s i varié et son styl e s i littéra iremen t natu rel , elle était u n e femme pratiqu e ,rangée et ordonnée , u n e véritable mén agèreenfin et qu i tenait la main au tra in j ou rnal ierde samaison et de se s affaires .N ’ayez donc pa s peu r de l

’édu cation et del ’ instruction des femme s ! Souvenez—vou s decette société tou te polie et accorte du xvn

° siècle ,et où Mme de Sévign é est loin ’être le seu lexemple à citer . Pu is , le temps ayant marché etles lumières , qu i n

écla ira ien t d ’abord qu e lescimes , se répandant désormais , avec u n e prod iga lité fécondan te su r le s versants de la coll in eet au vallon , n e dérobez au cune tête à leu rsrayons bienfaisants . La société frança ise n ’estplu s resserrée et restreinte ; elle embra s se maintenant la nation tou t entière , et pou rqu oi n everrions—non s pa s reflenrir au tou r de n o u s ce

qu e n ou s admirons là-bas , dan s ce splend ide ,ma is inégal passé qu i s

’éloigne ?

Q u i osera it dire qu e la science nu it aux qu a l itésmodestes , et qu e ce qu i agrandit le cœu r chezl ’homme soit destiné à l ’amo indrir chez la femme ?

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300 QUELQU ES MAITR E S ETRANGER S E T FR A NÇA 1S .

R abn t in ,n

a plu s de gaieté , plu s de feu , n i l’

es

prit plu s agréable qu ’ elle . La j oie , lu iécriva it u n j ou r Mme de la Fayette , e st l ’éta tvéritable de votre âme ; le chagrin vou s e st plu scontraire qu

à personne du monde .

Mme de Sévigné , restée veu ve à vingt-qua treun s , ferma so n cœu r a to ut nou vel amou r e t

reporta su r se s enfant s tou t le trésor de se s tendresses ; el le rafi

o la it d ’eux,de s a fi lle su rtou t .

T ou tefois elle avait pou r le s choses et le s gen sdu dehors

,pou r la cou r et le monde , u n goû t

to u t à fa it déterminé . E l le se mêla it volontiersa ux nombreux événements , qu i se succédaientdors , el le éta it de toutes les fête s , y prenaitu n e v ive part , et comme elle se fa isait faire ouqu ’on lu i fa isa it pa rtou t galamment la place qu ilu i éta it du e , elle a é té aux premières loges pou ra s s is ter a. ces tren te ou trente -cinq années d us iècle de Lou is XIV , dont elle est pou r nou s u ntémoin s i précieux et u n révélateur admirable .

T ou s les beaux esprits , poètes et prosateu rs ,

tou s le s hommes d’Etat , to u s le s grands se i

gn eurs , le s gens’épée et les gen s de robe ,

Conti , T urenne , No irmou s tier S ervien , du

Lude , Rohan , le chevalier de M eré,le su rin ten

dant Fouqu et , B en serade , Saint—Pavin , Mme de

la Fayette , Mlle de S cudéry , Ménage , s e groupa ient en constellation au tour d ’elle et la rechercha ien t à l ’en vi . Parla it—elle , on était e nchaînée t s o u s le cha rme : écriva it —e l le ,

c ’éta it u n e

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MADAME D E S É

VIGNÉ .

chaîne en core et u n charme nouveau . L e s sonnets

,les madrigaux les triolets , pleuvaient a

s es pieds . Ménage l a célébrée en franca is , enitalien et en latin ; Saint-Pavin pas sait sa vie a

chercher et à trouver des s onnets et de s rondeau x,

où le dernier quatrain et le dern ier tercet fera ientflèche de cou rtois ie et d ’amou r .

C ’était bien réellement un e M u se qu e cette1gaçan te et insensible M me de Sévigné , et il n efa lla it qu e l

’éclair de ses p a up ières biga rrées ,

comme elle appelait elle—même ses yeux , u n peudifférents de cou leu r , mais d

u n égal rayonn emen t , il ne fallait qu

un écla ir de s e s paupièresb igarrées pou r mettre en branle tou s ces cœu rse t tou tes ces lyres . Jamais la s édu ct ion d

u n

jo l i visage ne s ’est mieux exprimée ni exercée .

Je regardais tou t à l ’heure un portra it d ’elle,

très bien gravé , d’après le pastel original de

Nanteuil . E lle a vieill i les lignes et les conto u rs se son t altérés çà et là , mais la grâceenjou ée et pén étrante a la fois , résiste ; l

’âme sereflète des yeux aux lèvres avec u n mélange devivacité , de légèreté et de finess e , qu i devait êtrela marqu e dist inct ive de cette beau té dou ce et

blonde , mais sans rien de trop doux et de fade ;a u contraire ! On s ent dans ce portrait , la jeunesse prolongée de l esprit et de la verve , u n

entrain et u n e pétn lan ce de pensée et de propos ,

qu i ont du ré ju squ’à la fin et qu i an iment encore

les plu s petits billets de ce grand écrivain .

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302 QUELQU ES M A îT R E S ET R ANGER S E T FR ANÇAIS .

O u i , Mme de Sévign é est u n gran d écriva inet qu i a con n u tou s les secrets du bien dire .Vif et prompt , so n style cou rt , bondit , caraco le , fait maintes gentillesses et prouessese lle n

a qu’

à lu i lâcher la bride sur le cou et àle laisser aller ! Mais , qu and elle veu t , elle leramèn e , le retient , le dirige et parvient alorsaux expressions de la plu s haute éloqu ence .

T ou s les genres lu i sont familiers . S ’ il lu i plaisait , elle aurait des accents de Corn eille et despériodes de Bossu et . E lle excelle à enrichir las implic ité , même la plu s trivale , et rien de ce

qu’elle touche du bou t de sa plume

, en pa ss ant ,

qu i n e se mette au ssitôt à rire , à sauter , achanter . C ’est u n e perpétu elle allégresse desidées et des mots . E lle parle u n e langu e réj ou ieet qu i n

’appartient qu’

à elle seu le . Comme j e n e

sais qu el artiste grec , elle a créé son ins trumentmélodieux et , en mou rant , elle l

’a brisé .

E lle a sa pensée et son mot s ur tou t , et ,

prenez garde ! c ’est le mot ju ste , c’est la pen sée

judicieu se ; c’est , même dans ses engou ements

et ses caprices , la note d’

u n sen s n et et profond ,

qu i peu t se tromper peu t-être , mais qu i , s e

trompât- il , ne laisse pa s de trouver en core et defa ire valoir bien des vérités imprévu es et biendes leçons u tiles .

E lle a été du re un e fois en sa vie , au s uj etd es pauvres émeu tiers de Bretagne , qu

’on avaits i cruellement ma s sacrés et pendu s ; mais , dites

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304 QU E LQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .

C ’es t ii M me de G rignan , cette enfan t biena imée ,

qu ’elle j ugeait être la plu s belle de

France qu e l’orguei lleu se mère adresse la plu

part de ces L ettres qu i , au tant qu e les M émo iresde Sa in t—Simon ,

sont le j ou rn al v ivant et la peintu re parlan te du siècle où elles ont été écrites .

Mme de G rign an avait hérité en partie de squa l ités °mora le s et intellectu elles de sa mère ,et , dans ce cercle de poètes et de cou rtisan s , qu ifêtaient sa beau té précoce , pen dan t que La Fo utaine lu i dédiait la fable du L ion amou reu .r

, ellen e pouvait qu e se développer rapidemen t e t

grandir en talen ts et en grâce .

Elle dut habiter la province , le château de

hau t j u ché su r u n e montagne comme

u n man oir du moyen âge , et dominant u n grandvillage provençal . Elle nou s apparaît , d e loinet a travers sa correspondance , sou s les traitsd ’

une aimable e t dou ce châtelaine , qu i se rés ignecomme elle peu t à l ’époux déjà vieux et , sommeto u te , ass ez peu intéres s ant qu

’on lu i a donn é .

D ans le riche album qu i accompagne l’édit ion

des L ettres de M me de S évign é, publiées parM . Hachette , n o u s avons un portrait d e la

comtes se de G rignan , qu i est tr0p coquet et tr0pfin ,

s elo n mo i , pou r n’être pas res s emblant .

Figu rez—vou s , encadrés dans les bou cles d’

u nesoyeu s e et abondante chevelu re , u n e j eune tête ,u n vis age éclatant , plein de lum1ere , et vra imen tto u t imprégné d e beau té . Cela brille

,pa rle et

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MAD AM E D E SEV IGN E .

sédu it . Le col légèrement déto u rn é et incl iné ,les yeux lo ngs et voilés , l e nez délica t et pur ,

la bou che f’

raîche,sou riante , bien modelée , u n

peu forte , l’ovale aux contou rs f

ermes et plein se t qu i es t d

une régu larité extrême , forment u nens emble harmonieux . et charmant , su r u n corpso n ne peu t mieux approprié à tant d ’

attra it s e t

revêtu d e la to ilette la plu s galamment chifformée .

On comprend amerve ille que Ménage et Sain tPavin se soient e scrimés à qu i mieux mieux , dan sleu rs j ou tes poétiqu es , u niqu ement po u r pla irea.u n e s i ravissante personne .

Ma is,de M me de Sévigné et de sa fil le , n e

restât—il , avce le souvenir , qu e l’œuvre pieu se-a

men t et soigneu sement conservée et tran smis e ,i l Sera it facile , l

’ imagination aidant , de rendreces esprits immortels la grâce extérieu re qu iles parait autrefois , de retrouver , au moins en

rêve , leu r beau té et le prestige qu’ ils on t dû

exercer dans ce milieu incompa rable où ils on tvécu ; et dès lors on excu se volo n tiers le philo—s

sophe M . Victor Cou s in,qu and

,a u déclin de

ses j ou rs et légèrement désabu sé de la doctrine ,

il se prit d ’

u ne rétrospective et chevaleresquepa ssion pou r ce s i l lu stres dames du s iècle deL ou is le Grand .

oo ju illet 1868 .

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308 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAI S .

peu , qu e ce so it du moins l’

histoire de ce s grandset vertu eux modèles dont la tradition promèneet fa it briller , à travers les s iècles , les imagesso uveraines et impériss ables . Lisons la Vie deshommes illu s tres de Plu tarqn e , o u mieux encore .sans chercher s i lo in de nou s , portons no treattent ion s tud ieu se et notre admiration du côtéde n o s propres annales , et appliquon s—non sy retrouve r le s saluta ires enseignements et les

glorieux exemples . T ant d ’hommes illu s tre s et

d e héro s ont su rgi parmi nou s qu i , cert es , valentbien les G recs et les Romains de Plu tarqu e !D ans le nombre , au x premiers rangs de ces

brave s et invincibles soldats qu’

a produ its la

Révolu t io n frança is e et qu i tou s , a de s degrésd ivers , commandent le respect et l

’ enthou s ia sme ,u n e tête j eune et gracieu se , fière et modeste à lafois , ton te sympathiqu e

,rayonne dou cement et

nou s attire la noble tête de Marceau .

Marceau représ ente la gloire elle-même danss a plu s poét iqu e et , en qu elqu e sorte

,dans sa

plu s prin tan ière expres sion , la gloire sou riante ,précoce et tou t en fl eu rs . T elle il l ’a rencontréeet conqu is e dès ses premiers pas , telle encoreelle reste sur son tombeau . Celu i qu e les dieuxa iment meu rt j eune dis aient le s anciens . M ar

ceau était donc a imé des dieux .

Francois -S éve rin Marceau -B esg ‘

aviers naqu itll Chartres

,le 1" mars 1769 . Son père éta it pro

cu re u r au ba illiage d e ce tte ville . L a tendres se

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M AR CEAU .

maternelle manqua complètement à Marceau , et

son berceau ne con n u t pas les caresses acco u

tumées ; mais , par un e compen sation n on moinsétrange

,il se trouva qu e s a sœu r Emira , prise

pou r lu i de tou s les sentiments d ’

un e mère , sechargea d ’ en remplir au s s i le s devo irs . L a natu res e pla ît sou ven t ains i à gu érir ses imperfection sou à les réparer .Le père de Marceau ,

très faible,très indifférent

peu t—être , négligea l’en fance de son fi ls , qu i fu t

abandon né à ses seu les inclinations . Heu reu sement

,ces inclin ations étaien t excellentes et te n te s

en dehors de l’appât d’

u n e vie oisive ou diss ipée .

A se ize an s, M arceau , qu i ne dissimu lait poin t

l’

an tipathie profonde qu’ il avait pou r le barreau ,

qu elqu es efforts que fis s en t ses paren ts pou rl ’y préparer , s

’engagea avec u n de ses camarades

,n ommé Richer , dans A ngoulême- In fan

terie,régimen t qu i devint plu s tard le 34

° de

l ’a rmée .

Sa vocation arden te e t vive l’en traîn a it versle métier des armes , et depu is longtemps Xén ophon et Po lybe , Feuqu ière s , le maréchal deSaxe , Fo lard et Vauban étaient devenus pou rlu i s amis et des maîtres . Mais

,emporté par

le rapide des événements , ses études fo rcément demeu rèrent inachevées .Amené par le hasa rd à Paris au mois de ju illet

1789 , il se mit sou s les ordres d’

un officie r d efortune , Elie , du régiment de la Reine- In fan

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810 QUE LQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .

terie , dont l ’attitude dans cette grande jou rnée

(14 ju illet 1789) fu t constammen t celle d ’

un

homme des temps héroïqu es a écrit M . Lou isBlanc ; et il s

avan ça hardiment à la prise de laBas t ille . Il marcha en s u ite à la tête d ’

u n déta

chemen t de la s ection Bo n —Conseil (dis trict deSaint—Jacqu es) pou r repou s ser les troupes qu e laco u r envoyait contre Paris .

L ’ère de la liberté s’

in angu ra it magn ifiqu e

ment . La France en tière était debout , et , sou s ces

son f’

fles divers de résu rrection et d ’ indépendance ,

les bataillon s de volontaires s’

o rgan isa ien t detou tes parts . Ce peuple de citoyens allait devenirun peuple de soldats . Le 12 ju il let 1792 , M arceau

était nommé capitaine du 2° bataillon des volontaires nationaux d

E u re—et-Loir . Il rej oignaitl ’armée qu e commandait La Fayette , au momentmême où ce général la qu ittait pou r échapperà la pre script ion . On craignait un e défection .

M arceau , inconnu encore , sans expérien ce et

san s crédi t, sort des rangs , et d’

u n e voix én ergiqu e , ii s

ecrie Soldats,il es t u n devoir plu s

sacré qu e l’obéissance à un supérieu r , celu i de

n e pa s la isser cette frontière sans défense Iln ’en fa llu t pas davantage , pou r ramen er promptement des bataillons égarés et men açan t d ’

ac

compagn er dans sa fu ite , l’homme qu ’ ils regar

da ien t comme le fondateu r de la l iberté dun o u veau monde .

