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1 RECHERCHE ISLAMOLOGIQUE ET DÉNI DE RÉALITÉ MUSULMAN Par Odon Lafontaine (Olaf), auteur du Grand Secret de l’Islam 10/10/2016 Les découvertes et analyses nouvelles ne cessent de s’accumuler au sujet des origines réelles de l’islam. Malgré les blocages divers retardant leur diffusion, on ne peut empêcher le grand public musulman d’y avoir accès. Leur mise en cohérence dans le cadre proposé par le P. Edouard-Marie Gallez dans sa thèse Le Messie et son Prophète 1 , vulgarisée et actualisée au travers de la publication du Grand Secret de l’Islam 2 , interpelle ce grand public : il se voit proposer pour la première fois un scénario rationnel global, alternatif à la version musulmane des faits, à même d’expliquer l’apparition de l’islam dans l’histoire. Rationnel car issu des méthodes scientifiques de la recherche-historico critique, s’appuyant donc sur une analyse critique des faits et témoignages, ouverte à la discussion et à la contestation dans ce cadre. Il ne s’agit pas d’une nouvelle « révélation » mais d’un travail de recherche, appelé à être amélioré, corrigé, et pourquoi pas, dépassé. Rationnel car logique, là où l’islam mobilise le merveilleux, l’intervention de Dieu, d’un ange ou d’un cheval ailé pour se justifier – et donc exige une forme de soumission de la raison aux postulats de sa version des faits. Rationnel, enfin, car intégrant et analysant l’ensemble des éléments du dossier historique, y compris les textes et traditions islamiques elles-mêmes, y compris les « éléments gênants » que la version musulmane des faits ne prend pas compte et ne parvient pas à expliquer. Certains s’inquiètent désormais de ce qu’il risque d’advenir de la crédibilité du discours musulman et de ses prétentions à l’historicité. Au point que le silence, ou l’ignorance, qui entouraient ces découvertes ne peuvent plus suffire quand certaines questions gênantes commencent d’être posées ouvertement. C’est ce dont rend compte, a contrario, le blog des Editions Nawa, maison d’éditions islamique animée principalement par ses auteurs et dirigeants Abu Soleiman Al-Kaabi et Aïssam Aït-Yahya 3 , et dont le catalogue traduit une orientation relevant d’un certain islam intégral, séparatiste 4 et conquérant 5 . Son site permet de poser des questions à ces auteurs, et quelqu’un a ainsi posé des 1 Le Messie et son Prophète, 2005-2010, Editions de Paris, collection Studia Arabica sous la direction de Marie-Thérèse Urvoy 2 Disponible librement à la lecture et au téléchargement depuis le site https://legrandsecretdelislam.com/ 3 Il s’agit de pseudonymes. Cette maison d’édition ariègeoise est très discrète : pas d’adresse, pas de mention à l’identité de ses dirigeants, le nom même de « Nawa Editions » n’étant pas déclaré aux greffes des tribunaux de commerce. 4 Voir cette analyse d’Abu Soleiman Al-Kaabi : http://www.nawa-editions.com/la-france-et-lislam-un-face-a-face-de-1437- annees/ 5 L’entreprise et ses collaborateurs ont dû paraître suffisamment proches de mouvances islamistes violentes pour attirer les suspicions des pouvoirs publics, au point de faire l’objet de perquisitions en novembre 2015 http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/11/24/l-islam-radical-cible-de-l-etat-d-urgence_4816299_3224.html

RECHERCHE ISLAMOLOGIQUE ET DÉNI DE RÉALITÉ MUSULMAN · romains en 623. Ils se sont alors alliés à la tribu arabe de Quraysh (qui était forte) et ont pris la ville Jérusalem

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RECHERCHE ISLAMOLOGIQUE ET DÉNI DE RÉALITÉ MUSULMAN

Par Odon Lafontaine (Olaf), auteur du Grand Secret de l’Islam

10/10/2016

Les découvertes et analyses nouvelles ne cessent de s’accumuler au sujet des origines réelles de l’islam. Malgré les blocages divers retardant leur diffusion, on ne peut empêcher le grand public musulman d’y avoir accès. Leur mise en cohérence dans le cadre proposé par le P. Edouard-Marie Gallez dans sa thèse Le Messie et son Prophète1, vulgarisée et actualisée au travers de la publication du Grand Secret de l’Islam2, interpelle ce grand public : il se voit proposer pour la première fois un scénario rationnel global, alternatif à la version musulmane des faits, à même d’expliquer l’apparition de l’islam dans l’histoire. Rationnel car issu des méthodes scientifiques de la recherche-historico critique, s’appuyant donc sur une analyse critique des faits et témoignages, ouverte à la discussion et à la contestation dans ce cadre. Il ne s’agit pas d’une nouvelle « révélation » mais d’un travail de recherche, appelé à être amélioré, corrigé, et pourquoi pas, dépassé. Rationnel car logique, là où l’islam mobilise le merveilleux, l’intervention de Dieu, d’un ange ou d’un cheval ailé pour se justifier – et donc exige une forme de soumission de la raison aux postulats de sa version des faits. Rationnel, enfin, car intégrant et analysant l’ensemble des éléments du dossier historique, y compris les textes et traditions islamiques elles-mêmes, y compris les « éléments gênants » que la version musulmane des faits ne prend pas compte et ne parvient pas à expliquer.

Certains s’inquiètent désormais de ce qu’il risque d’advenir de la crédibilité du

discours musulman et de ses prétentions à l’historicité. Au point que le silence, ou l’ignorance, qui entouraient ces découvertes ne peuvent plus suffire quand certaines questions gênantes commencent d’être posées ouvertement.

C’est ce dont rend compte, a contrario, le blog des Editions Nawa, maison d’éditions islamique animée principalement par ses auteurs et dirigeants Abu Soleiman Al-Kaabi et Aïssam Aït-Yahya3, et dont le catalogue traduit une orientation relevant d’un certain islam intégral, séparatiste4 et conquérant5. Son site permet de poser des questions à ces auteurs, et quelqu’un a ainsi posé des

1 Le Messie et son Prophète, 2005-2010, Editions de Paris, collection Studia Arabica sous la direction de Marie-Thérèse Urvoy 2 Disponible librement à la lecture et au téléchargement depuis le site https://legrandsecretdelislam.com/ 3 Il s’agit de pseudonymes. Cette maison d’édition ariègeoise est très discrète : pas d’adresse, pas de mention à l’identité de ses dirigeants, le nom même de « Nawa Editions » n’étant pas déclaré aux greffes des tribunaux de commerce. 4 Voir cette analyse d’Abu Soleiman Al-Kaabi : http://www.nawa-editions.com/la-france-et-lislam-un-face-a-face-de-1437-annees/ 5 L’entreprise et ses collaborateurs ont dû paraître suffisamment proches de mouvances islamistes violentes pour attirer les suspicions des pouvoirs publics, au point de faire l’objet de perquisitions en novembre 2015 http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/11/24/l-islam-radical-cible-de-l-etat-d-urgence_4816299_3224.html

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questions dérangeantes6, en rapportant explicitement certains de ces éléments gênants. Elles ont été présentées avec leurs réponses par Abu Soleiman al-Kaabi sous la forme d’un article de blog titré « Les Nazaréens dans le discours orientaliste », et annoncées sur la page Facebook de la maison d’éditions comme une « destruction en règle des thèses farfelues d'un orientaliste concernant les Nazaréens » et une « mine d'informations et d'éléments méthodologiques ». Abu Soleiman al-Kaabi avait déjà écrit auparavant un livre, La voie des Nazaréens (Editions Nawa, 2013-2015), où il se proposait de concilier l’existence des nazaréens après Jésus avec la religion musulmane.

Le questionnement de l’internaute débute par une présentation très déformée du cadre proposé par le P. Edouard-Marie Gallez dans sa thèse pour expliquer les origines de l’islam, présentation qu’il conviendra de rectifier. S’ensuivent quatre questions précises, portant sur des découvertes et analyses récentes des islamologues et quatre réponses d’Abu Soleiman al-Kaabi dans lesquelles il essaie d’en décrédibiliser les auteurs, d’en minimiser les impacts, voire de nier leur réalité. L’ensemble constitue une telle charge d’erreurs, de mensonges et de calomnies qu’il ne pouvait rester sans réplique. C’est l’objet de cet article : répliquer coup pour coup, ce qui permettra d’exposer en détail et de justifier ces découvertes, puis de constater et expliquer l’attitude de déni à leur endroit que l’on constate chez nombre de musulmans. A tout le moins chez Abu Soleiman Al-Kaabi.

TABLE DES MATIERES

1. Présentation de la thèse d’Édouard-Marie Gallez .......................................................................... 3

2. Questions gênantes et considérations méthodologiques ............................................................... 5

3. Les preuves archéologiques de l’existence de la Mecque avant l’islam ....................................... 12

4. De quoi vivaient les païens de La Mecque ? ................................................................................. 14

5. Manuscrits coraniques et considérations historico-critiques sur la constitution du Coran ......... 15

6. Qui sont les nazaréens ? ................................................................................................................ 22

6 http://www.nawa-editions.com/les-nazareens-dans-le-discours-orientaliste/

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1. Présentation de la thèse d’Édouard-Marie Gallez

J’ai un ami, un docteur français d’origine arménienne. Il est chrétien orthodoxe, et il a lu dernièrement un livre qui l’a beaucoup « perturbé » : « le messie et son prophète, aux origines de l’Islam » (Tome II, Du Muhammad des Califes au Muhammad de l’histoire) de Edouard-Marie Gallez. En résumé : selon l’auteur, les Nassara (si c’est bien les mêmes que les Nazaréens) ont perdu une bataille contre les romains en 623. Ils se sont alors alliés à la tribu arabe de Quraysh (qui était forte) et ont pris la ville Jérusalem en 627. Cette tribu disait être des croyants d’Ibrahim. Les Nassaras leur ont dit que s’ils prenaient Jérusalem et construisaient un cube de la forme de la Kaaba, Jésus reviendra. A la fin de la construction en 629, rien ne s’est produit comme indiqué. Les arabes Qurayshi ont alors décimé les Nassaras. Les arabes ont voulu ensuite avoir un livre saint comme les Juifs et les Chrétiens. Les Nassara avaient un livre appelé “Kurane”. Les arabes ont pris ce livre et créé un livre appelé le “Coran”. Les Califes ont inventé l’histoire de l’Islam que 80 ans après l’an 627.

La thèse est complètement déformée, les dates et événements sont mélangés au point d’en perdre toute logique. Pour la comprendre, il convient de reprendre le cheminement du P. Gallez.

Exégète de formation, il a entamé ses travaux sur les origines de l’islam en remarquant qu’on retrouvait dans le Coran et la tradition musulmane l’expression de la même pensée politico-religieuse que celle dont il avait daté l’apparition au 1er siècle, par l’étude de certains manuscrits de la Mer Morte retrouvés sur le site de Qumran7. Son travail a permis d’identifier par la suite comment cette pensée a pu naître à la suite de déformations d’idées chrétiennes en milieu messianiste juif, et quels étaient les groupes sectaires ex-judéochrétiens qui la portaient, et dont on perd la trace en Syrie, vers la fin du 6e siècle. Ce courant de pensée a été appelé judéonazaréen par les chercheurs8. Il était porté par des Hébreux prétendant être les seuls vrais disciples de Moïse et seuls vrais disciples de Jésus, opposés, donc, au judaïsme rabbinique et au christianisme. Or certains « nazaréens », comme ils se nommaient eux-mêmes, étaient établis dans l’exacte région d’implantation de la tribu des Qoréchites, non loin de Lattaquié où se trouvait leur caravansérail9.

Ce cheminement intellectuel depuis les judéonazaréens du 1er siècle est venu rencontrer les analyses de l’islamologie classique, qui, depuis la fin du 19e siècle, applique à l’histoire des origines de l’islam et à ses textes les méthodes historico-critiques modernes déjà éprouvées, entre autres, sur les textes et histoires des Juifs et des chrétiens. Au moyen d’une critique radicale des sources musulmanes, à la suite de la redécouverte de témoignages non musulmans contemporains des premiers temps de la conquête arabe10, et avec le développement de nouvelles méthodes et disciplines de recherche historique, des chercheurs ont commencé de proposer d’autres versions de l’histoire des origines.

Le P. Gallez a abordé ces découvertes comme autant de pièces d’un puzzle qu’il a ordonné avec ses propres recherches pour proposer un cadre historique global expliquant l’apparition de l’islam à partir de l’ensemble des éléments du dossier, depuis les traditions hébraïques anciennes, les

7 Testaments des Douze patriarches (dont certaines versions d’époques différentes, trouvées dans les grottes, témoignent des réécritures judéonazaréennes), Livre de la Guerre, Targum Jonathan, Livre des Jubilés, Commentaire de Néhémie, Commentaire d’Habacuc, Document de Damas, Les Pièges de la femme 8 Ray Pritz, dans son ouvrage Nazarene Jewish Christianity, (aux éditions E.J. Brill and The Magnes Press, The Hebrew University, 1988-1992) 9 Travail de cartographie de la Syrie mené par René Dussaud (Topographie historique de la Syrie antique et médiévale, 1927) – voir aussi les travaux de W. Hughes (1843) et J. Rapkin (1851) 10Notamment chez Robert G. Hoyland (Seeing islam as others saw it, 1998 – L’Islam Comme il a été perçu par les Autres) et chez Alfred-Louis de Prémare (Les fondations de l’Islam, Editions du Seuil, 2002)

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judéonazaréens, la transmission de leur pensée messianiste politique aux Arabes, la conquête, la diffusion sous l’autorité des califes du discours et des textes dits fondateurs de l’islam, jusqu’au phénomène de cristallisation de l’islam intervenu à partir du 9e s.

Ce cadre est le suivant : un groupe sectaire ex judéochrétien, appelé judéonazaréen, portait un courant d’idées politico-religieuses messianistes qui a émergé au 1er siècle. Ce courant résulte de la déformation de certaines idées chrétiennes, alors absolument nouvelles, dans le contexte d’exacerbation du nationalisme juif en certains milieux qui a mené à la première Guerre Juive – on parlera en ce sens de messianisme préchrétien, orienté par une lecture politique des prophéties messianiques11. Les tenants de ce courant ont repris les idées nouvelles apportées par Jésus et répandues par les premiers chrétiens12 mais en transformant les perspectives de salut et de libération de l’emprise du mal, que Jésus avait dit offrir dès maintenant, dans l’attente de leur accomplissement définitif et pour le monde entier lors de sa venue « dans la gloire » 13. Dans leur esprit, le mal étant assimilé à l’impureté religieuse, la libération de l’emprise du mal revenait à la soumission à la « justice de Dieu », c’est-à-dire à la loi de Moïse, appliquée dans toute la rigueur dont eux-mêmes, comme « purs » et « justes », s’autoproclamaient les champions et les juges. Les promesses chrétiennes de libération totale de l’emprise du mal, dans le monde entier à l’accomplissement des temps, ont été relues comme promesses de soumission du monde à la loi de Dieu, et donc d’éradication physique du mal sur toute la terre, gage de bonheur, de félicité éternelle, c’est-à-dire du bien absolu, du bien supérieur à tous les autres.

Reconnaissant Jésus comme le messie politique et guerrier qu’ils fantasmaient, comme une sorte de réformateur venu rétablir la loi et l’Alliance, chasser l’occupant romain et réinstaurer Israël, ils ont interprété son arrestation par les pouvoirs juifs et sa mort sur la croix comme un échec : Jésus aurait été empêché de remplir la mission politique qu’ils voulaient le voir accomplir du fait de la corruption et de la trahison des élites juives, tant civiles que religieuses (notamment celles du Temple). La promesse de son retour « dans la gloire » a été déformée en celle d’une redescente physique de Jésus, comme chef de guerre venant terminer sa mission : soumettre le monde entier à la loi de Moïse. Ils ont vu dans la destruction du Temple en 70 un châtiment divin, à l’issue d’une guerre à laquelle, comme les chrétiens, ils n’avaient pas pris part (c’était selon eux à Jésus de mener cette guerre) : Dieu punissait les mauvais Juifs, et faisait ainsi cesser le culte sacrificiel corrompu. Voyant que Jésus ne « redescendait pas » pour autant relever le Temple comme ils voulaient croire qu’il l’avait promis14, ils ont mûri le projet de le faire eux-mêmes en prenant le contrôle de Jérusalem et en rétablissant ainsi le culte selon la loi de Moïse. Les conditions auraient alors été remplies pour que Jésus puisse revenir et prendre la tête des armées, afin de mettre en œuvre le salut du monde par l’éradication physique du mal.

Proche des judéochrétiens, puisque issu de la communauté chrétienne de Jérusalem, ce groupe s’en est séparé lors de la première Guerre Juive, pour s’établir à l’écart, en particulier en Syrie. Il y a embrigadé certains de ses voisins, des Arabes chrétiens de la tribu des Qoréchites, comme mercenaires et affidés dans son projet de conquête de Jérusalem et de restauration du Temple. Pour cela, les judéonazaréens ont transmis à ces Arabes leurs espérances messianistes, en formant des prédicateurs en langue arabe dès la fin du 6e s. (Waraqa ibn Nawfal et Mahomet), et en revendiquant

11 Les prophéties d’Isaïe, Daniel (particulièrement Dn 7) ou Ezéchiel annoncent le rétablissement d’Israël et son rayonnement sur les nations 12 On verra plus loin comment l’on peut établir la préexistence des idées chrétiennes sur les idées judéonazaréennes 13 On pense aux Evangiles, particulièrement Mt 24,30-51 ; Mt 25,31-32 ; Lc 12, 8-9 et aussi aux épitres : He 9, 28 14 Jn 2,19 ; Mc 14,58

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un cousinage par Abraham (les judéonazaréens descendant d’Isaac, les Arabes d’Ismaël) qui faisait entrer les Arabes dans l’alliance biblique promise par Dieu aux fils d’Abraham, sous leur autorité.

