25
1DEVIN Jean 2BOUISSON Colette 3TAVERNIER Denis 4BERTIN Philippe 5KATARZYNA Filipek 6DESHERAU Dominique 7WANES Delphine 8MEYNIER Pierre 9MUNHOVEN Paul 10JOSSE Jeannine 11BOUVIER Jean 12THOMAIN Claudine 13HEMERY-BERNET Catherine 14—BOUDIN Michèle 15LEBOEUF Jean 16NOIRE S 17DERMY Marie-Claire 18MARIE-MAIN Claudine 19HEGATTE Anatole 20PESSAH Mathilde 21GRAFFEUIL Yvette 22HERMANN Guy 23DARTEVELLE Jean-Marie 24OLIVO Nicole 25—BUONO Geneviève Méditation sur le pré Que pensent les vaches ? Concours 2010

Recueil méditation sur le pré - concours

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Recueil méditation sur le pré - concours

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Page 1: Recueil méditation sur le pré - concours

1—DEVIN Jean

2—BOUISSON Colette

3—TAVERNIER Denis

4—BERTIN Philippe

5—KATARZYNA Filipek

6—DESHERAU Dominique

7—WANES Delphine

8—MEYNIER Pierre

9—MUNHOVEN Paul

10—JOSSE Jeannine

11—BOUVIER Jean

12—THOMAIN Claudine

13—HEMERY-BERNET Catherine

14—BOUDIN Michèle

15—LEBOEUF Jean

16—NOIRE S

17—DERMY Marie-Claire

18—MARIE-MAIN Claudine

19—HEGATTE Anatole

20—PESSAH Mathilde

21—GRAFFEUIL Yvette

22—HERMANN Guy

23—DARTEVELLE Jean-Marie

24—OLIVO Nicole

25—BUONO Geneviève

Méditation sur le pré Que pensent les vaches ?

Concours 2010

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1 -Marguerite et Rosalie - Marguerite...MARGUERITE...MARGUERITE… - Ce n’est pas possible, Rosalie, combien de fois devrais-je te répéter de ne pas me déranger lorsque je suis en méditation transcendantale ? - Tu l’as vue ? - Quoi ? - La voiture qui est passée - C’est pour cela que tu m’as fait sortir de mon point zéro, incroyable ! Des voitures passent par centaines tous les jours sur la route qui longe le pré, alors il y a bien longtemps que je n’y prête plus attention. - Mais c’était une vieille voiture ! - Alors ! - Je ne sais pas pourquoi, aussitôt j’ai pensé à l’ancien temps que me racontait ma grand-mère. Toutes ces belles légendes transmises de génération en génération. Ma préférée c’était celle-ci : « En ce temps-là, il n’y avait pas de trayeuse électrique, le soir lorsque les pis étaient bien gonflés, les vaches attendaient avec impatience le craquement des roues de la charrette sur le chemin cahoteux et le tintinnabulement des bidons vides. La fermière s’installait sur son tabouret à trois pieds, glissait le seau sous les pis et doucement les prenait à pleine main. Par pression et délicats étirements, elle faisait jaillir le lait dans un doux crépitement. Les vaches, ravies de cette tendresse, arrêtaient toute activité. Elles passaient une nuit habitée de rêves ensoleillés et le lendemain, à l’aube, se mettaient à manger et ruminer avec ardeur afin d’être sûres que leurs pis soient bien remplis le soir venu ». - Marguerite, si à la place de ces froids tubes d’acier, de ces pincements affreux, sans oublier l’halètement satanique de la machine à profit, nous avions la douce main de notre fermière, quelle expérience ce serait ! J’imagine cela comme des caresses sensuelles et maternelles à la fois. Pour moi, c’est l’expression de la volupté. - Arrête Rosalie, tu me fais fantasmer, je suis au bord de l’orgasme. Ce n’est pas bon ce genre d’histoire, ça nuit à la réflexion, comme disait Kierkegaard dans « Méditation sur le pré ». - Marguerite regarde qui vient là-bas. Tu les connais, la mamy, le papy et leurs deux petits-fils ? A chaque fois qu’ils passent, ils s’arrêtent. Le papy tente de faire croire aux gamins qu’il parle « vache », alors je te fais des meuh et des meuh, un vrai nul, plus bête qu’un cheval, tu vois le genre ?

Je vous en prie, faites qu’en ce lieu l’art et la culture ne subissent pas l’affront de la défaite ! Combien de temps suis-je restée sur place, tournant et repassant ma prière sept fois sur ma langue et, en désespoir de cause, invoquant même mon cher Angus, tant aimé et si tôt disparu ? Impossible de le dire, mais je l’entends, je l’entends à nouveau : le son est revenu ! Et, chassées par le vent, les menaces de pluie aussi sont oubliées ! La star retrouve son allant, et voici qu’une rivière de diamants s’écoule de sa bouche charmante. Cette fois, il s’agit d’une histoire d’amour. La brunette se penche à l’oreille de son voisin : « Que c’est beau ! » Il lui prend la main, et voici que leurs bouches se frôlent. Je secoue la tête. Oui, c’est beau, l’amour ! De son coin de ciel, à travers sa frange, Angus murmure une nouvelle fois que notre amour est fort comme la mort. Ma vue se brouille. Je suis heureuse, si heureuse ! Ainsi pensa la bienheureuse. Et lorsque s’estompa là-haut la noble silhouette du taurillon, elle ne put retenir un mugissement amoureux qui fit se retourner toutes les têtes, lesquelles se trouvèrent ainsi nez à mufle avec l’animal. Ravie de se découvrir une admiratrice aussi inattendue, la star applaudit, et les spectateurs l’imitèrent. C’est ainsi que, bien malgré elle, la Bienheureuse fut couronnée Reine de beauté.

