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Qu'est-ce qu'on conjugue dans une conjugaison? Author(s): André Martinet Source: La Linguistique, Vol. 29, Fasc. 1 (1993), pp. 41-53 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30248686 . Accessed: 10/06/2014 22:16 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.78.161 on Tue, 10 Jun 2014 22:16:17 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Qu'est-ce qu'on conjugue dans une conjugaison?

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Qu'est-ce qu'on conjugue dans une conjugaison?Author(s): André MartinetSource: La Linguistique, Vol. 29, Fasc. 1 (1993), pp. 41-53Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30248686 .

Accessed: 10/06/2014 22:16

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QU'EST-CE QU'ON CONJUGUE DANS UNE CONJUGAISON?

par Andre MARTINET

Le mot latin conjugatio est un calque du grec suzugia qui implique etymologiquement la mise ensemble de plusieurs entites sous le meme joug. Le sens le plus frequent du mot, que ce soit en grec ou en latin, est simplement << union >>, les emplois grammati- caux 6tant tardifs. II vaudrait la peine de rechercher chez Denys de Thrace si l'on n'y trouve pas les 6l6ments d'une definition de la valeur grammaticale du terme. En tout cas, certains emplois plus tardifs de suzugia avec la valeur de < d6clinaison >> semblent indiquer, que des l'antiquiti ce terme designait ce que nous appe- ions un paradigme. Si diclinaison s'est sp6cialise dans la pr6senta- tion des flexions nominales, c'est, semble-t-il, que les cas obliques y apparaissaient comme une deviation - ce qui semble etre le sens premier du terme - '

partir d'une forme de base, le nomi- natif. Dans le cas du verbe, on commengait, peut-etre par ego- centrisme, par la forme qui d6signe le locuteur comme agent, mais les <<personnes>> suivantes ne pouvaient, aucun titre, &tre considerdes comme moins fondamentales que la << premire >>.

Il semble donc que la valeur du terme <<conjugaison>> n'ait pas change' au cours des siecles, si bien que nous pouvons partir de la definition contemporaine que nous trouvons dans le Lexique de la terminologie linguistique de Jules Marouzeau': << groupement... en un systime de paradigmes des formes temporelles, modales, 6ventuellement nominales, susceptibles d'enoncer les divers aspects du proces exprime par le verbe >>. Telle qu'elle se presente, elle est, dans des termes un peu plus recherches, assez precisement ce que pourrait dire, de la conjugaison, l'homme de la rue s'il a etd a l'acole, sauf, peut-&tre, que ce dernier aurait commence

1. 3T edition, Paris, Geuthner, 1951.

La Linguistique, Vol. 29, fasc. 1/1993

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par une mention de la flexion personnelle. Si cette ref6rence

manque chez Marouzeau, c'est sans doute que les elements pro- nominaux du verbe, avec la possibilit6 qu'ils ont d'en &tre partiel- lement s6pares, comme c'est la norme en frangais (nous aimons), ne sauraient, dans les termes de la d6finition, etre consid&res comme << susceptibles d'6noncer les divers aspects du proces >>. Lors meme

que nous nous abstrayons des flexions personnelles, pouvons-nous dire que les formes temporelles et modales enoncent reellement certains aspects du procks?

Les modes d'abord. Ils sont census <<exprimer l'attitude du

sujet parlant vis-a-vis du procis verbal >>, ce qui n'implique en aucune fagon que le proces lui-meme soit affecte comme il l'est lorsqu'intervient ce qu'on designe proprement comme les aspects verbaux. On sait que les personnes grammaticales peuvent par- faitement ne s'exprimer qu'au moyen de pronoms independants sans modification de la forme du verbe. C'est le cas en danois, par exemple, oui les equivalents de aime, aimes, aime, aimons, aimez, aiment sont uniformement elsker prec6de d'un pronom duiment sepa- rable et 6ventuellement accentue (hdn, forresten, elsker..., <<lui, d'ail- leurs, aime... >). Ce qui est vrai des personnes l'est aussi des modes, ou, en grec, par exemple, une particule adverbiale autonome, comme an, a une valeur modale. En tout cas, il s'agit moins d'un

probleme de forme que de sens: la nature mime de l'action n'est pas affectee par le mode. Seul est en cause un jugement du locuteur.