L’échec du projet de redescente du messie, à la suite de la prise de Jérusalem et du relèvement effectif du Temple, a mené au retournement de l’alliance nazaréo-arabe (638-660) : les Arabes se sont débarrassés des chefs judéonazaréens (épargnant certains lettrés judéonazaréens dont ils s’attacheront les services) tout en conservant la conviction messianiste d’avoir été choisis par Dieu pour soumettre le monde à sa loi et en éradiquer ainsi tout mal. Le rôle dévolu à Jésus fut relégué à la fin des temps, le calife se l’appropriant entre temps comme le montre son titre qui signifie « lieutenant [de Dieu sur terre] ».

L’islam que l’on le connait, universaliste, prosélyte, doté de sa théologie, de sa révélation, de son prophète, de son histoire sainte, de ses textes et traditions, sera le fruit d’un long processus d’élaboration, de sédimentation et de reconstruction jusqu’aux 9 et 10e siècles. Il se constituera à partir des espérances premières des judéonazaréens, de leurs textes en arabe, de leur transformation en milieu arabe et persan, et d’une réécriture des événements historiques, pour donner à la nouvelle religion une légitimité propre et pour justifier le pouvoir califal.

Le résumé que donne l’intervenant posant la question sur le site de Dawa Editions déforme, jusqu’au grotesque, ce scénario et empêche d’en considérer les fondements, la logique et les causalités15.

2. Questions gênantes et considérations méthodologiques

Considérons maintenant les questions posées par cet internaute, et les réponses qui sont proposées.

Voici ses questions : 1/ Quelle preuve archéologique de l’existence de la Mecque avant l’Islam ? 2/ Dans le Coran il y est dit qu’il est interdit de chasser le poisson (et le gibier) pendant les mois sacrés. Or, il n’y a pas de mer à la Mecque. C’est donc une preuve que la Tribu de Quraych n’est pas de la Mecque. Elle serait plutôt de Latakia (sur la côte syrienne). Qu’est-ce que vous en pensez ? 3/ Dernièrement, on a découvert des « feuillets » anciens du Coran dans un faux mur dans une mosquée au Yémen. Ces feuillets sont différents du Coran actuel. Est-ce une preuve qu’il y a plusieurs versions du Coran ? Et que la version actuelle a été créée par les Califes ? 4/ C’est quoi la différence entre les Nassaras, les chrétiens et les Yahouds (Juifs) ? Qui sont exactement les Nassaras ?

15 Il faudrait le corriger ainsi, a minima : Les Nazaréens (judéo-nazaréens) étaient alliés à la tribu arabe de Quraysh depuis le début du 7e s., au moins, se justifiant notamment en leur enseignant leur ascendance abrahamique supposée. Ensembles, ils ont pris la ville Jérusalem fin 637 et y ont reconstruit le Temple (détruit par les Romains en 70) pour rétablir la religion sacerdotale et le culte sacrificiel ordonnés par la loi de Moïse. Ils espéraient ainsi faire revenir Jésus, messie politique, pour régner et éradiquer le mal. Mais le rétablissement du culte n’a pas fait revenir Jésus. Les Arabes ont alors décimé les Nazaréens, et s’est déclenchée une guerre civile impitoyable pour la conquête du pouvoir et la légitimation religieuse de son exercice. Du jeu de concurrence entre factions cherchant à fonder leurs prétentions politiques sont nés les premiers concepts propres à l’islam : rôle de lieutenant de Dieu sur terre du calife, livre sacré, révélation de Dieu, prophétisme, ville sainte. Le calife Abd al-Malik posera les fondations de l’islam en reprenant cela à son compte. Après lui, les califes omeyyades puis abbassides consolideront ce legs des premiers temps en fabriquant un discours, un texte sacré en langue arabe écrite, des textes de tradition et une théologie qui feront peu à peu émerger l’islam comme on le connaît aux 9e et 10e siècles.

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Quelles sont vos commentaires et recommandations pour nous guider dans ce sujet ?

Les réponses d’Abu Soleiman Al-Kaabi, publiées sur le site, vont se révéler très édifiantes,

caractéristiques d’un enfermement intellectuel dans lequel les postulats de l’islam placent tant de musulmans. Elles débutent par un préambule déjà riche d’enseignements quant à sa considération du travail historique, quant au regard biaisé qu’il porte sur le passé du fait de la sacralisation de l’histoire musulmane et de la tradition16. On permettra, comme précédemment, quelques remarques dans le fil de ses développements :

Réponse d’A. Soleiman Al-Kaabi Un cheikh tunisien m’a dit un jour que la méthode des orientalistes et islamologues se résume à cela : « considérer comme faux l’essentiel des témoignages historiques musulmans, et prendre comme vrais des détails de ces mêmes témoignages qu’ils utilisent pour dénigrer l’islam ». On conviendra que cette méthode est auto-contradictoire.

Effectivement, une telle méthode, si elle était appliquée, serait « auto-contradictoire ». Mais ce

n’est pas ce que font les chercheurs car cela n’a rien à voir avec la méthode historico-critique. Celle-ci consiste au contraire à prendre en compte tous les témoignages laissés par l’histoire17, y compris les témoignages non musulmans, et à les comparer les uns aux autres dans une analyse critique qui prendra en compte leur contenu et leur environnement - date d’apparition dans l’histoire, contexte politique, intentions des auteurs, des donneurs d’ordre… De là, le chercheur formule des hypothèses pour expliquer ces témoignages. Une hypothèse sera d’autant plus vraisemblable qu’elle parvient à prendre en compte tous les témoignages : c’est le caractère expérimental de la méthode. On peut « tester » l’hypothèse sur les éléments du dossier historique, et observer si celle-ci parvient effectivement à les expliquer. Si elle n’y parvient pas, il faut écarter l’hypothèse, comme fausse ou parcellaire. En particulier, cette méthode, en amenant à comparer tous les témoignages entre eux, peut confronter des textes sacrés, analysés de manière critique, à d’autres témoignages historiques. Elle considère leur cohérence ou leur incohérence, et, de là, peut conclure à l’invalidité sur le plan de la vérité historique des commentaires et compréhensions traditionnelles de ces textes, voire de leur contenu. Par exemple, la confrontation des études archéologiques sur La Mecque (cf. infra, où elles seront présentées et développées) avec les textes et traditions musulmanes qui veulent l’établir comme lieu des origines de l’islam révèle des incohérences qu’on ne peut pour le moment expliquer autrement que par l’invalidation du discours musulman sur le rôle traditionnel de La Mecque, et la proposition d’autres scénarios plus à même de rendre compte de l’ensemble des éléments du dossier historique, y compris ces études archéologiques. Quitte à déclencher alors une cascade d’interrogations sur le caractère plus ou moins vraisemblable de ce discours au point de vue de l’historicité.

La méthode ne consiste donc pas à « considérer comme faux l’essentiel des témoignages historiques musulmans, et prendre comme vrais des détails de ces mêmes témoignages », mais, comme il lui arrive de produire, après analyse, des résultats pouvant être vus de l’extérieur comme allant dans ce sens, Abu Soleiman Al-Kaabi l’essentialise ainsi en prenant son effet pour sa cause. On ne peut pourtant se targuer de traiter de recherche historique lorsqu’on a décidé à l’avance quelles seraient les conclusions que l’on en attend. En particulier, s’investir dans la recherche historique sur les origines de l’islam implique, c’est la rigueur de l’exercice, d’accepter la désacralisation des textes et de ce que l’on tient comme vérité de foi pour pouvoir les passer au crible de l’analyse critique.

16 Il s’agit ici de la tradition sunnite 17 Par exemple la construction ou la destruction de monuments, les pièces de monnaies, les manuscrits anciens, les objets divers, les tombeaux, les inscriptions épigraphiques, les textes sacrés, les textes profanes, etc.

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Or, les théories de Gallez dans son livre « Le Messie et le Prophète » représentent la version la plus extrémiste et la plus loufoque de cette méthode. Il affirme que tous les textes musulmans qui relatent l’histoire du Prophète sont faux, qu’ils ont été inventés un siècle plus tard voire plus par les califes omeyyades pour effacer les traces de la vraie histoire de l’Islam, qui est toute autre que ce que l’on croit. Et pour nous expliquer quelle fut la vraie histoire du Prophète, il extrait pourtant quelques passages de ces mêmes textes historiques (qu’il traite de mensongers) pour construire une théorie digne de science-fiction.

Les « théories » du P. Gallez ont fait l’objet d’une thèse de doctorat en histoire des religions, validée

par un jury de thèse, à l’université publique française de Strasbourg II. Il a pu vérifier qu’elles n’ont rien de « théories » mais qu’elles procèdent de l’application de la méthode historico-critique. Cette méthode n’est ni « extrémiste », ni « loufoque » : c’est celle de la recherche scientifique, comme elle se pratique en particulier dans les universités occidentales. Ses fondements remontent à l’Antiquité, et de nombreux musulmans se les sont appropriés au fil de l’Histoire, produisant des découvertes des plus intéressantes qu’aujourd’hui beaucoup revendiquent comme un fruit de l’islam.

Donc, avant de répondre sur le fond, il est obligatoire de commencer par parler de méthodologie. La méthode habituelle en histoire consiste à étudier les textes en présence, chroniques, témoignages, textes d’auteurs, et de les considérer comme « vrais » jusqu’à preuve du contraire.

Voilà l’exact inverse de la méthode scientifique… En histoire, aucun texte, aucune source, ne

peuvent être considérés comme « vrais » - ou faux - par essence. De plus, le matériel historique sur lequel travaillent les chercheurs ne se résume pas aux textes, mais doit prendre en compte l’ensemble des témoignages – bâtiments, monnaies, traditions orales dûment constatées, documentées et éprouvées, objets et artefacts, vestiges archéologiques, ou absence de ces vestiges… Que serait alors, dans la méthodologie d’Abu Soleiman al-Kaabi, une « vraie » pièce de monnaie ou un « vrai » bâtiment ? Le Dôme du Rocher serait-il « faux », par exemple ? Ces questions n’ont pas plus de sens que la « méthodologie habituelle en histoire » que revendique Abu Soleiman al-Kaabi, et qui n’a rien à voir avec la méthode scientifique de la recherche historique.

Celle-ci procède tout d’abord par accumulation d’indices qui sont donnés par le travail d’analyse critique systématique de tous les éléments du dossier : est-ce que la version donnée par tel auteur apparait comme vraisemblable ? Pourquoi diffère-t-elle ou ne diffère-t-elle pas de tel autre témoignage, contemporain, antérieur, ou postérieur ? Est-elle cohérente avec les témoignages non scripturaires ? Comment cet auteur a-t-il travaillé ? Qui dirigeait son travail ? Qui le finançait ? A quelles contraintes était-il soumis ? Pourquoi a-t-il écrit ce texte ? Que dit réellement le texte ? Pourquoi tel bâtiment a-t-il été construit ? Quel était son usage ? Sa symbolique a-t-elle pu évoluer au cours de l’histoire ? Pourquoi telle monnaie a-t-elle été frappée ? Pourquoi est-elle différente de la monnaie qu’elle est venue remplacer ? Voici autant de questions, parmi bien d’autres, auxquelles les chercheurs travaillent à donner des réponses, à la manière d’une enquête de police. Elles seront autant d’indices pour l’approximation de la vérité historique. Par l’analyse critique, toute source, même un texte « faux » (ou plutôt mensonger), même présentant une déformation de la réalité historique, confrontée aux autres éléments du dossier peut ainsi apprendre des choses aux chercheurs sur ses auteurs, leurs commanditaires, leurs motivations, sur le discours que ce texte serait censé réfuter, sur le contexte de sa publication, etc. Tout comme un faux témoignage en apprendra beaucoup à un enquêteur de police.

Une fois réalisée la moisson d’indices, on peut considérer leurs convergences éventuelles et de là formuler des hypothèses capables d’expliquer l’apparition de ces sources. Lorsque tous les indices, tous les éléments du dossier sont expliqués par une seule hypothèse, celle-ci doit être au plus proche de la vérité historique, en l’état de la connaissance du dossier. Lorsque plusieurs hypothèses différentes peuvent expliquer tous les éléments, on est dans l’incertitude. Lorsque des indices contredisent l’hypothèse, c’est donc qu’elle est insuffisante à rendre compte de la vérité historique, et qu’il faut la retravailler ou l’écarter.

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C’est ainsi qu’une « science molle » comme la recherche historique peut aboutir à des certitudes : lorsqu’une hypothèse se révèle être la seule à pouvoir rendre compte de tous les éléments du dossier historique, de tous les indices apportés par leur analyse critique, c’est, en l’état des connaissances, cette hypothèse qui s’approche le plus de la vérité historique. C’est le cas du scénario proposé par le P. Gallez : il explique tous les témoignages de l’histoire, en particulier ceux que n’intègre pas la version musulmane des faits, il explique les textes musulmans, il explique leur apparition tardive, leurs incohérences et leurs contradictions, il explique leur incapacité à prendre en compte les dernières découvertes, comme le figure le schéma suivant :

Il ne s’agit donc certainement pas d’une vérité absolue : tout peut y être affiné, amélioré, corrigé à la marge, et l’hypothèse pourrait être éventuellement dépassée un jour si de nouveaux éléments venaient à être apportés au dossier qui la remettraient en cause (nouvelles découvertes archéologiques, méthodes d’analyse éclairant le dossier d’un jour nouveau et permettant de formuler de meilleures hypothèses, etc.). De plus, sa thèse ne propose qu’un cadre général expliquant l’apparition de l’islam, non un scénario aussi détaillé que les traditions musulmanes. Ce cadre est suffisamment souple pour intégrer des découvertes nouvelles. Il y en a d’ailleurs eu de nombreuses depuis 2005, et la publication de sa thèse18. On constate qu’elles sont toutes venues la renforcer et préciser, et non la remettre en cause.

On ne peut pas travailler sur un sujet si on estime que toutes les sources disponibles sont fausses, car dans ce cas on s’abstient dès le début d’émettre le moindre avis. Il peut toujours exister dans ces textes des mensonges délibérés de l’auteur, des erreurs, des oublis, des omissions, mais le travail de recherche consiste justement à mettre tous ces matériaux en comparaison pour confronter les témoignages contradictoires, écarter les éléments douteux, compléter les silences, et retracer le plus exactement possible la trame de l’histoire.

Le travail de recherche ne consiste pas écarter les éléments « douteux », comme s’il était possible

en les éliminant de parvenir à disposer de textes dans lesquels on pourrait lire la vérité historique quasiment comme une révélation divine. Il consiste à expliquer le pourquoi de tous les éléments, « douteux » comme non « douteux », au moyen de l’analyse critique. Abu Soleiman al-Kaabi semble vouloir identifier la méthode historico-critique, fondée sur les principes de l’expérimentation scientifique, avec le raisonnement critique utilisé dans la validation des chaines de transmission de témoignages oraux (isnad) menant à la sacralisation du corpus de hadiths sahih. Malgré son nom de

18 On pourra citer les travaux de Dan Gibson sur l’inexistence de La Mecque (Quranic Geography, 2011) dans l’Antiquité et au temps de Mahomet. Ils montrent également que la ville de Pétra a tenu un rôle important dans le proto-islam, rôle que les découvertes et analyses futures permettront de préciser. On pourra aussi citer aussi les travaux de Robert Kerr, de Manfred Kropp, de Mehdi Azaiez, de Leila Qadr, de Jean-Jacques Walter, de Patricia Crone, de Guillaume Dye, de Karl Heinz Ohlig, de Gerd Puin…

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« science » (science du hadith, de la tradition) ce raisonnement n’est pas scientifique, quand bien même il emprunte beaucoup à la logique19.

Or, dans le cas de Gallez et des autres auteurs « complotistes » islamophobes, on échafaude une théorie qui répond à une idéologie bien déterminée, puis on recherche dans des sources (réputées fausses selon lui) des bribes (qui auraient échappé aux censeurs, selon lui) qui permettent d’alimenter la théorie de départ. Il s’agit d’une théorie dépourvue de preuves puisque les preuves, dit-il, ont été effacées. C’est lui qui construit des preuves sur mesure à partir de fragments de textes qu’il emprunte ça et là, et qu’il met bout-à-bout pour les besoins de sa théorie. Ce n’est donc pas à nous de contester cette théorie puisqu’elle sort ex-nihilo de l’esprit de ce personnage.

Etonnante inversion accusatoire de celui qui a, lui, décidé a priori, du fait sans doute de sa foi

musulmane, quelle était la vérité historique (l’islam proviendrait de la révélation divine faite au Prophète Mahomet), et qui ne peut voir dans sa remise en cause qu’un projet idéologique. Dans ce type de projet, ce sont effectivement les conclusions qui dictent généralement le raisonnement et la déformation des faits sur lesquels ils prétendent se fonder. Or, hélas pour Abu Soleiman al-Kaabi, ce raisonnement a été publié, les faits et analyses sur lesquels ils se fondent sont accessibles à tous, et ce sont eux qui dictent les conclusions qu’en tire E.M. Gallez, et non l’inverse. En l’état, c’est bel et bien Abu Soleiman al-Kaabi qui part d’une conclusion idéologique, à savoir l’accusation gratuite d’être un « complotiste », qu’il prétend établir en déformant les faits, affirmant que le P. Gallez aurait « construit des preuves sur mesure ».