L a France . a. cette date , éta it en proie aux

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312 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR A NÇAIS .

commandan t le 2° bataillon des volontaires deMa ine—et-L o irc , s

obstin aien t à vou loir combattre et tenaient bon . Les magis trats de la villeet les principaux habitants in s istaient pou r un ereddit ion immédiate . Marceau protesta de tou tes

ses forces et de ton te’énergie de son cou rage ;

mais,vain s efforts ! la reddition fu t résolu e .

Beau repaire indigné se’

tu a dan s la n u it,lais san t l e commandement des troupes et de laville à M . de Nexon , l ieu tenant—colon el du2“ bataillon des volontaires de l a Meu se . Marceau , con damn é au rôle cru el qu e les lois de lagu erre imposent au plu s jeun e officier , reçu t ladou lou reu se mission de porter la capitu lationl ’ennemi . Les yeux bandés et précédé d ’

un

trompette , il se rendit au camp du ro i de Pru sse .

Là,il n e pu t maîtriser son émotion , et les larmes

cou lèrent s ur son v isage .

Pendant le s iège , Marceau avait perdu ses

équ ipages , ses chevaux , son argent . Un représentant da peuple , envoyé à l

’armée de D umon

riez,lu i demanda Q ue vou lez-vou s qu

’onvo u s rende ? Un sabre n ouveau pou r vengern otre défaite répondit le jeun e gu errier .La Conven tion décréta la mise en accu sation

des officiers , qu i avaien t con senti à la redditionde Verdun . 35 personnes con iparu ren t devant letribunal révolu tionnaire ; un seu l fu t n omin ativement et honorablement excepté … M arceau !

Adju dan t—major le 1“ décembre 1792 , lieu te

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MAR CEAU .

nant—colonel le 25 mars 1793 Marceau fut

en voyé en Vendée , où l ’ insu rrection se prepa

gea it à vu e d’œ i l et avait déjà pris les proportions

d ’u ne grande gu erre . Bou rbotte et Ju l ien deT ou lou se y avaient été délégu és pou r examinerla condu ite tenu e par les chefs de la légion germaniqu e . T ou t l ’etat—major fu t mis en accu sation

,et Marceau lu i-même , par les ordres de

Bou rbo tte , fu t tradu it en jugement commes u spect d ’

in civisme et complice de Westerman n .

Sa franchise tou te natu relle et simple suffit sa

défens e .

I l marcha vers Saumur . Le 9 ju in 1793,cette

ville fu t attaquée par des t roupes royalistes etviolemment tenu e en échec . Marceau était horsdes mu rs avec sept cu irassiers , lorsqu

’ il aperçu tun e troupe de Vendéens qu i entraînaien t u n

prison nier . S on écharpe tricolore le désign aitsu ffisamment ; c

’ était B ou rbo tte qu i , ayant en

son cheval abattu par un bou let , avait dû tomberaux mains en n emies . Marceau met pied à terre

,

prend le dépu té dans ses bras , le replace sur son

propre cheva l et le force de s’éloigner

, en lu i

disant I l vau t mieux qu’

un soldat commemoi péris se qu ’

un représen tant du peuple commevou sLa Convention décréta qu ’ il avait bien méritéde la patrie , et il fu t promu au grade de gén éralde brigade .

A ce même S i è ge de Saumu r , le gén éral

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31f. QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR AN ÇAIS .

Con s tard, reconnaissant que le feu d

une batteriecau s ait u n grand ravage dans n o s l ignes

,chargea

le brave Weis sen , colonel du régimen t dan slequ el s ervait Marceau , d

’enlever les pièces .

Où nou s en vovez -vou s , mon général ? s’

écria

Weis sen . A la Le salu t de la R épublique exige ce sacrifi ce . La posit ion futemportée ; mais la légion german ique , qu e l

’ infanterie ava it refu sé de sou tenir

,fu t presque

anéantie !A vingt-qu atre a n s , M arceau ,

général de divis ion

,commanda it à l ’a rmée de l’Oue st . Rien

n ’égalait sa bravou re que son inaltérable gê n éro s ité , et c

’est par leu r accord cons tant qu 11

frappa it s u rtou t et domptait les rebelles . C e

fu t sou s ce jeu n e officier , a écrit Beau champ ,

qu e l’armée de la Républiqu e porta les coups les

plu s décis ifs aux roya l istes ; s’

il ne recu eillitpoint tou te la gloire des combats qu i anéant irentla grande Vendée , l

’histoire , qu i n’ oublie rien ,

s era j u ste a son égard .

En fait de témoignages , le meilleu r , à notreavis

,et le plu s enviable est le témoignage d ’

un

ennemi vaincu . On voit qu ’i l n ’a point manqu é1 Marceau .

La bataille du Mans es t , sans contredit , dansl ’histoire des hau t s faits de Marceau , u n e pagede s plu s éclatantes . Ce fu t u n e terrible j ou rnée

qu e celle où l’on vit périr en qu elqu es heu res

10000 républicains et 30000 royal istes . M ar

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816 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .

n’ avait point qu itté le poste le plu s péril leux , alai tête d ’

u n e avant-garde tou te décimée par lesballes . Westermann fut conservé .

Ne trouvez-vou s point qu ’ il v a qu elqu e chosed ’épique dans le récit de ces lu ttes et de ces

triomphes ? Les gu erres de la Républiqu e fran

ça ise ressemblen t de loin , dans leu r enchaînement grandiose , a. ces combats qu e célèbreHomère

, et le j eu ne M arceau e st bien digne defa ire figu re ii côté d ’

A chille .

La compas sion était familière à Marceau . Enmainte ren contre , il lai ssa so n cœu r s ’

émou vo ir,

et ce qu i n’était point faible s s e chez lu i , mais

s ensibil ité profonde , faill it u n e fois lu i coûter lavie . U n e j eune Vendéenne , qu i avait pris pa rt ala bataille du Man s , était pou rsu ivie par les so ldats républicains . La pâleu r au fron t

,les che

veux en désordre , elle se j ette aux pieds deMarceau Sau vez-moi ! cria—t—elle

,épargnez

mo i ! Marceau la rassu ra et la prit sou s sa

protection . Par s es soins,elle fu t confiée à

u n respectable cu ré de campagne . Il ne la revitplu s ; elle mou ru t plu s tard su r l

échafaud , lu i

légu ant u n e petite montre de peu de va leur .M arceau la pleu ra longtemps après , regrettantde n ’avoir pu lu i sauver la v ie .

Ainsi parle Sergent , le beau —frère de M arceau

et l ’époux d ’

Emira , auteu r de notes biographiqu e s , qu i écla irent précieu sement le caractèreet la v ie de n otre héros .

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MAR CEAU .

QU O I qu ’ il en soit , Marceau ,co upable d ’avo ir

fait grâce a la rébell ion,fu t dén on cé , et u n e

commission s e forma pou r procéder en secre tu n e instruction de l ’affaire . I l a llait être a. so n

tou r l ivré au supplice sans l ’ intervention d e

Bo urbo tte , qu i se hâta d’aller rappeler les

services que le général avait rendu s la Franceet démontrer l ’ inju stice d es sou pçons qu ’

o nn

’ava it pa s craint d’élever contre son honneu r .

D u Mans , tombé au pouvoir de s républica ins ,Marceau pou rsu ivit les roya l istes , qu i s

’éta ientretirés à Savenay . Westermann , Kléber e t

Beaupuy menaient avec lu i cette campagne s an

glante ,- et avec lu i il s entrèren t a Nantes

, qu i

se porta au -devant des troupes avec des co n

re n n es de lau riers La Société popu la ire offritdes palmes â Marceau , a. Kléber , à Beaupuy etil T illy .

Ces fêtes, néanmoins , éveillèren t qu e lquessusceptibil ités farouches D ans un e séance dela Société popu la ire de Nantes , le représentantT hun eau monta à la tribu ne et réclama avec un esorte de véhémence contre les honneu rs qu ’ond écern a it à des généraux Ce sont , dis ait-il ,les soldats qu i remportent les victoires , ce sonteux qu i méritent les cou ronnes , eux qu i on t

à. supporter tou t le poids de la fatigu e et de scombats . Je sais , répl iqu a vivement et d igmment Kléber, qu e ce sont le s soldats qu i rem

portent les victoires ; ma is il fau t au ss i qu ’ ils

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318 Q U ELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇA I S .

so ient con du its pa r le s généraux , qu i so nt lespremiers S oldats de l ’armée , e t qu i sont chargésde 111a in ten ir l ’ordre e t la discipl in e , san s quoiil n ’

v a point d ’

a rmée . Je n ’

accepte c ette co u

ro nne qu e po u r l’

offri ' a.me s camarades e t l’

a t

tacher à leu r drapeau .

Ce sont là de belles et vraiment équ itable sparoles . La

Convention nationale , après avo iracclamé s e s chefs , décréta qu e l

a rmée de l ’O u e s t

wa it bien mérité de la patrie .

Ma rceau est l ’homme de la pat rie et d e la

républiqu e . Partou t où l ’ennemi paraît, o n le

voit au s s itôt accou rir . L es périls l e ten tent e t

l’

att iren t . On dirait qu ’ il a u n pres s entimen t dela brièveté de sa carriè re et qu ’ il est tou t o ccupéà fa ire tenir

,dans ces années s i cou rte s , tou t

ce qu ’ il pou rra réunir de serv ices mémorables ,d e grandeu r et de gloire .

Il fu t appelé le 26 germina l a n I I à l ’arméede s Ardennes , e t s e s ignala à la prise de T hu in .

Employé le 25 pra irial an I I I à l ’armée deSambre- et -Meu se , il s

y mont re l ’éga l , par le svertu s patriotiqu es et la va il lance , de Cham

pion n et et de Kléber . Kléber était déjà l ’ amichaud e t dévou é de Marceau , et leu r affect ionne s

’est dénou ée qu e dans la mort .

A u mois de s eptembre 1794 , M arceau , to utj oyeux et tout fier d ’avoir fait éprouver u n e perteconsidérable à l ’a rmée au trichienne , écrit à unde Se s compatriotes , so n a ide de camp M augars

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320 QUELQU E S M A îT R E S ETR ANGER S E T F R AN ÇAIS .

cependant et grande envie et grand beso in dete voir.

M AR CEAU .

Nou s avons tenu citer tou te cette l ettre .

E lle donne le to n de la s impl icité même et de lamode s t ie de Marceau . On l ’y voit tel qu ’ i l étaitdans l ’habitude de la vie , tou t affectueux e t bo n ,

e t s e la iss ant a ller à la pente d e tou s s e s s o n ve

nirs . I l ne pose point pou r le brave , et dit san semphase Je me battrai ! Se rvir la patrie etfa ire dignement so n devoir, voilà , pens a it— il ,s o n métier et s a tâche ; et il n

’ en tirait pa s plu sde vanité que l

’ouvrier le plu s dés intéressé e t le

plu s humble .Nou s ins istons à dessein sur les qu alités mo

ra les de Marceau , parce qu’elles donnent tou t

son relief à son original et charmante phys ionomie . Ce gu errier n ’ava it rien de farouche ; a ucontra ire , on n

éprouva it , en l’

appro chan t , qu e

la s édu ction de s o n affabil ité,de s a candeu r

même et de la politesse de s es man 1ere s . Avantles batail les du Mans et de Savena y , Marceau ,revêtu du commandement en chef, jugeait mo

destemen t qu e Kléber était plu s d igne qu e lu id

u n s i haut emploi Je prends le titre degénéral en chef, lu i dit-il ; mais j e t

’ en remetstou te l ’au torité . Gu ide l ’armée a. la victoire ; jecondu ira i ton avant—garde . S ’ il e s t qu estion dere spon s abilité et d

écha fa ud ,ils seront pour

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MAR CEAU . 321

mo i . Kléber n ’

accepta point . Ces généraux dela l iberté ne se lais sai ent jama is vaincre , l

u n

par l ’au tre , en désintéressement et en gran deurd ’âme .

Comme on félicitait Marceau su r les victoiresdu Mans et de Savenay Ce n

’est pa s moiqu ’ il fau t complimenter , répondit—ii , c

’est Klébera qu i j e dois tou tE st- ce qu e les gùerriers d

A thèn es e t de Sparteo n t trou vé j amais de plu s dignes et de plu s tonchantes répart ies ?

A Fleu ru s , Marceau , qu i commandait l’aile

droite,contribu a vivemen t au s uccès de la j ou r

n ée . Un cheval fut tu é sou s lu i , un au tre futblessé , mais il tint bon se n s le feu et se condu is iten vra i l ion des batailles , su ivan t les termesmêmes du rapport , qu i fu t en voyé

« au Comité desalu t public . S ur l es bords de l ’Ourthe et de laR oër , il l ivra de n ouveaux combats , et D ü ren

,

disait Jou rdan a Kléber , i l s e battit en enragéLe23 octobre 1794 , Marceau ent1 ait à Coblentz ,

et Jou rdan , qu i commandait en chef l’armée de

Sambre-et—Meu se , en donnait bien vite la n on

Velle à Kléber M arceau a rempli sa tâche,

mon cher camarade il a pris Coblentz . T âche d eremplir promptement la tienne et de prendreMaestricht . Il paraît qu e n o s affaires prennentbonne tou rnure devan t cette place . J ’espère qu eVou s en serez bien tôt maîtres .

C’est de Coblen tz , on s

’en souvient , que le21

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322 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .

du c de Bru nswick—L un ebourg avait j eté , en 1792,son insolent et stupide défi à la Révolu tion fran

çaise . Marceau re leva le gant , et , du cœu r et del ’épée , il vengea so n gouvernement et son peuple .

La mère patrie ne pouvait confier sa défense àde plu s dévou ées et de plu s fil iales mains .E n 1795, Marceau commandait l

a rrière—gardede l ’armée s ur la rive gau che du Rhin . Chargéde brûler et de cou ler bas le s vais s eaux qu iétaient su r la B ieg , raconte u n de ses biogra

phes , au momen t du passage de Bern adette sur

le pont de Neuwied , le capita ine du génie S onhait, auqu el Marceau ava it tran smis cet ordre ,l ’ayan t tr0p précipitamment exécu té

, u n e partiede l ’arrière -garde fut su r le point d ’être compromise . Hors de lu i , Marceau sais it un de ses

pistolets et le porte à son front . Son ami et

a ide de camp Mangars, qu i dev ine sa pensée ,

ret ient son bra s et prévient u n su icide . Pendantce temps , Kléber accou rt assez tôt pou r êtretémoin d ’

un si grand désespoir , embras se tendrement son frère d ’armes

,et lu i relève le cœu r par

son sang-froid et par les bonnes paroles qu ’ il lu iadresse Eh quoi ! dit-il, a s—tu donc ou bl iéKléber ? Mon tons à cheval et tou t sera réparé .

Les effort s réunis des deux braves conju rèrentle péril qu i les menaçait .D ans cette même année 1795, Marceau par

vien t à chasser les Au trichiens des gorges duStromberg , et , dans d

’au tres rencontre s en core ,

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324 QU E LQUES M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR A NÇ AIS .

son n iers n é levaient la voix , disait-on , qu e pou rle bénir .

