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1SSN OMB-6493 e e UlnZalne littéraire DU 1 er AU 31 AOÛT 1990/ PRIX: 25 F (F.S. : 8,00 - CON: 7,25)

Quinzaine littéraire, 560, été 1990, Que sont « nos » ex-colonies devenues ?

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Numéro d'été de la Quinzaine, août 1990, consacré à la décolonisation. Les collaborateurs de la Quinzaine revenaient sur la chute de l’empire colonial français. Avec Claude Wauthier, Louis-Jean Calvet, François Maspero, François Gaulmel, Jean-Loup Amselle, Jean-François Bayart, Georges Balandier, etc.

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1SSN OMB-6493

e eUlnZalnelittéraire

DU 1er AU 31 AOÛT 1990/ PRIX: 25 F (F.S. : 8,00 - CON: 7,25)

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560.4 LA FIN DE L'EMPIRE5

8 L'AFRIQUE NOIRE7

8910

111314

15 LA171920

21 LE MAGHREB23

2425

28

27 ANTILLES28

29 VIETNAM-CAMBODGE303133

34 INDIEN36 LA

3837

38

39 FEU L'EMPIRE

De l'Empire aux confettisL'Après-Dakar, la francophonie, ses applications

Un Continent corrompu ?Jean-François Bayart parle de la montée de la contestation enAfriqueL'avant-dernier stalinienLe Bénillquartier Latin de l'AfriqueGeorges Balandier : une anthropologie de bonne volonté

W.W. Harris le prophète d'avant la criseUn panafricanisme, pourquoi pas?Les Ecrivains africains

Deux théories de la colonisation: Mannoni, FanonConfession d'un anticolonialisteMais que contient doncle « RapportHessel » ?Les Hommes d'affaires français et l'Afrique

Algérie et tiers monde trente ans aprèsEntretien avec Francis Jeanson

« ...A la faveur d'un équivoque passeport de langue française ... »Identité : permanences et dérivesLe Sahel du XXI' siècle de Jacques GiriUne semaine de poésie à Constan tine

Guadeloupe et droits de l'hommeEcrire en créole

Vietnam ô Vietnam !Trois pas pour lever les tabousJe reviens du VietnamComment sortir le Cambodge de la tourmente ?

Les Français de PondichéryAu commencement était la barrique

Tahiti dans toute sa littérature de Daniel MargueronLa civilisation kanak

Entretien avec Alain Ruellan sur l'ORSTOM

La Gloire de l'Empire

par Claude Wauthierpar Louis-Jean Calvet

par Jean-Loup AmsellePropos recueillispar Yann Mens

par Emmanuel Terraypar Claude JoyPropos recueillis

par André-Marcel d'Anspar Jean-Pierre Dozonpar Elikia M'Bokolopar Claude Wauthier

par Pierre Pachetpar François Maspero

par Jean-Marie Fardeaupar François Gaulme

par Robert BonnaudPropos recueillis

par Jean-Pierre Salgaspar Anne Roche

par Zineb Ali-Benalipar' Bernard Cazespar Marie Etienne

par Yves Bénotpar Robert Chaudenson

par Jean Chesneauxpar Georges Boudarel

par Georges Condominaspar Alain Forest

par Jacques Weberpar Hélène Lee

par Jean Chesneauxpar Alban Bensa

Propos recueillispar la Q.L.

par Gilles Lapouge

Crédits photographiques

Couverture D.R.P. 2 D.R.P. 4 D.R.P. 5 D.R.P. 7 D.R.P. 8 D.R.P. 9 « Sur les traces de l'Afrique

Fantôme» par FrançoiseHuguier, Maeght éd.

P. Il « Sur les traces de l'AfriqueFantôme» par FrançoiseHuguier, Maeght éd.

P.12 D.R.P. 13 « Sur les traces de l'Afrique

Fantôme» par FrançoiseHuguier, Maeght éd.

P.15 D.R.P.17 D.R.P.18 D.R.P.19 D.R.P.20 D.R.P.21 D.R.P. 22 Atlas colonial illustré,

LarousseP.23 SeuilP.24 D.R.P.25 D.R.P. 27 Atlas colonial illustré,

LarousseP.29 D.R.P. 30 Atlas colonial illustré,

LarousseP.31 D.R.P. 33 Atlas colonial illustré,

LarousseP.34 D.R.P. 35 Atlas colonial illustré,

LarousseP.36 D.R.P. 37 La Manufacture

Direction: Maurice Nadeau.Comité de rédaction: André-Marcel d'Ans, Louis Arénilla, Françoise Asso, Alexis Berelowitch, Robert Bonnaud, Nicole Casa-nova, Bernard Cazes, Jean Chesneaux, Xavier Delcourt, Christian Descamps, Marie Etienne, Serge Fauchereau, Lucette Finas,Roger Gentis, Jean-Paul Goux, Jean Lacoste, Gilles Lapouge, Francine de MlU'tinoir, Gérard Noiret, Pierre Pachet, EvelynePieiller, Jean Saavedra, Agnès Vaquin, Gilbert Walusinski, Michel Wieviorka.Arts: Georges Raillard, Gilbert Lascault, Marc Le Bot. Théâtre: Monique Le Roux. Cinéma: Louis Seguin.Musique: Claude Glayman. Danse: Julia Tardy-Marcus.Secrétaire de la rédaction, documentation, bibliographie: Anne Sarraute.Courriériste littéraire: Jean-Pierre Salgas.Publiciié : General medias, Sophie Gaisseau, 40-28-48-48.Rédaction, administration: 43, rue du Temple - 75004 Paris - Tél. : 48-87-48-58. FAX. : 48-87-13-01.Abonnement: Un an - 395 F - vingt-trois numéros.

Six mois - 210 F - douze numéros.Etranger:Un an - 520 F - par avion 700 F.Six mois - 300 F - par avion 390 F.

Prix du numéro au Canada: $ 4,15.Pour tout changement d'adresse: envoyer 3 timbres à 1 F avec la dernière bande reçue.Pour l'étranger: envoyer 3 coupons-réponses internationaux.Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal: CCP Paris 15-551-53.Publié avec le concours du Centre National des Lettres.

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LA FIN DE L'EMPIRE

Claude Wauthier

De « l'Empire» aux « confettis»Quand les 13, 14 et 15 août 1963, des syndicalistes en

grève et des militants de gauche renversent au Congo leprésident-abbé Fulbert Youlou, aussi célèbre par ses souta-nes de soie rose que par ses frasques sentimentales, le nou-veau régime (marxisant) décide d'appeler ces journées révo-lutionnaires « les trois Glorieuses », en souvenir de celles qui,à Paris, en 1830, avaient mis fin à la Restauration. Au Niger,les adversaires du président Hamani Diori, renversé par uncoup d'Etat en avaient surnommé « l'Autrichienne »,en souvenir de Marie-Antoinette, sa femme haïe pour sonaffairisme et assassinée durant l'émeute.

L'empire colonial français en 1940

Ainsi l'enseignement de l'histoire dela métropole dans les colonies françai-ses, auquel on reprochait avec virulenced'avoir voulu inculquer aux négrillonsadmis à l'école des contre-vérités alié-nantes, comme la phrase-clé des ma-nuels d'Ernest Lavisse: « nos ancêtresles Gaulois », a-t-il porté des fruits inat-tendus.Au-delà de l'anecdote, « les trois

Glorieuses» du Congo et « l'Autri-chienne» du Niger attestent de larobustesse des liens culturels tissés parla colonisation française en Afrique,dont d'abord bien sûr ceux de la lan-

gue, qui font qu'aujourd'hui l'Afriquenoire est le principal bastion - théori-quement du moins - de la francopho-nie. Les rapports diplomatiques et él>o-nomiques entre l'ex-métropole et sesanciennes colonies ne sont pas moinsétroits.En 1945, à l'issue de la Seconde

Guerre mondiale, la France libre avaitrecouvré la presque totalité de ses pos-sessions d'Outre-mer. Ce qu'on appe-lait en 1939 « l'Empire français» -encore qu'on fût en République -s'étalait sur les cinq continents : Algé-rie, Maroc, Tunisie, Liban, Syrie, Mri-

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LA FIN DE L'EMPIREques Occidentale et Equatoriale Fran-çaises (1), Togo, Cameroun, Djibouti,Madagascar, La Réunion, les Como-res, les Antilles, la Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon, les cinq comptoirsfrançais de l'Inde, la Nouvelle Calédo-nie, Wallis et Futuna, les NouvellesHébrides (administrées conjointementavec la Grande-Bretagne), la Polynésiefrançaise, et bien sûr l'Indochine, sansparler de l'îlot désert de Clipperton aularge du Mexique.La France était ainsi redevenue,

après la Grande-Bretagne, la secondepuissance coloniale au monde, mais en1947, Londres amorçait la décolonisa-tion en accordant l'indépendance à sonEmpire des Indes, tandis que les Pays-Bas se retiraient de leurs possessionsextrême-orientales (l'Indonésie).

L'Union Françaiseet la CommunautéDès 1946 pour sa part, la quatrième

République française avait banni de sanouvelle constitution le mot « colonie »et institué l'Union Française: pour lapremière fois, tous' les territoiresd'Outre-mer élisaient députés et séna-teurs au Parlement français (en nom-bre très limité, il est vrai), tandis queles trois colonies d'Indochine. sevoyaient offrir le statut d'Etats « asso-ciés ». Le nouvel édifice n'allait pas tar-der à se fissurer. Le mandat de la SDNque la France exerçait sur le Liban etla Syrie avait pris fin avec la guerre, ladéfaite de Dien-Bien-Phu en 1954

Louis-Jean Calvet

débouchait sur l'Indépendance du Viet-nam, du Cambodge et du Laos, tandisqu'éclatait l'insurrection algérienne. En1956, les deux protectorats du Marocet de la Tunisie, devenaient à leur tourdes Etats souverains.Lorsqu'il revient au pouvoir en 1958,

le général de Gaulle imagine une nou-velle formule institutionnelle qui pré-serve les liens avec les territoires fran-çais d'Afrique noire tout en leuraccordant une large autonomieinterne: c'est la Communauté franco-africaine, dont la France contrôlenotamment les affaires étrangères, ladéfense et la monnaie. La Guinée deSékou Touré refuse d'entrer dans cettecommunauté dès le référendum de1958, et en 1960 à leur tour, les autresEtats d'Afrique noire ainsi que Mada-gascar (tout en signant des accords decoopération avec la France) choisissentl'indépendance. L'Algérie l'obtientaprès huit ans de guerre en 1962, puisles Comores en 1975 (sauf l'île deMayotte), et enfin Djibouti en 1977.Il ne reste plus alors de « l'Empire»

que les « confettis» de ses DOM-TOM, autant d'îles (sauf la Guyane)éparses sur les cinq océans du globe (2).Au risque d'être taxée· de néo-

colonialisme, la France - ne serait--ceque pour des raisons de prestige -n'entend pas laisser tomber en déshé-rence son ancien domaine africain. En1969, avec notamment l'appui de Léo-pold Senghor, elle organise la« francophonie» sous la forme insti-tutionnelle d'une Agence de Coopéra-tion Culturelle et Technique (ACCT)

« des pays entièrement ou partiellementde langue française ». Le Canada (et leQuébec), le Liban et la Belgique entreautres en font partie, mais c'est l'Afri-que qui compte le plus d'Etats-membres, dont le Zaïre (ex-Congobelge). En 1973, le président Pompidouinaugure le premier des « sommets »des chefs d'Etat de France et d'Mrique,qui se tiennent périodiquement depuis(le dernier en date à La Baule en juindernier). Divers pays lusophones etanglophones d'Afrique participent àces sommets, mais ceux d'Mrique fran-cophone - liés par ailleurs monétaire-ment à la France par leur appartenanceà la zone franc - y prédominent. CesEtats dits du « pré--carré » francophonereçoivent la plus grosse part de l'aidefrançaise au Tiers Monde, moyennantquoi les entreprises françaises y ontprospéré (tout au moins jusqu'à unedate récente).

Sport et littératureEt puis, en marge des mécanismes de

la « coopération» inter-étatique, le,sport et la littérature de l'Hexagone se'sont « africanisés». Les meilleursjoueurs de l'équipe dé football duCameroun qui a créé la surprise par sessuccès au «Mondiale» opèrent dansdes clubs français, et chaque équipefrançaise de première division compteen général au moins un Mricain. Et queserait l'athlétisme français sans l'apportdes Antillais, dont l'un d'eux, ancienmédaillé olympique, Roger Bambuck,

5est précisément secrétaire d'Etat auxSports dans le gouvernement Rocard ?Les révolutionnaires africains du

Congo et du Niger connaissaient leurhistoire de France, les footballeurscamerounais « shootent » et « drib-blent » sans doute un peu à la fran-çaise, et entre autres prix littéraires,plusieurs Goncourt et Renaudot sontallés à des Antillais et des Africains (leMalien Yambo Ouologuem,le HaïtienRené Depestre et le Marocain TaharBen Jelloun). A ne pas oublier nonplus, Senghor a revêtu « l'habit vert ».Pas de quoi sans doute bomber le

torse (l'Antillais V.S. Naipaul, l'IndienSalman Rushdie, le Nigérien WoleSoyinka occupent une. place de choixdans la littérature anglo-saxonne post-coloniale), mais assez peut-être pourfaire réfléchir ceux qui rêvent d'expul-ser les travailleurs immigrés. •

1. L'A.O.F. comprenaitla Mauritanie,le Sénégal, le Soudan (devenu leMali), la Guinée, la Haute-Volta(aujourd'hui le Burkina-Faso), leNiger, la Côte d'Ivoire et le Daho-mey (rebaptisé Bénin). L'A.E.F.englobait le Gabon, le Tchad,l'Oubangui-Chari (devenu la Répu-blique Centrafricaine) et le Congo.

2. Selon le titre d'un livre de Jean-.Claude Guillebaud, Les confettisde l'Empire. L'Inde a recouvré lescinq comptoirs français en 1954 etles Nouvelles Hébrides sont deve-nues indépendantes sous le nom deVanuatu en 1980.

La francophonie,ses applications

Le géographe Onésime Reclus n'avait sans doutepas tort lorsqu'il écrivait en 1887 : « L'avenir verraplus de francophones en Afrique et dans l'Amériquedu Nord que dans toute la francophonie d'Europe ».En effet, les citoyens français sontaujourd'hui mino-ritaires dans l'ensemble francophone, la langue fran-çaise ne leur appartient plus.

Et la francophonie pose du même coup de nom-breux problèmes d'ordre sociologique et politique...

Lancée en 1964 par deux chefsd'Etats africains, Léopold Senghor,président du Sénégal, et Habib Bour-guiba, président de Tunisie, l'idée defrancophonie doit être aujourd 'huianalysée à la fois comme un fait socio-linguistique (la langue française est sou-vent en contact, voire en conflit, avecd'autres langues localement plus par-Iées qu'elle mais moins reconnues) etcomme un concept géopolitique. Lafrancophonie, selon le regard que l'onporte sur elle, constitue en effet à la foisun espace monétaire (la zone franc)dans lequel les rapports économiquesavec la France sont privilégiés, unespace politique (l'Organisation Com-mune Africaine et Malgache) et enfinun espace de coopération (l'ACCT) quitous sont traversés par les tensions dudialogue Nord-Sud.En fait, la Situation du français est

quelque peu paradoxélle. Il occupe sans

doute aujourd'hui la dixième placedans la liste des langues les plus parléesdans le monde, après le chinois, l'an-glais, l'espagnol ou le biensûr, mais aussi le bengali, le japonaisou l'arabe. Mais en même temps lefrançais peut être considéré comme ladeuxième langue internationale, aprèsl'anglais et avant l'espagnol si l'on con-sidère le nombre de pays dont elle estla langue officielle (39 pays par exem-ple utilisent le français dans leurs inter-ventions à l'UNESCO) et le rôle qu'elleremplit dans les organisations interna-tionales. Le français est ainsi présent,outre l'Europe, en Afrique (une quin-zaine de pays), dans l'Océan Indien,aux Antilles, en Amérique du Sud(Guyane), en Amérique du Nord(Canada), au Proche Orient (Liban) et,dans une moindre mesure, en Asie(Viêtnam, laos, Cambodge...). On peuten 1990 évaluer le nombre de person-

nes dans le monde qui l'utilisent quo-tidiennement, à 110 ou 120 millions,mais ces personnes, si elles sont « fran-cophones », peuvent cependant avoirpour première langue le wolof, lecréole, le bambara, la lingala, le bas-que, le flamand, la hausa, etc. C'est-à-dire que dans une grande partie del'espace francophone, la langue offi-cielle, langue de gestion de l'Etat, lan-gue de l'école, de l'administration, del'insertion sociale, n'est pas la languematernelle des citoyens, ce qui pose àla fois un problème de démocratie etd'identité culturelle.

Ainsi, vu de la France, l'avenir dufrançais se joue en Afrique, seul conti-nent où le nombre de ses locuteurspourrait augmenter de façon significa-tive (on évalue aujourd'hui à 10 070 lenombre de francophones dans les paysafricains dits « francophones»).Comme d'autres langues européennes(le portugais, l'espagnol, l'anglais) lefrançais doit en effet son importanceeuropéenne et mondiale à son ancienempire colonial et à ses zones d'in-fluence économique, il suffit pour s'enconvaincre de considérer le cas de l'al-lemand,langue la plus parlée dans l'Eu-rope des douze et qui pourtant n'a pasla diffusion internationale des quatresusdites.Si la survie internationale du français

se joue en Afrique, le problème del'Afrique est différent. Quel rôle peutjouer le français dans son développe-ment, dans son avenir? La scolarisa-tion est bien souvent en Afrique un

échec coûteux, et au centre de cet échecse trouve le problème de la langue :faut-il par exemple continuer de scola-riser les élèves en français, ou bien com-mencer par une langue africaine? C'estpourquoi les textes adoptés par le som-met des chefs d'Etats francophones,réuni en mai 1989 à Dakar, pourraientbien ouvrir une nouvelle voie. On y litque la francophonie est « globale »,« plurielle» ; qu'il conviendrait d'yaménager le plurilinguisme, de penserla politique linguistique en termes dedéveloppement, bref on y trouve undiscours bien différent de celui qui a ététenu jusqu'ici et qui mettait surtoutl'accent sur la primauté du français ...

Léopold Sedar Senghor

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6Reste, bien sûr, à passer aux actes,

à faire entrer ce discours' nouveaU dansdes opérations concrètes de coopéra-tion. Mais, pour coopérer, il faut êtreau moins deux, et c'est là que com-mence le problème. Les dix pour centd'Mricains « francophones» qui par-lent français ne sont pas, on l'auradeviné, des paysans, des pêcheurs, deschômeurs, ils sont dans la mouvance dupouvoir ou au pouvoir, et ils y sont enpartie grâce au français qui, plusqu'une langue, est là-bas une clé socialeouvrantJes portes de la réussite et dupouvoir.

Si l'on exclut le cas de la Guinée àl'époque de Sékou Touré, les politiques .linguistiques des états africains n'ontpas mis en cause le statut du français,qui est le meilleur atout des élites pour

défendre leurs privilèges : dans beau-coup de pays africains on utilise lemême mot (toubab au Sénégal, auMali, en Côte d'Ivoire, nasara auNiger, etc.) pour désigner les Européenset les Mricains occidentalisés, porteursde cravate et de carnet de chèques... Etil y a, dans cette anecdote lexiëale plusque la manifestation de l'humourpopulaire : une véritable analyse socio-logique. L'après-Dakar implique juste-ment que l'on puisse agir sur la situa-tion sociologique. Les événementsrécents, à l'est comme au sud, font quel'on parle beaucoup aujourd'hui dedémocratisation, et le terme est le plussouvent compris en son sens strictementpolitique: pluripartisme, électionslibres... Mais tant que l'on n'aura pascompris les liens étroits qui unissentfaits culturels et linguistiques d'une

part, démocratie et développementd'autre part, rien de fondamental nepourra sur ce plan être changé. C'estcela i'enjèu, cela le pari de l'après-Dakar. Il faudra beaucoup d'imagina-tion et d'opiniâtreté pour y parvenir.Il faudra aussi que Français et Québé-cois décident de mettre fin à la gué-guerre qu'ils entretiennent de façon·sourde depuis des se battantpour apparaître comme les légitimespropriétaires d'une langue qu'ils par-tagent en fait avec plus nombreuxqu'eux. Il faudra enfin faire admettreà nos partenaires africains que si ladémocratie implique que l'on donne aupeuple le droit à la parole, elle impli-que peut-être aussi que l'on donne lemême droit aux langues du peuple.

Vaste programme, certes. Et pro-

L'AFRIQUE NOIREgramme difficile car, si la communica-tion africaine s'est construite, commeun homéostat, dans un va-et-vient entreles nombreuses langues grégaires (lan-gues de la familie, du village) et les lan-gues véhiculaires qui unifient dès à pré-sent certaines régions du continent, iln'en demeure pas moins que le françaisest aussi une langue africaine, qu'il aun rôle à jouer dans ce continent. Cerôle, qui consiste aujourd'hui à confor-ter le pouvoir des élites, pouvons-nousfaire qu'il consiste demain à cimenterla liberté et la démocratie? C'est là toutl'enjeu de l'après-Dakar. •

Louis-Jan Calvet. s6mlologue et lin-guiste. auteur de nombreux ouvrageasur la langue. la soclét6. la chanson.publie en septembre une biographie deRoland Barthes chez Rammarlon.

L'AFRIQUE NOIRE

Jean-Loup Amselle

Un continent corrompu ?Corruption, clientélisme, népotisme, prévarication...

Trente i;iDS après les indépendances, ces termes font écho àceux de fàillite, de catastrophe et de banqueroute, plaies qui,selon les médias, affecteraient l'Afrique Noire dans sonensemble. Cette vision de l'Afrique Noire comme continentcorrompu n'est-elle pas une nouvelle mouture de l'idée selonlaquelle cette région de la planète serait la terre d'élection dessociétés primitives, des sociétés sans écriture et des sociétéssans Etat? . .

Le thème de l'Afrique commeceau de la corruption est relativementnouveau dans la littérature. Comme lemontre Hamadou Hampate Bâ dansl'Etrange destin de Wangrin. dans lescolonies françaises, même si la corrup-tion était répandue, l'Etat colonial étaitofficiellement un Etat de droit et fonc-tionnait selon des règles analogues àcelles de l'Etat métropolitain. Ce n'estque très récemment que la problémati-que de la corruption a fait son appari-tion à propos de l'Afrique, de l'Asie etdu Tiers Monde en général. GunnarMyrdal, l'économiste suédois bienconnu, a été l'un 4es premiers à mettreen évidence l'étendue de la corruptiondans les pays du Tiers Monde nouvel-lement indépendants et a forgé, dans cebut, la notion d'« Etat mou ». Selonlui, dans les pays dits sous-développés,la circulation du capital, du travail etdes marchançiises n'est pas régie selonle principe du marché mais relèved'opérateurs économiques qui con-voient ces biens de façon discrétion-naire et privée.A la suite de G. Myrdal, toute une

série de politologues ont appliqué cettenotion d'« Etat mou» à l'Mrique. En

fait la plupart des études menées danscette perspective reprennent les vieillesdistinctions de la sociologie et de l'an-thropologie, c'est-à-dire celles opposantle « statut» au « contrab>, la « commu-nauté » à la « société », le « patrimo-nialisme» à 1'« Etat bureaucratiquerationnel» (M. Weber). Dans cetteoptique, la corruption, le népotisme etle clientélisme africains résulteraient dela confusion entre le bien.public et lebien privé et feraient de l'Etat africaincontemporain un Etat « néo-patrimonial ».A la différence de 1'« Etat pré-

colonial» au sein duquel il n'existe pasde corruption puisqu'il n'y a pas de dis-tinction entre le bien public et la for-tune privée du souverain, l'Etat « néo-patrimonial», lui, est un Etat cor-rompu puisque l'imposition du modèleoccidental de l'Etat (constitution,ministères, fonctionnaires, etc.) entreen contradiction avec les pratiques deprédation et de redistribution héritéesde la période précoloniale. Pour pren-dre un exemple précis, si l'Etat ivoirienapparaît comme un Etat corrompu,c'est parce que les « investissementsreligieux» effectués par F. Houphouët

Boigny dans la basilique de Yamous-soukro contredisent d'une certainefa'Çon la façade moderne et libérale del'Etat ivoirien. Mais ce qui est, à nosyeux, une transgression évidente de laséparation entre le bien public et le bienprivé n'est pas perçu comme telle parles Mricains. Ce qui est grave en Mri-que, ce n'est pas de voler l'Etat, c'estde ne pas redistribuer. Au Mali, parexemple, occuper une position de pre-mier plan dans l'appareild'Etat et nepas en faire profiter ses parents, sesamis, les gens de sa région d'origine estassimilé, au mieux, à un comportementde Toubab (Européen), au pire entraînetoutes sortes de malédictions et exposedonc celui qui en est l'objet aux agres-sions en sorcellerie. Dans des sociétésoù la pression sur l'individu est extrê-mement forte, il est quasiment impos-sible de se soustraire aux obligations deredistribution, d'aide à la famille et desacrifices aux Dieux.

Ce qui est en cause

De ce point de vue, les manifesta-tions et les soulèvements qui ont lieu enAfrique francophone trente ans aprèsles Indépendances, ne semblent pasremettre en cause ce modèle de préda-tion et de redistribution hérité de lapériode précoloniale. Ce qui est encause, actuellement, tant en Afriquefrancophone qu'anglophone, c'estmoins la nature de la circulation desproduits que l'insuffisance de la pro-duction.L'essor de certaines économies afri-

caines depuis les années 1960 - le« miracle ivoirien » notamment - amasqué le fait que cette croissance s'esteffectuée essentiellement dans ledomaine agricole (café, cacao, bois,canne à sucre, etc.). Or les cours de cesproduits de base même s'ils ont été auplus haut pendant plusieurs années,n'ont cessé de chuter depuis quelquetemps. période des vachesgrasses, les Etats les mieux nantis (Côted'Ivoire, Cameroun, Gabon) n'en ontpas profité pour tenter de diversifierleurs économies et investir dans le sec-teur industriel. Si cela avait été le· cas,ces pays auraient pu faire jeu égal avecles quatre « dragons » d'Asie du Sud-Est (Taïwan, Singapour, Corée du Sud,Indonésie).Au Fonds Monétaire International et

à la Banque Mondiale, on fait mine.aujourd'hui de découvrir que l'Mriqueest en proie à la corruption et au népo-tisme. En fait, il y a belle lurette quetout le monde sait que la fortune deMobutu en Suisse est égale à la detteextérieure du zaïre. Si les institutionsinternationales et les grandes puissan-ces comme la France mettent actuelle-ment l'accent sur les turpitudes despays africains, c'est qu'elles ont décidédepuis peu de lâcher leurs ex-<:olonies.Il y a longtemps comme l'a montré J.Marseille (l) que l'Afrique ne rapporte.plus rien à la France. Le maintien del'aide tient essentiellement à des raisonsd'ordre politique: c'est la francopho-nie qui permet à la France de disposerd'une vingtaine de voix à l'ONU etd'apparaître ainsi comme une grandepuissance de deuxième ordre.Sur le plan économique, l'existence

d'une chasse gardée en Mrique a per-

Page 7: Quinzaine littéraire, 560, été 1990, Que sont « nos » ex-colonies devenues ?

L'AFRIQUE NOIREmis que pendant longtemps une partiede l'économie française soit maintenueen état d'arriération. Les entreprisestrop faibles pour s'exposer à la concur-rence internationale trouvaient en Afri-que un exutoire leur permettant d'écou-ler des produits trop chers ou de qua-lité inférieure. De façon générale,l'Afrique et en particulier l'Afriquefrancophone n'a jamais représenté unpôle d'attraction pour les investisseursétrangers et en particulier pour les mul-tinationales. Cette situation a elle-même plusieurs origines. En premierlieu, il faut mentionner la démographie.Que représentent les 7 millions deMaliens ou de Sénégalais face aux 100millions de Nigerians? Les codes d'in-vestissements, la perméabilité des fron-tières, le bas niveau de vie de la plusgrande partie de la population et lacherté de l'énergie sont également deséléments qui dissuadent les investisseurs

d'intervenir, mais le facteur qui cons-titue à lui seul le principal repoussoir,c'est le coût de la force de travail. Ala différence des pays d'Asie du Sud-Est et de l'île Maurice par exemple, lecoût du travail dans les pays d'Afriquefrancophone est extrêmement élevé etceci en raison du pacte politique etsocial qui prévaut en ville, en particu-lier dans le secteur formel. Ce pactesocial remonte à la période coloniale :il est une des conséquences de la politi-que de bien-être qui a été mise en placedans toutes les colonies françaises aprèsla seconde guerre mondiale.

A cette époque, le travail forcé a étésupprimé et les principales conquêtesdu monde du travail en métropole ontété transférées outre-mer (salaire mini-mum, sécurité sociale, etc.). Les régi-mes issus des indépendances n'ont pastouché à ces acquis : ils se sont conten-

tés de reconduire la politique du « wel-fare » mi,se en place par la France. Lastabilité politique des ex-eolonies fran-çaises a en effet toujours rePosé sur unealliance entre les différentes couchesurbaines. C'est par l'accumulation opé-rée aux dépens des paysans et par laredistribution aux habitants des villesque la paix sociale a pu être maintenue,mais la baisse du çours des produits debase ainsi que l'incapacité des régimesafricains à promouvoir un développe-ment industriel remet en cause, àl'heure actuelle, le pacte social urbain.Sous la pression du FMI et de la Ban-que Mondiale, les dirigeants africainssont un peu partout contraints de« dégraisser» les effectifs de la fonc-tion publique et de réduire les salairesdans le secteur formel. Plus que touteautre raison c'est ce qui motive les mou-vements de mécontentement qui se fontjour çà et là.

7

La corruption, la prévarication et lenépotisme ne sont donc pas à l'originedes secoUSSeS qui ébranlent .les unsaprès les autres les pays africains d'ex-pression française. En fait le modèle deprédation et de redistribution reste tou-jours en vigueur et il le restera tant queles structures de base de la paysanne-rie continueront de reposer sur laparenté et sur les relations aînés-eadets.C'est la « conjoncture », c'est-à-direl'austérité qui porte atteinte au bonfonctionnement du principe de préda-tion et de redistribution, ce n'est pas lemodèle lui-même qui est en cause.•

1. J. Marseille, Empire colônial etcapitalisme français, Paris, AlbinMichel, 1984.

Jean-Loup Amselle est maTtre de con-férences è "EHESS. Dernier livre paruLoglquflS mtltlssflS, Pavot 1990.

Entretien avec Jean-François Bayart

La montée de la contestationen AfriqueYann Mens. - Les régimes qui sontcontestés aujourd'hui en Afrique,comme celui d'Houphouët-Boignyen Côte d'Ivoire ou de Bongo auGabon, SOllt longtemps apparuscomme les valeurs sûres du conti-nent. Pourquoi sont-ifs aujourd'huisur la sel/ette ?

Jean-François Bayart : D'autres régi-mes africains sont également menacéspar la montée de la contestation et SUT-tout par la lutte des factions qui gravi-tent autour du pouvoir. Je pensenotamment aux régimes camerounais,centrafricain, nigérien, togolais ... Sil'on s'en tient au pré carré français, laprolifération de la contestation meparaît assez vraisemblable. Trois effetscontribuent à cette extension. Toutd'abord, l'effet Ceaucescu, c'est-à-direla chute en direct d'un dictateur à l'is-sue d'une manifestation de soutien àson régime. Celle-ci était d'ailleurs toutà fait compréhensible pour les Mricainspuisque c'était le type même de mani-festations auxquels ils sont conviésdepuis les indépendances. Comme lesdictatures africaines, la dictature rou-maine était un pouvoir patrimonial, oùla famille du tyran avait des prérogati-ves exorbitantes.

Le second effet, c'est l'effet Man-dela, qui disqualifie les régimes répres-sifs. C'est en effet le régime d'apartheidqui libère le chef de l'opposition etnégocie avec lui ! Par ailleurs, il est plusvalorisant pour un Africain de s'iden-tifier à un grand monsieur comme N.Mandela qu'à des présidents commeBongo ou Eyadema. Le dernier effet,qui intervient d'une manière presqueperverse, c'est l'effet Mitterrand. Il fautse souvenir, en effet, qu'en mai 1981,les quartiers des grandes villes d'Afri-que francophone ont dansé pour fêterla victoire de la gauche. Toute l'espé-'rance démocratique qu'incarnait le can-didat Mitterrand s'est· évidemmenttrouvé frustrée par la pratique gouver-nementale qui a suivi, mais l'effet Mit-terrand avait quand même contribué àla cristallisation de la revendicationdémocratique, par exemple au Gabon.

Y. M. - Cette revendication a toutde même émergé d'abord dans lespays les moins pauvres d'Afrique.

Le continent africain

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OU SUD

Page 8: Quinzaine littéraire, 560, été 1990, Que sont « nos » ex-colonies devenues ?

8J.-F. B. - Je crois que cela s'expliquepar des raisons contingentes et spécifi-ques à chaque situation. Au Gabon, ily a un enchaînement entre une tenta-tive de coup d'Etat qui relevait stricte-ment de la lutte factionnelle, la contes-tation de Bongo sur une thématiquenationale (il a épousé récemment la filledu président congolais) et une contes-tation plus générale en terme de justicesociale et de démocratisation. En Côted'Ivoire, l'approche de la successiond 'Houphouët joue un rôle essentiel. Al'exception de celle du 28 février, tou-tes les manifestations sont très vraisem-blablement liées au jeu factionnel desbarons du régime. On est ici plus prèsdu scénario de Bucarest que de celui deLeipzig ou de Prague. Bien que les scé-narios soient donc très différents, laCôte d'Ivoire et le Gabon ont en com-mun d'être des pays à revenu intermé-diaire, où les déséquilibres financiers etbudgétaires sont considérables. L'am-pleur de la dette a suscité l'ampleur desprogrammes d'ajustement structurel,qui ont eux-mêmes suscité l'ampleurdes revendications sociales.

Y. M. - L'instauration du multipar-tisme ne risque-t-elle pas de favori-ser l'éclosion de partis à base tri-baIe?

J.-F. B. - Ce que l'on nomme defaçon très simplificatrice le parti tribalest en réalité une articulation entre leslogiques du terroir et l'accès à une con-ception universelle de la modernité poli-tique. A ce titre, il mérite un éloge. Jecrois que c'est à travers des phénomè-nes politiques de terroir que l'on assis-tera à 'une invention démocratique enAfrique. Dans le cas de l'Inde, des

Emmanuel Terray

anthropologues comme Louis Dumontou Henri Stern ont montré qu'il n'y apas de contradiction absolue, mais aucontraire des affinités au sens wébériendu terme entre la représentation de lacaste et la pratique libérale de la démo-cratie. Les Européens admirent volon-tiers la façon dont les Africains impri-ment aux instruments occidentaux lesrythmiques de leur terroir pour fabri-quer une musique originale. Je croisque de la même façon, dans le domainepolitique, les Africains impriment desrythmiques autochtones à des institu-tions de facture occidentale. Ils l'ontfait jusqu'à présent dans un s.ens auto-ritaire. Peut-être le feront-ils demaindans un sens démocratique.

Y. M. - Cette invention du politi-que en Afrique est-elle le fait de nou-velles générations de dirigeantscomme Sankara au Burkina Faso oude Nicéphore Soglo, le nouveau Pre-mier ministr.e béninois ?

J. -F. B. - Il y a en Afrique de nouvel-les générations tout court. Plus de lamoitié de la population de ce continenta moins de vingt ans. Sankara et Soglorecourent tous deux à des répertoirespolitiques importés, mais très diffé-rents. Sankara, c'était la thématiquerévolutionnaire. Soglo, c'est la théma-tique économiciste du Fonds MonétaireInternational et de la Banque Mon-diale. Mais il est possible que sur le ver-sant autochtone de l'hybridation poli-tique, ils représentent tous deux la pré-tention de la jeunesse à accéder à l'exer-cice du pouvoir, ou tout au moins à laparole politique. Sankara incarnaitbien plus une tentative de révolution dela jeunesse qu'une tentative de révolu-

tion marxiste-léniniste. Ce qui frappeégalement chez lui, c'est le grand talentavec lequel il a mis la thématique de lalutte contre la corruption au service...de ses propres intérêts d'entrepreneurpolitique ! Son audience continentale aété réelle; c'est elle qui doit retenir l'at-tention. Quant à Soglo, je souhaite quece ne soit pas l'archétype de ce qu'onappelle l'arrivée au pouvoir des tech-nocrates. Dans ce domaine, l'Afriquea déjà donné. Abdou Diouf au Séné-gal, Paul·Biya au Cameroun sont arri-vés au popvoir sur ce registre et ont vitesombré dans les délices de l'Etat rhi-zome.

Y. M. - Que signifie ce concept quevous employez dans L'Etat en Afri-que, votre dernier livre ?

J.-F. B. - En reprenant l'expressionde Gilles Deleuze, j'essaie de suggérerque l'Etat de facture occidentale s'estenraciné dans l'historicité des sociétésafricaines moins sous la forme d'unchêne majestueux que comme un rhi-zome. Contrairement aux idées reçues,ce qui frappe, c'est l'interpénétration,via de nombreux réseaux, de la sociétécivile et de l'Etat, et non pas la sépara-tion entre les deux sphères. La régula-tion de ces réseaux se fait à travers lalutte des factions à lliquelle j 'ai déjà faitallusion. L'interpénétration s'effectuepar le biais de milliers de micro-procédures, celles-là même qu'ontessayé d'analyser dans d'autres contex-tes des auteurs comme G. Deleuze, M.Foucault ou M. de Certeau. En Afri-que, cela passe aussi bien par les réu-nions interminables sous les vérandasque par les funérailles ou encore par les

L'AFRIQUE NOIREdiscussions dans les chantiers, les cir-cuits, les maquis, toutes expressions quidésignent les débits de boisson et les res-taurants populaires. C'est égalementl'une des fonctions que remplissent lesmaîtresses, appelées « deuxièmebureau» dans certains pays d'Afrique.De cette façon, l'Etat fonctionnecomme un rhizome et j'ai été frappé enlisant l'Etat de Barbarie de constaterque Michel Seurat conceptualise de lamême manière l'Etat syrien. Descepts occidentaux sont donc parfaite-ment applicables aux sociétés africai-nes. L'important me paraît résider danscet aller et retour entre l'observation deterrain et l 'effort de conceptualisationque j'ai essayé de faire dans mon der-nier livre. En reprenant la formule dudétour de Georges Balandier, j'ajoute-rai que si l'on peut interpréter les socié-tés africaines à l'aide de nos concepts,l'inverse est également enrichissant.

Propos recueillispar Yann Mens

Jean-François Bayart est chercheurau CERI (Centre d'Etudes et deRecherches Internationales de la Fon-dation Nationale des Sciences Politi-ques). Au fil de ses différents ouvrages,l'Etat au Cameroun (Presses de laFNSP 1979), la Politique africaine deFrançois Mitterrand (Karthala i984) etsurtout l'Etat en Afrique (Fayard1989), il contribue à un renouvellementprofond de l'analyse du politique ausud du Sahara. Jean-François Bayartest également co-fondateur de la revuePolitique Africaine.

L'avant-dernier stalinien

La cathédrale de Brazzaville, Rép. pop. Congo (Atlas colonial illustré,Larousse 1905)

Selon toute probabilité, le vieux sage de Yamoussoukrova rater sa sortie. Certes, le pape Jean Paul II vient d'accé-der à l'un de ses plus ardents désirs en acceptant d'inaugureren personne la basilique de Yamoussoukro, mais ce « coupde main » de la dernière minute ne changera pas grand chose :le règne se terminera, non pas par l'apothéose du monarque,mais dans le déchaînement des querelles et des intrigues entredes prétendants aussi anxieux qu'impatients.

