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Quinze, Place Du Panthéon: La Mythologie Du “Vérifiable” Chez Michel Butor

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Page 1: Quinze, Place Du Panthéon: La Mythologie Du “Vérifiable” Chez Michel Butor

HANNA CHARNEY

QUINZE, PLACE DU PANTHEON:LA MYTHOLOGIE DU "VERIFIABLE"

CHEZ MICHEL BUTOR

QUINZE, place du Pantheon: a I'etonnement du visiteur non prevenu,habitue aux transpositions romanesques et imaginant que ce numero,par quelque hasard, devait avoir ete omis dans la construction de laplace, cette maison si souvent mentionnee dans La Modification deMichel Butor est pourtant la, dans toute sa realite de pierre, de fer et deverre,

Le detail peut sembler insignifiant et, au rneme titre que les itinerairessoigneusement traces ou la description parfois minutieuse des moindresobjets, refleter un souci d'exactitude qui se retrouve aussi bien dans lesfaits-divers dont aimait a s'inspirer Stendhal ou les plans que dessinaitFlaubert pour la composition de Madame &vary. On peut se demander,cependant, s'il n'est pas temps de cemer d'un peu plus pres ce "rea­lisme" dans l'espoir d'en degager la structure symbolique.

Un vaste besoin de certitude sous-tend apparemment les romans deButor, besoin qui, se refusant l'equilibre de l'ironie et les consolationsdu detachement (surtout apres Passage de Milan) tourne autour de larealite au rythme hante de ses exigences. Il lui faut des elements solidessous forme de faits, mentaux ou autres, et qui se presentent de tellefa~on qu'ils puissent se retrouver integralement,

La condition premiere de cette certitude se revele comme incidem­ment dans la distinction que fait Butor entre le roman et le recit"dans lequel nous baignons" quotidiennement: "ce que le romanciernous raconte est inverifiable, et, par consequent, ce qu'il nous en ditdoit suffire a lui donner cette apparence de realite"! alors que les "recitsveridiques ont un caractere en commun, c'est qu'ils sont toujours enprincipe verifiables." En substance, l'auteur ne dit rien, sur ce point, quen'eussent pu ecrire Flaubert, et-pourquoi pas Racine ou Boileau-etprincipalement Henry James qui attribuait "l'illusion" creee par leroman a son "immense et exquise correspondance" a la vie. Mais leprincipe du "verifiable" est significatif. Si le mot rappelle Zola, c'est lapeut-etre un rappel a l'ordre salutaire. On ne peut ni ne doit s'empecher

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de penser au roman experimental lorsqu'on lit, dans "Le Romancomme Recherche," que le "roman est le laboratoire du recit." Malgrela difference fondamentale entre les oeuvres naturalistes et celles deButor, malgre la divergence des intentions philosophiques, il restecette idee du verifiable OU se repercute l'echo lointain de la voix deZola. L'adjectif contient pourtant une nuance alaquelle il faut prendregarde. Ce qui est verifiable a peut-etre ete verifie, mais la n'est pas toutela question. Le potentiel est mis en valeur ici. Et ce n'est que par uneffort constant et souvent tourmente que se saisit le reel en puissance,qu'aucune verite ne peut consacrer. Il y a, dans Passage deMilan, d'inte­ressantes conversations entre des romanciers-savants qui composentdes ceuvres "d'anticipation" dans lesquelles le possible se cristalliseal'aide d'une reconstitution historiquement rigoureuse. L'interet queporte Butor a la "Science Fiction" et a Jules Verne confirme cetteimpression: l'auteur est attire par le vieux possible valeryen, dont Iejeu peut se deployer dans Ie roman et se prolonger dans la realite, Maisc'est un jeu aussi serieux qu'une loi physique et aussi peu Iibre,