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Je vous le disais bien, qu’il s’agissait d’une star ! La voici, un ruban rouge dans les cheveux. Douceur blonde souriante, corsage et jaquette noirs sur jupe fleurie, on la croirait échappée du déjeuner des canotiers ! Un homme vêtu de clair ouvre la soirée devant la jolie dame. L’assemblée frappe dans ses mains, il paraît que cela se fait. Puis elle s’installe, dispose ses feuillets sur le bureau et sa voix s’élance, tantôt légère et enjouée, soudain grave. Les yeux mi-clos, je m’abandonne?. Dans la vague des sons, un personnage se dessine : une femme qui n’aime ni la mer, ni les chevaux, une femme à qui le galop donne la nausée, comme c’est étrange !... Plaisir trop bref : la musique de la voix se brise, repart puis se brise à nouveau. Le technicien surgit, on lui lance un regard confiant et, sans presque interrompre le fil : « Ca va aller ? L’homme s’affaire, on tente de poursuivre, mais plus de son du tout. La voix nue se courrouce d’un : « Ca va être difficile ! » qui ne laisse rien présager de bon. Me rappelant les colère du maître, elle inonde mon corps d’un frisson glacé. Ah, la technique moderne, imprévisible comme une jolie femme ! Le régisseur s’excuse, se prosterne aux pieds de sa maîtresse, marmonne « un court jus ! » De quel jus s’agit-il ? Pas le temps de me documenter, voilà que les choses se gâtent aussi là-haut ! Envahi par une marée grise, le ciel a perdu son azur. Quand à la chair de poule qui soudain brouille le décolleté de la femme à l’éventail, précèderait-elle le cauchemar des estivants, j’ai nommé une belle averse ? Le temps passe, mais pas l’angoisse. La star est tendue, je la vois mordre ses belles lèvres. Je ronge mon frein en silence. Et voilà que mon ventre s’avise de gargouiller, ce n’est vraiment pas le moment. Enfin, ruminer ne sert à rien. Je me concentre, piétine sur place sans me montrer. La bienheureuse, je suis la bienheureuse, et j’aimerais tellement que les autres le soient aussi ! Mon Dieu, et vous aussi mes maîtres : Eugène, Claude, Gustave, Auguste, Marguerite et les autres, qui vous êtes imprégnés de la nature et l’avez si bien travaillée que plus personne aujour- d’hui ne voit le monde à la manière d’autrefois.. Ô vous tous, qui, de là-haut, nous regardez et nous aimez, faites que la soirée ne tourne pas au désastre, envoyez-nous ce jus mystérieux et pourtant essentiel ! Rétablissez le son, et repoussez au loin toutes les nuées ! Vite, le temps presse ! Je vois qu’on s’impatiente, les mains de la lectrice se crispent sur son papier, elle ne va pas tarder à le déchirer ! Oh Isis, mère du très grand Horus, et toi Apis la généreuse, repoussez le spectre de la pluie et que

- Rosalie, ce n’est pas de sa faute, il ne peut pas savoir que nous sommes au-delà du relationnel par la parole. Comment pourrait-il imaginer que nous communiquons directement de cerveau à cerveau ? Notre meuh n’étant que la répétition du son créateur de l’univers. Incantation que nous faisons au début et à la fin de toute mise en retrait de la vie physique, extraction qui nous transforme en pur esprit. J’exagère un peu, disons que nous méditons pour un jour y parvenir. Ces pauvres humains qui se croient la forme la plus évoluée du vivant alors qu’ils ne sont que de vulgaires mammifères mangeurs de viande à peine sortis de l’anthropophagie ! D’accord, ils ne sont pas les seuls, mais la suffisance infinie dont ils font preuve, leur interdit d’imaginer que nombre d’animaux, de « bêtes » comme ils disent, leur sont intellectuellement et spirituellement supérieurs. - Allez Marguerite, viens avec moi les voir. Dans le fond, ce sont des braves humains et leurs petits sont bien mignons. Les deux amies se dirigent doucement vers le groupe. Le papy tout joyeux exulte : - Les enfants, vous voyez que je parle « vache » couramment. Elles ont compris que je leur demandais de venir pour un brin de causette. Meuh, meuh, meuh. - Tu avais raison Rosalie. Il est débile comme un cheval ! Marguerite et Rosalie s’amusent, elles minaudent pour se faire désirer. Elles jouent les apeurées rien que pour le plaisir d’entendre les meuh du grand-père. Après quelques minutes de ce jeu, elles s’approchent de la clôture et se laissent effleurer le museau par le papy. Un recul, juste pour faire peur aux petits et ainsi valoriser leur exploit lorsque, après maintes approches, ils osent enfin les caresser. -C’est bon Rosalie, on prend un peu de recul, je n’ai pas que cela à faire. -Arrête de jouer à la grande sage Marguerite, je t’ai vue, tu étais bien contente de te faire caresser le museau et les grosses poignées d’herbe fraîche du fossé, tu les a mangées avec plaisir.

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C’est vrai, c’est vrai, j’aime bien les caresses et l’herbe verte est fort agréable par rapport au tapis ras et desséché du pré. Pourtant, je dois retourner sous mon pommier pour méditer. Ce qu’ils ne savent pas tous ces humains ignares et sans spiritualité, c’est que l’on atteint l’état Arahat lors d’une réincarnation en vache. Ce qui explique leur sacralisation dans certains pays d’Asie. Pour cela, je dois réussir à abandonner tous mes désirs, tous mes attachements terrestres. Si je réussis à atteindre la délivrance personnelle, ce sera ma dernière incarnation sur cette planète, je serais parvenue au Nirvâna. Toutefois, il est possible d’être réincarné plusieurs fois en vache, donc difficile de savoir si, aujourd’hui, il s’agit de la fin de la perpétuelle errance. Je crains, vu ma faiblesse aux douces choses de la vie, que ce ne soit pas le cas. Comme je crois en la métempsychose, je me dois de persévérer dans la voie du détachement. Si ce n’est pas cette fois-ci, ce sera la prochaine. Le Bouddha Gautama Sakyamuni a persévéré pendant quatre vingt onze « kappa », des ères cosmiques Rosalie, soit un temps incommensurable, alors pourquoi ne le pourrais-je pas ? - Tu me saoules, Marguerite, allez, va méditer sous ton arbre pendant que je profite de la vie, ici et maintenant.. - Pauvre tas de chair à boucherie, oui, je vais me taire et m’éloigner de ta vue. Comme dit Lao Tseu : « Celui qui sait ne parle pas. Celui qui parle, ne sait pas ! »