A la tête de sa divis ion , Marceau s e c royaitd ’ailleu rs in vincible . Cette confiance n e l ’ a bandonna jamais . Après avoir forcé la garn i so n d u

T ha] , il marcha su r E hrenbreitst ein . I l ava itpromis qu e ,

sou s hu it j ou rs , il s era it deva n t le smu rs de cette place Je ne croira i plu s à laparole d ’honneu r du général Marcea u , d is a itplu s tard

_

le généra l au trichien , i l nou s ava itpromis d ’être au bou t de hu it j ou rs su r n o s gla c is

,

e t il s ’

y est présenté le qu atrième .

Qu an d l ’armée de Sambre— et—Meu se s e repl ia

s ur la Lahn , Marceau avait sou s s es ordres d euxdivision s . E n son absence , on confia l ’u ne a u

généra l Hardy . Nou s attendons l ’ennemi ,manda it Marceau à ce général , nou s le va incron5 . Faites—en de même . Je connais la d ivi

s ion qu e tu commandes . A vec de tels hommes

ou peu t tou t entreprendre . Rappelle - leu r qu ’ ilssont de ma divis ion . E l le ne doit j amais êtremalheu reu se .

A travers cette vie de fat igu cs contin u elles et

de lu ttes , les soirs même de ses plu s brillan tesvictoires , Marceau sou riait à l

’espoir d ’

u n reposglorieu sement acqu is et à la venu e procha inede la paix publ iqu e J

a i pu économiser deuxcents lou is , disait—il à sa sœu r et a qu elqu es

am1s ; j e pu is réaliser u n e autre petite somme

encore . Je pou rrai fa ire q uelqu e bien . L a

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MAR CEAU .

bon n e et ma ternelle sœu r se prêta it à tou s cesproj ets du grand homme

, pu is elle lu i donnaitses avis et ses con seils . Mais Marceau , in terrom

pant tou t à coup , s’

écria it Ma sœu r , sais—tuce qu e nou s ferons en a rrivan t à Chartres ? …Nous irons chez la vieille mère Fran cœu r ; il ya si longtemps qu e j e ne l

a i vu e ! E t il pleurait et riait tou t a la fois de ces regrets et de

ces souven 1rs .

L a mère Fran cœnr était un e pauvre femmedu peuple , don t l

indu lgen ce et les caress esavaient qu elqu e peu con solé M arceau enfant dela sévérité de sa famille . Vœux stériles et va insproj ets ! Marceau n e devait plu s revoir ni lepays natal , ni la vieille amie dont la pensée lu iétait demeu rée si présente et s i chère .

Le 19 septembre 1796 , l’armée de Sambre- et

Meu s e fit u n mouvement rétrograde . Après avoirfait face avec la plu s grande valeu r a des forcestriples

,Marceau part it de Freilingen pou r

rej oindre les au tres divis ions . Pou rsu ivi et harcelé sans cesse dans sa marche par les troupesde l ’archidu c Charles , il eut à. sou tenir des com

bats continuels . Mais s es soldats étaient ardentset aguerris , et malgré la supériorité de s es

forces, l’ennemi n e parvint point à les entamer.

Le troisième jou r complémentaire de l ’an I V ,

Marceau avait déj à fran chi la chau ssée d ’

A lten

kirchen . L ’ennemi l ’observa it . Pou r le contenir ,l ’armée française n ’ava it ces sé de se battre . T ou t

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326 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR AN ÇAIS .

en marchant , Marceau chois it u n emplacementfavorable s ur lequ el il fit établir u n e batteriede six pièces . Jourdan , qu i sentait tou t ce quecette situ ation ava it de critiqu e , avait promis z.Marceau de venir le sou tenir . Ju squ e—là , i l devaits ’ arrêter et , coûte qu e coûte , faire tête aux

A u trichien s .

Marceau , nou s l’

avon s vu , n’avait point pou r

habitude de calcu ler le nombre des ennemis ; iln

hés ita point à exécu ter l ’ordre qu ’on lu i transmettait . Pu is , vou lant reconnaître le terrain , ils’

avan ça accompagné du capitaine Souhait ducôté des premiers éclaireu rs .D eux ordonn ances le su ivaient à distance .

L’

u n de ces soldats , nommé Martin , avait serviavec Marceau dans la légion germaniqu e et nel ’avait j amais qu itté .

Le j eu ne général portait le dolman et le pantalon du 1 1° cha sseu rs , sans écharpe . S u r sonchapeau flottait un e partie du panache , qu

u n e

ba l le ennemie avait coupé à l ’affaire de Limbou rg . A ce momen t , u n hu ssard du régimen tde Kayser , qu i caracolait devant lu i , déto u rn al ’attention de Marceau par les divers mouvements qu ’ il faisa it fa ire à son cheval . Un chass eu r tyrolien , qui se tenait caché derrière u n

arbre,reconnu t le général aux marqu es d ist in c

t ive s de son grade , et,l’

aju stan t au s sitôt , lu it ira u n coup de carabine . L a ba lle , effleu rant l ecapitaine Souha it

,s’

en a lla frapper Marceau au

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328 QU E LQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .

amis,disait Marceau d ’un e voix en trecoupée ,

pou rquoi versez-vou s des larmes ? Je su is h eureuxde mou rir pour mon pays . Gén éral , j e vou srecomman de , au n om de l ’amitié qui nou s u n it ,les officiers qu i ont servi près de mo i et mafamille.

Pu is , pren an t la main de Bern ade tte , il aj outait

A llez au ssi , mon camarade , vou s faire tu er

pou r d’autres . Nou s ne n ou s reverron s plu s ;

mais faites qu ’avant qu e j e meu re j e n e voie pasno s troupes forcées de se retirer en désordre et

de fu ir devan t Cette idée s eu le me

tu e .

Non , mon ami , répondait Bernade tte , vou sn ’aurez pas ce chagrin . T ant que les troupe sseront sou s vo s yeux , elles se défendront aveccou rage . Soyez tranqu ille , la retraite se fait avecordre .

L ’armée française , en effet , tint en respectl ’ ennemi du rant toute la marcheOn é tait à Wa lmerode , trms petites lieu e s

du bois où Marceau avait été blessé . Marceau ,

racon te M . D oublet—Bo isthihau lt '

dan s son excellente Etude su r Marceau , Marceau fut condu it àAltenkirchen . A u bas d u peu t , i l chargea l

’adj udant—major d ’

in stru ire sa sœu r Emira du malheu r qu i était arrivé . On vou lait d ’abord letransporter su r la rive gau che du Rhin, ma i so n reconnu t qu ’ il était hors ’état de sou tenir

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MAR CEAU . 329

le voyage ; il deman da lu i-même à rester aAltenkirchen . On le laissa aux soins du commandant pru ss ien de cette partie de la ville , ala garde de deux chiru rgiens , de deux offi ciersd

état—major et de deux ordonnances . Jou rdanécrivit aux généraux autrichiens , au pou voirdesqu els Altenkirchen allait tomber , pour con

fier Marceau a. leu r humanité , s in on a. leu r compassion .

Mais les vertu s de Marceau et sa gloire étaien tde celles qu i désarment la haine et l

’ envie ; ilavait reçu le don de se faire aimer et de co n quérir ju squ ’à ses va inqu eu rs . D ès le matin du

20 septembre , on était venu prendre des n ou

velles du j eu n e héros , et le général Haddickoffrit lu i-même de veil ler sur un e vie s i précieu se .

L’

archiduc général envoya son premier chirar

gien . Le gén éral Kray , qu e M arceau avait combattu dans deux campagnes , vint le visiter et , ala vu e de ce j eune homme tombé dès le matinde sa vie le vieux soldat ne pu t vaincre son

émotion et retenir ses larmes . Il resta longtempsprès du lit , triste et le regard baissé , de tempsen temps il sais issait les mains mou rantes deMarceau et les pressa it avec la dou leu r et l ’affeetion d ’

un père .

Les officiers et les hu ssards de Barco et deBlankenstein pleu raient . T ou s étaient inco n solables de la perte d ’

un en nemi si gén éreux , sid igne et déjà si grand .

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330 QU ELQU E S M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .

Marceau supporta sans se plaindre de s opé

ration s longu es et cru elles , pu is i l s’

as soup1t . Sarespiration était gênée et son pou l s égaré ; dansla nu it , le mal s

aggrava et les tristes symptômesredoublèrent . A u n e heu re du matin , il dicta ses

dern ières dispositions et les sign a . L’

agon ie sur

vint bientôt,

u n e agonie pleine de rêve s debatailles , de victo ires magnifiques et de retraitessavantes . A trois heu res du matin , il reconnu t legénéral au trichien E lsn itz , et le salua par son

n om. A six heu res (21 septembre sa belletête pâle s ’éta it affaissée sur l

oreiller ; le rêveet la réalité venaient de finir Marceau éta itmort .I l n ’était âgé qu e de vingt—s ept an s .

Les officiers et les généraux , qu i n e l’avaient

point qu itté,demandèren t à l ’archiduc qu e la

dépou ille mortelle du général fût rendu e à ses

frères d ’ armes . L ’

archiduc y consen tit .Le corps de Marceau fut escorté par la cava

lerie au trichien ne ju squ ’

au pont de Neuwied . Lesfunérailles eu rent l ’éclat d ’

u n triomphe et lamaj esté d ’

une apothéose l ’armée en n emie vou lu ty prendre part à côté de l ’armée fran çaise , et ,ra re fortun e ! ce j eune homme , regretté de deuxa rmées

,fut en sevel i au bru it de leu r double

art illerie .

Les coups de canon et les salves de mou squ eterie su r les deux rives , attestaient que les trou pesde la Fran ce et de l’A llemagne avaien t, au moin s

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332 QU ELQU E S M A îT R E S ETR A NGE R S E T FR A N ÇAI S .

commandé cinq an nées , de mou ri r d a n s u n e

honorable in d igen ee ; ma is c ’es t u n devo ir po u rles représentants du peuple , de venir a u s ecou rsd

u n e mère don t il était le sou tien e t l ’ e spo i r .M arceau a des s ta tues à Paris et à Chartres .Sa renommée , u n e des plu s belle s e t de s plu spu res que l

’histoire a it j ama is con sa cré es , n’

a

ce ssé de s’

accro ître du con sentement u n an ime

des peuples . Le monumen t où se s c endres reposen t a été de bonne heu re le rendez—vou s desvoyageu rs pieux et des poètes . Lord Byro n l ’acélébré en vers tou chants et douxPrès de Coblentz , dit- il , su r u n terra in qu i

s’ élève en pente dou ce , est u n e pyramide pe titeet s imple , qu i cou ronne le sommet de la coll ineverdoyante . Sa bas e recouvre les cendres d ’

u n

héros , notre ennemi‘

; mais qu e cela n e n o us

empêche pas d’honorer la mémoire de Marceau .

S u r sa j eune tombe plu s d’

u n soldat faro u cheversa de gross es larmes en déplorant le trépasqu ’ il env ia it ;car celu i-là est mort pou r la France ,il est tombé en combattan t pou r reconqu érir se sdroits .

E lle fut courte , vaillante et glorieu se , saj eune carrière . D eux armées le ple n rèren t . Sesamis et ses ennemis priren t le deu il . L ’étrangerarrêté dan s ce l ieu doit prier pou r le glorieuxrepos de son âme intrépide , car il fa t le champion de la l iberté , et du petit nombre de ceux

qu i n’ont pas dépassé la mis s ion de rigu eu r

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MAR CEAU .

q u’elle impose aux hommes qu i portent le glaive .

I l conserva la pu reté de son âme , e t c ’ est pou r

q u oi les hommes l’ont pleu ré .

For he wa s Freedom’

s

O u i , Marceau fu t vra iment le champion de lal iberté et de la patrie , d irons-nou s a notre tou r ,e t il est du devoir des cœu rs qu e l

’amou r de la

p a trie et de la liberté embrase encore , de rappelers a n s cesse et de rajeunir u n e si patriotiqu eimmortalité . Peu de jou rs ont su ffi à Marceau

po u r conqu érir les s iècles Con s umma tu s in

brevi exp levit temj mra mu lta .

6 octobre 1870.

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336 QUE LQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR A N ÇAIS .

par exemple , comment remplacer M me Émilede G irardin , cou ronnée hier encore d e s u ccès etd

espéran ce s nouvelles , et a qu i les j ours pa raiss a ien t bien ne pas devoir man qu er ? A tou tes lesépoqu es , il y a en des femmes qu i ont observéle monde , qu i on t pensé , qu i ont écrit , et il n

’estpas d ’histoire littéraire où on ne les rencontreplu s o u moins heu reu sement mêlées .

E lles y ont conservé leu r caractère particu lieret l eu r phys ionomie i l y en a de grandes e t defortes , d

a imables et de dou ces , de rail leu s es etde ma lign es ; i l y en a d ’au tres a u s s i qu i n

’ontau cune de ces qu alités-là, et j

’en pou rrais n ommerd

in suppo rtables . M me Émile de G irardin é ta itdes mieux dou ées ; dès le premier jou r et commedès les premiers pas de sa blonde et bel le j enn es se

,elle avait mérité et gagné l ’atten tion

au tou r d ’elle,et l ’atten t ion a été constante . Fille

d ’

une mère de beau coup d ’ imagina t ion , de fin e sSeet de ta len t , élevée dans u n cercle des plq ril

lants et des plu s lettrés , Mlle D e lphin e G ay

trouva la poés ie au milieu du monde , commed ’au tres la trouvent dans la solitude ; elle fu tdonc poète avec la grâce de son âge , en y marian ttou tefois u n e note sonore et grave , presqu e viril e ,

qu i est encore auj ou rd’hu i le cachet de ses œil

vre s poét iqu es . A côté de poèmes légèremen tmys t iqu es . comme M a delein e , el le eu t des chantspou r la patrie

,pou r ses triomphes , pou r s es

glo ires elle célébra dans ses vers la mort du

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MADAME EM I LE D E G IR AR D IN . 337

général Fey et l’ insu rrection de la Grèce . E lle !

,

prit rang , en u n ’ me t,parmi les poètes d ’alors

,

et son rang fu t des plu s distingu és et des plusenviables . L a forme de ses .vers est pu re , correcte , assez class iqu e , plu s rapprochée pou rtan tde la man ière de Soumet qu e de celle de Cas imirD elavigne , u n peu loin à cette date , d u lyrismede Victor Hugo . E lle y viendra avec le temps , etj e n ’au rais point de peine à sign aler dans son

poème de Nap o lin e l’ influ ence , j u squ e-là très

indécise et très voilée , de la nouvel le école . Quoiqu ’ il en soit

,Mme de G irardin portait déj à au

sein même de la poésie l ’observation maligne etsatiriqu e , l e goût du portrait qu

’elle avait au

plu s hau t point , et dont el le a su se servir avectant de bonheu r et d ’originalité dan s les n ombreux ou vrages qu i ont su ivi .Mme Émile de G irardin était su rtou t et avant

tou t u n e femme d ’esprit elle avait de l’esprit

comme on n ’en a plu s , comme Mme de Sévigné,comme Voltaire , qu elqu efois au ssi comme Fonten elle . D ans ses romans , au théâtre sur u n

divan de ce salon où elle était la reine a si ju stetitre

,dan s u n dîner même , où qu ’on la ren con

trât et à qu elle heu re , c’était de l ’ esprit touj ou rs

préparé et toujou rs alerte , touj ou rs bon jeu etargen t comptant . E lle parlait , elle sou riait , et laparole vive et piquante , le sou rire adroit et sûr ,naissaient

,brillaient , ja ill issaient , comme u n e

flamme magiqu e , comme u n feu d ’artifice , qu i

22

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838 QU E LQU E S M A îT R E S ETR ANGE R S E T F R AN ÇAIS .