Il est encore trop tôt pour dresser lebilan d'une action et d'une œuvre quise sont étendues sur près d'un demi-siècle, mais on peut d'ores et déjà met-tre l'accent sur certains aspects du per-sonnage que les biographes ont parfoistendance à sous-estimer. On a ample-ment insisté sur les traits qui fontd'HouI'houët un « souverain» à lamode traditionnelle : son goût pour lefaste et l'ostentation, son allergie à laprocédure du vote et sa préférence pourle palabre, son sens du respect dû àl'âge et aux anciens, l'importance qu'ilaccorde aux cadeaux, donnés et reçus,la difficulté qu'il éprouve à faire le par-tage entre sa fortune personnelle et les'deniers publics, enfin, sa convictionbien établie et jamais démentie selonlaquelle « le fétiche, c'est le fond duproblème ».On souligne moins d'ordinaire à quel

point Houphouët a été marqué par lemodèle stalinien, et par la conceptionstalinienne de la vie politique. Il fautrappeler ici que, pendant les premièresannées de sa carrière politique, de 1946à 1950, Houphouët a été entouré, con-seillé, assisté, formé par une escouadede militants communistes : Léon Feix,responsable de la « section coloniale»au Comité central, Raymond Barbé,Marcel Dufriche, en charge des affai-res syndicales, les sénateurs Franceschi

et Odru. Le PCF est alors à l'apogéede sa période stalinienne, et les militantscités, en particulier les deux premiers,sont connus pour leur adhésion sansdéfaillance à l'orthodoxie, leurs adver-saires diront: pour leur sectarisme. Ilsfont l'éducation politique d'Hou-phouët, et cette éducation le marque defaçon durable : son empreinte se mani-festera bien après que les liens initiauxentre le PCF et le PDCI auront été rom-pus.De cette empreinte, on peut relever

trois indices : contrairement à une idéetrop souvent reçue, le Parti unique n'estpas un trait permanent de l'histoireivoirienne. Entre 1945 et 1957, la Côted'Ivoire a connu le multipartisme. Cer-tes, il faut tenir compte des circonstan-ces particulières de l'époque: entre1946 et 1951, le Parti progressiste, l'En-tente des Indépendants, le Bloc Démo-cratique, la SFIO bénéficient du sou-tien actif de l'administration, face à unPOC allié aux communistes. On ne sau-rait pour autant les regarder comme desorganisations entièrement et exclusive-ment « fantoches ». En octobre 1950,le RDA et le POCI mettent fin aux rela-tions privilégiées qu'ils entretenaientjusqu'alors avec le PCF ; à l'Assembléenationale les députés RDA se désappa-rentent du groupe communiste. MaisHouphouët n'en poursuivra pas moins

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L'AFRIQUE NOIREavec ténacité la réalisation de son objec-tif initial: la disparition des partis con-currents, et l'avènement du parti uni-que. Tous les moyens seront utiliséspour atteindre ce but ; des pressionsplus ou moins discrètes.à la corruptionplus ou moins ouverte. Très vite, laréussite sera totale certains partis serontabsorbés, d'autres se dissoudrontd'eux-mêmes. Aux élections du 31 mars1957, le PDCI obtiendra tous les sièges.A cette date, cependant, le Parti Uni-

llue n'est encore qu'un fait. pn juillet1958 se tient à Cotonou le congrès cons-titutif du Parti du Rassemblement afri-cain, et une section de celui-Ci se formeen Côte d'Ivoire; quand s'ouvre lacampagne en vue du référendum du 28-septembre 1958, cette section se pro-nonce pour le Non, donc pour l'indé-pendance immédiate: aussitôt, elle sevoit interdire toute activité publique, aumotif que son existence n'a pas été offi-ciellement enregistrée, et ses dirigeantssont contraints à l'exil. Entre 1959 et1962, le PDCI va parfaire son triom-phe en domesticant l'ensemble desorganisations syndicales existant dans

Claude Joy

le pays. Là encore, Houphouët conju-guera très habilement la répression bru-tale et la corruption sous toutes ses for-mes. En 1962, l'UGTAN et la Confé-dération Africaine des TravailleursCroyants cèderont la place à l'UGTCI(Union Générale des Travailleurs deCôte d'Ivoire) qui proclamera dès sanaissance « son indéfectible attache-ment au PDCI », donc son statut de« courroie de transmission ». Le mou-vement étudiant résistera un peu pluslongtemps, mais au début de 1965, ils'incline à son tour: à cette date, iln'existe plus en Côte d'Ivoire d'orga-nisation indépendante du Parti.La marque stalinienne se manifeste

dans un second domaine : la manièredont Houphouët procède à l'élimina-tion de ses adversaires politiques. Il fautrevenir ici aux célèbres complots del'année 1963, celui de janvier et celuid'août, et les comparer aux procès deMoscou de 1936, 1937 et 1938, ainsiqu'aux Rajsk, Kostov et Slansky desannées de l'après-guerre; les similitu-des sont nombreuses: accusationsfabriquées de toutes pièces ; accusés

contraints aux aveux; désignation,pour juger les inculpés du premier pro-cès, de J.B. Mockey, dont on a déjàdécidé de faire le principal accusé dusecond procès. Bien entendu, entre lesprocès staliniens et ceux d'Houphouëtune différence majeure : les seconds nes'achèvent pas par des exécutions capi-tales ; dans son livre de 1982, JacquesHaulin a bien montré comment la mortsuspecte d'Ernest Boka, et la tempêtede protestations qu'elle a soulevée enCôte d'Ivoire et à l'extérieur, ont trèsprobablement sauvé les dix neuf con-damnés à mort des deux procès. Il resteque, sur le plan de la technique politi-que, on ne peut qu'être frappé par laressemblance des procédés.Un dernier trait de la politique ivoi-

rienne appartient à l'héritage stalinien:le culte parfois délirant qui s'est.orga-nisé autour de la personnalité d'Hou-phouët.· Je ne rappellerai que pourmémoire les épithètes qui ont longue-ment accompagné la mention de son.nom: « guide éclairé », « Pèrè de laNation », etc. Plus significatives sontla création d'une Fondation explicite-

9.ment destinée à « populariser la pen-sée de Félix Houphouët Boigny», et larédaction subventionnée de plusieursbiographies hagiographiques, dont laplus courtisane est l'œuvre d'un Fran-çais, le gouverneur Siriex. Jacques Hau-lin donne quelques exemples savoureuxdes maquillages grossiers auxquels selivre cet auteur, dans la plus pure tra-dition de l'historiographie stalinienne.Assurément l'influence stalinienne

s'est exercée, non pas sur les orienta-tions politiques adoptées, mais sur lestechniques utilisées dans la conquête etdans la conservation du pouvoir. Ellen'en a pas moins profondément mar-qué la vie nationale. Même s'jl est peuprobable que son rôle soit jamais offi-ciellement reconnu, le « petit père despeuples » doit à coup sûr être comptéparmi les Pères Fondateurs de la Côted'Ivoire d'aujourd'hui. •Emmanuel Terray est directeur d'étudesâ l'EHESS. Dernier livre paru /a Politiquedans /a caverne. Seuil, 1990.

Le Béninquartier Latin de l'Afrique

Le Bénin, quartier Latin de l'Afrique, selon la formuled'heureuse d'E. Mounier, vient de réaliser sa deuxième Révo-lution des Intellectuels.

Le renversement du régime par lesmilitaires en 1972 avait été initié par les« professeurs» qui proposaient unnouveau projet de société, l'étatmarxiste-léniniste. Après une série decoups d'état, la stabilité politique étaitassurée. Le régime luttait contre la cor-ruption, et créait les conditions d'unboom économique. Le budget, quiavait été en déficit depuis le temps dela colonisation, était à présent en équi-libre. La balance des paiements, de touttemps déficitaire, devenait excéden-taire. De nouvelles industries étaientcréées, la marche vers le progrès étaitune réalité. La population adhérait à cenouveau cours.

En fait, cette forte croissance n'étaitpas due à un développement endogène,basé sur une accumulation intérieure,mais était tirée par la croissance de sonriche voisin le Nigéria. La fin de laguerre du Biafra, de nouvelles décou-vertes pétrolières, ·la forte hausse duprix du baril de pétrole ont amené leNigéria à se lancer dans un vaste pro-gramme de reconstruction et de déve-loppèment. Le port de Lagos, d'unecapacité limitée, ne pouvait accueillirtous les bateaux qui venaient apporterles biens d'équipement et de consom-mation achetés grâce à l'argent dupétrole. Ils empruntaient donc le portde Cotonou, qui devient ainsi le pôlede l'activité économique du pays, redis-tribuant des revenus à partir des acti-vités de transit. A cela s'ajoutaientdes facilités offertes par le système ban-caire béninois, intégré dans la zonefranc, Qui pouvait servir de refuge auxcapitaux nigérians exportés illégale-ment. L'argent appelant l'argent, lescapitaux flottants furent attirés par leboom et l'on vit fleurir de grands pro-jets d'industrialisation. Une cimenterie,qui devait à la fois approvisionner lemarché du Bénin et exporter la majeure

partie de sa production au Nigéria, unesucrerie pour approvisionner le marchénigérian, des usines d'engrais, desinvestissements importants dans larecherche pétrolière, etc.Et lorsque la crise a éclaté au Nigé-

ria en 1981, du fait de la baisse du prixdu pétrole, entraînant tout à la fois unechute des recettes de l'Etat, une baissede l'activité économique et une baissedes revenus, il s'en est suivi une dimi-nution des importations. Le port de

Le musée de Porto Novo

Lagos reconstruit entre temps, pouvaitassurer à lui seul le trafic maritime dupays. Le Bénin est alors entraîné à sontour dans la crise.

Dès 1983, le déficit budgétaire secreuse, par suite de la diminution desrentrées fiscales et de la charge du rem-boursement des prêts contractés pen-dant la période précédente, pour desindustries, mal conçues, qui tournentà un dixième de leur capacité et engen-drent des déficits d'exploitation.

Le président Kerekou fait alors appelau FMI pour renflou'er les caisses del'Etat mais celui-ci exige avant touteintervention que l'Etat béninois aban-donne son orientation socialiste et s'ou-vre au libéralisme. Les négociations

sont alors rompues et le Bénin s'en-fonce dans le marasme économique etfinancier. La classe dirigeante se pré-cipite dans la fuite en avant, en finan-çant sa consommation grâce au crédit.En 1988, le système bancaire en failliteaccuse un déficit de 115 milliards de FCFA, représentant l'équivalent du dou-ble du budget de l'Etat.La classe politique, est alors lâchée

par les intellectuels, qui ne perçoiventplus leur salaire - les fonctionnairesne seront pas payés pendant 3 mois en1988 - et qui acceptent mal de voirparader des militaires enrichis par lestrafics de la douane.Le président Kerekou doit à nouveau

faire appel à la communauté interna-tionale, pour trouver une solution à la

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crise, qui devient sociale et se traduitpar des manifestations dans les rues. Ildevra alors en passer par les exigencesdes bailleurs de fonds de l'ouverture durégime au libéralisme. En 1989 lesaccords sont signés avec le FMI et laBIRD, entraînant la contribution desautres bailleurs de fonds (Allemagne,Suisse, CEE, et France). Mais ilest trop tard, ce que Kerekou a gagnéà l'extérieur n'arrive pas à compenserce qu'il est en train de perdre à l'inté-rieur. La reconnaissance internationales'accompagne d'une perte de crédibi-lité à l'intérieur, les fonds accordés parl'aide étrangère compensent tout justela baisse de recettes fiscales, qui tom-bent de 45 milliards de F CFA en 1988à 21 milliards de F CFA en 1989. Lacontrainte n'est pas desserrée. Le pro-gramme d'ajustement est un échec,l'Etat se dissout, les fonctionnaires netravaillent plus. Le régime est con-damné. Il sera sauvé par les bailleursde fonds étrangers. Ayant peur de l'in-connu, ils jouent Kerekou, d'autantqu'il peut servir de faire-valoir pour lesthèses libérales : un régime marxiste-léniniste qui ne trouve son salut qu'enfaisant appel aux recettes libérales !Toutefois, lassée de payer la solde

des fonctionnaires chaque fin de mois,

la France, fin 1989, en accord avec laBanque Mondiale, exige pour la conti-nuation de son aide une libéralisationpolitique, gage d'une réconciliationentre les Intellectuels et le gouverne-ment, qui permettrait la fin de la grèvedes fonctionnaires et aiderait au réta-blissement d'un niveau satisfaisant derecettes publiques.

Le scénario suivant est mis au point :réunion d'une conférence nationale, oùseraient représentées toutes les tendan-ces' politiques du pays et qui désigne-rait un gouvernement de techniciens, leprésident régnant mais ne gouvernantplus. On en profiterait pour annoncerla fin du régime marxiste-léniniste etl'abandon du parti unique.

Le scénario réussit à merveille, laconfiance revient, les fonctionnairessont maintenant payés et se sont remisau travail, les recettes fiscales passentd'une. moyenne de 1,8 milliards de FCFA par mois à 3,3 milliards en mai1990. Ce processus de démocratisationétait nécessaire, car il était la conditiond'une réconciliation entre le Gouverne-ment et ses administrés. Mais ce n'estpas une condition suffisante pour faireredémarrer l'économie.

Au mieux, les recettes qui ont dou-blé peuvent encore s'accroître et pas-ser de 21 milliards de F CFA à 65 mil-liards de F CFA, mais guère plus, alorsque les dépenses de l'Etat s'élèvent à130 milliards de F CFA (dépenses defonctionnement, dette extérieure, apu-rement du secteur bancaire, investisse-ments). Le Bénin aura, pour long-temps encore, besoin de l'aide exté-rieure.Ce n'est pas tant la forme de l'Etat

qui doit être remise en cause, car lesnations voisines à visage libéral con-naissent la même crise sociale et écono-mique, que le type de développementqui a été choisi au moment des indépen-dances - développement basé sur laconsommation et non sur l'accumula-tion.Ce modèle hérité de la colonisation

partait du principe que l'incitation à laproduction ne pouvait provenir qued'une incitation à la consommation. Cesystème mis en place par la France dansses colonies, dans les années 30, a per-mis de développer le pouvoir d'achatdes populations, en surpayant lesmatières premières d'environ 40 % pluscher que les prix mondiaux. Le modèlede société proposé était celui de laFrance, avec l'éducation et la santé gra-

L'AFRIQUE NOIREtuites. T<?ut cela étant financé par. l'Etat, le système a fait ses preuvesjusqu'en 1968, avec des subventions del'Etat français.A cette date, l'alignement sur le cours

mondial, des prix des matières premiè-res payées par la France, aurait dûentraîner la crise. Mais, grâce à uncours soutenu des prix des matières pre-mières sur le marché mondial, pendantla décennie 1970, et aux retombées dela croissance économique dû Nigéria,la croissance s'est poursuivie. Il a falluattendre les années 80 pour que les illu-sions se dissipent.Etant donné les faibles capacités de

croissance du secteur agricole,l'inexis-tence de ressources naturelles, l'état dedégradation du secteur industriel et lefait que les salaires au Bénin sont plusélevés qu'en Asie du Sud-Est à produc-tivité égale, l'avenir du Bénin doit êtreplutôt recherché dans le développementdu secteur tertiaire. Mais celui-ci n'a desens que tourné vers son puissant voi-sin le Nigéria. Le Nigéria le veut-il ?telle est la question. Des petits pays sansressources, comme le Bénin, n'ontaucune chance de développement endo-gène, il leur est nécessaire de participerà des regroupements régionaux et d'enarriver à une fédération politique. •

Entretien avec Georges Balandier

Une anthropologiede bonne volonté

André-Marcel d'Ans. - Vousn'avez jamais cherché à dissimulerl'inconfort que, dès que vous avezcommencé à travailler en Afrique(c'était à Dakar, à l'été 1946), vousn'avez cessé d'éprouver à l'idée decontribuer à donner, par votre acti-vité, force et crédit à une discipline,l'anthropologie, dont l'origine vousparaissait impure, et qui vous sem-blait fondamentalement compro-mise avec l'entreprise coloniale;même si, à l'évidence, c'est de l'in-térieur de l'anthropologie aussiqu'ont pris naissance les notions dedécolonisation, d'indépendance etde répudiation de tout impérialisme.

"Aujourd'hui, trente ans plus tard,les décolonisations étant censéesavoir atteint l'âge mûr, devantla situation que connaît présente-ment l'Afrique, quelles vous parais-sent être les possibilités qui s'youvrent encore à l'anthropologie?J'imagine que vous ne devez pasvous sentir entièrement délivrédes« inconforts» que vous éprou-viez dans l'Afrique coloniale, parexemple au spectacle de cette sorted'intégrisme de l'authenticité dontfont montre tant de dirigeants etd'intellectuels africains, dont' ladémagogie se nourrit des retombéesde l'ethnologie culturaliste...

Georges Balandier. - Oui, il fautavouer l'inconfort. .. Mais je pense quel'inconfort imprègne inévitablement lesrapports que les gens des sciences socia-les entretiennent avec les pouvoirs, lescirconstances, les événements... Si nousétions à l'aise nous serions inutiles. Carcela signifierait que les sociétés seraientdevenues si claires à elles-mêmes, quel'histoire serait devenue si positive quenotre intervention, au fond, n'auraitplus de raison d'être: notre confort segagnerait à ce prix. Je crois que le rap-

port des sciences sociales aux pouvoirsest toujours un rapport d'ambiguïté etd'inconfort.Pour répondre à votre question con-

cernant l'anthropologie africanisteactuelle, je dois convenir qu'il y a deuxchoses qui me gênent. D'abord l'incer-titude des anthr<;>pologues de formationnouvelle quant à la nature de leur tâche.Il faut rappeler qu'une partie de l'an-thropologie africaniste s'est rapatriée.Entendez par là qu'eUe a souscrit à cetteidée que d'ailleurs j'avais moi-mêmecontribué naguère à lancer comme unepossibilité, celle du double terrain: tra-vaillons en Afrique (c'est là que nousavons acquis notre expérience; c'est làqu'une certaine anthropologie s'est for-mée), et utilisons notre compétence ail-leurs, dans notre propre univers, à lired'autres choses. Ce qui est une façond'avoir les deux pieds qui ne sont pasdans le même endroit, et peut-être depouvoir rapatrier le second pied si leschoses tournent trop mal...Autre facteur de gêne: celle qui

résulte de ma relation à ceux qui ont puêtre mes étudiants, mes chercheurs, mescamarades, mes amis, et qui sont Afri-cains, confrontés à la tâche d'établirune science sociale africaine. Là, à vraidire, je ne suis pas non plus entièrementà l'aise. Car ou bien c'est l'admissioncomplète de notre exercice disciplinaire(et alors on peut se poser une question :est-ce que le fait d'être africain ne mar-que aucune différence? est-ce quenotre discipine est si universelle déjàque l'appartenance à un autre universde civilisation, le face-à-face avècd'autres problèmes, n'ont pas d'inci-dence profonde ?) ; ou bien alors c'estun africanisme du dedans qui se cons-titue, essentiellement comme un africa-nisme apologétique et militant qui,pour exalter la personnalité des identi-tés culturelles, va consentir àbricoler les sources, ou à donner force

à des témoignages très légers pour don-ner corps à des théorisations histori-ciennes aventureuses.Bref, il y a là une science sociale afri-

caine qui n'a .pas encore trouvé sonassise propre : ou elle est en imitationou, pour ne pas être en imitation, elleest en revendication et en apologétiqueperpétuelles. Certes, je n'ai rien contrele militantisme: les intellectuels afri-cains ont à combattre - c'est mêmeleur premier devoir: c'est à eux et nonpas à nous, anthropologues extérieurs',de faire cela -, mais le fait est que pourl'heure cela n'a pas facilité la constitu-tion d'une anthropologie adaptée auxcirconstances.

A.-M. d'A. - Comment devraients'orienter les sciences sociales afri-canistes pour trouver, comme vousdites, leur assise'propre et s'adap-ter aux circonstances ?

G.B. - Si l'on veut aujourd'hui trou-ver des raisons d'être à l'anthropolo-gie africaniste, il faut selon moi lesrechercher dans la nécessité de donnerde l'Afrique des impressions un peuplus positives. En effet, les opinionsextérieures sont dures, ces années-ci,lorsqu'il s'agit de l'Afrique. Le senti-ment est au pessimisme généralisé :l'Afrique cumule les catastrophes,l'Afrique décline, l'Afrique ne peut pass'en sortir, dit-on. Il y a une espèced'accentuation pessimiste qu'on trouvedans toute la presse, même sérieuse,extérieure à l'Afrique. Au point qu'onvient de voir le ministre français de lacoopération se faire le défenseur del'Afrique en disant: « Mais non, leschoses ne sont pas tout à fait aussidésespérées qu'on le dit»!. ..Il y a là une image à corriger. En

mettant en valeur ce qui est activitépositive et non pas tragédie ... Cettetâche-là n'est pas négligeable: si l'on

veut que l'Afrique reste partenaire desautres continents, il faut que l'Afriqueretrouve une image - permettez-moila trivialité - présentable. Or, ce n'estpas le cas maintenant. Une fois de plus,c'est un peu comme si le reste de l'hu-manité se déchargeait de tous ses far-de.aux en désignant le continent mau-dit, le continent de Cham, le continentde la malédiction qui reviendrait unefois de plus, comme une grande récur-rence mythique.Je reste persuadé que l'anthropolo-

gie africaniste peut, avec beaucoup deprofit et malgré les difficultés rencon-trées (qui tiennent aux pouvoirs natio-naux, aux circonstances, aux événe-ments), insister sur ce qu'estaujourd'hui la créativité africaine. Jepense qu'il s'agit moins dorénavant de.produire des témoignages du passé. Ilest vrai que, ni plus ni moins que lesautres continents, l'Afrique est -depuis toujours - une terre de civili-sations : je crois que c'est acquis, cela.Il s'agit davantage, étant donné les cir-constances et les dangers qui menacentl'Afrique, de corriger l'image que lemonde extérieur a pris d'elle. C'e.stpourquoi je crois qu'il y a intérêt àinsister sur les créativités africaines.De la paysannerie, par exemple, il fautdire qu'il n'est pas vrai que toutes lespaysanneries africaines seraient soumi-ses à une sorte de fatalité à la fois natu-relle, technologique, économique etpolitique. Non: il y a des endroits oùles paysanneries sont inventives : au.Sénégal par exemple, au BurkinaFaso... .Même si cela suppose un certain

dépaysement pour l'anthropologie, unerupture avec sa vieille tradition, cettecréativité moderne, il faudra égalementréussir à montrer ce qu'elle est dans lesvilles. En effet, quoiqu'avec un certaindécalage vis-à-vis de ce qui s'est produitsur les autres continents, l'Afrique de

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L'AFRIQUE NOIREnos jours devient elle aussi un continentde villes. Ce qui me semble important,c'est de montrer comment ces villessont des laboratoires de sociabilitésnouvelles. Il ne faut pas seulement yvoir l'insécurité, la corruption, la« dégradation des mœurs» commel'ont dit d'une façon un peu pudibondeet agaçante. Il vaut mieux observer cequi s'improvise là : car les villes sontcapables d'inventer de nouveaux modesde relations sociales, sont capables d'in-vent,er de nouvelles façons de croire. Etpuis surtout elles sont capables de con-tribuer à un renouveau culturel dont lesprémisses déjà sont incontestables.Le troisième domaine que j'évoque-

rai - et là encore ce n'est pas un terri-toire que l'anthropologie de traditionconsidérait -, c'est celui que j'appel-lerai le domaine des cultures ravivées.Les cultures africaines ne sont pas uni-quement, comme on l'a trop laisséentendre, des cultures du délabrement,de la tragédie ...

A.-M. d'A. - Vous dites bien : descultures ravivées ; et non « ressus-citées », comme le voudrait un cul-turalisme banal...

Jean-Pierre Dozon

G.B. - Oui. Je dis « ravivées », carpour moi elles n'ont jamais été complè-tement mortes. Elles ont toujours vécu.Il se trouve que le colonialisme ne leurdonnait pas toutes leurs chances, quel'Indépendance aurait pu leur en don-ner davantage, et que cela n'a pas étéentièrement le cas. Mais elles ne sontpas mortes pour autant de ces diversassauts. Aujourd'hui, ce sont donc descultures ravivées, et pas seulement descultures imitatrices. C'est cela qu'il fautfaire savoir: l'Afrique n'est pas le paysoù la modernité se fait en noir ou enpauvre alors qu'elle est en blanc et enriche chez nous ...

A.-M. d'A. - Ne vous sembie-t-ilpas qu'il existe deux formes symé-triques de sujétion culturelle: d'unepart la pure singerie vis-à-vis d'unemodemité extérieure, et d'autre partune sorte d'auto-imitation, faite dela mise en pratique d'une imagepas-séiste et mythique de soi ?

G.B. - Ce sont les risques que j'évo-quais tout à l'heure à propos des intel-lectuels africains : l'imitation sans tropde distance critique, ou à l'inversel'adhésion militante et dévote, bigote,

à un passé refaçonné par l'usage qu'onveut en faire ... Il Ya un peu de cela.Mais il y a aussi des initiatives totale-ment originales dont il faut parler : cesont des sujets anthropologiques à partentière. Ainsi, l'Afrique est un conti-nent de production littéraire ; elle a unPrix Nobel. L'Afrique est un continC(ntde production artistique, et pas simple-ment sous la forme des « arts nègres»qui inspirèrent les artistes européensautour des années 20. Elle a une musi-que qui est en train de s'universaliser...Elle présente des formes nouvelles despiritualité... Donc, d'une certainefaçon, quels que soient les rudes pro-blèmes que les peuples d'Afriqueaffrontent, il n 'yen a pas moins cettecapacité créatrice qui est maintenue.Et puis enfin, sur le terrain sociolo-

gique, soyons attentifs à l'émergencedes mouvements sociaux, dont seuleune étude attentive permettrait de com-prendre qui « fait» l'Afrique, qui sontles acteurs peut-être réels de l'Afriqued'aujourd'hui, sans pour autant qu'ilssoient déjà immédiatement apparentssur l'avant-scène... Pour moi cesacteurs, ce sont les jeunes, ce sont lesfemmes. Pour moi, ce sont aussi cer-

11tains intellectuels qui prennent mainte-nant la liberté d'être à la fois entière-ment créateurs et entièrement africains,c'est-à-dire africains sans les tricheriesde la nostalgie, et sans les commoditésde l'imitation de la modernité.

A.-M. d'A. - Somme toute, vousinvitez l'anthropologie à être géné-reuse, à ne pas céder à ce catastro-phisme ambiant qui consiste à direaujourd'hui qu'après être mal par-tie, l'Afrique ne serait arrivée nullepart. .. Contre cela, vous proposezune anthropologie de bonnevolonté, que vous exhortez â deve-nir un peu comme le crocheteur bor-gne de Voltaire, lequel n'avait qu'unœil, celui qui voit le bon côté deschoses...

G.B. - Sinon à ne voir que le bon côtédes choses, du moins à insister sur celui-là. Car les mauvais côtés sont suffisam-ment connus, et suffisamment renduspublics à l'échelle internationale, pourqu'il n'y ait pas lieu d'encore insistersur ces aspects-là.

Propos recueillispar André-Marcel d'Ans

W. W'. Harrisle prophète d'avant la •crise

Au début du siècle, tandis que la France conquérantes'échinait encore, après deux décennies de reconnaissance etde « pacification» (la colonie ivoirienne fut fondée en 1893),à briser ici et là résistances et rébellions, le littoral ivoiriens'anima d'une bien étrange façon. Un singulier personnagenommé W.W. Harris, originaire du Libéria voisin et se décla-rant « prophète des temps modernes », prêcha pendant plusd'un an la foi en Dieu et en Jésus-Christ, enjoignant ses« frères africains» d'abandonner leurs pratiques et leurs cultesreligieux traditionnels qu'il stigmatisait sans détour sous lelabel de « fétichisme et sorcellerie ».

Omdurman. Pendant la transe des derviches

Divine surprise des mIssIonnairesfrançais qui virent un Africain dénon-cer et combattre ce qu'eux-mêmes con-sidéraient être l'obstacle majeur au pro-jet colonial de civiliser des peuples« arriérés» et « sauvages », et obtenirun succès - plus de cent mille conver-tis dit-on, des masses de fétiches détruitsou brûlés - qu'aucun d'eux n'auraientosé espérer. Le « miracle ivoirien » seproduisit donc bien avant que la pressen'en fasse la métaphore courante d'unpays qui, devenu indépendant, fit,durant vingt ans, exception sur le con-tinent africain (croissance économique,stabilité politique), et dont elle useaujourd'huî encore, mais sous uneforme négative «( la fin du miracle ivoi-rien »), comme pour en signifierrétroactivement le caractère foncière-ment illusoire.La geste d'Harris tint, en effet, très

précisément du miracle, puisqu'elleoutrepassa toutes les soumissions et col-laborations que les autorités colonialescherchaient à obtenir, faisant de l'Au-tre (le dieu et la puissance des« Blancs ») le modèle auquel les« Noirs» devaient désormais se réfé-rer ; mais elle les outrepassa si bien queles autorités y virent bientôt unemenace; comme l'ouverture d'unespace public où la puissance qu'ellesreprésentaient était certes symbolique-

ment valorisée, mais semblait de fait neplus leur appartenir, devenant la com-posante et l'enjeu d'affaires africaines(ivoiriennes) qu'elles ne contrôlaientpas.

Les autorités coloniales n'eurent pas,si j'ose dire, tout à fait tort d'envisa-ger les choses ainsi, car bien qu'ellesdécidèrent d'expulser Harris (1915),des adeptes ivoiriens du prophète, quel-ques années plus tard, fondèrentl'Eglise harriste qui ne sera officielle-ment reconnue qu'à la fin de la secondeguerre mondiale. Elles eurent d'autantmoins tort qu'à leur insu cet espaced'expression prophétique, parallèle-ment au développement de la religionharriste, prit de plus en plus d'ampleur.Le « Libérien» fit, en effet, de nom-breux émules dans la partie méridionaledu pays, là où précisément les transfor-mations socio-économiques, grâce àl'expansion rapide de la culture du caféet du cacao (qui fit de la colonie ivoi-rienne le « fleuron »de l'Afrique Occi-dentale Française, et put faire croire,après son indépendance à un « mira-cle » national), allaient bon train, ins-tallant des fragments de modernité autravers de l'école, de l'urbanisation, dedifférenciations sociales inédites quiémergeaient, non sans conflits, des hié-rarchies et des systèmes familiaux tra-

ditionnels. Certains de ces nouveauxprophètes rejoignirent les rangs du har-risme favorisant ainsi sa diffusion etperpétuant sa veine militante à luttercontre le paganisme, tandis que d'au-tres tentaient de créer leur propre reli-gion, à l'instar de Marie Lalou fonda-trice dans les années 30 d'un mouve-ment appelé « Deima '» qui s'institu-tionnalisa à son tour en Eglise.

Tous ces prophètes et prophétismes,qui animèrent sans discontinuer l'his-toire de la Côte d'Ivoire (l'Indépen-dance ne modifiant rien à leur présenceet à leur multiplication), fonctionnentsur une double appropriation. Forts en

effet d'emprunts plus ou moins mar-qués au christianisme (le prophète étantlui-même au principe de ces empruntspuisqu'il se déclare investi d'une mis-sion divine), ils entendent certes luttercontre le paganisme, mais moins pourl'abolir que pour prêndre sa place etremplir nombre de ses fonctions. C'estainsi qu'à l'image des guérisseurs païens(investis généralement par des puissan-ces extra-humaines du type « ancêtre »,« génie », etc.), ils s'occupent de thé-rapeutique, qu'à celle des cultes defécondité, ils prennent en charge la sté-rilité des femmes, et qu'à l'instar descultes anti-sorciers et des ordalies ilss'attaquent aux actions malfaisantes.

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Les prophètes ivoiriens sont doncdavantage en continuité qu'en ruptureavec les visions du monde et les systè-mes cultuels traditionnels. Cependant,en cumulant les emprunts au christia-nisme et les pouvoirs païens réputésbénéfiques (opération appelée généra-lement «syncrétisme»), ils placentleurs constructions religieuses à la hau-teur des problèmes de la société ivoi-rienne ; et tout en se déclarant partisanset artisans de sa modernité (de sondéveloppement), ils ne cessent de lamettre au futur car le présent témoignecontinûment d'un excès de malheurs(les maladies bien sûr, mais aussi le chô-mage, les échecs scolaires, etc.), et parconséquent, selon eux, d'un mondetoujours gouverné par le « fétichismeet la sorcellerie ».La crise tout à la fois économique et

politique que traverse aujourd'hui laCôte d'Ivoire, et qui amène les com-mentateurs à parler de la « fin du mira-cle », donne une certaine acuité auxsommations prophétiques. Constam-ment à l'ouvrage depuis près' d'un siè-cle, elles font entendre, à leur manière,que malgré les transformations rapidesdu pays, rien n'y est fondamentalementréglé, que l'histoire, au contraire, pié-tine, n'approchant au plus près lamodernité que pour mieux la voirs'échapper. Elles le firent tout particu-lièrement entendre au début des années80, alors que le peuple ivoirien, repre-nant avec ironie un mot diffusé par lapuissance publique (la "conjoncture")se déclarait "conjoncturé" (stagnationou baisse des salaires, blocage desdébouchés scolaires, etc.), mais espéraitencore retrouver le chemin des deuxdécennies précédentes (celles du "mira-cle"), sans contester outre mesure lerégime d'Houphouët-Boigny.

Gbahié Koudou Jeannot, prophètede son état (le mot étant devenu d'usagecourant dans la langue franco-ivoirienne) et installé dans un modestevillage du centre-ouest ivoirien, acquittrès rapidement une immense popula-rité. Le milieu prophétique était pour-tant particulièrement dense, composétout à la fois des mouvements religieuxivoiriens issus des premiers prophètes(Harrisme, Deima), ou de mouvementssimilaires d'origine étrangère (commele « Christianisme céleste » originairedu Nigeria), et de nombreuses indivi-dualités (indépendantes ou liées à cesmouvements) qui tout en s'efforçantd'élargir leur influence et leur clientèle,

Danse rituelle au Burkina Faso

se satisfaisaient bien souvent d'uneaudience locale ou régionale. Avec lephénomène « Gbahié », tout se passadonc comme si ce milieu n'était plusapproprié au contexte des années 80 :comme si trop installé dans la routineet les intrigues d'appareil (celles deséglises, prophétiques, mais aussi catho-liques et protestantes qui sont par ail-leurs solidement implantées dans le suddu pays), ou trop satisfait de ses clien-tèles locales, il lui fallait se ressaisir etrecommencer la geste militante, à l'imi-tation d'Harris au début du siècle.

Au départune figure locale

Au départ, Koudou Jeannot n'estprécisément qu'une figure locale, indé-pendante des grands courants prophé-tiques ivoiriens ; il se distingue du rested'un personnage comme Harris (finconnaisseur de la Bible, dit-on) en ceque ses emprunts au christianisme sonttrès limités (il fait référence à Dieu etarbore parfois une soutane et un cru-cifix), et que l'essentiel de son entre-prise religiel:'se repose sur le culte de sonfrère aîné, Gbahié, réputé mort d'atta-ques maléfiques en sorcellerie. Possédépar ce frère, Koudou affrrme avoir reçude lui la mission de cesser ses activitésde guérisseur traditionnel (qui pour êtreapparemment bénéfiques n'en sont pasmoins liées à des pouvoirs païens ambi-valents, susceptibles d'agir dans un senscontraire), ou plutôt de les mettre auservice du bien commun, et tout parti-culièrement de la lutte contre le féti-chisme et la sorcellerie. Davantage qued'autres sans doute, l'entreprise deKoudou est en parfaite continuité avecles visions du monde et les cultes tradi-tionnels (Gbahié occupe ici la positiond'un génie qui possède Koudou etdevient l'emblème d'un culte anti-sorcellerie) ; cependant, il sut l'assor-tir d'ingrédients et de tâches militantesqui la fit devenir, dans un contexte ivoi-rien particulièrement favorable, unmouvement prophétique de grandeenvergure. Tout en ne se départant pasde ses activités de guérisseur, GbahiéKoudou Jeannot (il est devenu l'incar-nation vivante de son frère), fit de sonvillage un lieu de pèlerinage; à lamanière des cultes de saints qui façon-nèrent en Europe les débuts du chris-tianisme, "Gbahié" devint tout à la foismartyr (de la sorcellerie) et tombeau;

le passage obligé où non seulement lesmalades doivent régulièrement se ren-dre (tout en étant par ailleurs soignésaux plantes médicinales), mais tousceux (souvent des citadins) qui viennentconsulter le prophète pour régler leursmultiples problèmes (emploi, échecsscolaires, conjugaux, etc.), et pour seprotéger contre l'adversité (malades etconsultants y reçoivent un "médica-ment" composé, notamment, de laterre du tombeau et d'eau bénite qu'ilsutilisent ensuite en prévention ou entraitement). Koudou Jeannot, par ail-leurs, entreprit de combattre effective-ment le fétichisme et la sorcellerie;longtemps cantonnée à sa région d'ori-gine, mais s'élargissant depuis plusieursannées à d'autres régions, son actionprit en 1985 une dimension véritable-ment nationale (la presse ivoirienne s'enfit l'écho, contribuant largement à sapublicité). A Bonoua, ville situéenon loin d'Abidjan, et qui semblaitêtre l'une des plus christianisées dupays (églises catholiques, protestantes,harristes, etc. s'y côtoient), Koudou .Jeannot se livra à une sorte deprophylaxie de masse, obligeant seshabitants à déposer tous leurs "féti-ches", et rendant, dit-on, "impuis-sants" tous ceux qui avaient quelquesrapports avec ces objets (chefs de cuI-tes, devins, etc.). Un peu plus tard, lesnotables et les cadres de Bonoua quil'avaient sollicité, se déclarèrent entiè-rement satisfaits de sa prestation, esti-mant qu'après son passage bien desproblèmes locaux avaient disparu. Dèslors la geste du prophète connut uneascension fulgurante. L'activisme futde rigueur : moitié pour se consacrer àl'accueil d'une foule de plus en plusnombreuse de pèlerins, moitié pour sil-lonner les routes et accomplir sesœuvres de "salubrité publique". Voya-geant en car, accompagné d'une qua-rantaine d'aides en tout genre et demusiciens ("Gbahié" fut ainsi exportépar des chants et des rythmes soutenus),il ne cessa d'accroître son audience pardes prestations qui semblaient comblertous ceux qui l'avaient pressé de venirdans leur localité pour la guérir de sesmultiples maux. Partout où il passaitce n'était qu'amas imposants de féti-ches et d'objets de culte divers et cons-tat que, malgré la présence des confes-sions chrétiennes et des prophétismesinstitués, toujours plus de « sorcelle-rie » tourmentait la vie des gens et descollectivités.L'intéressant dans toute cette affaire,

c'est que l'action de Koudou concernaessentiellement le sud ivoirien, à savoirla zone du pays qui fit longtemps sarichesse (par l'exploitation du café etdu cacao) et connut le plus large déve-loppement qu'illustrent notammentl'urbanisation, la scolarisation et la for-mation de classes moyennes; c'est aussique le prophète fut souvent sollicité parceux qui, installés en ville (principale-ment à Abidjan comme salariés etcadres), se déclaraient en charge (au

L'AFRIQUE NOIREtravers d'associations d'originaires) deleur village natal, et escomptaient,grâce à Koudou Jeannot, résoudre ses.multiples difficultés en même tempsque les leurs. Ces difficultés concer-naiënt donc aussi bien le monde ruralque l'univers urbain, et tout en présen-tant à chaque fois des teneurs particu-lières, elles reflétaient globalement la« conjoncture » qui avait mis un freinbrutal à l'expansion moderniste du sudivoirien et multipliait les tensions ausein des familles, des communautés,entre gens des villes et gens des campa-gnes. A cet égard, le problème princi-pal que le prophète semblait partoutpouvoir résoudre (et qui fit par là mêmeson immense popularité) concernait unejeunesse qui fréquentait "normale-ment" l'école, mais allait souventd'échecs en échecs et trouvait de plusen plus rarement des débouchés. Vivantgénéralement en ville auprès de parentssalariés qui pouvaient de moins enmoins les soutenir, elle ne parvenaitpas, malgré l'invitation pressante deleurs hôtes, à reprendre le chemin du'village ; car les jeunes déclaraient ycraindre les «vieux» auxquels ilsimputaient, par leurs manigances sor-cières, leurs échecs et leurs malheurs.Le succès de Koudou tint largement àcette capacité d'avoir fourni la« preuve» que le fétichisme et la sor-cellerie étaient toujours de rigueur et,en y annihilant, disait-il, l'action,d'avoir permis, soutenu par les citadins,à des jeunes de retourner, au moinsmomentanément, dans leur commu-nauté d'origine.Soudain fin 86, alors que la liste des

localités qui le réclamaient ne cessaientde s'allonger, et que l'espérance qu'ilpouvait résoudre les problèmes cru-ciaux de la société ivoirienne s'affirmaittoujours davantage, Koudou Jeannotest arrêté. On ne le mit pas en prisonet nulle inculpation légale ne lui futadressée. Il fut simplement placé (encompagnie de l'une de ses épouses) enrésidence surveillée pendant plus d'unan ; après quoi on le libéra, mais sousl'expresse condition qu'il se contente,comme tous ses autres confrères, demener ses activités au village. Ainsi, lageste de Gbahié Koudou Jeannot répétadoublement l 'histoire ivoirienne;comme celle d 'Harris elle prit la formed'une lutte contre un fléau nommé« fétichisme et sorcellerie» (manière dedésigner les contradictions et les mal-heurs du temps présent) et fut, pourfinir, réprimée par les autorités. Mais,cette fois-ci, ce furent les autorités ivoi-riennes qui arrêtèrent Koudou, et desautorités qui, au travers du personnaged 'Houphouët-Boigny, eurent toujoursdes connivences avec les prophétismeset les prophètes du pays (ceux-ci faisantrégulièrement l'éloge d'un Présidentqu'ils considèrent volontiers commel'un des leurs, et dont « l'œuvre pro-phétique » leur paraît s'illustrer par lesspectaculaires métamorphoses de sonvillage natal, Yamoussoukro). Malgréces liens, le Pouvoir ne put non seule-ment accepter la popularité croissantedu prophète (par des tracts de soutiendistribués au moment de son arresta-tion, il apparaissait comme le plus« patriote» des Ivoiriens), mais surtoutque celui-ci prétende implicitement ledéfier en voulant à sa place régler lesproblèmes de la société ivoirienne :comme si la réalité saturée de « sorcel-lerie » n'était plus à sa mesure, ou enétait la grimaçante expression. Manièrede dire finalement qu'un tel défi pro-phétique annonçait une crise, celle quitrois années plus tard, c'est-à-direaujourd'hui, affecte en profondeur lalégitimité du Pouvoir ivoirien. •

Jean-Pierre Dozon est maître de confé-rences à l'EHESS.

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L'AFRIQUE NOIRE

Elikia M'Bokolo

Un panafricanismepourquoi pas?

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Mort, le panafricanisme? Comment ne pas se poser laquestion devant le silence persistant et les échecs répétés del'OUA (Organisation de l'Unité Africaine) face aux défis brû-lants de l'Afrique d'aujourd'hui? Comment ne pas être tentéde le croire devant le déferlement, en Afrique même, de laxénophobie meurtrière entre les hommes et les femmes d'uncontinent par ailleurs tellement meurtri?

Au temps de sa splendeur. qui a duréun bon siècle (des premiers pamphletsd'Edward Wilmot Blyden aux indépen-dances), le panafricanisme fut une idéo-logie, voire une mystique, qui trouvaen tout et partout de quoi alimenter saferveur. Il ne lui suffisait pas de pro-clamer la nécessité et l'urgence del'unité africaine; il lui fallait aussi iden-tifier et désigner l'ennemi à combattre,dont les entreprises et les visées rui-naient précisément les chances del'unité. L'ennemi, ce fut le Blanc. Caravant d'être (et même après êtredevenu) un programme d'action ten-dant à unifier un continent peuplé deNoirs. mais aussi d'Arabes, de Berbè-res, de Khoisan. de Pygmées.... lepanafricanisme fut essentiellement un« pan négrisme »opposé à l'albinocra-tie triomphante de' l'Europe colonia-liste. de l'Amérique WASP et ségréga-tionniste et des planteurs créoles desCaraibes et de l'Amérique latine.Il y eut aussi, pour çoncevoir l'idée

et en soutenir les multiples déploie-ments.l·engagement, d'une continuitéexceptionnelle, d'intellectuels de bellefacture. Parmi les valeurs les plus sares.cinq noms au moins émergent : Blyden(1832-1912). Casely Hayford(1866-1930). Du Bois (1868-1963), Pad-more (1902-1959) et Nkrumah(1909-1972). Quatre générations ; maisune chose fondamentale en communentre eux : non seulement ils étaientanglophones, mais ils avaient tous uneexpérience plus ou moins longue desEtats-Unis d·Amérique. Ce n'est pasque les francophones aient été totale-ment absents de la lutte panafricaine.Celle-ci dut beaucoup. surtout dans sadimension culturelle, à des personnali-tés aussi différentes que le DahoméenTovalou Houénou (1887-1925), lesSénégalais Alioune Qiop (fondateur en1947 de la revue Présence Africaine),Cheik Anta Diop et Léopold Senghor,l'Antillais Aimé Césaire. Mais le terri-toire du panafricanisme fut une sortede triangle dont le sommet, en tour-nant. passa successivement des Améri-ques noires à l'Angleterre puis à l'Afri-que occidentale.