Prenons un exemple concret : pour que sa théorie tienne la route, Gallez dit que les Quraysh n’étaient pas païens, mais chrétiens. Cela impliquerait que les longues chroniques anciennes qui décrivent le Prophète s’opposant aux divinités de son peuple sont fausses, mais aussi la description des divinités adorées à La Mecque, leurs noms et les cultes qui leur étaient rendus sont faux aussi, les passages du Coran évoquant les divinités arabes sont inventés, pour faire croire que l’Islam s’est opposé au paganisme. A contrario, les preuves de l’inverse ont été sciemment effacées.

C’est parce que les Qoréchites avaient été christianisés que le P. Gallez en tire ses conclusions, et non l’inverse. Comment a-t-il pu établir cela ? Par le rassemblement de faits et d’analyses passés au crible de la méthode historico-critique. Citons-en quelques-uns :

- Les mots de « païen » ou « polythéiste » sont absents du Coran en arabe. C’est pourtant le sens que donnent la plupart des traductions et commentaires au mot de mushrikun. Techniquement, étymologiquement, il ne signifie pourtant rien de tel, mais veut dire « associateurs », sous entendant, selon le commentaire musulman, que ceux qui sont ainsi qualifiés « associeraient » d’autres dieux au Dieu unique. Mais un Grec antique, païen polythéiste, « n’associait » pas plus Aphrodite à Zeus qu’Athéna à Poséidon. Il n’y a pas d’idée de Dieu unique dans un panthéon païen. Le concept « d’association » ne peut pas se rapporter à une croyance païenne. Il ne peut avoir historiquement un sens que dans le cadre d’une foi monothéiste que les tenants d’une autre foi monothéiste jugeraient comme déviante. C’est le cas de la foi trinitaire chrétienne, critiquée par les rabbins, les judéonazaréens et les musulmans car on y « associerait » au Dieu unique « d’autres dieux » que seraient, selon les variantes, la Vierge Marie, l’Esprit Saint ou Jésus. Les pseudo-polythéistes que les commentaires tardifs veulent voir dans le Coran sont donc en fait des chrétiens. Sans doute avaient-ils conservé des temps anciens de leur paganisme (la conversion des Arabes au christianisme était achevée au temps de Mahomet20) une révérence superstitieuse envers « al-Lat et al-Uzza, et l’autre,

19 L’historien musulman Ibn Kaldoun critiquait déjà la méthode islamique historique traditionnelle au 14e s., selon les mêmes principes de bon sens que ceux de la méthode historico-critique (Al-Muqaddima, Introduction à l'histoire universelle) 20 La christianisation des Arabes du Moyen Orient a démarré à la Pentecôte (Ac 2,11), poursuivie et renouvelée de siècle en siècle, marquée par des figures comme Pierre Aspébétos, « l’évêque des Arabes » (qui était au Concile d'Ephèse de 431) ou Saint Euthyme (5e s.). Elle fut l’œuvre de chrétiens araméophones, particulièrement issus de l’Eglise assyro-chaldéenne (dite « nestorienne »), et plus encore de celle des Jacobites qui avaient systématiquement instauré des paroisses nomades

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Manat ». C’est cette superstition qui est attaquée par le sarcasme du prédicateur (ou des prédicateurs) s’exprimant dans le Coran, en Q53,19-20 (dans sa version originelle, avant la censure des « versets sataniques », cf. ci-dessous).

- Les premiers califes, jusque Muawiya, utilisaient des pièces byzantines marquées de croix chrétiennes. Ils ont même frappé des monnaies califales avec des croix21. C’est donc que la foi chrétienne ne faisait pas alors l’objet de la condamnation sans équivoque qui est celle de l’islam d’aujourd’hui. C’est donc qu’il existait une certaine proximité entre Arabes conquérants et chrétiens.

- Le Coran lui-même dément cette théorie qui ferait des mushrikun-associateurs des païens polythéistes à la mode ancienne. Voici, selon Q6,23, la mise en scène d’une réponse faite par les mushrikun à l’accusation d’avoir pratiqué « l’associationnisme » : « Par Dieu [wal-lahi], notre Seigneur, nous n’étions jamais de ceux qui associaient [d’autres dieux à Dieu] ». On y voit les « associateurs » invoquer le nom de Dieu en arabe, Allah, c’est-à-dire manier le concept de Dieu unique (Allah, le Dieu unique) pour se revendiquer monothéistes par la suite (« notre Seigneur »). Ceci est absolument inconcevable pour un polythéiste païen – autrement, il deviendrait illico-presto monothéiste.

- Le témoignage de Jean de Damas, haut fonctionnaire des califes de Damas, indique qu’en 746 encore (Des Hérésies) les chrétiens étaient nommés mushrikun par les chefs arabes. Il n’y avait, à cette époque, déjà plus aucun païen arabe au Proche-Orient20, et ce depuis bien longtemps.

On arrêtera ici la litanie, et renverra les lecteurs curieux aux travaux des chercheurs22. Une fois

établi avec certitude, comme on vient de le faire, que le mot de mushrikun désigne spécifiquement les chrétiens arabes dans le contexte originel des premiers temps de l’islam et de la prédication réelle à qui elle s’adressait, que penser alors des textes auxquels se réfère Abu Soleiman al-Kaabi, ces « longues chroniques anciennes », ces descriptions « des divinités adorées à La Mecque », jusqu’aux versets sataniques du Coran où sont mentionnés les noms de « divinités arabes » ? Puisque les Arabes

(l’Eglise des paremboles). Les traditions chrétiennes anciennes indiquent même que les Apôtres Matthias et Simon ont été respectivement évangéliser la Jordanie et l’Arabie (Pierre Perrier, Evangiles de l’Oral à l’Ecrit, Fayard - Le Sarment, 2000).

En 632, Maxime le Confesseur parlait des Arabes comme d’une « nation du désert et barbare », mais soulignait que « grâce à la foi, l’erreur du polythéisme a disparu » (Lettre 14 de Maxime le Confesseur à Pierre l’Illustrios)

L’archéologue Julien-Christian Robin (CNRS) indiquait dans un entretien de synthèse sur ses travaux de fouilles dans la péninsule arabique (le 11 décembre 2009, pour les Archives Audiovisuelles de la Recherche) que celle-ci était entièrement chrétienne et juive à l’époque de Mahomet (hormis la région de La Mecque, qu’il n’a pas eu le droit de fouiller). 21 http://archive.aramcoworld.com/issue/201503/coins.of.two.realms.htm 22 Par exemple Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran, Teraedre 2004 et Edouard-Marie Gallez (op. cit.), ou bien, plus récemment, Mehdi Azaiez, Le contre-discours coranique, in Le Coran, nouvelles approches, CNRS Editions, 2013. Musulman lui-même, Mehdi Azaeiz sait se départir des présupposés de la foi musulmane pour appliquer la méthode historico-critique à la recherche sur les origines de l’islam (comme il s’en expliquait dans le documentaire Jésus et l’Islam, de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur). Sa thèse de doctorat éponyme, soutenue en 2012 (dont est parue une version remaniée, Le contre-discours coranique, De Gruyter, 2015) portait sur la caractérisation des opposants à la prédication coranique.

Pièce de monnaie arabe ornée d’une croix chrétienne, frappée entre 640 et 660 par le pouvoir califal http://archive.aramcoworld.com/issue/201503/coins.o

f.two.realms.htm / © Clive Foss

- Pourquoi faire figurer un symbole chrétien et non un symbole musulman ?

- Comment était réellement considérée la foi chrétienne au temps des premiers califes ?

- Les premiers califes étaient-ils musulmans au sens de ce mot aujourd’hui ?

- De quand date réellement la christologie musulmane, qui nie la réalité de la crucifixion (le « faux semblant » de Q4,157) ?

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étaient chrétiens, il y a donc forcément quelque chose qui ne va pas dans ces textes, que ce soit dans leur composition ou bien dans la lecture que l’on veut en faire…

Cela peut s’expliquer, selon les cas, par une lecture forcée, qui contraint le sens de mushrikun vers celui de « païens polythéistes », comme on l’a vu. Cela peut aussi s’expliquer par ce que l’on est alors obligé de qualifier d’inventions pures et simples de fausses traditions religieuses antiques, destinées à justifier le dogme nouveau de l’apparition de l’islam en milieu « païen polythéiste » (lesquelles traditions ne se retrouvent que dans des textes très tardifs comme ceux de Tabari aux 9-10e s. ou d’Ibn Kathir au 14e s., sans aucun signe, vestige ou témoignage pour les corroborer). Cela peut aussi s’expliquer par une lecture tardive et forcée du Coran qui veut à tout prix voir Dieu comme son auteur. Dans celle-ci, on ne peut juger autrement que comme « sataniques » des versets où l’on voit le narrateur-prédicateur attaquer de façon sarcastique la superstition de son auditoire, en faisant des fétiches que devaient représenter Lat, Uzza et Manat de quasi divinités : Q53,19-20 : « Avez-vous considéré al-Lat et al-Uzza, et l’autre, Manat, la troisième ? Ce sont des déesses sublimes dont l’intercession est à implorer ». Si l’on suppose que c’est Dieu qui parle ici, le Dieu de l’islam, ces versets sont incompréhensibles, incohérents avec la foi musulmane et de ce fait irrecevables23. Ainsi, la tradition musulmane, qui veut voir en Lat, Uzza et Manat des divinités d’un panthéon païen encore vénéré au temps de Mahomet, et non les vestiges de superstitions anciennes, issus du lointain passé polythéiste des Arabes, a dû louvoyer pour expliquer la présence de ces versets dans le recueil coranique. C’est ainsi qu’elle a inventé une inspiration satanique qui serait venue à Mahomet, et la « correction » à laquelle aurait dû procéder l’Ange Gabriel par la suite24. Raison pour laquelle on ne trouve plus ces versets dans la plupart des Corans.

Bref, dans un sens, oui, établir que les Qoréchites étaient chrétiens implique une formidable révision de l’histoire musulmane. Il en va ainsi de la science, lorsque des découvertes nouvelles relèguent aux oubliettes les théories anciennes. Il en va donc ainsi de la recherche historique qui obéit aux mêmes principes scientifiques.

La méthodologie de ce livre est tellement défaillante, qu’il n’aurait jamais dû être pris au sérieux par quiconque et que ce livre ne mérite même pas qu’on s’y intéresse. Et quand on sait qu’il s’agit d’une thèse de doctorat (!!), cela suffit à jeter le discrédit sur toute l’islamologie d’Etat, pour qui la fin justifie les moyens. Dénigrer l’Islam est un objectif tellement important en Occident que ces défaillances méthodologiques gravissimes lui ont été pardonnées par ses congénères.

Pour ce qui est de la méthodologie, les commentaires adéquats ont déjà été apportés. L’inversion

accusatoire qui reproche à l’autre son propre travers (manipuler les faits et les raisonnements en fonction de conclusions préétablies) ne constitue pas en soi une argumentation légitime. En fait, ce que semble condamner Abu Soleiman al-Kaabi chez le P. Gallez, c’est de ne pas raisonner en musulman, de ne pas avoir sacralisé la version musulmane des faits avant d’initier son travail historico-critique.

On remarquera de plus ici la manifestation d’un esprit victimaire qui empêche de considérer la réalité comme elle est : la thèse du P. Gallez a été en fait plutôt mal accueillie dans les milieux universitaires. Remettant en cause nombre d’idées préconçues, bousculant des préjugés idéologiques,

23 Edouard-Marie Gallez, Couvrir ou découvrir ce qu'est l'islam ? Le rôle décisif de l'islamologie (2016), disponible sur academia (https://www.academia.edu/27603480/Couvrir_ou_d%C3%A9couvrir_ce_quest_lislam_Le_r%C3%B4le_d%C3%A9cisif_de_lislamologie ) 24 Tabari, Histoire des Prophètes et des Rois, 10e s.

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mettant en danger des carrières, elle rencontre de nombreux blocages25 car elle dérange. Elle dérange en particulier, car, contrairement à ce qu’affirme Abu Soleiman al-Kaabi, on ne dénigre pas l’islam en Occident : on le loue, on l’admire, on lui fait la place, on lui créée des centres culturels et des lieux de culte, des institutions, l’Education Nationale en France enseigne même son histoire sainte telle quelle aux enfants, et peut-être, bientôt, l’arabe coranique.

Passons maintenant aux réponses apportées aux questions de l’internaute.

3. Les preuves archéologiques de l’existence de la Mecque avant l’islam

1/ quelle preuve archéologique de l’existence de la Mecque avant l’Islam ? Il y a les fondations de la Kaaba elle-même qui datent du deuxième millénaire avant JC, ainsi que les autres vestiges liés à la source de Zamzam et des reliques qui prouvent que la ville existait bien avant l’Islam. Mais ce sont surtout les écrits et témoignages historiques qui nous permettent de connaitre avec précision l’histoire de La Mecque pendant les 200 années qui ont précédé l’Islam. Remettre en cause la réalité de ces témoignages historiques s’appelle du « révisionnisme », et ce n’est pas à ceux qui défendent l’histoire officielle d’apporter les preuves d’un fait avéré et évident (l’existence de La Mecque) relaté dans d’innombrables textes, mais aux révisionnistes d’apporter des preuves réellement sérieuses.

L’internaute demande des « preuves archéologiques », c’est-à-dire des preuves matérielles,

physiques, que seraient des bâtiments, des ruines ou des artéfacts anciens. Réponse d’Abu Soleiman al-Kaabi : il n’y a que les seules fondations de la Kaaba, bien qu’aucune fouille n’ait pu attester de fondations anciennes, qu’aucun archéologue n’ait publié sur le sujet. Abu Soleiman al-Kaabi est en effet coincé : il ne peut rien citer d’autre de précis, obligé qu’il est de maintenir le flou sur « les autres vestiges (…) et reliques », évoqués sans les nommer, sans identifier les musées où ils seraient conservés, les archéologues qui les auraient retrouvés, les travaux de datation de ces « vestiges » et « reliques ». Tout cela est bien trop vague pour satisfaire la curiosité légitime. Quant aux mentions tout aussi vagues à « d’innombrables textes », ce ne sont pas les vestiges archéologiques demandés par l’internaute. De plus, ces textes de la tradition musulmane, publiés à partir du 9e siècle (et pour la plupart bien après), ne relèvent pas d’un travail d’archéologie : en toute logique, ils ne rendent compte que de ce que leurs auteurs et leurs commanditaires croyaient alors, ou voulaient croire, ou voulaient faire croire.

Or, et c’est bien là tout le problème que ne veut ou ne peut pas dévoiler Abu Soleiman al-Kaabi : il n’y a pas de vestiges archéologiques à La Mecque. On n’y a rien retrouvé qui daterait d’avant la fin du 9e siècle26, malgré toutes les fouilles et tous les travaux. Qui plus est, la Kaaba actuelle date de 1630-1631, reconstruite par le sultan Mourad IV après qu’une énième inondation ait fait s’effondrer le

25 Edouard-Marie Gallez, Comprendre l’islam, seule voie d’avenir - http://www.eecho.fr/comprendre-lislam-seule-voie-davenir-1 26 Selon Dan Gibson, historien spécialiste de l’histoire des Nabatéens et des Arabes, dans son livre Quranic Geography, (2011) et son documentaire The Sacred City (2016) :

- La première mention explicite à la ville de La Mecque date de 741 (le P. Gallez estime pour sa part que le témoignage d’un moine nestorien de 680 mentionnant un « dôme d’Abraham » situé « dans les endroits éloignés et vastes du désert » pourrait cependant en être la première mention de l’histoire)

- Elle ne figure sur aucune carte avant le 10e s.

- Il faut attendre l’an 725 pour voir la première mosquée ancienne pointer la direction de la prière vers La Mecque, et encore un siècle de plus, en 822, pour le constater sur toutes les mosquées qui seront construites après cette date.

- Il n’y a, selon les archéologues saoudiens qu’il a interrogés, aucun vestige à la Mecque datant d’avant 880

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monument. Elle n’a pas de fondations antiques, si tant est qu’elle en ait eu, puisque pour la reconstruire Mourad IV fit creuser le sol jusqu’à atteindre le roc27.

Le problème de cette vision complotiste qui affirme que l’histoire des Quraysh est une pure invention, c’est que les témoignages sur cette tribu et ses origines ne se trouvent pas seulement dans des sources « musulmanes », mais aussi dans les ayyâm ul-‘arab, les poèmes antéislamiques qui consignaient l’histoire des tribus et les événements majeurs de la Péninsule. Nous avons par exemple les poèmes qui relatent l’histoire des grands chefs quraysh, la confrontation avec la tribu de Khazâ’ pour le contrôle de La Mecque, la fondation de la ville vers les années 450 par Qusay ibn Kilâb, les relations diplomatiques de ses fils avec les rois de la région pour ouvrir les routes commerciales. Il y a aussi les poèmes qui décrivent les différentes guerres qui se sont déroulées à La Mecque entre Quraysh et les tribus voisines (les guerres des Fujjâr) bien avant l’Islam. Ceux qui auraient voulu falsifier l’histoire auraient aussi réécrit toute cette histoire et produit tous ces poèmes ?

La recherche exige la précision. Les chercheurs citent leurs sources et détaillent leurs analyses. Si

Abu Soleiman al-Kaabi souhaite les réfuter sur leur terrain, il doit se plier aux mêmes règles, publier ses sources et leur analyse critique : où sont les premiers originaux de ces recueils de poèmes antéislamiques ou d’histoires traditionnelles ? Quand ont-ils été publiés ? Dans quel contexte politique ? Et surtout, qui en contrôlait la diffusion, et dans quel but ? Fort des réponses à ces questions, que l’on réponde alors à celle-là : dans quelle mesure ces poèmes « antéislamiques » n’appartiennent-ils pas de fait à la tradition islamique elle-même ?