Marguerite...MARGUERITE...MARGUERITE... Pas de réponse, je crois que je l’ai vexée. Je vais avoir droit à la tête pendant une semaine. Ca finit toujours comme cela, avec toutes ses histoires, elle m’embrouille le cerveau. Il est vrai que, nous les vaches, nous sommes d’une intelligence supérieure. Sur ce point, nous sommes d’accord. Nos divergences sont d’ordre eschatologique. Moi, je pense que le cosmos recycle en particules élémentaires tout ce qu’il matérialise. Tout est éphémère, même l’univers retrouvera son état originel d’énergie non matériel. Je ne crois pas à la métempsychose : j’existe une fois et recyclage. Elle, par contre, est en plein rêve. Elle s’invente des passés et des futurs plus incroyables les uns que les autres. Mar...Marguerite...MARGUERITE… pourquoi tes pattes ne touchent plus le sol ? J’ai peur, ne me laisse pas seule. Je te crois Marguerite, la métempsychose existe. Reviens Marguerite.

25 -La bienheureuse Un ciel pâle, voilé d’une jolie ouate bleutée. Pleuvra-t-il ? Peut-être pas !

Passant la tête à travers les ronces, je peux voir sans être vue. A travers la haie se profilent les allées du château. Cette fois, je flaire qu’un évènement important se prépare : les chaises sagement disposées face au bureau de chêne, et le verre, et la carafe de cristal, et le siège...à mon avis, on attend une star. Moi, l’art, ça me fascine toujours. Attention, quand je dis « art », je mâche mes mots. Je me réfère au vrai, au noble, à ce qui nous élève. Surtout n’y voyez pas cette affreuse boîte à rien, mangeoire au foin douteux où l’on se goberge de plaisanteries vulgaires et de nourritures frelatées ! Quand je pense que les enfants du maître passent cinq heures par jour devant ce réservoir de stupidités, là, pour le coup, ça me rend folle ! Certes, je ne suis qu’une fille d’ici, un cœur simple poussé sur un lit de fleurs de trèfle, et bienheureuse dans ce paysage magnifique que je ne quitterai pour rien au monde. Car chaque matin, depuis mon balcon sur la mer, quel feu d’artifice au soleil levant, lorsque se dissipent les brumes d’or pâle sous les flèches rosées du nouveau jour ! Ah, la lumière sans cesse changeante, jusqu’à ce moment inoubliable où le soleil embrase la mer… et, pour la première fois, comme sur une toile de Boudin, Angus et moi face à la plage déserte… Oui, je loue ma paisible destinée entre océan et campagne, où, narines tournées vers le large, je m’abreuve avec délices de ce vent au goût de sel et de voyages que je ne ferai jamais. Je suis sans diplômes et sans titre et cela me va bien, pourtant la culture fait craquer de secrètes nervures au plus profond de moi, allez savoir ! Hé bien, je vous le dis : ce soir, la partie sera belle ! Crac crac sur le gravier. Ils arrivent. Je me pétrifie. Surtout ne pas se faire remarquer, il pourrait m’en cuire ! Juste un petit signe à Séraphine, comme ça, histoire qu’elle s’en aille paître ailleurs. Cette fois, c’est du lourd, elle a compris, elle s’éloigne. En couple, par vagues ou solitaires, les voilà qui s’installent. Petit ru des murmures, échanges divers, vagissements lorsque se pointe un voisin qu’on n’attendait pas en ces lieux. Une brunette en queue de cheval s’évente discrètement avec le programme de la soirée. La délicieuse attente se prolonge un peu, j’en profite pour embrasser toute la scène, du vieux hêtre plus que centenaire au château Louis XIII. A livre ouvert, je lis le monde et ce soir est excitant, mystérieux, riche de promesses.

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24 -Les pensées de Nénenne Belle vache de race normande du Calvados, je file des jours paisibles

au Domaine de Saint-Hyppolyte, superbe manoir du XVIIème siècle, à Saint-Martin de la Lieue… Soit dit en passant, cela en fait des vaches qui ont brouté cette belle herbe si drue et si verte, au cours des siècles passés ! Les sages disent qu’en Normandie, il ne pleut que deux fois par semaine ! Cela me fait bien rire, mais je me refuse à être « la vache qui rit » !... Nombreuses, dans le pré, moi et mes camarades de jeux, nous nous régalons avec ce menu quotidien, digne d’un « cinq étoiles » ! Excellentes vaches laitières, renommées dans la région, on fait de notre lait si goûteux, des fromages succulents tels que le Pont l’Evêque ou le Livarot. Pour les collectionneurs, notre portrait figure parfois sur les boîtes. Ma vie est partagée entre de longues siestes, à l’ombre des pommiers, quand le temps le permet et les séances de traite. J’adore cette dernière ! C’est si facile maintenant avec les moyens modernes : Auparavant, c’était souvent que des mains inexpérimentées nous faisaient bien souffrir. C’est que le pis de la vache est fragile ! Je me distingue de mes consoeurs grâce à mon nom. Bien sûr, j’aurai pu m’appeler « Marguerite », comme la star du célèbre film « La vache et le prisonnier » avec Fernandel. Mais moi, je ne suis qu’une simple paysanne du terroir normand « une bouseuse » fuyant les mondanités et le charmant prénom de Germaine me convient tout à fait ! Surtout que mon maître, dont je suis la préférée, me surnomme affectueusement « Nénétte ». Certaines de mes copines, elles aimeraient bien être immortalisées sur la toile par un peintre aussi renommé qu’Eugène boudin, à son époque. Moi, je me contente de jouer les vedettes lorsque les touristes envahissent l’été notre domaine. Même si je suis à la campagne, je suis artiste, à ma façon, battant la mesure avec ma queue pour chasser les mouches. Mais, surtout, j’aime être « dans le vent » et des faits divers, rien ne m’échappe ! Notamment, ces temps-ci, on reparle de la guerre des producteurs de lait. Ainsi, j’espère de tout cœur que cette année encore, notre si bon lait ne sera pas répandu sur le sol souillé de la capitale...Ce serait, à nouveau, un grand gâchis ! J’espère vivre encore longtemps et je ne quitterai pour rien au monde, ma belle Normandie natale !