Les temps maintenant. Rien n'est plus distinct de l'action elle- meme que le moment dans lequel elle se situe. Nous sommes si dependants de nos paradigmes que ce n'est qu'a l'issue d'une r6flexion que nous arrivons 'a nous convaincre qu'une action comme lire ou 6crire ne saurait changer de nature, qu'elle se

produise aujourd'hui plut6t qu'hier ou demain. Les Allemands ne d6signent-ils pas les verbes comme des Zeitwdrter, des << mots-a-

temps >. S'il n'est pas rare que les verbes pr6sentent dans leurs

paradigmes, des distinctions de temps, c'est, probablement tou-

jours, au depart, qu'une fagon particulibre d'envisager l'action dans son deroulement a 6t6 comprise, par de nouvelles g6ndra- tions d'enfants, comme impliquant un temps rivolu et employe d6sormais avec cette valeur, concurremment d'ailleurs avec son sens traditionnel.

L'6tude des diff6rents creoles a contribue a clarifier ce pheno-

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mene. Comme on le sait, les creoles sont des langues d'anciens esclaves dont le vocabulaire a, pour l'essentiel, etd emprunte ta la langue parlke par leurs maitres, mais oiu la morphologie, com- prise comme les accidents formels du vocabulaire, a ete pratique- ment rdduite 'a zero et oui le cadre grammatical a dtd reconstitud au moyen d'6lkments divers, lexicaux pour la plupart (par exemple bdn kaz << des maisons >> reproduisant bande de cases). Sur l'origine de ce cadre, les linguistes ne sont pas d'accord. Certains estiment qu'exposes 'a la varidtd des schemes grammaticaux des langues en comp&tition, langue des maitres, langues des esclaves eux-mimes, d'origines tres diverses, les locuteurs ont fait table rase de toutes les structures auxquelles ils 6taient exposes. C'est ce qu'on croit constater dans les pidgins, parlers auxiliaires, qui ont servi aux relations entre colonisateurs et <<indigenes >>. D'autres, dont je suis, pensent que les ressemblances foncieres des structures gram- maticales de ces langues reprdsentent, en fait, une sorte de deno- minateur commun des structures africaines. Mais, lorsqu'on cons- tate que, dans un premier temps, les enfants frangais operent avec les mimes distinctions que les creoles, on peut se demander si les deux theses, qui semblent au premier abord contradictoires, ne reviennent pas en r6alite ' la meme chose: les schemas verbaux que les Africains d6places pouvaient degager en essayant d'orga- niser fonctionnellement le vocabulaire de leurs maitres s'identi- fiaient avec ce a quoi se r6duisait la grammaire des difflrents peuples d'Afrique lorsqu'on en dliminait les variables.

Le schema de base, celui qu'on peut relever chez les petits FranCais qui apprennent leur langue, celui qui est 'a la base de presque toutes les langues d'Afrique et qui semble avoir ete en germe dans les langues les plus diverses, de par le monde, se ramene a deux formes: celle d'abord qui presente un etat de fait resultant d'une operation qui a change les donnies observa- bles: le pare etait 1a; il n'y est plus. C'est ce que l'enfant enre- gistre au moyen de papa pati, ce dernier etant, bien entendu, le participe parfait du verbe partir, donc chez les adultes, parti. L'autre forme est l'imperatif, par exemple, jette, viens, qui a des chances de coincider constamment, quant a la forme, etant donne la pho- nologie imparfaite du jeune enfant, avec le singulier du present de l'indicatif donc la constatation du d6roulement du proces. Le systeme verbal de base va donc opposer i un aspect dit accompli, ou parfait, qui correspond ia la constatation d'un resultat,