étonn e , éclaire , éblou it tou t alen tou r . C’ éta it un

miracle , u n e merveille . E ll e avait lemo t heu reuxet fac ile , et elle ne tarissait pas ; elle versa it dequ atre côtés à la fois , comme César qu i dicta itEn quatre langues à qu atre secréta ires ; el le éta itinépu isable en saill ies , en gaietés , en pro poslégers on délicats , en paradoxes bien trouvé s etS ouvent d ’

un e vérité exqu ise , en rail leries et en

épigrammes , en malign ités ingén ieu ses . Oh !c ’était un fin archer , c

é ta it plu s , c’était u n che

Valier , et personne ne pouvait marcher de pa irni lu tter avec elle dan s ce tou rnoi sans pareil

,

où elle ten uit à la fois le cou rsier, la lance e t leboucl ier . Q u

on se souv ienne de cette fame u seCroix: de B erny ! E st— il u n seu l jou r

,u n s eu l

feu illeton , un seu l paragraphe de feu illeton,où

elle ait semblé céder la palme et le prix à l ’u nou l ’au tre de ses collaborateurs et de ses rivau x ,

qu o iqu’

ils fu ssent assu rément d ’

un e gran deverve et d ’

un entra in bien sou tenu ? Sa royau té,

comme femme d ’esprit , était in contestable e l lef1

ava it à craindre ni la révolu tion , ni l’ invasio n .

Q u i a oublié ce Courrier de Pa ris , publié dan s laPrésSe , où , en se jou ant à l

improvis te et commeen déshabillé du mat in , elle écriva it et d icta itCes petits chefs-d ’œuvre de style

,de bo n juge

ment et d ’ incroyable malice, qu i ne sont pou r

tant , au bou t du compte , que la chroniqu e e t l ecommérage des salons , des boudoirs , des antiChambres ?

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340 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAI S .

reté d ’

u n e fille de qu in ze ans . Avec l ady T artufe , Mme Emile de G irard in a créé dans n o t reart dramatiqu e con temporain u n type au ss i réel

qu e celu i du T artufe et de l ’A lceste de Molière ,et qu i restera sans dou te à côté de ces sublime s

person n ificatio n s .

L a j o ie fa it peu r est u n e comédie tou t à fa itinu sitée et nouvelle sur notre scène français e .

A u moyen de la donnée la plu s s imple et la plu sfacile , M me de G irardin est parvenu e à fairen a ître l ’émotion la plu s irrésist ible et la plu sintime , a. la faire monter et descen dre à son gré ,1.mêler comme à plais ir le sou rire et les l armes

,

à s ’amu ser , s i j’ose dire , avec le cœu r

,l a pensée

,

l’âme des spectateurs ; à intéresser , à attacherl ’attention , tou t en la faisant rudement souffrir ,j e vou s ju re . I l y a dans cet acte uniqu e la sciencela plus profonde et la plu s compliqu ée du cœu r

humain , de ses res sorts , de ses passions et d eses tendances il y a au ssi u n e admirable ententede la scène et de la mis e en s cèn e dans cet es saicharman t qu i n

’ avait j amais été tenté ju sque-là .

Joignez à cet immense et popu laire su ccès,celu i

de la gracieu se et joyeu se comédie le Chap ea ude l

Horloger , dont s’est régulé le Gymnase , e t

vou s comprendrez sans peine , combien le vide

qu’

a laissé Mme de G irardin dans la littératu reest dou lou reux et pénible au cœu r de ceux qu eces choses - là intéres s ent ; vou s devinerez le décou ragemen t avec lequel on a vu s ’en aller un

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MADAME EM ILE D E G I R AR D IN .

talen t si souple à la fois , s i vigou reux et S i pu issant . Rien n e compense ces sortes de pertes , etdevan t tou tes ces fanfaronnades ambitieu ses etvides qu i demandent leu r place au soleil , vis-àvis de ces extravagants et de ces bateleu rs effrénés

qu i n’on t j ama is étudié , observé , ni appris , et

qu i n’arrivent qu e sou s le poids de leu r ou tre

cn idan ce inju rieu se , le front s’

attriste et l ’âmese - n avrc on se réfugie dans le passé , aux piedsdes maîtres sa ints et immortels , en pleu rantceux qu i les aimaien t avec nou s , et qu i s

’envont . M me Émile de G irardin est entrée dansl ’histoire de la littératu re de ce siècle ; il estimpossible , en décrivan t les lu ttes et les travaux

qu i on t marqu é l’avènement des grandes œuvres

de notre temps,de la négliger o u de l ’omettre .

E lle est du groupe d ’ai lleu rs de ces espritscaractéristiqu es et origin aux , qu i sont bien ,chacun dans sa mesu re et dans sa voie

,l ’écho

et la person n ificat io n de leu r époque , commeils son t au ssi n otre fortune et notre gloire ,Mme de S taé l et George Sand .

S eptembre 1855.

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314 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGER S E T FR ANÇAIS .

tesse Sainte-Beuve poète,crit iqu e , romancier ,

historien,académicien et sénateu r

,ce trava il

l eu r passion né,perpétuellement en quête du

mieux dans la pensée et dans la forme , il faudra it qu elqu e chose de ce toucher fin , délicat ,subtil ju squ ’à la ténu ité , qu

’ il a reçu du cielcomme un don ; il fau drait avoir , en u n me t , songénie à lu i-même et son charme . Et pu is ce sera itu n e longue étude qu i dépass era it de beau cou pl ’analyse de cet analyseu r inimitable qu e j e n e

veux qu’

in dign er ici en qu elqu es lignes .Nou s ne savons pas ce qu e la postérité diraen définit ive de Sa inte—Beuve et de qu els poidselle voudra le peser et l’apprécier ; ma is il nou sparaît être du petit groupe de ceux dont l ’œuvrevannée et criblée par les jugements su ccessifs ,demeu rera presque tou t ent ière . Il n ’ est pas ju squ ’aux contradict ions de Sainte—Beuve , ju squ

à

ses correction s et a ses retou ches , qu i n’aient leu r

valeu r et qu i , dans l’ordre littéraire dont il n e

vou lait pas sortir , ne soient de n atu re à in tére s ser touj ou rs les studieux et les délicats .S tud ieux et délica t , c

’ est ce qu ’ il était lu imême avant tou t et par-dessu s tou t . Il avait horreu r du l ieu commu n et du paradoxe , et si la

philo sephie et la politiqu e du temps en traien tqu elqu efois de côté, dans sa vie , ce n

’était qu epar accès , au gré d ’

une humeu r passagère ; i ls’

en détou rnait au plu s tôt pou r reprendre ,

disait-il , ses sen tiers p référés .

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SAI NTE- BEUVE 345

U n jour , nou s parlion s tou s les deux de lagloire ici-bas , telle qu e la comprenn ent du moinsla plupart des gens Fi , s

écria- t— il , de cesmêlées où les masses se traînen t et se vau trentau tou r d ’

un nom ! Rien qu ’

u n petit grain d ’

en

cehs bien pu r, et qu e respireront d’âge en âge

les fins et délicats con naisseu rs .Il ajou ta Voyez Ba lzac ! Voilà , certes , un

homme qu i s’est acqu is u n beau renom ; mais ,

de so n vivant même , il sen tait combien , dansces applaudissements et ces bravos , les gros s ierssuffrages gâtaien t tou t le L ’odeur de lapipe et de l ’estamin et pénétraien t j u squ ’au cœu rdu temple .

Vou lez-vou s savoir , reprena it Sainte-Beuve ,ce qu ’était la gloire au s en timent de Balzac , qu icette fois voyait clair et disait ju ste ?La gloire , racontait Balzac , j e l

’a i con nu eu n jour en Ru ss ie . Je me présenta is chez laprincesse pou r qu i l

’on m ’avait donné u n el ettre de recommandation . La princesse fu t

pou r moi d ’u n e bonne grâce extrême . Avantd ’avoir pris conna issance de la lettre que j

’apportais , et simplement sur ma min e honnêtemen t et cordialemen t français e , el le me comble

d’

atten tio n s et de prévenances .

Olga , dit-elle à sa fille un e ravissantefil lette de seize ads , Monsieu r a voyagé tou tle j ou r , et j e n e dou te pas qu ’ il n ’ait besoinde rafraîchissements .

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346 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR AN ÇA I S .

La j eun e fille se leva donc , dou ce e t cha rman te , ct qu itta le s alon . Pendan t ce temp s -làj e présenta i ma lettre .

La prin cesse me tendit la main , e t , e n

qu elqu es minutes , j e fu s t raité comme u n v ie ilami de la maison . Ce n ’est qu ’en Ru s sie q u e

l ’amitié éclôt , et porte tou s ses beaux fru it s enu n moment . Et l ’on dit qu e c

’ est u n pays b a rbare et froid . Vou s n ’êtes tou s qu e desIl est vrai que plus t ard , j e du s me résoudre àn e sort ir qu ’en man chon , comme u n e dou air iè refrileu se de la rue Gren elle-Saint—Germain ;ma iscela ne fait rien à mon histoire .

Apprenez maintenant , continu ait B alza c ,comment il m ’a été permis de conn aître la

gloire .

La belle jeu n e fille Olga,pare ille a ux hé

romes d ’

Homère , Nau sicaa elle-même , la fi l ledu divin A lcin oü s , paru t tout à coup portan t d eses deux ma in s un plateau chargé de rafra îchissemen ts .

C ’était le moment de s ecrier Ah ! les mainssont d ’

or, qu i portent ce plateau d’argent !

Je rés ista i pou rtant , et j’

ado ra i en silence .

Eh bien,mon s ieu r de Balzac , dit alors la

princesse pu isqu e vou s êtes des nôtrespou r quelqu esA ce nom M . de B a lz a c , la délic ieu se Olga ,

semblable aux divin ités de l’Olympe , rongit ,pâl it , perdit la tête comme u n e simple mortel le ,

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348 QUELQUES M A îT R E S ÉT R A NGE R S E T FR ANÇAI S .

Nou s étion s à l ’âge heu reux et poétiqu e où ,

sou s l e rayon d ’

une natu relle et naïve admirat ion , on voit mieux sans dou te de ses propresyeux qu ’on ne fait plu s tard au moyen de tou tesles loupes et lunettes de la discu ssion et del ’ ana lyse .

Nou s écrirons prochain emen t la petite histoirede ce passé déjà lointain

,et nou s traceron s de

Sainte—Beuve u n portrait sincère , où , à défau td ’autres qu al ités , nou s nou s flattons qu e tou sceu x qu i l

’ont approché alors et pratiqu é le re

trouveront res semblant .

Sainte-Beuve es t né à Bou logne -su r—Mer en1804 . Il naqu it en deu il a-t-il dit qu elqu epart , son père étant mort quelqu es mois aprèsson mariage . Mais ce père éta it u n homme profon démen t et très l ittérairement in stru it , et qu iavait l e goût de la plu s clas s iqu e et de la plu spu re an t iqu ité . I l transmit à son fi ls avec le sangu n e sorte de vocat ion pou r la poésie et l 'in itiation facile aux élégances de Virgile et d ’

Horace .

C ’est peu t—être à sa mère , que j’ai eu l ’hou

neu r de conn aître ‘, qu e Sa in te—Beuve doit l e

1 . L’A nn ée bou lon n a ise de décembre 1886 , par E rn es t De

se ille , a rch iv i s te de la v ille , co n tien t ce qu i s u itM . Octave La cro ix m ’

écriva it le 26 avril 1885, en répon seà u n e dema n de d ’

informa t ion s s u r le mén age in time de la

mère et du fi l s

J’

a i con n u bea u coup M me S a in te-Beu vc mère . C ota iten 1849 e t 1850. Je s orta is du co llège de Ju i lly et je commen ça i s à étudier le dro it . J’

étu d ia is s urtou t la poés ie et le s

po ètes . S a in te—Beu ve , qu i a va it répon du à me s lettres plein es

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S A INT E—B E U VE 3119

sen s critiqu e , la netteté vive du jugemen t , leflair de l ’esprit qu i cherche et découvre , et mêmeun peu de cette parole sais issan te et pittoresqu e

d ’

admiration pa r la p lu s in du lgen te amitié,me men a un

so ir chez sa mère , rue du M on t- Pa rn a s se,n° 11 . M . M oran d

n oté ingén ieu semen t les res s embla n ces mora les et l itté

ra ires qu i ra tta chen t S a in te-Bmw au père qu ’i l n ’

a va i t po in tcon n u . M a is comme i l res sembla it au ss i au phys iqu e et au

mora l , pa r l’

esprit , par l ’humeu r et le ca ra ctère et par tou s

les tra its du v isage , à cette bon n e pet ite v ie ille dame boulon n a ise de la ru e d u M on t—Pa rn a s se ! S i vou s av iez co ifféS a in te-Beuve , n on pa s du bea u so leil que porten t s i coqu ettemen t vo s ma telo ttes , … ma is d ’u n petit bon n et bla n c de dou a irière bourgeo ise , vou s eu ss iez eu , ra sé comme i l l ’éta it toujou rs , le portra it viva n t et p a rla n t de Mme S a in te-Beu ve .

L u i-même en con ven a it vo lon tiers et i l ra con ta it p la isantmen t une escapade de sa v ie amou reu se où , dégu isé en v ie illegarde-ma lade , il a va it pu , en déjou an t tou s les soupçon s ,

a rriver ju squ’

a u chevet d e la dame de ses pen sées .

Mme S a in te-Beu ve éta it dou ée d ’

u n e extrême pén é tration et , san s étude n i cu lture , elle a va it au p lu s ha u t po in tle s en s critique . Je me sou v ien s de ses apprécia t ion s s i

ju dicieu ses et parfo is s i morda n tes de tels a n ciens amis deson fi ls , M ichelet , Qu in et , Pierre Leroux, etc . E lle m’

a ima it

pa rticu lièremen t et j’

a lla is sou ven t l a v o ir. Quan d ellemouru t , S a in te—Beu ve m’

écriva it Vou s étiez celu i de mes

jeun e s ami s qu e ma mère a ima it le plu s E t ma in ten an t,

pu isqu e je su is en tra in de bavardage, je n e rés is te pa s a la

ten ta tio n de vou s con ter u ne a ven tu re a s sez drôle qu i meten scèn e e t en relie f la mère et le fi l s avec leu rs v iva citéset irrita tio n s commu n es , et qu e je publiera i s an s dou te

,u n

j ou r o u l ’a u tre , dan s u n e étude s u r S a in te—Beu ve , qu i contien dra mes sou ven irs et n o tre correspon dan ce .

