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Questions approfondies de philosophie des sciences humaines

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FILO 2601 Questions approfondies de philosophie des sciences humaines Professeur M. Maesschalck.

Vanessa Denis FILO 20 M1

‘Michel Foucault et l’histoire sociale de la folie’

« Ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être bien adapté à une société

profondément malade ». Jiddu Krishnamurti.

Le problème de la folie est un risque d’égarement pour le discours philosophique. Le ‘fou’

est l’adversaire du sage, il est celui qui se place hors des territoires du discours raisonnable. Il

est à la fois la frontière de la raison et l’assignation de sa limite, de son arrêt. Le ‘fou’1, c’est

cet ‘autre’ qui nous apparait si différent qu’il semble imposer le silence, il est l’imprévisible

par excellence, l’imprévisible comme menace. Voilà sans doute l’une des raisons qui, en

première analyse, confère à la folie son caractère tout à la fois dérangeant, voire terrifiant, et

fascinant. Car si la folie est limite, elle est aussi miroir. Par l’observation de ce qui est son

radical opposé, le discours rationnel peut en effet, sans doute, trouver dans la figure du ‘fou’

un contrepoint essentiel, un révélateur en négatif, ou, si l’on préfère, le lieu qui, en le

délimitant, lui assigne aussi bien sa place. Pourtant le ‘fou’ est, depuis des siècles dans la

civilisation occidentale, exclu, enfermé, oublié, mis au ban, neutralisé. Paradoxe bien étrange

car, si l’on suit le mot de Dostoïevski dans le Journal d’un écrivain, « Ce n’est pas en

enfermant son voisin qu’on se convainc de son propre bon sens ». Ce n’est pas en fuyant les

abîmes de la déraison, de la torsion logique ou du comportement dit ‘déviant’ que le discours

dit ‘de raison’ trouvera matière à s’affirmer ou à se renforcer, mais bien en tentant de

l’appréhender, de l’intégrer, d’en tirer enseignement ; la tâche de la philosophie n’étant pas

                                                                                                                         1  Nous  avons  toujours  quelques  réticences  à  utiliser  ce  vocable,  jugeant  celui-­‐ci  trop  réducteur,    probablement  aussi   parce   que   la   folie   a   toujours   actuellement   une   connotation   de   maladie   mentale,   à   laquelle   nous  n’adhérons  pas.  Nous  expliciterons  ce  point  dans  les  toutes  dernières  lignes  de  notre  conclusion,  à  travers  les  propose   de   Frédéric   Gros.   Nous   utiliserons   toutefois   par  moment   le  mot   ‘fou’   (accompagné   de   guillemets),  dans  son  utilisation  générale  et  quand  nous  ferons  appel  aux  textes  de  certains  auteurs.  

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d’obscurément tirer un trait sur l’inconnu, mais bien de tenter de l’explorer et d’y trouver un

noyau d’intelligibilité, fût-il parcellaire.

C’est donc ici à la lecture de L’histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault que

nous allons interroger les questions de l’enfermement, de la norme, de la visibilité et de

l’altérité du phénomène de la folie. Nous tenterons de montrer, à travers l’exposition de

l’analyse foucaldienne, non seulement l’évolution qu’a subi l’appareillage des discours sur la

folie en Occident, mais aussi et surtout en quoi et pourquoi cette évolution a progressivement

tendu vers une frénésie diagnostique toujours plus complexe, reflet d’une procédure

généralisée de rejet, de mise à distance et de voilement, de refoulement de la folie comme un

phénomène d’autant plus dangereux et inquiétant qu’il s’agit à tout prix de le caractériser

comme un « dehors », c’est-à-dire de l’asservir à un discours articulé comme définition d’une

norme, et à le contrôler comme une menace toujours planante.

Il est important, dans un premier temps, de relever le fil rouge de l’œuvre de Foucault qui est

la question de la vérité. Contrairement à la question classique de la philosophie2, Foucault va

décrire historiquement les procédures par lesquelles des discours de vérité vont transformer,

aliéner, informer des sujets, et comment des subjectivités vont se construire à partir d’un dire-

vrai3. La première période de Foucault est dite ‘archéologique’, ce concept récurrent va

désigner la méthode qu’il va suivre dans quatre ouvrages majeurs de cette époque (dont celui

qui va nous occuper dans la présente étude). Cette désignation d’archéologie est importante

car il va s’agir pour Foucault de s’opposer à la conception traditionnelle de l’histoire des

savoirs (où l’histoire classique des sciences va se donner pour fondement des vérités positives

contemporaines, comme par exemple, la détermination de la folie comme maladie mentale) et

de décrire le mouvement progressif de la découverte de ces vérités. L’avènement des sciences

humaines, selon lui, va dépendre de l’expérience d’une culture qui constitue son identité en

« excluant un dehors, qui par-là contient le secret de son être (…), l’homme est devenu objet

de vérité mais la vérité tremble dans le délire du fou»4. Foucault va tenter de montrer

également comment les systèmes de pouvoir et de vérité fabriquent des sujets et assujettissent

des individus, ainsi « l’homme normal des sciences humaines peut être réfléchi comme une

production du pouvoir disciplinaire qui informe les pratiques, inculque la docilité et normalise

                                                                                                                         2   La   philosophie   qui   se   pose   la   question   suivante  :   à   partir   de   quel   fondement   un   sujet   peut-­‐il   connaitre   le  monde  ?  3   FREDERIC   GROS  :   Introduction   à   la   philosophie   de  Michel   Foucault,  Michel   Foucault,   une   philosophie   de   la  vérité,  in  Nouveaux  millénaires,  défis  libertaires,  consulté  le  25  décembre  2012.  4  Ibidem.  