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un autre qui suppose la constatation d'un proces en cours, disons

il est parti s'opposant a ii part. II n'est, jusqu' present, pas ques- tion d'une opposition de temps: l'enfant qui dit << Papa est parti >> ne fait aucune allusion a l'evenement qu'a constitue le depart du pere, mais se contente de constater son absence dans le present. Mais lorsque l'enfant cesse de vivre uniquement dans le present immediat et que, par la memoire, il prend conscience de la fuite du temps, il comprendra egalement que l'absence dans le present du pare rdsulte de son depart dans le passd. A ce moment-la, Papa est parti va cesser de n'&tre que la pure constatation d'une situation pour impliquer egalement une action dans le passe. Sup- posons la scene suivante : le pere rentre en retard de son travail et la mare lui d6clare: <<Les enfants ont mang >>. Le message reel n'est pas : << Ily a une heure, les enfants se sont mis 'a table >>, mais bien <<Nous serons seuls "a table, toi et moi >>. La phrase << Les enfants ont mange >> a valeur d'un present impliquant un futur. Si l'on desire en faire un passe, il faudra expliciter le temps du proces en ajoutant, par exemple, << '

sept heures >>. Nous restons dans la situation langagiere oui, si le temps doit intervenir, ce sera par une specification au moyen d'un adverbe ou d'un com- plkment.

Il se peut toutefois que les emplois, avec valeur de passe, de ce parfait, deviennent si frequents que la valeur d'accompli s'y abolit tout A fait. La dynamique du latin, lorsqu'on la suit

jusque dans le franpais contemporain, illustre fort bien le pro- cessus. Le latin, on le sait, opposait ce qu'on appelait l'infectum au perfectum. L'infectum presentait les faits dans leur deroule- ment, comme present, do, comme passe (l'imparfait), dabam et comme (futur) dabo. Le perfectum etait fondamentalement un parfait notant la realite presente, dedi, passde, dederam, future, dedero, resultant d'une operation passee : dedi c'est d'abord << j'ai donne, ma contri- bution est un fait >>. Etymologiquement le -i long qui caracterise cette forme, derive d'un ancien *-ai qui comporte le -i qui, dans les langues indo-europeennes anciennes, caracterisait le vrai present, hic et nunc. Mais rien n'empechait d'utiliser une forme comme dedi pour signaler l'existence, dans le passe, d'un don, qui, par opposition 'a ce qu'indiquait l'imparfait dabam, n'avait pas le carac-

tare d'une action habituelle, mais d'un fait precis, reitere peut- etre, mais chaque fois ponctuel. On sait que uixit <<il a vcu >> a egalement la valeur du present << il est mort >>.

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L'apparition graduelle d'un nouveau parfait realise au moyen du participe parfait passif precedd du verbe avoir a graduellement cerne l'ancien parfait dans sa valeur de passe ponctuel. En fran- .ais classique il donna s'oppose a il donnait, non comme un parfait a un < imparfait >, mais comme un ponctuel a un duratif, l'un et l'autre en rdf6rence 'a un processus replace dans le passe. Le nouveau parfait il a donni conserve jusqu'a ce jour sa valeur d'accompli. L'equivalent anglais, he has given, qui s'est longtemps developpi en symbiose avec la forme frangaise, continue a etre designm comme the present perfect et a bien garde la valeur d'accompli. Lorsqu'un Britannique vous demande << Have you seen that film? >> avec un parfait present, il vise 'a savoir comment, au moment oiu se poursuit la conservation, il peut aborder une discussion sur l'interet ou la valeur du spectacle. Lorsqu'un Americain pose la question sous la forme <<Did you see that film? >>, avec un preterit, il replace le proces dans le passe. Pratiquement, les deux questions ont le mime effet, sauf, peut-&tre, que le second sugge- rera une reponse avec une precision temporelle: << Yes, I saw it last year >>.

En frangais quotidien d'aujourd'hui, le temps dit <<passe simple >, par exemple, ii donna, c'est-ai-dire le preterit traditionnel issu du parfait latin, a totalement disparu. Le passe ponctuel s'exprime au moyen du parfait compose il a donni qui s'oppose directement au passe duratif exprime au moyen de l'imparfait il donnait. Mais, tout comme en latin, c'est la meme forme qui va servir pour le passe ponctuel et pour l'accompli : il a fini est toujours un present, sauf si on lui ajoute quelque specification comme hier (d cinq heures). Noter que le simple a cinq heures ne suffirait pas pour changer l'accompli en passe; une specification adverbiale du type de hier est indispensable avec ce verbe. Les conditions varient, bien entendu, de verbe "a verbe: j'ai mangi, seul, est normalement un present accompli; j'ai bu, seul, un passe, mais j'ai bu ma potion, sans specification temporelle, un accompli.