U n ma tin , j’éta is a llé vo ir S a in te-Beuve à la bibliothèqu e

M a zarin e . A près avo ir ca u sé de l ’art et de l ittératu re, et dececi et de cela , i l me d i t tou t à cou p

Y a—t-il lon gtemps , cher ami , que vou s n’

avez vu ma

mère ?I l y a au mo in s qu in ze jou rs . Je n

a i pa s été ma îtrede mo i tou s ces temp s

-ci .Cher ami , a llez la vo ir a ujou rd

’hu i même… A ujou rd

hu i , n’

est-cc pa s à tro is heu res . J ’ ira i vou s y jo in dre

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350 QUE LQUE S M A îT R E S Erns uem s E T FR AN ÇA I S .

où la pen sée se grave et se marque d ’

un e em

prein te qu i durera .

L ’âme des fils , leu rs facu ltés les plu s hau te s

et n ou s sortiron s en semble pour un e promen ade s u r le s

bou levards extérieu rs .E h bien , c

'

est bon ,

Nemanquez pa s d’

a ller chezma mère a tro is heu re srépéta—t- il a vec in s istan ce , qu a n d je pris con gé d e lu i . A

tro i s heu res don c je me trou va is dan s le sa lon d u rez -d e

chau ssée de la rue M on t- Pa rn a s s e .

Q u e dev ien t S a in te-Beu ve ? me deman da la v ie i lle e t

excellen te dame. L ’

avez—vou s ren con tré quelqu e pa rt ?Ce ma tin même , n ou s avon s pa s sé u n e heure en semble .

I l va ven ir e t n ou s n ou s sommes don n é rendez-vou s ic i .A h ! il va ven ir ! fi t Mme S a in te — Beu ve d

'

un ton

ma lin et bref, impo s s ible à décrire . E h bien , chermon s ieur ,

il y a ura bourra squ c !

Ces mo ts I l y a ura bourra squc ! furen t pron on cés a vec

u n a ccen t bou lon na is très recon n a issable , et l ’on y s en ta itje n e sa is qu o i de ma rin tou t à fa it origin a l et amu sa n t .

I l y a ura bourra squ e ! reprit Mme S a in te -Beu ve , en

se po urlécha n t les lèvres d ’

u n e la ngu e qu ’

on eût cru d ’

a va n cefria n de de ce qu ’

elle a lla it dire et de ce qu i a lla it s e pa s s er.S a in te-Beuve s a u n a . L e vo ilà ! d it la mère .

E t j'

a s s is ta i à la bourra squ e qu e S a in te-Beu ve du t es s u yer ,o u plu tôt à la bou rrée qu i lu i fu t admin is trée sa n s merci . Jecompris s on in s is ta n ce à m'

envoyer chez sa mère en u n

pareil momen t i l a va it compté esqu iver a in s i le choc e t

qu e je sera is u n pa ra ton n erre .

M me S a in te-Beuve , très irritée , très mon tée, s'

exha la en

reproches . S on fi ls ava it , sa n s éga rd pour s es vo lon tés e t

s es con se i ls , pa s s é Ou tre et tra ité à s a gu ise certa in es a f

fa ire s . Pu is , con fus et ho n teux , il n’

ava it pa s o sé se pré

sen ter deva n t elle depu is dou ze jou rs a u mo in s . I nde iræ .

Ce lu i-ci se défen da it,ma is M me S a in te—Beuve n

en ten

da it à rien , n e vo u la it rien admettre , et sa ma u va ise humeu r

écla ta it de plu s be lle . S a in te-Beu ve , qu i sava it d ’

a illeu rs commen t il po uva it a rrêter l ’o rage'

, se mit a lors de la partie et

s imu la u n e gra n de co lère .

M aman , s’

écria —t—il , tu me pou s ses à bou t ! Je va isfa ire u n je va is ca s ser la pen du le . Vo is à quo itu me

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352 QUELQUE8 mxîrn s s Éras ucms Er rnm çxrs .

l’

amphithéâtre de dis section , et, par ce ren onveau poétiqu e qu i fleu rissait en 1824 ,

s ou s leséchos des M éd ita tion s de Lamartine e t des Odes

et B a lla des de Victor Hugo , Joseph D elorme se

prit à chanter .Mais , dan s Jos ep /z D elorme

,S ainte—Beam

e st poète à sa façon , et il reste tou t à fait endehors de la manière u s itée à cette date entreles romantiqu es , au tant qu

’ il s ’éloigne des lieuxcommuns de l ’école classiqu e et du délayage etdes fadeu rs , où s

’ étaient abîmés les derniershéritiers de l ’abbé D elil le .

L u i , à la manière de certains grands poètesanglais

,de Cowper , de Wordsworth , de Cole

ridge , il estime qu e , sans dédaigner les sommets ,le s fleu rs et les rayons abondent touj ou rs à micôte et ju squ e dans les repl is de la vallée et duravin . L a vie commune a son attrait et sa grâce ,le home et le co ttage ont des dou ceu rs qu

’onign ore dans la tou r féodale et le château , et detout cœur modeste et fran c il sort , quand on

l’

in terroge , des sons pu rs et mélodieu x qu i n e

sont pas sans éloquence ni san s prix . Les versde Sainte-B eu vc , dans Jos eph Delorme , dans lesCon sola tion s su rtou t , sont l

’expression attendrie ,ému e , parfois très profonde et très hau te , deces sentiments natu rels , de ces vérités moyenn es

qu i sont notre habitude pou r ains i dire , et notrelo t de tou s les j ou rs .C ’éta it u n e innovation dans notre littératu re

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S AINTE 353

que ces savantes tentatives du côté de la poés iedomestiqu e , et j e n

’hésite pas à dire qu e Sain te .

Beuve a mérité de prendre rang et de vivre au

milieu du groupe des trois ou qu atre poètesimmortels de notre siècle .

Ains i d ’ailleu rs le jugeaient et l ’accu eillaien tLamartine et Victor Hugo , dont il se fit dèslors , dans le Globe , l

admirateur déterminé et lecritiqu e u n peu complaisant . Mais qu el critiqu eplein d ’ idées et de rapprochements ingénieux !Qu elle abondance et qu elle verve ! et qu ’on semblait loin déj à des vides et banales leçon s de LaHarpe ! On avait écou té des vers in connu s ju squ elà ; on entendait maintenan t des jugements in us ités , et , près de Villemain qu i revêtait d

u n

magnifiqu e langage les Opinions l ittéraires courantes , on voyait pe in dre cette appréciat ionsouveraine qu i devance l

0pin ion , qu i la commande et la dirige , et qu i a porté la critiqu eproprement dite au n iveau des plu s belles œuvres de l

’art et de l ’ imagination .

T ou s les instruments de connais sance , employés par Sainte - Beu ve et mis au service deses judic ieux travaux ; et pu i s , sa cu riosité lepou ssant touj ou rs , il agrandit son champ d ’

ob

servation et de recherches . L es portraits littérui res , les portra its de femmes , où il est ma ître ,e t où chaqu e mot de lu i , comme u n coup de pinc eau , fait ombre ou cou leu r, ligne ou contour

,

des études grecqu es ou latines , l’

excurs ion d’

un

23

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354 QUE LQUE S M A îT R E S ÉTR ANGE R S E T rnxn ç.u s .

esprit san s cesse en éveil , tantôt dans l e pass é ,tantôt dans le présent , voilà ce qu i se su ccéda it ,d ’

une semaine à l ’autre , dan s cette vie laborieu seet tou te dévouée à la l ittératu re .

Sainte—Beuve a eu en ce monde plu s d ’

un ephysionomie , il se présente sou s plu s d

u n

aspect . Souvent d ’

une année à l ’au tre , il fa itplus d ’une figu re . Protée insaisis sable , il chan

gea it et s e transformait sans cesse aux cou rant smuables au ssi des flots

, qu i l’

en tra în aien t derive en rive , tantôt à droite et tantôt à gau che ,auj ou rd ’hu i dans le clan de D iderot et des en cyclopéd istes , demain ju squ e dans l

’église deJoseph de Maistre et presqu e en face du maît reau tel . Sainte —Beuve , à qu aran te an s pa ssés ,faisant u n retour su r les viciss itudes et lesvoyages en tou s sens de son esprit et de sesincl inations , pouva it écrireChaqu e jou r j e change ; les années s e su c

cèdent , mes goûts de l’au tre saison ne sont déjà

plu s ceux de la sa ison d’aujourd ’hu i ; mes ami

tiés elles—mêmes se des sèchent et s e ren o uvel

lent . Avant la mort finale de cet ê tre mobile qu i

s ’appelle de mon nom , qu e d’hommes sont déj à

morts en moi !L ’aveu , n

’est—ce pas , es t cru et complet , s icomplet et si cru qu

efi'

rayé de sa propre franchise , Sainte-Beuve se retou rne avec u n e mal icié u se ironie , et qu

’ il fait o u qu ’ il vise à fairedu même coup la confession du prochain qu i

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ass Q U E L Q U E s M A îT aE s ÉTR ANGE R S E T FR AN ÇA I S .

L es idées chrétienn es et catholiqu es préo ccupaien t visiblemen t le poète en lui et le romancier

,et , bien qu

’elles s ’allient dans ce s deuxouvrages à u n e veine sous—j acente d

épicu ré isme

et de sensu al isme , le XV I I Ie s iècle du mo ins ,

D iderot et Voltaire , n’y ont au cun e part . La

fenêtre , où se tien t l’amou reux et le rêveu r ,

s’ouvre sur le ciel .

J’

a i vu , S e ign eur ! j'

a i cru ; j’

ado re tes mervei lles ,J

en éblou is mes yeux , j’

en empli s mes orei llesE t pa r momen ts j

e s s a ie a mes s ou rds compagn o n s ,A ceux qu i n

'

o n t pa s vu , de bégayer tes n oms .

L ’abbé Lacordaire recevait alors la commu n i

cation , chapitre par chapitre , du roman de

Vo lup te'

,et , qu i plu s est , il n e laissait point de

prendre u n peu part à la composition du l ivre .T ou t le chapitre sur l

’en trée d ’

Amaury au sémi

n aire et su r la vie de retraite , de recueillementet d ’étude , qu

’on y mène , est écrit par Leeorda ire , qu i n

a j amais cessé , d’ail leu rs , à tou tes

les dates , de se montrer l’ami de Sainte—B cuve .

U n dimanche matin , en 1850, n ou s allâmes l’en

tendre prêcher sur l ’évangile du j ou r dansl ’égl ise des Carmes , et Sainte-Beuve, tres touché ,

nous disait au retou r Cher ami , avecla vie qu e j e mène , par ces travaux absonhau ts et lou rds , j e pu is être frappé d

un cou pde sang . Vou s et Lacau ssade , mes deux ou tro isamis , vou s vous chargerez , n

’est-cc pas , de me

fa ire enterrer sans bru it . Rien qu ’

un e messe

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S A I NTE -BE UVE .

basse , comme celle que n ou s ven on s d ’en ten dre ,u n e messe à sept heures du matin … .

Qu atre ou cinq an s plu s tard , il faisait lamême recommandation à M . Ju les Leva llois qu i »

nou s avait remplacé,près de lil i , en qualité de

s ecrétaire . J’

ai rédigé , lu i disait—il, un proj etde testament . Je veux être enterré à hu it h eu resdu matin et qu ’ il n ’

y ait point de discou rs surma tombe . Qu elqu es amis fidèle s assisteront àla bas se messe , et ce sera tou t .Nou s rappelons ce fait , sans en exagérerl ’ importance , mais pou r répondre à u n e certameclasse d ’

esprits systématiqu es qu i , tirant à eux

gens et choses ne veu lent pas seu l ementadmettre ces troubles et ces hés itation s de con .

scien ce , qu i prouvent qu e l’

in crédu lité su rtoutn

a pas un fond ferme et solide , sans accidentssecrets et sans luttes . I l y a des hommes , aécrit Sainte—Beuve , qu i on t l

’ imagination catho

l iqu e ain s i Chateau briand , I l y'

en

a d ’au tres qu i , raisonnement à part , on t la sen°

s ibilité chrétienne , et j e s u is de ce n ombre . U n e

vie sobre , un ciel voilé , qu elqu e mort ificationdans les dés irs , un e habitude recu eillie et s olitaire , tou t cela me pénètre , m

atten drit , et

m’

in clin e in s en s iblemen t à cro ire .

Mais n ’a-t-o n pas été ju squ ’à vou loir faire au ss ide Sain te - Beuve un révolutionnaire ? Libéral ,il l ’était assu rémen t , mais sans engagemen tsd ’au cun e sorte avec au cun e opposition légale ,

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858 QU ELQU E8 M A îT R E S ÉTR ANGE R S E T FR AN ÇA I S .

avec au cune affil iat ion popu la ire . La Révolu tionde 1848 et les émeu tes , qu

’elle amena , lu i causa ien t la plus profonde tristes se et le plu s in v inc ible dégoût de Paris . Après la jou rn ée du

15 mai , il n ous écrivaitM on cher ami , pendan t qu e les ross ignols

vou s chantaient de doux airs , nou s avion s ic il’

ign oble émeute , et cette jou rnée du 15 ma i couron n ée pou rtan t par le triomphe des honnêtesgens . Il y a eu pour les gen s du dehors , qu i n

a s

s istaien t pas à l ’A s s emblée et qu i n’

appren aien t

les choses qu ’avec tou t le monde , u n e heu re et u nquart terribles , de quatre heures à c inq heu reset qu art . Plu s d ’

A s semblée , pas de gouvernement , des anarchistes se proclamant eux-mêmes ;pas u n chef, pas u n ordre . A u milieu de cela , lagarde n ationale d ’elle seu le , les trou pes au ss isou s la condu ite de leu rs colonels , se sont mises

peu à peu en mou vement , et il y a eu bientôtu n e admirable unanimité . L ’opinion publ iqu es ’est déclarée

,et le thermomètre n ’es t plus l e

même depu is l e 15 qu ’auparavant . Cela n ’ est pasfin i , il y au ra en core san s n u l dou te des reprises ,et les mécontents ne se trouven t pas défin it ivement battu s . Pou rtant le su ccès définitif ne me

paraît plu s dou teux , et si les hommes du gouvern emen t et de la chose , ne viennen t pas franchemen t en aide à cett e opin ion enhardie et qu iveu t enfin l ’ordre , ce sera tant pis pou r eux , et

peut—être au ssi pou r la chose . Lamartin e a bais sé

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360 Q U E L Q U E S _M A ÎT R E S ÉTR A NGE R S E T FR ANÇAI S .

capable n e sort pas de là et n e pren d pas vigo ureu semen t en main la cau se de la France et deshonnêtes gens , i l n

’y a plu s qu’

à qu itter la villemaudite et à chercher ailleu rs un abri . Je su isresté , du rant ces jou rs , bloqu é dans l

’In stitu t ,

pou rvoyant à n otre propre garde et san s dangerd ’ailleu rs . Mais le canon résonnait à chaqu eminute à nos oreilles . Le 24 févriern ’

a été qu ’

un

jeu d’en fant auprès de cela . Ç

a été cette fois u n ebataille

, u n e bataille de l ’Empire au s ein de lagrande Il fau t à tout prix achever monimpression de P . R . (Port—R oy a l) u n momentinterrompu e . Pu is j e vais m’

appliqu er à de plu slointains proj ets ; car il ne m

’est pas prouvé , s i legou vernement es t fa ible , qu e de t elles scènes

(non pas de telles , ma is de plu s ou moins approchantes) n e pu issent recommencer sou s u n e

forme ou sou s u n e au tre . La société va deven iru n camp e n u n bivou ac en permanence . Comment vivre , comment étudier , comment revenirce qu ’on aime à travers cela ! Jou is sez—en ,

cher ami , auprès de votre bon n e mère , et sou su n ciel sans n u age ; continu ez de cu ltiver le travail gracieux ou sévère , d

’écou ter même la voixdes Fées

,tou tes les fois qu ’elle se fera entendre .