Si la recherche de formes a "pouvoir d'integration" plus grand,repondant a des situations de la conscience nouvelles- est essentielle­ment une recherche symboliste, disons, ou neo-symboliste, les person­nages de Butor n'en sont pas moins a mille lieues de dire commeMonsieur Teste: "Otez toute chose, que j'y voie." Au contraire:dans les romans de Butor se deroule peut-etre le drame de la conscienceet de l'intelligence, mais dans un univers lourd de phenomenes, et quidemandent a etre saisis; c'est a ce prix que s'achete toute certitude.Butor souscrirait-il ala fameuse affirmation lancee par Robbe-Grillet:"Le monde n'est ni signifiant ni absurde. II est tout simplement"?3Gageons que non, du moins sous cette forme. En tous cas le monde,aux yeux de Butor, n'est pas "simplement,' et les surfaces, toutesgeometriques qu'elles soient, ne paraissent pas plus simples que lesprofondeurs. II ne s'agit done pas pour lui de decrire des fragments degestes ou d'images. II ne s'agit pas non plus de dissocier les donnees del'experience, comme le fait Nathalie Sarraute, pour retrouver, par­dela les rapports apparents, des proportions plus reelles. Si d'ailleursNathalie Sarraute semble mettre son reuvre sous l'egide, surtout, deKafka et du Dostoievski de L'EterneJ Mari, Butor parle de preferencede Joyce, Proust, Racine, Mme de La Fayette, Balzac. Pour Butor,Ie roman doit essayer de fournir, dans une situation donnee, un principed'organisation qui aimante les phenomenes epars, et ceux-ci trouventleur mesure de realite dans la recuperation qu'en fait la conscience al'interieur d'un ordre verifiable lui aussi. C'est sur cette operation du"verifiable" que repose, semble-t-il, le Realisme des reuvres de Butor.

L'auteur s'attache tout d'abord areproduire dans le roman les condi­tions du verifiable qui sont celles de la realite, Ainsi, le plan de Bleston

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dans L'Emploi du Temps fait partie du livre meme: ce n'est pas unguide al'usage personnel de l'auteur qui s'assure par la de la coherenceinterne de son roman. La manipulation du temps dans la redaction dujournal offre la possibilite d'un retour sur soi, d'une "prise de posses­sion"4 de plus en plus ferrne des evenemenrs presents et passes, possi­bilite assez considerable mais dont les limites s'inscrivent dans l'intel­ligence du lecteur comme dans celie de Revel, le narrateur, Car ce dontil s'agit, c'est d'arracher au neant le contenu precis de cette annee passeeaBleston, d'en dechiffrer, avec une lucidite toujours al'affut, la denserealite; de pouvoir enfin mesurer l'exaetitude de ce "dechiffrage." Lavolonte de conscience generale, telie celie presentee dans Dominique,celie qui se contente, en somme, de confirmer son existence par desindications sur le calendrier, ne suffit pas a la tache. La "lecon-axe"dans Degres, plusieurs fois reprise, reiteree, enrichie, tend egalement Iietre un de ces jalons dans le "verifiable": c'est le pivot autour duquels'orientent les autres evenements. Dans L'Emp/oi du Temps et dansDegres, les conditions de la verification sont si bien presentees, et sihonnetement engagent-elies la structure de ces romans, qu'elies con­duisent Ii un echec au moins partiel: le reel n'a ete capte que tres impar­faitement. "La recherche ne peut etre vraiment montree comme telie,que si elie est vaine; si elie reussit, on risque de n'y voir que la prepara­tion trompeuse, parce que simplement esthetique, d'un succes assuredes Ie debut et mis en doute seulement pour la forme."! La Modification,qui se situe chronologiquement entre ces deux ceuvres, pose la questionde fas:on differente: Ie "verifie" triomphe, et l'habitude, la maison de laplace du Pantheon, Henriette, Scabelli l'emportent sur le mythe deRome et de cecile.

Il pourra etre utile de voir comment. dans La Modification. le reelse verifie et s'erend, et comment s'en agencent les elements. Les objetsprennent une place importante. Point n'est besoin d'insister sur legrand nombre de ces en-soi dont les noms parcourent le roman, depuisla rainure de cuivre de la premiere phrase, en passant par les brossesIi dents, les rasoirs, les valises Ii telie ou telie fermeture, jusqu'auxmiettes de biscuit ecrasees par la chaussure d'un militaire ou les poi­gnets salis d'une chemise. Ces objets ne constituent pas l'essence de lascene. mais en font tout de rneme partie integrante, lis servent souventd'indices; ainsi, la valise de paille de "Madame Polliat," l'alliance audoigt des jeunes maries, Ie breviaire de l'ecclesiastique sont autantd'indications sur leurs proprietaires. lis ont aussi la valeur d' "objec­tive correlatives," selon l'expression de T. S. Eliot, traduisant lesetats d'esprit qui se refletent dans les vitres ernbuees, une "ampoulebleue insistante," la pleine lune que fait paraitre un rideau leve, ou lesombres qui s'epaississent. Mais si cette fonction signifiante semblaitencore l'essentiel dans Passage de Milan, dans La Modification elie est