Il est rare que la dualitd de valeur du parfait aboutisse, dans la vie de tous les jours a des confusions parce qu'un complkment bien choisi permet en g6ndral de dissiper l'ambiguitd. Mais c'est un fait que les usagers du latin ont fini par creer un nouveau parfait, de forme periphrastique, qui a remplace le precedent. En frangais contemporain, on peut relever l'embryon d'une dis- tinction possible entre le parfait traditionnel j'ai fait ma lessive et

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un nouvel accompli j'ai ma lessive faite. La premiere forme, j'ai fait ma lessive, reste interpretable comme un accompli, mais la seconde ne peut etre comprise comme un pass6.

Je me suis longuement attard6 sur le cas du parfait parce que je pense qu'il illustre bien comment on peut passer insensi- blement de l'expression d'un aspect du procs 'a celle d'un temps, le passe. Mais ce n'est certainement pas la seule voie qui per- mette d'introduire le temps parmi les notions susceptibles de s'int6-

grer A la forme verbale. Les Grecs avaient dj"i attire l'attention sur le fait qu'un proces strictement ponctuel ne peut guere se relater au present parce qu'au moment meme oui l'on se decide a en faire mention, iil a des chances d'etre termin6 : on ne peut jamais, sans deformer la rdalite, dire << La balle touche le plafond ., parce qu'elle sera retombee des qu'on ouvre la bouche. Au-delai de ce sophisme, il y a la realitd statistique qui fait que l'opposi- tion du ponctuel au duratif a plus de sens dans le passe qu'au present, et que lorsque s'etablit un ponctuel, comme l'aoriste du

grec classique, il va naturellement tendre 'a acquirir une valeur de passe.

On n'insistera pas longtemps, ici, sur le fait que le futur, comme

temps verbal, vient le plus souvent completer un paradigme tem-

porel oiu ne s'opposent que le passe au non-passe, ou devons- nous dire au present? On n'abordera pas le probleme de savoir si l'on doit distinguer entre present reel, marqud comme tel, et une forme qui n'est dite present que par opposition 'a un passe et a un futur, mais qui, en r6alitd, n'est que l'expression du proces ouf l'on fait abstraction des valeurs temporelles, de telle sorte qu'on peut sans inconvenient, l'employer en reference ia des actions ecou-

lees ou 'a venir, comme dans ce qu'on nomme le present histo-

rique : C6sar n'h6site pas B franchir le Rubicon ), ou dans une tournure comme il vient samedi, sans preciser qu'il s'agit de samedi

prochain. Mon intention n'est pas, ici, de traiter des temps verbaux

sinon pour rappeler qu'ils sont, en fait, des intrus dans le systeme. Pour saisir ce qui est veritablement fondamental lorsqu'il est ques- tion de se prononcer sur la nature et la variet6 des proces, il est toujours recommandable d'essayer, dans un premier temps, de les envisager sous une forme nominale parce que c'est la qu'on les rencontre avant qu'ils aient 6te affectes par les contacts qui doivent n6cessairement s'6tablir entre le noyau pr6dicatif et tout

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ce qui gravite autour de lui. Il ne faut jamais oublier que le cheval court et la course du cheval font ref6rence a la meme experience ou, en d'autres termes, que les faits rapportes sont absolument identiques, mais qu'on va choisir, le premier, pour enoncer la chose sans plus ou en preciser certaines circonstances, de temps, par exemple :

le cheval cour-ait le cheval cour-ra

et le second, lorsque l'6venement 6tant consider6 comme acquis, on va le rapprocher d'autre chose ou le relier a quelque autre evenement comme, par exemple, dans la course du cheval s'est ter-

minde par un accident. Les diff6rences entre les parties du discours, ou, plus pricisement, entre les diff6rentes classes de monemes, ne sont pas necessairement de sens, mais souvent d'emplois syntaxiques.