Le Nouveau Monde fournit au pan-africanisme de nombreux théoriciens(Blyden, Du Bois. Padmore) et le thèmerécurrent du retour à la « Mère Afri-que », que sut si bien exploiter pendantles années 1920 le Jamaïcain MarcusCarvey parmi les Noirs de Harlem.Côté africain, le parcours initiatique dupanafricanisme impliquait presque tou-jours le passage dans l'une des presti-gieuses universités noires des Etats-Unis. avant une pause plus ou moinslongue en Angleterre. Londres, Man-chester et. dans une bien moindremesure, Paris, Bruxelles et Lisbonne:jusqu'à la deuxième guerre mondiale.

l'Europe - une Europe où la solida-rité avec les peuples d'outre-mer avaitun sens et engageait à l'action - abritatoutes les conférences panafricaines etla plupart des débats sur l'unité afri-caine. Si d'Angleterre. le centre dupanafricanisme passa en Afrique del'Ouest. ce ne fut pas par hasard; leGhana. chef de file de la lutte pour l'in-dépendance, se fit aussi le champion dupanafricanisme : « l'indépendance duGhana. disait Nkrumah, n'aurait pasde sens si elle n'était pas liée à la libertétotale et à l'unité du continent. »Enfin, la force du panafricanisme fut

de se constituer très tôt et durablementune géographie de la mémoire. danslaquelle s'enracinaient et les revendica-tions du moment et les croyances en

Femme issa

une renaissance prochaine. Les pointscardinaux en étaient l'Egypte, Haïti. LeLibéria et I·Ethiopie. Les idéologues dupanafricanisme étaient quelque peuembarrassés par Haïti, première répu-blique noire émancipée de l'esclavageet de la colonisation. mais où le rêvefou de la fraternité entre gens de cou-leur et de la grandeur s'était brisé con-tre les structures d 'une économiedemeurée coloniale et contre l'égoïsmede classe des métis. L'Egypte. celle despharaons proclamés noirs puisqu'issusde la haute vallée du Nil, n'a pas cesséde stimuler leur ardeur. depuis les'pamphlets d'Aptheler et de FredericDouglas au début du XIX- sièclejusqu'au retentissant Nations nègres etculture de Cheikh Anta Diop (1955).dont on ne compte plus la postérité.Que le Libéria. ravi à ses habitants pardes Noirs américains. ne fat. à toutprendre. qu'une colonie parmi lesautres ne les gênait pas. dès lors qu'ilprouvait la capacité des Africains des'administrer eux-mêmes. Une placeprivilégiée revenait à l'Ethiopie à causeà la fois de son antiquité. des mythesentourant l'origine des négus, de sa vic-toire sur les armées coloniales italien-. nes (1896) et de sa résistance farouche

à l'agression de l'Italie fasciste. Ce n'estpas par hasard que l'OUA a vu le jouret a élu domicile à Addis Abeba.Tous ces éléments objectifs et subjec-

tifs, qui ont fait la force du panafrica-nisme militant. lui manquent dans laconjoncture nouvelle créée par les indé-pendances.Il y a eu d·abord. à la fin des années

50 et au début des années 60, à unmoment exceptionnellement favorable,une sorte d'incapacité de passer à l'acte.. Les initiatives concrètes pour réaliserou, au moins, amorcer l'unité africaine.n·ont pas manqué alors: activismeintellectuel et politique de KwameNkrumah. multipliant les argumentspour convaincre (L'Afrique doit s'unir,1963) et réunissant chez lui, à cet effet.les chefs d'Etat et de gouvernements etles leaders de partis. attitude construc-tive de plusieurs Etats - Tanganyika.Ct:ntrafrique, Guinée. Ghana - prêtsà renoncer à leur souveraineté pourintégrer des ensembles territoriaux àvocation panafricaine; mobilisationsans précédent des élites intellectuel-les... C'était sans compter avecl'égoïsme de certains Etats. réputés. « riches » et qui répugnaient. à l'ins-tar du Kenya. du Gabon et de la Côted·Ivoire. à servir de « vache à lait»dans une dynamique unitaire.A examiner l'échec de la Fédération

du Mali, (Sénégal et Mali). il est clairaussi que les ambitions politiciennes ontruiné partout les chances d 'unification :chacun rêvait d'être premier chez soi,avoir son drapeau et son hymne natio-nal. bénéficier d'un siège à l'ONU,admirer - pourquoi pas ? - sa pro-pre effigie sur les billets de banque...Il ne faut pas. bien sûr, écarter lesmanœuvres insidieuses des puissancescoloniales acculées à la défensive. Laloi-cadre Defferre (1956) par exemple.a définitivement compromis l'avenir del'AOF et de l'AEF. en établissant desmini-parlements et des conseils de gou-vernement dans chacun des territoiresdont se composaient ces deux fédéra-tions. Il est clair aussi qu'aucune diffi-culté - chantage, menaces. sabotages.meurtre - ne fut épargnée à tous ceux.comme Barthélémy Boganda (Centra-frique). Patrice Lumumba (Congo).Sékou Touré. Kwame Nkrùmah, quipassaient, à tort ou à raison. comme leschampions du panafricanisme. Recon-naissons enfin que le nécessaire viragedu pannégrisme originel ou panafrica-nisme continental fut aussi mal négo-cié que possible: certains, commeMoïse Tshombe. le chef de la sécessionkatangaise, acquirent une popularitéfacile en proclamant que les Noirsd'Afrique avaient oublié .leur histoireet perdraient leur âme en s'unissantavec les Arabes qui. pendant de longssiècles. avaient transformé le bi/ad as-sudan (le pays des noirs) en gigantes-que réservoir à esclaves.On rêvait d'une Afrique grande.

forte. imaginative, solidaire. unieenfin ... On eut l'O.U.A. avec sonimmobilisme territorial (<< Surtout.décida-t-on à Addis Abeba. ne tou-chons pas aux frontières héritées de lacolonisation »). ses calculs frileux. lafraternité égoïste de ses chefs d'Etat àla légitimité douteuse, son inaction dans

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14l'économie et le social, l'étalage répétéet lassant de ses disputes ...Divisée donc, telle apparaît l'Afrique

d'aujourd'hui.El l'on voit bien que, dans cet état

de dispersion, elle se prête facilementaux manipulations grossières et sour-noises des anciens colonisateurs, desgrandes puissances et des grands orga-nismes financiers.Alors, les idées du panafricanisme

recommencent à fleurir. Ce bouillon-

Claude Wauthier

Les écrivains africains

nement, longtemps comprimé par lesrégimes de Parti-Etat et vicié par lesidéologies de recours à 1'« authenti-cité », contient un peu de tout: le mei-leur et le pire.Le meilleur: Kwame Nkrumah,

Lumumba, Cheikh Anta Diop, pour neciter qu'eux, sont ou reviennent à lamode. A propos de la parenté des lan-gues africaines et des stratégies concrè-tes d'unité à construire sur elle, lesdébats, la réflexion et les propositionssont d'une qualité exceptionnelle. Le

CICIBA (Centre International des Civi-lisations Bantu, Libreville) et l'Insti-tut des Peuples Noirs (Ouagadougou)témoignent d'un souci nouveau d'effi-cacité. Et ce ne sont là que quelquesexemples.Il y a aussi le pire. Un racisme pri-

maire et rampant (contre les Blancs quinous ont toujours exploités), contre lesArabes qui nous ont toujours trompés,etc.), entretenu par la crise économiqueet par le catastrophisme destructeur desdiscours et des médias occidentaux sur

L'AFRIQUE NOIREl'Afrique. Un passéisme naïf, habile-ment exploité, au même titre que leracisme, par les castes dirigeantes dontl'éviction est désormais l'une des con-ditions de la renaissance du panafrica-nisme. •Elikia M'Bokolo est directeur d'étudesIl l'EHESS. Il est notamment l'auteur del'AfriqufI au XX· sièclfl, !fi continfllJt con-voitfl, IPoints Seuil 19861.

De la négritudeà la contestation du pouvoir

A l'heure où s'effondrent en Afrique des régimes plusou moins honorables, on invoque le plus souvent pour expli-quer ces brusques remous le yent de la perestroïka et une con-joncture économique catastrophique. C'est un peu oublier quedepuis l'ère des indépendances, les écrivains africains n'ontcessé de faire le procès des dictatures sanglantes et corrom-pues (d'Amin Dada à Bokassa et quelques autres) qui ont sévisur le continent.

Si le rôle de ces écrivains n'a pas étéaussi déterminant qu'ils l'espéraientdans des pays où l'analphabétisme estencore très important, du moins ont-ils contribué à jeter le discrédit sur lessystèmes de gouvernement que menace. aujourd'hui le mécontentement popu-laire.

Le plus frappant peut-être a été quetrès rares ont été parmi eux les thurifé-raires du pouvoir en place, même siquelques-uns ont préféré se réfugierdans le conte folklorique ou le romanhistorique, plutôt que de s'engager dansune littérature de combat. Au point quela dénonciation des régimes policiers etde leurs tortionnaires est devenue un desthèmes majeurs - presque sempiternels- de la littérature africaine d'au-JOUrd'hui.

Du réalisme à l'humour noirLes romans de ces auteurs contesta-

taires relèvent le plus. souvent d'ungenre - douloureusement - « réa-liste ». Certains passages sont à la limitedu soutenable. Ainsi dans lesCrapauds-brousse du Guinéen Tierno-Monenembo, où le chef de la policepolitique contraint doucereusement lafemme d'un détenu à coucher avec lui,en lui promettant de sauver son maridéjà secrètement exécuté. Ou encoredans le Bal des Caïmans du Camerou-nais Yodi Karone, qui dresse un tableauatroce de l'univers carcéral. YamboOuologuem, dans le Devoir de violence(prix Renaudot 1968) a imaginé uneméthode d'assassinat politique prochedu crime parfait (la morsure de vipère).Le Cercle des Tropiques du GuinéenAlioum Fantouré, décrit le processusd'avilissement de la population par laterreur, et le Jeune homme de sable, deson compatriote Williams Sassine, larévolte des fils contre la trahison despères qui pactisent avec le pouvoir.

Chez la Malgache Michèle Rakotoson,

la répression s'exerce de manière plusfeutrée, et son impact se mesure audésarroi des personnages de son roman,le Bain des reliques. Dans son dernierouvrage, Ces fruits si doux de l'arbreà pain, Tchicaya U Tam'si (Congolais,mort en 1988), raconte les purges impi-toyables qui ponctuent la vie du partiunique, et dont le héros sera la victime.Un autre Congolais, Emmanuel Don-gala, a décrit dans Un fusil dans lamain, un poème dans la poche l'inéluc-table dérive vers la dictature d'un mili-tant intègre devenu chef d'Etat. Ce nesont là que quelques exemples de cetteabondante littérature de témoignage etde protestation.

Moins sombres en apparence sont lesouvrages où l'auteur fait dans la satire,comme le Malien Ahmadou Kouroumaavec les Soleils des indépendances, récitdes mésaventures d'un pauvre hère bal-loté de prison en prison, ou comme leCongolais Henri Lopes avec le Pleurer-Rire,.hi'stoire d'un dictateur malchan-ceux (le clou du roman est la peurintense qui saisit son maître d'hôtelquand l'épouse du président l'attiredans son lit : la liaison dangereuse parexcellence).

Si féroces que soient la plupart de cesréquisitoires éloignés de tout imagi-naire, la veine réaliste a paru insuffi-sante à plusieurs écrivains pourmer leur colère : seule une fantaisieéchevelée et ubuesque leur a paru sus-ceptible de traduire les sinistres bouf-fonneries de quelques présidents parmileurs contemporains. D'abord Tchicayaavec sa pièce de théâtre le Destin glo-rieux du maréchal Nikkon Nikku, quiretrace le destin fabuleux d'un cureurde latrines devenu chef d'Etat, ignareet cruel : pour établir une identité devue sans faille entre civils et militairesau sein du gouvernement, il fait creverl'œil droit des premiers et l'œil gauchedes seconds. Pour donner plus d'ardeuraux hommes de sa garde prétorienne,il leur fait greffer des grenades à la

place de leurs testicules. Hélas, ils sau-teront tous dans les bras de jeunes étu-diantes révolutionnaires qui ont joué leshétaïres pour décimer les rangs de lasoldatesque. Et puis Sony LabQJJ Tansi,Congolais lui aussi, entre al,itl'es dansson roman la Vie et demie, où dans unpays déchiré par la guerre civile, lesgens de la savane affrontent ceux de laforêt. Les uns sont pourvus de charsd'assaut et d'avions de combat grâce àla munificence de l'ex-puissance colo-niale, les autres, plus inventifs et plusproches de la nature, ont produit parcroisements successifs une race de mou-ches au venin mortel, dont l'efficacitéva croissant au fur et à mesure des pro-grès de l'élevage, de trois cents à troismille piqûres-minute... Le chef del'Etat quant à lui, après un grand cha-grin d'amour, se résout à ne répandresa semence qu'une nuit par an, maisavec une fournée de vierges qui lui vau-dront une progéniture si abondantequ'il épuisera pour les prénommer tousles saints du calendrier pourtant numé-rotés suivant l'année.

La prison et l'exilCet humour noir en dit long sur

l'amertume des écrivains africainsdevant la faillite de quelques régimes desinistre mémoire. En marge de cette lit-térature de protestation, d'autrèsauteurs ont puisé dans l'histoire, lachronique villageoise, ou le folklore. Lepassé colonial tient, bien sûr, une placeimportante dans leur répertoire: c'estle cas de la Carte d'identité de l'Ivoi-rien Jean-Marie Adiaffi, de Monnè,outrages et défis d'Ahmadou Kou-rouma, et du Chercheur d'Afriquesd'Henri Lopes (les deux derniers ayantparu l'an dernier). Par ailleurs, ladénonciation des dictatures africainesn'est pas l'apanage des écrivains d'Afri-que ex-française: ceux de l'Afriqueanglophone ne sont pas moins nom-breux à avoir fait la critique du pou-voir africain, comme les NigériansWole Soyinka et Chinua Achebe, lepremier avec les Interprètes et Une sai-son d'anomie et le second plus récem-ment avec les Termitières de la savane.

C'est aussi le cas du Kenyan Ngugi WaThiongo, du Somalien NuruddinFarah, des Zaïrois V.1. Mudimbé etBaenga Boya, etc. Quelques-uns ontpayé chèrement la liberté d'écrire et decontester le pouvoir: le poète mauri-tanien Youssouf Gueye est mort l'an

dernier des suites d'une longue déten-tion, Wole Soyinka, Ngugi WaThiongo, le Congolais Sylvain Bemba,le Malawite Jack Mapanjé et plusieursautres ont connu la prison. Et, bien quela plupart des écrivains contestatairesaient adopté comme règle générale desituer les dictatures qu'ils vilipendentdans des pays imaginaires, ils ont pré-féré pour beaucoup d'entre eux vivreailleurs que dans leur pays. Exil plus oumoins doré dans des organisationsinternationales ou dans des universitésétrangères pour les plus connus, moinsconfortable, voire éprouvant pour lesautres.Avant les indépendances, la généra-

tion de la négritude, qui entendait réha-biliter les valeurs culturelles du mondenoir, s'était élevée avec talent et vigueurcontre la férule coloniale, le travailforcé, le mépris raciste des «petitsBlancs». Ainsi les CamerounaisMongo Béti dans le pàuvre Christ deBomba et Ferdinand Oyono dans leVieux Nègre et la Médaille, le Sénéga-lais Ousmène Sembane dans les Boutsde bois de Dieu (avant de faire ducinéma), le poète malgache JacquesRabemananjara, et même LéopoldSedar Senghor qui pourtant voulait« pardonner à la France» (dans soncélèbre poème dédié à Georges etClaude Pompidou) et prônait le métis-sage culturel. La contestation dusystème colonial n'allait pas sans ris-ques : accusé à tort d'avoir été un desinstigateurs de la révolte de Madagas-car en 1947, Rabemananjara avait étécondamné à l'emprisonnement à vie (ilfut amnistié par la suite). Avec lesAntillais Aimé Césaire (Discours sur lecolonialisme) et Fanon (lesDamnés de la Terre), ces écrivainsavaient espéré des lendemains qui chan-tent au sortir de la nuit coloniale. Ilsavaient eu le ferme soutien de l'intelli-gentsia française: André Gide et Jean-Paul Sartre entre autres figuraientparmi les parrains de Présence Afri-caine, fondée en 1947 par AliouneDiop, qui fut à bien des égards la revuede la négritude.Le cri d'alarme lancé par les auteurs

de la seconde génération, celle d'aprèsles indépendances, n'a pas toujoursrencontré en France l'écho qu'ils atten-daient. La grande presse de l'Hexagonesemble découvrir en effet aujourd'huiavec effarement la corruption des régi-mes nés de la décolonisation en mêmetemps qu'elle vitupère contre les com-promissions de la coopération. Préci-sément ce que les écrivains africainsavaient dénoncé des années durant..

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LA DÉCOLONISATION

Pierre Pachet

Deux théoriesde la colonisation

La douloureuse question coloniale (colonisation et déco-lonisation), si elle se joue avant tout entre des collectivités,si elle est avant tout économique, sociale, et politique, il n'em-pêche que pour une large part elle concerne les individus, etce en deux sens étrangement complémentaires.

qu'aux débuts de son analyse avecLacan, et se référait plutôt à Freud età Adler) trace de belles esquisses desdeux types de réponse à l'angoisse queproposent d'une part les cultures tra-ditionnelles (alliance avec les morts, dis-solution de la responsabilité indivi-duelle dans un tissu de liens de proxi-mité et de famille), de l'autre le modèleoccidental, à travers une superbeanalyse de l'aventure psychologique deDescartes, considéré par Mannonicomme représentatif : « Pour triom-pher de l'angoisse, il s'installe au cen-tre même de l'angoisse, au milieu d'unmonde qui s'effondre, mais où il restedebout, assuré de soi seul, mêmeentouré de l'erreur ou de la tromperieuniverselle.» L'Occidental, écrit-ilencore, « a accepté l'abandon et il aappris à vivre dans une sorte de videaffectif... »Ainsi s'expliquent les prédictions de

Mannoni, qui, alors que la décolonisa-tion n'était pas entamée, écrit que l'au-tochtone « nous étudiera, nous imitera,nous aimera ou nous haïra, mêmequand il sera légalement et objective-ment le maître de son propre sort, dela même manière, si l'on veut, quel'émancipation d'un jeune homme con-tinue à laisser en lui une image dupère ... »A ces analyses, Fanon réagit avec une

violence contenue, agitée, passant sanstransition d'un lyrisme incantatoire àdes descriptions d'une minutie mania-que (et médicale). Tout un chapitre«( du prétendu complexe de dépen-dance du colonisé») est consacré àréfuter Mannoni, à lui rappeler le« désespoir » de l'homme de couleur.Il parle de la honte, de la honte d'avoirhonte, d'être soumis au regard duBlanc. Il veut, et il ne veut pas guérirde cette honte. Le livre entier, en fait,hérissé d'intelligence (Fanon cite plu-sieurs fois Lacan, Merleau-Ponty, Sar-tre, Hegel, il en appelle à la philosophieet à la dialectique), se tend en mêmetemps vers l'évocation de l'irrémédia-ble, de l'inguérissable. Il décrit, souventavec beaucoup d'audace et de courage(ce qu'il dit des relations sexuelles entreBlancs et Noires, entre Noirs et Blan-ches, fait penser, dans un autre regis-tre, plus ironique encore, aux réflexionsde V.S. Naipaul, ou de Salman Rush-die) ; et pourtant il nous reconduit sanscesse à l'indescriptible, à une sorte detaillis de relations complexes, impossi-bles à dénouer. « Le Martiniquais estun crucifié », écrit-il dans une phrasevéridique et folle, aussi folle que cequ'elle décrit sans vouloir s'en déta-cher. Et ailleurs cette phrase énigmati-que, aux conséquences terribles: « LeBlanc débarquant à Madagascar pro-voquant une blessure absolue ». (c'estmoi qui souligne).

Partons des événements de Madagas-car de 1947 : dans ce pays où la colo-nisation (Galliéni) avait semblé « réus-sie », voici qu'au retour sur l'île d'uncertain nombre de soldats malgachesdémobilisés, des révoltes éclatent, vio-lentes, sauvagement réprimées (nonsans panique) par les autorités colonia-

Jean-Paul Sartre sur laquelle nousreviendrons (cette préface, suppriméede la réédition de 1968 àJa demande deMme Fanon, réapparaît dans la réédi-tion actuelle à La Découverte). Il mou-rut d'une leucémie à New York en1961, à trente-six ans, avant mêmed'avoir vu le livre.La « psychologie» du livre de Man-

noni, c'est la reconnaissance du fait quela colonisation n'a pas été qu'une impo-sition violente. D'abord, elle a mis enjeu un certain type de personnalité occi-dentale, l'homme qui va aux coloniesparce qu'il n'arrive pas à affronter seségaux (le Prospéro de la Tempête, deShakespeare, ou Robinson Crusoe), etqui donc invente entre autres choses unracisme, destiné à justifier sa domina-tion illégitime, dont Mannoni écrit sanshésiter: « Le Nègre, c'est la peur quele Blanc a de lui-même ». Ensuite, l'ir-ruption coloniale rencontre, chez l'indi-gène (Mannoni parle de certains Mal-gaches, mais il pense aussi au « cargo-cult» décrit par les anthropologuesdans le Pacifique, ou à l'accueil réservéaux colons ibériques par les Amérin-diens), un besoin de dépendance,d'adoration, une attente, quelquefoismessianique, de ceux qui viendront leprendre en charge. Oublier cela, parexemple en identifiant sans plus les lut-tes de libération des ex-colonies et lesmouvements de libération dans l'Eu-rope occupée par les nazis, c'est sansdoute ne pas vouloir penser à l'affron-tement de types de culture radicalementdifférents, qui est pourtant au cœur dudrame post-colonial. Le psychanalysteMannoni (il n'était à vrai dire, en 1950,

Aux beaux temps: Saint-Louis du Sénégal, ouverture d'une sessionau Conseil général. (Atlas colonial illustré, op.c.) .h

collection "Esprit"). Livre traduit enanglais, et republié en France en 1984,aux Editions universitaires, sous le titreProspéro et Caliban, augmenté dedivers ajouts, dont un essai de 1966 autitre remarquable: « The Decoloniza-tion of myself » (en anglais parce qued'abord paru en Grande-Bretagne, etpeut-être pas pour cette seule raison, sil'on songe à l'orientation « britanni-que» de la psychanalyse selon Man-noni). La même année, Mannoni avaitfait paraître dans Esprit un article« Psychologie de la révolte malgache ».Le second est le psychiatre martiniquaisFrantz Fanon, auteur en 1952 de Peaunoire masques blancs (éd. du Seuil), unessai qui fit date lui-même (et dont lebeau titre, selon Ch. Baladier, avait ététrouvé par Mannoni). Les livres sui-vants de ces auteurs nous intéressentaussi, mais surtout pour montrer com-ment cette problématique se tarit, don-nant naissance à des réflexions très dif-férentes. Mannoni se fit ensuite connaî-tre par des livres de psychanalyse (dontClefs pour /'Imaginaire, au Seuil, en1969). Fanon,lui, s'engagea du côté dela révolution algérienne, et écrivit lesDamnés de la terre, paru chez Masperoen 1961 avec une préface incendiaire de

C'est pourquoi on aimerait lire desétudes sur l'aspect psychologique desrelations coloniales, et sur l'aspect colo-nial de certaines relations psychologi-ques. Peut-être y gagnerait-on aussi demieux comprendre certains traitsdéroutants des rapports actuels entre laFrance et ses anciennes colonies, enparticulier l'indifférence tenace, opa-que, que l'ancienne métropole mani-feste à ceux que jadis elle a colonisés,exploités, puis émancipés, comme si elleoubliait, non certes leur existence, maisles liens gênants d'amour, de domina-tion, de possession même, la convoitise,les ambitions, l'idéalisme et la cupidité,et les enracinements réciproques.« Vous nous négligez au profit del'Est », crie le Sud; et le Nord de répli-quer: « Vous avez voulu être sansnous; tant pis pour vous ». Scènes dedépit.

Il y a eu de telles études, dans lesannées 50 et 60. J'aimerais revenir surdeux auteurs : le premier est OctaveMannoni, devenu plus tard un célèbrepsychanalyste, un lacanien atypique, àqui son long séjour à Madagascar avaitinspiré un livre paru en 1950, Psycho-logie de la colonisation (éd. du Seuil,

C'est dans ce que les individus ont deplus individuel (leur fierté, leur dépen-dance, leur amour-propre malheureux,leurs désirs, leur perception indivi-dus qui diffèrent d'eux) que sont res-sentis les traumatismes et que s'accu-mulent les forcés violentes caractéris-tiques des conflits coloniaux.C'est aussi que les individus que nous

sommes, qu'ils soient ou non directe-ment intéressés par ces problèmes, nepeuvent pas ne pas y reconnaître -comme dans une illustration à gr.andeéchelle - toute une problématiqueinter-individuelle de portée universelle:un individu, au sens moderne du terme,c'est bien quelqu'un qui se forme à tra-vers des conflits autour de son identitéet de son émancipation, de l'imitationdes modèles et du rejet de ces modèles,de la dénégation de ce qu'on est, de ladépendance et de l'indépendance. Aussiterrible soit-elle, et justement pour cela,la violence coloniale a quelque chose defamilial.

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16 LA DÉCOLONISATIONles et par les colons français.Aujourd'hui encore, ces révoltes restentmystérieuses, et mal connues. Mannonilui-même en dit très peu. S'ensuivirentdes procès, dans lesquels les autoritéscoloniales françaises espéraient prouver- contre toute évidence - la respon-sabilité des chefs nationalistes, et quifirent voir au contraire aux plus luci-des combien la révolte avait été spon-tanée, et la répression aveugle, marquéepar des actes de sauvagerie couverts parla loi et par l'autorité judiciaire, selonun processus dont l'Algérie allait fairevoir plus tard tous les dangers.Aujourd'hui, après tous les événementsqui ont suivi, de Dien-Bien-Phu à lachute de Saïgon en passant par l'indé-pendance de l'Algérie et celle des Etatsd'Afrique Noire, la révolte de 1947 peutparaîtr!: un épisode logique, un signeavant-coureur; à l'époque, elle étaitune énigme, et il me semble qu'elle lereste (comme d'ailleurs les manifesta-tions en Algérie en 1945, elles aussi trèssauvagement réprimées par les Fran-çais).

A mo4ts de penser (ce à quoi abou-tissait la simplification ultime de la pen-sée de Fanon) que tout dans la situa-tion coloniale était violence, oppres-sion, écrasement, et que la révolten'était que la prise de conscience decette violence, et son rejet à la fois natu-rel, et légitime. Si la blessure est « abso-lue », elle ne peut être soignée, elle nepeut être que redoublée ; la violencesubie demande qu'une autre violenceintervienne. Chez Fanon, à vrai dire,le tabou contre la violence subsiste, etil semble souvent n'appeler qu'une vio-lence symbolique, en particulier dansPeau noire masques blancs: «cien esclave exige qu'on lui conteste sonhumanité, il souhaite une lutte, unebagarre » ; ou bien : « Le nègre ignorele prix de la liberté, il ne s'est pas battupour elle ». Dans les Damnés de laterre, une position plus équivoque estdéfendue. C'est d'abord l'affirmation,si souvent reprise, que la violence descolonisés n'est qu'une contre-violence,et donc qu'en un sens elle. n'est pas unevraie violence, une violence qui faitirruption ; le colonisé, en quelque sorte,se débarrasse d'une violence qui lui aété imposée. D'où d'étranges formules,à la dialectique glissante, insaisissable :« La violence du régime colonial et lacontre-violence du colonisé s'équili-

brent et se répondent dans une homo-généité réciproque extraordinaire. »(c'est encore moi qui souligne). C'estaussi le diagnostic porté par le psychia-tre Fanon, qui parle de la violence quasiendémique chez l'Algérien, et y voit unsymptôme de la violence subie. La vio-lence agie, dès lors, sera thérapeutique.« En tant que psychanalyste, écrivait-il déjà dans Peau noire masqIJa blancs,je dois aider mon patient à conscien-ciser son inconscient... à agir dans lesens d'un changement des structuressociales. » Devenu violent dans le ter-rorisme, dans la guerilla, l'Algérien sedébarrasse de sa violence et, par la vio-lence, devient en quelque sorte non vio-lent.Dans son dernier livre, le Remède

dans le mal (Gallimard, 1989), J. Sta-robinski évoque, à propos de Rousseau,cette figure ancienne qui veut que l'ins-trument d'une blessure «( la lanced'Achille»), soit aussi le meilleurmoyen de la guérir. Dans la poésied'Ovide, la blessure d'amour est gué-rie par qui l'a causée. Camille Desmou-lins, dans le n° 7 du Vieux Cordelier,écrit contre Robespierre qui veut pré-server la Révolution des atteintes d'unepresse libre : « Le grand remède de laliberté de la presse est dans la liberté dela presse. » En 1961, Sartre se souvientde cette image et l'utilise pour radica-liser encore la pensée de Fanon : « laviolence, écrit-il, comme la lanced'Achille, peut cicatriser les blessuresqu'elle a faites» (1). La blessure inguc:;.rissable, il veut à la fois la garder bles-sure, et la « cicatriser ». La violenceexercée par le colonisé, Sartre se sou-vient que, selon Fanon, elle blesse aussicelui qui l'exerce. D'où des contorsions« dialectiques », Sartre expliquant quequand le colonisé tue, il tue deux per-sonnes,lui-même et le çolon, et que selève à leur place un homme libre. Phra-ses -terribles : elles se débarrassent -par des.mots - de la difficile intrica-tion coloniale, en même temps qu'ellesbénissent - en la masquant par desmots -la violence nue (dont Mannoniet Fanon, au contraire, conservaientl'horreur).

Il y a aujourd'hui une évidence à lafois irrécusable, et .obscure : que tousles peuples sont égaux, et possèdent(comme s'ils étaient les citoyens d'unerépublique universelle) un droit égal às'auto-déterminer. Qu'ils doivent être

(s'ils le désirent, et ils doivent le dési-rer, s'ils sont vraiment des peuples)indépendants, ne dépendant pas de lavolonté d'un autre peuple. J'aimeraissuspendre cette vérité, en particulier enrevenant en arrière, à ces débats desannées 50 que la guerre d'Algérie devaitinterrompre et apparemment rendrecaducs. J'aimerais comprendre, en mecantonnant au terrain des idées (qui enl'espèce jouent un rôle non négligea-ble), et en m'inspirant de Mannoni, ladifférence qu'il y a entre ce mot d'or-dre d'indépendance, et celui de self-government ou d'auto-administration.

Désirer l'indépendance, c'est désirerne pas, ne plus être dépendant; c'estdonc mettre au premier plan la relation,considérée comme humiliante, infa-mante, que l'on a avec une autre ins-tance que soi ; à vrai dire ce n'est mêmepas une relation, qui supposerait deuxêtres séparés : ce que celui qui veuts'émanciper désire, c'est d'abord sedétacher pour être soi, quitte ensuite àétablir avec celui qui l'englobait (père,mère, famille, métropole) une vraierelation.Le self-government, ce serait plutôt

le désir d'avoir rapport avec soi, avecle problème que l'on est pour soi-même(comment se gouverner 1 comment sepenser comme une unité 1)Autrement dit : le self-government

accepte d'être limité, de laisser hors-jeuquelque chose de plus élevé, qui resteentre les mains du Roi, de Dieu, de lapuissance métropolitaine (et qui finirasans doute par n'être que symbolique).C'est un gouvernement dont le premieracte d'autorité est de se limiter lui-même, de s'auto-limiter. La preuve deson autorité, c'est qu'il ne prétende pasà avoir toute autorité, tout de suite.

Le désir d'indépendance, au con-traire, veut toucher à la racine du pou-voir, à ce qui le relie à l'essentiel. Il veuttrancher cette racine, qui fait mal; ilveut rompre un lien constitutif, etespère par là cesser être autre que soi.Dans l'histoire violente et confuse de

la décolonisation, la revendication oula perspective de self-government oud'auto-déterrnination, voire d'autono-mie interne, a souvent été critiquée parles partisans de l'indépendance commeune solution modérée, réformiste,timide, voire capitularde ou illusoire:à quoi bon se gouverner soi-même pour

les affaires courantes, si l'essentiel desdécisions revient à l'ancienne puissanceresponsable ou coloniale 1 L'essentiel:les affaires étrangères, l'armée...A quoi il faudrait répondre (mais il

faut une discussion calme pour que detels arguments soient entendus) que leself-government est à la fois uneépreuve et une étape. Il permet à denouveaux pouvoirs indigènes de sedégager et d'éprouver leur aptitude àtraiter les problèmes, il favorise l'éclo-sion et l'expression de forces politiqueséventuellement conflictuelles qui mesu-rent leurs forces rC1'pectives et leurs pré-tentions au pouvoir. Il prépare de nou-velles modifications des liens avec l'an-cienne puissance directrice.Utopie, dira-t-on; on n'en est plus

là ; on a assez attendu ; il y a urgence ;nos camarades meurent et sont piéti-nés ; quel droit à l'ancienne puissance 1seul le peuple, selon vos propres prin-cipes, a du droit ... , etc.Bon. Mais se restreindre à la reven-

dication et au mot d'ordre d'indépen-dance, c'est privilégier la relation à l'an-cien maître, c'est vouloir être ce qu'ilétait; et comme c'est évidemmentimpossible, parce que si on devenait lui,on ne serait plus soi, et parce que cequ'il est, c'est justement quelqu'unqu'on imite, et pas quelqu'un qui imite,alors, on aboutit aux terribles lende-mains de l'indépendance, et en parti-culier à cette plainte : que le colonia-lisme a été remplacé par le « néo-colonialisme» (concept qui se veutastucieux mais dont tout l'effort est derepousser vers l'extérieur la responsa-bilité de l'échec de l'indépendance),plus sournois que ne l'était l'anciensystème, et en un sens plus écrasant,plus impossible à renverser.L'intérêt de la réflexion de Mannoni

sur l'indépendance: en tant quepsychanalyste freudien, il sait qu'il n'ya pas d'indépendance totale, « abso-lue». Mais peut-on « savoir» celaavant de l'avoir désiré, de l'avoir

d'en avoir éprouvé les limites 1

•1. Starobinski cite cette phrase de Ben-jamin Constant, en sens diamétra-lement opposé: « La violence n'estpas comme la lance d'Achille ; ellene guérit pas les maux qu'eIle afaits. » (p. 191 nO 56).

Couverture: Odile SAVAJOLS-CARLE

SUD A VINGT ANS

ULYSSE DIFFUSIONDISTIQUE

100 F220 p.

REVUE LIITÉRAIREBIMESTRIELLEN° 90 1990

Jean MALRIEU, Max ALHAU, GabrieUeALTHEN, Simon BREST, Yves BROUS-SARD. Pierre CAMINADE, Jean-PierreCOMETTI, Pierre DHAINAUT, JeanDIGOT, Serge GAUBERT, Léon-GabrielGROS, Hughes LABRUSSE, JacquesLEPAGE, Daniel LEUWERS, RogerLITTLE, Jacques LOVICHI, JacquesPHYTILIS, Gaston PUEL, Dominique SOR-RENTE, Jacques TEMPLE, AndréUGHETTO.

ICONOGRAPHIES

plus que le libre jeu du marché quenous contrôlons. Donc, pas question,vous le comprenez bien, de perdrevotre temps dans des jardinets qui vousnourriraient. Hélas, il a fallu parfois userd'une pédagogie bien sévère, mais dumoins aurez-vous retenu la leçon : ilfaut alimenter le marché avant d'ali-menter l'homme, et c'est seulementquand le marché et ses maîtres sontbien nourris que l'homme peut espérermanger. »«Mais si vous avez des problèmes

de subsistance, rassurez-vous, nousvous enverrons des équipes de télévi-sion et des sacs de riz. Da toute façon,il n'est pas impossible qu'en travaillantdur, vous soyez un jour en mesured'acheter les beaux objets qui seront envente au supermarché du camp. Etvous pourrez même jouer au foot avecnous. »« Voilà, j'espère que vous êtes con-

tents: vous avez obtenu l'Indépen-dance. »

Serge Quedruppenl

« Bonne nouvelle », annonça ledirecteur du camp aux prisonniers ras-semblés, « mon administration et moisommes las de réprimer vos révoltesdans le sang. Nous avons décidé denous retirer et de vous laisser gouver-ner votre camp par l'intermédiaire dedirigeants que nous avons formés ànotre image : s'ils sont efficaces, cesera grâce à ce que nous leur avonsappris, et s'ils sont corrompus ce seravotre faute. Notre générosité enverseux sera grande. Nous saurons respec-ter l'indépendance de leurs appétits etl'originalité de leurs moyens de répres-sion et ne les remplacerons qu'au casoù ils agiraient contre nos intérêts. Biensûr, si vous les maltraitez, nous leurapporterons toute l'aide nécessaire. »« Quant aux travaux auxquels vous

étiez contraints, réjouissez-vous : nosgardiens ne seront plus là pour vous lesimposer, ce seront vos propres matonsqui le feront. Autrefois, c'était nous quidécidions du prix auquel nous vousachetions le produit de votre labeur.Désormais, soyez heureux, ne jouera

Billet

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LA DÉCOLONISATION 17

Mars 1962. L'Armée Nationale se substitue à l'armée française. LaKabylie se proclame indépendante.

nous n'hésitâmes pas à inventer de tou-tes pièces des textes Prétendûment acca-blants pour la colonisation, et à les glis-ser dans toutes les bibliothèques deFrance. Nous remontâmes les siècles,et c'est ainsi que nous réussîmes, parexemple, à graver dans l'esprit dupublic des phrases, des chapitres, deslivres entiers attribués à l'abbé Raynal,à Diderot, que ceux-ci n'avaient évi-demment jamais écrits, voire à glisserdans l'œuvre de Voltaire des phrasescomme le célèbre : « C'est à ce prix quevous mangez du sucre en Europe », quenous ,pûmes introduire jusque dans lepassait sur un pont ou près d'un hôpi-

tal et d'une école, ils fermaient les yeux dictionnaire Robert. Autre exemple,ou détournaient la tête. Dans la région parmi des milliers : la dénaturationde Sétif, je prêtai l'oreille avec complai- totale que nous opérâmes des lettres dusance aux récits d'une pseudo- maréchal de Saint-Arllaud ; pour par-

venir à faire de ce représentant typiquerépression au cours de laquelle l'armée de la France humaniste une brute san-française aurait fait, le 8 mai 1945, desmilliers de morts dans la population, guinaire conquérant la Kabylie par leme gardant d'objecter à mes interlocu- fer et par le feu, nous glissâmes dans

ses lettres des phrases comme celles-ci :teurs qùe le seul fait qu'ils fussent tou- « Chère bien-aimée, je suis bivouaquéjours en vie montrait bien l'inanité de sous un rocher au sommet duquel estleurs propos mensongers.

perchée une ville exactement commeDe retour à paris, je trouvai tout Constantine. Tous les habitants cou-

naturel de joindre ma voix à celles qui ronnent les hauteurs. Les habitantsclamaient que la France n'avait pas à" n'ont jamais rien payé à la France. Jeenvoyer un corps expéditionnaire en leur donne trois heures pour payer, ouIndochine. Pire encore: mon père je vais détruire leur nid de vautour ets'étant vu décerner à titre posthume la le jeter dans le ravin. Leursjardins sontqualité de « résistant », j'eus l'audace charmants... » Ou bien comme celle-d'opérer une comparaison entre la lutte là : «Le lendemain, le jour nous aqu'il avait livrée contre l'occupation montré deuX pieds de neige... Je meétrangère et celle que les Vietnamiens mets en route, et à peine avais-je faitmenaient contre l'armée française, pré- - quelques centaines de mètres, quel spec-tendant ne pas voir que dans le premier 'tacle,frère, et que la gue"em'a semblécas il s'agissait de se battre contre l'Al- hideuse!Des tas de cadavrespressés leslemagne nazie, et dans le second, de uns contre les autres et morts gelés pen-s'opposer à la France des Droits de dant la nuit! C'était la malheureusel'homme. population des Beni-Naâsseur, c'étaientC'est au début des années cinquante, ceux dont je brûlais les villages et que

à la fin de la guerre d'Indochine, que je chassais devant moi »(2). Nousje ressentis la nécessité de formuler mon inventâmes aussi de toutes pièces deanticolonialisme dans une « doctrine» fausses campagnes coloniales, imagi-cohérente qui permit d'accélérer la nant par exemple que la missionchute de ce qui était devenu l'Union Voulet-Chanoine, comme avant ellefrançaise. Je me réunissais dans un celle de Galliéni, comme avant elle cellesous-sol de Saint-Germain-des-Prés de Faidherbe, avait imité le roi nègreavec mes complices : Frantz Fanon, Samory en brûlant les villages et enJean-Paul Sartre, Régis Debray et Maî- exterminant les populations sur sontre Jacques Vergès. (Régis Debray passage - ce qui d'ailleurs n'eût étén'avait alors que quatorze ans, mais que la réponse du berger à la bergère,c'était un génie précoce). et comme s'il existait un autre moyen

de faire entendre raison à des primitifs.Enfin nous rédigeâmes de faux livres

cation historique. J'étais moi-même d'auteurs contemporains que nousorfèvre en la matière: n'avais-je pas été fîmes chanter en les menaçant de révé-chassé ignominieusement du parti com- 1er leurs mœurs cachées : ce fut le casmuniste français pour avoir diffusé un d'André Gide pour son pseudo Voyagefaux «Rapport secret» attribué à au Congo.Khrouchtchev? Quant à Sartre, son En même temps, nous recrutions destempérament de hyène dactylographe centaines d'agents. Parmi les plus,nous fut d'un grand secours. Donc notoires, j'en citerai deux, qui étaient

l'homme blanc que de« découvrir» quel'ancêtre de l'homme était un Chinois.Mon père, sous prétexte d'écrire l'his-toire de la Chine, distilla l'idée perni-cieuse de l'équivalence des civilisationset, pire, des religions.

Après 1940, mon pèrerévèle sa vraie nature

Tel est le climat méphitique danslequel j'ai vu le jour. Tout petit, j'ai étéabonné aux publications de la « Liguemaritime et coloniale » afin de toutconnaître de l'ennemi que j'aurais àcombattre. A trois ans, ma mère m'en-seignait mes premiers sabotages : ainsij'appris à percer de minuscules trousd'épingles qui le rendraient inutilisable,le papier d'argent que je collectionnaisdans le but de procurer du riz aux petitsChinois. Le bon Père blanc qui lesrécoltait découvrit mon forfait et il ensanglota : ce fut la première fois que jevis sangloter l'homme blanc et j'en tiraiune volupté telle que, toute ma vie, jen'ai eu de cesse de l'éprouver encore.

