26
Extrait de la publication

Récit d'une émigration...c’est-à-dire tout à la fois rupture et solidarité, exil et mémoire. ... épuiser. Plutôt que des problèmes à résoudre, ce sont des interroga -

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • Fern

    and

    Du

    mo

    nt

    boréal

    réc

    it d

    ’un

    e ém

    igra

    tio

    n

    Peu avant sa mort, le 1er mai 1997, Fernand Dumont a eu le temps de terminer ce dernier livre, qui possède la double qualité de tous les grands livres de mémoires, celle de raconter tout à la fois une histoire individuelle — le destin d’un homme exceptionnel ˗— et une histoire collective — notre destin à tous.

    L’enfance dans la petite ville ouvrière de Montmorency, les études au parcours sinueux, le mariage, l’année en France au lendemain de la guerre, le retour au pays, la carrière de profes-seur à l’Université Laval : telles sont les principales étapes de son existence qu’évoque ici Fernand Dumont. Mais le véritable sujet du livre, c’est peut-être surtout la formation et l’évolution d’un esprit, l’un des plus grands et des plus lucides de notre temps. Sociologue, philosophe, historien, croyant, citoyen, écrivain, Fer-nand Dumont a été tout cela, et l’on voit dans le récit qu’il fait de son aventure intellectuelle combien ces rôles s’harmonisent et se répondent.

    Si exaltante qu’elle soit, cette aventure, cependant, oblige l’être à quitter son milieu natal et la culture qui l’a façonné. Elle l’oblige à laisser là les siens et à devenir une sorte d’« émigré ». Émigration, c’est-à-dire tout à la fois rupture et solidarité, exil et mémoire. Cette relation paradoxale et passionnée avec le monde ancien et la culture première est l’un des thèmes essentiels de ce récit.

    C’est également l’un des thèmes, voire l’un des drames fondamen-taux, de toute notre existence et de notre conscience de modernes, divisés que nous sommes entre la fidélité et la nouveauté, « émigrés » nous aussi et contraints de nous refaire sans cesse une patrie.

    ISBN 978-2-89052-871-0 impr

    imé

    au c

    an

    ad

    a

    © R

    onal

    d M

    aiso

    nneu

    ve

    Récitd’une émigRation

    Sociologue de réputation internationale, philosophe, poète et homme de foi, Fernand Dumont (1927-1997) laisse une œuvre considérable, qu’ont couronnée plusieurs doctorats honorifiques et de nombreux prix.

    Extrait de la publication

  • RÉCIT D’UNE ÉMIGRATION

    Extrait de la publication

  • DU MÊME AUTEUR

    PHILOSOPHIE ET SCIENCE DE LA CULTURE

    Le Lieu de l’homme,Montréal, Éditions HMH, .

    La Dialectique de l’objet économique, Paris, Éditions Anthropos, .(Traduction espagnole.)

    Chantiers. Essais sur la pratique des sciences de l’homme, Montréal, ÉditionsHMH, .

    Les Idéologies, Paris, Presses universitaires de France, . (Traductionespagnole.)

    L’Anthropologie en l’absence de l’homme, Paris, Presses universitaires deFrance, .

    Le Sort de la culture,Montréal, Éditions de l’Hexagone, .

    L’Avenir de la mémoire, Québec, Nuit blanche éditeur, .

    ÉTUDES QUÉBÉCOISES

    L’Analyse des structures sociales régionales (avec Yves Martin), Québec,Presses de l’Université Laval, .

    La Vigile du Québec, Montréal, Éditions HMH, . (Traductionanglaise.)

    Genèse de la société québécoise, Montréal, Éditions du Boréal, ; coll.« Boréal compact », .

    Raisons communes, Montréal, Éditions du Boréal, ; coll. « Boréalcompact », .

    ÉTUDES RELIGIEUSES

    Pour la conversion de la pensée chrétienne, Montréal, Éditions HMH, ; Paris, Éditions Mame, .

    L’Institution de la théologie,Montréal, Éditions Fides, .

    Une foi partagée,Montréal, Éditions Bellarmin, .

    POÈMES

    L’Ange du matin,Montréal, Éditions de Malte, .

    Parler de septembre,Montréal, Éditions de l’Hexagone, .

    L’Arrière-saison,Montréal, Éditions de l’Hexagone, .

    La Part de l’ombre. Poèmes -,Montréal, Éditions de l’Hexagone,.