Lorsque, par la comparaison des langues attestees et en utili- sant le temoignage interne de chacune d'entre elles, en se fondant, par exemple, sur des irregularites morphologiques pour restituer des paradigmes disparus, on s'efforce de reconstituer la structure de l'indo-europeen commun, on entrevoit un etat de langue qui presente, sur un point central, une analogie avec les langues semi- tiques. Mises a part les flexions personnelles qui n'affectent pas reellement le systeme verbal, on a l'impression que les grands traits de ce systdme, tel que nous le trouvons dans des langues comme le sanskrit et le grec, ne sont pas encore degages. On sait que le dechiffrement du hittite, qui date de 1917, et qui n'a affecte que graduellement la pensee comparatiste, a renseigne sur un stade probablement plus archaique que celui auquel abou- tissaient les travaux des chercheurs du xIxe siecle resumes dans le Grundriss de Karl Brugmann.

Nous retiendrons ici un point qui touche precisiment au systeme du verbe. Si l'on part de la structure du verbe en grec et en sanskrit, on est tente de poser l'existence, dans la langue commune, d'un parfait caracterise essentiellement par des desi- nences personnelles distinctes, au moins au singulier, de celles qu'on relkve dans ce qu'on d6signerait, sur le moddle du grec, comme le << present > et l'aoriste. En grec et en sanskrit, << present >>, aoriste et parfait sont des formes flichies d'un seul et mIne verbe. Il y a, par exemple, un verbe grec qu'on identifie au moyen

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de la premiere personne du singulier du present de l'indicatif comme lo << je delie >>. Ce verbe a un aoriste e'lusa, il a un parfait lIluka. Cet aoriste et ce parfait sont formes regulirement, l'aoriste par addition de l'augment e-, un suffixe -s- et ici une desinence de premiere personne -a qui vient d'un ancien -m. Le parfait, lui, pr6sente un redoublement de la consonne initiale, un suffixe -k- et une disinence -a que la comparaison avec les autres langues rvele comme parfaitement distinct du -a de l'aoriste. Mais, il faut y insister, tout ceci constitue un seul et meme verbe.

Particulierement int6ressante est l'identite diff6rente des desi- nences personnelles du parfait et de celles du present et de l'aoriste. Ces dernieres peuvent varier d'un verbe et d'un temps i un autre, mais elles remontent evidemment a un meme paradigme ancien avec, aux trois personnes du singulier -m (alternant avec 0), -s et -t. Pour le parfait, on ritablit traditionnellement pour ces trois

personnes, -a, -tha et -e, c'est-a-dire tout autre chose. En hittite, r apparait la distinction entre les deux types de

flexion, celle du pr6sent et de l'aoriste d'un c6te, celle du parfait de l'autre. Mais elle ne s'y trouve plus a l'int&rieur du meme verbe, comme en grec et en sanskrit, mais d'un type de verbe un autre type. De meme qu'il y a, en frangais des verbes en -er, des verbes en -oir et des verbes en -ir, il y a, en hittite, des verbes en -mi et des verbes en -hi. Ce -mi et ce -hi representent, la desinence de premiere personne. On reconnait dans -mi , le -mi de certains verbes grecs comme deiknumi et de la flexion normale du present en sanskrit. Sans le -i, marque du present, on a le -m du sanskrit et du latin, devenu -n en grec. Dans le hi du hittite, on identifie

aujourd'hui une consonne disparue partout ailleurs mais qui a << colord >> le -e voisin en -a. Sans entrer dans le detail de l'dvolu- tion, on peut dire que le -h hittite correspond au -a du grec et du sanskrit, et l'ensemble -hi au -i- long du latin amaui. Il y a donc entre le hittite et les autres langues identite formelle, mais diff6rence fonciere de valeur: en grec et en sanskrit -mi et -a opposent, dans un meime verbe, un present aoriste a un

parfait; en hittite -mi et -hi sont des variantes formelles d'un mime moneme.