I l ne fau t pas moins qu e les Fées pou r consolerde tou t ce qu ’on voit ; de tou tes ces Fées— là vou savez la meilleu re , la j eunesse , elle con sole etguérit de bien des maux . D ites à M . votre on cle

qu e nou s avons beaucoup vu M . Villemain durant

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S AINTE -RE U VE . 36 1

ces jours . Notre Institu t était comme u n e

pet ite vi lle dont tous les habitants passaient l etemps à s ’ interroger su r la place et dans lescou rs .

M a mère va bien e t n ’a pas eu trop de peu r .

Le très grand âge agu errit .Le 14 août Sainte-Beuve nou s écrivait cetteau tre lettre Mon cher ami , j

’au ra is déjàrépondu à votre a imable l ettre

,si j e n ’avais été

passer qu elqu es j ou rs à la campagne près d ’ ic iet si j e n ’avais été u n peu malade au retou r . Mevoilà su r pied mon l ivre fini (ou près de l etred ’ ici à 4 ou 5 j ou rs) , mais n on pas l ibre pou rcela . J ’au rai à faire la semaine procha ine u n petitvoyage indispen sable et pou r afl

”a ire , en Bel

giqu e , et j e ne pu is penser à rien de pu rementagréable , me souvenant encore de la fable a y a n t

cha n té tou t car j e crois,mon cher ami ,

à un e forte bise pou r cet hiver . Un con seiltel que celu i qu e votre amitié me demande , n

’aj amais été plu s difficile a donner qu e dans cemoment-ci . Person n e ne sau rait l ire dans l ’avenirà deux mois devan t soi . Nou s marchons dan s lebrou ill ard et avec de s horizons très bas . Maisvou s êtes j eune ; la maj orité du pays veu t l

’ordreet u n régime modéré ;ainsi , tôt ou tard , il y au raplace encore pour les hon nêtes gen s capables etdist ingu és . I l fau t donc se prému n ir et se pourvoir comme s i rien n ’était changé , ou plu tôt sepou rvoir d ’au tant plu s qu e tou t est

‘changé et

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36 2 QU ELQUE S M A îT R E S ÉTR ANGE R S E T FR AN ÇAI S .

qu ’on au ra besoin de toutes ses forces pou r re stau rer le plu s qu ’on pou rra .

La littératu re n ’a qu e faire ici il n ’y a

aucune place pou r elle dans les jou rnaux n i

dan s l es esprits . D on n ons -lu i u n refuge dan s n o scœu rs

,ma is ne la compromettons pas au m i l ieu

de ces criées des ru es . T ravaillez donc , étu diez ,achevez votre droit , mêlez—y des études d

hi s

toire,de forte l ittératu re ; la poésie n

’ en sau raitêtre exclu e . La poés ie pou ssée à fond et em

brassée dans ses maîtres pu is sants , ne nu it àrien et s ’

égale à tou t . Farny ou T ibu lle peuventêtre des hors-d ’

œuvre à certains moments ; ma i sD ante , A ristophan e et Shakespeare sont des co n

tempo ra in s et des gu ides dans tou te grande rê velu t io n tou t au tant qu e Montesqu ieu . S i lelo i s i r revient après , si le ciel redevient bleu , sila sou rce intérieu re se fait entendre , elle serad

u n j et plu s fort et n on pa s moins pu r . Vou s laretrou verez .

Vou s avez beau dire , elle doit mu rmu rer envou s , dans cette paix de la famil le où vou s êtes .L

en n u i don t vou s me parlez n ’

est pas u n s ignedu contra ire ; u n peu d

en n u i , c’est—à—dire u n

peu de rêve vagu e , est le précu rseu r ordinaired u chant .Je n ’a i pa s écrit u n e seu le l ign e hors de

mon gros volume ; et j e recu le devant l’ idée

d ’ imprimer rien qu i ait l’

a ir d ’appeler l ’attentiondu public ; i l y a bien assez d

’au tre s n ouvea u tés

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ses QUELQU E S M A îT R E S ÉTR ANGE R S E T FR ANÇA I S .

mignonnes et élégantes accompagnent u n e fré

gate cc son t Chris tel et M me de Pon tivy .

Vers 1840, Sainte-Beuve devint profes s eu r d el ittératu re français e à Lau sanne , et c ’ est à ce

séjou r en Su isse que nou s devons le gran douvrage su r Port-R oy a l, qu i embrasse dan s so n

ensemble toute l ’histoire l ittéraire , philo so

phiqu e et religieu se de notre xvn° s iècle françai s .

La sol itude de Port—R oy a l, bien qu e sérieu s emen t examinée et comme fou illée à fond , n e

semble qu e le motif de mille développementsingénieux et nouveaux et de cons idérations d el ’ordre le plu s supérieu r .

D e retou r à Paris , Sainte-Beuve fu t n omméconservateu r de la B ibl iothèqu e Mazarine , et ,

peu après , il su ccédait à Casimir D elavigne etprenait place à l ’A cadémie française . C ’est VictorHugo qu i répondit au récipiendaire .

E n 1848 donc , Sainte-Beuve comprit de bon neheure qu e , pour qu elqu e temps du moins , il n

y

avait au cune place pour la l ittératu re dan s lesj ou rnaux et dans les esprits , et b ien qu

à regret ,il s ’en a lla professer à l’U n ivers ité de Li ège , où ,pendant u n an , il se fit écouter avec u n grandsu cces .S es leçons rou laient, croyon s—nou s , su r Cha

teaubrian d et l e cercle d ’écrivains qu i s’éta it

formé au tou r de ce patriarche et de ce ma ître .

A u premier répit , lorsqu e la ru e apa i séeredev int plu s silencieu se , lorsqu

’ il fu t poss ib le

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S A INTE —R E U VE . 365

d ’écrire avec fruit et de se faire lire , SainteBeuve en tra en campagne dan s le Con s titu tionnel, et , bravement , san s manquer j amais à satâche , i l se mit à publier, de semaine en semaine ,ses brillantes Ca useries du L un d i , qu i ont faitle tou r de l

E u rope et du monde . Le critiqu e et

le poète se transformaient en lu i , et , pou r l esbesoins d ’

u n public nouveau et d ’

un j ou rnalquotidien , il changeait d

’armu re et de tactiqu e ,Varian t ses suj ets à l ’ infin i et les prenant partout , chez tou s les peuples et à tou tes les dates ,il dess in ait à la plume , et comme en se j ou ant ,des portraits qu i sont bien la plu s cu rieu segalerie l ittéraire qu i a it j amais été faite en notrepays . La précis ion et la ju stes se dan s la grâce ,la vérité dan s l ’art , la peintu re savante du person n age et l

’ana lys e approfondie de sa vie et de

son œuvre , le commentaire pas a pas de l’au teu r

par l ’homme et de l ’homme par l ’au teu r , tou tce qu i , dans u n style ple in de charme

,peut

in téresser et instru ire un lecteur d ’esprit et degoût , voilà quelqu es-u n es des qu alités de S ainteBeuve , dans ces Ca u s eries du L un d i , qu i on t

passé du Con s titu tion n el au M on iteu r , et qu in

on t pas , en dix—sept ans , lassé u n seu l j our lepublic .N

’est-cc point la un su ccès san s précéden t ?L es Ca u s eries du L undi , telles qu elles et dan sleu r désordre apparen t (disj ecti membra poetæ) ,se rej oignent , pou r qu i sa it les compren dre et

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366 QUELQUES M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR A NÇAI S .

le s sais ir dans leu r ensemble , de manière àdemeu rer , n on seu lement comme le témoignageet le document le plu s sûr des lettres françaisesà notre époqu e , mais encore comme la plu s com

plète , l a plu s cons idérable histoire de la litteratu re qu e nou s ayons .

Sainte-Beuve , professeu r de l ittératu re au Collè e de France

,pu is maître de conférences à

l’

E co le normale , a été appelé à siéger au Sén at .Là

,comme dans ses l ivres et dans tou te sa

condu ite,il a tenu avant tou t à se montrer

homme de lettres,et

,dans la hau te assemblée

politiqu e , i l s’es t appliqu é à sou tenir en tou te

rencon tre les droits de la pen sé e humaine sou squelqu e forme qu ’elle se tradu ise

,et tou tes les

libertés de la conscien ce , pou rvu qu’el les soient

honnêtes et s incères . I l a été plu s d ’

u ne foisplein de véhémen ce , et , sans vou loir ici tou chera de s d iscu s s ions qu i se pas sent nu —des su s den o s têtes , nou s croyons qu e nou s devons êtrereconnais sants envers ceux qu i , comme SainteBeu ve , n

’hésitent pas à plaider la cau se de notrehonneu r et à relever notre drapeau trop souventdédaigne ou méconnu . T ant d ’au tres nou s accusent à ou trance qu e l

’excès , si excès il y a en ,

est bien excu sé d ’avan ce aux yeux de tou s .I l nou s a été donné d ’être le témoin ass idu

de sa vie et de ses travaux, comme disait Plinele Jeune . Nou s nou s honorerons touj ou rs d ’avo irété appelé par lu i son fi lleu l poétiqu e et litté

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PROSPE R M ÉR I M ÉE

Il n ’est person ne , parmi les gens de goût , qu ine connaisse la hau te valeur du talen t et de souvrages de Prosper Mérimée . D e bonne heu re ,il a su con qu érir l ’attention des hommes et desfemmes , et ju stifier les su ffrages sérieux au s s ibien qu e les admirations mondain es et légères .

Voilà , ce me semble , u n rare et aimable su ccès .A un e époqu e et dans u n e société où toutes lestailles se nive l lent , où tou tes les originalitéss’

altèren t et s’

effaccn t et où les physionomies ,comme les cos tumes , tendent de plu s en plu s às e re ssembler , Mérimée , qu i se tient volontiersà l ’ écart , a ga rdé les marqu es et les qua l ités d

u n

caractère vraiment indiv iduel , et d’

u n espritimpatient des banal ités d ’

alen tou r .

Le trivial et le convenu le l ieu commun , sou squelque forme qu ’ il se pre sente , ne l

’on t j ama isatteint .

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370 QUE LQUES M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

A -t- il recherché la fortune ? A - t-il ambit ionnéla gloire ? On ne le dirait pas ; ma is l a fortu n e etla gloire son t venues à lu i , et , du moins en cetteocca s ion , les capricieu ses dées ses n

’ont été n iinju stes n i aveugles .Bien que Mérimée soit u n homme du monde

dans tou te l ’étendu e de l ’expression et qu ’ il a it ,plu s que d

au tres , vécu brillamment a u dehors ,on sait peu de chose du tra in j ou rnal ier de s e shabitu des et de sa vie . Avec un e sorte de fiertéja lou se et peu t—être avec u n e défiance raisonnée ,il s ’est préservé de la cu riosité indiscrète et ,

pou r beaucoup qu i parlen t de lu i au hasard , i lest presqu e ent ièrement dans la légende .

Ami , ca che ta v ie et répands ton e sprit ,

nou s con Seille lepoète . Ainsi a fait Mérimée . Néà Pa ris le 28 décembre 1803 , Prosper Mériméeeu t pou r père un pein tre de mérite

, qu i savaitten ir la plume comme le pinceau , et , a près avo irmontré l ’exemple , enseigner la théorie e n bon

s tyle .

Son enfance fu t ma ladive . Ce n ’est qu ’au prixdes plus tendres vigilances de sa mère qu ’ il pa rvint à se fortifier et à grandir . M me Mériméeéta it e lle-même u n e femme d ’u n e particu l ièredistinction , et i l n

’est pas dou teux qu ’

e lle n ’a itexercé un e vive influ en ce s ur le développementin tellectu el et le talent d ’

u n fils s i bien dou é .

J ’ai remarqué a illeurs , à propos de Sa inte

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372 QUELQU ES M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

l ittératu re tou t en t i ere , tombée au pouvo ir dehardis novateu rs , était impitoyablement r efo n

due les vieux mou les de l’élégie et de l’

odc , de

la tragédie et du roman , éta ient brisés sans merc iet rej etés au creu set comme de vieilles cloches .On détru isait avec fureu r , on rééd ifia it av ecenthou s iasme . Le roi CharlesX ass istait

,du ha u t

de son trôn e restau ré,à un véritable 89 l ittéraire ,

qu i ava it au ss i ses Mirabeau et ses Lafayette pardou zaines . Mais , la noble fu reu r et le vertu euxenthou sia sme montant touj ou rs , il y eut des exc èsd ’ inspiration et de verve . B ref, ce fu t u n 93 .

T umu ltu eu sement e t au bru it des rimes redo nblées , o n renversa ju squ e su r leu rs au tels ,

n aguère inviolable s , les statu es de Boileau et deJeau -Baptiste Rou sseauRacine lu i-même n e fu t pas épargn é .

Gardons-nou s d ’être trop sévères . En ces tempsagités , l es hommes de talen t su rgissaient detou tes pa rts et se ren con traien t en frères dansu ne espérance commune . Ou eu t tou tes sorte sd ’œuvres remarquables , où , s

’ il manqu ait qu elqu echose , ce n

’éta it a s su rément pas le feu sacré ,comme on disa it avant 1825, et comme on a

répété plus tard . Les incendies par le feu sacréo n t leu r excu se , et , même à distance et désorma isplu s calmes , nou s au rions mauvaise grâce à nou sapitoyer su r tant de procédés cadu cs et de système s su rannés , dont n o s arden ts devanciers o n tfa it j u stice .

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FR O S FE R M ÉR I M ÉE . 373

Prosper Mérimée prit part au mouvemen tromantiqu e . Cela était de son âge et de son

humeu r . Et pu is , la ju stes se de son esprit lu idémon trait la légitimité d ’une réaction radica lecontre toutes les sénilités encombran tes du fauxgoût et du faux génie .