C'est après 1940, que mon pèrerévéla sa vraie nature : il commença àse réjouir ouvertement des succès desAnglo-Américains et du colonel félonde Gaulle. L'occupation de l'Afriquedu Nord et la perte du Liban ne lui tirè-rent pas une larme. Il refusait toutegrandeur à l'idée de construction del'Europe nouvelle. Il poussa même l'ab-jection jusqu'à se réjouir de la victoiredu totalitarisme à Stalingrad. Malheu-reusement pour lui, il commit uneerreur cie calcul en affichant trop tôtson résistantialisme : il mourut dans uncamp de prisonniers politiques nomméBuchenwald, victime d'une sous-alimentation elle-même due à la pénu-rie générale qui frappait l'Allemagneassiégée; juste retour des choses, ilagonisa à peu de distance du chêne deGœthe, symbole de cette civilisationeuropéenne qu'il avait tant honnie.Après la guerre, je me trouvai donc

livré à moi-même. A seize ans, je voya-geai en Algérie afin d'y prendre descontacts subversifs. Durant ce voyageje me complus systématiquement àfond de cale puis dans des wagons demarchandises, prétendant qu'il s'agis-sait là de la « quatrième classe » etmême de la « classe indigène» : je m'yretrouvai en compagnie d'une multi-tude d'individus sans aveu, tolérés avecbeaucoup d'indulgence par l'adminis-tration coloniale; ils s'entassaient làdans une honteuse promiscuité et sedésignaient eux-mêmes sous le nomd'« Arabes ». Chaque fois que le train

Confessiond'un anticoloni'aliste

François Maspero

Chère Quinzaine littéraire,Je n'avais pas prévu d'écrire une contribution à votre

numéro d'été, avant de lire une brève note rédigée par unmembre du Comité de rédaction, intitulée, vous le savez, « Cequi manque à ce numéro », et s'ouvrant par ces mots :« Unréexamen des doctrines anticolonialistes françaises (FrantzFanon, Jean-Paul Sartre, François Maspero, Régis Debray,Maître Jacquès Vergès). « J'ai donc procédé pour mon compteà ce « réexamen ». Je vous en livre le résultat.

Je suis né en 1932 dans une familled'intellectuels louches. Mon grand-pères'appelait de son véritable nom Drey-fus de la TremoiUe ; élevé dans le dou-ble respect obscurantiste du Protocoledes sages de Sion et du drapeau blancdu comte de Chambord, il voua trèsjeune une haine mortelle à la culture. européenne en général, à la France desLumières et à la Troisième Républiqueen particulier. Il comprit que le meil-leur moyen de lutter contre le Progrèset la Civilisation était de concentrer sescoups sur l'Empire colonial dont JulesFerry parachevait alors la consolidationet qui risquait d'étendre les Droits del'homme au monde entier.Il éduqua ses enfants dans cet esprit

de haine pour les placer aux points stra-tégiques du système colonial. Monpère, pour sa part, choisit très tôtl'Extrême-Orient pour théâtre de sestristes exploits. Dès le lycée, il avaitformé une bande avec quelques cama-rades, dont le cri de ralliement était :« Mort au colonialisme! Mort àl'homme blanc! » Parmi les affidésfigurait notamment Louis Massignon,lequel était très lié lui-même à un cer-tain Charles de Foucauld. Ce derniers'était déguisé en Juif pour pénétrerclandestinement au Maroc et dresserainsi durablement les musulmans con-tre la France ; puis il fit semblant de seconvertir à la foi chrétienne, et alla chezles Touaregs prendre des poses ridicu-les, histoire de déconsidérer l'autoritédes Européens. D'ailleurs sa haine desEuropéens atteignit un tel paroxysmequ'il finit par se démasquer en écri-vant : « Nous avons là trois millions demusulmans desquels le million d'Euro-péens vivant en Algérie vit absolumentséparé, ignorant tout ce qui les con-cerne, saris aucun contact intime aveceux, les regardant toujours comme desétrangers et la plupart du temps commedes ennemis» (1). Apprenti sorcier, ilmourut égorgé par des indigènes fanati-ques. Massignon, lui, se prétendit prê-tre catholique de rite oriental et semale désarroi au Moyen-Orient en prônantl'identité des religions musulmane etchrétienne. Lui aussi finit par se démas-quer, quand beaucoup plus tard, en1947, il lança des protestations déma-gogiques contre les camps dans lesquelsles réfugiés palestiniens étaient allésd'eux-mêmes s'enfermer - et dont,plus de quarante ans plus tard, ils neveulent toujours pas sortir. Quant àmon père, pour mieux tromper sonmonde, il affecta d'être athée, ce quine l'empêcha pas de rejoindre en Chineun jésuite, autre membre du complot,Teilhard de Chardin; celui-ci, n'avaitrien trouvé de mieux pour rabaisser

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Juillet 1962. Alger fête l'indépendance

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à notre entière dévotion : Pierre-Vidal-Naquet, qui se faisait passer pour juif,et Madeleine Rebérioux, une anciennemaîtresse de Jaurès. Tous deux nousfurent très précieux pour permettre,dans un climat de grande confusionémotionnelle, l'assimilation des antico-lonialistes aux dreyfusards ; et mêmeopérer un glissement scabreux de lasociété coloniale à la société totalitaire.D'autres, tel André Mandouze qui seprétendait catholique, nous permirentde pervertir le message évangélique.Enfin nous eûmes notre nègre de ser-vice. Aimé Césaire, à qui nous fimesécrire le Discours sur le colonialisme.

Parallèlement, Alfred Sauvy avaitinventé pour nous le vrai-faux conceptde « tiers-monde », et nous diffusâmeslargement le faux-vrai concept de« sous-développement ».

Lorsque éclata l'insurrection enAlgérie, tout était en place pour perver-tir durablement l'intelligentsia et intoxi-quer l'opinion. Nous n'eûmes pas demal à montrer l'inanité des propos duministre de l'Intérieur, un dénomméMitterrand, qui clamait de toute bonnefoi: « L'Algérie, c'est la France ».Notre système était simple: nousavions des complices infIltrés dans tousles rouages de l'armée et de l'adminis-tration, avec pour mission de se livrerà des « bavures» que nous nous char-gions ensuite de rendre exemplaires : ilsuffisait ainsi que nous donnions laconsigne à l'aumônier des parachutis-tes, le révérend père Delarue, qui étaiten fait des nôtres, de tenir des proposlégitimant la torture, pour que l'Arméefrançaise dans son ensemble se trouvelâchement salie dans l'opinion interna-tionale, juste au moment où elle accom-plissait cette mission admirable de con-centrer une partie de la population algé-rienne dans des camps dits de regrou-pements à l'ombre du drapeau tricoloreet sous la protection des Droits del'homme. Nous savions aussi répartirles rôles : nous plaçâmes l'un de nosacolytes, un certain Robert Lacoste,comme ministre résident à Alger, lequelmultiplia des camps d'internement oùfurent entassés les suspects, dont cer-tains, particulièrement malins, « dispa-rurent ». Là-dessus, nous envoyâmesune autre complice, Germaine Tillion,qui affecta de dénoncer ces violationsdes Droits de l'homme. Puis dans laconfusion, Maître Vergès vint lui-mêmeplaider pour les nationalistes algérienset ressortit le vieux couplet amalgamantrésistance et terrorisme. En fait, il s'ap-prêtait dès cette époque à assurer ladéfense de Barbie, ce qui est bien la

preuve irréfutable que les rebelles algé-riens étaient des nazis.Nous avions même réussi à placer un

soi-disant socialiste, Guy Mollet, à laprésidence du Conseil ; quand il nemarchait pas droit, nous le rappe-lions à l'ordre par quelques tomatesbien ajustées. Malheureusement un élé-ment imprévu vint bouleverser nosplans: l'arrivée au pouvoir du généralde Gaulle, issu d'un gang rival. Nousvîmes vite - dès son premier : « Je vousai compris » - que comparés à lui, nousn'étions, au jeu du cynisme, que desenfants.Nous réussîmes quand même un der-

nier beau coup : celui de faire nommerpréfet de police Maurice Papon qui,le17 octobre 1961, fit tuer par les poli-ciers parisiens plus de deux cents mani-festants algériens pacifiques; malheu-reusement, la vague d'indignation nefut pas à la hauteur de ce que nousescomptions. Quoiqu'il en soit, nousavions promis l'impunité à MauricePapon et nous avons tenu parole. Lapreuve en est que, inculpé de crimes.contre l'humanité pour son activitéantisémite à Bordeaux pendant laguerre, il n'a jamais été inquiété pourson activité antiarabe à Paris en 1961.Face à de Gaulle, il fallut désormais

jouer serré. Il ne suffIsait plus de répan-dre des sophismes ravageurs du genre :« Un peuple qui en opprime un autren'est pas un peuple libre ». En 1960,nous décidâmes de nous démasquer endonnant à la doctrine anticolonialistefrançaise sa formulation la plus ache-vée : je veux parler du manifeste pourle Droit à l'insoumission, appelé encore« Manifeste des 121 » (3).La légende veut que ce manifeste ait

été rédigé par quelques intellectuelsindépendants, notamment MauriceBlanchot, Dionys Mascolo, MauriceNadeau. Bien entendu, ceux-cin'étaient depuis longtemps que desmarionnettes dont nous tirions les ficel-les. Pour comprendre à quel point dedéréliction nous avions réussi à réduirel'intelligentsia de cette époque, il fautsuivre le diagnostic établi récemmentpar une historienne objective : « En1960, les intellectuelsparisiens signaientsans bien lire n'importe quelle pétitionaffirmant que la lutte armée était undevoir, une lumineuse nécessité, vrai-ment la seule solution (4) ».Je faisais semblant de croire à la sin-

cérité du programme de la Fédérationde France du FLN, en fait un gang detueurs algériens, et diffusais des bro-chures clandestines qui affIrmaient quela future république algérienne serait

socialiste et laïque, et que les minori-tés européenne et juive devaient resteren Algérie. Il s'agissait, on le sait,d'ignobles mensonges; la preuve his-torique en a été administrée, commetoujours, par le fait que rien de toutcela ne s'est réalisé; comment les mili-tants de la fédération de France duFlN ont-ils pu avoir le cynisme de lan-cer de telles affirmations, alors quedeux ans plus tard à peine, en juillet1962, ils devaient se faire écraser par lesblindés de Ben Bella et de Boumedienneaprès une brève tentative aventuriste de« Commune d'Alger » ?En fait, mon système était désormais

au point. Il reposait sur deux procédésfondamentaux. Le premier était la pro-clamation hypocrite de valeurs auxquel-les, bien entendu, nous ne croyions paset auxquelles nous menions au contraireune guerre sans merci : ainsi des droitsde l'homme, de l'humanisme, etc. Encela, nous restions de fidèles disciplesde Staline, qui n'hésitait pas à profé-rer que « l'homme est le capital le plusprécieux » tout en pourvoyant le Gou-lag. Le second procédé était celui de lafalsification historique, mais poussée àun point de perfectionnement jamaisatteint. En effet, j'avais compris qu'ilne suffIsait plus de falsifier les archi-ves du passé. Il fallait résolument s'at-taquer à celles de l'avenir. Le principeétait simple: il s'agissait de défendreune entreprise politique en arguant deses convictions généreuses, et d'affec-ter de ne pas tenir compte de sa défaiteou de sa dénaturation futures, commesi celles-ci ne constituaient pas la preuvede sa fausseté intrinsèque.

Un bon exemple de l'applicationsimultanée de ces deux procédés setrouve dans les Damnés de la terre deFrantz Fanon. Alors que, comme l'aexcellemment montré un historien de lapensée contemporaine (5), tout ce livren'est qu'un cri de haine contre l'hommeblanc, on y trouve cette conclusioncyniquement contradictoire... « Allons,frères, nous avons beaucoup trop detravail pour nous amuser des jeuxd'arrière-garde. L'Europe a fait cequ'elle devait faire et somme toute ellel'a bienfait ,. cessons de l'accuser maisdisons-lui fermement qu'elle ne doitplus continuer à faire tant de bruit.Nous n'avons plus à la craindre, ces-sons donc de l'envier. (u.)Nous ne vou-Ions rattraper personne. Mais nousvoulons marcher tout le temps, la nuitet le jour, en compagnie de l'homme,de tous les hommes. Il s'agit de ne pasétirer la caravane, car alors chaque rangperçoit à peine celui qui le précède etles hommes qui ne se reconnaissentplus, se rencontrent de moins en moins,se parlent de moins en moins» (6). Etle même historien montre brillammentcomment, dans sa préface à ce livre,« trésor de nullité théorique, de contre-sens historique », Jean-Paul Sartre fal-sifie l'Histoire AL'AVANCE: « Unefois l'Occident maudit, une fois leblanc-seing donné (...) aux nouveauxrégimes issus de la décolonisation, Sar-tre retourne à ses chères études et politson Flaubert» (5). Il est en effet évi-dent qu'en écrivant sa préface en 1961,Sartre aurait dû prendre en compte lanature réelle des régimes qui devaientsortir de la décolonisation, lesquels ontcommencé à se mettre en place à partirde 1962. Au lieu de cela, non seulementil a affecté de ne rien voir, mais il a réci-divé : loin de rester à polir son Flau-bert qu'il n'aurait jamais dû quitter, ils'est lancé deux ans plus tard dans denouvelles nullités théoriques et de nou-veaux contresens historiques à proposdu personnage de Lumumba, après sonassassinat par Mobutu, prétendant queLumumba avait incarné un type d'hu-manisme et de démocratie en Afriquedont nous savons bien qu'ils étaient

LA DÉCOLONISATIONparfaitement mythiques puisqu'il n'apu les mettre en œuvre: là comme ail-leurs, l'Histoire a tranché, montrantqui, de Lumumba ou de Mobutu, re-présentait authentiquement l'indépen-dance africaine. Et Sartre, là encore,n'est qu'un sophiste.

A la même époque, en 1959, sou-cieux de donner une façade à ma doc-trine anticolonialiste, je créai les édi-tions Maspero, puis la revue Partisans.Dès les deux premières années, on vitse dessiner la cohérence du projet, quiétait d'orienter cette doctrine anticolo-nialiste vers un marxisme-léninismeradical. Qu'on en juge: aux côtés demes vieux complices - Fanon, Sartre,Vergès (Debray finissait de passer sesexamens) -, apparurent des noms quicachaient en fait autant d'agents denotre mafia : Pietro Nenni, GeorgesSuffert, Robert Barrat, André Man-douze, Georges Balandier, DaniloDolci, Lucien Goldman, Maurice Mas-chino, Gérard Chaliand, Vercors, RenéDumont, Jacques Berque, GeorgesPerec... J'avais eu beau placer mes édi-tions sous le patronage abusif dePéguy, en le citant démagogiquementen tête de mon « catalogue », personnene pouvait être dupe. Il était clair queje préparais la route à des collectionsplus musclées qui, six ans plus tard,devaient être dirigées par ces véritablesterroristes de la culture ayant nomCharles Bettelheim, Georges Haupt,Louis Althusser, Maurice Godelier,Pierre Vidal-Naquet, Albert Memmi,Fanchita Gonzalez-Batlle, Jean Mai-tron, Fernand Oury, Emile Copfer-mann, Roger Gentis et Yves Lacoste(7). Mais tous, en fait, encore et tou-jours, simples propagateurs de ma« doctrine» et manipulés par messoins.

Je perfectionnemon système

Dans le même temps, je perfection-nai encore mon système de falsifica-tions : j'affectais une prédilection pourla publication de perdants de l'histoire,pourvu qu'ils aient peu ou prou rêvé desocialisme. Rosa Luxemburg, KarlLiebknecht, Boukharine, Trotsky,Victor-Serge, Kropotkine, Nizan, tousces personnages que l'histoire avait àjuste titre envoyés dans sa poubelle -preuve irréfutable que leur action étaitfausse, leur pensée fumeuse, et leurprojet mythique -, tous ces losers, jeme repaissais littéralement de leursœuvres et de leur biographie et je per-vertissais la jeunesse par leur lecture.Plus pervers encore, je m'emparais dela même manière de la pensée et de l'ac-tion de certains contemporains, mortspour avoir poursuivi des projets toutautant chimériques : Félix Moumié,Patrice Lumumba, Mehdi Ben Barka,Che Guevara, Osendé Afana, MartinLuther King, Malcolm X, ou AmilcarCabral: je prétendais qu'ils nousavaient légué au-delà de leur échec etde leur mort quelque chose d'essentiel.En fait, c'est à mon sens l'Humanitéqui a donné dans ces années la défini-tion la plus véridique de mon entre-prise : « Maspero publie ce que mêmele rebut des rebuts gaullistes n'accep-terait pas d'écrire. »

Aujourd'hui que depuis huit ans jene suis plus éditeur, que je ne pollueplus la société civile de libelles irespon-sables, et que, là comme ailleurs, leschoses ont été remises dans le droit che-min du réalisme et de l'effIcacité,aujourd'hui que l'heure est enfin venuede dresser un « état des lieux », il esttemps de l'admettre: moi et mes com-plices, nous sommes battus. Notre anti-colonialisme ne résiste pas à son réexa-

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LA DÉCOLONISATIONmen. Oui, il se perd dans les brumes de'l'absurdité. Nous avons appris des véri-tés essentielles : de même que la Révo-lution française était porteuse de la ter-reur jacobine, que le jacobinisme étaitporteur du marxisme et que celui-ciétait porteur du totalitarisme lénino-stalinien et donc du Goulag, de mêmel'opposition à la guerre d'Indochineétait porteuse des Khmers rouges, l'op-position à la guerre d'Algérie était por-teuse de l'intégrisme des ayatollahs, leguévarisme était porteur de Sentierlumineux. Et la meilleure preuve que laFrance de de Gaulle, de Pompidou etde Giscard a eu raison de faire et dedéfaire les régimes de Fulbert Youlou,de Tombalbaye, de Bokassa ou

Jean-Marie Fardeau

d'Ahidjo, et de soutenir indéfectible-ment ceux de Mobutu, de Hassan II oude Bongo, c'est que la France des socia-listes fait exactement la même chose.Dans l'un de ces répugnants factums

où était distillé le venin des doctrinesanticolonialistes françaises, PierreVidal-Naquet qualifiait celles-ci de« fidélité têtue» (8).

Aujourd'hui que l'Europe s'unifiesous le signe des Droits de l'homme etretrouve sa foi en elle-même autour duchêne de Weimar à nouveau verdoyant,je découvre enfin à quoi nous devonsêtre vraiment fidèles. Nous devons êtrefidèles à cette mission civilisatrice de lacolonisation française, qui s'est incar-

née dans un maréchal de Saint-Arnaud,une mission Voulet-Chanoine, un JulesFerry, un Robert Lacoste ou un Mau-rice Papon. Fidèles et fiers. Et nousdevons souhaiter ardemment que, bien-tôt, cent glorieux Kolwezi viennent àtout jamais effacer l'affront de DienBien Phu. •

1. Robert et Denise Barrat, Charles deFoucault, 1959.

2. Lettres du Maréchal de Saint-Arnaud, 1855.

3. « Nous respectons et jugeons justi-fié le refus de prendre les armes con-tre le peuple algérien.

19Nous respectons et jugeons justifiéela conduite des Français qui esti-ment de leur devoir d'apporter aideet protection aux Algériens oppri-més au nom du peuple français ... »

4. Jeannine Verdès-Leroux, la Lune etle Caudillo, 1989.

5. Pascal Bruckner, le Sanglot del'homme blanc, 1986.

6. Frantz Fanon, les Damnés de laterre, 1961.

7. Ceci est la liste complète des direc-teurs de collection des éditions Mas-pero à la fin des années 60.

8. Pierre Vidal-Naquet, Face à la rai-son d'Etat, La Découverte.

Mais que contient doncle « Rapport Hessel » ?

Le « Rapport Hessel » est une pièce essentielle du dos-sier si controversé de la « coopération» 'française en Afri-que noire. La Quinzaine littéraire ne peut être indifférenteà la personnalité de son auteur, laquelle nous ramène de façontrès inattendue à l'avant-garde littéraire de l'entre-deux-guerres. L'adolescence du jeune Stephen, futur ambassadeurde France, s'était déroulée entre sa mère l'artiste Helen Hes-sel, son père l'écrivain anti-nazi Franz Hessel, et leur ami trèsintime Henri-Pierre Roché, bref le trio tendre et tumultueux,qui revit dans le roman de Roché Jules et Jim et le film qu'entira François Truffaut. Des exubérantes années 30 aux vicis-situdes du « pré carré» africain soixante années plus tard,le fil que trace discrètement une destinée individuelle n'est-ilque fortuit ?

Une fois n'est pas coutume, c'est àMatignon qu'a été prise la dernière ini-tiative dans le domaine de la coopéra-tion Nord/Sud. En demandant à ungrand commis de l'Etat, M. StéphaneHessel, un rapport sur « les relationsentre la France et les pays en dévelop-pement », le Premier ministre savaitsans doute que le résultat aurait l'allured'un pavé dans la mare. Même si cediplomate - il a été ambassadeur -recourt tout au long de son texte auconditionnel, son rapport dépourvud'ambiguïté n'a guère plu aux respon-sables de la politique de coopérationqui se trouvent au « Château ». Remisau ministre le 1or février 1990 il setrouve actuellement bloqué à l'Elysée.Le bilan dressé ne doit pas faire plai-

sir à entendre. Il révèle les grandescarences de la politique française d'aideau développement : détournement del'aide au profit d'élites locales, tropgrande concentration géographique surles' pays francophones sub-sahariens,bureaucratie excessive, incohérenceentre certaines « aides ». Tout au longdes 177 pages, M. Hessel, dans un stylefeutré mais clair, démontre, dénonce etpropose.La France se soucie-t-elle vraiment

d'articuler ses interventions en Afri-que, et celles des instances internatio-nales ? Le Rapport, qui s'ouvre surcette question essentielle, est peu flat-teur. Absence de concertation intermi-nistérielle avant certaines réunionsinternationales (notamment celles duComité d'aide au développement del'OCDE), initiatives sur

la dette ou sur l'environnement maissans définition précise d'une stratégiede développement. Plus grave encoreest l'incapacité de la France d'articu-ler son aide « bilatérale » avec l'aide« multiratérale »accordée par les agen-ces spécialisées des Nations Unies, oucelle de la Communauté européenne.L'auteur rappelle pourtant à ceux

la concurrence dans ledomaine de la coopération, que « lacrainte d'un partage accru de cettecharge par une réduction de notreinfluence au profit de nos rivaux nepeut être retenue car ce partage est iné-vitable ».

Non moins discrètement, mais nonmoins fermement, M. Hessel redouteque « le souci légitime du ministère desFinances de promouvoir nos exporta-tions n'entraîne des effets pervers surles équilibres financiers des pays con-cernés ». Il s'agit bien d'effets per-vers ... La France préfère expédier versles pays africains des biens et produitsde prix élevé, aussi mal adaptés aux res-sources qu'aux besoins de ces pays.

L'aide française doit-elle être concen-trée sur les anciennes colonies du Suddu Sahara françaises? Le Rapport, quiprocède d'une réflexion globale sur .le« Nord-Sud », stigmatise la fameusepolitique du « pré carré », de Dakar àKinshasa, d'Abidjan à N'djamena. Ilpréconise pour les années à venir deredéployer les moyens vers d'autresparties du monde.A l'intérieur même de ce pré carré,

la coopération est un échec patent. « La

coopération a manqué du recul néces-saire pour éviter que ces pays sombrentdans la crise et si elle a su les aider au jourle jour, elle n'a pas su les aider à iden-tifier des stratégies de développementà moyen terme ». En termes moinsdiplomatiques, ceci vise la pratique des« fins de mois »versées par Paris à unequinzaine de pays africains, pour payerleurs fonctionnaires. M. Hessel relèveainsi que les prêts à l'ajustement struc-turel et les subventions budgétairespour ces pays « ont pris une extensionalarmante (500 millions de F. au débutdes années 80, 3,3 milliards de F en1989) ».La coopération franco-africaine est-

elle une « affaire d'Etat », l'affaire duseul Etat? L'auteur consacre un cha-pitre spécial à ce qu'il appelle « la coo-pération hors-Etat », c'est-à-dire auxinitiatives des organisations non gou-vernementales (ONG) et des collectivi-tés locales. Il rend hommage à la qua-lité du travail des ONG, seules capablesselon lui d'atteindre les populations lesplus défavorisées. Avec 52 millions defrancs de subventions de l'Etat pour lesONG (soit 0,3 070 du total de l'aidepublique au développement), le rapportnote que la France se trouve à la traînedes autres pays de l'OCDE (5,3 0J0 enmoyenne). M. Hessel insiste sur la

Au drugstore1l'

réflexion qui doit s'instaurer entrel'Etat et les ONG à partir de l'expé-rience et de la connaissance du terrainqu'ont celles-ci. Mais n'aurait-il pas purappeler un certain nombre de propo-sitions faites par les ONG lors de lapréparation de son rapport : facilitésfiscales pour les emplois dans les ONG,ligne budgétaire pour des échanges Sud-Sud, participations des ONG aux délé-gations françaises lors des conférencesinternationales ....La proposition d'instituer un Haut

Conseil de la Coopération au dévelop-pement restera le point le plus polémi-que du rapport. Pour l'Elysée, cetteidée a le goût rance de la période 81-82

laquelle Jean-Pierre Cot assu-mait les fonctions de ministre de laCoopération. Effaré devant la multipli-cité des structures concernées par l'aideau développement, M. Hessel, commeM. Cot il y a huit ans, estime urgentla mise en place d'une instance d'éva-luation, de coordination, de prospec-·tive à moyen et long terme sur la ques-tion des rapports entre la France et lespays du Sud. Pour le rapporteur, lesmembres de ce Haut Conseil - sonprésident en particulier - devraientêtre nommés par... le Premier ministre.L'Elysée a réagi vivement, voyant làune atteinte au domaine traditionnel-lement réservé au président de la Répu-blique. Certains n'ont pas hésité àdéclarer cette proposition « anticonsti-tutionnelle ».Ce rapport, très attendu par tous

ceux qui veulent voir changer les butset les méthodes de la coopération.de laFrance avec les pays du Sud, est-il des-tiné aux oubliettes de la République ?La marge de manœuvre de Matignonpour imposer son point de vue paraîtbien étroite.Côte d'Ivoire, Gabon, Cameroun,

Zaïre... la dégradation du climat socialet politique dans ces pays devrait pour-tant inciter la France à sortir de sescadres d'action traditionnels. Pourl'instant, la France n'a rien de nouveauà proposer, M. Hessel ne relève-t-i1 pasdans son rapport: « la rareté des pri-ses de position française officielles etnotre difficulté à exprimer, face auxexperts de la Banque mondiale et duFMI, des analyses et des contre-propositions contribuant à faire avan-cer le développement ». Qu'en termesgalants... •

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François Gaulme

LA DÉCOLONISATION

Les hommes d'affaires françaiset l'Afrique

Un héritage de l'Empire: la culture du coton

Dans les relations franco-africaines,l'heure est aux remises en cause, danstous les domaines. A La Baule, les chefsd'Etat participant au Sommet ont reçude la part du président Mitterrand unsévère avertissement: ils doivent pro-céder à une ouverture démocratiqueaussi grande que possible comme faireen sorte que leur justice, leur adminis-tration, leurs douanes marchentmieux ; ils auront à collaborer avec laFrance pour éviter la fuite des capitaux,que l'existence de la zone Franc faci-lite.Cette sévérité de propos, enrobée de

politesse mais claire sur le fond, s'ex-plique par la distance croissante entrela pratique gouvernementale en Afrique .et les aspirations populaires, mais aussipar la grave crise des relations écono-miques entre la France et l'Afrique.Celle-ci se manifeste sous plusieurs

aspects : une aide financière directe auxEtats en difficulté devient chaque jourplus importante. Elle est liée à des enga-gements de leur part (ce que l'onappelle en jargon financier internatio-nalles « politiques d'ajustement struc-turel »), mais devient d'autant pluspesante pour la France que s'y ajoutele déficit du compte d'opération desdeux banques centrales africaines de lazone Franc, qu'en dernier ressort lesautorités françaises ne peuvent quecombler. Certes, tout cela reste uneffort peu important par rapport à lamane monétaire de l'ensemble de lazone Franc ou au budget de la France.Mais il est probable que les citoyensfrançais, à mesure que la presse les renciplus sensibles aux gaspillages constatésen Afrique, seront de moins en moinsfavorables à un appui inconditionnel àdes Etats ql;li n'ont pas su se gérer.Un autre aspect de cette crise est le

retrait relatif des sociétés françaises quiopèrent en Afrique. Pour le présidentdu ClAN (Comité des investisseursfrançais en Afrique noire), M. Jean-Pierre Prouteau, porte-parole des

milieux d'affaires ayant investi sur leContinent africain, la crise qui lesaffecte en est à la septième année. Aumieux, les sociétés résistent et ne fontplus que des investissements d'entre-tien, et les trois-quarts de l'échantillond'investisseurs interrogés par le ClAN(500 sociétés) envisagent un redéploie-ment de leurs activités hors d'Afriquedans les trois ans. Depuis 1984, 200sociétés filiales africaines de groupesfrançais auraient cessé leurs activités,sur un total de 1 500 (15 % environ),d'après la même source. C'est pourquoila stratégie de celles qui restent sur placeest définie de la manière suivante parM. Prouteau : défense des positions(mais non expansion) en Afrique fran-cophone; choix d'un « redéploie-ment » en direction du Maghreb etde l'autre Afrique (anglophone et luso-phone, surtout dans la partie australe) ;« rééquilibrage hors Afrique» avec un« net désir de retour vers la CEE et laFrance, pour les firmes de traditionafricaine» (1).

Joignant l'exemple à la parole, M.Prouteau a mené fin juin une déléga-tion du CNPF et du ClAN, forte d'unevingtaine de membres, en Namibie eten Afrique du Sud. Impressionné parle potentiel économique de la partieaustrale du Continent, il a décidé deplaider pour la levée des sanctions euro-péennes contre la RSA et pour la« déculpabilisation» (c'est le termequ'il a employé à Johannesburg) dessociétés françaises installées en RSA ouappelées à le faire. Cette attitude cor-respond aux vœux de tous les Sud-Africains, en dehors de certains grou-pes de lutte contre l'apartheid. La mis-sion Prouteau avait reçu l'approbationde Nelson Mandela, qui a établi d'im-portants contacts avec les milieux d'af-faires lors de sa grande tournée mon-diale de juin-juil1et, au cours de laquelleil a soutenu une opinion quelque peuparadoxale : maintenir les sanctionscontre l'Afrique du Sud, mais y faire

venir dès que possible les hommes d'af-faires étrangers en nombre accru.La mission économique française en

Afrique australe n'a pas eu de résultatsimmédiats dans le domaine de l'inves-tissement. Elle visait d'ailleurs princi-palement à faire connaître les milieuxd'affaires français investis en Afrique,qui sont relativement ignorés sur lemarché très compétitif de la partie aus-trale (si la France est le premier four-nisseur du Continent africain avec20 % des importations de celui-ci, ellen'a qu'environ 5 % du marché en Afri-que du Sud et ses exportations versl'Afrique australe ne représentent que0,5 % de ses ventes dans le monde).Mais il fallait agir, pour redonner con-fiance dans l'avenir du Continent afri-cain à des entreprises subissant en cemoment une sorte de crise d'identité.Les principales sociétés françaises qui

travaillent sur l'Afrique, 70 groupesenviron totalisant à eux seuls 80 à 90 %du commerce et de l'investissementfrançais dans ce continent, selon leschiffres du ClAN, doivent affronter lemanque de trésorerie des Etats africainsqui ne permet plus bien des grands pro-jets, dont certains n'étaient d'ailleursque des « éléphants blancs » mais quifaisaient travailler les entreprises. Ellesont aussi à attendre de plus en pluslongtemps le paiement de ce qui leur est

da pour la même raison, surtout auCameroun et en Côte d'Ivoire, jadis lemodèle des relations franco-africaines.Enfin, elles souffrent de transforma-tions internes, du fait du redéploiementgéographique ou sectoriel qui est indis-pensable à la recherche de leur équili-bre financier.Des témoignages récents de ces dif-

ficultés ont beaucoup frappé le mondeexigu de ceux qui travaillent sur l'Afri-que : la BIAO (Banque Internationalepour l'Afrique Occidentale) a été miseen liquidation en juin, pour avoir faitde très mauvaises affaires ces dernièresannées, malgré son passé d'héritièredirecte de la Banque du Sénégal, crééesous le Second Empire ; les présidentsdes trois principales sociétés de com-merce français en Afrique, le CFAO,la SCOA et°PTORG ont tous changébrutalement dans la dernière décennieet le remplacement récent, à la CFAO,d'un homme ayant fait toute sa carrièreen Afrique, P. Paoli, par un industrielextérieur, F. Pinault, a été un deuxièmechoc pour les vieux connaisseurs del'Afrique après le rachat d'UTA (Uniondes Transports aériens) par Air Franceà la fin de 1989.Tous les observateurs ont le senti-

ment qu'une ère s'achève dans les rela-tions économiques entre la France etl'Afrique. Les données générales, plusque des considérations personnelles, nepermettent pas, en effet, le maintien dusystème mis en place avec la colonisa-tion et qui avait pu survivre, à quelquesadaptations près, durant plus d'un siè-cle grâce au principe des marchés pro-tégés, hérité du privilège colonial quel'Ancien Régime comme la Républiqueont tant cultivé mais qui n'est plus via-ble dans l'environnement économiqueactuel.Cela ne veut pas dire que les hom-

mes d'affaires français se détournentdéfinitivement de l'Afrique: ils ontmaintenant à mieux cibler leurs projetsd'investissement, à régir plus au mar-ché qu'à des sollicitations politiques,mais peuvent profiter du mouvementgénéral de privatisation qui touche lesentreprises africaines. C'est ainsi que legroupe Bolloré a réalisé dernièrementun rachat systématique d'usines decigarettes en Afrique francophone. Cetensemble d'optique sectorielle, bienconseillée financièrement et appliquéeavec méthode, est sans doute la voie del'avenir pour les affaires françaises enAfrique, au delà des scandales politico-financiers. •

1. « Rapport patronal 1989 France-Afrique », Marchés tropicaux etméditerranéens, 16 février 1990,p.466.

François Gaulme est rédacteur an chefde la revue Marchés tropicaux.

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LE MAGHREB

Robert Bonnaud

Algérie et tiers mondetrente ans après

« Je vais te faire ton autocritique », disait-on (pas seu-lement pour rire), à l'époque du stalinisme triomphant. Ilsne sont pas rares, aujourd'hui, ceux qui font l'autocritiquedes anciens « porteurs de valises », disons plutôt des suppor-ters des peuples d'outre-mer révoltés contre nous, l'autocri-tique des militants et des intellectuels qui ont vu dans la causedes nationalistes des colonies la cause de « tous les hommeslibres» (Manifeste des 121, septembre 1960), des Français (etmême des Français d'Algérie) qui se demandaient, tel Max-Pol Fouchet, avant les « événements », « Quand serévolteront-ils donc? », et qui ont proclamé, « les événe-ments » survenus, « Ils ont raison de se révolter », « Nousavons tort de les combattre ». Faut-il obéir aux sommations,avouer ses erreurs, se frapper la poitrine et gémir sur le Sud,qui n'a pas tenu ses promesses?

Alger. Election du comité directeur dans une entreprise autogérée.

Les sommations sont anciennes,aussi anciennes que notre engagement.Le « nationalisme de nation oppres-sive» (pour parler comme Lénine,auteur maudit) n'étant pas moins fort,hélas ! que le « nationalisme de nationopprimée », le nationalisme exécrablen'étant pas effacé par le nationalismeadmirable, l'accusation de trahison, dèsle début, fut notre lot, et la nécessitéde s'expliquer, de se justifier, de se fairepardonner.

Nous expliquâmes donc. Réclamerl'indépendance pour les colonies, celavoulait dire qu'elle était un préalable,cela ne ,voulait pas dire qu'elle était lasolution à tous les problèmes, ni quel'indépendance, en soi, à travers lesâges et les continents, était forcémentmeilleure que l'intégration, que lanation valait forcément mieux quel'empire (tout dépend des empires, lesempires intégrateurs de l'Antiquité etdu Moyen Age ne sont pas les empirességrégateurs de l'époque moderne, lesempires proprement « coloniaux »,« colonialistes » ; et parmi ces derniersla variété est grande, le colonialisme por-tugais n'est pas le britannique, le colo-nialisme français n'est pas le même auVietnam et au Cambodge, le colonia-lisme français d'Algérie est beaucoupplus écrasant, exploiteur, que le colo-nialisme français d'Afrique noire, sesaspects négatifs sont beaucoup plus évi-dents, etc.). Approuver l'idée d'uneRépublique algérienne, d'une décoloni-sation politique, ne voulait pas dire que

la décolonisation politique se suffisaità elle-même, ni qu'elle serait rapide-ment dépassée, que des Républiqùesidéales allaient fleurir sous les Tropi-ques, que Ben Bella était Lénine et Cas-tro réunis (ou qu'il était apte à devenircet hybride-là), que les leaders populis-tes du Tiers Monde (Nasser, Nehru,Soekarno, Nkrumah... ) étaient les sau-veurs de l'humanisme en perdition.Naturellement, en face d'un Etat

français qui considérait le FLN commeune association de malfaiteurs, decitoyens français (même à gauche) pourqui Nasser était la réincarnation d'Hit-1er, la tentation, normale, fatale, étaitd'idéaliser, d'améliorer un peu oubeaucoup l'image des révoltés, d'occul-ter les faits gênants, le massacre deMélouza par exemple, ou la présenced'anciens malfaiteurs parmi les cadresdu FLN, ou les sympathies des Officierslibres d'Egypte, et de larges masses ara-bes, pour l'impérialisme allemand etnazi pendant la Seconde Guerre mon-diale. Je conviens que les explicationsdonnées n'étaient pas toujours les meil-leures, que l'affaire de Mélouza n'étaitpas vraiment limpide, que la biographied'Ali la Pointe n'était pas très connue,et que les pages de Fanon sur le rôle desbandits dans les révolutions, quoiqueremarquables, renouvelées de Bakou-nine et le renouvelant, ne suffisaient pasà tout. Je conviens que les réseaux anti-colonialistes français manquaientd'agrégés d'histoire, et que l'analyse durôle de l'Allemagne, de l'Italie et duJapon dans la démolition des empires

coloniaux de l'Ouest laissait parfois àdésirer.Il est vrai également que la décolo-

nisation politique accomplie, la tenta-tion d'accompagner, d'aider encore lesavant-gardes des pays d'Outre-mers'exerça sur certains des « porteurs »,devenus « Pieds-rouges» du coup. AAlger, sous Ben Bella (1962-1965) etBoumediène (1965-1978), de grandesmutations se déroulaient, la récupéra-tion de l'Algérie par les Algériens, lesréformes agraires (depuis 1962), lesnationalisations pétrolières (depuis1966), et ùne vraie promotion collec-tive, la scolarisation massive de la jeu-nesse (depuis les dernières années 1960),mutations, promotion auxquelles iln'était pas déshonorant de participer,mais qui pouvaient faire naître un opti-misme excessif. Si le tiersmondismeillusionniste que l'on dénonce volon-tiers aujourd'hui, euphorisant etparalysant, oscillant de l'ingérence à lacomplaisance, a jamais existé, c'est àAlger, de 1962 à 1965, sous Ben Bella.On ne peut, sans se moquer du monde,l'identifier aux anciens « porteurs devalises ».

Dans leur majorité, ceux-ci n'ont éténi benbellistes ni boumediénistes. Ilsont ouvertement critiqué, dès 1962, cequi ne leur plaisait pas dans l'Algérieindépendante. Mieux: ils ont, avantcette date, montré des inquiétudes pré-monitoires, tout en avertissant que lalibération de l'Algérie de la domination.française était un objectif si grandioseet si exaltant, si difficile à atteindre, queces inquiétudes ne pouvaient ni nedevaient affaiblir la lutte des Algérienset de leurs amis dans le· monde, mettre

en cause son bien-fondé. Les respon-sables des « réseaux» (Francis Jean-son, Henri Curiel, Gérard Spitzer, etc.)n'ont jamais promis à leurs camaradesune Algérie de rêve.On pouvait (reconnaissons que

c'était difficile) lutter pour la justicesans perdre la tête, raison garder sanssombrer dans le « réalisme » de la gau-che respectueuse » (respectueusementanticolonialiste), dans le cynisme de lagau-che coloniale. On pouvait (c'étaitégalement difficile), tout en combattantla pusillanimité de la première et lechauvinisme assassin de la seconde, nepas donner de gages au nationalismeborné, au culturalisme débridé chez lesanciens sujets de la France.On peut regarder en face le Tiers

Monde actuel, juger sévèrement sasituation, les responsabilités propres deses élites, de ses peuples, de ses cultu-res, et ne pas mettre en accusation l'an-ticolonialisme de l'époque des guerresde libération. Il n'a pas tout prévu(encore que Fanon ait prévu beau-coup !). Il n'a pas tout réglé. Il a réa-lisé quelque chose. Ce quelque choseétait grand. Les valises n'étaient pasvides.La situation des Noirs des Etats-

Unis, leur pauvreté, leurs mauvaisesmanières, leurs impuissances, leurséchecs, prouvent-ils que l'abolition del'esclavage était une erreur, que la causedes abolitionnistes était mauvaise ? Lapolitique de Ben Bella, favorable, dès1962-1963, à un certain islamisme (mêléchez ce leader à un castro-léninisme suigeneris), l'influence du FIS (Front isla-mique de salut) dans l'Algérie d'au-jourd'hui prouvent-elles qu'il ne fallait

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Aux beaux temps. Administrateur faisant sa tournée dans un village (Atlas colonial, op. cit.)