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loin d'epuiser "I'etre-ls" des choses dont l'arbitraire depasse de beau­coup .le sens. Le passage suivant, pareil a bien d'auttes, montre assezavec quels scrupules l'auteur garde ses distances et fait ressortir ladensite que1que peu absurde des articles les plus utilitaires:

Pour l'instant, retirez votre manteau, pliez-le, hissez-le sur votrevalise. De la main droite, vous vous agrippez ala tringle; vous etesoblige de vous pencher sur le cote, posture d'autant plus incommodequ'il vous faut la conserver malgre les oscillations perpetuelles, pourappuyer avec votre pouce sur les boutons des deux serrures bril- ,lantes dont le pene s'ouvre brusquement, liberant le couverclede cui! qui se souleve doucement comme s'il etait mu par un faibleressort, pour glisser vos doigts au-dessous, pour tater en aveuglela pochette de nylon opaque a rayures rouges et blanches danslaquelie vous avez non pas range mais jete pele-mele ce marin, dansvotre hate et votre agacement, juste apres avoir essuye cette figureque vous veniez d'interroger dans votre propre miroir, quinze placedu Pantheon, votre blaireau encore humide, votre savon a barbedans son etui de galalithe grise, votre paquet de lames neuves, votrebrosse a dents, votre peigne,votre tube de dentifrice... (p. 23)

Ces objets sont bien U, dans toute l'opacite du nylon arayures rouges etblanches, semblant reclamer cette enumeration dont la precision con­sciencieuse fait fi du style. Aussi ne sont-ils pas resorbes par la formeau moyen d'une description qui les epuise, Si Flaubert, comme le ditsi bien Sartre, "casse les reins" aux choses, les pliant al'esthetique duroman, Butor les laisse etre ce qu'elies sont,

Sans etre necessairement comprehensibles.Ies objets sont souvent despoints de repere re1ativement surs. Pour cette raison, on aurait grandtort de voir dans l'emploi qu'en fait Butor une technique semblablea celie de Robbe-Grillet; c'est peut-etre plutot le precede inverse. Eneffet, depuis que Roland Barthes a analyse la dialectique dans l'espacechez Robbe-Grillet, il est clair que, dans les romans de ce dernier, il seproduit souvent un decalage presque insensible dans le recoupementdes objets dont la legere modification,la deuxieme fois qu'ils apparais­sent, provoque une sensation de depaysement, Ainsi, la grenouilleecrasee sur la route, dans Le V'!>'ellr, s'est transformee en crapaudet se trouve de l'autre cote de la route. Les chiffres, les mesures, lesindices forment un critere ironique qui releve l'insignifiance des gestesdes personnages. Les interminables calculs de Mathias, arithmeti­quement impeccables, ne correspondent nullement au nombre demontres qui seront reellement vendues: ce sont des fantasmes parodi­ques. Dans La Modification, au contraire, les objets peuvent servir dejalons et sont utilises comme tels. Par exemple,lorsque "vous" s'adonnea ses reveries, pretant des noms et des existences imaginaires aux

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voyageurs de son compartiment, c'est comme en un refrain monotoneque revient le "tapis de fer chauffant," terrain neutre et neuttalisantou se retrouvent les "vrais" personnages. La repetition joue ainsi unrole majeur. Le retour des memes objets est rassurant, non qu'il inten­sifie la perception, mais parce qu'il rend la realite plus certaine. C'estun peu de la meme maniere que les personnages qui reapparaissenrdans La ComMie humaine en semblent plus indubitablement "vivants"(et d'ailleurs Butor attache beaucoup d'importance a ce retour despersonnages chez Balzac).

"Pour Michel Butor [explique tres justement Jacques Howlett] lesobjets gravitent auteur de la conscience, tandis que pour Alain Robbe­Grillet c'est plutot l'inverse qui se produit."8 En effet, ce n'est pas,comme dans La jalousie, le regard qui fait partie de l'objet, mais celui­ci qui fait partie de la conscience. Les choses, dans La Modification,circonscrivent le champ psychique du personnage. La barre de cuivre,la vitte seche ou ruisselante, le tapis de fer chauffant s'integrent al'esprit tout comme la suie de Bleston "colle" au narrateur de L'Emploidu temps.

Parfois choses, mouvements, lumiere, fatigue forment un reseau siserre de situations causees et causantes que l'intelligence s'en detacheapeine.