2 -Je m’appelle Marguerite—nec plus ultra du patronyme bovin—

Marguerite, Margot pour les intimes. La Margot de la ferme des Maurois. Comme mes sœurs, cousines : Blanchette, Rosalie, la Grison et de manière générale mes congénères, je rumine nos griefs à l’égard de la gent humaine qui nous traite avec condescendance, et pourtant nous est redevable. A les en croire, coriaces, cruelles serions-nous, impitoyables même : « Vaches ! » et tout est dit « Quelle vache ce type ! » « C’est une vieille carne que cette nana ! » « Une vraie peau de vache ! » Alors là, nous nous insurgeons. Nous, au pelage soyeux, à la tendre peau qu’ils s’ingénient, « les vaches ! » -pardon ! Ça m’a échappé-à durcir en la tannant. Ne nous leur fournissons-nous pas chaussures, cuir garanti, et blousons tant prisés ? Il n’est pas jusqu’à notre nom, à qui sait un tant soit peu y prêter attention, qui ne traduise l’onctueuse et bénigne douceur de notre caractère : la chuintante « che » finale adoucit le « va » initial. « Va, cours, vole et nous venge ». Désolée je m’égare en une plainte élégiaque. Et comment ne pas être sensible à notre meu-eu-eu-h s’étirant à l’infini… Rien à voir avec ces cows chaotiques de nos consoeurs anglaises : des syllabes heurtées. Un total chaos patronymique. Aux yeux de ceux qui nous ont asservies, imposé le joug infâmant, nous sommes stupides. Ne stigmatisent-ils pas leurs phénomènes les moins réussis esthétiquement, les obèses idiotes de – « grosses vaches » ajoutant pour faire bonne mesure « au regard bovin » - feignant d’ignorer qu’un de leurs célèbres poètes, Virgile, a vanté chez la pucelle, le charme limpide de nos yeux humides ourlés de longs cils. Nous ne serions pas capables de raisonner, et même de ratiociner, tout comme eux ? Vous me la baillez belle. Qu’avons-nous besoin d’un Jean Foutre de Descartes pour émettre une évidence— « je pense, donc je suis ». Bo(eu)f.

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Pour en revenir à moi, Margot, Margot IV, pour être précise, je descends en droite ligne de grand-mère Margot I, élevée dans le carré d’or des pâturages : Camembert, Livarot, sélectionnée en son temps pour ses performances laitières. Une vaillante, la Margot. Adonc de séduire avec ses pis gonflés, sa jolie robe chamois et son regard bovin, grand-père Maurois à la foire aux bestiaux de Pont-L’Evêque. Elle jouait, en robe chamoisée veloutée crème (dont j’ai héritée via Margot III et II), les pin-up, les autres prétendantes se présentant encore en traditionnelle tenue normande, noir et blanc, élégante, certes, mais un peu désuète. Voilà pour la lignée maternelle. Quant aux pères… Chez nous, nous pratiquons un matriarcat obligé puisque ces maudits éleveurs ne nous donnent guère l’occasion de fréquenter nos mâles. J’ai ouï dire qu’autrefois, on menait la vache au taureau. Il y a belle lurette que nous ne pouvons plus contempler les mâles attributs des géniteurs. Désormais, sévit l’insémination artificielle, frustrante mais hygiénique et répondant aux impératifs de productivité laitière : Soit tant de vaches –potentiellement gravides– fécondées par x taureaux à semence fortement fertile, « taureaux génomiques », pour la toute dernière génération qui produiront…. Ouf, j’en ai le tournis. D’ici qu’ils nous concoctent une descendance in-vitro… Ils ont bien réussi à créer artificiellement cette pauvre Dolly—Dolly, c’était pourtant un bien joli nom. Combien de temps encore, nous les vaches normandes et les autres, pour ne pas paraître racistes, la Flamande, la Monbéliarde, celle des montagnes à vaches, pourrons-nous paître paisiblement l’herbe tendre, savoureuse, odorante, fleurie de boutons d’or qui, dit la légende, colorerait notre beurre ? Je mâche, mâchouille, somnole… Vache sans grade, citoyenne lambda, comme je suis heureuse qu’on ne m’ait en rien distinguée. Cousine Blanchette, promue sujet d’exception, m’a conté que son fermier, en quête de médailles honorifiques, l’a conduite en bétaillère, quelle horreur ! Dans un horrible hangar puant –salon agricole qu’ils appellent– où elle a dû subir les caresses malhabiles de bambins urbains découvrant la race bovine, et qu’elle a échappé de justesse aux bisouilles d’un certain Chirac réputé expert en la matière.