  • Fernand Dumont

    RÉCIT D’UNE ÉMIGRATION

    Mémoires

    Boréal

  • Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des Arts du Canada et la SODEC pour leur soutien financier.

    Conception graphique : Véronique DumontPhoto de la couverture : Louis Charbonneau (La photo représente la bibliothèque person-nelle de Fernand Dumont qu’orne un portrait de son père, Philippe Dumont.)

    © Les Éditions du BoréalDépôt légal : e trimestre Bibliothèque nationale du Québec

    Diffusion au Canada : DimediaDiffusion et distribution en Europe : Les Éditions du Seuil

    Données de catalogage avant publication (Canada)

    Dumont, Fernand, -

    Récit d’une émigration

    Autobiographie.

    ---

    . Dumont, Fernand, -. . Québec (Province) – Vie intellectuelle – e siècle.. Intellectuels – Québec (Province) – Biographies. . Professeurs (Enseignement supé-rieur) – Québec (Province) – Biographies. . Sociologues – Québec (Province) – Biogra-phies. I. Titre.

    . ’. --

    Extrait de la publication

  • AVERTISSEMENT

    Mon père n’a pas eu le temps d’achever tout à fait ce livre, qu’ildésirait cependant faire paraître. Il en parlait comme d’une « pre mièreversion » qu’il aurait aimé « peaufiner », même s’il l’avait déjà un peuremaniée à partir des remarques de son ami Yves Martin. Quelquesjours avant sa mort, il m’a demandé d’apporter les corrections quis’imposaient, ce que j’ai fait avec ma mère, Cécile Lafontaine, puisavec François Ricard, en veillant à intervenir le moins possible.

    S’il avait eu le choix, ce n’est pas de sa vie qu’il aurait parlé : onverra qu’il songeait à plusieurs livres, dont une suite de L’Anthropolo-gie en l’absence de l’homme et un prolongement de Genèse de la sociétéquébécoise. Mais les traitements de chimiothérapie qu’il devait subirl’ont forcé à renoncer à ces travaux trop exigeants. Malgré tout, cedernier livre appartient pleinement à l’œuvre : il la clôt, mais il y in -tro duit aussi. Il éclaire en même temps un milieu et une époqueenvers lesquels mon père s’est toujours beaucoup engagé.

    François Dumont

    Extrait de la publication

  • Extrait de la publication

  • Il n’y a que des histoires ; les théories sont des his-toires endimanchées.

    MAURICE BELLET, Les Allées du Luxembourg.

  • POURQUOI SE SOUVENIR ?

    Les hommes politiques ou les hommes de guerre écrivent desmémoires pour commenter des événements qui ont concerné beau-coup de monde. Même leur vie privée a eu quelque rapport avecleurs activités publiques. À l’encontre, l’histoire d’un travailleur de lapensée se confond pour l’essentiel avec celle d’une solitude dont seslivres sont les seuls témoins importants. J’étais donc occupé à l’un deces ouvrages où on dissimule sa présence quand une terrible maladies’est abattue de nouveau sur moi. Le courage de l’objectivité m’a faitsubitement défaut. Je ne pouvais m’abandonner sans défense à la dé -réliction ; je me raccrochai au seul moyen de diversion que je connais-sais, l’écriture. Mais sur quoi écrire quand se dérobe cet appé tit dumonde qui est aussi oubli de soi-même ? Je me tournai vers le passé.

    Dans les engagements qui occupent notre vie adulte, demeurequelque ancienne et lancinante préoccupation qui les inspire sans s’yépuiser. Plutôt que des problèmes à résoudre, ce sont des interroga-tions qui se tiennent auprès de son existence, où le sentiment s’em-mêle à la raison. Elles subsistent jusqu’à la fin, quels que soient lesfragments que l’on essaie d’en détacher pour en faire objets de l’ana-lyse ou prétextes du poème. Est-il possible de rejoindre cet élan quiva du souvenir, que l’on se garderait de profaner, au projet, que l’onévoquerait comme l’horizon perpétuellement déplacé ?