Tout ceci n'a pu que confirmer dans leur idee ceux qui sup- posaient depuis longtemps que chaque verbe, en grec, par exemple, resultait du rapprochement de trois verbes distincts, un qui indi- quait le d6roulement d'un proces, un autre l'aboutissement de

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ce meme proces et un troisieme qui notait l'accomplissement de ce proces ou, mieux peut-&tre, a l'origine, la personne qui etait connue comme l'auteur de l'action. Tant qu'il s'agissait a propre- ment parler d'un proces, I'dl6ment pronominal qui devait devenir la desinence personnelle etait proprement, ta l'origine, un pos- sessif, le -m ou -mo de premiere personne valant << mon >, < ma , ou, si l'on veut, <<de moi >, un complexe comme *gh"en-t-mo valant <<mise 'a mort de mon fait )2. Mais a1 oui, dans l'anc&tre du parfait, le mot de base d6signait, non une action, mais l'auteur de cette action, l'd6ment pronominal adjoint marquait, non plus un possessif ou un genitif, mais la personne elle-meme, . moi .,

<< toi >. L'ensemble de la base et du pronom avait la valeur d'une 6quation: par exemple << auteur du meurtre = moi3 ). L'evolu- tion a

tte tout autre en hittite et ailleurs. En hittite, on a fini

par faire abstraction des differences de valeur des deux types. Ailleurs, au contraire, les valeurs distinctes se sont conservees et se sont combindes pour enrichir les possibilites communicatives de chaque verbe. C'est 1a vraiment que le terme de conjugaison dans sa valeur etymologique, prend un sens. Ii faut, je pense, retenir ce terme lorsqu'on traite de la reconstruction de l'indo- europeen commun, pour designer specifiquement la mise ensemble de verbes diff6rents pour en former un seul4. Ce phenomine a debutd apres qu'ont eu fait secession ceux qui allaient s'etablir en Anatolie. Le phenomene, graduel, n'a pas abouti it des resul- tats identiques dans les diff6rentes branches europeennes et indo- iranienne de la famille : en grec et en sanskrit, il s'agit, partout oiu le sens le permet, de la combinaison de trois verbes : pour la notion verbale d'existence on ne saurait logiquement envisager un parfait et un ponctuel, d'ou la defectivite du verbe en grec. Dans les langues europeennes de l'ouest, on constate la << conju- gaison >> de deux verbes, sans distinction du ponctuel et du parfait, de l'aboutissement du proces et de ses consiquences. Certaines d'entre elles, comme le latin, distingueront finalement un passe duratif et un passe ponctuel issu du parfait, mais d'autres, comme le germanique, n'en feront rien.

Les deux ou les trois verbes qui se combinent en un seul sont le plus souvent au depart des derives differents d'une meme

2. Cf. Andre Martinet; Des steppes aux ocians, Paris, Payot, 1986, p. 210, 223, 225. 3. Ibid., p. 211-212. 4. Ibid., p. 212-215.

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base, mais les deriv6s choisis ne sont pas les memes d'une langue a une autre, ce qui prouve bien que le processus 6tait simplement amorce au moment de la diaspora. Soit le verbe qui veut dire << laisser .. La racine s'dtablit sous la forme de *leikw-. Pour le duratif (dit << present .) et le ponctuel (dit << aoriste >), le grec pre- sente un theme en -o final avec accentuation originelle diff6rente

pour l'un et l'autre, donc *leik"o- et *likWo-, alors que le latin a retenu pour son duratif un theme a -n- infix6, *linkWo-, comme le sanskrit; mais celui-ci pr6sente, dans rinakti, une repartition dif- f6rente des phonemes composants. Pour le parfait, le grec offre une forme << reguliere .>>

redoublement de la consonne initiale et vocalisme o de la racine, au depart *le-loik"-, alors que le latin avec liqui ne connait pas le redoublement. L'indication la plus siure de l'existence de ce processus de << conjugaison>> est la fr&-

quence de ce qu'on d6signe comme la supplktion, c'est-a-dire la flexion faisant intervenir des racines tout 'a fait diff6rentes. Les cas les plus connus sont sans doute celui du verbe etre du latin

qui s'est procurd un parfait-passe par emprunt a la racine *bhew- du sens de << devenir >> et celui de fero << porter >> de sens stricte- ment duratif qui doit son parfait-pass6 tuli h la mime base que tollo << soulever >. Mais le grec en pr6sente de nombreux cas, comme esthi <<je mange >> avec un ponctuel fphagon, hord " je vois >>, en face d'eidon, trikho <<je cours >> face 'a idramon, drkhomai <<je vais >>, face t lthon.