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les conduites ».5 Afin de conclure ce bref fil rouge de l’œuvre foucaldienne, nous reprendrons

les propos de Frédéric Gros à propos de celle-ci : il s’agit d’être fidèle à la leçon socratique,

plutôt que de fonder la vérité du vrai, sa fonction est d’inquiéter et de déranger le régime des

évidences6.

Nous allons voir dans un premier temps, avec la lecture du philosophe français, la question

de l’altérité et de la perception de l’autre, que nous avons choisi de traiter par le biais de

l’évolution de la perception de la folie depuis le Moyen Age, que la folie sera perçue, à l’âge

classique, non plus comme le cauchemar de l’imaginaire humain (comme au Moyen Age), ou

encore comme une expérience cosmique (à la Renaissance, la folie est entendue comme

parlant d’un autre monde), mais comme cet objet honteux que stigmatisent les consciences

morales indignée. Ensuite, nous verrons comment se sont formées dans les murs de

l’enfermement, les grandes synthèses de la folie avec la culpabilité et la sexualité familiale.

Remarquons que Foucault va relever dans les textes classiques consacrés à la folie une

difficulté à définir sa nature, la théorisation de celle-ci trouvera toutefois dans le délire une

certitude : c’est la structure du langage qui fixe la folie. Le ‘fou’ conjugue les formes claires

du langage avec « les visions irréelles du songe »7, la folie délivre le « néant avéré de

l’Etre »8, un ‘rien’ qu’elle manifeste en paroles et en gestes. Enfin, nous aborderons

brièvement la question de la norme abondamment traitée par Michel Foucault.

La question de l’altérité et de la perception de l’autre, évolution de la perception

de la folie depuis le Moyen Age

Penchons-nous quelques instants sur l’évolution de la perception de la folie à travers les

différents âges. Au Moyen-Age, le ‘fou’ trouvait sa place, on ne l’enfermait pas, ni ne le

soignait. Fait intéressant à souligner : il rappelait aux hommes ce qu’ils sont ou peuvent

devenir. A la Renaissance, la folie est ce qui circule. Ainsi ‘La nef des fous’ nous renvoie

notamment à l’idée que le ‘fou’ est cet être de passage, mais il suscite également des craintes,

comme en témoigne la présence récurrente de ce thème qu’est la folie dans les toiles de

                                                                                                                         5   FREDERIC   GROS  :   Introduction   à   la   philosophie   de  Michel   Foucault,  Michel   Foucault,   une   philosophie   de   la  vérité,  in  Nouveaux  millénaires,  défis  libertaires,  consulté  le  25  décembre  2012.    6  Ibidem.    7  FREDERIC  GROS,  Michel  Foucault,  PUF,  Que  sais-­‐je,  1996,  p.  21.      8  Ibidem.  La  folie  au  fond  joint  «  la  vision  et  l’aveuglement,  l’image  et  le  jugement,  le  fantasme  et  le  langage,  le  sommeil  et  la  veille,  le  jour  et  la  nuit  ».    

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Jérôme Bosch ou Bruegel : le ‘fou’ par son délire nous annonce le chaos, l’invasion des

ailleurs cauchemardesques et le péril imminents. Par contre, avec Erasme ou Montaigne, la

folie cohabite en l’homme dans un dialogue avec la raison, elle n’est dès lors plus vue dans un

rapport qu’il entretiendrait avec le monde extérieur. C’est avec le 17e siècle (et avec la

création de ‘l’Hôpital général’ à Paris en 1656) que va apparaitre l’enfermement de la

population marginale9, dans le but avoué de résorber le chômage, (afin de faire travailler ceux

qui pèsent sur la société mais également pour anticiper les dangers sociaux qu’ils pouvaient

représenter). La visée de l’enfermement est donc sociale, économique, mais aussi d’ordre

moral. Par la suite, vont se côtoyer diverses figures d’un certain monde - de ce que Foucault

appellera « le monde de la Déraison »10- à savoir des hommes trop dépensiers, des libertins,

des profanateurs, des débauchés ou encore des insensés. Autant de figures qui témoignent

d’une atteinte à l’ordre moral de la cité et de la famille à l’âge classique.

Le ‘fou’ au 17e siècle fut enfermé dans un souci moral, l’internement fut organisé en

rapprochant des personnages différents les uns des autres pour les décaler vers la folie, car ils

entretenaient avec le monde des rapports que ni la famille, ni la société ne pouvaient accepter.

Tous ces hommes et ces femmes - qui sont dits hors de la raison car hors des normes

sexuelles, familiales et religieuses - le philosophe français va questionner pour eux,

« l’épaisseur des systèmes de rationalité qui décidèrent un jour de les inscrire en exil » 11 et

interroger le lien que la police, l’Eglise et la monarchie ont décidé de fabriquer pour eux, ainsi

que ce lieu ( l’asile) où se loge l’écart qu’ils entretiennent avec l’ordre et la raison.