    Ceux qui ont abandonné leur pays pour s’intégrer dans uneautre contrée n’oublient jamais le déchirement de l’identité qui s’ensuivit ; quitter la culture du peuple pour une autre entraîne une

    Extrait de la publication

  • tragédie analogue. Elle brouille les conventions les plus répanduesquant aux productions de l’esprit. Dans mon enfance et mon adoles-cence, j’ai connu ce que l’on dénomme la culture populaire. Le pas-sage à l’école, à la science, m’aura laissé une persistante inquiétudedont j’ai fait problème d’école et de science. J’ai eu beau m’enfoncerplus avant dans les sentiers de l’abstraction, toujours il m’a sembléque j’abandonnais en route quelque question essentielle, que mondevoir était de ne pas laisser oublier ce que le savoir veut laisser àl’ombre sous prétexte d’éclairer le monde.

    Je raconterai donc ici quelques épisodes de mon itinéraire, pourentrevoir le sens des recherches auxquelles j’ai été conduit sans par-venir à m’en saisir tout à fait. J’accorderai plus d’attention aux idéesqu’aux émotions du moi. Encore que celui-ci ne soit pas aussi mépri-sable que le prétendait Pascal. N’a-t-il pas heureusement enfreint lui-même l’interdit qu’il prononçait ? À force de précautions et deréticences, on arrive sans doute à se garder du narcissisme. Guette undanger plus insidieux et plus grave : celui de dilapider son passé en lelivrant à l’écriture. L’enfance est un précieux secret, le trésor protégéqui aide à vivre. Surtout à mourir, disait Bernanos.

    À moins que le souvenir, au lieu d’être un repli, ne soit uneinvite. Je ne m’abuse pas sur les sélections auxquelles donne lieu latentative pour donner forme à son passé. On a beaucoup insisté surce point, sans assez remarquer qu’il y a là plus qu’un artifice rassu-rant. Tenter de retrouver non pas la fatalité ou la justification d’undestin mais son intention plus ou moins flottante, c’est mesurer soninachèvement. C’est porter plus avant cette intention, vers unereprise dont on ne serait pas le seul responsable. Car il importe d’of-frir beaucoup plus que des réponses : des soucis dont le fardeau,comme celui de la vie, exige la lucidité. Et la ferveur, un reste dutemps perdu.

    RÉCIT D’UNE ÉMIGRATION

  • CHAPITRE PREMIER

    LE PAYS NATAL

    Au moment de renouer quelques fils de ma destinée, un jour demon enfance émerge de mes souvenirs. Un jour parmi tant d’autres,puisque l’enfance est une histoire sans continuité, un paysage plutôtqu’un enchaînement d’événements. Les épisodes que la mémoire enressuscite sont piqués ici et là pour nous rappeler seulement l’odeurdu passé.

    C’était en octobre. J’avais cinq ans. Je venais de traverser delongs jours de maladie. Une pleurésie, disait le docteur. On appritplus tard qu’il s’agissait de la tuberculose. Grelottant de fièvre, dédai-gnant la nourriture qui me dégoûtait, j’avais subi périodiquementl’administration d’une médication cruelle accueillie avec de grandscris de supplication inutile. Voilà que la fièvre était tombée. Onm’avait enveloppé de couvertures, dans la grande chaise d’osier prèsde la fenêtre de la chambre de mes parents. Papa était retourné àl’usine ; maman s’affairait dans la cuisine, ma petite sœur à ses côtés.Seul dans le bienheureux silence, je sentais la vie revenir à moi pen-dant que je regardais les nuages paresseusement immobiles dans leciel d’automne.

    À cet instant où j’écris, je redeviens sans effort cet enfant d’au-trefois. On dit que le passé suscite la nostalgie. C’est vrai de beau-coup de souvenirs. Celui-là ne s’accompagne d’aucun regret. Il neme déporte pas en arrière. Il a été laissé là par le temps écoulé,comme un débris que la marée a oublié de ramener avec elle. Unmor ceau d’éternité. Un témoin vivant de la patrie perdue.

  • * * *

    À partir de ces heures miraculeusement intemporelles, j’essaiede me représenter un plus vaste champ de ma conscience enfantine.Me revient le climat d’affection qui était alors celui de mon procheentourage. Une affection qui mobilisait mes parents dans une activitéincessante. Maman maintenait la maison dans un état de propretéminutieuse. Elle aidait sa mère, souvent malade ; elle secourait lesaccouchées des alentours ; elle gardait à dîner un vieux mendiant quipassait tous les lundis. Aussitôt le repas du soir terminé, papa s’ins-tallait avec ses outils sur la table de la cuisine pour fabriquer desmeubles ou des jouets. Je possédais moi-même ma panoplie d’outils.Les chaises de la cuisine ont longtemps gardé le souvenir de traits descie égarés. Cette activité joyeuse, je crois en saisir l’explication dansles origines de mes parents.