Le resultat de cette conjugaison pose un problkme de termi-

nologie au descripteur. Comment en effet caract6riser, en pure synchronie, l'infixe -n que nous venons de relever dans le latin

linquo? Le terme d' <<infixe >>, rapproche d'affixe, de prefixe et de suffixe evoque immanquablement un processus de derivation. Il s'est certainement agi, It une certaine epoque, d'un fait que nous caractirisons comme synthematique, c'est-at-dire de la crea- tion d'une nouvelle unite significative au moyen de la combi- naison intime de deux ou plus de deux unites significatives dis- tinctes. Mais on ne saurait guere prdsenter, en synchronie, le latin linquo, comme un ddrivd de quelque chose. Le -n- de ce terme, d'affixe qu'il 6tait, est devenu simplement un 6l6ment de flexion, curieusement agence, sans doute, mais poss6dant le meme statut que les autres elements ajoutes 'a la base.

Dans notre effort d'analyse des 6nonces linguistiques, nous avons estime n6cessaire de distinguer precisement entre deux types

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de groupements d'unites significatives5. Dans un premier type, chaque moneme, unite significative minimale, garde son auto- nomie semantique, mime si son identite formelle peut &tre obscurcie par des amalgames totaux ou partiels avec ses voisins. Pour ce type, nous conservons le terme saussurien de syntagme. Dans un second type figurent des monemes qui restent semanti-

quement identifiables, mais qui, en fait, ne visent qu'a 6tablir la designation, semantiquement homogene, d'un concept unique. C'est a de tels complexes que nous avons propose de donner le nom de synthemes. Seront donc des syntagmes aussi bien des formes latines comme rosarum que son 6quivalent frangais des roses ou des segments d'enonces plus vastes, comme avec les superbes roses du jardin. Il y aura des synthemes, deriv6s, comme solaire, obser-

vation, refaire, des composis, comme timbre-poste, moulin a vent ou entrouvrir, des figements, comme jeunefille avec la valeur de l'anglais girl, avenue de la Gare, Carnaval de Nice, oui aucun des dlements indi- viduels ne saurait etre d6termine sans d6truire le syntheme : une trWs jeune file n'est plus une jeune fille, mais une fille tres jeune. C'est precis6ment ceci qui a 6te retenu comme un des deux cri- teres formels permettant d'identifier un syntheme. L'autre critere est qu'on ne doit appeler syntheme qu'un complexe susceptible d'apparaitre dans toutes les situations syntaxiques oui peuvent figurer des unites signifiantes inanalysables, celles que nous appelons des monemes, celles qui, dans un systeme verbal, par exemple, peuvent prendre toutes les d6sinences, etre soumises ia toutes les d&termi- nations que connaissent des verbes s6mantiquement inanalysa- bles, comme donne ou chante: c'est ainsi qu'entreprendre est un syntheme parce qu'il participe integralement ta la flexion de prendre, alors que prendrait n'est pas un syntheme mais un syntagme, parce que prendrait ne saurait admettre l'adjonction de disinences modales ou temporelles ia celle de conditionnel qu'elle possede ddjat.

Sans y insister ici, on signalera que ce qu'on appelle les modes non personnels du verbe, les participes notamment, represente une categorie intermediaire entre le syntheme et le syntagme, en ce sens que dans un participe, comme donni, par exemple, on ne saurait determiner s6parement ni le radical donn- ni l'adjonc- tion -e, ce qui est un crit're du syntheme, mais que ce complexe connait un ensemble de combinaisons syntaxiques qui ne s'iden-