Enfin, question peinture, je préfère Andy Warhol et son papier peint à têtes de vaches (1966), la patronne, elle en a mis une repro sur la porte de l’étable. Toi— Es-tu heureuse ? Moi— Comme les gens du show biz (on a presque un voisin chanteur) on m’a appris à ne jamais répondre à une question en commençant par oui ou non, Alors, je dirai Meeeuuuuhhhhh ! Toi— Et bien, merci pour cet entretien Sarlabotte de Dives Moi— Je voudrais avant d’en finir, te parler de mes problèmes sexuels. Puisque tu es une femme, chère Mennie Grégoire. Sais-tu qu’on ne va plus au taureau maintenant ? Toi— (un peu gênée) : Ah oui, mais c’est moins brutal ! Moi— Sûrement, mais c’est quand même moins agréable. Enfin, c’est le progrés, hein ma petite Mennie ? Toi— Bon on va terminer maintenant ! Moi— Ok,Ok, va donc à Honfleur, là où le pépé achetait de la crème à mammite, chez anciennement Allais (encore un drôle de type), à la pharmacie du Passocéan—au-dessus, il y a un petit musée et là, bien exposée et raide, tu pourras voir la queue de l’arrière arrière et encore arrière grand-père de mon grand-père. Allez, salut Mennie, passe à la ferme si tu veux un bol de lait !

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Moi— Ha, le Pierrot, c’est un bon ! Il se ballade dans les champs ou il va à Cabourg ou dans le coin, frimer avec son nouveau 4x4 chinois, un SBONG SYUNG ! Toi— Il est vrai qu’ici c’est un bel engin pour frimer, surtout l’été. Mais il bosse un peu quand même ? Moi— Sûrement ! On le voit des fois au Crédit Agricole, je crois qu’il en pince pour la nouvelle caissière, la Marie-Jo (j’ai entendu dire que c’était un bon bateau. Pourrais-tu m’expliquer ?) De temps en temps, il coupe ou retourne quelques champs vers Caen avec son super tracteur, un CHIN WU-GO de 700 CV avec GPS, radio, télé, machine à café et micro-onde. Heureusement, il n’y a pas de barbecue, sinon il pourrait nous bouffer en route, le gueux ! Toi— Sinon quoi, c’est pas trop dur ? Moi— Non, ici l’herbe est bien tendre avec un petit goût d’iode. L’été, je suis un peu stressée quand même, des randonneurs qui avancent au cidre brut. Si on est parquées vers l’autoroute de l’autre côté, le péage de Dozulé c’est infernal et puis j’aime pas voir passer les camions frigo, ça me déprime. Va savoir ce qu’il y a dedans, si c’est du beurre ou du camembert ça va mais si c’est….. Avantage : Vue sur la gare, ça occupe. Je compte les voyageurs. Toi— Bon, excuse pour cette question. La nouvelle caserne des pompiers, qu’en dis-tu ? Moi— Un peu de bruit, mais on s’est habituées aux PIN PON. Ca fait le même bruit que la machine à traire en plus fort ! Le pire avec les copines, c’est la vue sur le MC DO. Ca m’empêche de ruminer tranquillement et puis aussi, j’ai entendu dire que les investisseurs achetaient des parts de vache ! Mince, à qui est mon entrecôte ? Toi— As-tu entendu parler des peintres impressionnistes ? Moi— Sûrement que oui ! L’hiver à l’étable, l’Emma , la diplômée d’HEB, elle nous met la radio RF 14 (Radio Foin Calvados financée par les jeunes agriculteurs) pour que la production par tête soit meilleure. C’est là que j’ai entendu parler d’eux en mâchonnant. Toi— Par exemple ? Moi— Ben, Monnet (déjeuner sur l’herbe, 1863), c’est mon préféré parce que nous aussi on déjeune sur l’herbe. Puis, Pissaro, Sisley, Caillebotte, le père Corot et Van Gogh, celui qu’à une marque à l’oreille. Et celui d’Honfleur, un nom que j’aime pas trop. Ah oui, Boudin l’Eugène, un drôle qui nous a quittés pour aller au Havre, de l’autre côté, tu te rends compte ?

Ruminant à loisir à l’ombre légère de mon saule, comme je plains ces stars du muscle, de la traite et les pauvres vachettes affolées, lancées à leur corps défendant dans les rues de Bayonne ou Dax pour piétiner sauvagement quelques aficionado. Je mâche, mâchouille, somnole .Zzzzzzzzz……

3 –Que pensent les vaches , La vache Clara, qui appartenait à la famille aristocratique BURIN, était

devenue la curiosité du village. Des agences de voyage organisaient des circuits autour d’elle. Ce jour-là, à l’arrivée d’un autocar rempli de photographes en quête du cliché à sensation, Clara ne put que meugler et penser : « Mais que ces touristes me fichent la paix : Ce n’est pas parce qu’il y a quelques années, j’ai été mannequin pour la Vache qui rit, Cuir Center* , que je vais encore prendre la pose pour eux. Non, je ne veux pas et en plus, je ne suis pas maquillée. Je préfère mettre ma retraite à profit, faire de l’humanitaire plutôt que jouer la star, le modèle, la Première Vache de France… Non, je veux me rendre utile, aider les gens qui souffrent. Je veux me noyer dans la masse de certains intouchables, mais avec un minimum de confort quand même, je veux…. Je veux partir en Inde et être sacrée ! » *et bien d’autres marques de luxe, que mon contrat m’interdit de citer puisque je ne travaille plus pour eux.

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4 - Au revoir Arlette !