22pas applaudir la Plate-forme de laSoummam (1956) et ses orientations laï-ques ou quasi laïques 1 Parce quel'agriculture algérienne est négligée,parce que l'enseignement algérien s'en-fonce-dans les contradictions du bilin-guisme, du trilinguisme, faut-il réhabi-liter l'Algérie coloniale (en 1954, 85des enfants n'étaient pas scolarisés,80 % le sont aujourd'hui; il Yavait 589étudiants algériens, il y en a 80 ()()() ;55 % du revenu agricole allaient à100 ()()() colons français ...) 1Dés 1967-1968 le tiersmondisme (qui

n'a jamais été une idéologie de masse !)baisse, la confiance diminue dans lespotentialités révolutionnaires du TiersMonde. La Révolution rentre chez elleen Occident, puis disparaît. La Libéra-lisation, depuis 1974-1975, remplace laRévolution. Elle s'appelle, entre autreschoses, économie souterraine, corrup-tion, délinquance, montée des inégali-tés. Depuis la fin des années 1960 lareligiosité, la croyance, les Eglises et lessectes sont à l'offensive. Reflux géné-ral de la raison. Reflux des idéologiesacculturatrices (sauf celle, toute-puissante, du Marché), repli sur lesethnies, les cultures, les spécificitésnationales ou zonales. Le Tiers Monden'est pas un monde à part. Les ratagessociopolitiques, le parasitisme aggravédes catégories dominantes, l'essor desreligions, des culturalismes et des xéno-phobies, tout cela reproduit, en carica-ture souvent, ce que l'Ouest et l'Estconnaissent depuis la même date.L'innovation sociopolitique est en

perdition, réformes et révolutionséchouent dans le Tiers Monde (Chili etNicaragua, Angola, Ethiopie ...) ; toutéchoue aussi en Occident (le gauchisme,le communisme, le PS français au pou-voir, son bilan social catastrophi-que ... ) ; ce qui restait de 1917 s'effon-dre à l'est (la « révolution culturelle»et l'après-maoïsme, ce sont d'assez jolisratages). Le Tiers Monde (l'Afriquenoire francophone par exemple) a sescomptes en Suisse, ses Libanais, sesministres rapaces; l'Occident a ses« initiés», ses Golden Boys, ses« entrepreneurs» qui s'enrichissent en.dormant; le monde de l'Est a ses aven-turiers interlopes, ses trafiquânts dumarché noir, ses bureaucrates mués en

capitalistes. La vague islamiste déferle;la vague mystico-évangélique et lavague clérico-vaticane déferlent aussi ;Saiman Rushdie et Martin Scorsesesubissent les effets de l'intolérance.Rejet xénophobe de l'Occident, et ducommunisme, par l'islamisme radical;rejet xénophobe, par l'Occident desannées 80, de tout ce qui n'est pas lui,de tout ce qui, à l'intérieur de lui-même, le gêne, de ses réfractaires et deses remords, bonne conscience retrou-vée, occidentalisme sûr de lui, domina-teur.

Agressivité nouvelle. Rambo et lesMalouines, en 1982. La Banque mon-diale accentuant, depuis 1981, sonaction de reprise en main du TiersMonde, «recolonisant» des pansentiers de celui-ci. Le repli culturalistedes années soixante-huitardes, c'étaitles mini-cultures, les ethnies, lesrégions. Le repli culturaliste des années80, ce sont les maxi-cultures, les airesculturelles, et ce sont les nations : exa-cerbation soudaine des fiertés nationa-les (américaine, britannique, alle-mande, italienne, japonaise, russe,française, lepénisme et Rainbow War-rior.. .), affirmations décidées de supé-riorité occidentale, charité planétairedonneuse de leçons, « devoir d'ingé-rence » (au XIX' siècle sévissaient un« impérialisme du libre-échange» et unimpérialisme humanitaire, un impéria-lisme des « droits de l'homme » ; ilsrenaissent spectaculairement), critiquesvirulentes contre le relativisme culturel,ses exagérations comme ses vérités,apologies sommaires de l'intégration,et gigantesque, multiforme opérationde déculpabilisation de l'Ouest, de réar-mement moral des Occidentaux.

Les crimes du fascisme, ce pur pro-duit de l'Occident, on préférerait qu'ilsn'aient jamais eu lieu (<< méthodeAjax », faurissonienne, d'effacementdes traces), ou qu'ils soient le pâledécalque, la malheureuse conséquencedes crimes bolcheviks (<< révision-nisme » à l'allemande). Les dégâts desguerres coloniales, on révise à labaisse (comptages parcimonieux desmorts algériens de la guerre d'Algérie ;il est vrai que la vox populi, commetoujours, avait gonflé les chiffres), ou

on les noie dans de nouveaux ensem-bles (les horreurs du Vietnam, parexemple, ou les crimes du communismeasiatique). La Traite, le Goulag afro-américain de l'Occident, en fonction-nement pendant quatre siècles, vontbénéficier de soins historiographiqueséclairés: d'abord les esclaves n'étaientpas si malheureux que ça ; et puis lesArabes, au nord et à l'est du continentafricain, ont fait pareil ou pire (on cher-che en vain les traces physiques de cesgigantesques prélèvements). Les empi-res coloniaux avaient bien des mérites ;Charles-André Julien et son école (quin'en disconvenaient pas !) ont, paraît-il, noirci, calomnié l'œuvre de laFrance. Charles-Robert Ageron (remar-quable historien de l'Algérie coloniale,esprit extrêmement pondéré) estdénoncé comme traître par certains deses collégues ; il en est réduit à envoyerdes circulaires justificatives. L'intérêt,souvent nostalgique, pour l'Empirefrançais grandit dans la littérature et lecinéma. Dans les revues le «jolitemps » des colonies est un thème à lamode. Ajouterai-je qu'il est un histo-rien pour lequel les « professionnels dela profession» ont les yeux de Chi-mène, et qu'il ne s'agit pas de PierreVidal-Naquet (<< complice objectif» dela trahison, morigéné dans un récentvolume collectif sur la guerre d'Algé-rie et les Français), mais de RaoulGirardet, vieux briscard de l'extrême-droite, intraitable partisan de l'«Algé-rie française ».Dans une période plus créative que

celle que nous vivons, ce contexte idéo-logique.(qui est d'ailleurs en train de setransformer), cette faveur des empires(elle baisse, à l'évidence, et les émanci-pations de l'Est n'en sont pas les seulsindices), auraient pu être porteursd'œuvres importantes, de problémati-ques et de conceptualisations remar-quables (théorie comparée des empires,tensions constantes à travers l'histoireentre le principe « national » et le prin-cipe «impérial», «colonisabilité»,désir d'empire chez les colonisés, etc.).Il faut bien constater que le bilan, sansêtre nul, est plutôt médiocre.Un dernier, immense problème doit

être posé. Car il n'est pas faux de direque le Sud a déçu, que quelque chose,

LE MAGHREBen lui, s'est brisé, que son dynamisme,récent, s'est essoufflé bien vite, que lerééquilibrage du monde est compromispar là même. Du XV' siècle au débutdu XX', l'histoire a été faite par l'Oc-cident. Toutes les nouveautés positives,presque toutes, ont été le fait des Occi-dentaux. Cela a changé en 1917 (laRévolution russe, l'apparition d'uncontre-modèle), et plus encore en 1945,en 1956 (la Chine, la décolonisation).La scène de l'histoire s'est élargie alors,les acteurs se sont multipliés. L'histoireest devenue plus réellement mondiale,moins purement occidentale (sans quel'Occident cesse de créer, cesse de domi-ner des secteurs entiers du progrèshumain). Dans les dernières décennies,nouveau chàngement, quadruple chan-gement, changement inverse.1) Depuis la fin des années 60

(l'échec de la « révolution culturelle »,etc.) le progrès sociopolitique s'estralenti, appauvri, alors que le progrèstechnique s'est accéléré (révolutionsvertes, révolutions contraceptives, ycompris dans le Tiers Monde, révolu-tion du nucléaire, révolution informa-tique...). Le Tiers Monde, « foyer prin-cipal » des révolutions sociopolitiques,a perdu sa fonction, son rôle, provisoi-rement en tout cas.2) Ce progrès sociopolitique diminué

a un contenu qualitatif différent. Lesforces de la liberté et du marché ontretrouvé la prépondérance qu'ellesavaient au XIX' siècle, et déjà auXVI'; les valeurs d'égalité se sonteffondrées. Ce retournement a favoriséle capitalisme, le règne universel de lamarchandise, et l'Occident son initia-teur, son défenseur, son promoteur. LeTiers Monde tend à être plus que jamaisce qu'il s'efforçait de ne plus être: labanlieue pauvre de l'Occident, la clien-tèle, soumise ou rétive, des Occiden-taux, leur émule, brouillon ou appli-qué.3) Depuis 1974-1975, et surtout

depuis 1987, indépendamment de lacrise économique, qui est mondiale, quia frappé d'abord l'Occident (1974... ),puis le Tiers Monde (1980...), et enfinles pays communistes (1989... ), on al'impression que le monde s'enlise, quele progrès innovateur notamment est enbaisse, que la régression monte, que leséchecs, sociopolitiques et même tech-niques, se multiplient. La disparition dudéfi que le communisme constituait,malgré ses limites, pour les valeurs etla puissance de l'Occident, et les stéri-les désordres du Tiers Monde, renfor-cent le conservatisme mondial.4) N'assiste-t-on pas, depuis

1974-1975, et surtout aujourd'hui,depuis les dernières années 1980, à uneréoccidentalisation de l'histoire, à unedémondialisation, à une marginalisa-tion des marginaux du Sud, et de cesanciens marginaux en quête de promo-tion qu'étaient les pays communistes 11956, 1945 et 1917 ne sont-ils pas sus-ceptibles d'être annulés, au moins par-tiellement, par le cours de l'histoire,que les progressistes ont la mauvaisehabitude de tenir pour triomphal 1 Oualors, - polarisation différente, autreforme de rabougrissement spatial duprogrès -, ne verra-t-on pas des mon-tées plus ou moins solitaires de puis-sance, de certains pays de l'Ouest(Japon et bien sûr : le déclindes Etats-Unis, annoncé par PliUl Ken-nedy, par Jacques Attali, de certainspays de l'Est, de certains pays duSud 1)Perspectives que personne, fût-il

occidentaliste, ou supporter du désor-dre établi, ne peut envisager sansinquiétude. Le tournant le plus impor-tant de cette fin de siècle n'oriente pasl 'humanité dans un sens extrêmementpositif. •

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LE MAGHREB 23

Entretien

Avec Francis JeansonPendant toute une semaine, du 30 juillet au 3 août, on peut enten-

dre sur France-Culture à 18 h 45, le journal sonore du voyage que vientd'effectuer Francis Jeanson en Algérie. Voyage dans l'Algérie d'après lesélections du 12 juin qui ont vu la poussée du Front islamique de Salutet qui l'a mené d'Alger à Alger via Annaba et Constantine.

On ne présente pas Francis Jeanson. On peut tout juste rappeler queson nom prend place dans la liste de ceux qui, tel Zola, ou les combat-tants de l'Affiche rouge, ont sauvé l'honneur de la France. Le J'accusede ce philosophe sartrien (qui travaille aujourd'hui encore à une Quoti-dienne morale, dans le droit fil de son Problème moral dans la penséede Sartre de 1947) a paru dans Esprit en janvier 1950, puis au Seuil en1955 : l'Algérie hors la loi. Sa résistance, ce sont les fameux réseaux Jean-son d'aide au FLN. Voir les porteurs de valise, La résistance françaiseà la guerre d'Algérie (Albin Michel, 1979), d'Hamon et Rotman.

Depuis son combat algérien, Jeanson s'est engagé dans l'action cul-turelle (à Chalon), puis dans un long travail sur la psychiatrie. Il n'a riend'un ancien combattant. Raison de plus pour être attentif à son témoi-gnage.

J.P. S. - Quand vous relisez vosanciennes analyses de 1950 dansEsprit, ou l'Algérie hors la loi, quelest votre sentiment ?

F.J. - D'abord je ne les relis jamais,mais, évidemment, je ne regrette pasd'avoir soutenu la lutte pour l'indé'pen-dance. Sur le destin de celle-ci je croisque c'est aux Algériens de se pronon-cer. Quant à nous, si nous avons com-mis des erreurs d'appréciation, c'estplutôt sur la France. Sur les risques defascination, ou sur les chances dusocialisme. La France ne s'est pas fas-cisée, elle s'est endormie!

J .P. S. - Que disent vos ancienscompagnons de lutte?

F.J. - Ils ne sont pas défaitistes entout cas. Les militants nationalistes onttoujours eu l'impression d'avoir étédépossédés de leur lutte par les pou-voirs successifs. Maintenant, ils sem-blent vouloir se ressaisir. Les anciensde la Fédération de France du FLNviennent de fonder une association. Ilsne sont pas les seuls; des forums nais-sent en grand nombre. Tout va dépen-dre de ce que deviendra le FLN...

rêt à adopter un profil bas en vue deslégislatives, c'est qui du FISfera quelque chose. Il y a peut-êtredans cette montGe l'occasion d'un nou-veau départ, un point d'inflexion, unmoment où la courbe se ressaisit. Il ya une ouverture sur le multipartisme...

J.P. S. - Malgré l'analogie évi-dente entre le 18juin et votre rebel-lion, vous n'étes pas devenu gaul-liste trente ans après. .. comme« tout le monde JJ.

F.J. - Oh non! malgré mon admira-tion pour l'homme du 18 juin. Et unecertaine fascination esthétique pour unhomme de cette stature. De (Jaulle amis jusqu'à aujourd'hui la France sousnarcotique. Il l'a dépolitisée.

J.P. S. - Au bout des élections, ladémocratie?

F.J. - Que peut vouloir dire ce motdans un pays qui connaît de telles déni-vellations sociales ? Dans un pays sijeune: 90 % des Algériens n'avaientpas dix ans lors de l'indépendance ?Les jeunes Algériens n'ont pas d'his-toire, et comme me le disait quelqu'un,pas d'avenir: au lieu de leur demanderde regarder devant, le FIS veut les faireregarder en l'air. Il condamne la corrup-tiGn, mais pour toute solution, il pro-pose le paradis... Quant à l'opposition,elle est scindée, émiettée... Non, j'aiconfiance, je vous le disais, en la popu-lation. Et à tO\Jt ce qui se jouera au planlocal.

Propos recueillispar Jean-Pierre Salgas

J.P. S. - Aujourd'hui, que peut-on faire pour les Algériens ?

F.J. - Surtout tenter de donner de lasituation une image aussi juste que pos-sible, face aux médias qui s'acharnentà faire le contraire. Sinon rien, à moinsque les Algériens ne nous le deman-dent, comme nous leur avons faitsavoir au moment de la répressiond'octobre 1988. Et puis intervenir icipour que les Etats occidentaux, quisont en train de faire pour l'Est ce qu'ilsn'ont jamais fait pour l'Afrique, aidentaussi le Sud et ses démocraties nais-santes. C'est en l'ignorant qu'on ferale jeu de l'Islam « intégriste ».

J.P. S. - Comme les partis com-munistes d'Europe centrale?

F.J. - On peut comparer. Même fonc-tionnement « totalitaire », même com-plexité : il est à la fois l'héritier de lalutte nationale et l'appareil qui permetd'arriver. On y trouve le même mélangede compromissions et de valeurs main-tenues.

F.J. - Ce n'est tout de même pas leraz-de-marée qu'on a décrit ici. D'au-tre part, et ce n'est un paradoxe qu'enapparence, c'est parce que l'Algérie estun pays musulman qu'il sera difficile defaire de l'extrémisme islamique. Non,pour une bonne part, le vote FIS est unvote anti-FLN. C'est le FLN le pro-blème ! Rien n'est plus malaisé à démê-ler que les liens entre le FLN et le pou-voir. Qu'est-ce qui relève de l'un,qu'est-ce qui dépend de l'autre ?... LeFLN est discrédité parce qu'il semblaitêtre au pouvoir. Et il y a d'autre partdes membres du pouvoir qui ont favo-risé le FIS, je songe à l'autorisation duvote sans carte, pour décramponner leFLN, sans pour autant vouloir le liqui-der, car il assure encore les articulationsde la société.

J.P. S. - Vous croyez que l'évo-lution de l'Est peut influer sur leSud, l'Algérie ?

F.J. - En aucune façon. Il faut quenous cessions une bonne fois pour tou-tes de considérer que les pays du Sudsont dans la mouvance de l'Europe.Beaucoup de ceux qui ont rallié le FISpensent tout simplement que l'Algériene trouvera pas son identité du côté del'Occident - ce qui ne signifie pas unreniement d'un certain travail de l'Oc-cident - mais du côté de son êtremusulman. Vingt-huit ans après l'indé-pendance, l'identité reste la grandequestion. J'insiste: musulman, pasarabe. Il ya Islam bien au-delà des fron-tières du monde arabe. Et là aussi, ilfaut que nous cessions de considérerl'Islam selon le seul modèle iranien.D'ailleurs, considérer l'Islam commefermé est la meilleure manière de lepousser à se fermer. Alors que l'Islamalgérien est ouvert et tolérant. Autre-ment dit, je ne pense pas que le FISmodifiera l'Algérie, ila, en plus, inté-

J.P. S. - Vous ne semblez pasinquiet de la victoire du Front Isla-mique de Salut. ..

on nous dit que tout le monde porte leheidjeb - ou la barbe, ou alors on nousmontre des filles qui ont l'air de se ren-dre à une partouze. C'est scandaleux,comme est scandaleuse une photo quime hante et qui me paraît bien résumerle regard des médias français sur l'Al-gérie : une foule en prière, courbée,dont on ne voit que le cul. A Alger entous cas. Il est possible que la situationsoit différente à Constantine. Tout celaest faux. Ceci pour ma "premièreimpression". Quant à ma "dernière",ce serait d'avoir retrouvé l'étonnantecapacité de ce peuple à s'arranger desa propre diversité, à métaboliser lesévénements, à grignoter les corpsétrangers, à relativiser ce que d'autresporteraient volontiers à l'absolu. Quel-ques jours plus tard, les résultats desélections étaient déchiquetés, dévorés.Il est très difficile de prendre positionet de faire des spéculations tant lasituation est complexe, la ressource decette population est stupéfiante. EnAlgérie, je rencontre le politique, pasla politique. Je suis sûr que beaucoupd'auditeurs seront impressionnés par lafaçon dont mes interlocuteurs abordentles problèmes.

Francis Jeanson

J.-P. S. - J'ignorais que vousaviez fait un film sur Boumedienne.

F.J. - Je n'ai jamais rencontré BenBella. Il s'est agi d'une coïncidence. LeSeuil-Audiovisuel m'avait sollicité, et,simultanément, l'ambassade d'Algériem'offrait de réaliser le projet de monchoix. Boumedienne avait toujoursrefusé ce type d'enregistrement, il aaccepté... Vous savez, c'était un per-sonnage d'une stature extraordinaire,qui est loin de faire l'unanimité. Sur dixAlgériens, vous en trouverez cinq pourvous parler de sa dictature, cinq de sonimmense travail... Les Algériens onttoutes les peines du monde à se situerpar rapport à Ben Bella et Boume-dienne. On peut, bien sûr, regretter quece soit l'armée qui ait redonné une con-sistance au corps algérien, et non lescombattants nationalistes, mais il nefaut pas voir cette armée sur le modèledes armées occidentales. D'autre part,au moment de sa disparition, Boume-dienne avait commencé à créer des ins-titutions qui auraient pu fonctionnersans le FLN.

Jean-Pierre Salgas. - Vous étessouvent allé en Algérie depuis /'In-dépendance?

Francis Jeanson. - Rarement. J'y suisallé en 1966 et en 1969, invité officiel-lement, 8 jours chaque fois. En 1969,c'était pour le Festival culturel panafri-cain. J'y suis revenu en 1974 pour faireun film sur Boumedienne. Et tous les.mois quelques jours entre 1975 et 1978pour animer un séminaire transdiscipli-naire sur les conséquences psychiquesde l'exode rural. Il s'agissait aussi d'ai-der à repenser l'enseignement dessciences humaines. Depuis cette épo-que, je ne m'y suis rendu qu'en 1987pour le 25" anniversaire de l'Indépen-dance.

J.P. S. - Vous étes rentré d'Algé-rie il y a trois jours. Quelle est votre"impression" dominante?

F.J. - Qu'il n'y a pas de changement.Je m'attendais à voir un changement,je n'ai rien vu. Le paysage humain estcelui que j'ai toujours connu. Puisquenous parlions de Boumedienne, je m.esouviens de lui me montrant dans la ruedes femmes voilées et d'autres en mini-jupes. Voilà l'Algérie, me disait-il. Ici,

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24 LI MAGHREBAnne Roche

« .•.A la faveur d'un équivoquepasseport de langue française »

Deux anthologies de la littérature algérienne viennent deparaître, portant à peu près le même titre, signées l'une parune Algérienne, Christiane Achour (co-édition Entreprise algé-rienne de presse / Bordas, 1990), l'autre par unCharles Bonn (Livre de Pochë, 1990). Différentes par leurpériodisation, leur propos, leur démarche, leurs choix... cesdeux anthologies s'accordent néanmoins sur un point: Kateb,c'est le plus grand.

Ce travail sur la frontière des genresa son parallèle dans son travail sur lalangue. Certes, il ne faudrait pas pren-dre à la lettre des boutades commecomme-ei, dans l'Algérie en herbe.

chant ses personnages dans les vapeursdu fondouk en ruine. Bref, il s'agitd'un « texte qui prolifère par mar-cotte » (Roland Barthes).Que Nedjma en soit l'aboutissement,

et comme le couronnement, l'« étoile»(c'est le sens du mot arabe) de l'œuvrekatébienne, nul doute. Mais plus qu'unchef-d'œuvre fermé, quel qu'en soit lesens, plus même que le sens politiqueque les événements lui ont prêté el1 1956et depuis, c'est le point de convergenced'une écriture qui n'a cessé de se for-ger, de s'interroger, peut-être de sedéfaire (1).

« On créait notre langue dans lagueule du dragon. C'était du français,à base de berbéro-judéo-arabo-hispano-italien. A vec Luigi, Palmipèdeet Lakhdar, on se sentait formidable-ment heureux, ayant oublié que Palml'-pède était juif, Luigi chrétien, et nous,Lakhdar et moi, on pensait qu'ilsétaient des frères parlant notre langueet nous la leur, or il suffisait de direjuif, chrétien, muslman, c'était un cha-pelet de mots minés qui nous explo-saient en dedans... »

Cette critique en acte des genres per-met de mieux mettre en perspective ceque l'on a appelé peut-être à tort1'« évolution» de Kateb, du roman authéâtre populaire, de l'usage du fran-çais à l'arabe. Tout d'abord, si Moha-med prends ta valise ou la Guerre dedeux mille ans ont été jouées, bienentendu, en arabe dialectal, les textesprimitifs ont été écrits en français :d'ailleurs, comme le précise JacquelineArnaud, « Kateb n'a jamais dit qu'ilavait entièrement cesséd'écrire enfran-çais, puisqu'il ne le peut pas dans uneautre langue. » D'autre part, ces tex-tes eux-mêmes, dans leur version scé-nique, sont une réécriture et un décou-page d'un ensemble beaucoup plusimportant, de l'ordre d'un millier depages, écrit - en français - dans lapériode 1968-70, et traitant des princi-paux conflits du monde contemporaindans leur relation avec le Maghreb.L 'Homme aux sandaleS de caoutchouc,qui traite du Viet-Nam, appartient à cetensemble dont il est le seul « greffon »publié en français (Seuil, 1970). Ecri-ture qui manifeste la constance de l'en-gagement politique de Kateb, dans lalutte pour l'indépendance, mais aussiaprès, dans ses interventions militan-tes : conditions de vie des ouvriersimmigrés (Mohamed prends ta valise),luttes des femmes, luttes pour la libertéd'emploi de la langue berbère (Katebest arabophone) (voir sa préface à laGrotte éclatée de Yamina Mechakra)(2).

Il est évident que le français écrit parKateb n'est pas du « mauvais fran-çais », qu'il ne s'autorise pas « les peti-tes infamies des transgressions mineu-res » à la langue, selon la' formuled'Abdelwahab Meddeb. Mais il est nonmoins évident que ce français est « tra-vaillé » en dedans, ou en dessous, pard'autres parlers, d'autres histoires: cen'est pas seulement l'arabe ou le ber-bère qui, linguistiquement parlant,sous-tendraient le texte katébien et enmétamorphoseraient le français, c'esttout l'ensemble des référents culturels,historiques et lou mythiques, qui for-cent la langue à aller plus loin, ailleurs,et par là l'enrichissent.

Quant au théâtre, dont le texte ori-ginal est donc en français mais ne nousest pas connu la"plupart du temps, il 'travaille avant tout sur le registre de

ou Un rêve dans un rêve (1953), s'amu-sent à entrechoquer des cultures diver-ses, en des collages encore inspirés dela manière surréaliste : la Sainte Viergey rencontre Maïakovski, Zoubéida s'enprend au jeune Marx, l'abbé Grégoireet Montaigne dialoguent avec MonsieurErnest et le Gouverneur GénéraL.Per-sonnages et thèmes de Nedjma y sontdéjà présents, si l'écriture s'y chercheencore. De façon générale, les textes del'O!uvre en fragments manifestentmieux qu'aucune déclaration théoriquecombien et comment Kateb a décons-truit les frontières entre les genres. Tel-texte de prose narrative, cisaillé, con-centré, donne lieu à un texte poétiquedu Polygone étoilé, telle scène écritepour le théâtre (la Femme sauvagemisen scène par Jean-Marie Serreau en1962) est reprise sous forme romanes-que, des nouvelles ou de courtes pro-ses « se recoupent et bourgeonnentdans la continuité du Cercle des repré-sailles », selon l'heureuse expression deJacqueline Arnaud. Sans même parlerde la perpétuelle reprise des textes, quil'apparente à Nerval, chaque texte prisen lui-même est d'une. appartenanceindécidable : tel par exemple « Parmiles herbes qui refleurissent » (Mercurede France, 1964), qui commencecomme une narration, s'entrecoupe depoèmes, s'ouvre sur un dialogue dethéâtre, revient à la narration, maisavec une mise en scène de l'écrivain« penché sur le Rhummel » (la célèbregorge qui traverse Constantine) et cher-

militantisme ; lors d'un premier voyageen France, en 1947, il se lie aux milieuxlittéraires de gauche et publie ses pre-miers poèmes dans les Lettres françai-ses et le Mercure de France. Dans cettedernière revue paraît « Nedjma ou lepoème ou le couteau », le 1er janvier1948, texte considéré par Kateb commela matrice de son œuvre.Les poèmes de cette époque juxtapo-

sent des échos surréalistes à des méta-phores qui cherchent une justesse pluspolitique que musicale, comme cette« Porteuse d'eau» (Alger Républicain,mars 1950) :« Elle apparaît le temps d'une charge

comme un sourire de gréviste, commela muse des dockers.« Celle que poursuit l'amour du peu-

ple et qui fit hésiter à la passerelle desnavires maint soldat en partance pourSaïgon. »Et les premiers textes narratifs,

comme A l'instar d'un match sanglant

Kateb Yacine

Une hiérarchie analogue se repèreaussi dans le nombre d'études consa-crées à l'auteur de Nedjma, en totalitéou en partie, dans le cadre des univer-sités françaises ou du Magreb, maisaussi en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis.A l'exception des études de Tasadit

Yacine et de Frida Matmati, on s'inté-resse peu au théâtre de Kateb, ce théâ-tre en arabe dialectal auquel il se con-sacra pourtant pendant près de vingtans. S'agirait-il de faire l'impilsse surcette partie de son œuvre, au nomd'une « francophonie» équivoque, ouau nom de la qualité littéraire suppo-sée supérieure de Nedjma ou du Poly-gone étoilé ?Au lendemain de l'indépendance,

Kateb se trouve confronté à une évi-dence certes pas nouvelle pour lui, maisun peu plus cruelle qu'avant:« Vingt.-cinq ans sont passés. Je suis

au Caire. Un rédacteur du journal AlAbram me tend une revue: un poètelibanais achève de me traduire dans malangue maternelle, et c'est à peine sij'arrive à déchiffrer mon nom !« Ce jardin parmi lesflammes, c'est

bien le domicile du poète algérien -mais de langue française - et ne pou-vaM chanter que du fond de l'exil :dans la gueule du loup. »(Jardin parmi les flammes, paru dans

Esprit, novembre 1962).

Cette position « dans la gueule duloup» (image que Kateb reprendra àplusieurs reprises) est emblématique desa vie et de son engagement, et cela trèstôt. « Pouvoir étreindre un peu de mortarabe », écrit-il dans Soliloques, poè-mes de jeunesse, publiés en 1946,jamais réédités. Phrase énigmatique,qui s'éclaire peut-être si on la rappro-che d'un autre poème de la même épo-que, dédié à « ceux qui sont morts pourles autres et pour rien ». Pendant laguerre, le jeune Kateb, lycéen, a déjàpris conscience de ce que les Algériensy mouraient « pour rien » - contrai-rement à l'illusion de ceux qui rêvaientd'une sorte 'd'indépendance octroyéesans douleur par le bon vouloir du colo-nisateur. C'est pourquoi il participe auxmanifestations du 8 mai 1945 à Sétif,qui seront durement réprimées par l'ar-mée française, est emprisonné, torturé :sa mère, qui le croit exécuté, sombredans la folie :« Son voile piétiné, robe et chair en

lambeaux, elle n'arrêtait pas de décla-mer la litanie, la sinistre épopée... »Dans la même période, il découvre

à la fois l'amour sans espoir qui mar-quera sa vie et son écriture (sous lestraits d'une cousine plus âgée et mariée,qui sera le modèle de Nedjma) et le

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Identité : permanenceset dérives

LE MAGHREBl'intervention, ou de ce que l'on appe-lait autrefois l'agit-prop :

« Ma prochaine pièce s'appellera lesFrères Monuments, c'est une piècetragi-comique et antireligieuse. Il nes'agit pas d'attaquer les croyants, maistous ceux qui sè réfugient derrière lareligion pour trahir une révolution quiJeur fait peur et qu'ils haïssent. » (LeSculpteur de squelettes. Nouvel Obser-vateur, 25 janvier 1967). Un exemplesuffira à en montrer la pertinence :

« Cette fois, ce sont des frères quitiennent les électrodes, et vous invitentà prendre un bain. Qui aime bien châ-tie bien. » Ce texte a été publié en1967... Plus de vingt ans après, à l'is-sue des « événements» d'octobre 1988,un collectif d'universitaires et d'intel-lectuels algériens publie un « LivreNoir »sur la torture, écho monstrueux

Zineb Ali-Benali

La grand-mère allait le visage décou-vert. Lorsqu'elle se rendait au villageou même à Constantine, elle se tenaitdroite, drapée dans sa melehfa retenueaux épaules par la fibule d'argent, lesbras libres et le regard planté clair dansle regard de celui qui lui parlait, ou aularge au-dessus des têtes et des murs.La fille, habitant au village, adopta,signe de citadinité et comme une ten-tation d'oubli de l'origine rurale etchaouïa, le voile blanc, puis le voile noirde Constantine. La petite fille, avecl'école, dut réapprendre, contre lesautres et d'abord contre elle-même, legeste libre de l'aïeule; et se faire ainsil'héritière des espoirs et des luttes detoutes celles qui tentèrent et tentaientencore de sortir du cercle des limites àne pas franchir et qui les enfermaientcomme un tombeau (1).Comment être et comment se défi-

nir ? Elle ne cessait de s'interroser etd'interroger le monde. Au lycée, elle nesut quel qualificatif ajouter au mot« nationalité » de la fiche de renseigne-ments qu'il fallait remplir. Elle savaitque le mot « algérienne» n'était pasencore possible; elle opta pour« musulmane », essayant, bien mala-droitement, de se ménager un lieu designification où elle se reconnaîtrait.Elle faillit passer devant le conseil dediscipline.Après 1962, tout semblait définitive-

ment acquis, et surtout l'idée que pro-grès et modernité sont une conquêtepermanente et progressive, que le mou-vement en sera irréversible. Le voilesemblait voué à n'être qu'un souvenir :l'instruction des filles et des garçons enfera un objet au musée !Puis viennent les tentatives d'efface-

ment de larges pans de la mémoire.L'histoire est relue et élaguée de toutce qui ne rentre pas dans un moulepréétabli. La langue du pays n'est plusqu'Une: c'est l'arabe de l'école, avecdes mots sur lesquels la sensibilité glissesans jamais s'y ménager des oasis desens qui donnent saveur et consistanceà une langue, qui y font habiter et nonplus seulement y faire une traversée enpromeneur indifférent. Et l'on feintd'ignorer l'existence des langues popu-laires, les seules vivaces et où il est pos-sible de se retrouver, au creux d'une

de pratiques qui auraient dû disparaî-tre avec le colonialisme.La satire de Kateb n'épargne per-

sonne: les muftis, les « turbans d'in-firmerie », les généraux décorés de lacroix de guerre avec Napalm, les poli-ciers qui matraquent avec des matra-ques américaines en caoutchouc duSud-Viet-Nam: le peuple soumis,« Ane-alfa-bête », porte sur son dosl'alfa qu'il n'ose pas goûter, tandis quele peuple insoumis, « Ane-à-tôle », estvoué à la prison. Et le souffle de libertéterrifiante qui emporte Nedjma arrachele hidjeb dont on voudrait masquer lesfemmes :« Ils (les Arabes) s'étonnent de vous

voir dirigés par une femme.C'est qu'ils sont des marchands d'es-claves.Ils voilent leurs femmes pour mieux lesvendre.

tournure, au détour d'une accentua-tion ...La résistance, multiforme, latente

puis de plus en plus expressive et vio-lente, aux amputations culturelles, réin-troduit, à partir du printemps 1980,d'autres paramètres dans les signespour se reconnaître et se définir. Lacréation d'un Institut universitaire deslangues et cultures populaires est l'undes signes les plus évidents qu'au planofficiel on repense l'identité en termesde complexité. De nouveau tout sem-ble possible.En même temps, et sans qu'on puisse

en dater avec précision le commence-ment, d'autres signes d'appartenanceculturelle apparaissent et doucements'imposent. Il s'agit de revenir à une« pureté originelle », à une « authen-ticité » perdue et qu'il faut réintégrer.Les symboles, ostentatoires, de ce pro-jet sont connus : barbe et qamis pourles hommes et hidjab pour les femmesquand elles ont à traverser, et seulementtraverser, ombres furtives, l'espace dudehors totalement réservé aux hommes.

J.. .1 Une femme libre les scandalise,pour eux je suis le diable », dit Dihya(la Kahina) dans un fragment de laFemme sauvage.A l'enterrement de Kateb, on a

chanté l'Internationale en arabe dialec-tal, en berbère et en français, et denombreuses femmes sont venues, bra-vant le tabou qui leur interdit d'être aucimetière le jour de l'enterrement (3).Preuve, s'il en était besoin, qu'est tou-jours vivant« ce grand autre de nous-mêmes, ce

clandestin qui s'introduit dans notremémoire à la faveur d'un équivoquepasseport de langue française... » (Jac-queline Arnaud). •

1. Impossible dans le cadre d'un arti-cle de donner ffit-ce une faible idée

Il faudrait interroger ces signes du« soi-même ». Le qamis étroit qui colleau corps n'a rien à voir avec la gan-doura ample qui laisse libre le mouve-ment. Le hidjab qui prend quelquefoisdes allures de linceul et qui bloque legeste, comme s'il rendait concrète,physique l'obligation de réserve qui estfaite aux femmes, n'a rien à voir avecle voile, blanc, noir ou imprimé àfleurs, que portent surtout les citadineset qu'à la campagne on pratique trèspeu.

Bernard Cazes

Jacques GirlLe Sahel au xx/e siècleUn essai de réflexionprospective sur les sociétéssahéliennes

En 1939, la France disposait d'undomaine colonial qui, tout en étantmoins vaste que l'Empire britannique,représentait 12 millions de km'. Il nefaut toutefois pas oublier que dans cetensemble les possessions africaines cou-vraient près de Il millions de km' dont10 millions d'un seul tenant (1). Il estdonc légitime de prendre ce continentcomme support d'une réflexion autourdu thème de ce numéro spécial, en s'in-terrogeant tour à tour sur la façon dontl'opinion française perçoit l'Mrique, etsur ce qu'un excellent observateur nousdit du passé et de l'avenir de la partiesahélienne de ce continent.

ParteDaire culturel DO lSur le premier thème les données

d'enquête rassemblées et commentéespar J. Cazes dans le n° 11 (été 89)d'Opinions étrangères jettent unelumière parfois assez inattendue surl'image de l'Afrique dans l'ex-métropole. Prenons d'abord une ques-tion tout à fait d'actualité, les accords

25de la complexité et de la polypho-nie d'un texte comme Nedjma. Onse reportera aux analyses de MarcGontard (Nedjma de Kateb Yacine,L'Harmattan 1985) et de CharlesBonn (Nedjma, P.U.F. 1990), cedernier ouvrage donnant notam-ment les diverses « lectures » faitesdu roman.

2. Pour plus de détails sur la biogra-phie de Kateb et ses engagementspolitiques, voir Christiane Achour,Anthologie de la littérature algé-rienne de langue française,(ENAPlBordas 1990) p. 295-6 etpassim.

3. Lire le témoignage de Dalila Morsly,« Kateb Yacine, l'homme des cau-ses justes », in Impressions du Sud,Printemps 90, n° 25, p. 44-6.

Ainsi, lorsque des jeunes Algériensoptel,lt pour le qamis ou le hidjab, ilsne reprennent pas un héritage de leursparents. Ils vont chercher ailleurs, loindu pays et de sa mémoire, les signes deleur reconnaissance identitaire.Le changement plutôt que la perma-

nence, la pérégrination plutôt que lafixité, l'emprunt plutôt que la racine...voilà le constat quelque peu paradoxalauquel nous fait aboutir ce rapide par-cours dans le paysage identitaire algé-rien. Ce qui est présenté comme origi-nel et authentique n'est en fait que lerésultat d'une sorte de trafic, de mani-pulation des signes qui permettent dese situer et de se reconnaître ; et quiocculte une partie de l'histoire. •

1. De nombreux proverbes et dictonstracent l'enfermement de la femme.Ainsi : la femme ne sort que deuxfois dans sa vie, pour aller dans lamaison de son mari et pour latombe.

Zined Ali Ben Ali enseigne 1\ l'Unlve,.1t6d'Alger.

de défense avec certains Etats africains.Une première constatation sans surpriseest que les personnes interrogées sontbeaucoup plus nombreuses à approu-ver l'option « se battre au risque d'y. laisser sa vie » lorsqu'il y a invasion duterritoire français (75 % pour, 19 %contre, en 1987) que dans le cas d'uneinvasion « des pays avec lesquels nousavons des traités d'alliance ou d'assis-tance »au Moyen-Orient ou en Afri-que (les pourcentages se renversent :18 % et 74 % respectivement). Unautre sondage montre que l'emploi destroupes françaises hors"d'Europe seraitapprouvé par 57 % (24 % de non) pour« honorer les accords de défense avecles pays africains ».Les réactions probablement les plus

surprenantes concernent la perceptionde l'Afrique comme partenaire com-mercial et culturel. Ce continent vienten effet en nO 2, après l'Amérique duNord et le Japon, mais avant l'Europede l'Ouest, dans une liste de dix zonesou pays avec « la France a inté-rêt à faire du commerce ». Précisonsqu'il s'agissait d'une enquête réaliséedans la CEE et que l'Afrique arrivaiten septième position pour la moyenneeuropéenne. La même enquête, portantcette fois sur les aires géographiquesavec lesquelles les Français se sentaientdes liens historiques et culturels, mon-tre que l'Mrique est classée en tête, qua-siment avec l'Amérique duNord - 41 % et 40 % - et elledevance sensiblement l'Europe del'Ouest qui ne recueille que 30 %(URSS et pays de l'Est Il %, Japon4 % !).Les choses se compliquent lorsqu'on

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Une semaine de poésieà Constantine

Du 22 au 30 mai, le Centre cuNurel français de Constantine dirigépar Alain Loiseau a organisé, en collaboration avec l'écrivain algérienHabib Tengour* et Marie Jouannic, une semaine de la poésie intitulée« Résonances ». Celle-ci a réuni des poètes arabes (Adonis, Amin-Khan,Tahar Djaout, Mohamed Sehaba et Habib Tengour déjà cité) ,. des poè-tesfrançais (Marie-Claire Bancquart, Bernard Noël, Antoine Raybaud,Yves- Rouquette, qui écrit en occitan, et moi-même) ,. un poète belge (Guyde Bosschère). Lectures- de poèmes, conférences- àu Centre, débats à l'uni-versité de Constantine et d'Annaba, séminaires entre les participants ontpermis aux écrivains non seulement de se connaître et d'échanger leurspoints de vue mais aussi de rencontrer un public algérien parfois très nom-breux. C'était, m'a-t-on dit, les premières- manifes-tations de ce type depuisl'indépendance. Elles coïncidaient avec l'ouverture de la campagne élec-torale qui débutait à Constantine.

Je n'ai gardé, pour la Quinzaine, d'une chronique un peu longue,que quelques propos, tenus par les écrivains arabes, et rapportés sans lesguillemets d'usage, car notés rapidement au cours des débats et des dis-cussions.

26aborde l'éternelle question de l'aide.S'il s'agit simplement de désigner quellerégion il faut aider, l'Afrique arriveincontestablement première auprès desFrançais comme des Allemands, lesBritanniques retenant plutôt l'Inde etle Pakistan. Toute priorité géographi-que mise à part, on peut bien dire quele principe même de l'aide ne bénéficiepas d'un appui franc et massif. Uneenquête Figaro-SOFRES réalisée ennovembre 1989, donc après le dégelmassif tumultueux survenu à l'Est,apporte un éclairage intéressant à cetégard. A la question « Qui selon vousla France doit-elle aider en priorité? »15 OTo répondent « uniquement les paysde l'Est en voie de démocratisation»(et 4 OTo : l'URSS et tous les pays del'Europe de l'Est), 38 0T0 proposent lespays du tiers monde et 38 0T0 « per-sonne: la France n'a pas les moyensd'une aide économique à d'autrespays ». Des données d'enquête portantsur des thèmes connexes laissent pen-ser que les Français sont dans la CEEles moins enthousiastes en matièred'aide, mais que cette attitude est peut-être liée à un grand scepticisme quant'à l'efficacité des transferts de fonds oude technologie au profit du tiersmonde.