T ou tefois , il comprit de bonn e heu re les témérités , où plu s d

u n se laissait en traîn er,les exa

gérat ion s dont un grand n ombre tiraient déjàgloire , et, sans se ten ir pourtan t à l

’écart , il nes’

avan ça plu s qu’avec pruden ce et réserve . A u

mil ieu de ce champ où croissaien t à l’envi milleplantes vigou reu ses , mais souvent peu sa ines , ilse dit , dès le premier jou r , qu

une origina lité rarese trouvait dans le discernement et le choix . I lressemblait à u n convive sage qu e ses amis , à latable du festin , pou ssent à s

en ivrer et qu i leu rrépond Metton s—nou s en gaîté , j e le veux bien !Mais n e nou s grison s pas . L ’

ivres se trouble lanetteté du regard et fait dévier la plume qu i a saligne à tracer . Q u i veu t y vo ir clair et écrire droitne blâmera point mes scrupu les .D isons en core que le mouvement littéraire

de 1825 ne t arda pas à dégénérer de ce qu ’ ilava it été tou t d ’abord . L

émancipation mêmevou lut se donner u n corps de doctrines ets’

ériger presqu e en religion . Mérimée resta toujours u n émancipé .

Pendan t que d’au tres s

affublaieut , pou r se

rajeunir , des vêtemen ts nouveaux , en effet,et

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374 QUE LQUES M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

inu sités de ”"

ertlcer , de R en é, de M a n/red que

ceux—ci se dégu isaien t en Caval iers et ceux-là enT êtes-Rondes , il j ugea , lu i , qu e tou tes ces n ou

veau tés se vu lgar is eraient bientôt et se perdraien t dans le l ieu commu n . Et ‘ pu is , dou tantu n peu , j e le crois , de la complète valeur del’en treprise , i l se mit résolumen t à en trepren dre ,à sa manière , con tre le démesuré et l

excess if.

Q u i se contien t s’accroît dit un axiome .

M érimée s’

appliqua a être con tenu ,exact et

précis .Nou s sommes pareils à Mazeppa , criaien t

les j eunes roman tiqu es , et le cheval s auvagen ous emporte à l ’aventu re .

Si j ’essaya is de dompter et de maîtrise rso l idement ce cheval—là ! pensa le j eu n e au teu rdu Théâ tre de Cla ra Ga z u l.

L e Théâ tre de Cla ra Ga z u l , publ ié par Josephl’

E strange , marqu e les vrais débu ts de Prospe rMérimée . Clara Gaz a ] , l

’au teu r supposé de

tou te un e série de petites comédies et de petitsdrames , est un e comédienne espagnole , ma is

qu i , dégagée de tou s les préjugés de sa n ation ,

se mon tre voltairienn e en diable . S on esprit e tsa bonne humeu r argent comptant , son iron iea l

emporte-pièce , son observation sceptiqu e e t

moqu eu se, lu i donnaient l’a ir d ’

un lu tin envoyépar Satan lu i—même , en pleine dévotion , et aubeau milieu d

un couvent de moines o u de rel i

gieu ses . I l brise,i l heu rte , il froisse et déchire

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376 QUE LQUE S M A î T R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

fille livrée aux pou rsu ites de son père , et qu in ’échappe à tant de honte qu ’en poignardantce misérable . E lle-même mou rra mangée parles tigres , dit l

’au teu r se riant a plaisir de tou tesles horreu rs qu ’ il a imaginées .

Mais j e ne sais pas de cou leu rs sobres et sa is is san tes à la fois comme celles qu e Mériméea employées pou r nou s peindre l

’ intérieu r desplanteu rs américa in s , où s e lié et se délie cetodieux et impos sible faisceau de crimes et demalheu rs .Je crois qu e le T hea tre de Cla ra Ga z u l n ’ a

pas été pou r peu dans les origines des Con tesd

E sp agn e et d’

I ta lie , d’

A lfred de Mu ss et . L ’ influ ence de Mérimée su r cet enfant gâté de tou sles romantismes , l equ el se montra très irrévérent ensu ite et très sceptiqu e à l ’égard de se spères

,me paraît incontestable et prouvée en

bien des endroits . D on Paé z , Rafael , Garucci ,la Camargo , D a lti et Portia , ont été , à lesregarder attentivement , nou rris et réchauffé schez Clara Ga z u l on les reconn aît à la minede famille .

D ans les scènes historiqu es qu I l a in titu lée sla Ja cqu erie Mérimée a vou lu combleru n e lacune de la Chronique de Froissart , et

avec u n e tou rnure dramatique , nou s donnerl ’ idée de cette gu erre des paysans et de la féodalité , qu i est , somme tou te , le fait le plu s cons idérable du x1v° s iècle .

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FR O S FE R M ER I M ÉE .

Le tableau en est n o 1r et cependant , dit l’

au

teu r , je crois avoir plu tot adou ci qu e rembruniles cou leu rs de mon tableau Ce gen re d ’

his

toire dialogu ée , qu e M . Vitet a adapté à son tou r,i l y a plu s ieu rs années , pou r présenter avec u n

intérêt nouveau tou te u n e époque essent iellement tragiqu e et pass ionnée de l ’histoire deFrance (les B a rrica des de 1 588 , les É ta ts de

B lo is et la M o rt de H en ri ce gen re d ’

his

toire dia logu ée n’est pas nouveau parmi nou s ,

et , dans le xvm° siècle même,n ou s en ’ trouve

rions des exemples . Le président Hén au lt , aprèsavoir lu Shakespeare , et notamment le drame deHen ri VI

,où l e grand poète a si bien écla iré les

longues qu erelles de la Rose rouge et de la Ros eblanche

,conçu t le proj et d ’

u ne tragédie historiqu e qu i aiderait la mémoire d u lecteu r et duspectateu r , en émouvant pu issamment son âmeet son esprit .

J ’avou e , disait le prés ident Hén ault , quecent fois j

a i lu ce s faits (les démêlés de la maisond

York et de la maison de L an cas tre) , et cen tfois j e les ai oubliés . J’a i donc lu Shakespearedans l ’ intention de me les bien représenter

,et

s i ma cu riosité n ’a pa s été tou t a fait sat is fa ite ,j ’ai sen t i qu e ce n

’était pas la fau te du génieJ

a i trouvé les faits à peu près à leu rs dates ; a i

vu les principaux personnage s de ce temps -làmis en action , il s ont j oué devant moi ; j

a i reconn u leu rs mœu rs

,leurs intérêts , leurs pas

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373 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

s ions , qu’ il s m ’ont appris eux—mêmes ,

'

et tou t àcoup oublian t que j e lisais u n e tragédie , et

Shakespeare lu i-même aidant à mon erreu r parl’extrême différence qu ’ il y a de sa pièce à un e tra

géd ie , j e me su is cru avec un historien , et j e mesu is dit Pou rquoi n otre histoire n

’est-elle pasécrite ain si , et comment cette pen sée n

’est—ellevenu e àL a Ja cquerie répon d pleinemen t à ce qu e deman dait le président Hén au lt et qu ’ il a tenté lu imême de réaliser dans son Fra n ç ois I I . Les person n ages , interprétés par Mérimée , se tiennentdeb ou t et marchent ; il s viven t et ils ont bienla senteu r de leu r temps . Loup-Garou , pourn ’en citer qu ’

un seu l , ce gau sseur féroce , cerieu r impitoyable , c

’est bien l ’homme qu i reparait dans tou tes les révolu tion s , et qu i cherchemoins à égal iser et à n iveler philosophiqu ementles classes sociales , qu

à abaisser ses ennemis .Loup—G arou est un type , comme il y en a dansRabelais , dans Shakespeare et dan s la n atu re .

D an s la Ja cqu erie , Mérimée est donc plusqu ’

un Froissart perfectionn é le chroniqu eu ren lu i s ’est doublé du metteu r en scèn e et dupein tre .

En critiqu e observateu r et savant , à travers lesfantaisies de l ’ imagination qu ’ il n ’a jamais élo i

gn ées d’

un regard trop sévère , il a ains i le donde trouver la réal ité agissante et parlante

,et soit

qu ’ il nou s représente u n homme ou une époque ,

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380 QU E L QU E S M A îT R E S ETR ANG E R S E T FR AN ÇAI S .

cupation exclu sive de la cou leur locale o ù d o n

n a ien t les jeunes littérateu rs de 1827 , e t qu i

n ’était , en défin itive , qu’

u n convenu n o u ve aucppo sé au convenu ancien . I l en cherche lapreuve dans les poés ies illyriqu es de la G u s /a ,

tradu ites par lu i-même su r u n texte qu i n’

a

j amais exis té , et attribuées , par lu i-même e n

core,à Hyacinthe M aglanovich , l equ el n

’a guè replu s existé qu e le texte de ses poèmes , ma lgrételle esqu isse de sa personne et de ses habitu de s ,qu ’on dirait faite d ’après le plu s in contes tabl eoriginal .Pou r comble , le prétendu tradu cteu r , qu i

déjà,en nou s offrant le Théâ tre de Cla ra Ga z -u l ,

se cachait sous le ps eudonyme de Jos eph l ’E Strange

,nou s dit ic i Je su is Ital ien ; ma is ,

depu is certa ins événements qu i sont s u rvenu sdans mon pays , j

’habite la France qu e j’

a i to u

jou rs aimée , et don t pendant qu elque temps j’

a i

été citoyen . M es amis sont Français , j e me s u ishabitu é à cons idérer la France comme ma patrie .

Je n ’ai pa s la prétention , ridicu le à un étranger ,d ’écrire en frança is avec l ’ élégance d ’

un littéra

teu r ; cependant l’édu cation qu e j

’ ai reçu e et lelong séjou r qu e j

’ai fait dans ce pays m ’on t misà même d ’écrire assez facilement , j e cro is , su r

tou t u n e tradu ct ion dont le principal mérite ,s elon moi , est l

’exactitude .E h bien , le tou r es t j ou é , et il réu ss it au

mieux . Ces poésies de la Gu z la fon t perdre la

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PR O S PE R M ER I M EE . 881

tête aux plu s savants . M . G erhart , un conse illeret docteu r quelqu e part en Allemagn e retrouvele mètre illyrique sou s la prose française ;M . Bowring demande le texte primitif pou r u n ean thologie s lave qu ’ il prépare ; M . Pouchk in e

tradu it la Gu z la en ru sse . I l n ’est pas u n expert

qu i ne salu e en Hyacinthe M aglan ov ich un grandpoète .

Savez—vou s ce qu i ressort de votre succès !dirai-je à mon tou r à l

’ illu stre écrivain qu i seplaît à ces mystificat ion s victorieu ses c ’est

qu e , le premier entre tou s , vou s avez deviné lacou leu r locale , les reflets et les rayons divers ,d ’où qu ’ ils brillent , de l

’homme ou du mondeextérieur , et qu e , romancier, historien , archéologu e

,antiqua ire , vou s êtes u n poète dans la

vieille et supérieu re accept ion du mo t . Êtrepoète ! P . Mérimée , j e n e l

ignore pas , sedéfend tan t qu ’ il peu t d ’avoir j amais hanté lesMu ses , amies des rimes ; mais la rime ne fait

pas le poème , et celu i qu i a écrit les improvisations de Co lomba , les historiettes de M aglan o

v ich , et dfa teo Fa lcon e , et l’

E n lèvemen t de la

.redou te , a pris rang parmi les hommes dontl ’ inspiration pu issante se grave et demeure . T oute l

o is , serait—il poète sans le vou loir et san s les avoir ? Non assu rément , car il est en core de ce

groupe des forts , qu i voit où il va et fait ce qu’ il

veu t .

Q u i ne con naît Co lomba ? Q u i ne veu t lire et

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382 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .

relire ces pages d ’

u n attrait si pa rticu l ier e t sii rrés istible ?

Les pays e t les mœu rs d ’exception su rto u ttentent l ’observation et l ’étude de P . Mérimée .

Ce qu ’ il dédaigne et ce qu ’ il a évité tou te s a v ie ,

c ’ est le commun , le trivial , le plat , ou tan t d’

a u

tre s se pressent et abondent , et où ils von t s e

taillant de petits doma ines a lignés avec soin,

d’

u n aspect uniforme , mais pa s méchan t . On s’

y

repose commodément et on y dort su r les deuxo reilles , dans u n e vertu parfa itement tranqu ille .

L ’auteu r de Colomba a peu de goût pou r ce s

paysages de la Beauce et pou r les vertu s qu i leu rres semblent . Il aime mieux , dan s u n horizonmême u n peu excentriqu e et bizarre , des défau tspittoresqu es , des erreu rs bien portées , des perversités significatives

,tou t ce qu i détache o u

éclaire u n e personnalité cu rieu se, u n caractère

origin al , des mœu rs singu l ières et , en ouvrantau penseu r des échappées sur les variétés phys io logiqu es de la natu re h umaine , l e met endéfian ce contre n o s demi-héroïsmes de co nven

tion ou de contrebande . [ago est plu s vra i qu ele pieux E n ès ; M édée es t d

u n effet cent foisplu s sûr que Pénélope . Faire de la tapisserieE st fort lou able , mais se venger d

un parju re àl ’encontre de tou tes les idées reçu es e t mo ntreren so i le degré de fu reu r qU

attein t u n cœu r qu ia ime ou qu i hait , ne manque ni de gran de ur , n id

ens eignement , n i’éloqu ence .

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384 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇAI S .

main qu i , mesurant et ménageant la l iqu eu r précieu s e , en dou ble par cela même la saveu r et enfait re ssen tir plu s vivement les effet s . Qu ’ il pa rledes Ru sses , des Italiens , des E spagnols , tou sle s peuples don t Mérimée a traité pou rraien t lerevendiqu er pou r un des leu rs , tant , à travers s apou rsu ite savante de la vérité et de l ’exactitu de

,

i l est parvenu au ssi à les atteindre tou tes deux .

Cet infl exible amou r de la vérité , fût-elle u n

peu sèche o u u n peu n ue , domine tou tes lesqu a l ités l ittéraires . Il cou rt à elle , il s

’en emparea tou t prix et la dompte . I l semble dire T rouvons en to i ce qu i vit et palpite . Si j e blesse

,

bravo ! … J ’au rai frappé j u ste . Si le sang cou l e ,tant mieux ! … T u s a ign es , don c tu es ! Et l ’artiste pou rtant reste impas s ible , il observe , ilta i lle , il coupe , i l est de marbre , mais ses person n ages sont de chair . Là , si j e n e me trompe ,e s t u n e grande force .