Je sais ! Notre physionomie ne plaide guère en notre faveur. Et le fait de

ruminer ne contribue pas non plus à nous donner un air particulièrement intelligent. Quant à la propreté… « peut mieux faire », pour reprendre l’expression favorite du fils du Maire, pistonné au Centre Communal d’Hygiène et Santé. Et je ne vous parle pas de la nourriture, certes abondante mais si peu variée …. -Mais, vous êtes au grand air ! Gloussent quelques poules de l’usine voisine. -Oui, bien sûr, tantôt sous la pluie, fine et drue, tantôt sous un soleil sec comme le calva du Père Boudin. Avec les mouches comme seules compagnies… Notre unique distraction, c’est le train qui fait la navette, matin et soir, entre Paris et la côte normande. En 36, c’était la folie. Les vacanciers, tous aux fenêtres, semblaient nous découvrir. La magie des congés payés. Aujour- d’hui, ils ont la tête baissée sur de drôles d’écrans avec des bouchons noirs dans les oreilles. Mais, il reste un train que je guette chaque été, car il est bondé d’artistes et d’écrivains, au verbe haut et à l’entrain salvateur. Parmi eux, déambule une femme de belle allure, qui a un mot pour chacun. Et bien qu’elle soit accaparée par des amis venus de l’Europe entière, elle trouve toujours un répit pour se retourner vers nous, comme pour nous saluer. Mais, cette année, j’ai beau la chercher dans la masse sombre des compartiments, aucune tâche de couleur ne se détache. Evanouis, les éclats de rire, les effusions lyriques. Silence de cire. Un grand escogriffe a beau lancer en notre direction : « Soyez belge envers les animaux ! » Le cœur n’y est pas. La Reine du voyage manquait. J’ai appris son prénom à cette occasion car il était sur toutes les lèvres. Comme un grain de sable qui roulerait, libre et léger sur la crête des conversations. Un grain de poésie, un grain de bonté sur la peau des connivences. En disparaissant à l’horizon, le serpent d’acier a craché une dernière volée d’étincelles. Dans la vallée rendue à son obscurité, le troupeau m’a délicatement entourée. Puis, le soleil s’est couché.

23 -Rencontre avec une sarlabotte Moi— Je me présente, je suis une vache Cotentine-Normande, tâchée

d’un agréable marron, j’ai 3 ans et descends de la pure race Divaise des Sarlabottes, élevée au-dessus dudit pays, dans de gras prés pentus, avec vue sur mer. Mon vrai nom officiel dans les registres est « Sarlabotte de la Côte ». J’ai une identification matérialisée par une boucle dans chaque oreille - les jeunots en mobylette du coin appellent ça un piercing- Toi—-Mince, t’as pas l’air, mais t’es vachement mode. En fait, c’est ton passeport. Moi— Tout à fait, je suis immatriculée comme ta 2 CV, et toutes les choses à vendre. On ne peut même pas me scanner, j’ai un code barre sur l’oreille, comme ça le boss avec son GPS, il sait toujours où je pais. C’est pas comme vos filous de mômes qui sont pas scannés dans leurs piercings. Il vous faut encore courir après, nous c’est fini, plus de coups de bâtons. Toi—C’est formidable, ça me fait forte impression, en plus je crois que vous portez une puce. Moi— Peut-être, sûrement moins que ce sale cabot aboyant qui des fois nous court après. Finalement, il n’y a que vous les humains qui n’êtes pas marqués. Toi— Peut-être, mais nous on est aussi marqués, un peu différemment, on a plein de cartes avec des numéros dont on ne se souvient pas toujours. Moi— Tu me fais bien rire, on n’a pas de poches pour les ranger, pas de portable non plus et comment pourrais-je t’envoyer un SMS avec mes sabots pleins de boue, hein ? Toi— Mais comment te sens-tu ici à notre époque, en 2010 ? Moi— Plutôt bien. Mon maître, le père Rouault est marrant et sympa. Je le vois pour la traite en ce moment et le prix du lait, il s’en fiche. C’est juste pour les sub comme il dit. J’ai entendu dire qu’il avait 450 hectares dans la plaine de Caen, alors nous, on est un peu « ses danseuses ». En plus, sa femme, la jeune Emma qui vient de la ville «Livarot », elle est super sympa et elle sort d’HEB (Hautes Etudes Bovines). Toi— Mais que fait-elle ? Moi— Elle est souvent à l’ordinateur, elle spécule sur le blé, le lin, les betteraves-pas sur le lait en ce moment-sinon elle part à Caen avec sa Mini Coop faire du shopping. Toi— Et lui, le Jean-Pierre, qu’est-ce qu’il fait ?

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Certaines personnes se contentent de les entendre siffler, notre joie à nous, est de les contempler et peut-être qu’ils y trouvent aussi une beauté à cet instrument, si avancé dans sa technique, qu’il sait bien les transporter vers d’autres élans faits de rencontres à travers de sublimes paysages. Seul revers de la médaille : les hommes en sont tellement conscients que, par leurs passages, ils nous donnent l’impression de s’être reproduits dix fois plus que nous dans ce qui au départ, nous appartenait exclusivement et ceci à cause de notre lait. Si la vache sait se faire « vache », c’est bien parce qu’elle a été provoquée. Quelle idée abjecte, saugrenue de la lancer dans les rues pour la charger ? Les gens récoltent ainsi la tempête de ce qu’ils ont semé ; là où nous avons mis tant de bien à permettre leur développement humain, ils mettent beaucoup de mal à ce que nous les poursuivions et les blessions. Voilà une belle récompense pour celles qui les ont fondés ! Et à peine enfant, là où nous ne réclamons qu’affection et épanouissement, ils nous entraînent dans des jeux pas de notre âge où ils nous violentent en nous encerclant dans une corde et en tordant nos cornes à peine naissantes. Mais ce n’est pas tout : par leurs constructions irraisonnées engendrant une pollution bientôt dévastatrice, ils ont réduit notre territoire tant convoité. Le bonheur est dans le pré, mais qu’en reste-t-il ? L’homme détruit ce que la nature lui crée et il n’est donc pas conscient qu’il se détruit lui-même. C’est ainsi que des herbes folles, de verts pâturages entourant de longs et délicats sillons de champs dorés au soleil, de jardins engendrant de vrais édens jadis s’étendaient à perte de vue pour la beauté des regards. La vache ne s’y retrouve plus, elle ne sait par conséquent, où se poser pour paître en paix. Si les personnes se plaignent de notre apparence grossière, qu’elles ne diminuent pas notre espace vital, cela pourrait leur être fatal. Imaginons par conséquent, que les vaches tendent à disparaître, les dits humains se seraient tendus le piège de l’handicap, du développement irrégulier de leurs enfants et, comme si les difficultés n’étaient pas assez énormes en ce moment, ils feraient surgir un nouvel obstacle en vue de l’épanouissement du futur. Nous nous sommes ainsi rendus indispensables à la survie des hommes, au renouvellement des espèces et ils ne nous expriment aucune reconnaissance. Pire ! Ils nous manifestent même du mépris. Quand ils affrontent de nouveaux problèmes dans leur existence, leur réflexe immédiat dans ces moments est de dire : « oh la vache ! »