... ce changement d'eclairage et de perspective, cette rotation desfaits et des significations, issue de votre fatigue et des circonstances,issue de cette decision que vous imaginiez vous appartenir, de votresituation dans l'espace des conduites humaines, et se ttaduisanten fatigue qui est comme son bruit et son haleternent, et vous endui­sant de cette sueur presque seche qui fait coller votte linge avottepeau, vous creusant de cette espece de vertige, de ce desarroide votre systeme digestif et respiratoire, de ce malaise, de cettefaiblesse soudaine, de cette titubation qui vous fait vous tenirau chambranle, de cet appesantissement de vos paupieres et devotre tete qui vous fait non pas vous asseoir aproprement parlermais vous effondrer avotre place sans meme avoir pris la peine d'enretirer le livre que vous y aviez laisse et que vous sortez de sous voscuisses peniblement, vous appuyant au coin, allongeant vos jambesentre celles du vieil Italien en face de VOllS, le seul qui ait peut-etreles yeux ouverts, vous ne pouvez pas le savoir derriere ses lunettesrondes qui brillent au milieu de la penombre bleue, repliant votrementon sur votre col et le caressant de votre main pour sentir toutecette barbe qui est poussee depuis ce matin... (p, 197)

A la limite (et pour quelque temps seulement) ce personnage qui"s'effondre" a sa place ressemble aux choses, comme y ressemble lajeune femme endormie "qui se penche de votte cote a tel point que

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vous vous demandez si sa t~te ne va pas toucher votre epaule, s'affaissepeu a peu, se redresse avec un soupir sans ouvrir les yeux, recommencea laisser tomber sa tete, a laisser tomber son epaule ..." (p. 209). Laressemblance n'est que momentanee, mais il y a des rapports ana­logiques soutenus entre les objets et les personnages. Aussi l'existencede ceux-ci garde-t-elle une grande part d'arbitraire: Henriette, Jacque­line, Madeleine, Henri, Thomas presentent presque la meme resistancea l'esprit que les rainures du parquet. Quant au "vous," il acquiert sa"densite d'etre" par l'accumulation de details sur son passe et son etatpresent, par des sondes de plus en plus poussees qui entrainent deplus en plus d'elernents, One fois Ie mythe de Rome annihile, Ie mouve­ment s'arrete, et le personnage central va lui aussi reprendre tout sonpoids.

Le mythe-Rome, le mythe-Cecile a esquisse une liberation et unetranscendance; l'attirance qu'il exercait semblait projeter le personnageen dehors du monde routinier de sa vie parisienne. Mais cette attirancen'a pu durer que le temps de l'exploration de la ville que cecile lui afait connaitre, L'echec du premier voyage qu'il y fit avec sa femmes'explique en partie par l'absence de "cette instruction que seule cecilea ete capable de vous apporter" (p. 123); peut-etre les choses se seraient­elles passees autrement "si seulement vous aviez alors deja connucecile, si deja elle vous avait guide dans l'exploration de cette villeet de cet aspect de vous-meme qui s'y nourrissait?" (p. 124). La villeconnue [usqu'a un certain point (grace a un effort de comprehensionqui rappelle fortement celui de capter Bleston) Ie mythe doit exploser,car il s'est incarne, Ce n'est "point la faute de cecile si la lumiereromaine qu'elle refiechit et concentre s'eteint des qu'elle se trouve aParis; c'est la faute du mythe romain Iui-meme qui, des que vous vousefforcez de l'incarner d'une fac;on decisive, si timide qu'elle demeuremalgre tout, revele ses ambigultes et vous condamne" (p, 23I). Lafaute du mythe romain, c'est d'etre soumis a la maniere d'etre deschoses et des personnes, qui ne peut plus avoir de "centre" (p, 231)­et cela veut dire aussi sans doute: qui ne peut plus receler l'unique. Dememe que le mythe, s'est maintenant incame le personnage devenu enun sens lui-meme, "Nous voyons un homme devenir autre [dit JeanPouillon] precisement parce q\}'il comprend qu'il ne peut ou ne veutpas changer."? La repetition ouvre alors sa courbe, circonserivant lechamp de ce qui nous est accessible du moins par la "verification."