Nou s n ’avons pas affaire à un écriva in de périphrases ou d ’expres s ion s moyennes et qu i tou rn eagréablement au tou r de son suj et . Le style deMérimée es t bref, concis , énergiqu e ; son artd ’écrire res s emble à l ’escrime , à u n e escrimes érieu s e ju squ e dan s son élégan ce

,et qu i sait

qu e le bu t important , c’est de tou cher son suj et

a u cœu r et de le rédu ire . La Chron iqu e du temp s

de Cha rles [X est u n roman tou t d ’ imagination ,

ma is fixe , dans u n cadre his toriqu e sévèrementtracé . L e s personnages sont fictifs , et il y a tou t

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FR O S FE R M ER I M EE . 385

l ieu de croire qu e Bernard de M ergy e t le comtede Comminges ne se sont pas battu s pou r lesbeaux yeux de Mme D iane de T u rgis ; mais leciel sou s lequ el l ’action se dérou le est bien leciel de la Saint—Barthélemy . L a Cou r et la société

qu e l’au teu r nou s rappelle , sont bien là la Cou r

et la société où vivaient Charles IX, Catherinede Médicis , l

’amiral de Coligny . Ne j ugeons donc

pas légèrement Bernard de M ergy et la comtes seD iane s

’ ils n ’ont pas vécu à leur date et telsqu ’on nou s les présente dans leu rs amou rs , dansleu rs du els , dans leu rs dispu tes et bata illes , c

’esttant pis pou r eux ! Il s au raient pu vivre et res

s embler à leu rs portra its du cœu r à l ’âme et dela tête aux talons .

Les anciens avaient le secret de fa ire u n e

grande œuvre en qu elqu es pages , et , dans leu rsobriété de déta ils inu t iles , ils au ra ient eu ,

j ’ imagine,bien de la peine à concevoir qu ’on

écrirait après eux des livres qu i n’en finiss ent

pas . Mérimée a hérité du secret d es anciensle Va se étru squ e et la D ouble M éprise ,

cesfines études de n o s mœu rs contempora ines

, n e

formeraien t pas u n volume . L’

E n lèvern en t de la

redou te est mené mil itairement en qu elquesfeu illets ; A rsèn e Gu illo t , s i tou chante et s i

vra ie ; l’

A bbé A uba in , d’

u ne observation simon daine , s i ga ie et s i maligne , et la Pa rtie deT rictra c , et T ama ngo , et les Ames du Pu rga

to ire , où il y a de l’épopée , de la comédie et du

25

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386 QUE LQUE S M A î T R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .

drame dan s u n e su ite d ’événemen ts biz arres,

mais pleins d ’ intérêt , et M a teo Fa lcon e,héroïqu e ,

sauvage et fatal comme u n vieux Romain , commeu n des dern iers descendants de Jun iu s Bru tu s ;voilà au tant de chefs—d ’

œuvre où la vérité pittoresqu e et la vérité phys iologiqu e se mêlent et

se confondent , s ans troubler n i déranger e n

rien les combinaisons gracieu ses ou terribles , a

travers lesqu elles s e j ou e hardimen t l ’imagin at ion d a romancier .Les nouvelles de Charles Nod ier sont charman tes , celle s d

A lfred de Mu sset n ou s ravi ss ent au ssi a leu r façon mais les nu es et l e sau tres n ’ont eu pou r complices qu e ce s mu seslégères

, qu i glissen t çà et là , effleu ran t le shommes et le s choses et n

en prenan t qu ’

u nreflet vagu e et fugitif. Les n ouvelles de Mériméeon t la saveu r pénétrante de la réal ité et , mêmequ and le dessein paraît indiqué en cou rant , l es tylet enfonce et fait sa marqu e . T ou s le s person n ages y sont réels , tou tes l es pass ions ysont senties et s i

, en raison même de cettevérité qu i n e cède pas

, u n e certain e âpretéfranche et cru e trou ble le lecteu r tr0p sensible ,l ’ intérêt du moins n ’

y perd rien .

On sait qu e P . Mérimée, qu i a voyagé presqu e

partou t et qu i parle tou tes les langu es de l’

E u

repe,est au ssi u n archéologu e et un antiqu aire .

I l a porté la science techniqu e ju squ e dans leroman , et le roman s

’en aœ ommode à merve ille .

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388 QUE LQUE S M A îT R E S ETR ANGE R S E T FR ANÇA I S .

avoir rés umé , dans leu r caractère personnel o udans leu r action su r les au tres , le s apt itudesphys iqu es et morales , les défau t s et les vices d eto u t u n peuple . L es plu s o rigin aux _

o u le s plu sforts , ceux qu i s e sont imposés e ux-mêmes àleurs contemporains et on t commandé u n e longu es érie d ’événements , on t particu lièrement sollicité son observa t ion et sa plume . Je n ’a imedans l ’his toire que les anecdo tes , a d it Mérimée ,et parmi les anecdotes , j e préfère celles oùj ’ imagine trouver u n e peintu re vraie des mœu rset de s caractères à u n e époqu e donnée .

La conn ais sance d es mœu rs et des caractères ,n ’est -cc point là le bu t élevé e t profitable del ’hi stoire ?

Je pens e tou tefois qu e la préférence de l’

his

to rien , qu i nou s occupe , est moins du côté del’

an ecdo te qu e de l’ épisode

, qu i e st plu s défini,

plu s t ranché , plu s précis , et qu i t rou ve dan sso n relief même , qu elqu e chose de l ’a ir et del ’ importance de la clef de voûte d ’

u n édifice .

Mérimée a chois i avec u n art et un discernement merveill eux les épisodes historiqu es qu ’ ila racontés . A Rome , Catil ina , et la G u erreSocia le ,

la rival ité de M ariu s et de Sylla , c’est

à-dire la lu tte de la démocratie et de l’aristocrat ic , lu i o n t inspiré de s cons idérations él evéese t profondes . La conju ration de Catil ina et les

commencements de César , la critiqu e et lacompara ison de s au teu rs qu i o n t écrit su r cette

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PR O S FE R M ÉR I M ÉE .

époqu e mémorable , l etude d es caractères et

d e s intérêts propres aux persoûn ages de cegran d drame on t piqu é sa cu rio sitè

,et il a

t enu à répandre le plu s de lumière pos siblesur u n de s événement s le s plu s extrao rd i

n a ires de s anna les romain es G râce à lu i , no u sa vo ns désormais u n Sallu ste fran ça is , ca r les tyle de Mérimée a de s parentés évidentes avecl e s tyle de Sa llu ste la vigu eu r , la concis ion ,la hau teu r de la pen sée domin ant et régiss antl e mo t , l

’horreu r du solennel et de la périodecieéron ien n e . E n E spagne , do n Pèdre de Ca stil le

,le Cru el et le Ju s ticier , a la is s é derrière lu i

d e s souvenirs d ’

atrocité et à la fois de s enspolit iqu e , qu i font pens er à u n e ébau che , mal

composée encore et mal jointe , de Lou is XI .

Ma is, a dit u n historien espagnol , don Anton io

C avan illes , qu elle ha ute figu re romant iqu e qu ecelle de don Pèdre ! Jeune , bien fa it , amou reux ,

vaillant , du pet it nombre de ceux qu i prirentso in d e la législa t ion de leu r pays , i l vit fondresu r sa tête tou t u n monde de conspirat ions au

dedans et d ’

in trigu cs au dehors . S on caractèrehau ta in et irascible lu i fit tu er beau coup degens ; mais le résu ltat nou s dit cla irement qu

’ i ln

en tua pas as sez . L es flatteu rs de Henri devaien t n atu rellement qu alifier don Pèdre d e

mon stre . Comment laver au trement les tache sde sang qu i avaient rej aill i su r la face du parricide ? L e s lettres de l ’époqu e se rangèren t

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390 QUE LQUE S M A î T R E S ET R ANGE R S E T FR ANÇAI S .

comme touj ou rs du côté de celu i qu i“ distribu a it

les grâces . Prosper Mérimée nou s a donnéu n e sévère et judic ieu s e H is to ire de don Pèdre .

E ntraîné par ce goût qu i le porte vers les recoin sles plu s confu s o u les moins explorés des annale sd

u n peuple,il s ’est pris ensuite à la Ru ss ie et

il a abordé sans hésiter u n des épisodes les plu sardu s de cette nat ion au XVI I " s iècle . Les étrangesaventu res de s Fa ux D émétrius du premier su r

tou t , le seu l qu i a it été véritablement supérieu r ,o n t été débrou illées par Mérimée du fou ill is e t

d e l ’ombre , et expo sées cla irement , dans le récitle plu s atta chant et le plu s instructif.L es Cosa qu es d

a u trefo is,lesqu els se rejoignen t

par plu s d’

u n lieu aux Fa ux Démétriu s,sont

le recu eil en volume de deux savantes monographies

, qu i nou s font de mieux en mieuxapprécie r et connaître la Ru s sie du xvn

°s iècle .

Mérimée n ou s raconte la vie de deux ataman sde l ’armée zaporogu e , variés de caractères , derôles et de fortunes , et qu i , chacun à s a manière ,n ’ont pa s lais sé d

’exercer u n e grande influ en cesu r les chos es de leu r temps .

L es Cosaqu es , ces hordes gu err1ere s et indisc iplin ée s , ma is ru sées et as tu c ieu ses

, qu i campa ient sur les bords du D on et s

a lliaien t

tantôt à la Ru ssie , tantôt à la Pologne , dangereu ses pou r l ’une et l ’au tre pu i ssance

,ne no u s

o n t été pleinement révélés qu e par Mérimée ,

qu i le s fait camper et marcher devant nou s .

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il faille défendre les droits de ceux qu i écrivent ,il n e marchande jama is l ’au torité de sa pa roleet ne fa it pa s attendre so n suffrage . Ce s uffragee s t écou té partou t .D ans le monde où il est pa rt icu l i erement

recherché , Mérimée est u n cau seu r de s plu sbrillants et des plu s agréables . Cet esprit j u stee t positif, en garde contre tou te su rprise , et qu ipou ss e la pénétration d e s gens et de s chosesju squ ’à l ’ exagératio n peu t-être et a u paradoxee st , qu an d il lu i conv ient , léger , amu sant , coqu et ,au point qu e vou s ne sau riez imagin er s a pu is

sance de sédu ction Le mo t est d ’

une dame

qu i s’y conna ît .

Ma is là encore , dans u n salon o u dan s u n

cercle , Mérimée a horreu r du convenu , des trivia lités et de s riens ; il ne s e s ert point de cettemenu e monna ie , u sée au contact de tou tes lesma ins e t qu e les plu s , pau vres même ont touj ou rs dans la poche . Qu and il rit , se j ou e et

pla isante , il a , pou r qu i s a it voir au fond de sj eux et de s badinages d ’

u n homme supérieu r ,bien des vérités , bien de s observat ions profondes , bien des aperçu s pleins de saill ie et deverve , ce qu i n

en trera j ama is dans l ’œ il de spremiers venu s , quelque judic ieux et plaisant squ ’ ils s e j ugen t eux-mêmes .

Le premier venu est l’

an t ithèse de Mérimée .

Mérimée , je l’

a i dit en commençant,s e renferme

comme dans u n e tou r d ’ ivoire , peu acces s ible

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F R Q S FE R M ÉR I M ÉE .

aux indiscrets e t aux cu rieux . Ceux- là même qu i ,u n jou r o u l ’au tre , ont été mis en rapport aveclu i

,n

’ont pas la is sé de lu i trouver u n a ir ded éfiance , d

in d ifféren ce et de froideu r , peu en

a ccord avec n o s habitudes frança ises contempora ine s . I l a du sang-froid britanniqu e . I l écou teo u in terroge , ma is il se retient et , cou rtois etpol i à l ’excès , il ne vou s permet de voir en lu i

q u e ce qu’ il t ient a vou s l ivrer . D e là des in ter

préta tio n s e t des conj ectu res qu e rien ne confi rme

,au con traire !

I l me s emble qu e Mérimée , par ces s u scept ibilités extrêmes , ne prouve qu

une chose,c ’ est

q u’ il es t dou é

,plu s qu e bien d

’au tres qu i l’

affi

chen t avec fracas , de la dél icatesse du cœu r etde l ’esprit . I l s e respecte et il es t ja loux du re s

peet d ’

au tru i . I l ne veu t point compromettre s e ss ent iments et les vu lga ris er dans ces échangesbana ls qu i , tou t fréqu ents qu

’ ils nou s semblent ,n e sont pou r cela ni plu s beaux ni plu s nobles .

Ma is,sou s cette su rface d ’une réserve froide et

presqu e farou che , il y a , croyez—mo i , u n e natu redroite

,généreu s e , et u n cœu r d es trésors de

sympathie et de bonté qu i s e dépensent , s ans

1 . C ’

es t lu i qu i , ch aqu e so ir , vers dix heu res,qu elle qu e

fût la fête , même à la Cou r , s’

esqu iva it bien v ite e t di spara i s s a it

,pou r repa ra ître vers on ze heu re s . Vie illi déjà , sén a

teu r et très en to u ré,rien n e le reten a it là pou rta n t . Où

don c a llez-vo u s a in s i tou s le s so irs ? dema n da u n cu rieux .

Je va is embra s s er et co u cher ma mère,répon dit M érimée .

A to u t a l ’heu re ! M érimée n e ma n qu a jama is à ce devo irfi lia l .

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compter même su r u n retou r,tant ils se voilent

de parti pris et s e cachent ; mieux encore , il y ades dévou ements qu i , s ans o stentation , ne crai

gn en t point de braver , et coûte qu e coûte , ce qu enou s appelons d ’

in flex ible s a rrêt s .

M . Libri , accu s é et condamné à tort , su ivantMérimée

, a trou vé en lu i u n ami fidèle j u squ ’

à

la prison inclu s ivement , u n ami comme il n ’

y

en a plu s qu ’au M o n omo tapa , disa it L a Fonta ine .

E nfin,ce qu i ressort de la lectu re d e s Œu

vres de Mérimée , c’es t u n e impress ion profonde

de la réa lité ; e t ce qu ’on n e ces s e d ’ admirerdans u n ta lent s i plein de res sou rces , c

’ est u n esobriété ca lcu lée et savante , qu i donne à tou tess e s produ ct ions cette santé robu ste avec laqu elleon peu t ga iement affronter les âges

24 ju ille t 186 5.

l . Pro sper M érimée e s t mort à C an n e s , le 23 s eptembre1870.

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OC T A V E L A C R O IX

ET RA NGE R S E T FR ANÇA I S

ÉT UDE S L IT T ÉRA IRE S

JE AN BOCCA C E . RAB E LAIS . THOMA S MOO R E

LOPE D E vE cA . L E pOET E MICH EL-ANG E . ETU DE S U R LA

p oEsm LATINE .

LES FA U II DON SE BASTIEN . .I E I IA N FOU CQ U ETLU IE D E ÇAMOEN S. G IA GO M O L EO FA R D I

M ICH E L GE R VA N T E S . DOU B LE A NNWE R S A I R E DE L A MORTDE S NA E E S R E A R E E T D E M IGR E L GE R VA NT E S

M A D A M E D E S EvI GNE

MAR CEAU . MADAME ÉM I L B D E G IR AR DIN . SAINTE —B EW E

FR O S F E R M ER I IA E E

PAR IS

L IBRA I R IE HACHE T T E E T G

79 , BO U L EVA R D S A INT -GER MAIN, 79