5 -Il ne me regarde même pas… Il est là, à quelques mètres, avec

ses pinceaux, son chevalet bancal, sa toile blanche et sa palette de

couleurs, mais ne me jette pas un regard.

Nous sommes pourtant splendides, mes cousines et moi-même, dans nos robes colorées : écru, beige, marron clair, brun, noir, toutes ces couleurs mêlées font de nous de fières normandes, aux pis gonflés, au poil soyeux, aux cornes luisantes, au regard si tendre. Mais non, ce peintre plisse les yeux, se concentre, et commence à reproduire sur sa toile ce champ de blé, là-bas, à l’ouest, ourlé de coquelicots. C’est vrai qu’il bruisse agréablement, ce champ : le blé se courbe doucement sous la caresse du vent, les fragiles fleurs ponctuent la végétation dorée de leurs tâches rouge vif. Le ciel est bleu, parsemé de gros nuages blancs qui dansent dans une sorte de farandole, poussés par la brise vers les terres. A droite, quelques bosquets où pépient des oiseaux. Plus bas, à gauche, ce vieux pressoir semble assoupi, dans l’attente des pommes odorantes qu’il accueillera à l’automne… Mais pourquoi s’obstiner sur ces paysages fleuris, coquelicots sanguins, tournesols d’or, lin bleuté, quand nous, ravissants spécimens bovins, ferions un si beau tableau ? J’ai ouï dire qu’un fameux écrivain britannique, Oscar Wilde, avait déclaré : « Les vaches adorent se faire photographier et, à l’inverse des monuments d’architecture, elles ne bougent pas. » La photographie, bon c’est vrai, je ne sais pas trop ce que c’est, mais quoi qu’il en soit, je suis parfaitement d’accord avec cet homme particulièrement sensé ! Avant que le fermier ne nous mette ici, en pleine campagne, j’ai connu quelques pâturages sur les hauteurs d’Etretat. Je ne pourrais dénombrer tous les peintres du dimanche, absorbés par le paysage majestueux (mais manquant singulièrement d’originalité, croyez-moi) s’offrant à eux : falaise d’Amont, falaise d’Aval, aiguille creuse, trompe d’éléphant, plage de galets roulants sous l’affront des vagues, coquettes villas face à la mer… C’est vrai qu’ils sont beaux, les jours à Etretat. La lumière douce et grise quand il pleut, cette mer presque turquoise par grand beau temps et ces couchers de soleil, ah, ces couchers de soleil…

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Une explosion de couleurs d’un romantisme absolu. De quoi faire de nous de magnifiques bestiaux, loin du tumulte des villes, ruminant à longueur de journée notre riche herbe normande… Le soir commence à tomber, je sens au bout de mes sabots la fraîcheur monter. J’aime ce moment calme, où nous sommes rassemblées en attendant la nuit, simplement heureuses d’être là, en vie. Ah, voilà notre peintre qui replie ses affaires. Mais non, je ne rêve pas : il nous observe ! Le voilà qui nous jauge, nous étudie, et semble réfléchir à ce que pourrait donner, à l’huile, une scène si touchante… Pour sûr, c’est gagné : demain, il reviendra, et c’est nous qu’il peindra…

6 -Marché Normand

Flanquée de sa génisse de fille, Mathilde avança d’un pas tranquille

vers le peintre à son chevalet au beau milieu du pré, jeta un œil sur la toile.

- « Style vache-art ! Très tendance ! » pensa-t-elle réjouie.

- « M’man, c’est quoi ça ? »

Guenièvre pointa son petit museau en direction de l’homme. Elle était en plein âge des questions.

- « Ca, comme tu dis, ça, fille, c’est un croûteux. Il produit des croûtes. Nous produisons du lait, le pommier des pommes, le croûteux, des croûtes. C’est simple ». La veille, au moment de la traite, le maître avait parlé du peintre :

- « V’là l’croûteux qui s’en revient de la ville. Avec ses pneus il m’a encore écrasé des luzernes. Va ben falloir que j’y cause.

Il avait ajouté :

-« Peut pas faire deux cents mètres à pied. Ya pas à dire, la bagnole sera toujours la vache à lait de l’Etat... »