On peut manipuler l’Histoire, la déformer, passer certains aspects désagréables sous silence (comme l’a fait l’institution chrétienne pendant des siècles vis-à-vis de l’existence des Nazaréens), mais on peut difficilement l’escamoter complètement et remplacer les faits réels par des récits totalement fictifs. Les vraies manipulations de l’Histoire se produisent le plus souvent au niveau de l’« interprétation » des faits et non au niveau des faits eux-mêmes.

C’est exactement ce qu’a montré le P. Gallez, reprenant en cela les travaux de dizaines de

chercheurs au sujet de l’histoire des origines de l’islam telle que décrite par les sources musulmanes : dans l’ensemble, les faits réels n’ont pas été escamotés, n’ont pas pu l’être, mais c’est principalement leur mémoire qui a été déformée28.

On reviendra plus loin sur « l’existence des Nazaréens » et sa pseudo-manipulation par « l’institution chrétienne ».

Prenons un exemple qui est directement lié à ce sujet : dire que les conquêtes musulmanes étaient une campagne de guerres sauvages et sanglantes, est un mensonge. Mais les propagandistes qui ont imposé cette idée n’ont pas pu effacer les faits, ils ont simplement popularisé une interprétation fausse d’événements historiques. Les faits eux-mêmes sont toujours disponibles et présents pour prouver le contraire : il est difficile de travestir les faits eux-mêmes, et il est toujours possible pour ceux qui recherchent sincèrement et assidument la vérité historique de la trouver dans l’étude des textes.

On ne saurait abonder davantage dans ce sens, même s’il ne faut pas non plus occulter la dimension

guerrière et prédatrice des conquêtes, les massacres, les destructions et les pillages29. Une histoire apaisée, « désidéologisée » révèle au demeurant que les Arabes conquérants du 7e s. et du début du

27 Selon l’historien égyptien Souheili, repris par l’historien J. de Hammer (Histoire de l’Empire Ottoman - tome 9, 1837 pour la traduction française, p 156 et 402) qui chronique le règne de Mourad IV. La reconstruction de la Kaaba à laquelle il a procédé serait la 11ème, selon l’histoire islamique elle-même. 28 Voir le schéma « Transferts et manipulations des événements historiques des débuts de l’islam dans le discours musulman » détaillé dans Le Grand Secret de l’Islam (op. cit., http://legrandsecretdelislam.com ) 29 L’évêque Sophrone de Jérusalem relate ainsi que les « Saracènes » [sarrasins, « ceux qui vivent sous la tente », qui fut l’un des noms donnés aux Arabes conquérants avant qu’ils ne se nomment eux même muslimun vers la fin du 7e s] « (…) se sont dressés soudainement contre nous et se livrent à un pillage total avec cruauté et sauvagerie (…) » (témoignage cité et analysé par Robert Hoyland. et Alfred-Louis de Prémare, op. cit)

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8e n’étaient pas encore musulmans au sens de ce mot aujourd’hui, qu’ils ne cherchaient donc pas à imposer un islam qui n’existait pas encore, mais qu’ils ne voulaient que la prise du pouvoir et le butin30.

4. De quoi vivaient les païens de La Mecque ? 2) Dans le Coran il y est dit qu’il est interdit de chasser le poisson (et le gibier) pendant les mois sacrés. Il n’y a pas de mer à la Mecque. C’est donc une preuve que la Tribu de Quraïch n’est pas de la Mecque. Elle serait plutôt de Latakia (sur la côte syrienne). Qu’est-ce que vous en pensez ? Cet argument est représentatif de toute la méthodologie extravagante de Gallez, qui se drape du sérieux académique et repose en fait sur les clichés les plus ridicules. La Mecque n’est pas « en plein désert », mais se situe à seulement 80 km de la mer. Pourquoi situer les Quraysh au nord de la Syrie, alors qu’ils sont proches de la côte ? Il nie dans un premier temps l’histoire officielle qui est pourtant attestée par une quantité de textes, puis il invente dans un second temps une autre histoire, et recherche en troisième lieu le moindre petit indice qui pourrait s’insérer dans sa théorie. En réalité, tout indique que les Quraysh étaient mekkois, et cet auteur prétend déduire le contraire, à partir de l’interprétation d’un verset coranique qui n’a rien à voir avec le sujet. Ce raisonnement n’est même pas le début d’une preuve.

En citant et analysant Q5,96, le P. Gallez n’a fait qu’anticiper la publication du travail de Patricia

Crone († 2015) à ce sujet. Professeur d’islamologie au très prestigieux Institute for Advanced Studies de Princeton, elle a établi31 avec force, par le recoupement des sources musulmanes elles-mêmes, principalement du texte coranique (dont Q5, 96), que ceux que le discours musulman veut identifier aux « polythéistes païens de La Mecque », auditeurs de la prédication, étaient en fait des agriculteurs et des pêcheurs : ils cultivaient le blé, les dattes, l’olivier, la vigne, les grenades. Ils menaient aux pâturages leurs troupeaux de chèvres, de moutons, de vaches et de chameaux. Ils naviguaient en mer sur leurs bateaux à voile, et mangeaient des poissons et coquillages fraîchement pêchés (et non pêchés et rapportés dans la chaleur du désert pendant les 2 ou 3 jours de temps nécessaire pour cheminer le long des 82 km qui séparent à vol d’oiseau La Mecque du port de Djeddah, lequel n’existait pas encore à l’époque de Mahomet). Une telle abondance est impossible à La Mecque, qui se situe bel et bien « en plein désert », en zone « subtropicale désertique », selon la nomenclature des climatologues. De fait, ces caractéristiques sont celles des rivages méditerranéens, et non du Hijaz. Le caravansérail des Qoréchites identifié par l’archéologue René Dussaud32 en Syrie se trouvait pour sa part à une trentaine de kilomètres de la mer et du port de Lattaquié, au bord d’une rivière qui s’y jetait (et qui portait le nom de « rivière des Qoréchites »).

J’ajoute à cela que le verset en question (Coran 5.96) dit tout simplement que la pêche est une activité autorisée tout le temps, contrairement à la chasse qui connait certaines restrictions dans la liturgie musulmane pendant les mois sacrés. Les commentateurs du Coran nous apprennent que ce verset a été révélé pour autoriser la pêche aux tribus côtières d’Arabie. La tribu des Banû Mudlaj qui habitait la côte du Hedjaz et vivait de cette activité, avait questionné le Prophète après que l’interdiction de chasser ait été imposée aux personnes en état d’Ihrâm (en état de sacralité pour se rendre au pèlerinage).

La seule étude How did the quranic pagans make a living ? (De Quoi Vivaient les Païens Décrits par

le Coran ?, 2005), de Patricia Crone, comporte près de 200 citations coraniques, et non l’analyse du seul verset Q5,96.

30 Voir par exemple le témoignage du moine Jean bar Penkaye, daté de 687, analysé par Robert Hoyland (op. cit.) 31 How did the quranic pagans make a living ? in Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 2005 (De Quoi Vivaient les Païens Décrits par le Coran ?) 32 Topographie historique de la Syrie antique et médiévale, Geuthner 1927

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De plus, si ce sont « les commentateurs [tardifs] du Coran » qui « nous apprennent que ce verset a été révélé pour autoriser la pêche aux tribus côtières d’Arabie », que penser alors de la logique qui a présidé à la rédaction de ces commentaires ? Il s’est bel et bien agi de justifier l’histoire des origines de l’islam par l’invention des faits. C’est une illustration supplémentaire de ce qu’en islam, ce sont les conclusions qui dictent le raisonnement et la déformation des faits sur lesquels on a voulu faire croire qu’elles se fonderaient. En l’occurrence, la conclusion en question est celle qui veut placer les origines de l’islam à La Mecque, du fait de la seule prédication de Mahomet. Elle force les commentateurs à ne pouvoir identifier les pêcheurs que mentionne le Coran qu’aux seules tribus côtières du Hijaz. Reste à voir comment ces commentateurs ont pu expliquer la présence à La Mecque de planteurs de grenadiers, d’oliviers, de blé et de vigne…

5. Manuscrits coraniques et considérations historico-critiques sur la

constitution du Coran 3/ Dernièrement, on a découvert des “feuillets” anciens du Coran dans un faux mur dans une mosquée au Yémen. Ces feuillets sont différents du Coran actuel. Est-ce une preuve qu’il y a plusieurs versions du Coran ? et que la version actuelle est « créée » par les Califes ? Je ne connais pas ce texte, s’il est réel ou pas, son contenu. Il faudrait l’étudier pour pouvoir tirer la moindre conclusion .

Difficile de croire qu’une découverte aussi retentissante que celle des manuscrits de Sanaa soit restée inconnue d’Abu Soleiman al-Kaabi, érudit qui développe pourtant une intense activité intellectuelle au vu du rythme de ses publications. Elles lui attribuent la biographie suivante : diplômé de sciences politiques, spécialisé en théorie des relations internationales et des questions militaires, diplômé également en langues et histoire du monde musulman. On a plutôt l’impression que comme précédemment, lorsque confronté à la question gênante de l’existence des vestiges archéologiques que l’on s’attendrait à retrouver à La Mecque, Abu Soleiman al-Kaabi esquive la question et tente une diversion. Ici, ce sera en proposant un long développement sur l’histoire de l’édition du Coran selon Tabari et la tradition musulmane sunnite tardive. On imagine que cet ample développement devrait suffire à invalider ou étouffer toute question gênante mentionnant des manuscrits anciens non conformes à la doxa.

Cependant, il faut lever ici plusieurs malentendus sur la nature du Coran que l’on retrouve dans toutes ces thèses orientalistes. Sur ce sujet, Gallez n’a fait que reprendre la théorie du philologue allemand Theodor Nöldeke qui affirmait que le Coran est une création des califes. Son livre « Histoire du Coran » a été traduit en arabe en 2004 à des fins de propagande [1]. Mais quand ce texte « scientifique » s’est retrouvé entre les mains de vrais oulémas musulmans, ils ont été effarés par les erreurs grossières que contient ce livre, qui pourtant alimente la pensée islamo(logue/phobe) en Europe depuis 150 ans. [1] http://vb.tafsir.net/tafsir26940/#.VhJF-X2DvDc

Beaucoup d’eau a pourtant coulé sous les ponts depuis les travaux de Nöldeke († 1930). On a, par

exemple, retrouvé en 1972 des milliers de manuscrits dans le double toit de la mosquée de Sanaa, au Yémen. Gerd Puin, islamologue allemand, avait alors été appelé par les autorités locales en 1979 pour procéder aux travaux de restauration et d’étude de ces manuscrits. Parmi ceux-ci, travaillant avec sa femme Elizabeth Puin (également docteur en islamologie), ils ont identifié les vestiges d’un recueil très ancien dont le parchemin, daté au carbone 14, remonterait au 7e siècle (680 environ, peut-être même avant). C’était, à l’époque, le recueil le plus ancien dont on disposait - on a retrouvé depuis le manuscrit dit de Birmingham, soit 2 folios (4 pages) dont les parchemins pourraient être antérieurs. Or ce recueil de Sanaa présente un palimpseste : on observe plusieurs couches d’écritures, l’écriture inférieure ayant été lavée, mais restant visible à la lumière ultra-violette. Ce qui démontre par des preuves

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physiques que l’histoire de l’écriture du Coran s’est poursuivie après 656 et la mort d’Othman, que la tradition musulmane a établi comme celui qui a définitivement fixé le texte coranique.

D’autres recueils de manuscrits sont plus dérangeants encore pour la crédibilité de l’histoire de la composition du Coran. Le manuscrit dit de Tübingen33, par exemple, dont la peau du parchemin daterait du 7e siècle (fourchette de l’an 649 à 675), et dont le texte a été daté du 8e siècle, montre des palimpsestes et des réécritures. Son texte (ou plutôt son rasm, c’est-à-dire son texte consonantique) représenterait 26% du Coran actuel (77 folios, qui vont environ de la sourate 17 à la sourate 36).

Le manuscrit dit Wetzstein II 1913 est encore plus accablant. Conservé à la Staatsbibliothek de Berlin et actuellement à l’étude au sein du Corpus Coranicum34 (tout comme le manuscrit de Tübingen ou le recueil dit de Sanaa déjà mentionné), il montre aussi des palimpsestes, et en outre des corrections, des lavages (exemple35, on voit d’ailleurs toujours la trace de l’écriture lavée) et réécritures à l’encre noire ou à l’encre rouge (exemple36), des ratures (exemple37, à la 4ème ligne en partant du bas), et même des raclages du parchemin (cas du folio 15, raclé tellement fort que le parchemin en a été troué : ici le verso38, là le recto39). A force de lavages et de modifications, ces « réécritures » ont laissé certains folios dans un état déplorable40. Le parchemin du manuscrit date pour sa part vraisemblablement du début du 8e s. (fourchette de datation au C14 entre 662 et 765). Les 210 folios de ce recueil présentent, pour l’essentiel, dans la version supérieure des palimpsestes, et donc après modifications et réécritures, un rasm correspondant à environ 85% de celui du Coran de 1924 (édition du Caire). Nöldeke n’a jamais eu en main ces éléments du dossier historique sur les origines de l’islam. Ni tous ceux que la recherche n’a cessé de faire émerger, particulièrement depuis une trentaine d’années.

33 http://www.islamic-awareness.org/Quran/Text/Mss/tubingen.html et

http://idb.ub.uni-tuebingen.de/diglit/MaVI165/0155 34 http://www.corpuscoranicum.de/handschriften/index/sure/2/vers/30/handschrift/163 35 http://www.corpuscoranicum.de/handschriften/index/sure/4/vers/1/handschrift/163 36 http://www.corpuscoranicum.de/handschriften/index/sure/5/vers/117/handschrift/163 37 http://www.corpuscoranicum.de/handschriften/index/sure/4/vers/175/handschrift/163 38 http://www.corpuscoranicum.de/handschriften/index/sure/3/vers/1/handschrift/163 39 http://www.corpuscoranicum.de/handschriften/index/sure/2/vers/283/handschrift/163 40 http://www.corpuscoranicum.de/handschriften/index/sure/89/vers/7/handschrift/163

Folio 33 recto du manuscrit de Tübingen http://idb.ub.uni-tuebingen.de

/diglit/MaVI165/0065

Folio 210 verso du manuscrit Wetzstein II 1913

http://www.corpuscoranicum.de/handschriften/index/sure/89/vers/7/handschrift

/163

Deux manuscrits de Sanaa éclairés à la lumière ultraviolette et révélant leurs palimpsestes

http://www.islamic-awareness.org/Quran/Text/Mss/soth.html et « Ein früher Koranpalimpsest aus San'ā' (DAM 01 -27.1). Teil III: Ein nicht-'utmānischer Koran » in

INARAH Schriften zur frühen Islamgeschichte und zum Koran, Band 5, Berlin/Tübingen 2010, par le Dr. E. Puin

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La première erreur concerne la manière dont les manuscrits ont été réalisés. Les auteurs occidentaux s’imaginent que les califes (Abû Bakr, ‘Umar et ‘Uthmân) qui ont fait rédiger les premiers manuscrits du Coran ont bricolé un livre à partir de fragments de textes réunis ça et là. En réalité, eux-mêmes connaissaient le Coran par cœur. Abû Bakr qui a fait rédiger le premier « mushaf », c’est-à-dire un Coran écrit, était reconnu comme celui qui connaissait le mieux le Livre révélé, selon les mots mêmes du Prophète (sws) qui disait : « celui qui connait le mieux le Livre doit guider la prière », puis il ajouta : « Personne n’est plus digne qu’Abû Bakr de guider la prière » [2]. ‘Umar connaissait également le Coran par cœur, ainsi que ‘Uthmân qui maîtrisait parfaitement le texte qu’il répétait en entier presque chaque nuit. Il était même capable de le réciter d’une traite [3]. Il a néanmoins confié la mission de confectionner son célèbre manuscrit à plusieurs compagnons pour garantir son exactitude. Ensuite, il faut comprendre la méthodologie extrêmement rigoureuse que ces califes ont instituée dès cette époque pour conserver le Texte (méthodologie qui tranche cruellement avec l’amateurisme de nos amis orientalistes). Depuis les tout débuts de l’Islam, il existe des chaines de récitateurs qui n’accordaient leur ijâza à certains de leurs élèves qu’après s’être assurés de leur maîtrise parfaite du texte. Il existe aujourd’hui à travers le monde musulman, des milliers de Huffâzh, c’est-à-dire des personnes qui connaissent le Coran par cœur et tiennent ce message par l’apprentissage oral de génération en génération, selon des chaines qui remontent jusqu’au Prophète (sws). [2] Cf : Muhammad Ridha. Abû Bakr as-Siddîq. Dâr al-Maktabah al-‘ilmiyya. p181. [3] Muhammad Ridha. ‘Uthmân ibn ‘Affân. p20 Les occidentaux ne comprennent pas que le Coran n’est pas un texte écrit, mais un message qui s’est transmis oralement et selon des règles et une codification qui n’a pas son équivalent dans la culture européenne. Les Corans écrits ne représentent pas le substrat du livre sacré, mais uniquement un support de lecture et un aide-mémoire pour les musulmans. Les codes avec lesquels réfléchissent ces pseudos-historiens quand ils traitent de la rédaction et de l’évolution d’autres textes historiques ne peuvent donc pas s’appliquer au Coran. Ils pensent par exemple que si les points diacritiques n’étaient pas présents dans les premiers manuscrits, cela laissait la possibilité de changer radicalement les mots : ce qui est faux, car le manuscrit n’était considéré que comme un support de lecture et non comme le Coran lui-même. De ce fait, si un calife avait voulu faire modifier des mots dans les manuscrits, ces versions seraient entrées en confrontation avec les versions récitées et apprises par les Huffâzh qui de toute façon ne s’appuyaient pas sur ces textes écrits dans leur apprentissage. Il n’y a pas de texte à falsifier, car il n’y a pas de texte écrit, mais un message appris par cœur et conservé par des milliers de Huffâzh qui depuis des siècles transmettent le Qurân.