Sociétés du Sahel :dynamiques et... stagnantesCeux qui liront l'ouvrage tout à fait

remarquable de Jacques Giri sur leSahel passé et futur (2) verront qu'il necondamne pas vraiment ce scepticisme.Simplement, et c'est sa grande vertu,

Marie Etienne

Le 23 mai, à l'université de Constan-tine.Une jeune étudiante: Ce n'est pas le

poète qui a besoin de lecteurs, ce sontles lecteurs qui ont besoin du poète.Une enseignante de sémiologie, en

privé: Vous n'imaginez pas à quelpoint ce débat est important pour nous,à cause, surtout, de la manière dont sesont exprimés les hommes de votregroupe. Eux, au moins, ne pratiquentpas la langue de bois, ils montrent leursémotions!Le 23 mai, au déjeuner.Un intellectuel algérien : Ce qui se

passe actuellement en Algérie n'est pas

il montre clairement qu'ici comme dansbien d'autres domaines il ne s'agit pasde savoir si « ça » réussit ou s'il fautfaire le contraire (en l'occurrenceréduire ou supprimer l'aide), mais qu'ilest essentiel d'essayer de comprendrecomment fonctionnent les sociétés quine sont pas encore industrialisées.Sa réponse combine l'approche his-

torique et l'appel aux diverses sciencessociales, leurs apports respectifs étantcombinés dans un schéma d'analyseastucieux qui articule trois groupes devariables : la culture (valeurs et façonsde penser), les structures sociales (grou-pes sociaux et institutions), la civilisa-tion matérielle (modes de vie et de pro-duction). L'enseignement qui se dégagede cette étude, c'est que la culture et lesstructures sociales changent assez vite,mais que la civilisation, elle, bouge peu.En particulier les systèmes de produc-tion qui, en agriculture, ont toujoursété extensifs, c'est-à-dire utilisant le solplutôt que le capital technique ou lesanimaux de trait, ont remarquablementpeu évolué, sauf pour le coton et l'ara-chide.Le drame, c'est que même ce qui

change ne débouche pas sur du déve-loppement. Les valeurs, par exemple,s'occidentalisent mais de façon sélec-tive, en engendrant un parti-pris enfaveur des biens de consommationimportés et d'une priorité à l'industriequi ne cadrait pas avec les facteurs deproduction disponibles. L'accession àl'indépendance a bien amené un renou-vellement des « acteurs », comme ondit, mais les nouveaux pouvoirs ont

différent de ce qui se passe partout dansle monde : un renversement des idéo-logies, une flambée de la droite. L'in-tégrisme prétend être plus progressisteque la tradition: droit pour la femmede choisir son mari, de suivre des étu-des. Mais ces promesses seront-ellestenues ? La tradition, dans un cadreconservateur, ne sera-t-elle pas la plusforte?Le 24 mai, conférence d'Adonis au

Centre culturel.Adonis : Il y a des cultures qui ne

font qu'apporter des réponses. Com-ment, dans ce cas, peuvent-elles êtremodernes? Je crois qu'il faut constam-

adopté à l'égard de la société civile uncomportement combinant des traitsapparémment opposés et également sté-rilisants : le paternalisme « développe-mentaliste » qui faisait des élites loca-les de simples agents d'exécution d'unPlan dont les priorités leur restaientextérieures, et symétriquement une con-ception « patrimoniale» de l'Etat cal-quée sur le clientélisme de la société tra-ditionnelle, et qui interdisait au secteurpublic de jouer en économie le rôlemoteur qu'on lui connait en Europe (etau Japon).

La démarche prospective de J. Giriconsiste alors à dessiner un scénariotendanciel supposant que les mêmesdynamismes embryonnaires, et particu-lièrement dans le secteur dit informel,les mêmes blocages « systémiques »etles mêmes palliatifs externes (aide ali-mentaire et financière, prêts d'ajuste-ment structurel) continueront à opérer.Le résultat est que les sociétésnes continuent à s'adapter tant bien quemal au prix d'une dépendance exté-rieure de plus en plus lourde. Ce scé-nario « au fil de l'eau» est encadré pardes scénarios de discontinuité évoquantsoit des perspectives encore plus som-bres (sécheresse accentuée, explosion duSida, réduction de l'aide, effondrementde l'Etat), soit des avenirs plus sou-riants. Ces derniers ne sont pas présen-tés dans le détail, J. Giri estimant qu'iln'a pas à proposer aux Sahéliens desobjectifs qui leur resteraient étrangers.Il préfère à juste titre, non des recet-tes, mais quelques thèmes de médita-tion à l'usage de ceux qui, de bas en

ment poser des questions et lire leCoran directement, sans passer par lescommentaires.Le 24, au théâtre de Constantine,

pour la lecture de Bernard Noël etd'Adonis.Sur le fronton, Molière, Glück,

Racine ... A l'intérieur, théâtre à l'ita-lienne, loges, premiers balcons, deuxiè-mes balcons, plafond peint et rosaceavec lustre- en son centre, dorure etvelours rouge.Un enseignant s'approche de moi;

C'est la réplique exacte de l'Opéra deParis!Mais tout se détériore, un spectateur

s'effondre avec le strapontin qu'il vou-lait occuper.Le 24, dans un restaurant où sont auto-risés la musique (d'un orchestre « anda-lou ») et le vin.Un musicien algérien: Je connais un

responsable algérien de Centre culturelqui est fier de ne pas autoriser la prati-que artistique dans le lieu qu'il dirige.J'ai demandé : A quoi sert donc le Cen-tre ? Et lui: A bien montrer l'interdic-tion.Une militante de l'association de

femmes à qui je demande si elle n'estpas parfois traitée de pro-occidentale:J'entends souvent cette question et ellem'angoisse. Je suis née à Constantine,j'ai été élevée dans une famille tradi-tionnelle, je vis à Constantine, pour-quoi serais-je pro-occidentale? Si onporte contre moi cette accusation, c'estma part d'universalité qu'on veut m'en-lever.

LE MAHREIhaut, auront la tâche de construire leSahel de demain. Il serait cependantdommage de passer sous silence uneremarque de conclusion qui nous con-cerne très directement : « Le poids cul-turel de la France devrait lui donner uneplace particulière dans la réflexion surl'aide (...). Le moins que l'on puissedire est que la France n'occupe pas cetteplace aujourd'hui et que, face à la poli-tique de la Banque mondiale, elle n'apas de politique de rechange à propo-ser. Aura-t'-elle la volonté de l'occuperdemain ? » (1) •

1. A Fero-Domenech, le Pré Carré,géographie historique de la France,Hachette, collection Pluriel,p.291-292.

2. Voir du même auteur l'Afrique enpanne. Vingt-cinq ans de dévelop-pement. (Editions Karthala, 1986).Rappelons d'autre part que le Sahelétudié ici correspond aux sept paysafricains suivants: Mauritanie,Sénégal, Gambie, Mali, BurkinaFaso, Niger et Tchad.

3. Ceci est semble-t-il en train de chan-ger avec le rapport encore inédit deStéphane Hessel sur la politique decoopération, qui ne semble cepen-dant pas avoir suscité beaucoupd'enthousiasme en haut lieu (voirCanard Enchainé, 20-6-90 et cenuméro. Editions Karthala, collec-tion « Les Afriques », 344 p.

Le 26, à Seraidi, au-dessus d'An-naba, dans l'hôtel construit par Pouil-lon, au cours de notre premier sémi-naire autour de la_question suivante:comment et pourquoi écrire dans unelangue qui n'est pas la sienne? dans lalangue d'un pays avec lequel on a étéen guerre?Habib: J'ai invité des poètes et non

pas des Français, un Belge, un Berbère,un Syrien...Amin: Il ne s'agit pas d'occulter la

guerre, ni non plus de l'occulter par undiscours sentimental de la blessure.Habib : Si je regardais mon enfance,

je n'aurais que de la haine. Or on nefait pas de littérature avec ce sentiment-là. Et puis j'ai gardé de l'affection pourmes maîtres d'école.Tahar : Je refuse de me considérer

comme le résultat d'un quelconquecontentieux franco-algérien. La languefrançaise renforce ma clandestinité, jene revendique pas du tout un statutd'écrivain national. D'autre part, il mesuffit de faire la queue au consulat, dedébarquer à Orly pour me convaincreque je ne suis pas un écrivain français.Le 27, au cours du deuxième sémi-

noire:Question posée: quelle différence

voyez-vous entre une excellente traduc-tion d'un écrivain d'Amérique latine etun livre écrit par un Algérien en fran-çais?Habib: Nous, les Algériens, nous

avons suivi les mêmes études que lesFrançais, nous nous sommes appro-priés la langue. C'est un phénomènepopulaire et non pas celui d'une élite,celle-ci se trouve plutôt du côté des let-trés arabisants.Mohamed : Que penser d'un auteur

comme Dib, chez qui l'Algérie s'effacepeu à peu?Habib: Ce n'est pas le thème appa-

rent qui compte. Dans ses dernierslivres, Dib se sépare du territoire géo-graphique pour entrer dans celui de laspiritualité. On ne peut pas les com-prendre si on ne connaît pas la mysti-que soufie.

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ANTILLESAdonis: J'ai été déterminé par

l'arabe, je n'ai jamais le françaisà l'école. Mais sans le français, sans lalangue de l'autre, je ne pourrais pasécrire, ce serait une répétition, c'est-à-dire. rien.Tabar: Je revendique une apparte-

nance algérienne qui intègre aussi Saint-Augustin. Le particulier, pour un écri-vain, n'est pas national mais individuel.Amin : Parlons plutôt de la famille

littéraire à laquelle chacun appartient.Tabar: Aucune langue n'est vrai-

ment donnée pour un écrivain. Touttravail d'écrivain est un travail de tra-duction.Yves Rouquette : Votre situation ne

durera pas, les générations futuresn'auront pas le même rapport que vousau français.Tabar: Je ne pense pas que la lan-

gue française soit en régression en Algé-rie. Il y a seize projets de journaux enre-gistrés : quinze en français et un enarabe. La langue m'indiffère, je ne mepréoccupe pas de sa survie.Amin: Ecrire en français est de l'or-

dre de la frustration, non de la culpa-bilité.Adonis: Une grande poésie est au-

delà de l'appartenance à une langue.L'objectif c'est l'humain.

Le 28, à l'université d'Annaba.Dans le hall, des affiches intégristes

manuscrites, textes en arabe et dessinssatiriques contre les Etats-Unis, Israël,Mitterrand... Un stand de livres tenupar un étudiant. Plus loin un autrestand tenu par des étudiantes la têtecouverte du hijab. Leur sourire éclatantcontraste avec l'austérité de leur tenue.Adonis vient leur parler en arabe : il ne

faut pas lire les commentaires sur leCoran, qui vous empêchent de penserlibrement. Elles acquiescent en sou-riant. Pourquoi, nous demande ensuiteAdonis, personne ne vient-il leur par-1er?Après le débat dans l'amphithéâtre,

une jeune fille non couverte s'adresselonguement à Adonis en dessinant desfigures géométriques de ses doigts déli-cats. La langue arabe, la voix sont dou-ces. Dans les premiers rangs un jeunehomme joue avec un œillet.Un étudiant, prenant prétexte dupoème que j'ai lu, oppose la femmeorientale, qui a de la religion, à lafemme occidentale, qui n'en a aucune.Après le débat, il vient me trouver, ilm'explique que les occidentales sont laproie du capitalisme.Un autre me dit : La civilisation occi-

dentale est offensive, l'orientale n'estque défensive.Une fumée blanche entre par les por-

tes: brouillard et fraîcheur. Nous ren-trons à Constantine. La fête électoralebat son plein, bien que grave: peu d'af-fiches mais des haut-parleurs. Il fait lemême temps qu'en France, en ce moisde mai 90. Les collines sont couver-tes de genêts, dans les villages, sur lespylônes, les cigognes ont construit leurnid. Les nèfles ont la couleur des abri-cots. J'ai l'illusion étrange d'avoir, dece pays,la connaissance, comme venued'une autre vie; à moins que ce ne soitde la langue commune, qui esf aussi une 'contrée, abstraite et bien réelle. •

(.) Habib Tengour vient de publierun livre, l'Epreuve de l'arc, chez Sind-bad.

ANTILLES

Guadeloupeet droits dei'homme

Parler de la Guadeloupe après y avoir fait deux séjoursd'une semaine chacun, pour un colloque historique à Pointe-à-Pitre en 1986, pour un colloque philosophique à Basse-Terreen 1989, c'est évidemment risquer de prendre de simplesimpressions pour des éléments d'analyse. Ce qui cependantincite à prendre ce risque, c'est que le simple fait d'un collo-que sur l'héritage philosophique des « droits de l'homme etla Caraibe » doit bien signifier en Guadeloupe autre chosequ'une réunion académique comme il y en a eu tant en Franceen l'honneur du Bicentenaire.

Guadeloupe. La récolte des ananas. (A tlas colonial illustré, Larousse 1890)

changé, qu'il y a l'autonomie. En effet,et plutôt deux fois qu'une, puisque parsuite d'un oukase du Conseil constitu-tionnel, chaque département Antilles-Guyane a, pour le même territoire, etun conseil général et un conseil régio-nal. En dehors des arguties juridiquesutilisées pour imposer au Parlementfrançais cette curieuse combinaison, ilavait été dit à l'époque qu'une assem-blée unique était dangereuse parcequ'elle risquait de proclamer toute seulel'indépendance. Aujourd'hui, les deuxconseils ont la même majorité de gau-che, ils n'ont pas proclamé l'indépen-dance et ne se préparent pas à le fairedemain matin, mais cet épisode révèleque c'est bien la question de l'indépen-dance qui hante Paris, et qui hanteaussi les Antilles, même si de loin ellesont l'air « calmes », comme on dit.

Sinon qu'il y a eu le cyclone Hugo,on avait commencé à dire qu'après celaon devait reconstruire « autrement »,et cet espQir-là paraît déjà lointain,sinon qu'il y a eu tout récemment ceprocès à Paris d'un agent meurtrierd'un jeune du Morne Boissard - undes quartiers les plus pauvres de Pointe-à-Pitre -, et ces jurés parisiens onttrouvé qu'il n'y avait pas de quoi enfaire un drame, acquittant celui quiavait tué. Depuis près de cinq ans quele meurtre a eu lieu, la Guadeloupe,elle, n'a pas oublié le jeune Salin, et ellene peut ressentir un pareil verdict quecomme un défi aux droits de l'hommedans le pays dont ils sont, comme disaiten lSOI l'abbé de Pradt « la progéni-ture », mais qui, disait-il encore,«comme moralité, appartiennent àtout le monde ».Nous voilà déjà au cœur du débat,

à travers la vie quotidienne. La Gua-deloupe, pas plus que la Martinique,n'a pas toujours été «calme ». Audébut des années 60, en même tempsque les luttes nationales triomphaienten Afrique, à Cuba... , les Antilles aussis'insurgeaient. Elles ont continué dansles années 70. Inutile de revenir sur cesluttes, ces manifestations, ces morts -nombreux -, les répressions - avec,

Bien sûr, cela ne va pas sans un extraor-dinaire taux de chômage, qui, rapportéà l'échelle. française, correspondrait àquelque six millions de chômeurs pourl'Hexagone.On a d'autres surprises, parfois

agréables pour l'étranger, comme dedécouvrir que depuis quelque tempsl'Etat français a décidé de détaxer ciga-rettes et parfums exportés dans les îles,ou plus surprenantes et plus graves,comme de s'aviser que les pommes deterre importées de France, et à des prixétonnamment bas, coûtent je ne saiscombien de fois moins cher quel'igname produite sur place... Quelquesbizarreries parmi d'autres.On vous dira que les choses ont

ment -, et du «Tout-Tourisme ».Engrenage dans lequel tout le monde,y compris ceux qui le dénonçaient il ya quelques années, est maintenant pris.

Yves Bénot

Car, pour qui admet qu'il y a tou-jours quelque chose que l'on peut appe-ler un fait colonial à la Guadeloupecomme à la Martinique, il paraîtrad'abord que, comme en bien d'autresendroits du monde colonisé, les reven-dications, disons nationales, s'inspirenttout naturellement de l'esprit des Droitsde l'homme, du droit universel dedemeurer libres et égaux. Or, ici, ce n'a:pas été si simple.

Et d'abord, pour revenir sur ce faitcolonial, il apparaît qu'il fonctionnedepuis un certain temps à l'inverse deses propres habitudes. Habituellement,les colonisateurs imposent aux dominésde produire à aussi bas prix qu'il se peutles marchandises dont, eux, colonisa-teurs, ont besoin pour leur usage ouleurs' échanges. Ici, aujourd'hui, ladépendance se traduit bien plutôt parla destruction plus ou moins program-mée des capacités productives des îlesau seul profit de la fabrication d'hôtels,de personnel hôtelier - la seule forma-tion technique dont on s'occupe vrai-

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Ecrire en créole

Si les anciennes colonies françaises créolophones, deve-nues aujourd'hui Départements d'Outre-Mer, présentent tou-tes des situations de diglossie où les divers créoles (guadelou-péen, guyanais, martiniquais, réunionnais) se trouvent dansla fonction de langue de statut minoré, on ne doit pas en con-clure,de façon rapide et sommaire, que cet état de fait tientà la pérennisation, sous une autre forme, d'un statut colo-nial.

28encore une bizarrerie : ces mesures quiinterdisaient à des Antillais jugés sub-versifs de revenir de l'Hexagone chezeux -, l'organisation méthodique del'exode par le Bumidon - qui en dépitdes consonances n'était pas un produitpharmaceutique, mais le Bureau chargéd'assurer la migration des Antillais versla France. Il y a eu les paroles de deGaulle - qu'il n'est pas superflu derappeler à l'heure de son centenaire -qualifiant les deux îles de « poussièressur l'océan ». Et en définitive, le, oules mouvements, nés depuis 1960, etdont Fanon avait applaudi la premièreapparition. Ils ont abouti à un échec -pour une grande part, on peut estimerqu'il a été da à l'habileté d'une politi-que française qui avait appris quelquechose des événements en Afrique. Quel'on en soit ou non d'accord ne changerien au constat d'échec.Les aspirations profondes n'ont pas

disparu pour autant. Seulement, devantles difficultés croissantes, des groupesont pensé pouvoir en quelque sorte for-cer le cours de l'histoire par des moyensviolents, des groupes minoritaires. Sansdoute se rappelaient-ils la fameuse for-mule de Mao-Tsé-Toung : « Le pou-voir est au bout du fusil », ils se rap-pelaient aussi ce que l'on a si longtempsfait dire à Marx contre les « libertésformelles» ou « libertés bourgeoises ».Ils n'étaient pas les seuls dans le monde,c'est vrai, à avoir oublié que « formel»dans Marx n'a jamais voulu dire secon-daire ou négligeable, que le mot

RobertChaudenson

Haïti, république indépendantedépuis près de deux siècles ou l'Ile Mau-rice, « perdue» par la France à ladéfaite napoléonienne, présentent dessituations voisines, en dépit, pour lepremier cas, de quelques récents signesd'évolution. Les problèmes sociaux,culturels et linguistiques ne se laissentpas facilement régler à coups de lois etdécrets comme on pourrait le consta-ter aussi dans bien des états de l'Afri-que subsaharienne, indépendants de-puis plus d'un quart de siècle. Il fautnéanmoins constater que depuis lesannées 70 la reconnaissance des cultu-res, langues et identités créoles dans lesDOM a fait son chemin d'une façonquasi souterraine d'abord, puis plusnettement sensible à partir de 1980.Cette affirmation progressive s'est trou-vée confirmée par la décentralisationqui, en confiant des pouvoirs et desmoyens importants aux assembléesdépartementales et régionales, a sérieu-sement ébranlé l'idée que toute affir-mation de spécificité créole était inévi-tablement une revendication autono-miste ou indépendantiste.

Certes, sur le plan proprement sta-

« forme» est un des plus fréquentschez lui, et que vouloir donner un con-tenu concret et réel pour tous aux liber-tés proclamées par la bourgeoisie à sonseul usage est tout autre chose que reje-ter ces droits et libertés, comme font lesréactionnaires.Le tableau ne serait pas complet si on

ne disait pas quelques mots de cetterecherche de l'identité antillaise dont onparle aussi beaucoup, mais qui semblese dérober d'autant plus qu'on larecherche, littérairement s'entend. Je nenommerai pas ces chercheurs, de peurde me faire accuser de simplisme, parcequ'il me semble naïvement qu'une iden-tité ne se cherche pas, qu'elle est ins-crite dans des comportements et desréalités. Ce qu'a à peu près dit au col-loque de Basse-Terre un philosophesénégalais, Souleymane Diagne, etmieux que je ne saurais le faire. Et sil'on veut en savoir plus, Jacky Daho- >may, philosophe et un des organisa-teurs du colloque, critique brillammentune de ces recherches dans le n° 3 dela nouvelle revue haïtiano-earaibéenneChemins Critiques.

Justement, Haïti et les luttes diffici-les et sanglantes qui s'y déroulentdepuis maintenant plus de quatre ansétaient un des éléments de la réflexionsur les droits de l'homme au colloquede la Guadeloupe. Très simplementparce que, c'est encore J. Dahomay quiparle, à Haïti, le peuple, un des peu-ples les plus misérables qui soient sur

tutaire, la position des créoles françaisdans les DOM n'a guère changé. La cir-culaire de 1982 sur l'enseignement deslangues et cultures régionales, destinéeà tout le territoire national, est mani-festement impropre à améliorer lasituation dans les DOM et ses disposi-tions sont à peu près inapplicables enl'absence d'une politique plus globaleet plus spécifique à la fois.Aujourd'hui, on peut subir au bacca-lauréat une épreuve de bambara ou dehaoussa, ce qui n'est pas possible pourle guadeloupéen ou le réunionnais. Enrevanche, la régionalisation a favoriséun considérable développement cultu-rel et littéraire, surtout dans les cas oùles hasards électoraux ont mis à la têtedes assemblées locales des hommes poli-tiques préoccupés par ces aspects. LeVIe Colloque International des EtudesCréoles (Guyane, octobre 1989) ou leFestival du Livre de l'Océan Indien(Réunion, avril 1990) témoignent assezde cette évolution.Le début des années 80 avait été mar-

qué par une volonté de promouvoir un« pan-créolisme » réunissant non seu-lement les DOM français, mais aussi lesautres Etats où sont en usage des créo-

terre, s'est soulevé, se soulève encoretous les jours, pour quel objectif immé-diat, sinon conquérir ce minimum dedémocratie, ces droits de l'homme et ducitoyen sans lesquels il ne voit nulle pos-sibilité de sortir de sa condition. C'estdire que l'on ne saurait, à la lumièremême de nombre de mouvementspopulaires dans le monde, réduire cesdroits à une simple manifestation de laconquête du pouvoir par la bourgeoi-sie capitaliste. Et, même si, d'après mesrapides remarques, on peut sans doutecomprendre que la réalité présente sus-cite aux Antilles un sentiment plus oumoins diffus de frustration propre à ali-menter l'appel des solutions de déses-poir, cette même réalité montre aussique « les Guadeloupéens ne veulent pasaccéder à la nationalité en risquant deperdre les vertus de la citoyenneté » (inChemins Critiques n° 2, article deJ. Dahomay). Ce qui ne veut,bienentendu, pas dire qu'ils renoncent à lanationalité, mais qu'ils ne la séparentpas des droits de l'homme, des garan-ties démocratiques. Il est à peine besoind'insister sur le renfort Que recoit cettevolonté générale de tant d'expériencesdictatoriales et fascistes dans le Tiers-Monde - quels qu'en aient été ou ensoient les protecteurs occidentaux.A partir de là, on comprend que,

pour une fois - non, il y a eu quelquesautres exemples, en Afrique - leBicentenaire ait été pris au sérieux etcomme aliment de réflexion. Distin-guant constamment les principes du

les français (Haïti, Louisiane, LaDominique, Sainte Lucie, Maurice,Seychelles). La création, en 1981, del'association « Bann zil Kréyol » témoi-gnait, par sa dénomination même, decette volonté : « bann zil » signifiant« les îles» dans les créoles de l'OcéanIndien, tandis que « kréyol » veut dire« créoles» dans les parlers de laCaraibe. La volonté de promouvoir unegraphie commune, le désir de mettre enœuvre une politique de création litté-raire et d'action culturelle échappant àla « domtomisation » se sont rapide-ment émoussées, sauf chez quelques-uns, devant l'incontournable différencedes langues créoles dont le dénomina-teur commun est >à l'évidence le fran-çais. La seule graphie commune pour« wouchach» (petites Antilles) et« risérs/résers » (Océan Indien) est lefrançais « recherche» (même sens),chacun des deux termes créoles étantincompréhensible sous sa forme localepour un créolophone de l'autre zone.La publication de journaux, la créa-

tion littéraire en créole, illustrée surtoutaux Antilles dont les intellectuels ontjoué le rôle majeur dans ces mouve-ments, ont connu de graves difficultésdues à diverses causes ; les unes loca-les et spécifiques tenaient surtout àl'usage d'une graphie et une politiqued'action sur la langue visant à la recher-che systématique d'une déviance maxi-male par rapport au français (alors que,bien évidemment, les lecteurs potentielsétaient tous alphabétisés dans cette lan-gue) ; les autres, plus générales, résul-taient de la croyance naïve qu'il suffi-sait de doter une langue orale d'un codegraphique pour en faire une langue lit-

ANTILLESdroit dans leur signification universelledu fait de leur application tronquée,détournée, mutilée, Jacky Dahomaydans son article du nO 2 de CheminsCritiques - mais il l'a dit aussi au col-loque -, écrit: « L'attachementambigu à la France chez les révolution-naires noirs est normal. Face à uneFrance esclavagiste symbolisée par leCode Noir ,l'esclave découvre un autreaspect de la France, celle qui parle desDroits de l'homme, de liberté et d'éga-lité. »

Ces révolutionnaires noirs, quand onest à la Guadeloupe, à côté de Tous-saint Louverture ou Dessalines, c'estégalement Delgrès, Ignace, Massoteau.Et à ce propos, on remarquera que sion a un peu glorifié Toussaint l'an der-nier en France et à Dakar, joué quel-ques pièces, on s'est gardé de commé-morer les révolutionnaires de l'arméedite « coloniale» (Noirs et mulâtres) dela Guadeloupe qui en 1802 ont résistéà l'expédition napoléonienne chargéede rétablir l'esclavage. Oubli ou inad-vertance ? A la Guadeloupe, il y a eula représentation d'une pièce de théâ-tre de Maryse Condé sur ces faits - etfort bien documentée.

On aura compris que le débat ouvertn'est pas un débat qui se résumerait en :indépendance ou statu quo, mais qu'ilporte sur une tout autre question :Quelle indépendance ? et Comment ?

•téraire (cette dernière erreur de perspec-tive est d'ailleurs reconnue par l'Elogede la créofité où se trouve souligné que« la plupart des littérateurs créolopho-nes n'ont pas fait œuvre d'écriture»1989, p. 49). Confirmation de cettehypothèse est donnée par la générali-sation de l'échec des œuvres romanes-ques, alors que les genres poétique etdramatique, plus proches de l'oral, ontproduit quelques œuvres estimables.On peut penser ici pour les Antilles àJoby Bernabé, R. Confiant, C. Bou-lard, R. Vali et, pour l'Océan Indien àA. Lorraine ou D. Hoarau. Toutefois,ces œuvres sont marquées pour la plu-part par une inspiration essentiellementmilitante. Le seul poète et dramaturgecréole qui ne se limite pas à un tel regis-tre et donne une œuvre en créole impor-tante par sa variété et son ampleur estl'auteur mauricien D. Virahsawmy,couronné naguère par Radio-FranceInternationale pour sa pièce Li.

L'évolution récente de la situationpeut être facilement mise en évidencepar le rapprochement de textes éma-nant, pour partie, des mêmes auteurs:la Charte culturelle créole (GEREC,1982), l'Anthologie de la poésie créole,(1984) et l'Eloge de la créofité (1989).Sans entrer dans le détail d'une com-paraison systématique, on peut dire quele changement radical est illustré par lesprises de position à l'égard d'A. Césaireet E. Glissant, figures dominantes ettutélaires de la littérature « créole ».Dans l'Anthologie de la poésie créole,on trouve chez R. Confiant des con-damnations sans appel de ces deuxauteurs: « L'histoire en tout cas, c'est-à-dire nos arrière-petits-enfants, seronttrès sévères avec les Césaire, Glissant(...). Soit parce que comme Césaire ilsont toujours affiché le plus souverainmépris pour le créole (...), soit parceque comme les autres ils ont pillé sansvergogne les ressources de la languecréole au profit du français et de leurpetite gloriole de nègre de la Rive-Gauche» (1984, p. 133).

Or, R. Confiant est l'un des co-auteurs de l'Eloge de la créolité qui estdédié à A. Césaire et E. Glissant (aux-

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VIETNAM 29quels est associé l'écrivain haïtien Fran-kétienne) et l'ouvrage abonde en réfé-rences à l'œuvre d'E. Glissant.R. Confiant n'est pas seul en cause,

mais son cas est exemplaire puisquecette évolution illustre son parcours lit-téraire qui lui fait abandonner, nonsans succès d'ailleurs, le roman epcréole pour l'écriture en français (leNègre et l'amiral). Naguère encorefarouche partisan d'une création encréole à lâquelle il s'est consacré desannées durant, il rejoint aujourd'huiceux qui l'ont précédé dans le succès,

comme P. Chamoiseau (co-auteur del'Eloge de la créolité) ou D. Maximin.A la création en créole, manifestementinapte à toucher le public et à assurerune réputation littéraire, succède uneécriture en français qui vise à intégrerdes ressources intonatives, syntaxiques,lexicales du créole : « Pour un poète,un romancier créole, écrire en françaisou en créole idolâtré, c'est demeurerimmobile dans l'aire d'une action (...).C'est, en écriture, ne pas accéder àl'acte littéraire. » (1989, p. 48)Curieusement, on trouve chez d'au-

tres écrivains issus du monde créole,exilés il est vrai, une forme quasi inversede ressourcement à la langue et à la cul-ture créoles; c'est le cas d'E. Maunick(Mauricien établi à Paris) qui, aprèsune œuvre écrite entièrement en fran-çais, aborde la poésie dans sa languenatale «( Ki koté lamer ») ; plus remar-quable encore l'évolution de J.M.-G.Le Clézio dont l'origine mauriciennen'était qu'un élément biographiqueanecdotique jusqu'au Chercheur d'or(1985) et au Voyageur à Rodrigues(1986) ; avec son dernier livre Siranda-

nes, (1990), « suivi d'un petit lexiquede la langue créole », il plonge dansl'univers d'une enfance créole peut-êtrepour partie rêvée, s'attachant à ungenre créole oral qui cumule les séduc-tions de la forme brève et les charmesdu retour au pays natal. •Roben Chaud.naon, Al'Unl-v....1t6d. Provence, directeur au CNRSd'un Centr. d'anthropologl••t IInguls·tlqu. d.. mond.. créol. .t franco-phon•.

VlnNIM. CIMBODGE

Jean Chesneaux

.VietnamÔ Vietnam 1

dre en otage des populations entières ;et ce, alors que les cadres du régimepro-américain de Saïgon se vantaient dese nourrir de foies humains arrachésvivants à des prisonniers Viet-cong.Tout cela ne s'oublie pas, ne se par-donne pas.

Les Vietnamiens se défendaient con-tre des puissances, la France, les Etats-Unis, dont les moyens étaient infmi-ment supérieurs et je n'ai jamaisregretté de m'être, à ce titre, engagé àleur côté. Mais je regrette profondé-ment que cet engagement ait été défini

Le Vietnam socialiste ne va pas bien... Les boat peoplecontinuent à le. fuir par milliers. Gorbatchev songe à fermerles bases militaires que Hanoï lui avait fièrement concédéesaprès la déroute américaine. Cramponné au système du Parti-Etat dont la faillite est manifeste en Europe centrale et en Afri-que noire, le Vietnam s'enferme dans une situation de bun-ker archaïque à la cubaine. Coincé entre bureaucratie et démo-graphie, il est plus pauvre encore que le Bengladesh. Bref,ce pays qui avait réussi le formidable exploit de tenir en échecla plus grande machinerie militaire de l'histoire humaine som-bre dans le discrédit et la déréliction.

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MER DE CHINE MERIDIONALE

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carrière d'historien de l'Asie, du CNRSaux Hautes Etudes et à la Sorbonne.J'étais particulièrement à l'aise danscette coalescence du militantisme et dela recherche universitaire, je me consi·dérais comme privilégié par rapport àdes camarades de parti dont la spécia-lisation ne rendait pas aussi aisée cetteliaison entre « théorie et pratique».Mon Perchè il Vietnam resiste, publiépar Einaudi en 1967, était resté un best-seller italien pendant des années, avantd'être repris à près de dix mille exem-plaires par François Maspero dans sacollection de poche. Je fus longtempsune sorte de « Vietnamien profession-nel ».J'ai pris peu à peu mes distances, à

la fois vis-à-vis du PCF, de la « choseuniversitaire» et du Vietnam lui-même.Mais je n'ai jamais regretté d'avoir acti-vement soutenu ce dernier pendant unquart de siècle. Je continue à rejeter laFrance sordide et sanglante du traficdes piastres (1949), qui s'obstinait à res-taurer au riapalm un pouvoir colonialobsolète ; la France dont, en pleine.conférence de Genève (en 1954), leministre Bidault avait froidementdemandé à l'Etat-major américainéberlué de Dien-Bien-Phu par unHiroshima vietnamien.' Je continue àtrouver odieuses les « bombes à tiil-les », qui de l'aveu même du PrésidentJohnson ne pouvaient rien contre « lebéton et l'acier », mais visaient à pren-

J'y suis tout particulièrement sensi-ble, quarante-trois ans après mon arres-tation en Plaine des Joncs, au retourd'une visite d'amitié en zone de guerillaViet-Minh. Visite payée de quatre moisà la Maison centrale de Saïgon, enquartier de sécurité. Certes, les pour-suites qui me furent alors intentées autitre des articles 76 à 83 du Code civilpunissant de mort les atteintes à lasareté de l'Etat «( pour être en Cochin-chine, en un temps non prescrit, entréen relations avec les rebelles Viet-Minh,lesquels s'efforcent par le brigandageet le terrorisme de détourner de laFrance les populations qui lui restentfidèles » - sic) avaient été finaleme;:ntabandonnées, car elles impliquaient ceque la France refusait obstinément, àsavoir reconnaître Ho Chi-Minhcomme « puissance étrangère ».

Du coup, je m'étais trouvé engagé ducôté des Vietnamiens, et pour long-temps. Campagnes contre ·la « saleguerre» d'Indochine. Tribunal Russellcontre les crimes de guerre américainsau Vietnam. Meeting des « Six heur<;spour le Vietnam» à la Mutualité, àl'appel d'un collectif syndical univer-sitaire. Manifestations contre les bom-bardements de Hanoï. Je ne manquaisaucun « coup ». Mieux, c'était de monengagement d communistesolidaire de la Chin'ë: et du Vietnamqu'avait procédé l'orientation de ma

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Trois paspour lever les tabous

Professeur de philosophie à Saïgon, Georges Boudarela choisi il y a quarante ans de « passer chez les Viets ». Ilest resté profondément attaché à la culture vietnamienne età l'amitié franco-vietnamienne. Il exprime aujourd'hui cetattachement de façon bien plus pragmatique et plus modestequ'à l'époque où son refus du colonialisme français le con-duisait à définir l'avenir commun de la France et du Vietnamà travers le projet communiste.

30et mis en œuvre, à partir des options 'simplistes et des schémas rigides de l'in-tellectuel communiste que j'étais. Avecle recul, j'ai bien du mal à présenter decet engagement pro-vietnamien unbilan qui ne soit pas obéré par monappartenance au PCF - une apparte-nance qui, aujourd'hui, tend à se per-dre dans des brumes d'absurdité.Pour nous, la solidarité avec la résis-

tance populaire vietnamienne se con-fondait avec la solidarité avec le Parti-Etat qui en accaparait souverainementla direction. Et cela, en dépit de signesinquiétants auxquels nous ne nous arrê.-tions guère. Déjà en 1960, mon voyageà Hanoï avait été accablé de pesanteursbureaucratiques. La vigueur aveclaquelle le Vietnam avait apporté sonappui à l'invasion soviétique de laTchécoslovaquie avait bouleversé notreCollectif intersyndical. En 1970, Hanoïm'avait refusé un visa sous un prétextedérisoire et je sus plus tard qu'on yavait taxé de « soutien à Kissinger »mes analyses sur la spécificité du Nord-Vietnam et du Sud-Vietnam ; pourtant,la ligne officielle était alors que seuleune confédération pouvait être envisa-gée entre le Nord et le Sud » pour unetrès longue période », mais le volumeparu dans la « petite collection Mas-pero » avait irrité la vigilance « uni-taire» des camarades vietnamiens.Les désaccords de fond sont venus

plus tard. La réunification brutale etforcée, en fait l'absorption du Sud parle Nord, nous avait choqué dès 1976par son mépris de la parole donnée :elle était surtout grosse d'un désastresocial et politique qui n'a fait que s'am-plifier. L'alignement de Hanoï sur'Moscou renforçait l'insupportable« stagnation» brejnévienne. Inspiréesdes traditions du Komintern plutôt quede celles du taoïSme, les méthodes auto-ritaires du Parti-Etat-vietnamien, surlesquelles nous fermions les yeux àl'époque de la guerre, devenaient deplus en plus inacceptables.

Georges Boudarel

Le Vietnam risque de voir se volati-liser un vrai trésor touristique: savieille capitale. Des sociétés japonaiseset sud-coréennes seraient très intéres-sées par la reconstruction de cette citéterriblement délabrée mais qui, par savétusté même, conserve un cachet uni-que en Asie du Sud-Est, Birmanie miseà part. Des propositions alléchantespeuvent aboutir à une reconstructionnoyant le passé dans le béton. Le mêmedanger s'était manifesté lorsqu'après1975, des bureaucrates vietnamiensavaient été emballés par des plans nord-coréens de rénovation radicale dans leplus affreux style HLM. Des architec-tes de formation française y mirent le

La grande leçon du Vietnam, c'estpeut-être l'abîme qui sépare la « libé-ration nationale » définie seulement entermes de résistance à l'agression et desaisie de l'appareil d'Etat, et la malùisede la misère et de la pénurie. Les com-munistes vietnamiens ont su galvaniserles énergies de leur peuple contre desinterventions étrangères qui mettaienten péril l'existence même du Vietnam.Mais ils ont été incapables de « gagnerla paix». La résistance contre laFrance, puis contre les Etats-Unis,s'identifiait au « salut national» (cuuquoc) ; mais la démographie galopanteest loin d'avoir provoqué le même sur-saut, le même consensus, si périlleusequ'elle soit elle aussi pour un Vietnamrevenu à l'indépendance.Dans les années 60, le Vietnam était

un symbole prestigieux pour un TiersMonde emporté dans les luttes révolu-tionnaires de libération. Un quart (lesiècle plus tard, le Vietnam marginaliséet discrédité n'a pas grand chose à pro-poser à un Tiers Monde happé dans la« nasse du développement» (MichelBeaud). Quand en pleine guerre duVietnam le ministre de la Guerre amé-ricain Mc Namara troqua ce poste pourla présidence de la Banque mondiale,nous filmes bien incapables d'analyserce renversement des priorités histori-ques, ce passage de l'agression impéria-liste classique à de nouvelles formes« systémiques » de domination finan-cière et de normalisation sociale.Une autre lecture de la résistance

vietnamienne contre les Etats-Unisn'était-elle pas possible? Avec le recul,cette dernière ne pouvait-elle pas s'in-terpréter aussi comme la critique actived'un modèle économique et techniquedont les Etats-Unis étaient alors le cen-tre incontesté (un centre qui s'estaujourd'hui dilué à travers toute la pla-nète ...). Quand nous citions le généralGiap, opposant le guerillero qui peutpasser sur un pont de bambou et le tankqui ne le peut pas, nous exprimions sur-

holà. L'un d'eux, M Nguy-ên CaoLuyên, publia, en 1977, un « essai surnos vieux toits de paillotte », mettanten valeur les prOCédés traditionnelsinjustement méprisés. Sous les tropi-ques, peut-on comparer la tôle ondu-lée qui transforme un logis en fournaiseet la couverture de feuilles de latanierou de paillote qui offre une bonne iso-lation pour un prix minime, quitte à larenouveler de loin en loin ? Le bambousi abondant partout fournit des colon-nes, des cloisons, des clayonnages, despoutres, des solives, sans parler des élé-ments préfabriqués qu'on peut en tirer.Les services de Hanoï étant à l'affilt

des devises, des offres substantielles

tout notre confiance en la supérioritéde la « guerre du peuple ». Ne peut-ondonner à cette citation célèbre une por-tée bien plus générale et la lire commeun rappel des limites et des handicapsde notre société « développée ». Notresociété qui étouffe sous le poids de satechnologie lourde, de son producti-visme industriel, de ses mégalopolesdémentes, et dont l'euphorie financièreet communicationnelle cache mal sadégradation en pollution généralisée eten « nouvelle pauvreté ». Plutôt qued'exalter seulement, comme nous le fai-sions, le caractère « révolutionnaire»de la guerre entre les Etats-Unis et leVietnam, ne peut-on pas relever aussice qu'avait de prémonitoire cette gUerrecomme échec du « projet de société »technico-industriel de l'Occident ! Ceque suggérait avec une remarquableperspicacité la pièce d'Armand Gatti Vcomme Vietnom, commandée par notreCollecif intersyndical et dont l'anti-héros, l'ordinateur central du Penta-gone, se. révélait incapable de « trai-ter» un peuple et sa volonté d'être.L'Innocence perdue (1), ce monumentque Neil Sheehan vient de consacrer àla guerre américaine du Vietnam,insiste lui aussi sur les handicapsqu'imposait aux Etats-Unis leur appa-rente supériorité: volonté arrogante« d'américaniser le monde », confianceaveugle dans la technologie lourde,conviction que l'échec est impensable,bref incapacité du tank à passer sur lepont de bambou...

Les Etats-Unis ont échoué au Viet-nam, et la France avant eux. Les infor-tunes et les errements du Vietnam indé-pendant ne retirent strictement rien ànos responsabilités françaises entre1945 et 1954 - y compris celle d'avoircréé à Saïgon une situation de « vide »dans laquelle les Etats-Unis se sontengouffrés. Aujourd'hui, dans certains

peuvent les amener à renoncer à unavantage à terme pour un profit immé-diat à l'heure où Singapour se mord les

Hanoi: la rue des Caisses en 1890

YlnNAMmilieux militaristes et nationalistes, ons'efforce de travestir en contributiondésintéressée à la lutte contre le stali-nisme les vaines opérations de recon-quête coloniale lancées contre le Viet-nam et l'Indochine, de la SecondeGuerre mondiale à Dien-Bien-Phu.Mais l'échec du socialisme au Vietnamn'apporte aucune légitimité rétroactiveà ces ultimes sursauts du çolonialismefrançais. Et n'oublions pas que Dien-Bien-Phu, à travers tout ce qui étaitalors « l'Union française », a été vécucomme un signal de lumière, et noncomme une vistoire du stalinisme surla démocratie...Que ces milieux militaristes et natio-

nalistes aient été capables d'intimiderl'UNESCO, au point de le faire renon-cer à un projet officiel de célébrationdu centenaire de Ho Chi Minh - cer-tes à quelques centaines de mètres seu-lement de notre glorieuse Ecole Mili-taire... - dit la force de ces noiresrésurgences, dont Carpentras n'est pasla seule expression. Célébrer à Paris,une fois retombés les flon-flon duBicentenaire, les droits de l'homme de1789 comme valeur universelle - jus-ques et y compris dans la personne decelui qui avait osé les invoquer contrela France, n'eîlt pourtant pas manquéde « classe »...Vietnam ! Ô Vietnam ! Pendant des

années, ce nom longtemps obscur futune référence exaltante autour delaquelle, de par le monde, se rassem-blaient dans une même générosité tousceux que, pour des motifs les plusdivers, révoltait la brutale agression dufort contre le faible. Encore une fois,ne le regrettons pas !Mais la révolte etla générosité ne suffisent pas à fonderun projet de société cohérent et dyna-mique, ni au Vietnam, ni en Occident.Et chacun pour soi est reparti, dans letourbillon de la vie... •

1. Paris, Le Seuil, 1990.

doigts d'avoir sacrifié inutilement savieille cité chinoise au culte de l'ultra-moderne.