C’est au 18e siècle que, selon l’analyse foucaldienne, surgit le souci médical. Non pas pour

soigner le ‘fou’ mais pour protéger le reste de la population, car la folie est vue à présent

comme « déchainements des instincts, confusion du sexe et de la mort dans la présomption

infinie du désir humain »12. C’est donc, encore une fois, dans un souci du maintien de l’ordre

social que l’on va d’abord diagnostiquer, puis nier cette partie de la société. Par ailleurs, les

Lumières vont provoquer une effervescence : l’homme de la rue interroge, il a des idées, et

dans les registres d’internement (de la Bastille notamment) Foucault relève que l’on trouve

                                                                                                                         9  Les  vagabonds,  mendiants,  pauvres,   fous  errants.  Le   fait  d’enfermer   les  pauvres   indique  un  changement  de  sens  de  la  pauvreté  :  elle  ne  renvoie  plus  à  une  expérience  du  sacré  mais  plutôt  à  un  besoin  de  contrôle  social  ;  alors   que   jusque-­‐là,   le   pauvre   était   un  personnage   christique.   FREDERIC  GROS,  Michel   Foucault,  Que   sais-­‐je,  PUF,  2010,  p.  18.      10  Ibidem.    11  ELISABETH  ROUDINESCO,  Penser  la  folie,  Essais  sur  Michel  Foucault,  Paris,  Galilée,  1992,  p.  68.    12  FREDERIC  GROS,  Michel  Foucault,  p.  23.  Nous  renvoyons  le  lecteur  à  l’œuvre  du  marquis  de  Sade  intitulée  :  Les  cent  vingt  journées  de  Sodome.    

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toutes sortes de « faiseurs de projets à la tête fêlée, dont on ne sait s’ils sont là pour avoir

critiqué la monarchie, accompagné les philosophes, de leurs propres utopies ou s’ils souffrent

de tête malade »13. Ainsi, le fait d’utiliser simplement son esprit critique paraissait suspect et

pouvait être nommé folie par les autorités.

C’est à la fin du 18e siècle, que va s’exprimer une nouvelle expérience : celle d’une

progressive médicalisation des ‘fous’, où la folie va se placer sous le regard objectivant du

médecin14. On observe alors un glissement de l’enfermement dans le but de corriger le

comportement, à celui de soigner la personne. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur cette

notion de soin car la thérapeutique en vigueur à cette époque consiste à culpabiliser le ‘fou’, à

l’humilier, à le juger afin de provoquer chez lui une souffrance lorsqu’il manifeste ses

comportements délirants. Ce qui se trouvait dès lors sous l’égide du soin restait (et restera

comme nous le verrons plus loin), toujours une entreprise de correction ou de

conditionnement. Le ‘fou’ n’est plus seulement cet être stigmatisé par la population et que

l’on doit tenir loin de la cité, mais bien celui qui est cet étranger à lui-même et que l’on doit

culpabiliser d’être ce qu’il est. Il est cet ‘autre’ que l’on étudie, mais le changement capital

qu’il convient de souligner ici, réside dans le fait que pour la première fois, l’homme devient

un objet scientifique, comme l’affirme Foucault, par le biais de l’expérience anthropologique

de la folie15. C’est cette dernière qui a permis l’émergence des sciences psychologiques avec

tout ce que cela suppose comme difficultés dès lors qu’il s’agit d’ériger une vérité sur cette

immense plaine qu’est le monde de la folie.

Après avoir relevé rapidement ce glissement de l’enfermement, penchons-nous quelques

instants sur la question importante du regard clinique, que Foucault observe selon une

modalité tripartite conjuguant l’analyse de l’espace, d’un jeu de langage et de l’observation

des cadavres, tel qu’il avait lieu au 19e siècle. Cet espace nouveau est celui de l’hôpital qui

devient ce lieu où se rencontrent simultanément l’apprentissage, l’enseignement, l’observation

et la pratique médicale. Le langage, quant à lui, s’émancipe également des classifications

ésotériques de la vieille médecine de par l’observation « du spectacle visible du mal »16 et

devient un discours sur les différentes pathologies. L’observation aussi subit une

                                                                                                                         13  ELISABETH  ROUDINESCO,  Penser  la  folie    Essais  sur  Michel  Foucault,  p.69.      14  Avec  cet  autre  événement  clé  de  l’histoire  de  la  folie  qu’est  la  libération  des  enchaînés  de  l’hôpital  Bicêtre  en  1793  par  Philippe  Pinel.  Selon  l’analyse  foucaldienne,  de  sa  servitude  aux  chaines,   le  fou  va  se  voir  asservi  au  regard  médical.    15    FREDERIC  GROS,  Michel  Foucault,  op.  cit.,  p.26.    16  Ibidem,  p.  29.    

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transformation puisqu’elle ne se borne plus à un regard de surface : non seulement on touche

et on écoute le corps, mais on l’ouvre également afin de comprendre la vérité du mal17.

Pour clore la question du regard qu’a l’homme occidental sur lui-même comme objet de

connaissance18, nous citerons l’écho que fait Frédéric Legros de la lecture de la conclusion de

la Naissance de la clinique à celle de l’Histoire de la Folie, en soulignant le fait

qu’ « historiquement les sciences humaines ont trouvé leurs conditions d’émergence dans des

expériences où l’homme faisait l’épreuve de sa disparition. Les vérités positives des sciences

de l’homme reposent sur des points d’effondrement ».19 Cette remarque s’adresse aussi bien

pour la médecine, qui a intégré l’expérience de la mort dans la pensée médicale, qu’à toutes

les psychologies dans leur rapport à l’expérience de la déraison. Après cet aperçu synthétique

de la perception de la folie dans l’histoire, selon l’analyse foucaldienne, passons à une brève

analyse de son œuvre et plus précisément les trois niveaux d’analyse de son ouvrage

L’histoire de la Folie à l’âge classique.