    Ma mère est née à la campagne, dans Charlevoix. Son père cul-tivait la terre ; chaque automne, il partait pour Boston où il était gar-dien de nuit pendant l’hiver. Il réapparaissait au printemps avec unecertaine somme, rapportant aussi une malle de vêtements qu’on luiavait donnés et dont maman, des années après, parlait encore avecémerveillement. Grand-mère finit par se lasser de ces absences pro-longées. Toute la famille émigra aux États-Unis. Ma mère y fréquental’école ; trois oncles sont nés là-bas. Grand-mère ne put s’adapter à cemilieu étranger. On revint au Québec, cette fois à Montmorency oùgrand-père trouva rapidement un emploi à la Dominion Textile. Il neconnaissait rien du travail dans une filature, mais puisqu’il savait l’an-glais, on le promut rapidement contremaître au département de lateinturerie. Il mourut peu après, laissant des enfants en bas âge et safemme enceinte. Maman était l’aînée ; elle entra à l’usine. Elle devaity rester dix ans. Dix heures par jour, six jours par semaine. Pas devacances ; seulement un congé à Noël et au premier de l’An. L’été, enfin d’après-midi, on prévenait souvent les jeunes filles que le travail sepoursuivrait jusqu’à neuf heures, sans qu’elles aient le loisir de s’arrê-ter pour le repas du soir. Pas de protection syndicale. Le contremaîtrepouvait congédier sans autre recours. Manquait-il quelques dollarsdans la paie de la quinzaine et osait-on en faire la remarque ? « Tu nesais pas compter », rétorquait le garde-chiourme. Grand-mère étantasthmatique, maman devait souvent, de retour à la maison, mettre del’ordre, faire le lavage, semoncer les garçons. Ceux-ci prirent vite, àleur tour, le chemin de l’usine. Un de mes oncles a commencé àdouze ans un apprentissage accompagné de force taloches.

    RÉCIT D’UNE ÉMIGRATION

  • Papa est né aussi à la campagne, du côté de Lévis. Grand-pèreest devenu très tôt infirme, blessé par un cheval affolé. Un temps,grand-mère essaya de faire marcher la ferme ; les enfants s’embau-chèrent chez les cultivateurs des environs. La terre hypothéquée, ilfallut abandonner, se diriger vers la ville de Québec. Là, on descendittous les degrés de la misère, jusqu’à la mendicité. Papa se souvenaitde l’accueil réservé au petit garçon dans certaines maisons ; un jour,on lui remit un reste de ragoût enveloppé dans du papier journal.Avec ses frères, il ramassait le charbon tombé entre les rails près de lagare du Palais. Livreur pour un magasin, il fit ensuite trente-sixmétiers avant d’aboutir, avec sa famille, à Montmorency.

    C’est là qu’il connut ma mère. Ils se fréquentèrent pendantquatre ans avant de se marier, chacun devant contribuer au revenu desa famille. La semaine précédant la cérémonie, papa perdit son em -ploi. Il n’en souffla mot à personne, pas même à sa future épouse. Auretour d’un bref voyage de noces aux Éboulements chez des parentsde ma mère, il inventa un prétexte quelconque pour chercher du tra-vail à l’usine où on construisait une aile nouvelle. On l’embauchacomme aide-briqueteur. De retour à la maison, il put avouer sonsecret. Maman décida sur-le-champ que, chaque année, à cette date,on ferait dire une messe en l’honneur de saint Joseph, patron desouvriers et agent de placement. Peu après, papa décrocha un emploià l’usine même où il devait passer le reste de sa vie active.

    * * *

    Ayant connu tous deux la misère, mes parents ne la méprisaientpas. Ils s’en souvenaient comme un vainqueur ne craint pas d’avouerses cicatrices. Je leur ai toujours connu un air de fierté qui tranchaitun peu sur l’allure des gens d’alentour.