En matière de rénovation urbaine, laFrance a laissé au Vietnam un passifqu'elle devrait faire oublier. Ses admi-nistrateurs coloniaux frrent raser, dèsla fin du XIX' siècle, la vieille citadellede Hanoï, laquelle avait été pourtantconstruite un siècle plus tôt par desingénieurs français au service de l'em-pereur Gia-Long. Ces remparts presti-gieux « à la Vauban» étaient pourtant« construits pour durer indéfiniment »,selon les termes par lesquels Paul Dou-mer, le premier Gouverneur général de

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l'Indochine française, condamne lui-même dans ses Souvenirs cette destruc-tion.Pour achever cette entreprise de

démolition, l'artillerie française écrasala vieille ville en 1947 lors de combatsde rues; dont Paris porte l'entière res-ponsabilité, comme vient de le montrerPhilippe Devillers à partir des archives,dans Paris-Hanoï-Soïgon. La recons-truction réalisée ensuite par la Franceentre 1947 et 1954 fut peu heureuse.Des maisons à étage, style « caisse àsavon », vinrent défigurer le vieil habi-tai local aux toits de tuiles plates élé-gantes et bienLa France se doit d'aider à restaurer

dans son état initial la vieille ville dùXIX' siècle dont les gravures d'époquedisent le charme. Les huiles du peintrecontemporain Bui Xuân Phai révèlentla beauté de ces rues aux noms évoca-teurs des métiers d'autrefois, rue de laSoie, rue des Voiles, rue des Pipes, ruedes Paniers ...

Du même coup, il serait possible desauver le dernier vestige de la présencefrançaise en restaurant la « cité colo-niale », avec sa mairie, son théâtre etses villas résidentielles noyées dans laverdure, dont les actuels habitantsapprécient le charme sans trop le dire.Avec le temps, le côté kitsch de cettesous-préfecture 1900 envahie par uneexubérante végétation tropicale a prisun indéniable pittoresque. On peutencore lire à Hanoï les pages de laRévolution de l'été 1945. On y retrouve

Georges Condominas

le grand théâtre où le Viet Minh pritpour la première fois la parole devantla foule, le 19 août, avant d'aller s'em-parer de la résidence supérieure du Ton-kin à trois cents mètres de là, préludeà la proclamation de l'indépendance.Une restauration à l'identique pré-

senterait en outre un avantage écono-mique évident : elle exigerait beaucoupde main-d'œuvre. Si celle-ci est oné-reuse en Europe, elle est (hélas !) trèsbon marché sur place et ne demandequ'à être employée: maçons, menui-siers, tailleurs de pierre, briquetiers ...Cette activité artisanale pourrait allerde pair avec de gros travaux modernesrespectueux du cadre ancien pourreconstruire ou installer des égouts, ren-forcer la digue, moderniser les trans-ports en commun.

Un effort de promotion sur le planculturel faciliterait l'entreprise par larecherche de documents, la rééditiond'ouvrages de l'époque coloniale, laredécouverte d'auteurs injustementoubliés, mais aussi la traduction delivres vietnamiens sur la ville. Le vei-nard de Vu Trong Phung, lointaindisciple d'Anatole France, décrit avechumour les tics et les lubies des « Anna-mites » de la capitale dans les annéestrente quand les beautés de Hanoï« s'européanisaient en adoptant la nou-velle mode pour mieux mettre en'valeurleur physique. Son contemporainThach Lam brosse une fresque de« Hanoï aux trente-six rues marchan-des» qui fournirait un précieux guide

au touriste. Nguyên Công Hoan, ceMaupassant vietnamien de l'époque denotre Front populaire, a laissé des« souvenirs posthumes » sur la capitalequi méritent d'être tirés de l'ombre. Ala télévision, ne pourrait-on pas diffu-ser, à une heure de large audience, lefilm de Trân Van Thuy « Hanoï sousun certain regard » que des censeursdogmatiques avaient remisé dans unplacard?

S'il est indéniable que les palais deHuê doivent être restaurés dans leursplendeur, Hanoï, capitale historique,ne le mérite pas moins. En aidant à sau-ver la vieille cité, Paris ferait un effortpour racheter le passé. Ce pourrait êtrele début de contacts d'un type nouveau.L'Est et l'Ouest « sont-ils voués à nejamais se rencontrer» ? Oui, s'ils con-tinuent à se mentir et à refuser de regar-der les choses en face. Le meilleur atoutde la France au Vietnam est le francparler dans le champ culturel. Maispeut-on vraiment parler de « rela-tions» franco-vietnamiennes tantqu'un tarif postal prohibitif retient lesparticuliers et les administrations d'uti-liser la poste pour communiquer avecl'Ouest? Le prix d'une lettre expédiéede Hanoï à Paris correspond audixième du salaire mensuel d'un pro-fesseur du secondaire. Pourquoi cetteaberration bureaucratique ?

Sur un plan très proche, Hanoï souf-fre d'une effroyable pénurie de docu-mentation causée par ses propres cen-seurs. Ce manque ouvre à la France un

31créneau décisif. La force de l'anglaisvient de ses multiples bibliothèques dis-persées à travers le monde. En Asie, cel-les de New-Delhi, Bombay, Singapour,Kuala Lumpur ... Ne devrait-on pasenvisager de faire très vite de Hanoï uncentre offrant tout l'ensemble des livresfrançais. Avant même de reconstituerles fonds manquants, on pourrait dèsmaintenant y expédier un exemplaire detous les titres français parus dans l'an-née. Le jeu en vaut la chandelle : il déci-dera de la présence culturelle dans uneAsie vouée à l'anglais, au chinois, aujaponais ou au russe. L'intérêt des édi-teurs étant de voir s'étendre leur public,on peur leur demander d'augmenterd'un exemplaire le nombre de livresremis au dépôt légal, pour créer àHanoï ce premier centre internationalde la francophonie.Restaurer le vieux Hanoï en son état

ancien, obtenir du Vietnam un tarifpostal accessible pour écrire vers l'Oc-cident, ouvrir à Hanoï un dépôt inter-national de livres français, ces troispetits pas peuvent paraître bien modes-tes sinon dérisoires, en regard de la con-frontation historique qui a opposé laFrance et le Vietnam pendant près d'unsiècle, de la conquête coloniale à Dien-Bien-Phu. Mais ces trois projets pour-raient aider à lever bien des tabous tantà Paris qu'à Hanoï. SUa France et leVietnam ont encore un avenir commun,c'est à la condition de renoncer à lafois, sans esprit de retour, aux nostal-gies de « l'Empire colonial» et aux illu-sions du « camp sociaijste ». •

Je reviens du VietnamUn changement d'avion à Singapour, un autre à Bang-

kok vous font parcourir deux aéroports gigantesques, d'uneactivité débordante de voyageurs et d'avions mastodontes,mais surtout au luxe le plus rutilant et le plus tapageur qu'onpuisse imaginer. L'atterrissage à Hanoï vous dépose sur unterrain où dorment quelques avions petits et moyens de fabri-cation soviétique, et au bord duquel a été construit un bâti-ment des plus modestes en son genre.

Le contraste devient encore plus sai-sissant en y pénétrant pour l'intermi-nable attente devant les guérites de l'im-migration, et même ahurissant pourcelui qui doit accompagner un enfantaux toilettes. Et pOJ,Jrtant on est à NôiBoi, le nouvel aérodrome de Hanoï quia remplacé le vétuste Gialam.Cependant, celui qui a visité le Viet-

nam quelques années auparavant per-çoit dès son arrivée un changement : lescontrôles douaniers (dont surtout celuides changes) ne sont plus aussi longs,pointilleux, irritants, comme autrefois.Malheureusement, un malentendu surl'heure de notre arrivée avec mes par-tenaires vietnamiens que je ne sais com-ment joindre le dimanche, m'oblige àtéléphoner à l'Ambassade de France età trouver un moyen de transport. Jedécouvre alors que les Vietnamiensn'acceptent plus qu'une seule monnaiedans les échanges internationaux : ledollar américain, c'est-à-dire celle dupays qu'ils ont vaincu dans la plusféroce des guerres qu'ils aient subies.Le car de la Compagnie aérienne étantparti, les seuls « taxis» qui restent sont

deux confortables voitures particulièresjaponaises, « empruntées» le diman-che par leurs chauffeurs vietnamiens,à deux entreprises nippones opérantdans la capitale du Vietnam. Simpleapplication originale de l'encourage-ment à la création de libres entreprisesrecommandé par « le Renouveau », lanouvelle ligne de politique économiqueinstaurée en 1986. Malgré mes affirma-tions tout à fait justifiées ce dimanche18 février 1990 sur la baisse du dollarpar rapport au franc, j'ai dû consentirà payer un supplément; et lorsque ànotre arrivée à l'Ambassade, le direc-teur de l'Ec.ole française qui s'y trou-vait par hasard vint à mon secours, lechauffeur de ce taxi improvisé préféraperdre son gain supplémentaire etempocher des dollars. Ce type de trac-tation et surtout de dépannage bienutile était tout à fait nouveau pour moi. .En 1982, lors de mon dernier séjour

à Hanoï, je n'aurais pu imaginer que lecorset des interdictions en tous genresqui aggravaient la pénurie, se desserre-rait à ce point, laissant au fameux« Système 0 » vietnamien toute lati-

Le temple de Trâu Hung Dao aujourd'hui

Page 32: Quinzaine littéraire, 560, été 1990, Que sont « nos » ex-colonies devenues ?

Une (( ouverture " qui adémarré après le Vie Con-grès en décembre 1986 et s'est accélérée depuisdeux ans. Va-t-elle se maintenir ?

32tude de trouver de telles solutions, d'ail-leurs auto-réglementées, de dépannagedes étrangers.Les vrais changements d'ordre éco-

nomique, c'est le lendemain matin, enme rendant au siège du Comité desSciences sociales, qu'ils devaient m'as-saillir dans ces rues autrefois quasidésertes et tristes : une foule de petitsmarchands occupe les trottoirs etdéborde sur la chaussée, certains d'en-tre eux, en ligne, se servent de leursvélos comme supports de leurs panierscroulant sous des piles de légumes et defruits ; les bouchers, assez nombreux,tiennent chacun une plus grande placeavec des tables ou des étals en boisexposant des viandes de toutes sortes.Une floraison de mini-restaurants oudébits de boissons envahissent les trot-toirs les plus larges, avec de petitestables basses autour desquelles les con-sommateurs s'asseyent sur des chaiseset des bancs minuscules qui ravissentmes gamins.Seuls autrefois les deux magasins

d'Etat réservés aux étrangers armés dedevises étaient bien achalandés, partoutailleurs régnait la pénurie. Quelle sur-prise de voir dans la vieille ville les ruesde la Soie, du Chanvre, des Ferblan-tiers, bourrées de marchandises! Desboutiques regorgent de vêtements -notamment des jeans et des chemisiersimportés .:...- comment ? - de Thaï-lande - suspendus serrés sur des pan-neaux barrant les étroits trottoirsqu'animent entre autres de nombreuxtouristes russes. D'autres offrent desproduits de beauté (<< ça vient d'Amé-rique » garantit une marchande toutefluette à une grosse dame soviétiquefascinée par une minuscule brosse demaquillage), une ruelle offre sur deuxrangs des alignements superposés delunettes, une autre, des montagnes depaquets de cigarettes de marquesanglaises ou américaines, et aussi degauloises (je me sens un peu ridiculeavec ma cartouche de « 555 » achetéeà l'escale de Bangkok pour la délecta-tion rare de mes amis d'ici). Ici et là,des boutiques présentent des appareilsphotographiques, des caméras et desmagnétophones japonais récents, etc.Près de l'Ambassade une rue proposedes porcelaines variées provenant de laChine voisine et altièrement hostile(néanmoins différente losqu'il s'agit decommerce).Le changement est moins frappant en

ce qui concerne la circulation : on restefasciné par les flots serrés de bicyclet-tes qui envahissent les chaussées desgrandes artères et pratiquent desexploits acrobatiques aux carrefours.D'autant plus que certaines portent uncouple et parfois un ou deux enfants.Et pourtant ici aussi on remarque uncertain enrichissement : un nombre nonnégligeable de petites motos Honda etun peu plus de voitures particulièresqu'autrefois. Celles-ci comme lescamions et les Wat - les command-cars soviétiques - foncent dans le tas,ce qui transforme en petite aventure letrajet en cyclo-pousse.Ces nombreuses transformations

dans la vie quotidienne on les doit auxréformes promulguées par le VIe Con-grès du Parti communiste réuni endécembre 1989, ainsi qu'aux dévalua-tions drastiques qui ont rapproché lecours officiel du dông de celui du mar-ché parallèle. Elles ont à ce point assainil'économie que la sous-production duriz et surtout la spéculation qu'elle pro-voquait a fait place à une situation pluséquilibrée et le Vietnam est redevenuexportateur de riz. Enormément resteencore à faire. L'infrastructure routièrese trouve dans un état de délabrementtel qu'on se demande quand le mini-mum de la circulation des biens et deshommes sera atteint qui permettra unravitaillement normal du Nord. Le

pouvoir de la bureaucratie constitue unfrein encore puissant au mouvement delibéralisation déclenché par le nouveausecrétaire général M. Nguyen VanLinh.L'effet du Dôi moi (prononcer:

«dôy meuille »), «le renouveau »,nom donné à cette nouvelle ligne poli-tique n'a pas opéré qu'au seul plan éco-nomique : la langue de bois a pris laflexibilité d'une lamelle de bambou. Onest surpris par la liberté de parole departenaires qui autrefois détournaient,avec courtoisie certes, le cours d'uneconversation qui risquait un tant soitpeu de déraper et de déplaire aux petitsresponsables dotés d'oreilles distenduespar l'effort d'écouter.

Cette ouverture généralisée apparaîtcomme la principale conséquence del'échec partout ressenti d'une politiqueéconomique qui ne tenait aucun comptedes réalités, mais suivait aveuglémentle catéchisme d'une idéologie qui,tablant sur le nationalisme, avait suorganiser la nation en guerre - etquelle guerre ! - et la conduire à la vic-toire. Mais cette politique autoritaire,sans doute nécessaire pour une tellelutte, s'est trouvée, si l'on peut dire,complètement désarmée devant la paix.Sans compter que de solides arrière-pensées de vengeance l'animaient àl'encontre de ce que l'on considéraitcomme la grande trahison du Sud. Enrefusant systématiquement et trop sou-vent en annihilant les compétences ona cassé en partie son dynamisme et sarichesse qui avaient été si utiles au déve-loppement conjoint de l'ensemble, ellea poussé un bon nombre de gens com-pétents à affronter les risques de lamer : autant de pertes pour le Vietnamqui ont profité aux pays d'accueil.Au niveau inter-individuel on assiste

à une réelle ouverture dans les rapportsavec les étrangers. Ce qui ne pouvait seconcevoir il y a quelques années, onrépond à votre invitation non formelleà dîner et on y vient avec sa femme etmême avec son enfant. En tournée onne vous met plus table à part, séparéde vos accompagnateurs - y eilt-ilparmi eux un major de l'agrégationd'histoire.A un autre échelon, l'invitation offi-

cielle d'un chercheur hautement com-pétent, mais pas très bien en cours,noyée dans le silence il y a huit ans,reçoit aujourd'hui en peu de tempsl'autorisation de se rendre en France.Sur un plan beaucoup plus général,

on ne tient plus une cérémonie reli-gieuse, pour une réunion rétrograde,« anti-progressiste », reposant $ur unamalgame de superstitions qu'il fautdétourner du regard étranger surtouts'il s'agit de culte des génies. Une fortepétarade et le déploiement d'oriflam-mes au loin, entraînant désormais, sivous le demandez, le détour vers le tem-ple où se presse une foule de dévots etoù le marguilier vient de lui-même vousexpliquer les raisons du sacrifice offertet répondre à vos questions. Je doiscependant signaler que cette grande fer-veur dont j'ai été le témoin à plusieursreprises s'adressait à des génies quifurent des héros nationaux: TranHung Dao qui battit les troupes sino-mongoles et les Deux Dames (ou les

Deux Sœurs) Trung qui levèrent l'éten-dard de la révolte contre l'Empire duMilieu. J'ai ainsi assisté aux deux jour-nées de célébration fastueuse consacréesà celles-ci. Leur fête annuelle dont lepoint culminant se déroule le secondjour avec l'ouverture au public du saintdes, saints permettant ce jour-là, et cejour-là seulement, aux laïcs de rendrehonùnage aux statues des Deux l>ames,a reçu le 1er et le 2 mars 1990 un éclatparticulier, car, comme les larges ban-deroles le proclamaient il s'agissait decommémorer le 1 950C anniversaire dela révolte des Sœurs Trung.Les responsables ont voulu l'associer

à deux autres commémorations que lepays va célébrer en 1990 : le 60C anni-

versaire de la Fondation du Parti com-muniste indochinois et surtout le cen-tenaire de la naissance du président HôChi Minh, le créateur du Vietnammoderne. Peu importe que la luttehéroïque des « Jeanne d'Arc vietna-miennes» ait eu lieu, non pas en 50,mais de 40 à 43 après J.-C. Ainsi, enfaisant leurs dévotions avec DeuxSœurs et à leurs «générales» (ellesavaient préféré être secondées par despersonnes de leur sexe, se méfiant,dit-on, du machisme des guerriersmâles), ainsi qu'aux Bouddhas etBodhisattyas, et aux divinités et saintstaoïstes, abrités dans les différenteschapelles du temple, les fidèles renfor-çaient leurs convictions patriotiques àl'unisson de leurs autres compatriotes.Il semble que les intellectuels aient

récemment acquis un peu plus de con-sidération de la part des politiques,mais leurs salaires restent encore ridi-culement bas par rapport aux autrescatégories sociales. Néanmoins, on n'apas idée en France de la somme du tra-vail abattu, et cela dans des conditionsmatérielles - et morales - déplora-bles. Là aussi, on doit admettre que laforce d'attachement à la terre natalefait que, ayant eu les moyens de cons-tater les très fortes différences de situa-tions gui existent en Occident, la grandemajorité des chercheurs qui y ont étéinvités reviennent malgré tout, repren-dre le harnais au pays. Cette puissancede travail s'accompagne d'une immensecuriosité pour se tenir au courant de cequi se fait ou s.e publie à l'Ouest etJapon.Il n'est pas impossible que les diffi-

cultés, qui seraient jugées insupporta-bles chez nous, aient au contraire sti-mulé le dynamisme de nos collèguesvietnamiens. Un exemple: la créationdu Musée national d'Ethnographie.L 'historique en serait trop long à retra-cer ici. Les vicissitudes des visas et undrame qui m'a frappé m'ont empêchéde venir comme promis, au moment oùles premiers crédits furent débloqués.L'Etat prenait un tiers du budget à sacharge, le Comité des Sciences sociales,dont relève l'Institut d'Ethnographie,maître-d'œuvre du projet, en fournit lesecond tiers. Sans attendre d'avoirréuni l'ensemble de la somme prévue,les responsables du projet se sont lan-cés dans sa réalisation. C'est ainsi qu'enarrivant à Hanoï nous apprenions quele terrain de quatre hectares étaitaplani, et que les fondations du bâti-ment central étaient en voie d'achève-

YIETNIMment. Un peu inquiet, j'avais dit à mafemme (co-fondatrice du Musée enherbe) de ne pas trop réagir à la vuedu plan qui pourrait ressembler à unblockhaus soviétique à grande échelle.Sur le chantier, nous attendait une heu-reuse surprise: le plan et l'élévationprésentaient un bâtiment bien conçu,élégant malgré sa taille imposante.L'Institut d'Ethnographie avait en effetlancé un concours et c'est un jeunearchitecte de grand talent qui l'avaitremporté.

La construction du bâtiment princi-pal et la plantation en arbres de l'espacequi l'entoure, absorbera les deux tiersdu budget prévu. Il faudra donc trou-ver les fonds nécessaires à l'aménage-ment interne de ce musée qui pourraitêtre l'un des plus beaux qui soient, leVietnam, état polyethnique disposedans ce domaine de données particuliè-rement intéressantes et variées. Maisparviendrai-je à convaincre suffisam-meRt d'entreprises françaises à partici-per à un mécénat qui redorerait le bla-son de la francophonie ?

Cette ouverture qui Il démarré len-tement après le VIe Congrès en décem-bre 1986 et s'est accélérée depuis deuxans, va-t-elle se maintenir? L'exemplechinois fait frémir. De nombreux obser-vateurs ajoutent que depuis le massa-cre de la place Tian An Men, il y a eules fantastiques mouvements de libéra-lisation de l'Europe de l'Est à la suitedesquels les Partis communistes locauxont été balayés: de quoi raidir les con-victions autoritaires des bureaucratesqui tiennent encore les principales rênesdu pouvoir. C'est oublier que les diri-geants communistes des pays d'Europeorientale sont venus dans les fourgonsde l'armée soviétique qui les a impo-sés à la tête de ces pays et s'y est elle-même implantée, alors que le Particommuniste vietnamien a organisé etdirigé la révolution, puis la guerre con-tre les puissances étrangères et l'Arméedu sud qu'elles encadraient. De plus,il a su profiter au maximum du patrio-tisme de la majorité de ses compatrio-tes qui se sont lancés une guerrenationale, comparable aux grands com-bats qui, à plusieurs reprises par lepassé, à réussi à libérer le Vietnam depuissants occupants.Pour beaucoup de « progtessistes »

ou « réformistes », jeunes et beaucoupmoins jeunes, considèrent qu'il seraittemps de « procéder à une relecturesérieuse de Marx » d'une part et que,d'autre part, le mouvement leur paraîtirréversible, car les acquis de la libéra-tion économique ont fait la preuve deleur bien-fondé, le retrait d'une partconsidérable de l'aide soviétique obli-gera à élargir le champ de cette libéra-lisation économique qui a entraîné celleà une moindre 'échelle, au plan politi-que. D'après eux, les plus rétrogradesdes conservateurs eux-mêmes enauraient conscience. Certes on peutcraindre des tentatives de reprise enmain, mais celles-ci seront de courtedurée.Utopie ou sagesse? L'avenir nous le

dira.

Georges Condomlna., directeur d'6tu-des • l'EHESS, :auteur notamment duclanique Nous evonsmeng4 III forff.rrerre humaine, Plon).

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CAMBODGE 33

Alain Forest

Comment sortir le Cambodgede la tourmente

Le roi Borodom et son 33e fils (Atlas colonial)

prendre véritablement la mesure de lapremière, des enjeux dont elle est lelieu. En ce sens, quelques voix se fonttimidement entendre, telles celles deschercheurs spécialistes de l'Asie du Sud-Est qui, lors d'une récente réunion àParis, ont montré l'intérêt d'unedémarche qui permettrait à la Francede se définir mais aussi de proposer auxpays de l'ex-Indochine un véritable pro-jet d'avenir.Il est bien difficile de faire valoir un

tel point de vue, qui risque d'apparaî-tre comme un inutile détour. D'autantque la France, jaugeant trop souvent laqualité et l'avenir des relations avecautrui à la seule qualité de l'affectionque cet autrui lui porte - elle-mêmeessentiellement jugée à l'audimat de lafrancophonie - a jusqu'à présentmontré une certaine indifférence enversles pays de l'Asie du Sud-Est.Ce sont d'énormes pesanteurs qu'il

faut surmonter : indifférence largementhéritée d'un passé colonial qui com-mandait à chaque puissance euro-péenne de ne pas interférer dans ledomaine des autres; formatage d'undiscours qui n'évalue la validité d'unepolitique étrangère qu'en termes de ren-tabilité économique à court et trèsmoyen termes; focalisation sur laChine, etc.Et pourtant, nonobstant l'intérêt

économique futur de relations avecl'Asie du Sud-Est, nombre de spécia-listes estiment qu'il y a placeaujourd 'hui pour la définition d'unepolitique à long terme, dynamique etconstructive, concernant les pays decette aire. A condition toutefois - der-nière pesanteur à surmonter ? - quela France ne s'en tienne pas à uneapproche strictement bi-latérale maisœuvre avec l'Europe.

Considérer que la construction del'Asie du Sud-Est est un projet d'ave-nir, c'est proposer aux pays de l'ex-Indochine française un choix qui est,lui aussi, d'avenir. Quel qu'ait été l'ef-fet intégrateur de la colonisation fran-çaise, l'Indochine est originellementune construction artificielle; l'additiond'un pays-sinisé, le Vietnam, et de deuxpays bouddhisés, le Cambodge et leLaos dont les traditionnels réseauxd'échanges économiques et culturels,avec la Thailande notamment, ont étébrutalement rompus par le fait colo-nial. Cela n'a pas eu que des effetsnégatifs, puisque le Cambodge et leLaos y ont tout de même gagné leursurvie. Mais la cohabitation forcée avecle Vietnam au sein d'une Indochine quine se positionnait régionalement quepar rapport à la Chine et était coupéedu reste de l'Asie du Sud-Est, a été,aussi, à la source de bien des conflits,dont les plus actuels.Le temps est peut-être venu pour que

les pays concernés fassent enfin éclaterle cadre étroit de l'ex-Indochine fran-çaise et retissent des liens avec ce mondequi s'affirme entre Inde et Chine. Il nefait nul doute que le Cambodge et leLaos doivent rejoindre ce monde. Et laFrance, si elle consent de même à sedépouiller des pesanteurs du passé, peutaccompagner ce mouvement. Quant auVietnam ne faudrait-il pas lui suggérerque le choix qui lui est offert, s'il neveut pas se retrouver dans la situationsans issue de l'Etat-tampon, n'est plusentre la Chine et la France ou on ne saitquel lointain Occident, mais entre laChine et son Occident immédiat, l'Asiedu Sud-Est justement?

Alain Forest travaille au laboratoira Tiersmonde de Paris VII. Diracteur Iitt6raireè "Harmattan. Auteur notamment de IfICIImbodgfl fit III colonlut/on. 1979.

Un projet politique :que l'Europe aideà l'émergence d'une Asiedu Sud-Est?

ment prisonnière d'un passé colonialqui a créé de nombreux liens et portetoujours la France à assumer quelquesresponsabilités et obligations envers lespays de l'ex-Indochine. D'autre part,elle est plus prosaïquement gouvernéepar une évaluation de l'avenir qui posela Chine en partenaire et en marché àne pas rater.

Quelque chose manque encore inex-plicablement dans les analyses et lesquelques initiatives : la prise eI,l comptede l'Asie du Sud-Est. Tout au plusconsent-on à celle-ci en avançant quel'influence française pourrait rayonner,demain, sur cette aire à partir d'uneIndochine avec laquelle seraient restau-rées des relations économiques et cul-turelles privilégiées. Si beaucoup degens feignent de croire à une telle hypo-thèse, bien peu en sont réellement con-vaincus. Que sont aujourd'hui les troispays indochinois au regard de ce crois-sant sudestasiatique qui, de Bangkok àDjakarta, lui fait face et est aujourd 'huien pleine expansion? Et quelleinfluence la France, à laquelle les autrespays de la région reprochent déjàd'avoir raté sa décolonisation, peut-elleespérer faire passer par ce canal ?Prendre en compte l'Asie du Sud-Est

ne signifie pas considérer l'Asie du Sud-Est au prisme de l'Indochine, mais

soutien, modeste et semi-officiel, àdiverses actions de coopération, notam-ment dans le domaine de l'enseigne-ment du français ...Des « attitudes » ne sauraient cepen-

dant caractériser une politique. On peutsupposer que les premières sont soute-nues par un dessein plus large qui ten-terait de se concrétiser sur un longterme, en dépit des contraintes. Orforce est de constater que ce desseinn'apparaît point. Parce qu'il n'existepas?En réalité, la détermination de la

politique française balance exclusive-ment entre deux modes d'approche quien limitent à coup sûr les perspectives.D'une part, elle reste comme mentale-

Il est vrai que les meilleurs amis fran-çais du prince sont - déjà - débous-solés par l'imprévisibilité et la démesured'un personnage qui, pour avoir euquelques courageuses intuitions etmaintenu le Cambodge dans la paix, estpersuadé que toutes ses foucades sontdes traits de génie, et que la fidélité dueau souverain démiurge saura contenirles interrogations et la lassitude susci-tées par l'apprenti-sorcier. Certainspuissants intérêts français ont déjà anti-cipé la chute: depuis les années1966-1967, par exemple, les Compa-gnies d'hévéaculture préconisent, tantl'avenir leur paraît sombre, de fairerendre les arbres au maximum, quitteà les épuiser précocement...

Août-septembre 1966, voyage triomphal du général deGaulle au Cambodge et discours à Phnom Penh, contre leshégémonies qui font de l'Indochine leur champ d'affronte-ment et pour que les peuples concernés puissent déterminereux-mêmes leur destin.

Pour retentissant qu'il soit, le discours de Phnom Penh,dernière esquisse d'un projet français pour cette région dumonde, ne peut plus être entendu. Les machines de guerre,quand elles sont lancées, demeurent longtemps sourdes à ceuxqui entreprennent de les raisonner. Et, bien que n'ayant guèremesuré son soutien à l'ancien protégé cambodgien, la Franceelle-même se tient coite lorsqu'en 1970 le prince Sihanoukest renversé et que le Cambodge est brutalement plongé dansla tourmente.

L'impuissance réelle à agir sur le tra-gique déroulement des événements, laconsternation ou la désapprobationdevant la tournure de certains d'entreeux, le réchauffement des relations avecles nouveaux Etats et leur refroidisse-ment, les propositions de médiations etl'investissement dans les conciliations...telles sont, depuis 1970, les diverses atti-tudes de la France vis-à-vis des paysissus de son ancienne colonie. Parisaccueille les négociations entre Améri-cains et Vietnamiens jusqu'aux accordsde 1973, avant de redevenir, quinze ansplus tard, le lieu des premiers dialoguesentre frères ennemis cambodgiens.Quand les Khmers rouges ferment her-métiquement leurs frontières, le prési-dent Giscard d'Estaing tente de relan-cer la coopération avec le Vietnamavant que l'intervention de ce pays auCambodge ne vienne la réduire au mini-mum en 1979. La France évite, depuis,de heurter les positions sino-améri-caines sur la question khmère maisrenoue timidement quelques liens avecle régime de Phnom Penh, par ONGinterposées.

Bien malin qui peut décrire la situa-tion qui prévaut à ce jour. La Franceest toujours disposée à favoriser lesnégociations entre factions khmèresmais il faut bien dire que ses précéden-tes prestations ont un peu déçu, en Asietout au moins, et d'autres médiateursse sont mis sur les rangs. L'échec desnégociations de l'été 1989 à Paris, etune certaine désillusion vis-à-vis duprince Sihanouk, semblent avoir contri-bué à un certain rapprochement entreles autorités françaises et le régime dePhnom Penh qui se concrétise par le

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OCÉAN INDIEN

Jacques Weber

Les Françaisde Pondichéry

Occupée en 1674 pour le compte de la Compagnie desIndes orientales, créée par François Martin, directeur-généralde cette dernière, rayonnant sur tout le Deccan sous Dupleix(1742-1754), mais prise et rasée par les Anglais en 1761, 1778,1793, Pondichéry avait été restituée à la France en 1815, avecquatre autres comptoirs de la péninsule indienne.

vent. Tous les Pondichériens ne sontpas de nouveaux Crésus, tant s'en faut.Beaucoup végètent dans de misérablespaillotes, aux portes de cette ville de500 000 habitants, ne parlant que letamoul et exclus du marché du travailindien parce qu'ils sont français. Pources oubliés, qui ne retiennent générale-ment l'attention des hommes politiquesmétropolitains qu'en période électorale,la fenêtre de la culture française et lesportes du lycée français, qui ne peutaccueillir que huit cents élèves, restentdésespérément closes depuis le « dejure». D'autres, avocats, médecins,universitaires, qui ignorent tout du jeude boules, souffrent de l'anathème etde l'amalgame.

Ils ne sont pas tous devenus françaispar intérêt. L'option, aux conséquen-ces incertaines en 1962, était dans biendes cas l'aboutissement d'une traditionfamiliale séculaire d'adhésion à laFrance. Le Pondichéry des Martin etdes Dupleix n'était ni une cité françaiseni une viDe indienne: c'est une créationfranco-indienne. D'une façon générale,les deux peuples y vécurent en bonneintelligence, partageant la fortune destemps heureux, conjuguant leursefforts face à l'adversité. Le richeRamalinga, qui charge les canons avecson or, lors du siège de 1761, illustrela solidarité de quelques Indiens avecles Français. Le respect scrupuleux desus et coutumes, qui caractérisait la poli-tique indigène de la France monarchi-que, lui valut la sympathie des Indiens.Bien que toutes les religions soient pro-tégées, certains se convertirent, effec-tuant ainsi un premier pas vers lamétropole. Avec 10 % de catholiques,Pondichéry se voit décerner le titrepompeux de « Rome du Coroman-del ».

En 1870, la III" République introduitdans l'Inde française le suffrage univer-sel, des conseils municipaux, un con-seil général, l'envoi de parlementairesà Paris. La grande majorité de la popu-lation indienne est hostile à cette poli-tique d'assimilation, notamment chezles hindous des hautes castes.

Quelques Indiens, catholiques pourla plupart, désireux de « s'assimilercourageusement et progressivement etde préparer un monde de sentimentsforts, purs et élevés, c'est-à-dire fran-çais », décident cependant de répondreau geste généreux de la République, quileur a permis de participer à l'élabora-tion de la loi, et de se soumettre aux dis-positions du Code civil. Ils obtiennent,le 21 septembre 1881, un décret qui per-met aux Indiens qui le souhaitent derenoncer de façon « définitive et irré-vocable » à leur statut personnel afin« d'être régis par les lois civiles et poli-tiques applicables aux Français dans lacolonie ». Ils peuvent alors adopter unpatronyme français: leur chef, Pon-noutamby, choisira celui de Laporte.Ce sont leurs descendants qui, en

1962, ont opté pour la nationalité fran-çaise. Ils durent se prononcer, en 1962,dans un climat incertain : la parole deNehru était certes une garantie, maisdes bruits couraient selon lesquels les

chérY, sorte de tonl).eau des Danaïdesoù la France verserait sans fin à de fauxFrançais des pensions bien réelles.« Les deniers de l'Etat ne servent qu'àentretenir une fiction, une communautéd'assistés permanents dans une sociétéen pleine déliquescence », déclarait en1987 un fonctionnaire du consulatgénéral (Le Monde, 2/4/1987). « Onfinance une vraie mafia d'usuriers, onencourage le trafic, l'oiseveté, l'alcoo-lisme, la spéculation, le népotisme, leclientélisme et la corruption en toutgenre. Les pires défauts du systèmeindien se sont infiltrés jusqu'au cœurde la souveraineté française ».Sans doute bien des abus se

commettent-ils à l'ombre des cocotierset des tamariniers, mais la communautépon(jjchérienne ne mérite pas l'oppro-bre général dont on l'accable trop sou-

La statue de Dupleix à Pondichéry

ses loisirs à la pétanque à l'ombre destours de Notre-Dame-des-Anges,l'église de la « viDe blanche ». En rai-son des avantages liés à la nationalitéfrançaise, l'ancien comptoir seraitdeveQu une « vache à lait d'autant plusvénérée qu'on peut la traire àvolonté » : commerce des passeports,des faux certificats d'état civil et maria-ges arrangés compteraient panni lesactivités les plus lucratives de Pondi-

Pondichéry était tombée dans l'ou-bli au XIX" siècle malgré l'activité deses filatures et de ses exportations. Tropde mauvais souvenirs restaient attachésà cette colonie lointaine. « Il n'y a pasde plus grande douleur, écrit Dante,que de se rappeler le temps du bonheurdans l'infortune» (1). Indépendante en1947, l'Union indienne (ex-Indeanglaise), revendique aussitôt Pondi-chéry, dont la France se retire en 1954après qu'un accord est intervenu entrePierre Mendès France et le PanditNehru, dans les couloirs de la Confé-rence de Genève sur l'Indochine.

Le traité de cession, le 28 mai 1956et ratifié en juillet 1962, stipule notam-ment que les nationaux français nés surle territoire des Etablissements et qui yseront domiciliés à la date de son entréeen vigueur deviendront nationauxindiens. Toutefois, ils disposeront alorsde six mois pour opter, par déclarationécrite, en faveur de la nationalité fran-çaise. Plus de cinq mille familles, d'as-cendance tamoule, optent alors pQur lanationalité française. Tandis que lespieds noirs d'Algérie, dans un climat deviolence, quittent leur terre nàtale, la« plus grande démocratie du monde »permet à ces Pondichériens, peu nom-breux, il est vrai, de résider sur le solde leurs ancêtres, d'y jouir de leursbiens et d'y perpétuer la langue et lestraditions françaises. Sans douteconsidère-t-on alors qu'ils peuvent con-tribuer à faire de leur cité cette « fenê-tre ouverte de la culture française »,souhaitée par le Pandit Nehru.

Trente-huit ans après le transfert dejure, les Pondichériens de citoyennetéfrançaise sont près de vingt mille dansl'ancien comptoir et vingt à vingt-cinqmille en France, où ils sont générale-ment confondus avec les immigrésindiens, pakistanais ou sri lankais.Méconnus, ignorés, ces Français d'Asiene sont trop souvent tirés de l'oubli quepour être vilipendés.

Les médias ont répandu l'image duPondichérien assisté, retraité de l'arméefrançaise, touchant une pension dix foissupérieure au salaire indien moyen,vivant comme un nabab et consacrant

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OCÉAN INDIENPondichériens seraient embarqués pourla France si le nombre des options étaittrop considérable.Cette épée de Damoclès reste tou-

jours suspendue au-dessus de leürstêtes : Mrs Chandrawati, lieutenant-gouverneur du Territoire de Pondi-chéry, ne demandait-elle pas en mars1990 pourquoi Nehru avait conclu detels accords avec la France eu'il devaitencore subsister deux citoyennetés dans

Hélène Lee

cet ancien Etablissement français (Hin-dustan Times, 29/3/1990).Peut-être finira-t-on par admettre

que les Pondichériens, que l'on consi-dère comme Français en Inde et quel'on traite parfois comme des étrangersen France, ne sont pas « gens de nullepart » (<< the Nowhere People », Sun-day, Calcutta 4/4/1989). Ainsi quel'explique Mme Bouchet, présidente duCentre d'Information et de Documen-

tation de l'Inde francophone (2), ilsappartiennent à la Nation française etont Pondichéry pour patrie : « toutesdeux sont chères à nos cœurs ». La pre-mière est le pays dont ils partagent lesvaleurs ; la seconde est la terre de leurspères, sur laquelle ils se sentent bien.Ubi bene, ibi patria.

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1. Voir notre thèse : Les Etablisse-mentsfrançais en Inde au XIxe siè-cle (1816-1914), Paris, Librairie del'Inde, 1988,5 vol., et L 'Indefran-çaise après Dupleix, Paris, Desjon-quères, parution à l'automne 1990.

2. CIDIF, 3, avenue Paul Doumer,75116 Paris.

Au commencementétait la barrique

Au commencement était la barrique. Sans doute fût-ellele premier objet façonné par l'homme à toucher le sol réu-nionnais un beau jour de 1738, en même temps qu'une car-gaison de mutins qu'un capitaine français avait décidé d'yabandonner. A l'inverse des infortunés dodos, les volatileslégendaires de l'île, la barrique ne cessa de se multiplier encette contrée de navigateurs et de leveurs de coude ; au pointque les musiciens de maloya en firent leur tambour de basse :le « rouleur », qu'un batteur chevauche, bizarre cavalier d'unrythme un peu noir.

Puis un jour il n'y eut plus de barri-que disponible dans l'île. Que fitDanyèl Waro ? Feuilleter le cataloguede la Redoute ? Signer chez CBS ? Ouoffrir un drum-pad à son batteurFranswa Baptisto ? Rien de tout cela.Le chanteur descendit en ville, et s'enfut acheter des planches à la quincail-lerie. Il les scia d'après le modèle cal-qué sur une vieille barrique, les cerclade fer, les chauffa au charbon de boispour leur faire prendre la bonne cour-bure. L'objet obtenu n'était pas étan-che. Après plusieurs semaines de grat-tage de tête et d'essais divers, il décou-vrit son erreur : les vieilles planchesétaient biseautées mais c'était la chaleuret la pression qui leur avait donné cetteforme; au départ, la découpe devaitêtre droite. Tout seul, Danyèl Waroavait réinventé la barrique. En 1990.Quel progrès !