L’unité de l’œuvre foucaldienne

Si la recherche foucaldienne se penche sur les rapports qu’entretiennent les sociétés

occidentales modernes avec la folie, trois niveaux d’analyse s’articulent dans l’ouvrage qui

nous occupe: dans un premier temps, Foucault va chercher comment une culture exclut une                                                                                                                          17   FREDERIC  GROS,  Michel   Foucault,  op.   cit.,   p.29.   Foucault   fait   remarquer   dans   l’Histoire   de   la   Folie   à   l’âge  classique  que  :  «    La  vieille  loi  aristotélicienne,  qui  interdisait  sur  l’individu  le  discours  scientifique,  a  été  levée  lorsque,  dans  le  langage,  la  mort  a  trouvé  le  lieu  de  son  concept  ».    Nous  nous  permettons  de  faire  une  remarque  ici  concernant  le  fait  «  d’ouvrir  les  corps  ».  Déjà  à  la  Renaissance,  Léonard  de  Vinci  dans  sa  permanente  curiosité  pour  le  corps  humain,  va  s’adonner  à  l’étude  de  la  fonction  des  organes   par   la   pratique   de   la   dissection   des   cadavres   –pratique   condamnée   par   l’Eglise   à   cette   époque-­‐,   et  selon   ses   dires,   c’est   avec   la   trentaine   d’autopsies,   que   lui   seront   peu   à   peu   dévoilés   les   mystères   de  l’organisme  humain.  Par  ses  dessins,   il  sera   le  premier  à  représenter   la  structure   intérieure  du  corps  humain,  anticipant   ainsi   la   science   moderne,   c’est   également   aves   ses   croquis   et   par   l’entremise   d’une   observation  attentive   des   physionomies   humaines,   qu’il   a   tenté   de   comprendre   la   psychologie   humaine.   JEAN-­‐CLAUDE  FRERE,  Léonard  de  Vinci,  peintre,  inventeur,  visionnaire,  mathématicien,  philosophe,  ingénieur,  Paris,  Ed.  Pierre  Terrail,  1994,  p.  92.        La  différence  entre   ces  deux  époques,   se   situe  dans   le   fait   qu’à   l’âge   classique,   la  dissection  était   autorisée  alors  qu’à  la  Renaissance,  elle  était  interdite.  Notre  remarque  précédente  souligne  juste  le  fait  que  d’ouvrir  des  corps  se  faisait  déjà  bien  avant  l’âge  classique.      18  Notons  que  Foucault  soutient  l’existence  de  trois  ‘épistémè’  qui  correspondent    à  trois  époques:  jusqu’à  la  fin  du  XVIe  siècle,  l’étude  du  monde  s’appuie  sur  la  ressemblance  et  l’interprétation,  au  17e  une  nouvelle  épistémè  va   reposer   sur   la   représentation   et   l’ordre   (où   l’on   va   tenter   de   répartir   les   objets   selon   certaines    classifications)   et   où   le   langage   aura   une   place   importante.   Enfin   début   19e,   une   épistémè   sous   le   signe   de  l’histoire  va  s’installer  et  où  l’homme  va  prendre  place  dans  le  champ  du  savoir,  avec  en  corrélation  l’apparition  des  sciences  humaines.    19  FREDERIC  GROS,  Michel  Foucault,  p.30.    

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part d’elle-même, et essayer de comprendre comment elle décide de rejeter la folie dans un

emprisonnement moral. Pour cela il va faire (comme on l’a vu brièvement) une histoire des

différents discours que l’Occident a eu sur la folie du Moyen Age jusqu’à Freud, qui lui a

d’ailleurs rendu pour la première fois la parole. Ensuite, son ouvrage se présente comme une

réflexion anthropologique et philosophique sur les notions d’interdit et de transgression et

pour cela, il lui faudra aller voir du côté des limites et des marges du fonctionnement d’une

société. Enfin, le philosophe français va poser une critique politique de notre modernité qui

exclut le fou, cette décision culturelle étant qualifiée d’injuste car la société occidentale, plutôt

que d’assurer le bonheur et la liberté de tous (comme le voudrait théoriquement sa vocation

première), va au contraire, dans sa version moderne, assujettir les individus et les chosifier.

Exclusion et emprisonnement

Dans une leçon intitulée L’ordre du discours, Foucault distingue, dans les pouvoirs et les

dangers du discours, des procédures externes d’exclusion comme ‘l’interdit’ où la sexualité

notamment est soumise à des régimes de paroles contraignant, ‘le partage et le rejet’ (pensons

à la séparation entre raison et folie où la parole du fou souffre) et enfin l’opposition du vrai et

du faux. Foucault va d’ailleurs penser le jeu de vérité comme un système d’exclusion, comme

« une entreprise tyrannique de domination »20 jamais réfléchie et même déniée par la

philosophie. Ainsi, tout ce qui ressemble à de la folie amène notre culture depuis le XVIe

siècle à exclure ou enfermer celui que l’on pense malade, celui-ci étant amené dès lors à

s’éprouver comme un étranger dans sa propre culture.

L’originalité de la démarche foucaldienne réside dans son analyse : plutôt que de partir des

normes pour remonter vers les institutions, il inverse cette lecture, et part des techniques de

pouvoir qui traversent les institutions afin de comprendre la constitution des sujets exclus. Il

se penche sur la façon dont des normes spécifiques se sont généralisées à l’ensemble du corps

social21. Il va établir pour cela un lien entre le champ du pouvoir et celui du savoir, et

interroger comment les effets de vérité d’une science (comme la psychiatrie notamment), ont

aussi un effet de pouvoir. Ainsi, au 19e siècle, la psychiatrie a recours au traitement moral, et

Pinel22 rendra responsable le fou qui trouble l’ordre moral, permettant ainsi au psychiatre

                                                                                                                         20  FREDERIC  GROS,  Michel  Foucault,  op.  cit.,  p.  57.    21  JEAN-­‐FRANCOIS  BERT,  Introduction  à  Michel  Foucault,  Paris,  La  Découverte,  2011,  p.  27.      22   Pinel   va  délivrer   les  malades  mentaux  de   leurs   chaines,   et   va   tenter  d’humaniser   leur   traitement.   Il   est   le  premier  à  classifier  les  maladies  mentales  (la  simple  mélancolie,  la  manie,  la  démence,  l’idiotisme).  Pour  lui,  les  

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8    

d’utiliser toutes les pratiques psychologiques mises à sa disposition. La folie, en prenant un

sens médical, va glisser vers l’appellation de maladie mentale :

L’asile de l’âge positiviste est un espace judiciaire où on est accusé, jugé, et condamné, et dont on ne se

libère que par la version de ce procès dans la profondeur psychologique, c’est-à-dire par le repentir. La

folie sera punie à l’asile même si elle sera innocentée dehors 23.