    J’ai devant moi, au mur de ma bibliothèque, une photographiequi date d’avant leur mariage. Ils sont dans un champ non loin del’église. Maman, très jolie dans sa robe élégante, ne ressemble en rienà l’ouvrière d’usine qu’elle était ; papa, qui la tient par la taille, arevêtu un habit de bonne coupe et mis un faux col compliqué. Cettedame et ce monsieur auraient pu poser dans un décor bourgeois. Jeme souviens que, quand j’étais enfant, maman était toujours habilléeavec une certaine recherche. Grâce à ses talents de couturière, il enétait de même pour ma sœur et moi. Papa laissait ses salopettes à

    LE PAYS NATAL

    Extrait de la publication

  • l’usine. Le dimanche où il était responsable de la chaufferie, à sonretour chez nous sa figure était couverte de parcelles de charbon quemaman détachait par d’énergiques frictions. Le dimanche où il netravaillait pas, la chemise blanche avec boutons de manchettes et lacravate étaient de rigueur toute la journée.

    Maman avait introduit dans les façons de se conduire à table etailleurs des règles plutôt strictes. Un peu plus instruite que mon père,qui lisait avec peine, c’est elle qui tenait l’administration du ménage.Papa apportait sa paie tous les quinze jours, dans une enveloppe ca -chetée qu’il déposait sur la table de la cuisine. Il ne l’a jamais ouvertelui-même. Pas plus que, de sa vie, il n’a vu une facture. Il savait bri-coler de tout : fabriquer un meuble, refaire le filage dans une pièce,réparer le moteur d’une machine à laver, ressemeler les chaussuresavec des bouts de courroies de cuir ramenés clandestinement del’usine. Aidé de mes oncles, il refaisait fréquemment les peintures ; lesodeurs de la maison parvenaient à refouler celles des corridors han-tés par les relents les plus divers.

    Mes parents avaient décidé qu’ils posséderaient un jour leurmaison et ils économisaient en conséquence, sans qu’il y parût dansla qualité des choses ou l’aisance du comportement. Ont-ils rêvé, dèsmes jeunes années, que je recevrais une instruction dont ils n’avaientpas eux-mêmes bénéficié ? Je ne sais pas. Mais j’ai pensé obscuré-ment dans ma tête d’enfant qu’ils attendaient beaucoup de moi. J’aicru qu’il me faudrait aller jusqu’à prendre une autre route que la leurpour répondre à des espoirs qu’ils ne pouvaient nommer. Il m’arrived’évoquer la figure de mon père jeune. Sous l’épaisse chevelure noireet le large front, les yeux bleus sont tantôt naïfs, tantôt rêveurs. Detemps en temps, ils pâlissent, virent à une fureur secrète. Mépris des entraves et fièvre de la liberté ? La « marque Dumont », disaientles frères de ma mère. Elle remonte parfois du fond de moi, commela loi du sang qui ne s’efface jamais tout à fait.

    * * *

    Mes parents gardaient quelques traits de leur origine rurale.Mais ils avaient acquis d’autres attitudes, intégrées aux influencesreçues sans apparentes contradictions. Ils s’étaient épousés à vingt-quatre ans ; alors que ma grand-mère maternelle était déjà mariée àquinze ans. De longues fréquentations ont favorisé, j’imagine, une

    RÉCIT D’UNE ÉMIGRATION

  • conception de l’amour qui donnait à leur existence commune unetonalité bien différente de celle de leurs parents. Le soin particulierapporté à l’arrangement de la maison, à la mise et à l’éducation desenfants était aussi le signe d’un resserrement du couple et de la vieconjugale. Tout jeune, je n’avais qu’à observer le souci que mamanmettait à sa toilette comparée à la tenue sévère de mes grands-mèrespour me douter de cette différence. Quand ils s’aventureront davan-tage sur le terrain de l’histoire des mœurs, les historiens auront àreconstituer avec minutie cette césure qui laissait présager, à la géné-ration suivante, une rupture beaucoup plus nette.

    Pour l’heure, cette évolution vers une relative autonomie de lafamille nucléaire coexistait, dans l’harmonie, avec l’attachement à la famille étendue. Encore que, dans le cas qui me concerne, des dif-férences aient été très sensibles. Les parentés présentaient des figuresdissemblables.