5. Syntaxe gindrale, Paris, Armand Colin, 1985, . 3-2 . 3-9.

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52 Andri Martinet

tifie pas 'a celui qui caracterise une classe d'unites simples. En effet, comme leur nom l'indique, les <<participes>> participent con- curremment aux constructions verbales et adjectivales: par exemple, concurremment, combinaison avec un compl6ment d'agent comme

peut le faire un verbe, et determination d'un substantif comme s'il 6tait un adjectif dans le livre donni par le maitre. On a propose pour ce type de complexe, le terme de parasyntheme

Dans le sens qui nous interesse ici, il ne fait aucun doute

que nous devons poser au d6part, avant ce que nous appelons la << conjugaison >, des synthemes distincts, c'est-a-dire, en termes traditionnels, autant de mots diff6rents, dont aucune partie ne saurait &tre d6terminfe individuellement; toute d6termination d'un d6riv6 de pleurer comme pleurniche(r) ne peut porter que sur l'ensemble pleur + niche(r). D'autre part des complexes, comme pleur- niche ont exactement la meme flexion et les meimes comporte- ments syntaxiques que le simple pleure.

Qu'en est-il lorsque ces anciens synthemes deviennent des formes diff6rentes d'une meme unite de base? Elles ont quelque chance de conserver (ou 6ventuellement d'acquerir) les mimes comportements syntaxiques: tuli, en latin, connait les memes com-

pl6ments que fero, sans avoir necessairement les memes latitudes flexionnelles : le ponctuel grec, dit aoriste, ne connait pas de present a l'indicatif. Si, comme en latin, on trouve un parallilisme flexionnel total entre duratif d'une part, ponctuel accompli d'autre part, encore que les formes ne soient pas identiques de part et d'autre, on pourrait &tre tentd de parler de deux synthemes diff6rents. Mais c'est 1a qu'intervient le sentiment qu'on ne peut assimiler << flexion >>, c'est-a-dire, en termes traditionnels aptitude du mot a varier, et < d6rivation >>, aptitude "a crier de nouveaux mots. Dans le premier cas, toutes les formes flexionnelles seraient imme- diatement disponibles, alors que les deriv6s seraient des possibi- lites virtuelles. Mais ne se laisse-t-on pas, en l'occurrence, aveu-

gler par les tableaux complets que nous donnent les grammaires pour les flexions, en face de leur discretion, voire leurs silences, en ce qui concerne les latitudes derivationnelles? N'importe quel Frangais peut creer sur le champ, a partir de n'importe quel verbe, un complexe forme du prefixe n6gatif in- (im-) et du suffixe -able. Saussure nous a offert le syntheme indicorable. On n'est guere

6. Ibid., . 3-10; parasynthime a aujourd'hui remplace complexe parasynthimatique.

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Qu'est-ce qu'on conjugue dans une conjugaison ? 53

freine que par la difficultd, dans un verbe de forme aussi variable

qu'Ytre, de trouver la base qu'il faudra intercaler entre in- et -able. Le derive incombinable, que je viens de fabriquer sur le champ, est beaucoup plus accessible, activement et passivement, a tout

usager de la langue que la forme flexionnelle (vous) dicousites, du

frequent dicoudre, dont je me demande, en la pronongant, si elle est vraiment correcte.

Je ne propose aucune solution au problkme, que j'avais moi- meme souleve, du nom a donner ia la classe oui nous devrions

ranger l'affixe, -n- de -linquo si nous faisions une description stric- tement synchronique de la structure du latin. Nous avons affaire ici a une situation dont nous pouvons prendre conscience sans devoir necessairement inventer un nouveau terme. Notons d'ail- leurs que le processus d'infixation ne semblait plus exister au moment oui a etd note le latin et que nous sommes habilites, de ce fait, ta utiliser ce terme d'infixe pour designer le residu d'une operation d6rivationnelle depassde.

Il n'est pas rare qu'un element linguistique congu comme constamment identique 'a lui-meme, dans la synchronie de la langue, appartienne tant6t a la flexion, tant6t a la derivation. Les exemples n'en manquent pas en basque oui, par exemple, etxeko est, tout ensemble, le g6nitif de etxe << maison >>, et une base nominale susceptible de recevoir la meme flexion que etxe, ce qui en fait un syntheme avec la valeur, aussi bien substantivale qu'adjectivale, de << domestique >>.

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