« Les occidentaux » (comme Abu Soleiman al-Kaabi semble l’être lui-même, puisque ariègeois) ont

déjà étudié et documenté des traditions orales. C’est bien pour cela que l’authenticité de la tradition orale islamique est contestée. La tradition d’oralité n’est pas un argument au pouvoir magique que l’on pourrait invoquer pour justifier d’autorité une authenticité en mettant fin à toute contestation : comme tout phénomène étudié scientifiquement, elle se documente, se teste et s’éprouve. A défaut de pouvoir l’expérimenter in vivo, puisqu’il n’existe pas aujourd’hui de tradition d’oralité islamique intégralement orale qui aurait passé les siècles depuis le temps des origines41, on peut néanmoins analyser ce qu’auraient été ses productions comme les présente le discours islamique42.

Considérons tout d’abord qu’une tradition d’oralité ne s’invente pas ex nihilo : reposant sur des usages et des coutumes, sur le fait anthropologique, sur une pratique répétée de générations en générations, elle est le fruit d’une civilisation, du temps long de l’histoire. Abu Soleiman al-Kaabi semble d’ailleurs souscrire à cela puisqu’il a revendiqué précédemment une tradition arabe d’oralité pour la poésie antéislamique. Et donc, si l’on considère cette tradition orale islamique, on ne peut la séparer entre « tradition orale poétique antéislamique », « tradition orale pour la transmission du Coran » et « tradition orale pour la transmission des hadiths » : on n’a pas inventé avec la prédication de Mahomet de nouvelles formes d’oralité, de nouvelles façons d’apprendre, de garder en mémoire, de transmettre et de garantir l’intégrité d’un récitatif oral, c’est-à-dire de nouvelle anthropologie. On peut donc considérer que, si cette tradition orale existait, elle obéissait aux mêmes règles, aux mêmes techniques pour la transmission de la poésie, des prédications et des hadiths.

41 L’apprentissage du Coran intègre de nos jours systématiquement une dimension écrite 42 Il s’agit ici du discours sunnite ; les chiites ont pour leur part développé une critique impitoyable de l’authenticité de la tradition orale sunnite, et accusent toujours les sunnites de falsification du texte coranique

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Or, que constate-t-on ? Malgré les techniques infaillibles qu’auraient dû maîtriser les huffaz, on

réalise que le texte coranique n’était pas encore fixé au moment de la rédaction des premières couches du manuscrit de Sanaa, de celui de Tübingen ou du manuscrit Wetzstein II 1913 puisqu’ils ont été modifiés par la suite pour aboutir au rasm final du Coran. Dans le cadre du récit musulman, ceci ne peut s’expliquer que si ces huffaz n’étaient en fait pas capables de retenir par cœur et de transmettre dans toute son intégrité le récitatif de la prédication de Mahomet puisqu’il aurait fallu corriger ce qu’ils ont transmis, comme le montrent alors les corrections observées sur les manuscrits mentionnés. Ou alors, c’est que les présupposés du récit musulman sont faux eux-mêmes, et qu’il faut sortir du cadre qu’il propose pour expliquer l’existence de ces manuscrits dérangeants :

- Il n’y avait pas de huffaz, et leur histoire a été inventée par la suite (on ne la trouve de toutes façons qu’avec la publication des textes de traditions tardives, à partir des 9e et 10e siècles). Inventée sans doute pour légitimer ce qu’était devenu le texte coranique, et légitimer ce qu’on voulait alors présenter comme son infaillible transmission depuis Dieu, l’Ange Gabriel, Mahomet, les huffaz, Othman et ses scribes, jusqu’aux recueils coraniques du 9e s. et d’après que faisaient écrire les califes d’alors. Ou bien, s’il y avait des huffaz, des personnes qui avaient retenu les prédications de Mahomet, on n’a pas tenu compte de leurs mémoires, ou l’on est passé outre leurs mémoires pour corriger et réécrire ce qui est devenu le Coran. Ce qui pourrait expliquer bien des choses sur certaines des raisons réelles des guerres civiles des premiers temps de l’islam et des traditions islamiques mentionnant les destructions de manuscrits coraniques non conformes.

- Et donc le texte coranique n’est pas la seule et exacte translitération des prédications de Mahomet ; comme on le connait, il n’est pas le fruit de la « méthodologie extrêmement rigoureuse » que revendique Abu Soleiman al-Kaabi, mais celui d’un long travail d’édition, de correction, de réécriture, entamé au 7e siècle et poursuivi au 8e au moins. Ceci expliquerait qu’on n’ait jamais retrouvé les exemplaires du Coran d’Othman : s’ils ont existé, il faut alors admettre qu’ils ont été détruits par des musulmans (puisque conservés, selon les récits traditionnels, dans des villes qui sont toujours restées musulmanes) pour être remplacés par de nouvelles versions.

Considérons maintenant la tradition d’oralité arabe islamique du point de vue des hadiths43. Si cette

tradition existait, et permettait de transmettre à l’identique des récitatifs depuis le temps de Mahomet jusqu’à l’édition des recueils aux 9 et 10e siècles, comme elle aurait permis aux huffaz de transmettre le texte coranique (situons nous dans cette hypothèse), que penser alors des éléments factuels suivants :

- Pourquoi observe-t-on une inflation du nombre de hadiths à mesure de leur éloignement dans le temps des événements qu’ils décrivent, et pourquoi observe-t-on également une inflation du niveau des détails historiques et de la précision avec laquelle les événements sont rapportés44 ?

- Pourquoi cette tradition orale « infaillible », puisque ce serait la même que celle des huffaz, a-t-elle produit un tel volume de déchet ? Selon ses propres critères d’analyse, ne sont retenus que 20 000 hadiths sahih, c’est-à-dire jugés comme authentiques par les traditionnistes musulmans, sur un total de plusieurs centaines de milliers de hadiths, voire beaucoup, beaucoup plus (Boukhari en aurait recueillis plus de 600 000, et selon certains comptes, il y aurait au total plus d’un million et demi de hadiths).

- Comment se fait-il que ce gigantesque corpus de hadiths, présentés comme des récitatifs oraux, ne soit pas composé de façon à être retenu par cœur, c’est-à-dire en présentant des structures similaires à la poésie antéislamique ou à d’autres récitatifs issus de civilisations d’oralité, qui

43 De la tradition sunnite 44 What do we actually know about Mohammed? (Que savons-nous réellement de Mahomet ?), Patricia Crone, Opendemocracy, 2008 - https://www.opendemocracy.net/faith-europe_islam/mohammed_3866.jsp

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permettent et facilitent la mémorisation : rythmes, balancement des phrases, allitérations, rimes, métriques, symétrie des structures, possibilités de mime, de cantilation, d’utilisation d’accessoires mnémotechniques comme des chapelets ou colliers de récitation, etc. ; même le texte coranique, selon certains de ses passages, peut présenter ce type de structures. Formellement, les hadiths relèvent de la tradition écrite, et non d’oralité.

- De là découle cette interrogation : comment un homme peut-il physiologiquement retenir par cœur 200 000 hadiths (et leurs isnad ?) comme Boukhari, grand collecteur et éditeur de hadiths le prétendait ? Cela lui était d’autant moins possible au regard de l’observation précédente.

- Pourquoi trouve-t-on qu’une seule personne, qui n’aurait côtoyé Mahomet que 2 ans, selon la tradition musulmane, serait à l’origine du tiers des hadiths sahih (les 5300 hadiths environ qui ont Abu Hurayra comme premier rapporteur), là où, toujours selon cette tradition, Abu Bakr qui l’aurait côtoyé pendant plus de 20 ans, et aurait été loué par Mahomet lui-même pour son excellente mémoire (comme le soulignait Abu Soleiman al-Kaabi en citant la tradition musulmane), n’en aurait transmis qu’une centaine (jusqu’à 140 selon les sources) ?

Ces éléments montrent que la seule tradition d’oralité ne peut suffire à expliquer la publication

des recueils de hadiths à partir du 9e siècle45, par Boukhari puis Muslim. De plus, si elle a existé, elle n’était pas infaillible, loin s’en faut – ce qui invalide par ailleurs l’authenticité des récits mentionnant la transmission à l’identique par les huffaz du texte coranique. Et il lui a donc été adjointe toute une entreprise d’écriture de « faux hadiths » tardifs, voire de réécriture de ce que cette tradition d’oralité aurait pu transmettre.

En l’état, contrairement à ce qu’écrit Abu Soleiman al-Kaabi, on ne peut donc pas affirmer que la tradition d’oralité arabe islamique serait une garantie de l’intégrité de la transmission du Coran et des hadiths. Au contraire, que cette tradition ait existé ou non, force est de reconnaitre que le Coran comme les hadiths sont le fruit d’un long processus d’écritures et de réécritures.

Il faut signaler aussi que la décision de compiler le Coran sous le règne d’Abû Bakr, puis de ‘Umar venait du fait qu’un nombre grandissant de Huffâzh perdaient la vie dans diverses batailles. Ce mouvement de compilation n’était donc pas, comme le laisse penser les orientalistes, une volonté de falsification du Texte (ou d’invention à des fins politiques), mais bien un changement par rapport à une norme : celle de la tradition orale. A cette époque, la décision même de compiler le mushaf en un seul livre écrit fut la source de grandes divergences entre les compagnons du Prophète (sws), car certains y voyaient une « bid’a », un acte que le prophète (sas) n’avait ni pratiqué, ni indiqué. Il y a aussi un malentendu sur la question des lectures. Les orientalistes pensent qu’il y a d ifférentes « versions » du Coran, en évoquant les disputes qui ont éclaté à l’époque de ‘Uthmân au sujet de son manuscrit. Mais les versions en question n’étaient pas des « versions de texte », mais des lectures, c’est-à-dire que les divergences ne se situaient pas au niveau du message mais uniquement des « accents » comme nous l’apprennent les témoignages de l’époque. Le différend a éclaté pendant la campagne d’Azerbaïdjan où se côtoyaient, au sein de l’armée musulmane, des Arabes venant de diverses régions et qui avaient appris le Coran auprès de différents compagnons qui ne possédaient pas la même prononciation, car le Coran avait été révélé pour « sept prononciations » selon le hadith rapporté par al-Bukhârî et Muslim, c’est-à-dire qu’il était adapté pour les accents de sept langues arabes. De ce fait, les différentes « lectures » qui existent encore de nos jours contiennent des variantes au niveau de la prononciation, mais elles n’affectent en rien la compréhension et l’unité du Coran. Pour mettre fin à ces querelles, ’Uthmân ordonna de coucher à l’écrit le Texte

45 Le plus ancien fragment de hadith daterait de la fin du 8e siècle : un fragment de papyrus, identifié comme un extrait du Muwatta de Malik ibn Anas († 795), juriste de Médine fondateur de l’école de de jurisprudence sunnite malékite (http://www.islamic-awareness.org/Hadith/PERF731.html). La « tradition orale » était donc déjà devenue une tradition écrite bien avant Boukhari : que sont devenus les recueils qui auraient dû alors exister avant lui ? Malik ibn Anas est ainsi réputé pour avoir publié le premier recueil de hadiths avec son traité juridique (Muwatta) mais hormis ce fragment, on n’a de lui que des publications ultérieures. Sachant qu’il a de plus été emprisonné et fouetté pour s’être opposé à l’autorité califale et que les premiers hadiths de Malik nous sont parvenus au travers de « sélections » de hadiths faites par Boukhari et Muslim, y-a-t-il eu filtrage, voire réécriture, des hadiths de Malik ?

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Sanaa / Puin 2e moitié du 7e s.

Sanaa / David Fin 7e s.

Birmingham Fin 7e début 8e s.

Wetzstein II 1913 Fin 7e début 8e s.

BNF Arabe 331 Début 8e s.

Topkapi 9e s.

Coran bleu de Kairouan Fin 9e s. début 10e s.

Effendi Début 20e s.

sacré. Lorsque des divergences d’accents dans un verset étaient trop importantes pour être intégrées dans un seul manuscrit, ‘Uthmân ordonna qu’on favorise l’accent de Quraysh car, disait-il, la langue de Quraysh était prépondérante dans le Coran. Ce fut le cas pour le mot Tâbût (tabernacle) que Zayd ibn Thâbit prononçait Tâbuh. ‘Uthmân donna l’avantage à la prononciation qurayshite : ce fut donc le mot Tâbût qui fut adopté [4]. On voit avec cet exemple que le mot et le sens restent inchangés, et qu’il s’agissait simplement de divergences phonétiques. [4] Târîkh al-Qur-ân al-Karîm. p146.

Au regard de ce qui vient d’être rappelé quant à la réalité du long processus d’écriture et de

réécriture du Coran, de l’analyse des traditions mentionnant les campagnes de destructions de manuscrits coraniques non conformes, on comprend que ce récit tardif relatif aux « différentes lectures » semble relever de la tentative de formuler une explication a posteriori de la variété des recueils coraniques qui ne mette pas en danger le dogme d’une mise par écrit du texte à l’identique de ce qu’aurait été sa « révélation divine ». Cette tradition des « différentes lectures » soulève de plus d’autres interrogations quant à la nature du texte coranique et à l’histoire de son élaboration.

Il apparait en effet que la langue arabe des manuscrits ou fragments de manuscrits coraniques les plus anciens n’était pas une langue formatée pour la transmission écrite. Les manuscrits dont on a pu faire remonter les premières couches d’écriture au 7e s. (cf. supra) présentent tous une scriptio defectiva, ou écriture défective. Cette « langue coranique » comportait initialement seulement une dizaine de graphèmes distincts (selon les manuscrits les plus anciens) pour signifier les 28 consonnes différentes de l’alphabet arabe d’aujourd’hui, dans lequel on distingue de nombreux graphèmes entre eux par des signes diacritiques. Il y manque l’essentiel de la vocalisation, ou voyellisation, faite au moyen d’un appareil d’accents lui aussi absent des manuscrits les plus anciens, et qui a été ajouté et perfectionné au fil des siècles pour signifier par écrit l’ensemble des phonèmes de la langue arabe (plus de 200). Ainsi, ces manuscrits anciens, sans accents, ou très peu accentués, montrent une quasi infinité de possibilités de lectures différentes, même avec un squelette consonantique (rasm) conforme au texte coranique fixé à partir du 9e siècle. Il faudra attendre le travail des scribes, grammairiens, calligraphes pour que la langue écrite coranique soit peu à peu « inventée », dans les formes qu’on lui connait à partir du 9e s.

Pourtant, les sources épigraphiques les plus anciennes (graffiti, papyrus) montrent que déjà, avant même l’apparition de manuscrits coraniques accentués, l’écriture arabe n’était pas dépourvue de signes diacritiques ou de vocalisation. Les manuscrits les plus anciens ont donc été volontairement écrits, ou recopiés sans ces signes : il s’agissait donc d’aide-mémoires, ou de brouillons de prédication, dont le sens était connu de leurs auteurs initiaux. Mais, en l’absence de tradition orale réelle, comme on l’a établi précédemment, il faut alors conclure que le sens de ces manuscrits, leur compréhension

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littérale, pouvait échapper à leurs copistes46, comme l’analyse de François Déroche le laisse comprendre : « En fait, la comparaison entre différents fragments, voire entre différentes mains – quand plusieurs copistes ont uni leurs efforts pour transcrire le Coran – souligne le caractère extrêmement personnel de la ponctuation [diacritique] ; chacun met des points là où cela lui semble bon »47.

Ce caractère anarchique des diacritismes anciens du Coran montre que les primo-musulmans n’ont pas été confrontés à des problèmes de mémorisation, mais de compréhension du texte lui-même à sa lecture – ce qui contribue à expliquer la tradition des lectures différentes du Coran, qui aurait été « révélé en sept prononciations différentes », seule façon de résoudre la problématique des « conflits de lecture » 48 dans le cadre imposé par la légende musulmane de sa révélation divine49.

C’est exactement ce que confirment de leur côté une série d’études nouvelles sur le texte coranique. Elle montrent que ce texte présente un soubassement araméen manifeste et un ancrage dans la culture religieuse syro-araméenne de « l’Antiquité Tardive »50 : translittération en arabe de mots et concepts araméens réinterprétés sans leur sens initial51, reprises de midrash et traditions hébraïques52, composition en style « homilétique »53 caractéristique de liturgies d’inspiration biblico-araméennes (judéochrétiennes ou issues d’autres courants du judaïsme). Son étude approfondie54 montre l’expression et l’influence profonde d’une pensée non arabe, juive mais non rabbinique, marquée par la figure du Christ mais non chrétienne, et remontant au 1er s., dont on comprend qu’elle est à l’origine de l’islam par sa transmission aux Arabes. C’est la caractérisation même des judéonazaréens, comme auteurs des premiers feuillets aide-mémoire rédigés pour préparer des prédications à l’intention d’un public arabe dans une sorte de « sabir » composite entre l’araméen et l’arabe (d’où la translittération en arabe de mots araméens, à l’image du garshouni dont se servaient les chrétiens arabes et syriaques). Les manuscrits coraniques les plus anciens ont été copiés à partir de ces feuillets, vraisemblablement après un premier travail de sélection, puis recopiés et remaniés par des scribes qui ne comprenaient plus ni le « sabir coranique », ni les références culturelles et religieuses des judéonazaréens à mesure que l’on s’éloignait dans le temps (processus de plusieurs siècles) et l’espace (transfert du califat à Bagdad, en milieu persan) du milieu des origines réelles de l’islam.