L’asile d’Esquirol (le disciple de Pinel), est pensé comme un lieu d’infantilisation, de

punition, et de responsabilisation. Le fou y apprend à vivre avec sa folie :

Tout est organisé pour que le fou se reconnaisse dans ce monde du jugement qui l’enveloppe de toutes

parts ; il doit se savoir surveillé, jugé et condamné ; de la faute à la punition le lien doit être évident 24.

Freud, quant à lui, rendra possible pour le malade d’être libéré de l’existence asilaire, mais

Foucault lui reproche également (comme à Pinel) son processus thérapeutique rigide,

reprenant ce qui organisait les anciennes structures de l’asile en les projetant dans la toute-

puissance du thérapeute, par le fait que la parole lui est adressée. Foucault dans La volonté de

savoir, voit dans la psychanalyse « une simple technologie de normalisation de la sexualité

qui incite les individus à tout dire sur leurs pratiques et leurs pensées en reconduisant dans son

fonctionnement, le rituel séculaire de l’aveu et de la confession ». Foucault met en évidence

d’ailleurs que réside, dans ce vieux modèle de contrôle ecclésiastique qu’est l’inquisition ou

l’enquête administrative à laquelle l’Église recourrait (ainsi que le procureur du roi par la

suite pour juger des délits), une forme majeure de savoir. Cette tradition de l’enquête (sur

laquelle toutes les médecines, ainsi que toutes les doctrines empiristes se développeront),

légitime en effet une raison empirique et prend sa condition de naissance dans un Etat

souverain25. Ainsi dans la Volonté de savoir, Foucault écrira-t-il :

le discours, pas plus que les silences, ne sont une fois pour toutes soumis au pouvoir ou dressés contre

lui. Il faut admettre un jeu complexe et instable où le discours peut être à la fois instrument et effet de

pouvoir, mais aussi obstacle, butée, point de résistance et départ pour une stratégie opposée. 26

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           aliénés   peuvent   être   soignés   et   compris,   et   va   préconiser   un   traitement   moral   (en   forçant   le   malade   à  reconnaître  ses  erreurs).  Il  va  voir  dans  les  troubles  mentaux  des  atteintes  physiologiques  provoquées  par  des  émotions,  il  préconise  dès  lors  une  thérapeutique  pour  soigner  le  malade.  Ce  que  Foucault  reprochera  à  Pinel,  c’est   de   remplacer   l’entravement   physique   du   patient   par   un   conditionnement  moral  :   le   ‘fou’   est   livré   à   la  toute-­‐puissance  du  médecin,  qui  jugera  seul  de  sa  guérison.      23  MICHEL  FOUCAULT  Histoire  de  la  folie  à  l’âge  classique,  Paris,  Plon,  1961,  p.  522-­‐523.    24  Ibidem,  p.  521.    25  FREDERIC  GROS,  Michel  Foucault,  Que  sais-­‐je,  p.  60-­‐61.    26  Michel  Foucault,  La  Volonté  de  savoir,  cours  au  Collège  de  France  (1970-­‐1971),  Paris,  Gallimard,  2011,  p.  133.    

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9    

Ainsi, ce qui nous rend contrôlables et normalisables, réside donc dans le fait de révéler nos

émotions et par là-même d’exprimer notre personnalité.

C’est pour avoir montré comment la société moderne se caractérise par ses lieux

d’enfermement et pour avoir pensé ceux-ci comme complexes sociaux et culturels, que

Foucault  sera notamment reconnu par les théoriciens de l’antipsychiatrie.27 Parmi eux, Franco

Basaglia28 dira notamment de l’ Histoire de la Folie : « qu’il s’agit de faire exploser

l’idéologie de l’hôpital comme machine de soins et fantasme thérapeutique en montrant

comment celui-ci est d’abord le lieu où la société nie ses propres contradictions en voulant se

reconnaître à tout prix comme société saine »29. Il saluera dans la démarche de Foucault le fait

de faire apparaître l’idéologie officielle de la psychiatrie qui est la normalisation des

individus. Jean-Olivier Majastre, dans les années 70, s’inscrira dans la droite ligne de

Foucault en observant le fonctionnement quotidien d’une institution psychiatrique et relèvera

des contradictions entre le discours du personnel sur sa pratique et ce qu’il fait effectivement.

Majastre relève que derrière les pratiques de soin, se cache la pratique de l’enfermement, du

gardiennage et du contrôle du mode de vie des patients, ce qui témoigne « d’intentions

morales rédemptrices, voire purificatives »30.