    Ma grand-mère paternelle incarnait la dignité farouche. Sansdoute marquée irrémédiablement par la mémoire de la misère d’au-trefois, elle laissait deviner, même à des yeux d’enfants, une amer-tume qui me tenait un peu à distance. Vêtue de noir, d’une hauteurqui ne se relâchait jamais, je ne me rappelle pas qu’elle m’ait témoi-gné de grands signes d’affection. Veuve depuis longtemps, elle passaitde longs séjours chez nous chaque année. Je crois que, malgré saréserve extrême, elle estimait beaucoup ma mère ; je doute qu’elle soitallée jusqu’à le lui dire avec abandon. Mes oncles, ses fils, lui ressem-blaient. On les voyait rarement sourire ; le souvenir du passé s’étaittourné en un ressentiment qui, orienté autrement, aurait pu en fairede bons leaders populaires. Sans que se manifestent des dissensions,ils n’eurent jamais avec nous que des relations intermittentes. Lesdeux sœurs de mon père faisaient contraste. L’une, infirme, étaitpourtant d’humeur joviale. L’autre, devenue veuve très jeune, a élevéavec un courage inlassable sa nombreuse famille. Même si elles nedemeuraient pas à Montmorency, elles ont toujours maintenu avecma mère des relations amicales.

    Ma grand-mère maternelle était tout affection et tout effusion.Sortie de la misère sans avoir accédé à l’aisance, elle en témoignaitune joie tranquille. Aîné de tous ses petits-enfants, longtemps le seulgarçon de sa descendance, j’ai été l’objet de sa part d’une tendressequi me ravit encore. Les frères et la sœur de ma mère partageaient lemême plaisir de vivre après les années difficiles. Tous formaient unevéritable tribu. Un peu plus âgé que mes oncles, plus ingénieux et

    LE PAYS NATAL

    Extrait de la publication

  • plus audacieux aussi, mon père était le chef incontesté de cette tribu.Il n’avait pas perdu tous les traits de sa propre famille, mais l’amourde ma mère et la chaleur de la parenté maternelle l’avaient trans-formé. Quant à maman, sa qualité d’aînée et sa maturité précoce lafaisaient la conseillère écoutée de mes oncles ; j’ai eu souvent l’occa-sion, sans en avoir l’air, de surprendre des confidences ou des remon-trances.

    La solidarité de la tribu entraînait des visites fréquentes. Pas unesoirée sans que l’un ou l’autre des oncles vienne causer. J’entendaisbruire autour de moi les propos familiers qui me réconfortaientquant à l’ordonnance des personnes et des choses. Le dimanchemidi, après la messe, maman recevait souvent tout le monde à dîner ;le soir, on se déplaçait chez grand-mère pour le souper. Il y avait tou-jours quelque réparation à effectuer qui réclamait une corvée où monpère manifestait son rôle de maître d’œuvre. L’usine mobilisant leshommes dix heures par jour, sauf les dimanches et quelques fêtes, cequ’on appellerait aujourd’hui les loisirs dépassait rarement les fron-tières de la tribu.

    Noël et le premier de l’An portaient au sommet les rituels de laparenté. On ne distribuait plus les cadeaux le 1er janvier mais le24 décembre. On décorait un arbre de Noël, ce qui aurait été inima-ginable pour la génération précédente. L’entrée du sapin dans la mai-son constituait, à elle seule, une fête mémorable. Tous les onclesétaient présents ce soir-là. On transformait la chambre qu’occupaitma grand-mère paternelle à une autre période de l’année ; on étalaitdes pièces de coton teintes en vert par ma mère ; on suspendait desguirlandes. Surtout, au lieu de monter le sapin par les escaliers, onl’attachait à une corde et on le hissait de l’extérieur, jusqu’à la fenêtrede la chambre des enfants. L’animation qui régnait autour de cetarbre était aussi bruyante que celle de Noël. Le 24 décembre, la plu-part se rendaient à la messe de minuit pendant que ma mère gardaitles enfants censés dormir à poings fermés en attendant qu’on vienneles quérir pour participer à la fête eux aussi. D’ordinaire, restait avecelle l’oncle Amédée, le plus âgé des oncles, perclus de rhumatisme. Jeme souviens qu’un soir du 24 décembre, l’oncle pénétrait de tempsen temps dans notre chambre, jetait un coup d’œil par la fenêtre ducôté de l’église et répétait chaque fois avec des variantes : « Je croisque la messe va bientôt finir. » Me croyant endormi comme ma sœur,il en profitait pour tirer furtivement un flacon de sa poche, avaler unegorgée d’un liquide que je soupçonnais n’être pas de l’eau claire.