46 http://www.lemessieetsonprophete.com/annexes/Coran_&_diacritisme-II.htm 47 François Déroche, Beauté et efficacité : l’écriture arabe au service de la révélation, in Manfred Kropp , Results of contemporary research on the Qur’ân. The question of a historical-critical text of the Qur’ân, Orient-Institut Beirut/ Würzburg, Ergon Verlag, 2007. Il s’agit des actes partiels d’un Congrès qui s’est tenu à l’université de Mayence du 8 au 13 septembre 2002 48 Arthur Jeffery avait pour sa part relevé 19 lectures du Coran (Materials for the History of the Text of the Quran ; The Old Codices, Brill 1937) ; l’apologiste chrétien Jay Smith aurait quant à lui présenté 26 Corans différents (éditions modernes en arabe) lors d’un discours public au « speaker’s corner » de Hyde Park (Londres) à l’été 2016 (https://www.youtube.com/watch?v=dcoMB8nJWmw ) 49 Conflits de lecture aggravés par les modifications subies par le texte au fil des premiers siècles : interpolations analysées par des chercheurs comme Guillaume Dye ou le P. Gallez (op. cit.), ou corrections et réécritures du texte, comme le montrent les manuscrits anciens 50 Mehdi Azaiez (Le Coran, nouvelles approches, CNRS Editions, 2013) 51 Christophe Luxenberg, Die syro-aramäische Lesart des Korans (La Lecture Syro-araméenne du Coran), 2000, à la suite de Günter Lüling, Über den Ur-Qur'an (Sur le Coran primitif), 1974-1993 (traduction en anglais publiée en 2003) ; également Manfred Kropp dans son cours au Collège de France, « Un philologue lit le Coran », 2007-2008 52 Leila Qadr, Les 3 Visages du Coran, 2015 53 Lieux saints communs, partagés ou confisqués : aux sources de quelques péricopes coraniques (Q 19: 16-33), dans Isabelle Dépret & Guillaume Dye (éds), Partage du sacré : transferts, dévotions mixtes, rivalités interconfessionnelles 54 Edouard-Marie Gallez, Le Messie et son Prophète (op.cit.), et article de 2016 « Couvrir ou découvrir ce qu’est l’islam ? Le rôle décisif de l’islamologie » (op.cit.), publié sur academia et par EEChO

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Le Coran apparait ainsi comme la recomposition dans l’environnement arabo-persan de l’empire califal de la pensée initiale judéonazaréenne, et sa fixation sous la forme coranique à mesure que se fixaient les contours, dogmes et concepts de la religion islamique en formation, et que se fixaient parallèlement les éléments définitifs de la langue écrite coranique – alphabet, diacritisme, vocalisation, vocabulaire...

Enfin, il existe une grande quantité de preuves que le Coran actuel est identique à celui de l’époque du Prophète et des « premiers » califes, puisque nous avons les témoignages des compagnons dans les années qui suivirent la mort du Prophète qui interprètent ou citent des versets du Coran que nous retrouvons dans le texte actuel, ainsi que d’innombrables hadiths qui expliquent ou situent les sourates et les versets dans le temps et le lieu. Mais bien sûr, tout cela n’est pas une preuve pour Gallez, car pour lui, tous ces textes sont faux et ont été forgés tardivement par des conspirateurs. Il est évident qu’avec de tels axiomes, toute discussion rationnelle est bannie, car l’unique but de ces auteurs est de combattre l’Islam.

La meilleure preuve, parmi la « grande quantité » de celles qui existeraient, serait de produire un

authentique Coran d’Othman. Comme ceux-ci n’existent plus55, et comme ils sont censés avoir été conservés dans des villes qui sont toujours restées musulmanes, il conviendrait a minima qu’Abu Soleiman al-Kaabi puisse expliquer pourquoi des musulmans ont pu détruire d’aussi inestimables reliques et les remplacer par d’autres recueils. Et pourquoi on ne trouve aucun recueil coranique complet avant les 9e et 10e siècles..

6. Qui sont les nazaréens ? 4/ C’est quoi la différence entre les Nassara, les chrétiens et les Yahouds (Juifs) ? La question des « Nazaréens » est le cheval de bataille des islamophobes depuis quelques années, car ils croient avoir trouvé avec ce sujet un moyen de combattre et nier l’Islam. Les Nazaréens étaient considérés par l’Eglise comme une hérésie » ; donc, pour ces auteurs antimusulmans, faire le lien entre l’Islam et les Nazaréens revient pour eux à définir l’Islam comme une « hérésie judéo-chrétienne », ce qui parait a priori très insultant de leur point de vue.

Hérésie, du latin haeresis, « opinion », du grec hairesis, « choix ».

Les auteurs chrétiens des premiers siècles56 qui mentionnaient l’existence des nazaréens post-

chrétiens utilisaient ce mot initialement pour présenter leurs divergences religieuses par rapport à la foi hébraïque traditionnelle et à la foi chrétienne. A force, l’usage lui a donné le sens de contrefaçon chrétienne ou de fausse religion. On laissera Abu Soleiman al-Kaabi seul juge de son caractère « insultant », sachant qu’il manie lui-même ce mot d’hérésie pour qualifier le christianisme de son point de vue (une « effroyable hérésie », cf. ci-après). Les nazaréens post-chrétiens à l’origine de l’islam (judéonazaréens) ne formaient qu’un groupuscule dans le bouillonnement des courants religieux de toutes sortes que l’on a observés à partir du 1er siècle. Ces auteurs en ont recensé des centaines nés à partir de déformations de la foi chrétienne. Les judéonazaréens, selon toute vraisemblance, n’étaient même pas « considérés » par l’Eglise, qui n’avait pas aux premiers siècles la consistance institutionnelle qu’elle a peu à peu acquis par la suite.

55 Les recueils présentés à tort comme tels, comme celui de Tachkent, datent au plus tôt du 8e siècle, selon François Déroche (La voix et le calame. Les chemins de la canonisation du Coran, cours donné au Collège de France en 2014-2015) 56 Saint Irénée principalement (2nd s.), puis Epiphane de Salamine, Clément d’Alexandrie, Saint Jérôme, Eusèbe de Césarée, Origène, Théodoret de Cyr, et d’autres dont le P. Gallez a analysé les témoignages dans Le Messie et son Prophète (op. cit.)

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Pour ce qui est des « islamophobes » qui citent ces auteurs, il convient de rappeler que, s’il peut y avoir des chercheurs « islamophobes », la recherche scientifique est neutre par essence. Qu’Abu Soleiman al-Kaabi les considère ainsi relève une fois de plus de sa seule subjectivité. Ce concept psychiatrique, mouvant, non défini57 et donc irrationnel de l’islamophobie n’a rien à faire dans le champ de la recherche. Que Christoph Luxenberg, Patricia Crone ou Dan Gibson soient des « islamophobes » ou des « islamophiles » n’enlève rien à la valeur de leurs travaux : le simple exercice du jugement critique permet de discerner ce en quoi ils contribuent à faire émerger la vérité historique. Il semble plutôt que ce soit cette dernière qu’Abu Soleiman al-Kaabi considère comme « islamophobe » par essence.

Cependant, ce raisonnement pour attaquer l’Islam s’avère peu judicieux, car une analyse historique approfondie de la communauté des Nazaréens, loin de discréditer l’Islam, prouve non seulement que l’Islam est la seule religion conforme au message de Jésus, mais révèle aussi que c’est le christianisme trinitaire qui représente une effroyable hérésie vis-à-vis du message de Jésus. Pour comprendre, il faut revenir à l’époque de Jésus et la naissance de ces trois religions : Les Nazaréens étaient tout simplement le groupe de fidèles de Jésus, qui était présidé, après son ascension, par Jacques et les autres apôtres, comme le relatent les textes chrétiens apostoliques. Ce groupe respectait les commandements de la Thora et croyait en Jésus. Ils vécurent à Jérusalem et dans ses environs environ cent ans après la disparition de Jésus. Puis ils furent chassés de Judée en 135 après la deuxième victoire des Romains contre les Juifs. Après cela, les Nazaréens se sont dispersés au nord de l’Irak actuel, en Syrie, et surtout en Jordanie. Le christianisme a été fondé par Paul de Tarse qui a créé à Antioche un mouvement indépendant du groupe des apôtres restés à Jérusalem. Paul formula ensuite une doctrine radicalement différente de celle de Jésus et de ses apôtres, en rejetant notamment la Loi juive (Thora). Rapidement appelés « chrétiens » (par opposition à Nazaréens) ce groupe se diffusa dans l’empire romain.

On ne peut comprendre ce qu’ont pu être « les » nazaréens (ou nazoréens) sans s’intéresser au

sens de leur nom. La racine hébraïque NṢR est la clé pour comprendre de ce que recouvre le vocable de nazaréen formé à partir d’elle – notsri en hébreu (notsrim au pluriel), d'où nâtsrâyâ en araméen et nasrani, au pluriel nasara, en arabe. Très polysémique, selon les jeux propres aux langues sémitiques, elle a vu ses significations se démultiplier au cours du temps. Pour éviter les anachronismes et les confusions, il se révèle d’autant plus nécessaire d’apporter les précisions adéquates que les groupes et personnes qu’elle a pu désigner au fil de l’histoire ont pu se révéler très différents les uns des autres. Et en outre, les traductions en grec de la Bible ont ajouté à la confusion : le grec ne connaît pas l’équivalent du tsadé sémitique (transcrit Ṣ, ç, s, ou Ts), et, en utilisant à sa place la lettre zêta (Z), a rapproché le mot de nazaréen/nâtsrâyâ de celui de nazir ou naziréen, formé sur la racine araméenne NZR. Celle-ci, très polysémique elle aussi, a un sens différent, mais certaines acceptions des deux racines sont proches, ou, plus exactement, ont pu désigner une même réalité, ce qui ajoute encore à la complexité de la chose. Un sérieux débroussaillage s’impose.

57 Le concept d’islamophobie relève en fait du champ de l’action politique, où il a été exploité de manière à interdire toute critique de l’islam, quelle que soit sa nature, en l’assimilant à une phobie psychiatrique (maladie mentale), et de là à une hostilité haineuse envers les personnes musulmanes qu’on ne pourrait distinguer de l’islam, comme Abu Soleiman al-Kaabi l’affirme lui-même (les « islamophobes » seraient « antimusulmans »). Mais ce concept est en lui-même incohérent. La foi chrétienne ou juive considère par principe que Mahomet n’est pas un prophète de Dieu. Est-ce islamophobe ? De même, est-il islamophobe d’être athée ? Etait-il islamophobe de s’opposer à la conquête arabe, comme l’ont fait les Byzantins battus à Yarmouk en 636, ou de combattre les Ottomans, comme la Sainte Ligue en 1683 au siège de Vienne ? Une musulmane qui refuse de porter le voile est-elle islamophobe ? Un musulman chiite est-il islamophobe aux yeux d’un sunnite, et vice et versa ? Les musulmans terroristes qui nuisent à l’image de l’islam sont-ils islamophobes ? Dans cet esprit, qui des moines de Tibhirine ou de leurs assassins étaient les vrais islamophobes ? Lorsqu’il déclarait que sans la mise à mort des apostats, l’islam n’aurait pas survécu à son prophète, Youssef al Qaradawi, frère musulman, président du Conseil Européen pour la Fatwa et la Recherche, faisait-il acte d’islamophobie ?

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NṢR a pour sens premier « garder », « veiller avec soin », « protéger », « préserver » ou « conserver », comme l’on conserve un texte, une promesse, une tradition, et à plus forte raison les lois de l'Eternel. De là découlent d’autres sens, comme celui « d’enseignant » de ce que l’on garde et protège, ou, par métonymie, pour qualifier les gardiens et protecteurs par excellence que sont les rois ou les chefs justes, soucieux de cette dimension de leur autorité. Par extension, elle a donné aussi « se consacrer », « se dévouer » : les gardiens ou conservateurs de la Loi et des traditions se sont de fait dévoués à Dieu, consacrés à Dieu : ce sont aussi des nâtsrâyâ en araméen. Cette racine hébraïque NṢR donne de plus le netser, en araméen nâtsârtâ', le « rejeton », le « germe » qui est conservé, le « surgeon » qui est préservé et par qui l’arbre mort reprend vie. C’est-à-dire le messie lui-même dans les prophéties58, sens dérivé que renforcent encore les sens précédents qui se rapportent à des qualités messianiques (étymologiquement, le messie-mashiah est « l’oint » - roi, grand prêtre ou prophète – dans la tradition biblique). Le titulus crucis (écriteau placé par Pilate sur la croix) qualifie ainsi Jésus de nâtsrâyâ59 pour moquer cruellement les autorités juives qui l’ont fait condamner : « Celui-ci est Jésus le nâtsrâyâ, roi des Judéens »60.

C’est aussi cette racine NṢR qui a donné son nom à la ville de Nazareth (Nâtsrath en araméen), c’est-à-dire la ville du « rejeton », la ville peuplée des descendants de David de retour d’exil, de la lignée duquel devait être issu le messie attendu par les Hébreux selon les prophéties bibliques58 & 61. Jésus étant reconnu comme ce messie, on comprend alors ce que ce qualificatif de nâtsrâyâ a pu signifier à son sujet : tout d’abord gardien [de la Loi], enseignant, dévoué dans la religion, consacré à Dieu, mais aussi « rejeton » de la lignée de David (et dans ce sens « issu de Nazareth »), donc « prince », puis, à mesure qu’il était reconnu comme tel, « messie », voire « roi ». De là, ses disciples se sont nommés et ont été nommés nâtsrâyâ, en tant qu’ils étaient eux-mêmes des « enseignants », et plus encore des messianiques, des disciples du messie, des « rejetons » prenant la suite de leur maître.

Il faut encore considérer les rapprochements entre les racines NṢR et NZR. Cette dernière a pour sens premier « séparer », « s’éloigner », « faire abstinence », et de là « dédier », « consacrer [à Dieu]», (rejoignant en cela certains sens dérivés de NṢR). Le nazir ou naziréen est un « consacré ». La loi de Moïse62 codifie la consécration à Dieu pendant une période donnée, selon la règle ascétique du naziréat (comme Samson ou Samuel l’ont observée) : abstinence de vin et du produit de la vigne, respect scrupuleux des règles de pureté, croissance libre des cheveux qui seront rasés et offerts en sacrifice à l’issue de la période de consécration… La racine NZR est ainsi associée avec les signes de la consécration : nezer signifie « chevelure », qui est la « couronne » du consacré. De là dérivent les sens de « couronne [royale] » (le roi est consacré à Dieu par l’onction dans la tradition biblique) ou de « diadème », désignant ainsi la lame d’or portée au front par le grand prêtre (signe de sa propre consécration à Dieu). Il en vient à signifier en lui-même « consécration » selon la Loi, c’est-à-dire « naziréat ». Il faut comprendre aussi qu’une consécration à Dieu, en ce temps-là, demande au consacré une étude et un respect renforcé de la Loi, mais aussi des Prophètes, c’est-à-dire des prophéties messianiques. Un nazir attend tout particulièrement la venue du messie et la restauration

58 « Un rameau sortira de la souche de Jessé [descendance de David], un rejeton [netser] s’épanouira de ses racines, sur lui reposera l’Esprit du Seigneur » (Is 11,1-2) « Voici venir les jours – oracle de Yahvé – où je susciterai à David un germe [netser] juste » ( Jr 23,5) « Voici que je vais introduire mon serviteur ‘’Germe’’ [netser], et j’écarterai l’iniquité de ce pays, en un seul jour » (Za 3,8) « Voici un homme dont le nom est ‘’Germe’’ [netser] ; là où il est, quelque chose va germer, et il reconstruira le sanctuaire de Yahvé » Za 6,12 59 Tout comme les inscriptions retrouvées sur le linceul de Turin (cf. André Marion et Anne-Laure Courage, Nouvelles découvertes sur le Suaire de Turin, Albin Michel 1997) 60 Jn 19,21 61 Jean-Christian Petitfils, Jésus, Fayard, 2011, qui cite pour cela les travaux d’Etienne Nodet 62 Nb 6,1-21

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de la royauté promise par Dieu via ses prophètes (cf. note 11). Néanmoins, Jésus n’a pas été naziréen au sens strict - il buvait du vin -, comme certains ont voulu le lire dans les évangiles grecs, mais un nâtsrâyâ / nazaréen. Il a cependant été baptisé par un éminent nazir, Jean le Baptiste63 dont il a recruté certains disciples qui étaient aussi des nazirs. Et lui-même a pu être nommé ainsi car dans un sens, il était encore davantage consacré à Dieu que ces nazirs, non seulement en tant que fils premier né64, mais plus encore en tant que messie.

On le comprend, jusqu’à Jésus, les nâtsrâyâ / nazaréens sont donc, selon leurs appellations et les périodes de l’histoire des descendants de David, des gardiens de la Loi et de la tradition, peut être aussi des enseignants de la Torah, et plus certainement des messianiques, dévoués à la religion et vivant dans l’attente ardente de la venue du messie. Par la suite, les disciples de Jésus, ses Apôtres et les premiers chrétiens, quasi tous d’extraction hébraïque se retrouveront donc sous cette appellation de nazaréens. Le mot y prendra pour eux encore davantage ses sens messianiques au regard de leur foi chrétienne.