Si l’image de l’asile que donne Foucault en 1961 est celle d’une institution qui prive les

patients de toute liberté, il va se concentrer à cette époque plus spécifiquement sur une

histoire des représentations et de la perception de la folie. En 1970, dans son cours intitulé Le

Pouvoir psychiatrique, il va revoir cette image en dissociant ses analyses de ces entreprises

sociologiques et en indiquant que l’asile « est d’abord un dispositif architectural dans lequel

se jouent des tactiques de pouvoir, de domination et d’assujettissement largement

                                                                                                                         27   Pour   l’ensemble   des   courants   anti   psychiatrie   d’ailleurs,   c’est   une   certaine   forme   organisationnelle   de   la  société  qui  induit  ce  phénomène  d’exclusion  sociale  qu’est  la  folie,  ce  sont  les  inégalités  qu’elle  crée  ainsi  que  son  fonctionnement  autoritaire  et  répressif  qui  cause  véritablement  celle-­‐ci.      28   DOMINIQUE   LACHAT,   Triste  :   30   ans   après   la   fermeture   de   son   hôpital   psychiatrique,   un   exemple   pour   le  développement   durable   et   l’insertion   sociétale,   article   URL   consulté   le   29   décembre   2012.   Basaglia   est   un  psychiatre   italien   qui   va   se   battre   pour   la   suppression   des   hôpitaux   psychiatriques,   passionné   de  phénoménologie,   il  va  être  l’instigateur  de  communauté  thérapeutique,  ayant  comme  moteur  les  assemblées  et   les   réunions,   permettant   ainsi   la   possibilité   au  malade   de   lui   donner   un   statut   social   nouveau,   ce   que   la  société  lui  dénie  en  général.  Fait   intéressant,   la  maladie  sera  mise  en  parenthèse  afin  que  les  relations  soient  favorisées.   Basaglia   refusera   ce   qui   a   pour   fondement   dans   les   institutions   la   relation   d’oppression   et   de  violences  entre  pouvoir  et  non-­‐pouvoir,   la  notion  d’exclusion,   la   relation  maître  élève,   la  notion  de   ceux  qui  détiennent  le  pouvoir  et  ceux  qui  ne  l’ont  pas,  et  surtout  la  dévalorisation  du  malade  et  de  la  maladie,  associés  à   l’impureté   et   à   la   honte.   Ce   qu’il   reproche   à   l’hôpital   psychiatrique,   c’est   la   fonction   de   gardiennage   qui  délivre  le  message  d’une  mise  à  distance  vis-­‐à-­‐vis  des  malades.  De  plus,  Basaglia  réclame  une  prise  en  charge  populaire  de  la  folie  et  souhaite  que  ce  soit  le  problème  de  tous.    29  JEAN-­‐FRANCOIS  BERT,  Introduction  à  Michel  Foucault,  p.  31.      30  Ibidem,  p.  32.    

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différenciées »31. Si le pouvoir psychiatrique en effet se mesure, selon lui, dans la production

des énoncés, de discours et de représentations de la folie, l’objectif de Foucault tel qu’il  

l’énonce  à cette époque est de tracer l’histoire de la rationalité (et, partant, de déterminer sa

nature) telle qu’elle se produit dans les institutions et dans la conduite des individus.        

Après ce bref aperçu de la place de la parole comme procédure externe d’exclusion quand

elle se place dans le rituel séculaire de l’aveu et de la confession permettant ainsi le contrôle

et la normalisation, nous allons approfondir ce dernier aspect et voir comment la norme

permet le contrôle des âmes.

La question de la norme et de la visibilité, du contrôle des ‘âmes’ et des corps

C’est au cours des XVIIe et XVIIIe siècles que le rationalisme amène le rêve d’une société

de progrès : l’ère industrielle va susciter une politique de contrôle des populations afin de

développer l’appareil de production et la croissance de l’économie capitaliste, induisant dès

lors un pouvoir disciplinaire calqué sur le modèle militaire dans les différentes institutions de

la société, ainsi que dans les moindres parcelles de vie. L’originalité de la thèse foucaldienne

se situe dans son analyse du pouvoir, en cela qu’elle montre notamment que dans nos sociétés,

le pouvoir se situe non pas, par exemple, dans la répression des pulsions sexuelles mais dans

la production d’une multiplicité croissante de sexualités : par classement et par hiérarchisation

morale, on les approuve comme conduites ou au contraire on les marginalise, on les discipline

ou on les normalise. Foucault voit dans la discipline un art de répartir les corps dans l’espace,

et dans le contrôle de l’activité un moyen d’infliger au corps une docilité ; on le châtie à

chaque fois qu’il se rebelle par des techniques disciplinaires, afin d’y extraire une conduite

normalisée. La norme finit par être partout, relayée par un dispositif de savoir qui énonce des

vérités32. Un comportement dit ‘anormal’ relevant, ainsi que nous l’avons vu, de la

psychiatrie, l’individu ‘malade’ va devoir, par le biais même d’une pratique thérapeutique

dont il est l’objet, se réajuster à des normes de comportement, s’intégrer à un système

économique et réprimer des désirs non recevables33. Foucault voit dans la norme34 un savoir

                                                                                                                         31  JEAN-­‐FRANCOIS  BERT,  Introduction  à  Michel  Foucault,  p.  32.  32  Foucault  voit  dans  la  mise  en  place  de  la  médicalisation  collective  de  la  population  (et  des  différents  moyens  de   contrôle   que   sont   l’hygiène,   le   contrôle   de   santé   ou   encore   la   démographie),   un  moyen   d’appliquer   à   la  société  une  distinction  entre  le  normal  et  le  pathologique.    33  FREDERIC  GROS,  Michel  Foucault,  p.71.    34  Voir  la  remarque  du  bas  de  page  36.    