La repetition se repercute a travers le roman au rythme du va-et­vient que scande le train dans les pensees et le destin du personnage.Il y en a des exemples aussi nombreux qu'evidents, Les jeunes mariesdans le compartiment semblent "vous" renvoyer l'image de vous­meme a quelques annees de distance: ce theme s'annonce des le debut.Quand la decision a deja ete prise de ne pas ceder au rnythe romain-

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ou plutot, quand le mythe s'est revele comme tel et que la decisionanterieure s'est dissoute en une "hideuse deliquescence" (p. 174),Henriette et cecile apparaissent comme equivalenres, identite alaque11emaintes allusions sont faites au cours du roman mais qui est irreductibleala fin. cecile serait une seconde Henriette, qui peut devenir une secon­de cecile aqui "vous dites: je te Ie promets, Henriette, des que nous lepourrons, nous reviendrons ensemble a Rome, des que les ondes decette perturbation se seront calmees" (p. 236). Et l'action entiere, ilfaudra "tenter de la faire revivre sur le mode de la lecture" au moyend'un livre "dont vous tenez la forme dans votre main" (p. 236). II estaremarquer que meme cette repetition-Is se presente sous une formematerielle, celie du livre que le voyageur tenait ala main. Sur le plansymbolique, le "retour" trouvera son expression la plus forte dansl'ultimement verifiable, ce qu'on appelie la vie. "J'appelie 'symbolisme'd'un roman l'ensemble des relations de ce qu'il nous decrit avec larealite ou nous vivons" ("Le Roman comme Recherche," p. 10). Aurealisme des personnages, des lieux, des situations, des objets, desnoms, des pensees et des formes-s-et des rapports entre tous ces ele­ments-dans Ie roman se joignent leurs correspondances a la realite"externe," dont la plus directe est sans doute celie qu'etablit le "vous"designant le personnage central. Appeles, interpelles, engages des lapremiere ligne, nous voyons se derouler ce que nous savons etre notredestin.

Le "vous" d'appel qui amorce Ia repetition mythologique s'estdouble d'un "il" dont Ie passe, I'occupation, l'age, la femme, l'adresseont leur realite propre," Mais le vous mis en cause presente ason toursa densite vivante et son histoire. Ce representant du reel en a toute lachangeante mobilize. Si Stendhal et Flaubert pouvaient partir d'un faitconsidere comme acquis, Ie romancier contemporain n'a plus cetteressource; il n'y a plus de faits etablis ni surtout de personnes "etablies.""Nos romanciers...ecrivent tous quand une connaissance veritabledes hommes et du monde n'est plus possible, quand l'adequation aune realite totale n'est plus possible.?" A l'ere du soup~on, dont par­ticipe bien I'eeuvre de Butor, le processus suivant doit etre soumis abien des examens. Expliquant la "constitution" des personnages deBalzac, Butor montre comment un personnage de poete

se modele d'abord sur une originalite existante: Canalis-Lamartine,mais bientot l'originalite du personnage aclef se detachant de l'ori­ginalite reelle, Canalis se detachant de Lamartine au point qu'ilpeut apparaitre a cote de lui dans une enumeration, il se met a re­presenter non plus tel ou tel poete existant, mais justement une possi­bilite de poete qui n'existe pas dans la realite et qui devrait y exister.(Repertoire, p. 86)

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Le personnage fictif subit ici un developpement modificateur qui Iedetache de plus en plus de l'original: mais celui-ci constitue un pointde repere fixe, dans le cadre balzacien. Mais Butor lui-meme tientcompte de la facon la plus rigoureuse possible de la realite ou, commele dit Claude Simon (Interview dans L'Express, 10 novembre 1960)"tout bouge": non seulement il reproduit une constante remise enquestion dans Ie roman dont "l'ossature [evolue] en meme temps quel'organisme entier, que tous ces evenements qui font les celluleset le corps du roman" (Rip,rtoir" p. 273), mais illaisse la Realite intacteet comme suspendue. En ce sens on a trop facilement compare Butorau Joyce de U!yjSl.f ou pourtant le mythe, mythe pense et imagine,se superpose a la realite et y imprime son dessin, La vision de La Pest«semble bien plus proche: un ordre de realite autonome en representeun autre egalement autonome, et c'est sur les relations entre ces deuxordres que repose le symbolisme proprement dit de ce genre d'ceuvres,