Démarre alors une entreprise de diffusion de l’enseignement de Jésus par les premiers disciples (les

« 72 », les « 500 », les « 3000 »), et tout particulièrement les Apôtres (les « 12 »). C’est « l’évangélisation » selon le vocable chrétien. Ils vont visiter les communautés de la diaspora hébraïque répandue dans le monde entier connu de l’époque, dans les grandes villes et le long des routes commerciales de l’extrême occident à l’extrême orient. Ils annoncent la venue du messie et l’accomplissement des prophéties à des Hébreux préparés à cette annonce par leur religion. Ils fondent ainsi rapidement des Eglises locales. Entre autres, pour les principales, on mentionnera la Judée-Palestine, à Jérusalem (Eglise fondée par tous les Apôtres, placée sous l’autorité de Jacques le mineur), l’Espagne (Jacques le majeur), à Rome (Pierre et Paul, Marc – l’Eglise y est fondée avant 3565), le monde grec (André), notamment à Antioche (Pierre, Paul et Barnabé, Antioche, la « couronne de l’orient », étant alors capitale de Syrie, à la confluence des sphères latino-grecques et araméennes), Ephèse (Jean, Paul) et dans le Pont (Philippe), l’Ethiopie (Matthieu), Alexandrie en Egypte (Marc), les rivages de la mer noire (André), la Grande Arménie et le Caucase (Nathanaël dit Barthélémy et Jude dit Thaddée), l’Arabie (Simon) et la Jordanie (Matthias), la Mésopotamie, notamment à Ninive et Ctesiphon (Nathanaël dit Barthélémy, Jude dit Thaddée, Thomas), l’Inde (Thomas) et jusqu’à la Chine, en commençant par Lianyungang (Thomas)66. Ces communautés de première génération ont toutes été fondées entre 30 (Jérusalem) et 65 (Lianyungang), les « 72 » ayant été dispersés en 32 (assassinat d’Etienne), c’est-à-dire ayant dû fuir la Judée Palestine, et les Apôtres en 37 avec la persécution que déclenche Hérode d’Agrippa à son avènement (Jacques le mineur, dit le Juste, restant quant à lui à Jérusalem). Elle mènera à la mort de Jacques le majeur, décapité en 44.

Ces Eglises étaient composées initialement quasi exclusivement d’Hébreux araméophones (judéochrétiens). Leurs communautés ont peu à peu intégré à elles-mêmes les populations locales, dont elles connaissaient les coutumes et religions, et parlaient la langue du fait de leurs relations commerciales, diplomatiques, ou de voisinage, créant ainsi les différentes Eglises des premiers siècles. Leur étude montre que l’intégration a été à chaque fois jusqu’à la fusion avec ces populations locales (« l’inculturation » selon le vocable chrétien), jusqu’à abandonner l’isolement ethnique des Hébreux,

63 Lc 1,13-15 64 Lc 2,23 65 Ce qui explique la condamnation du christianisme par le Sénat Romain comme superstitio illicita dès l’an 35 (M. Sordi – I. Ramelli, Il senatoconsulto del 35 contro i Cristiani in un frammento porfiriano, «Aevum» 78, 2004, et http://www.eecho.fr/christianisme-supertitio-illicita-a-rome-2/)

Voir aussi les travaux de Pierre Perrier : Evangiles de l’Oral à l’Ecrit (op. cit), Les Colliers Evangéliques, 2008, Fayard Sarment, Thomas fonde l’Eglise en Chine (65-68 après Jésus-Christ), 2008, Sarment Editions du Jubilé (avec Xavier Walter) 66 http://www.eecho.fr/category/christianisme-apostolique/thomas-en-chine/

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et à abandonner la langue araméenne pour utiliser les langues vernaculaires. L’araméen a pu cependant, selon les cas, être conservé comme langue liturgique, comme en Inde67 – et il a, bien sûr, été conservé dans les territoires où il était la langue majoritaire, comme en Judée-Palestine, Syrie et dans toute la Mésopotamie. La seule Eglise à n’avoir pu intégrer massivement de populations locales païennes était celle de Jérusalem, puisqu’il n’y en avait que très peu sur place. C’est paradoxalement pour cela que le conflit entre les chrétiens observants de la loi de Moïse et les (rares) chrétiens non observants s’y est posé avec une acuité toute particulière : avant la première Guerre Juive (66-70), les chrétiens locaux, quasi tous judéochrétiens, y vivaient en bons Juifs sous la loi de Moïse. Comptant dans leurs rangs d’anciens pharisiens convertis, ils continuaient de fréquenter le Temple et les synagogues, et leurs congénères juifs non chrétiens, ou non encore chrétiens68. Ces derniers, hormis les pharisiens et autorités liées au Temple qui s’opposaient à eux, et quelques autres courants, les considéraient alors comme des Juifs suivant l’enseignement ou halakha du rabbi Jésus69. Jacques (le mineur), chef de l’Eglise de Jérusalem, était vu par tous, chrétiens comme non chrétiens, comme « le Juste », c’est-à-dire comme particulièrement droit dans l’observance de la loi de Moïse. La réflexion sur la caducité ou non de la loi de Moïse n’était donc pas aussi libre à Jérusalem qu’ailleurs, ce qui explique que les discussions locales à ce sujet aient pu s’y envenimer70.

Au passage, cet éclaircissement des origines de l’Eglise et de sa dimension universelle dès les premiers temps invalide toutes les conceptions d’un christianisme tardif, paulinien, post-paulinien, « post-unitarien », voire post-nicéen. Si le christianisme était paulinien (« inventé » par Paul), ou plus tardif encore, comment alors expliquer l’existence des Eglises chrétiennes non fondées par Paul ? Comment expliquer qu’elles présentent la même foi chrétienne, le même credo - le Symbole des Apôtres, qui affirme la foi trinitaire chrétienne -, particulièrement les Eglises situées en dehors de la sphère grecque et latine que Paul n’a jamais visitées (Ethiopie, Mésopotamie, Mer Noire, Caucase, Inde, Chine…) ? Les chrétiens furent d’ailleurs majoritairement des non latins et non grecs, jusqu’aux 13-14e siècles. C’est donc que cette foi était déjà celle des Apôtres et disciples qui ont fondées ces Eglises : le christianisme supposé paulinien n’est pas indépendant ou différent de celui des Apôtres, contrairement à ce qu’écrit Abu Soleiman al-Kaabi. Il est celui des Apôtres.

Ceci permet de comprendre la disparition progressive de l’usage du mot de nazaréen pour désigner les chrétiens. L’appellation de nazaréen, qui ne peut être appréhendée avec les subtilités de ses sens dérivés qu’au travers de son enracinement profond dans la culture hébraïque, a été rapidement laissée de côté par les chrétiens d’extraction hébraïque comme non hébraïque : « C'est à Antioche [Eglise fondée en 38 par Pierre] que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de chrétiens » (Ac 11,26), c’est-à-dire de « messianiques » ou « disciples du messie ». L’Eglise d’Antioche étant constituée initialement de convertis hébréo-chrétiens, de langue araméenne, c’est le vocable mshyhayé en araméen qui a été employé, nom plus simple qui faisait davantage sens tant pour les convertis que pour ceux qui les percevaient de l’extérieur. Il renvoyait directement le sens de « messianique », sans les circonvolutions de l’appellation de nazaréen que l’on a détaillées.

67 C’est toujours le cas aujourd’hui dans les Eglises Syro-Malankare et Syro-Malabare d’Inde (catholiques ou orthodoxes) 68 Comme montré par Dan Jaffé (Le judaïsme et l'avènement du christianisme: Orthodoxie et hétérodoxie dans la littérature talmudique Ier-IIe siècles, Cerf, 2005) et dans ses conférences de mars 2007 au Collège des Études juives de l'Alliance israélite universelle (diffusion via Akadem) http://www.akadem.org/sommaire/colloques/rome-jerusalem-ou-qoumran-d-ou-vient-le-christianisme-/le-talmud-et-l-exclusion-du-judeo-christianisme-19-06-2007-6970_4205.php 69 Ce qui n’a pas empêché des persécutions, sporadiques au début, liées à la colère des pharisiens (martyre d’Etienne, dispersion des 72), à la prétention du roi Hérode d’Agrippa d’être lui-même le messie (dispersion des Apôtres, martyre de Jacques le majeur), aux ambitions de la haute hiérarchie sacerdotale du Temple, puis de plus en plus fortes à mesure que s’étendait l’agitation nationaliste qui mena à la première Guerre Juive et à laquelle les chrétiens ne voulurent pas participer. 70 Ac 15

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Il fut aussi employé très tôt par les autres chrétiens d’expression araméenne, comme à Rome, où la première communauté chrétienne, formée avant 35 au sein des nombreux Juifs qui y vivaient, est rapidement désignée ainsi (cf. note 65). La conversion de chrétiens de langue grecque ou latine (hébreux hellénisés, puis païens) verra l’usage du mot greco-latin « chrétiens », de christos, « christ » (c’est-à-dire « oint », le sens initial du mot de « messie »), signifiant comme en araméen « messianiques » ou « disciples du messie ». La conversion de chrétiens parlant d’autres langues verra l’usage de mots équivalents dans les langues vernaculaires, comme masihi en arabe. Les deux appellations, « messianiques » et « nazaréens » n’ont ainsi cohabité pour désigner les chrétiens que dans les communautés majoritairement araméophones, c’est-à-dire dans la grande Eglise d’Orient (Jérusalem, Syrie – dont Antioche – et Mésopotamie) où les chrétiens chaldéens ou syriaques ont pu utiliser le nom de nazaréens jusqu’au 4e siècle71, conjointement à celui de mshyhayé. Les autres communautés, à Rome, Alexandrie, en Ethiopie, dans le monde grec, en Asie centrale, en Chine et ailleurs, n’ont plus utilisé que celui de « messianiques » ou « disciples du messie » (« nazaréen » ayant cependant longtemps subsisté chez les chrétiens indiens). Les Juifs refusant la messianité de Jésus ne pouvaient utiliser le terme de mshyhayé pour désigner les « messianiques » sans reconnaitre la messianité de Jésus et donc se dédire eux-mêmes. Aussi conservèrent-ils l’usage de nâtsrâyâ en araméen, et de notsrim en hébreu.

Après Jésus a donc existé, pendant une période de quelques années à quelques siècles, des nazaréens chrétiens. Mais il a aussi existé des nazaréens non chrétiens, comme en témoignent les Pères et historiens de l’Eglise (cf. note 56). Ceux-ci étaient nommés ainsi, notamment par les pharisiens, et ils se nommaient eux-mêmes ainsi. On peut penser qu’ils n’ont pas voulu prendre à leur compte le nom de mshyhayé pour marquer leurs différences avec les chrétiens. Leur description, le relevé minutieux des témoignages scripturaires et archéologiques, leur identification parmi l’ensemble de ceux qui furent nommés Ebionites, l’examen de leurs croyances, les conditions de la naissance de leur groupe à partir de la communauté judéochrétienne de Jérusalem, avant 66, et sa séparation d’avec ce groupe en 66-70 constituent une part importante de la thèse du P. Edouard-Marie Gallez. Il y a établi qu’il s’agit bel et bien d’un groupe post-chrétien, né après l’apparition de la foi chrétienne et à partir de la dénaturation de certaines de ses idées concernant le salut du monde et ses modalités, comme détaillé précédemment. Pour le distinguer des nazaréens chrétiens, le P. Gallez a proposé, à la suite de Ray Pritz, d’employer pour ce groupe l’usage du nom de judéonazaréens, afin d’éviter en particulier les confusions faites par Abu Soleiman al-Kaabi. La lente élaboration de l’islam verra les commentateurs musulmans forcer le sens du mot de nazaréen (nasara) mentionné maintes fois dans le texte coranique pour occulter le rôle joué par la judéonazaréens, qu’il désignait initialement, dans la genèse de l’islam. En islam, les nazaréens/nasara sont ainsi devenus des chrétiens, malgré les contradictions que ce changement de sens a semées dans le Coran. Les chrétiens arabes vivant sous la domination de l’islam ont été forcés de reprendre à leur compte cette appellation.

Forts de l’ensemble de ces éléments historiques et de la compréhension de la réalité mouvante dans l’histoire que recouvre l’appellation de nazaréen, on peut donc réfuter point par les éléments qu’il y a avancés :

Les Nazaréens étaient tout simplement le groupe de fidèles de Jésus, qui était présidé, après son ascension, par Jacques et les autres apôtres, comme le relatent les textes chrétiens apostoliques.

Les « fidèles de Jésus » à Jérusalem étaient chrétiens, des nazaréens chrétiens, comme Jacques le

Juste lui-même était chrétien. Les judéonazaréens sont le groupe qui s’est affirmé puis séparé de la

71 Période vers laquelle on ne décèle plus l’usage de cette appellation parmi les chrétiens, selon Ray Pritz (op. cit.)

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communauté judéochrétienne de Jérusalem après l’assassinat de Jacques le Juste (en 62) et son remplacement par Simon.

Ce groupe respectait les commandements de la Thora et croyait en Jésus. Ils vécurent à Jérusalem et dans ses environs environ cent ans après la disparition de Jésus. Puis ils furent chassés de Judée en 135 après la deuxième victoire des Romains contre les Juifs. Après cela, les Nazaréens se sont dispersés au nord de l’Irak actuel, en Syrie, et surtout en Jordanie.

Ce groupe des judéonazaréens a fui la Première Guerre Juive à Pella en 66 avec la communauté

judéochrétienne de Jérusalem72. Mais contrairement à elle, il n’a pas rejoint la ville après la guerre, restant en exil et y consommant sa séparation d’avec les chrétiens. Après 7073, les nazaréens de Jérusalem et Judée-Palestine sont quasi tous des chrétiens, qui y développent l’Eglise. Ils subiront de terribles persécutions, lors de la guerre de Kitos (115-117, qui a principalement touché la Mésopotamie), puis surtout de la main des partisans de Bar Kokhba lors de la Seconde Guerre Juive (132-135). La répression des Romains ne détaillera pas entre judéochrétiens, judéonazaréens ou autres Juifs qui seront tous expulsés de Judée-Palestine après l’écrasement des partisans de Bar Kokhba. Les judéochrétiens y sont cependant rapidement revenus. Les traditions chrétiennes mentionnent en effet une succession d’évêques hébréo-chrétiens de Jérusalem (Zachée, Tobie, Benjamin, Jean, …) jusqu’au 5e s., après que Judas, l’évêque d’alors74 eut été crucifié par Bar Kokhba et ses partisans en 135.

Ce groupe des judéonazaréens était effectivement très assidu à la loi de Moïse, et voyait en Jésus

le messie promis à Israël, n’étant cependant ni juif, au sens que la réforme rabbinique a donné au mot, ni chrétien : « Tandis qu’ils veulent être à la fois juifs et chrétiens, ils ne sont ni juifs ni chrétiens »75.

Ce groupe des judéonazaréens est resté en exil. Leurs lieux d’implantation sont décrits par les Pères

et historiens de l’Eglise : pour ce que l’on en sait grâce à eux, Jordanie (Pella) et Est du Jourdain (Nabatea, royaume moabite), Syrie (le village de Kokhaba sur le plateau du Golan, d’où était originaire Bar Kokhba, le meneur de la Seconde Guerre Juive, proclamé messie par le rabbin Aqiba). L’archéologie et la toponymie ont aussi permis de les localiser en Syrie (région de Lattaquié, plateau du Golan, régions d’Alep et Homs) et au Liban (région de Tyr et Sidon), comme souligné par le P. Edouard-Marie Gallez76.

Le christianisme a été fondé par Paul de Tarse qui a créé à Antioche un mouvement indépendant du groupe des apôtres restés à Jérusalem. Paul formula ensuite une doctrine radicalement différente de celle de Jésus et de ses apôtres, en rejetant notamment la Loi juive (Thora). Rapidement appelés « chrétiens » (par opposition à Nazaréens) ce groupe se diffusa dans l’empire romain.

Le christianisme a été fondé par Jésus et ses Apôtres, une preuve manifeste en est donnée par la

fondation et l’existence d’Eglises chrétiennes dans le monde entier aux tout premiers temps, toutes

72 Eusèbe de Césarée dans son Histoire Ecclésiastique, Livre III (3e siècle) : « Le peuple de l’Eglise de Jérusalem reçut, grâce à une prophétie qui avait été donnée avant la guerre [certainement Luc 21,20] l’avertissement de quitter la ville et d’aller habiter une certaine ville de Pérée que l’on nomme Pella. C’est là que se retirèrent les fidèles du Messie de Jérusalem » 73 Selon Épiphane de Salamine, « Cette hérésie des Nazaréens existe à Bérée en Cœlé-Syrie, dans la Décapole au voisinage du territoire de Pella et en Basanitide dans le village appelé Kokabè (en hébreu Chochabè). C’est là qu’elle a pris naissance, après que tous les disciples eurent quitté Jérusalem et se furent installés à Pella, parce que le Christ avait dit de laisser Jérusalem et de trouver un endroit où se retirer à cause du siège que la ville devait supporter. Et ayant émigré pour cette raison en Pérée, ils s’y installèrent comme j’ai dit. C’est ainsi qu’a pris naissance l’hérésie des Nazoréens » (Panarion XIX, 7,7) 74 Judas avait succédé à Justus après le martyre de celui-ci en 116, lequel avait succédé à Simon, mort martyr en 107, lui-même successeur de Jacques le Juste (Jacques le Mineur), martyrisé en 62 75 Saint Jérôme, dans sa lettre à Saint Augustin (112, 13) datée de 404 76 Edouard-Marie Gallez, dans son article Comprendre l’islam, seule voie d’avenir (op.cit.), note 36

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partageant la même foi chrétienne malgré leur éloignement géographique. Le groupe des Apôtres n’est pas « resté à Jérusalem », mais a quitté la Judée-Palestine dès 37, hormis Jacques le mineur, dit le Juste. C’est d’ailleurs Pierre, chef des Apôtres, qui a alors fondé l’Eglise d’Antioche, avec Paul. Les Apôtres se sont par la suite réunis épisodiquement à Jérusalem. Mis à par Jacques le Majeur et Jacques le Mineur, ils sont tous morts en dehors de la Judée-Palestine, aux quatre coins du monde. On a vu par ailleurs que le sens du mot de chrétien (messianique) rejoint certaines acceptions de celui de nazaréen. Jusqu’à temps que s’affirme le courant judéonazaréen, il n’y avait donc pas matière à opposer le sens des appellations « chrétien » et « nazaréen » : tous les nazaréens étaient chrétiens.