    RÉCIT D’UNE ÉMIGRATION

    Extrait de la publication

  • De retour de la messe avec leurs petites amies, mes autresoncles envahissaient la maison avec ma grand-mère et ma tante. Onvenait nous chercher. Jusqu’au matin, notre logement encombréretentissait des éclats joyeux de la fête. Une nuit comme celle-là, assissur les genoux de papa, beaucoup moins bruyant que les autres, jecontemplais avec ravissement le bel autobus vert qu’on m’avaitdonné et le garage que papa avait fabriqué pour le ranger. Où estdonc passé ce garage ? Au moins je possède toujours l’autobus,intact. Un météorite dérisoire venu d’autrefois.

    Le premier de l’An était plus solennel. Papa nous donnait sabénédiction. Les femmes pleuraient au moment de l’échange dessouhaits. Les visites occupaient le plus clair de la journée, et selon undéroulement rigoureusement fixé par la tradition. Après un arrêtchez grand-mère, on se rendait chez le frère aîné de mon père pourl’unique rencontre annuelle ; ensuite, mes oncles nous visitaient tourà tour, par ordre d’ancienneté. Le soir, tout le monde se réunissaitpour le souper et la veillée. Ces allers et retours s’accompagnaient delibations, par égard pour la tradition.

    * * *

    Il ne suffit pas d’avoir peu vécu pour être un enfant ; il faut uneffort pour se tenir dans cette condition, une volonté de croire à un monde rassurant par sa cohésion et dont le sens ne sauraitdéfaillir. La solidarité des adultes entre eux, la joie des fêtes, l’affec-tion des proches, tout ce contexte où je vivais était effectivementfermé sur lui-même, mais c’est aussi moi qui lui conférais son évi-dence rassurante.

    Un grave événement devait y introduire une fissure par oùcommença à se défaire ce bel arrangement de l’enfance.

    Le frère aîné de ma mère, l’oncle Amédée, jouissait d’une atten-tion particulière. Encore dans la jeune trentaine, un rhumatismechronique l’éloignait périodiquement de l’usine. Pendant ces crises, ildevait s’aliter et, lorsqu’il se hasardait à marcher, on le voyait tâton-ner péniblement dans la cuisine de grand-mère, les traits émaciés, ledos voûté par la douleur. Lors des corvées auxquelles s’adonnait latribu, il ne pouvait que rarement participer ; on le taquinait à proposd’une inaction qui suscitait chez lui une tristesse résignée. Les crisespassées, il reprenait son travail à l’usine et ses visites fréquentes à

    LE PAYS NATAL

  • notre foyer. Sa maladie, son existence recluse lui interdisaient le plussouvent les sorties des autres ; il était le seul à ne pas fréquenter lesfilles. Il savait sans doute qu’il n’aurait jamais d’enfant ; il reportaitquelque instinct paternel sur ma sœur et moi, nous apportait demenus cadeaux. Ma mère l’entourait de soins, surtout quand ilrecourait aux consolations de l’alcool.

    J’allais avoir six ans. Un matin d’été, je jouais au-dehors nonloin de chez grand-mère quand celle-ci vint s’enquérir si j’avais vuchez moi l’oncle Amédée. Je dus répondre négativement avant qu’ellene rejoigne ma mère. Au cours de la journée, il fallut se rendre à l’évi-dence : parti la veille à Québec prétendument pour voir un film,l’oncle Amédée avait disparu.

    Revenus de l’usine, papa et mes autres oncles se concertèrentsur la conduite à tenir. Ils établirent un plan de recherche. Chaquesoir, de retour de l’usine, les hommes partaient en chasse à Mont-morency d’abord, puis à Québec, jusqu’au camp de travail établi àValcartier pendant la crise. La recherche dura plusieurs jours, sansqu’on retrouvât les traces de l’oncle. Tard le soir, de la chambre où jefaisais semblant de dormir, j’écoutais le bilan désespéré que leshommes dressaient de leurs vaines investigations.

    Un lundi, pendant que maman aidait grand-mère à la lessivehebdomadaire et que je dessinais tout près, la radio annonça qu’onavait repêché un corps dans le port de Québec. On pensa aussitôtqu’il s’agissait de l’oncle Amédée. Les hommes furent prévenus ;papa offrit de se rendre à la morgue. C’était bien mon oncle. Le cer-cueil fut exposé chez grand-mère dans une pièce tendue de noir. Onnous invita, ma sœur et moi, à choisir un souvenir parmi les modestesobjets que laissait le défunt. Et on emporta au cimetière le premiermort de la tribu.