Page 11: Questions approfondies de philosophie des sciences humaines

 

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qui se donne des moyens de correction afin de transformer l’individu et il la lie

immanquablement à la notion de discipline. Le contrôle fonctionne dans les espaces clos mais

pas seulement, car il se désinstitutionnalise par le fait qu’il se retrouve également dans la vie

quotidienne, investie par ceux que Foucault appelle « les juges de normalité »35(les

professeurs, éducateurs, médecins et travailleurs sociaux) qui actualisent la norme en

vigueur.36

Comme on vient de le voir, la question de la norme telle qu’elle est abordée par Foucault

désigne autant de mécanismes de surveillance qui ont pour fonction, non pas tant de punir de

la déviance, que de la corriger et surtout de la prévenir. Le contrôle37 permet de gérer la

société en fonction de modèles normatifs ainsi que de modeler chaque individu et d’ainsi

gérer son existence. Foucault s’est attaché à penser cette question du double aspect du

contrôle social : celui de diriger la population et le gouvernement de l’individu, dans le cadre

des institutions de santé et du discours médical du 19e siècle. Ainsi, l’intériorisation de la

norme, manifeste notamment dans la gestion de la sexualité, correspond à une introduction du

pouvoir dans les mailles de la vie et à une subjectivation de celle-ci.

Ces questions complexes (que nous n’avons pu qu’aborder très brièvement), que sont

l’enfermement, la norme, la visibilité et l’altérité, vues au prisme de la philosophie

foucaldienne, nous ont montré par quelles procédures des discours de vérité vont transformer,

aliéner, informer des sujets, et comment des subjectivités vont se construire à partir de ceux-

ci. Nous avons notamment vu comment l’avènement des sciences humaines est apparu avec

l’expérience d’une culture renouvelée de la folie, qui a constitué son identité notamment en

excluant une partie d’elle-même. Ainsi, la folie au Moyen Age était perçue comme le

cauchemar de l’imaginaire humain, alors qu’à la Renaissance, elle est vécue comme

expérience cosmique. A l’âge classique, même si on éprouve une difficulté à définir le champ

de la folie, va apparaitre l’enfermement de la population marginale, un enfermement dont la                                                                                                                          35  JEAN-­‐FRANCOIS  BERT,  Introduction  à  Michel  Foucault,  p.  48.    36   La   question   de   la   norme   observée   par   Foucault,   nous   venons   de   l’aborder   par   le   biais   du   ‘vu’   (dans   les  différentes   institutions   et   notamment   psychiatriques)   et   du   ‘non   vu’   (dans   la   vie   quotidienne,   à   travers   les  discours  normatifs).  L’autre  biais  de  la  question  de  la  visibilité,  qui  est  celui  de  l’altérité  et  de  la  perception  de  l’autre  à  travers  la  notion  d’étrangeté  (que  recouvre  notamment  la  folie),  fut  approchée  au  début  du  présent  travail,  nous  ne  reviendrons  dès  lors  pas  sur  celle-­‐ci.    

37  Notons   ici  que   la  notion  de   la  norme  chez  Foucault  a  été  différemment  abordée  dans   les  trois  volumes  de  l’histoire   de   la   sexualité,   ainsi   dans   les   années   80,   le   contrôle   sera   plutôt   entendu   comme   un   mécanisme  d’application  de  pouvoir  différent  de  la  discipline.  

Page 12: Questions approfondies de philosophie des sciences humaines

 

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visée est tout à la fois sociale, économique et morale. D’un enfermement dont le but est de

corriger le comportement, on va donc assister progressivement à un glissement vers la notion

de soin, même si les moyens utilisés restent proches de la correction : on humilie, on juge, on

culpabilise le fou, faisant de celui-ci un étranger pour lui-même. Fait capital à cette époque,

l’homme devient un objet scientifique, par le biais de l’expérience anthropologique qu’est la

folie. Nous avons vu qu’avec sa progressive modernisation, la société occidentale à assujetti

et chosifié les individus, notamment avec les procédures de pouvoirs et les stratégies de

discours spécifiques qui regroupent notamment des procédures externes d’exclusion telles que

l’interdit, le partage et le rejet, et enfin l’opposition du vrai et du faux. Le discours peut être à

la fois effet et instrument du pouvoir. Ainsi le fait de révéler nos émotions, de tout dire sur

nos pratiques (sexuelles notamment) et nos pensées nous rend contrôlables et normalisables,

notamment par le biais du développement des institutions psychiatriques.

A ce sujet, il convient ici d’apporter les commentaires de certains détracteurs du philosophe

français. Parmi eux, comptons la critique violente et ambivalente des psychiatres, des

psychologues et des historiens de la psychopathologie (certes compréhensibles, Foucault

dénonçant systématiquement tous les idéaux sur lesquels reposait leur savoir). Ainsi, s’il a

apporté une certaine liberté méthodologique de par son choix d’analyse de documents ou de

nouvelles coupures chronologiques, beaucoup d’historiens refusent la vision foucaldienne

romanesque du Moyen Age, n’adhèrent pas à sa vision idéaliste et romantique de la folie,

ainsi qu’à la façon dont il articule l’exclusion de la folie avec la rationalité progressive de la

société occidentale depuis les Lumières. Parmi d’autres détracteurs, citons la psychiatre

Gladys Swain et le philosophe Marcel Gauchet, qui dans La pratique de l’esprit humain, vont

renverser l’hypothèse de Foucault sur le geste libérateur de Pinel à l’égard des ‘folles’ de la

Salpêtrière. Si Foucault voyait dans ce geste un nouveau refoulement de la folie, Swain et

Gauchet, quant à eux, verront que pour la première fois, l’isolement des ‘fous’ a permis de

changer notre rapport à eux et les a sortis de leur enfermement en eux-mêmes, de leur

inaccessible altérité, pour les ramener « dans l’espace ouvert et multidimensionnel de la

coexistence »38. Gladys Swain particulièrement reproche à Foucault, de ne pas avoir pris assez

de recul face « à l’abolition des chaînes ». Elle remet également en cause l’histoire du regard

de la folie dans son aspect le plus spécifique : la naissance de l’asile moderne au 19e siècle.