Un enfonceur de portes ouvertes,Waro ? Ou plutôt un ex-colonisé qui adécidé de s'en sortir rien qu'avec savoix, son cœur et ses mains ? Assisdevant sa case sous la fine pluie desHauts de St Gilles, pieds nus, dépeigné,il nous sourit de ses yeux bleus derrièreses lunettes d'hypermétrope. Tout encontinuant à tendre, corde à corde, unepeau de chèvre fraîche sur un rouleur,il nous raconte la résurrection dumaloya, le blues ternaire de l'île, etcomment il espère préserver son indé-pendance et son intégrité. A l'heure oùles stars de l'Afrique se vendent au plusoffrant, où leur musique, trafiquée parles producteurs et les marchands, perdson âme, Waro prétend rester humain,simple, et indépendant. Comment?« Je reconnais que je ne sais pas tropce que je veux, je sais surtout ce queje ne veux pas! » dit-il en faisant glis-ser la corde et basculer le nœud avecun claquement mouillé. En attendantd'avoir défini une ligne de conduite parrapport aux multinationales, il refuseles propositions des tourneurs et desmaisons de disques, qu'attirent sa voixchargée d'émotion, ses textes splendi-des, ses accompagnements de percus-sions chaloupées. Il a choisi de vivre de

la fabrication des instruments tradition-nels : caïambe, bobre (arc musical) ourouleur, ce qui lui assure une complèteindépendance du côté création. Auto-suffisance, c'est le principe que lui aenseigné son père, à la ferme. « J'aigrandi en travaillant la terre ; coupé lacanne, planté les pistaches, soigné lavolaille. C'est ça qui fait ma solidité.On avait ce qu'on méritait, puisqu'onrécoltait ce qu'on avait planté! C'estça notre force: l'autosuffisance, lasimplicité... »A la Réu°nion, le néo-colonialisme

s'appelle départementalisation, aupoint que lorsque l'île devint départe-ment français, en 46, le maloya faillitdisparaître, étranglé par les élites loca-les pressées de faire la preuve de leurnationalisme « civilisé ». La musiquesurvécut pourtant dans les cérémoniesprivées du culte des ancêtres, et bien-tôt dans les réunions du parti commu-niste, qui fit du maloya un symbole derésistance à la culture importée. C'estlà que le découvrit Danyèl Waro, un« yab », ou petit blanc pauvre du sudde l'île, descendant d'une de ces famil-les dont le principal titre de fierté estd'être resté peu métissé. Incorporé àl'armée, il déserte, et fait deux années

de prison à Rennes, envocale avec son île. A sa sortie il fonceau pays et se met à fureter partout ep.quête de vieux musiciens et de tradi-tions. Avec son brassage tamoul, bre-ton, africain ou malgache, la musiqueréunionnaise est un vrai bouillon de cul-ture. « Nous n'avons de leçon de métis-sage à recevoir de personne », plaisanteWaro, qui n'a jamais mordu auxidéaux mélangeurs des manitous de laWorld Music. « Je dis aux jeunes, c'estpas vers l'extérieur qu'il faut chercher,c'est vers l'intérieur. »Il semble avoir été entendu : depuis

quelques années, et plusdepuis quelques mois, est en train de sedessiner une véritable explosion musi-cale. Les groupes sont jeunes, méfiants,inspirés ; tous ont des métiers paral-lèles qui leur permettent, comme àDanyèl, de « faire la musique qui leurplaît ». Certains, comme Ziskakan (10ans d'existence), Baster ou Kisaladi,

La Réunion. Chanteur ambulant(Atlas colonial)

sont plus sensibles aux sirènes des topcinquante, et s'apprêtent à venir entournée, aidés en cela par le ministèrede la Culture, ravi d'avoir découvert unauthentique mouvement populaire surun coin du territoire français. Pès leurarrivée au pouvoir, d'ailleurs, les socia-listes avaient eu un rôle déterminantdans la libération des musiques et desmentalités. En 87, pour encadrer lemouvement, ils décidèrent la créationde quatre conservatoires nationaux surl'île. Mais les vieilles habitudes menta-les sont dures à déraciner. Avec seule-ment 3 % de l'enseignement consacré àla musique locale, les conservatoiresfont encore l'effet à beaucoup de Réu-nionnais de structures coloniales venuesimposer des approches, des rythmes etdes instr:uments étrangers.Lors des Rencontres de Jazz et Musi-

ques Populaires de l'Océan Indien enavril dernier, François Jeanneau, direc-teur du département jazz des conserva-toires, devait, dans la perspective de lapromotion des musiques locales, faireune création avec les musiciens réunion-nais. Contacté, Waro donna son accordpour se dédire ensuite: « A priori, jen'étais pas contre, mais j'en ai discutéavec les amis, on ne le sentait pas. Onne sait pas ce qu'ils cherchent vrai-ment : nous aider ? Obtenir la cautiondes artistes réunionnais? On dit qu'ilsont eu des subventions pour cette créa-tion. Pourquoi ne m'ont-ils appelé quevingt jours avant le spectacle? Pour-quoi n'est-ce jamais à nous que l'onconfie cette responsabilité? »

La création s'est faite, sans Waro,mais avec sa musique, arrangée selondes règles d 'harmonie qui, assurent lesmusiciens, n'avaient plus rien de réu-nionnais. Une fois faite la part de lavieille méfiance, restent malgré tout desdétails embarrassants. A Antenne 2venue filmer les Rencontres, les conser-vatoires ont voulu faire bonne impres-sion en °improvisant une « classed'éveil» pour les enfants, en musiqueréunionnaise - elle n'a jamais existéque pour le tournage ! A croire que lesresponsables ont quelque chose àcacher. La métropole est loin, JackLang ne peut pas fourrer son nez partout. On continue donc, 29 heures sur30, à enseigner des techniques moribon-des, à réciter l'extrême-onction à desmusiques en train d'accoucher. Sansdoute faut-il savoir mourir pour savoirvivre, et silrement Danyèl Waro a l'hu-mour de s'en amuser. Les grands per-dants ? Ces conservatoires, qui ratentl'occasion d'être, pour une fois, autrechose qu'un coquillage abandonné.

•H6I... Lee est Joumellate Il L1bntlon.

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36

POLYNÉSIE

ques et langoureuses vahinés. Dans sonsillage se sont succédé, dès la fin duXIX" siècle et tout au long du XX",d'innombrables auteurs dont certainsont relativement bien subi l'épreuve dutemps, comme Marc Chadourne etAlbert T'sterstevens, alors que le pro-lifique Jean Dorsenne a sombré dansle même oubli impitoyable que l'Expo-sition coloniale de 1931 dont il avaitpropagé avec zèle les stéréotypes decarton-pâte.Autour de ces noms illustres ou qui

crurent l'être, se presse toute la cohortedes auteurs obscurs et des polygraphessans-grade, dont Daniel Margueron afait ici l'inventaire avec une patienceméritoire. Si quelques-uns d'entre euxméritent encore l'attention, c'est duseul fait de leur modestie, telle fonc-tionnaire Montchoisy (La Nouvel/e-Cythère, 1888) observateur perspicaceet discret, ou le pharmacien Henri Jac-quier (1907-1975), érudit local quis'acharna à faire vivre à Papeete seSociété des Etudes océaniennes.

L'immense majorité de ces voyageurssans talent et de ces romanciers oubliésparticipaient sans état d'âme au climatd'euphorie coloniale de lam" Républi-que et même de la IV", tant le Pacifi-que semblait immunisé contre les cri-ses de l'Indochine et de l'Afrique duNord. Par contraste, la force solitaire,le défi, l'agressivité d'un Gauguin n'ensont que plus remarquables, lui quis'était obstiné - jusqu'à en mourir-à vivre à fond le mythe tahitien donts'amusait la société frivole et cupide dePapeete, qu'il abhorrait.Gauguin est quasiment seul dans

cette volonté de rupture. Pour ses con-frères écrivains et artistes, l'appel aumythe tahitien apparaît plutôt commeune « figure obligée » de la sensibilitéesthétique, une référence qui permet detenir son rang. Et cela, qu'on soitphysiquement venu à Tahiti commeSimenon (Touriste de banane), commeMatisse, ou qu'on se contente commeGiraudoux (Suzanne et le Pacifique) oucomme Robert Merle (l'Ile) de faireplace au monde océanien, dans uneœuvre par ailleurs très diverse, commeElsa Triolet (A Tahiti, 1925).A mesure que se pérennise en Poly-

nésie la domination française, à mesureque décline l'art de vivre océanien donts'étaient si passionnément entichésautrefois les équipages de Bougainvilleet pour lequel les marins du Bountyavaient trahi leur roi et rompu avec leurpatrie, se dégrade le mythe tahitien etc'est de cette dégradation, de cettedécomposition presque putride quesont issues les œuvres les plus fortes dela littérature tahitisante d'expressionfrançaise. Les Immémoriaux de VictorSegalen, un des grands romans anthro-pologiques du Pacifique; les reporta-ges du navigateur royaliste et anarchi-sant Alain Gerbault, aux accents deréquisitoire anti-colonialiste ; le Pas-sage de Jean Reverzy, ancien médecindes FTP revenu chercher la mort auxIles sous le Vent avant de·la trouver àLyon; la Tête coupable de RomainGary, roman de-· la désillusion anti-exotique.

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C'est Pierre Loti qui, le premier,semble avoir défini les canons et lesattributs du « filon-Tahiti» : colliersde fleurs, tiaré et couchers de soleil surle lagon, vagabonds blancs des tropi-

vités expansionnistes. Les pénétrantesenquêtes anthropologiques de JacquesMoerenhout (Voyage aux Iles du GrandOcéan, 1837) et de Max Radiguet (lesDerniers sauvages, la vie et les mœursaux Iles Marquises, 1860), avaient pré-paré et accompagné l'implantation dela souveraineté française.

Désormais, c'est au régime colonialque va être confronté le mythe tahitien,à la fois pour servir à celui-ci d'écran,de faire-valoir, et pour assumer par là-même sa propre dégradation, son pro-pre échec.

Tahiti s'est installé dans le train-train colonial, le laisser-aller tropical,l'atonie végétative. Mais la forced'auto-perpétuation du mythe littérairetahitien intervient à point nommé, pourrendre attrayante cette médiocrité. Amesure que se font plus fréquentes lesescales des paquebots et les dessertesdes avions, foisonnent les récits devoyage banalisés et les romans simplets

le signe facile de l'exotisme colo-nial.

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Sous ce triple aspect édénique, éro-tique et utopique, le mythe tahitienavait continué à prospérer par-delà lescrises de la Révolution et de l'Empire.Quand la France de Louis-Philippe etde Napoléon III avait envoyé ses ami-raux occuper des « points d'appui»dans le Pacifique, l'image avantageusede Tahiti était opportunément venueparer de son prestige culturel ces acti-

relies» de la Nouvelle-Cythère, l'uto-pie rousseauiste d'une société si parfaiteque Camille Desmoulins s'y référaitencore sur les àegrés de l'échafaud:« J'étais né pour faire des vers, chère

{Lucile,pour défendre les malheureux,pour te rendre heureusepour composer avec ta mère et mon

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Si l'expansion coloniale française, dit-on communément,n'a jamais produit son Rudyard Kipling, c'est peut-être àTahiti qu'elle s'en est approchée au plus près, à travers uneproduction littéraire hétéroclite autant que massive issue desaventures individuelles les plus diverses et pourtant solidai-rement débitrice envers Bougainville, son père fondateur.

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Jean Chesneaux

Les avatarsdu mythe tahitien

Le voyage de Bougainville à « 0-Taïti » (1768) avait donné naissance àun mythe philosophique d'une rareforce d'attraction, et qui devait long-temps survivre à « l'esprit des lumiè-res » dont il était issu. S'y mêlaient lerêve d'une édénique luxuriance végé-tale, l'érotisme enchanteur des « natu-

Daniel MargueronTahiti dans toute salittérature, essai sur Tahitiet ses îles dans la littératurefrançaise de la découverteà nos jours(version remaniée d'une thèsede doctorat de l'UniversitéParis-XII)

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POLYNÉSIELoin de l'euphorie coloniale, de son

exotisme banalisé, de son conformismepolitique, ces auteurs ont viscéralementintériorisé le drame de ces sociétés océa-niennes en péril de mort. Le talent étaitde leur côté.

Le talent et aussi la mort, car c'estsouvent pour mourir que, de Gauguinà Jacques Brel, on accoste aux rivesbénies d'une Polynésie dont la culturesemblait agoniser. On meurt, on meurtjeune. Segalen est mort à 41 ans;André Gain, photographe et essayistedont le Jardin des Mers fut couronnéen 1942 par l'Académie française estmort à 33 ans; André Ropiteau, vigne-ron bourguignon de Meursault éperdu-ment épris de l'île de Maupiti, est mortà 36 ans, Alain Gerbault à 48 ans,Reverzy à 45 ans.

Depuis l'ouverture en 1962 du Cen-tr.e d'Expérimentation du Pacifique(CEP) à Mururoa, depuis que la Francefille aînée de l'Eglise et mère des cen-trales nucléaires a cherché à ancrer auxantipodes sa volonté de puissance« mondiale-moyenne », le mythe tahi-tien semble reprendre du service eteffectuer un ultime rebond. Il vientdonner un supplément d'âme à cettesociété post-coloniale si fière de sonPIB (produit intérieur brut) artificiel-lement gonflé et pourtant si piteuse-ment dépendante des subsides de lamétropole. Dans les hôtels de luxe deBora-Bora ou de Moorea, dans les pail-lotes de rêve du « Club'Med », commedans les mess d'officiers de Papeete etde « Muru », les figures de Bougain-ville et de Lapérouse, celles de l'infor-tuné Gauguin qu'un tel détournement

eut exaspéré, et de son admirateurSegalen, ne· sont pas mal venues; ellesconfèrent une sorte d'investiture intel-lectuelle posthume à des entreprises delucre et de mort.

Qu'en pensent les Polynésiens, ceuxqui, de plus en plus, se définissentcommeMaohis, affirment leur identitéculturelle et politique, revendiquent lecontrôle de leurs archipels et la maîtrisede leur avenir? Si certains d'entre euxbénéficient aussi de la manne nucléaire,beaucoup d'autres en sont exclus. Al'époque coloniale et encore dans lesannées 60 et 70, c'est le fiu (prononcéfi-iou). Le « bof »qui dominait, le sen-timent d'impuissance blasée; le déclin,la décomposition diagnostiquée parSegalen et par Reverzy semblaient irré-médiables. Ce n'est plus si évident

aujourd'hui, conclut D. Margueron quisuit de près le réveil politique et cultu-rel des Polynésiens. Cet éveil maohi,déj à illustré par les films et les poésiesd'Henri Hiro, par les campagnes du lin-guiste Douro Rapoto en vue de la pro-motion du maohi, par le zèle de béné-dictin que Gaby Tetiarahi déploie dansla collecte du corpus documentairepolynésien depuis le XVIIIe siècle,accédera-t-il à la pleine maturité litté-raire, dans une société restée si attachéeà l'expression orale? C'est alors queTahiti en aurait définitivement fini avecla Nouvelle Cythère, et évacueraitl'imaginaire occidental pour s'ancrerdans la réalité du Pacifique. •

L'Harmattan éd., 1989, 465 p.

La civilisation kanakLoin d'appartenir à un passe Imaginaire, la culture

kanak s'inscrit au cœur des problèmes contemporains de laNouvelle-Calédonie. Repliées sur elles- mêmes dans le cadredes « réserves » abolies seulement en 1946, protégées aussipar leur propre complexité linguistique et ethnographique,la culture kanak, la société kanak continuent jusqu'à nos joursà s'exprimer dans des idées et des pratiques d'une grande ori-ginalité.

Les obsèques de J.-M. Tjibaou le 7 mai 1989 à Nouméa.

siennes, mais se veut aussi « pluri-ethnique, libre, unie, souveraine, etfondée sur la solidarité des élémentsd'origine différente qui la compo-sent. » Alors que les liens de parenté,le recours aux langues vernaculaires etla force des références culturelles kanakdemeurent aujourd'hui les principauxrepères de l'identité mélanésienne, cesoptions récentes laissent supposer, àterme, une transformation de certainsusages traditionnels : relations entrehommes et femmes, héritage des droitset des statuts, échanges non commer-ciaux, etc..Déjà, dans la pratique, àNouméa notamment, des changementssensibles sont à l'œuvre. Les Kanakurbanisés font l'expérience du chô-mage, de la pauvreté, mais aussi, pourquelques-uns, de la scolarité de hautniveau et de la consommation (3).Les Kanak ont toujours lié leur com-

bat politique pour le décolonisation àun cpmbat plus large, celui par lequelleur civilisation pouvait espérer obtenirdroit de cité dans une société calédo-nienne tout entière dominée par lavantardise universelle des Blancs. Il estainsi remarquable que tous les tempsforts de la lutte des Mélanésiens aientcoïncidé avec l'organisation de mani-festations culturelles faisant de l'iden-tité kanak l'étendard d'une croisadepour la justice, l'autodétermination,l'indépendance.En 1975, Jean-Marie Tjibaou, avec

le soutien d'un gouvernement françaisdéjà inquiet, organisait à Nouméa, unfestival d'art kanak, Melanesia 2000.Sur une vaste esplanade surplombant« la ville blanche », les Kanak de tou-tes les régions de l'archipel présentèrentavec un grand souci esthétique desexemples d'architecture mélanésienne,des objets artisanaux, des danses, etc.,et des aspects essentiels de la vie tradi-tionnelle d'aujourd'hui: échanges céré-moniels entre clans, discours clamés pardes spécialistes de l'art oratoire, chantsde bienvenue... autant d'expressionsd'un art subtil de la sociabilité. Encontre point, une évocation théâtrale del'histoire du peuple kanak, incarné parle personnage de Kanaké, soulevaitavec pudeur mais fermeté les problèmessociaux et politiques posés par la colo-nisation : inégalités criantes, margina-lisation des autochtones, etc.« Aujourd'hui, Kanaké vient à vous,chargé, d'ans et d'histoire, riche d'uneexpérience culturelle unique. Il réclamesa part de soleil ». Jean-Marie Tjibaouassortissait sa démarche d'un avertis-sement sans ambiguïté: « Nouscroyons en la possibilité d'échangesplus profonds et plus suivis entre la cui-ture européenne et la culture kanak.Pour que cette rencontre se réalise unpréalable est nécessaire ; la reconnais-sance d'une culture par l'autre. La non-reconnaissance, qui crée l'insignifianceet l'absence de dialogue, ne peut ame-ner qu'au suicide ou à la révolte ».

ment l'expérience des valeurs républi-caines. Le suffrage universel, la sépa-ration des pouvoirs, le recours au droitpublic vont coexister, pour nombre deMélanésiens, avec la force des ancêtres,le prestige attaché à l'ancienneté eUesintérêts privés des clans et des familles.Pour une société sans Etat et sans écri-ture, dans laquelle le pouvoir tire salégitimité d'accords passés entre desparticuliers, l'expérience d'une législa-tion applicable à tous sans distinctionde rang, comme la pratique d'unemorale publique surplombant les pas-sions individuelles, feront date.Sous l'influence de la démocratie

occidentale, les Mélanésiens repensentcertaines de leurs valeurs: l'héritagedes statuts, le mQnopole de la parolepar quelques-uns, la gérontocratie vontdevoir en rabattre, au sein des conseilsmunicipaux, des assemblées et associa-tions diverses du Territoire ou à l'ONU.Au cours des quatre dernières décennies(1946-1986), les Mélanésiens entrés enpolitique ont su tirer parti des disposi-tions du droit occidental susceptibles dedémocratiser la société kanak et de faireaboutir sa revendication d'auto-détermination. Ainsi, le projet de Cons-titution pour une Kanaky indépen-dante, rédigé en 1987, jette les basesd'une République Kanak qui réaffirmeson attachement aux traditions mélané-

mélanésienne (la souffrance, la quêted'un monde meilleur, la soumission àune vérité révélée et transcendante).

Ces pratiques et idées, sont venuess'ajouter, aux représentations propre-ment kanak de la marche de l'univers,de la personne et du pouvoir, tellesqu'elles se manifestent toujours avecténacité. Aujourd'hui, sans avoirentamé en profondeur les assises de laculture mélanésienne (parenté, relationspolitiques contractuelles, traditionsorales, techniques agraires, puissancedes ancêtres, etc.), la religion chrétiennes'y superpose et l'interroge.

Dans l'après-guerre, la participationà la vie politique locale permet aux éluset responsables kanak de faire égale-

Alban Bensa

Décimés, spoliés (1), relégués auxmarges du système colonial, les Kanakn'étaient pas reconnus par la Francecomme des hommes à part entière, toutau plus comme des « sujets» de l'em-pire, privés des droits les plus élémen-taires. Ils étaient, disait Jean-Marie Tji-baou, « empêchés d'être ». C'est pour-quoi la revendication kanak est d'abordune revendication de dignité, nourrie dece sens aigu du rang et de la qualité despersonnes, qui est si fort dans la sociétémélanésienne (2).« Deux couleurs, un seul peuple : dès

1953, l'idée d'une parité entre Noirs etBlancs est avancée par l'Union Calédo-nienne (UC), première formation poli-tique où, aux côtés d'Européens debrousse, les Kanak s'expriment. Ilsréaffirmeront plus clairement cettegence de légitimité culturelle quand,vingt-cinq ans plus tard, l'UC lancerasa nouvelle devise : « Reconnaissez lepeuple kanak pour qu'à son tour il vousreconnaisse ».. En tant qu'anciens,qu'aînés et maîtres millénaires du pays,les Kanak veulent librement exercer leurdroit d'accueil ou de veto, vis-à-vis desétrangers qui les ont envahis, malme-nés, niés dans leur identité profonde.Ancrée dans la tradition, la revendi-

cation kanak fait aussi référence aumessage chrétien transmis par les mis-sionnaires, qui combattirent les coutu-mes mélanésiennes qui les choquaient(les fêtes nocturnes, les rites funéraires,l'anthropophagie, la nudité, les guer-res, les croyances aux ancêtres, le res-.pect dû aux notables). Dans leur volon-té, militante, de substituer le chris-tianisme au paganisme via le colonia-lisme, ils imposèrent à la société kanakdes modalités supplémentaires de ras-semblement (offices' religieux, écoles,associations) et des thèmes de réflexionautrefois peu développés par la pensée

Page 38: Quinzaine littéraire, 560, été 1990, Que sont « nos » ex-colonies devenues ?

38En 1984, la révplte ouverte contre le

colonialisme éclate alors que depuisplusieurs mois les Kanak se préparaientà accueillir à Nouméa un festival d'artocéanien rassemblant tous les peuplesautochtones du Pacifique.Consterné par la morgue des Fran-

çais du Pacifique qui restent convain-cus d'appartenir à une « civilisationsupérieure », le peuple kanak a affirméavec une détermination croissante larichesse de son histoire et la cohérence

de son regard sur le monde. Ses reven-dications s'associent étroitement à l'es-poir d'une reconnaissance internatio-nale de la civilisation kanak. Notonsque celle-ci n'a jamais occupé dans lepaysage intellectuel et artistique fran-çais la place accordée à l'Afrique et auxAmériques. La première expositiond'art kanak qui se tiendra à Paris àl'automne prochain (4) pourrait aiderà combler ce qui est plus qu'une lacune,un manque à penser. •

1. Cf. J. Dauphiné, Les spoliationsfoncières en Nouvelle-Calédonie(1853-1913). Paris, l'Harmattan,1989.

2. Cf. A. Bensa (éd.), Comprendrel'identité kanak, L'Arbresle, Cen-tre Thomas More, 1990.

3. Cf. M. Spencer, A. Ward, J. Con-nell, Nouvelle Calédonie. Essais surle nationalisme et la dépendance,(Préface de Jean Chesneaux),

COoPIRATIONParis, L'Harmattan, 1989.

4. Un superbe catalogue (De Jade etde Nacre. Patrimoine artistiquekanak), publié à cette occasion parla Réunion des Musées nationaux,est déjà en librairie.

Alban Bensa, anthropologue,publiera, à la rentrée chez Gallimard,dans la collection « Découvertes Gal-limard », un ouvrage sur La Nouvelle-Calédonie et la civilisation kanak.

COOPÉRATION

Entretien

avec Alain Ruellansur l'ORSTOM

Professeur en sciences du sol, directeur de l'ORSTOMde 1982 à 1986, Alain Ruellan partage son activité entre lemonde scientifique et le milieu des associations de solidaritéavec le tiers monde. Il nous propose un éclairage original surle rôle de la science au service des populations défavorisées,dans le cadre de l'ORSTOM, l'Office de la recherche scienti-fique et technique outre-mer. Cet établissement public fran-çais dispose d'un budget annuel de 750 millions de francs,et emploie 2 600 personnes dont 800 chercheurs (sciences dela terre et de l'eau, du monde végétal, de la santé et de la nutri-tion, sciences sociales). L'ORSTOM coopère avec une cin-quantaine de pays d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie.

La Quinzaine littéraire. - Votrearrivée à la direction de l'ORSTOMa marqué le débutd'une évolutionde cet organisme de recherche outre-mer. En 1945, à l'époque de sa créa-tion, il s'agissait surtout de valori-ser les ressources des « colonies »au profit de « l'empire français ».Comment avez-vous imprimé unenouvelle dynamique à l'ORSTOM ?

Alain Ruellan. - S'il est vrai quel'ORSTOM était à l'origine tourné versles anciennes colonies françaises - ilfallait exploiter l'Afrique -, la diver-sification géographique de ses activitésa commencé en 1964, notamment versl'Amérique latine, à la suite de l'acces-sion à l'indépendance de nombreuxpays d'Afrique. Je me suis attaché àamplifier ce mouvement. Une de mesgrandes préoccupations a été de tenterun développement vers l'Asie, ainsiqu'une redistribution des efforts del'Afrique francophone. vers les paysd'Afrique anglophone. Il faut se ren-dre compte de ce qu'était, il y a encorepeu, un centre ORSTOM sur le conti-nent noir! C'était la France en Afri-que, comme une ambassade, l'une desdernières possessions territoriales. AAdiopoudoume, le drapeau français

flottait à côté du drapeau ivoirienjusqu'en 1987 ! A Brazzaville, la ges-tion du centre est toujours confiée àl'ORSTOM, quand bien même leCongo en a la coresponsabilité...Pour marquer un changement d'état

d'esprit, j'ai décidé de garder le sigle del'Office, eu égard à sa notoriété, maisd'en changer l'intitulé. Aujourd'hui,l'ORSTOM est devenu l'Institut fran-çais de recherche scientifique pour ledéveloppement en coopération. Nousavons glissé, du besoin qu'avait laFrance de « terrains» équatoriauxpour sa propre recherche, à l'idée qu'ilfallait aider l'Afrique à faire elle-mêmede la recherche de qualité.

Q.L. - Une petite révolution?A.R. - Oui, mais l'ORSTOM étaitprêt au changement. Nous avons toutd'abord concrétisé cette aspiration parde pwfondes réformes de nos activitésscientifiques, réalisées en 1988. Dequinze disciplines, travaillant séparé-ment, nous avons fait huit départe-ments, centrés sur des problématiquesde développement. La moitié d'entreeux concernent la valorisation des con-naissances. Ils s'intitulaient: indépen-dance alimentaire, indépendance sani-

taire, indépendance énergétique, indé-pendance politique et économique. Ils'agissait clairement de donner autantd'importance à la recherche finalisée etinterdisciplinaire qu'à la recherche fon-damentale, et ce, en faveur des pays dutiers monde. Il faudrait y ajouter le« neuvième » département, celui de ladiffusion de l'information. Nous avonsfait un gros effort de valorisation destravaux à destination de l'Afrique. Parexemple, nous avons remis au Came-roun un inventaire de quelque 3 ()()()références sur toutes nos recherchesdans ce pays.

Q.L. - Un vocabulaire et desobjectifs à la limite de la provoca-tion, dans un monde scientifiquequi ne se préoccupepas toujours desretombéespratiques de ses travaux !Quelles ont été les retombées decettepolitique en faveur des pays oùtravaille l'ORSTOM ?

A.R. - Ce fut une autre de mes bagar-res, que de tenter d'instaurer une véri-table coopération scientifique. Partageravec le pays d'accueil les moyens del'ORSTOM, former des chercheursafricains, etc. Mais si la réforme scien-tifique a bien réussi, je considère quela coopération a plutôt échoué. J'y voistrois raisons.La première tient à la réticence des

chercheurs de l'ORSTOM eux-mêmes.Par exemple, j'avais donné l'instructionde compter les chercheurs africainsdans les effectifs de la maison. Maisceux-ci voyaient rarement l'argent quileur était destiné. Ensuite, la faute enincombe aussi aux Etats africains. Jesuis très sévère sur ce point. Au lieu deperdre leur énergie à nationaliser noscentres par le haut, il leur suffisait deplacer les meilleurs de leurs chercheursà l'ORSTOM, où ils auraient pris lepouvoir en quelques années... Des con-seils qui n'ont pas été suivis. Compré-hensible dans les années 60. Maisaujourd'hui, ces gouvernements rappel-

lent les Blancs pour faire tourner leurséquipes de recherche !Dernier blocage : la politique fran-

çaise. Jusqu'il y a peu, nous n'avonsjamais voulu donner aux Africains lesmoyens de les équiper. Il fallait abso-lument soutenir leurs très bonnes équi-pes de recherche. Quand ils sont payéscinq fois moins qu'en Occident, lesAfricains partent, pour les Etats-Unis,la CEE...

Q.L. - Quand on entend « ORS-TOM », on pense immanquable-ment à DOM-TOM. Quels sont sesrapports avec les départementsd'outre-mer?

A.R. - Les centres ORSTOM desdépartements d'outre-mer sont de bon-nes bases avant - ou arrière, suivantle point de vue... Bien sür, il est beau-coup plus confortable de faire desrecherches sur la forêt amazonienne àpartir de Cayenne qu'au Brésil. Maisce n'est pas ce qu'on appelle de la coo-pération. Le travail de l'ORSTOM,c'est d'être dans les pays. A Nouméa,en Nouvelle-Calédonie, j'ai tenté deramener le centre à de plus justes pro-portions. Avec des recherches sur lesnodules des fonds marins, difficile deprétendre qu'on fait de la coopérationlà-bas; ou avec l'Australie et les Etats-Unis, peut-être...

Q.L. - Les chercheurs de l'ORS-TOM passent une grande partie deleur temps à l'étranger. N'est-il pasplus difficile et moins « conforta-ble »qu'en France, dans ces condi-tions, d'obtenir des résultats et dedécrocher des publications ?

A.R. - C'est vrai, les chercheurs del'ORSTOM publiaient moins que lesautres. Moi-même, j'ai mis dix anspour passer ma thèse au Maroc. Maisnos réformes de 1983 ont permis derevaloriser notre image et de dynami-ser la recherche en régions chaudes ;

Page 39: Quinzaine littéraire, 560, été 1990, Que sont « nos » ex-colonies devenues ?

FEU L'EMPIREnous avons notamment créé à l'ORS-TOM des postes d'accueil pour destransfuges du CNRS, de l'ISERM, etc.Nous avons eu beaucoup de succès.Nous avons même pu envoyer au Chiliquatre chercheurs CNRS... chiliens,rémunérés et équipés par nos soins !L'un d'entre eux est aujourd'hui minis-tre. Un bon coup dont je suis assezfier : il illustre parfaitement ce que nouspourrions réaliser en coopérant vrai-ment.

Q.L. - Selon vous, la recherchescientifique - dont celle de l 'ORS-TOM, désormais reconnue d'unexcellent niveau - joue un grandrôle pour le développement despopulations défavorisées du tiers

monde. Que faut-il faire pourdépasser les /imites et les manquesactuels de la coopération à /'ORS-TOM?

A.R. - Il faut combattre une tendanceexcessive au fondamentalisme de larecherche. Développer, c'est appliquer,finaliser des travaux; Par ailleurs, en1988, j'ai conseillé à la gauche revenueau pouvoir qu'il faudrait doubler lebudget de l'ORSTOM, en consacrantcette augmentation à des équipes nonfrançaises. Il faudrait aussi en faire unvaste lieu d'accueil, en particulier pourles chercheurs étrangers. Quitte à créerune agence spécialisée dans la coopé-ration scientifique, si celle-ci n'est paspossible au sein de l'ORSTOM... Maispour l'instant, on ne voit rien venir. Le

pouvoir politique ne veut pas jouer sonrôle, et c'est très grave.

Q.L. - Malgré la tentative de diver-sification géographique, l'Afriquen'en finit pas d'occuper le devant dela scène à /'ORSTOM. Son sortsemble vous préoccuper plus quetout autre. C'est un continent àpart?

A.R. - L'Mrique mobilise encore plusde 50 ctfo des forces de l'ORSTOM. Ilfaut dire que, partout ailleurs, la coo-pération scientifique fonctionne, pres-que facilement. Un chercheur, au Bré-sil, est noyé dans le nombre; il apporteun plus. S'il s'en va, ce n'est pas le vide.En Amérique latine et en Asie, les struc-

39tures existent. En Mrique, il s'agit deles créer. Il ne faut absolument pasdéserter ce continent. On est pourtanten droit de s'interroger: faut-il restersi nous n'y avons pas de partenaires ?Par ailleurs, je pense qu'il y aurait toutà gagner d'un rapprochement des orga-nismes scientifiqlies et des organisationsde solidarité avec le tiers monde, quiconnaissent bien les problèmes despopulations défavorisées. Mais c'estloin d'être gagné: ces deux milieux seconnaissent mal; Malgré les efforts faitsces dernières années, ils ont encore àrégler un « prol)lème de communica-tion »...

Propos recueillispar Patrick Piro

FEU L'EMPIRE

Gilles Lapouge

La gloire de l'EmpireJe déteste les Empires, mais pas

trop tout de même. C'est que jepense aux écoliers un peu cancres.Les Empires leur mâchent la beso-gne : comme ils sont très gros ettrès lents, ils simplifient l'étude del'histoire. N'est-il pas plus expédi-tif de survoler d'un seul coup d'ailetout le règne des Ottomans qued'apprendre par cœur la litanie desprinces kurdes, algériens, tunisiens,koweitiens et yéménites?

Et Rome, donc? Son Empirepermet d'ignorer les tribulations del'Illyrie, de la Pannonie, de laBithynie, de la Pamphylie, de laBétique, de dix autres contrées sau-grenues. L'Histoire est centralisée :on interroge le Capitole et la moi-tit du mon9è répond. Plus délecta-ble encore: ces provinces de l'Em-pire ne sont pas jetées au néant.Elles végètent dans les limbes. Ellesmènent une existence brumeuse. Enmarge de la grande Histoire, ellespassent comme des fantômes et·quoi de plus fascinant qu'une His-toire de fantômes ?L'Histoire, quand elle n'est pas

prise en charge par un Empire, estun salmigondis..Elle grouille dedates, de noms imprononçables, defrontières toutes tordues, de royau-mes de puces, de guerres de Picro-choies et c'est un dur labeur, pourun écolier, que d'attraper uneAriane dans ces labyrinthes. LesEmpires sont cette Ariane. Ilsordonnent l'embrouillamini, ilsremplacent les années par des siè-cles, les principautés par des conti-

nents entiers. Au lieu de débiterl'histoire en détail, comme s'yemploient les royaumes ou les répu-bliques, les Empires nous la livrenten gros, de sorte que pour les étu-diants les seuls moments de détentesont procurés par Gengis Khan ouTamerlan, par les Achéménides, lesMing, les Mongols et les Mogols :plus de frontières, un seul souve-rain à la place de vingt rois incom-patibles, une poignée de dates, et letour est joué, quelques heures decours vous permettent d'avalerdeux ou trois siècles ensemble et dedigérer une moitié du monde.

L'Empire assoupit l'histoire, bondébarras, non seulement pour lamémoire des cancres qui est si fai-ble; mais pour chacun de nous, s'ilest vrai, comme je commence à lesoupçonner, que l'histoire est unecalamité, qu'elle fait se battre cha-. cun avec chacun, et cela pour dubeurre puisque, la guerre finie, lesennemis ne se souviennent mêmeplus qu'ils se haïssent. « Un paysqui a une histoire, dit Michaux,devrait avoir honte ». A samanière, l'Empire combleMichaux, il ralentit le temps. Ilnous promène dans les dimanchesde l'histoire - enfin, dans sessamedis.

Les Empires ont un autremérite : ils fatiguent les nationalis-mes. Ils n'y mettent pas fin mais ilsles camouflent, ils en suspendent lesfièvres. Dans l'Empire austro-hongrois, les Slovaques ou les

Magyars peuvent bien s'agiter, c'estle monarque de Vienne qui y gagneune migraine. Il nous épargne denous en occuper et nous pouvonsfouetter d'autres chats.

Dans un Empire, on se mélangebeaucoup. Au lieu que dans lesnations, chaque ethnie est bien ran-gée dans sa boîte, avec une éti-quette, dans l'Empire, toutes lespeuplades se coudoient : on y parledix langues, on y partage cent folk-lores, mille religions, dix millelégendes. Rome fut le caravansérailde l'humanité: on y croisait desNubiens tout nus, des peaux rou-ges, des lamas du Tibet, des Sicam-bres fiers, des Zoulous, des Varè-gues et des Transoxians, desanciens élèves d'Oxford et desTupinambas. Les costumes étaientune fête : des parkas du fleuveAmour et des vestes de peau dephoque, des costumes desgandourahs d'Azerbaidjan et desfilets de rétiaires, des pantalons dezouaves et des chechias du Magreb.Les rues étaient jolies, pleines decouleurs.

Les Empires commettent cepen-dant des vilenies. Par exemple, ilsfinissent par mourir. Et leur chuten'est pas belle. Elle fait un bruitaffreux, car le désordre se met entête de rattraper le temps perdu.L'Histoire, qui avait été compriméeou ralentie par l'Empire, se réveilleen sursaut. Comme elle a beaucoupdormi, elle est en pleine forme, fraî-che comme un gardon, et très per-

fide: en quelques années, elleaccomplit les forfaits qu'ellen'avait pas pu commettre pendantses siècles de servitude. L'Empireespagnol d'Amérique n'était pastendre: mais ce qui s'est passédepuis les Indépendances n'est pasmoins sordide. Et la fin de l'Em-pire anglais des Indes !Le spectacle que nous dispense

aujourd'hui l'Europe invite aussi àréflexion: c'est une grande mer-veille que de voir défaillir l'Empiredétestable de Staline, mais cettedébâcle engendre quelques tohu-bohus : Gorbatchev siffle la fin del'Empire, et l'on voit aussitôt pul-luler des Etats que l'on croyaitengloutis. Comme un vieillardgâteux, l'Europe remonte le temps:Le monde file à reculons, retrouveses marques cinquante ans enarrière. Nos joùrnaux sont devenusdes journaux d'avant 1914, on croitlire l'Excelsior ou l'Intransigeant,et l'on n'y· comprend goutte. Les

j'ECRI.Sjournal d'information technique

pour les écrivainset ceux qui veulent écrire

specimen gratuitsur simple demande

85, rue des Tennerolles92210 Saint-Cloud

France

Page 40: Quinzaine littéraire, 560, été 1990, Que sont « nos » ex-colonies devenues ?

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Zineb Ali Benali, Jean-Loup Amselle, André-Marcel d'Ans, GeorgesBalandier, Bayart, Yves Bénot, Alban Bensa, RobertBonnaud, Georges Boudarel, Louis-Jean Calvet, Bernard·Cazes, RobertChaudenson, Jean·Chesneaux, Georges Condominas, Jean-PierreDozon, Marie Etienne, Jean-Marie Fardeau, Alain Forest, Francois

. . . .Gaulme, Francis Jeanson, Claude Joy, Gilles Lapouge, Hélène Lee,

Maspero, Elikia M'Bokolo, Yann Mens, Pierre Pachet, AnneRoche, Alain Ruellan, Emmanuel Terray, Claude Wauthier, JacquesWeber

Profession (facultatif): _

LA QUINZAINE LITTÉRAIREbimensuel

parait le 1"' et le 15 de chaque mois - Le numéro: 20 F

Commission paritaire: certificat nO 56118Directeur de la publication : Maurice Nadeau

Imprimé par SIEP, "Les Marchais", n590 Bois-le-Roi - Diffusé par les NMPPAOÛT 1990

Me pardonnera-t-on ce derniersacrilège? Et puis j'ai conscienceque les Empires ne sont pas sansdéfauts. Ils sont féroces. Ils nevalent pas mieux que les rois et lesrépubliques. Même, ils sont plussanglants et comme ils opprimentles peuples qu'ils ont croqués, ilssont impardonnables. Je voudraisdonc nuancer la première proposi-tion de ce texte. Je souhaite la ren-verser complètement et de dire :j'aime bien les Empires, mais pastrop tout de même. _

P.S. - Une autre idée m'arrive et jel'ajoute car elle est importante: l'artde la bicyclette évolue au contraire decelui du football. L'Empire, qui rac-courcirait le Mondiale, allongerait lescourses de vélo. Nous aurions droit, enplace du Tour de France, à un Tour del'Empire, ce tour serait très long, cou-vrirait une année à peu près, ce quirevient à dire qu'il ne s'interrompraitjamais. Il serait infini.De sorte que je viens de mettre au

jour, à braie-pourpoint, une petite loipermettant d'élucider, avec une rigueurscientifique, les mérites respectifs de laNation et de l'Empire .oIes amateurs defootball sont partisans de la Nationalors que les sectateurs de la petiteReine prefèrent i'Empire.

vertu des Empires: ceux-ci ne secontentent pas de simplifier lescours d'histoire. Ils désencom-brent, de surcroît, la géographie.

Si j'osais, je décernerais uneautre médaille aux Empires, maisje crains les représailles. Mon idéeconcerne leMondiale de football :supposons que la planète soit divi-sée entre quatre Empires. Eh bien,leMondiale, au lieu de nous empoi-sonner l'existence, avec ses vulga-rités, ses hystéries, son écœurantpatriotisme durant un mois entier,on lui réglerait son compte en vingt-quatre heures.

Tchémérides et chevaliers porte-glaives, chevaliers teutoniques etKirghiz, Polruves et Grand bou-tiens, vingt peuplades trépasséesréclament leur part d'histoire, desang, leur identité, jouent les grosbras, poussent des cris de coq.L'Europe de l'Est devient une foireaux vanités historiques. A la gloirede l'Empire, qui est déplorable,mais dont l'excuse est d'être uni-que, succèdent des centaines degloires de Lilliput.

Chacun de ces Lilliput dégaineses anciens maîtres : on voit se radi-ner des rois Zog et Leka 1er, desPrinces Siméon, Alexandre ouMichel, des Habsbourg et desHohenzollern, des archiducs sarda-napalais, des prolégomènes et desparenthèses, des comtes palatins,des évêques-électeurs et des princes-ses douairières, une foule de vieil-les démangeaisons, des naphtalines,tombées de la galerie des ancêtres,avec leurs têtes de collection detimbre-postes avariés, sanglés dansdes uniformes d'outre-tombe, mor-dorés et radoteurs, plus ahuris quedes hiboux en plein Midi et portantdans leurs bras des monceaux deblasons et de généalogies. Toutesces altesses de cimetières rugissent,exigent de retrouver leurs trônesévaporés tandis que, du fond desmontagnes, surgissent avec leurspétoires des bandes d'irrédentistesassoupies depuis la guerre de Trenteans.

Au commandement de Gorbat-chev, la géographie elle-même semet en mouvement : des rivièrestaries depuis 1914 refont leur métierde rivière, redessinent de vieillesfrontières empoussiérées; desmontagnes rayées de la carte en1917 recommencent à culminer à3 000 mètres, entre deux Etatsennemis. Ce tumulte géographiquenous indique au passage une autre

tières à toute vitesse de manière àpouvoir haïr tout ce qui bouge del'autre côté de ces frontières. LaBessarabie s'éveille d'une syncopede cinquante ans, la Transylvaniequitte son bois dormant et chaquejour, une nouvelle peuplade défieses voisines : Sudètes et Moraves,Philarètes et Macédoniens, Croa-tes, citoyens de Garabagne et deThulé, Caréliens, Paphlagones etValaches, Dalmates, Opsikioniens,

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cancres doivent recommencer tou-tes leurs révisions.Des royaumes embaumés arra-

chent leurs bandelettes, des cada-vres de grand-duchés soulèventleurs pierres tombales, des spectresprétendent qu'ils vivent. Des sou-venirs d'Etats gesticulent, se dres-sent comme des charognes de Juge-ments derniers, déchirent leurs lin-ceuls, font les quatre cents coups,se mettent à tracer des tas de fron-