Cette relation du roman "avec la realite ou nous vivons" exprimeencore la meme realite et se soumet aux memes lois: c'est la une dimen­sion nouvelle. Le "vous" de La Modifi&ation et Ie "il" qu'il impliquese ressemblent, se definissent, s'equivalent, se symbolisent. Le person­nage est "verifiable" en ce qu'il "vous" represente, et l'existence duleeteur interpelle reflue vers sa representation dans le roman. MichelLeiris a defini avec une merveilleuse justesse le "realisme mytholo­gique" de ce roman OU

la chose se passe-de l'eerivain a vous leeteur---comme si l'emploicomminatoire du tJous y etait une effective incitation a prendreconscience vous aussi et a entrer en action de maniere que l'histoirede ce bourgeois parisien... devienne... un equivalent de votre proprehistoire, et, dans sa rnodemite strietement photographique, lemythe par l'entreprise duquella mediocrite de votre existence revetla haute apparence d'un destin. (Critiqlll, fevrier 1 9~ 8)

Une "incitation a prendre conscience": c'est par l'action reciproque quele systeme peut fonctionner et-se verifier. C'est un systeme qui faitjouer un certain nombre de possibilites, mais un certain nombre seule­ment, limite de part et d'autte par les premisses. " 'Vous avez mis lepied gauche sur la rainure de cuivre...' cela veut dire: 'Imaginez quevous mettiez le pied gauche... Placez-vous un instant dans la situationde celui qui ...' " dit Bernard Pingaud ("Je, vous, il"). Cela veut direaussi, par exemple, Vous avez ete, ou: Vous etes, ou: Vous serez dansquinze ans, ou: Vous pourriez etre pareil a celui qui... Et aussi: Celuiqui a mis le pied gauche... vous ressemblera dans quinze ans, ou: vousressemblait il y a dix ans... Mais Ia ressemblance est l'enjeu qui lieles deux partenaires. Vous n'etes pas un Everyman ouvert Ii des ver-

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sions presque illimitees, et le personnage qui vous reflete n'a pas l'am­pleur d'Ulysse.

Qui demeure quinze, place du Pantheon?-Vous, certes, qui demeu­rez aussi dans la maison qui est en face et dans celle qui est a cote, maisqui n'habitez qu'une de ces maisons, qu'un de ces etages, qu'un de cesappartements a la fois et non pas une maison fantome dont l'imagecomposite flotte dans une rue de Paris, se superposant aux maisons quiy sont deja. La realite ne se cree pas, elle est creee, dans son arbitraireopacite et dans sa rare transparence. Dans ce contexte, la notion du"verifiable" prend plus exaetement son sens. Vous pouvez verifiercertaines realites de Paris ou de Rome dans La Modifkation, et 1a maisonde 1a place du Pantheon rappelle et confirme votre destin; mais ce"verifiable" trace en meme temps les limites de votre puissance. Veri­fier, ce n'est qu'en partie, et parfois en tres petite partie, expliquer,signifier. Le sens pivote sur son axe par un mouvement fait de repeti­tions et de retours. "A travers ce vieux reve du retour s'exprlme Iedur besoin de durer, d'echapper a la fatale erosion du temps. Il peutetre considere comme une mauvaise interpretation de cette soif destructures fondamentales organisant les ages et leurs detours"(Repertoire, p. 206). Ce commentaire sur Ie theme de la metempsycosedans UlYsses marque assez l'insuffisance du moyen; la "soif" est loind'etre etanchee, Mais, dans le jeu de renvois entre le roman et la vie,le roman reste l'instrument de l'exploration. "Ce prodigieux moyen dese tenir debout,"lO la "recherche," n'est heureusement pas terminee,

Hunter College

I. "Le Roman comme Recherche," R'pertoir, (Paris, Editions de Minuit, 1960),p.8.

2.. Ibid., pp. 9-II.3. NRF (juillet I9S6).4. Olivier de Magny, "Le Nouveau Roman," Esprit (juiller-aout I9S8).5. Jean Pouillon, "Les Regles du 'je'," TM (avril I9H).6. "Notes sur l'objet dans le roman," Esprit (juillet-aout I9S8).7. "A propos de La Modifi~ation," TM (decembre I9H).8. Bernard Pingaud a analyse certaines implications du pronom de la deuxieme

personne, dans lequel il voit un "je" et un "requisitoire sans appel" etabli parl'emploi du "vous" ("Je, vous, il,' Esprit [juillet-aout I9S8]).

9. Olivier de Magny, "Le Nouveau Roman."10. Michel Butor, "Intervention a Royaumont," R'pertoir" p. 2.72..