    Si l’oncle Amédée était décédé dans son lit, au cours de l’une deces crises que je connaissais, je l’aurais certes regretté ; mais, dans macroyance enfantine, je l’aurais cru parti, enfin délivré, vers le paradisoù on ne souffre plus et où on continue de veiller sur les petitsenfants. Mais il s’était perdu quelque part, loin de Montmorency. Il yavait donc, hors du cercle de famille où tout semblait ordonné selondes gestes et des paroles sans surprises, un autre monde inconnu demoi ? Et, de notre univers à cet autre, s’ouvraient de mystérieux che-mins où s’engageaient de temps en temps des personnes dont jecroyais tout connaître. N’y tenaient-ils pas un autre langage et n’yavaient-ils pas d’autres comportements ? Que cherchaient-ils dans

    RÉCIT D’UNE ÉMIGRATION

    Extrait de la publication

  • TABLE DES MATIÈRES

    Avertissement

    Pourquoi se souvenir ?

    CHAPITRE premier

    Le pays natal

    CHAPITRE II

    L’exil

    CHAPITRE III

    Une jeunesse au mitan du siècle

    CHAPITRE IV

    La parole et l’écriture

    CHAPITRE V

    Dans une culture menacée

    Extrait de la publication

  • CHAPITRE VI

    Avant l’automne

    CHAPITRE VII

    Vieillir

    CHAPITREVIII

    Un sursis et des tâches inachevées

    RÉCIT D’UNE ÉMIGRATION

    Extrait de la publication

  • Extrait de la publication

  • MISE EN PAGES ET TYPOGRAPHIE :LES ÉDITIONS DU BORÉAL

    ACHEVÉ D,IMPRIMER EN OCTOBRE SUR LES PRESSES DE L,IMPRIMERIE AGMV MARQUIS,

    À CAP-SAINT-IGNACE (QUÉBEC).

    Extrait de la publication

  • Extrait de la publication

  • Fern

    and

    Du

    mo

    nt

    boréal

    réc

    it d

    ’un

    e ém

    igra

    tio

    n

    boréal

    Peu avant sa mort, le 1er mai 1997, Fernand Dumont a eu le temps de terminer ce dernier livre, qui possède la double qualité de tous les grands livres de mémoires, celle de raconter tout à la fois une histoire individuelle — le destin d’un homme exceptionnel ˗— et une histoire collective — notre destin à tous.

    L’enfance dans la petite ville ouvrière de Montmorency, les études au parcours sinueux, le mariage, l’année en France au lendemain de la guerre, le retour au pays, la carrière de profes-seur à l’Université Laval : telles sont les principales étapes de son existence qu’évoque ici Fernand Dumont. Mais le véritable sujet du livre, c’est peut-être surtout la formation et l’évolution d’un esprit, l’un des plus grands et des plus lucides de notre temps. Sociologue, philosophe, historien, croyant, citoyen, écrivain, Fer-nand Dumont a été tout cela, et l’on voit dans le récit qu’il fait de son aventure intellectuelle combien ces rôles s’harmonisent et se répondent.

    Si exaltante qu’elle soit, cette aventure, cependant, oblige l’être à quitter son milieu natal et la culture qui l’a façonné. Elle l’oblige à laisser là les siens et à devenir une sorte d’« émigré ». Émigration, c’est-à-dire tout à la fois rupture et solidarité, exil et mémoire. Cette relation paradoxale et passionnée avec le monde ancien et la culture première est l’un des thèmes essentiels de ce récit.

    C’est également l’un des thèmes, voire l’un des drames fondamen-taux, de toute notre existence et de notre conscience de modernes, divisés que nous sommes entre la fidélité et la nouveauté, « émigrés » nous aussi et contraints de nous refaire sans cesse une patrie.

    © R

    onal

    d M

    aiso

    nneu

    ve

    Récitd’une émigRation

    Sociologue de réputation internationale, philosophe, poète et homme de foi, Fernand Dumont (1927-1997) laisse une œuvre considérable, qu’ont couronnée plusieurs doctorats honorifiques et de nombreux prix.

    Extrait de la publication

    AVERTISSEMENTPOURQUOI SE SOUVENIR ?CHAPITRE PREMIER - LE PAYS NATALTABLE DES MATIÈRES