Selon elle, la psychiatrie n’est pas née de la libération des chaînes mais de « l’attribution à

                                                                                                                         38  JEAN-­‐FRANCOIS  BERT,  Introduction  à  Michel  Foucault,  p.  36.    

Page 13: Questions approfondies de philosophie des sciences humaines

 

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l’aliéniste des pouvoirs exercés autrefois par des infirmiers »39. Swain plus tard, avec Marcel

Gauchet vont tenter de démontrer notamment que les sociétés modernes répondaient à une

logique de l’intégration sous-tendue par le postulat de l’égalitarisme et que dès lors, le fou

était regardé non pas comme un ‘autre’ exclu mais comme l’alter-ego ou comme sujet malade.

Enfin, on va également accuser Foucault d’ignorer la dimension des pratiques et de ne voir

que l’organisation des savoirs40.

Quoiqu’il en soit, nous ne pouvons que reconnaitre l’apport considérable de Foucault à la

psychiatrie et sa volonté de renverser les évidences, démarche à laquelle nous adhérons

volontiers. Enfin, comme un éloge à la folie, nous reprendrons le magnifique texte de Frédéric

Gros, quand il parle de la perception de la folie à la Renaissance quand elle n’était pas encore

une affaire de la raison:

la   folie   n’est   pas   encore   une   décision   de   la   raison,   elle   est   hantise   de   l’imagination.   Quand   le   fou  

s’agite  et   tremble,   les   cris  qu’il  pousse,   ses  hallucinations  vagues,   cela   suscite  des   images.  Ce  qui   se  

trouve   alors   inquiété   par   la   folie,   ce   ne   sont   pas   encore   les   démonstrations   du   langage,   c’est   la  

consistance  du  réel,  la  peau  du  monde  qui  craque.  Ce  que  la  culture  reçoit  du  délire  du  fou,  c’est  une  

question  :   et   si   tout   cela  –   les   formes  du   réel,   ces   volumes,   la  profondeur  des  pierres,   la   lenteur  du  

soleil,   le  calme  des  étangs   -­‐,  et   si   tout  n’était  qu’un  vernis   faible,  un  rideau  mince.   Il   faut  gratter  un  

peu,  soulever  le  voile  légèrement,  racler  la  première  couche,  et  soudain,  soudain  à  travers  une  faille,  

on  voit  l’arrière-­‐fond  mouvant  du  monde  :  la  multiplication  des  profondeurs,  la  tempête  des  couleurs,  

le  tourbillon  des  formes,  l’accélération  des  transformations.  Ce  chaos,  ce  cauchemar  :  et  si,  derrière  la  

platitude  des  êtres,  derrière  la  monotonie  du  monde,  grouillaient  des  monstres  sans  forme  ni  âge,  des  

viscosités   délirantes,   des   intensités   galopantes.   Bosch   après   tous   les   a   vus.   La   folie,   ce   n’est   pas   un  

problème  d’homme,  ce  n’est  pas  une  affaire  de  raison,  de  facultés  mentales,  de  logos,  la  folie,  c’est  la  

vérité   tragique,   occultée,   secrète,   souterraine   du   monde.   Toute   cette   stabilité   des   êtres,   cette  

permanence  des  choses,  c’est  illusion.  Les  fous  attestent  que  c’est  illusion,  cat  ils  devinent,  eux,  et  font  

deviner   les   fantômes   qui   grouillent.   Ils   voient   les   choses   se   disperser   en   insectes   innombrables,  

gondoler  les  lignes,  trembler  les  pierres.  Expérience  tellement  terrible,  il  faudra  la  réduire,  comme  elle  

est  difficilement  supportable.  Les  images  sont  trop  fortes,  violentes,  elles  frappent  démesurément  41.  

                                                                                                                         39  ELISABETH  ROUDINESCO,  Penser  la  folie,  p.  26.  Nous  n’entrerons  pas  ici  plus  loin  dans  les  considérations  de  Gladys  Swain,  soulignons  toutefois  que  sa  démarche  devait  toutefois  tout  à  celle  de  Foucault.    40  Foucault  y  répondra  par  l’archéologie  des  savoirs.    41  FREDERIC  GROS,  Michel  Foucault,  Folie  et  déraison.  Histoire  de  la  Folie  à  l’âge  classique.  Article  URL  Cycle  raison,  folie,  déraisons.    

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Bibliographie

DOMINIQUE LACHAT, « Trieste : 30 ans après la fermeture de son hôpital psychiatrique, un exemple pour le développement durable et l’insertion sociétale », article URL consulté le 29 décembre 2012.

ELISABETH ROUDINESCO, Penser la folie, Essais sur Michel Foucault, Paris, Galilée, 1992.

FREDERIC GROS, Michel Foucault, Paris, Que sais-je, PUF, 2010.

FREDERIC GROS, Introduction à la philosophie de Michel Foucault, Michel Foucault, une philosophie de la vérité, in article URL « Nouveau millénaire, défis libertaires », consulté le 25 décembre 2012.

FREDERIC GROS, Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la Folie à l’âge classique. Article URL, cycle raison, folie, déraisons.

JEAN-CLAUDE FRERE, Léonard de Vinci, peintre, inventeur, visionnaire, mathématicien philosophe, ingénieur, Paris, Ed. Pierre Terrail, 1994.

JEAN-FRANCOIS BERT, Introduction à Michel Foucault, Paris, La Découverte, 2011.

MICHEL FOUCAULT, Histoire de la Folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961.

MICHEL FOUCAULT, La Volonté de savoir, cours au Collège de France (1970-1971), Paris, Gallimard, 2011.