Les juifs actuels sont les héritiers d’un courant parmi d’autres qui existaient au sein du judaïsme antique : le courant pharisien. Tous les autres courants ont disparu subitement après les deux défaites que les Juifs ont subi contre les Romains.

Le courant sacerdotal n’a pas disparu si subitement que cela, même à la suite des massacres de la

prise de Jérusalem par les Romains lors de la Première Guerre Juive. Ses partisans se seraient réfugiés auprès des communautés juives de Crimée, au cœur de ce qui deviendra le futur royaume Khazar77.

Le courant chrétien n’a pas disparu du tout. Bien qu’ayant abandonné l’isolement ethnico-religieux et ne prônant pas l’application intégrale de la loi de Moïse, il s’inscrit résolument dans la suite du judaïsme antique (son « accomplissement » selon les chrétiens), dont il reprend les textes sacrés et les traditions : par exemple le Décalogue, les traditions du culte sacrificiel au Temple adaptées dans le rituel de la messe, les calendriers liturgiques, ou encore son organisation calquée sur la hiérarchie des prêtres de la religion hébraïque (les Apôtres, et les évêques à leur suite, ont l’équivalent du rang du grand-prêtre au Temple de Jérusalem, consacrés à Dieu et portant le nezer sur le front78). Certaines Eglises araméophones ou ex-araméophones (Maronites, Arméniens, Assyriens, et dans une moindre mesure Chaldéens) revendiquent et établissent par leurs traditions leur filiation directe avec les premières Eglises judéochrétiennes, c’est à dire la grande Eglise d’Orient araméophone. Par ailleurs, des études démographiques récentes tendent à montrer qu’il y a eu une conversion massive des Hébreux au christianisme au 1er s., particulièrement en Judée-Palestine, et que celui-ci n’était donc absolument pas un courant sectaire79.

77 Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008 78 Comme le figure la frise de Kong Wan Shan, datée de l’an 70, où l’on voit l’apôtre Thomas porter le nezer (Pierre Perrier, Kong Wang Shan, L'apôtre Thomas et le prince Ying : L'évangélisation de la Chine de 64 à 87, Le Sarment) 79 Edouard-Marie Gallez, dans son article Comprendre l’islam, seule voie d’avenir (op. cit.) indique ainsi en note 30: « Selon des études démographiques juives, le nombre des Juifs aurait diminué de plus de la moitié à la fin du 1er siècle – c’est en tout cas ce qu’indiquent [les études démographiques présentées par Akadem] (http://www.akadem.org/medias/documents/--evolutionfinal.pdf). La population juive (près de 7 millions, soit 3% de la population mondiale) aurait été victime tout à coup de maladies et de pestes qui auraient décimé également la population de l’Empire romain (dont elle représentait 14 %), selon Michel Gurfinkiel (http://www.akadem.org/sommaire/cours/geopolitique-du-peuple-juif/surprenante-demographie-du-peuple-juif-26-05-2006-6667_4284.php).

Sauf qu’il n’y eut pas d’épidémie de peste avant l’an 165 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Peste_antonine ).On peut donc incriminer le mode de calcul, ou plus exactement ses critères : il se base sur les décomptes des communautés pharisiennes-judaïques. (…) L’explication de cette baisse massive n’est-elle pas simplement la prise de distance par rapport au

Saint Thomas en habit de grand prêtre (évêque) sur la frise de Kong Wan Shan (datée de l’an 70)

http://www.eecho.fr/category/christianisme-apostolique/thomas-en-chine/

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Il y a eu en fait une séparation du courant pharisien des autres courants, un isolement volontaire

dans un phénomène de durcissement avant et encore plus après la Première Guerre Juive (66-70) et la destruction du Temple de Jérusalem (et la quasi éradication par les Romains des courants juifs politiques prônant l’indépendance et la lutte armée – laquelle éradication sera achevée par les Romains à l’issue de la seconde Guerre Juive, en 135). En réaction à la conversion en masse des Hébreux qui rejoignent majoritairement les Eglises, la continuation du parti pharisien a constitué peu à peu le judaïsme rabbinique (ce qu’on connait aujourd’hui sous le terme de judaïsme). Ce courant est allé jusqu’à condamner dans une malédiction rituelle quotidienne (birkat ha minim ou « bénédiction des hérétiques ») tous les Juifs non rabbiniques sous le nom de minim (hérétiques). Réinstituée vers 90 lors de la réforme de Yavné qui a constitué le judaïsme rabbinique à partir du courant pharisien, cette prière maudit les minim, parmi lesquels sont les notsrim, ou nazaréens (en hébreu), qui, dans la vision pharisienne englobent tous les Juifs qui avaient reconnu Jésus comme messie, nazaréens chrétiens comme non chrétiens. Les minim ne pouvant prononcer une prière de malédiction sur eux-mêmes, les rabbiniques leur faisaient ainsi endosser la responsabilité de la séparation.

Dans les nombreuses études qui ont été faites sur les Nazaréens depuis une vingtaine d’années, les chercheurs occidentaux prétendent que l’histoire des Nazaréens devient obscure vers le Ve et VIe siècles. Or, c’est l’inverse, car grâce aux sources musulmanes, nous possédons des informations précises et cruciales qui rendent l’histoire de cette communauté plus détaillée à partir du Ve siècle. Mais toujours en vertu du principe selon lequel les sources musulmanes doivent être démenties, parce que « musulmanes », ces chercheurs ne les prennent pas en compte. Ainsi, les chroniques d’Ibn Kathîr nous apportent des détails qui permettent de retracer très précisément ce qui s’est passé entre les années 550 et 610. On sait par exemple que certains de leurs monastères se situaient dans la région de Mossoul au nord de l’actuel Irak, mais la plupart de leurs monastères et de leurs doctes étaient installés en Jordanie, sur la route qui reliait La Mecque à Damas. On sait, grâce à l’histoire du notable de Tâif, Abdullah Ibn Salit (qui n’était pas musulman) que les Nazaréens attendaient l’ultime Prophète, le « Promis » (al-Ma’ûd) qui viendrait de « la ville du Temple des Arabes ». Toujours grâce à son témoignage, on sait qu’ils possédaient des textes sacrés qui décrivaient ce Prophète et l’époque de son avènement. Comme les Juifs de l’antiquité, ils attendaient donc un « nouveau Moïse » qui était l’une des appellations pour désigner Muhammad (sws), car ce dernier, comme Moïse, a fondé une communauté avec ses lois et ses institutions.

Je renvoie ici à mon livre consacré à ce sujet : « La voie des Nazaréens » où je traite des Nazaréens, leurs origines et leur doctrine.

L’étude des nazaréens post-chrétiens constitue un champ relativement nouveau. S’appuyant sur

des travaux antérieurs (notamment Ray Pritz, op. cit.), sur l’étude méthodique des témoignages des historiens des premiers siècles, des Pères de l’Eglise, des textes de doctrine des judéonazaréens, des résultats de fouilles archéologiques, et de l’étude du texte coranique et des traditions musulmanes, le P. Edouard-Marie Gallez a beaucoup éclairci une histoire qui était jusque-là assez obscure. Des éléments nouveaux sont apparus depuis la publication de ses travaux, d’autres paraitront – par exemple avec les nombreuses études en cours (et à venir) sur le texte coranique par ses manuscrits anciens. La recherche n’a jamais fini de chercher. Elle sera sans doute reconnaissante à Abu Soleiman Al-Kaabi d’avoir signalé combien les « informations » des textes de tradition tardive mentionnant Abdullah ibn Salit (sic) étaient « précises et cruciales » - il s’agit en fait d’Umayya ibn Abi’ l- Ṣalt, personnage mentionné dans la sîra. Ces informations ont déjà intégré le dossier historique des origines de l’islam depuis longtemps, et été soumises à l’analyse critique80. Les écrits d’ibn Kathir, juriste du

mouvement pharisien (au fondement du judaïsme moderne) et la constitution des communautés hébréo-chrétiennes araméennes ? » 80 Abu Soleiman Al-Kaabi mentionne dans son livre La voie des Nazaréens (op. cit.) qu’un « poëte de la tribu de Thaqîf [Taïf, oasis située à une soixantaine de km de La Mecque] du nom d’Umîya Ibn Abi Salat au début des années 600 [avait] embrassé la foi chrétienne et avait eu accès à des textes anciens mentionnant la venue d’un Prophète à la suite de Jésus en Arabie », selon le livre qu’il cite dans sa bibliographie de Muhammad Al-Khudari, Nûr al-Yaqîn fi sîra sayyid al-mursalîn (traduit en français sous le titre Lumière de la certitude, la vie du Prophète de l’Islam). Mort en 1927, cet égyptien

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14e s. (notamment sa sîra, qui figure dans la bibliographie de La voie des Nazaréens), sont eux aussi connus et déjà étudiés par les islamologues. On peut cependant douter de ce que ces seuls éléments puissent par eux-mêmes contribuer à formuler une hypothèse « islamo-compatible » qui expliquerait l’ensemble du dossier historique et de son analyse critique. Qui expliquerait par exemple pourquoi La Mecque est vierge de tout vestige ancien, pourquoi la tradition du Coran d’Othman est contredite par l’existence des manuscrits qu’on a cités, pourquoi il n’y a pas à La Mecque les vignes, les oliviers, les champs qu’on s’attendrait à y trouver, pourquoi les commentateurs du Coran ont censuré les versets sataniques, etc. Bref, qui puissent souscrire aux principes élémentaires de la recherche historique. Il ne s’agit pas de « démentir » les sources musulmanes « parce que musulmanes », mais de les livrer à l’analyse critique comme les autres éléments du dossier historique, ni plus ni moins.

En l’occurrence, avoir prouvé l’inexistence de La Mecque aux temps préislamiques ne pousse pas à

considérer des chroniques qui établiraient l’existence de monastères « sur la route qui reliait La Mecque à Damas » comme des plus véridiques. Mais qui sait, peut-être ne s’agit-il pas d’inventions pures et simples mais de déformation et de reconstruction des mémoires à partir desquelles la recherche historico-critique fera émerger de nouveaux indices. Par exemple en comparant ces chroniques avec la mise à jour récente du rôle éminent que la ville de Pétra et sa Kaaba ont tenu dans le proto-islam. Dan Gibson (op. cit.) a montré que les premières mosquées pointaient majoritairement leur qibla vers ce haut lieu des Arabes Nabatéens, et qu’il a fallu attendre 727 pour voir construite la première mosquée à pointer sa qibla vers La Mecque (à Banbhore, au Pakistan) – et 100 ans de plus au moins pour voir toutes les mosquées nouvelles pointer leur qibla vers La Mecque. Pétra, en Jordanie, effectivement située sur la route de Damas à La Mecque, était-elle aussi un sanctuaire nazaréen ? Voilà une piste nouvelle ouverte par la recherche…

Ce que l’histoire réelle des judéonazaréens met de plus en évidence, c’est leur paternité des idées de messianisme politique global, c’est-à-dire des promesses de ce que l’action politique pourrait « sauver le monde », pourrait y construire le paradis terrestre – et, en l’occurrence pour l’islam, que l’application de la loi de Dieu (et donc l’action politique) serait la solution à tous les maux de la terre, et qu’elle permettrait de plus de conduire les musulmans vers un paradis de l’au-delà qui a tout du paradis sur terre. Ils ont transmis aux Arabes, et de là aux musulmans, ces chimères de « lendemains qui chantent » qui tournent tant les têtes que les arguments logiques et historiques n’y ont plus de prise. Parfois jusqu’aux attitudes de diversion, de fuite ou de déni du réel devant l’évidence des arguments rassemblés par les chercheurs. Et jusqu’à certaines attitudes inacceptables de moralisation du débat d’idées inhérent et nécessaire à la recherche scientifique, qui forcent à ne voir chez un contradicteur à la recherche de la vérité qu’un « islamophobe », qu’un haineux animé des pires intentions, qu’un menteur et un tricheur digne des pires insultes. On le constate depuis les

(également nommé Mohamed el-Kudhary, ou al-Khadrî) était juriste et professeur d’histoire de l’islam, auteur de nombreux livres de tradition sunnite. Son ouvrage Lumière de la Certitude n’est en fait qu’une sîra abrégée pour le grand public. Umayya Ibn Abî Essalt (Umîya Ibn Abi Salat) n’y est mentionné qu’à une seule reprise, comme « l’Arabe qui s’est converti au christianisme [qui] avait l’habitude de dire : « je trouve dans les Ecritures la description d’un prophète qui va apparaître dans notre pays ». Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, d’une source de première main.

Curieux chrétien que celui qui estime que tout n’est pas accompli en Jésus Christ … S’agissait-il plutôt d’un nazaréen ? L’Encyclopédie Universalis (http://www.universalis.fr/encyclopedie/umayya-ibn-abi-s-salt/ ) dit de lui « [qu’] Umayya Ibn Abī ṣ-Ṣalt fait partie de ces quelques personnages mystérieux qui sont appelés par le Coran et par la tradition hanifs, c'est-à-dire ceux qui, sans être chrétiens ni musulmans, ont compris le monothéisme abrahamique. Des conteurs et des sermonnaires musulmans le présentent comme un esprit anxieux, doté de connaissances surnaturelles. Il comprenait le langage des animaux. Il aurait annoncé la prédication de Mahomet, mais il refusa de se convertir à l'islam quand cette religion fit son apparition. De ce poète semi-légendaire, on possède soixante-douze pièces, fragments et vers isolés. Nombre de ces poèmes sont apocryphes, forgés pour des raisons d'ordre religieux. (…). ». Il semble bien que l’on ait affaire ici, comme pour beaucoup d’éléments de la sîra, à une reconstruction tardive dans des buts de légitimation de ce qui deviendra l’islam.

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judéonazaréens : lorsque des espérances messianistes investissent un « croyant », musulman ou autre81, fut-il aussi intelligent et raisonnable qu’Abu Soleiman Al-Kaabi, elles en viennent à le posséder entièrement, au point que lui-même ne se définit plus que par elles, ne considère la réalité qu’au travers de leur prisme. Les remettre en cause, c’est alors, dans son esprit, attenter à sa propre personne. On réalise ainsi que ce n’est pas la réalité historique qui fonde l’islam chez le croyant, mais l’inverse : le mirage que développe l’islam dans les esprits fait construire à rebours toute la fantasmagorie pseudo-historique nécessaire pour le justifier82 et enferme le croyant dans le déni de ce qui y contrevient. Est-il alors possible, dans ces conditions, de débattre objectivement de recherche historique ?

81 L’islam est l’un des premiers messianismes politiques globaux de l’Histoire. Les messianismes chrétiens (anabaptisme, pilgrim fathers américains, évangélisme façon Georges W. Bush…), juifs (sabbatéisme, frankisme, ultra-sionisme, …), athées ou déistes (révolution française, marxisme, communisme, nazisme, progressisme, …) ne sont pas en reste, et leurs croyants les plus virulents font montre de la même attitude de déni de la réalité que ceux de l’islam. 82 On s’en convaincra, s’il en était encore besoin, par la lecture de La voie des Nazaréens, d’Abu Soleiman Al-Kaabi (op.cit.), où l’auteur essaie de concilier la révélation de l’islam et la reconnaissance de l’existence des judéonazaréens jusqu’au temps de Mahomet, comme disciples du « véritable Jésus », prophète de l’islam. Hélas pour lui, tout s’effondre avec l’invalidation du mythe du christianisme paulinien (cf. ci-dessus) sur lequel se fonde l’essentiel de ses démonstrations à prétention historique. Mais même sans cela, vouloir intégrer des « judéonazaréens musulmans » au fragile édifice de la légende islamique, c’est en détruire toute la logique et la cohérence interne et déclencher une cascade de contradictions insolubles. Celles-ci par exemple : - Qu’est-ce que Mahomet avait à « révéler » de nouveau qui ne se trouvait déjà dans son entourage proche (et parmi les

Arabes auditeurs de sa prédication) par l’enseignement des « judéonazaréens musulmans » instruits en ligne directe par le prophète de l’islam qu’était Jésus, lui-même « parole venant de Dieu » (Q4,171) ?

- Pourquoi y-a-t-il eu une telle entreprise d’occultation par les musulmans eux-mêmes de leur existence ? Pourquoi a-t-on été jusqu’à vouloir faire oublier leur nom (nasara) pour l’attribuer d’office à des chrétiens qui ne s’appelaient plus comme cela depuis des siècles ?

- Qu’est-il arrivé dans les premiers temps de l’islam à cette « communauté droite qui (…) récite les versets de Dieu » (Q5,113), ces « prêtres et moines » qui « ne s'enflent pas d'orgueil » (Q5,82) ?

- Pourquoi ces « judéonazaréens musulmans », si respectueux de la loi de Moïse, n’ont-ils pas immédiatement rebâti le Temple à Jérusalem lors de sa conquête par les Arabes, et rétabli le culte sacrificiel qu’elle ordonnait ?