22 -La vache Je vois les gens se dresser sur leur deux pattes. J’en ai quatre, ce

qui me donne, c’est sûr, un sacré avantage. Sacrée, je le suis, mais pas ici chez moi en Normandie mais dans ces pays plus avancés que les nôtres qui ont su déceler bien avant nous, toutes les qualités que pouvait posséder un tel animal comme moi. Si donc les êtres dits humains, ont si bonne mine avec leur silhouette composée d’os, de muscles et de chair, s’ils affichent fièrement une belle apparence au regard clair, aux yeux qui scintillent, au nez flairant de merveilleuses odeurs, à la bouche sensuelle prête à mordre les meilleurs mets et à embrasser qui leur plaît, ils ne savent pas, ces imbéciles, au demeurant, qu’ils le doivent à nous, les vaches. En effet, la vache est créatrice, ce qui fait d’elle en passant, une véritable artiste. Et comme tout artiste, elle fait profiter de son ouvrage et c’est ainsi qu’elle engendre des chefs d’œuvre d’êtres dits humains. Des artistes, cependant, mes ancêtres en ont connus dans notre chère Normandie. La concurrence était bien présente, car ils les voyaient retransmettre sur des planches ce que pourtant nous regardions toute la journée devant nous ; nos anciens n’y voyaient pas trop l’intérêt sauf qu’une fois fini, c’était différent et encore même plus beau que le réel bien que nous y étions rarement présentes. Par contre, les allers et venues ont provoqué une promiscuité dont nous nous serions bien passées. Par mon lait bienfaiteur, j’encourage la croissance, phénomène tellement réclamé par ailleurs en ce temps de crise, ce qui n’est possible au niveau économique l’est au niveau dit humain. C’est ainsi que les gens avancent dans la vie, clopin-clopant parfois, mais souvent d’un pas résolu. Ils se demandent pourquoi ils sont par conséquent si beaux, si sûrs d’eux sur leur deux pieds, à la fois aimants et aimés. C’est à la vache qu’ils le doivent. Oh ! Certes, la vache elle-même ne paie pas de mine. Le créé semble s’avérer plus joli que son créateur, mais prêtez-y une forte attention : au second regard, vous constaterez que nous avons du charme, que nous savons nous rendre aimables et attachantes. Bien entendu, ruminer est un autre langage qui ne saurait leur être accessible, mais après tout, peuvent-ils se vanter de parler toutes les langues étrangères ? En outre, là où ils cherchent le clinquant, le sensationnel, le hors du commun si inaccessible qu’ils ne comprennent jamais ne pouvoir l’atteindre, la vache se contente de plaisirs simples : elle regarde passer les trains !

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Le temps passe lentement et les deux copines sont toujours statifiées au milieu des coquelicots. Les ombres s’allongent déjà très loin , lorsque… enfin, l’inconnu se lève, étirant ses bras et se massant la nuque. « Voilà, c’est terminé. Vous êtes sur la toile, mes toutes belles », dit-il en regardant les deux amies. « Mais, que dit-il ? » Demande Marguerite « Que nous sommes sur la toile, toutes belles ! » « Toutes belles ? » Se trémousse Marguerite en ondulant de la croupe et en battant des cils. « Quel chou ! » Lentement, les deux copines se rapprochent du peintre, curieuses et là…. De l’autre côté de la toile devenue pré, au milieu des boutons d’or, des coquelicots, et des bleuets, deux vaches les regardent… « C’est nous ? » S’extasient Marguerite et Blanche « C’est vous ! » Répond le peintre, « et immortalisées à jamais sur cette toile », étonné d’avoir su créer un tel chef-d’œuvre.... « et, pour l’éternité ! » « Aujourd’hui, comme ils le disent encore, nous sommes devenues des stars ! Meuh !...oui !... » « Meuh ! Ce que j’en pense ? Est-ce si important ? , Meuh ! Non ! Ce sont des impressions, voilà tout ! »

Mathilde n’avait pas bien compris le rapport entre elle-même et cette vulgaire caisse à roulettes. Elle avait déjà contemplé son image quand elle s’abreuvait à l’étang. Rien à voir…

Elle n’avait rien dit. Les hommes ont leurs humeurs. Ça devait être un jour sans pour le maître. - « M’man ! Insista Guenièvre. A quoi ça sert les croûtes ? Pourquoi il en produit ? » - « Pour manger. Pour vivre, dit Mathilde, patiente. Elle avait failli dire : pour croûter... » Produire, produire ou périr. Mathilde rumina l’idée en silence. Le péril était grand en ces temps darwiniens. Le maître le disait : « Les temps changent. Le lait ne se vend plus ». Mathilde savait ce que ça voulait dire. Elle avait vu sa mère partir bien jeune une fois son lait tari. Si même des pis bien pleins n’assuraient plus l’avenir, il fallait trouver autre chose, pour elle, pour Guenièvre. Mathilde s’en était allée trouver le maître : - « J’ai une offre à vous faire, not’ maître » Le fermier avait levé un sourcil étonné. - « Une offre ? Toi?!! Pas possible ! Oh la vache !!! » Et, de joie, il s’était claqué les cuisses à grands coups de ses mains, qu’il avait grosses comme des battoirs. - « Not’ maître, s’il vous plaît, j’vous saurai gré de rester bien poli. Votre visiteur agronome, l’Indien de l’autre jour, l’a bien dit : une vache, c’est sacré. Elle ajouta en redressant un peu la tête : - « En plus, je suis une pure normande. Et puis, je porte un nom de reine ».

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- « Fais excuse, « Reine Mathilde », avait dit le maître, goguenard. Alors ? » - « Alors voilà. Avec les autres on a causé..?. Non, not’ maître, pas à tout bout de champ, comme vous dites. Et on a décidé de créer une… une coopérative bovine ». - « Une… ?! » - « Oui. De mettre not’ purin en commun. De vous l’vendre. A bon prix. Comme font nos cousines, les vaches d’Amérique, aux cowboys de là-bas. » - « Et… elle font ça depuis quand ? Hein ? Tu peux me l’dire ? » - « Je peux. Depuis la crise du lait. Depuis l’avènement du biogaz ». Le paysan maudit le jour où, pour faire moderne, il avait mis sa vieille télé dans l’étable. - « Ca les distrait, le lait n’en est qu’meilleur ! Avait dit le Toine de la ferme voisine ! » Maudit Toine ! Il prit son air finaud : - « Et pourquoi c’est-y que j’vous le paierai, c’purin-là ? Il est à moi, pas vrai ? Pourquoi c’est-y que j’irais payer pour ce que j’avions déjà ? » - « Ca se discute » , dit Mathilde. « Ce qui ne se discute pas, en revanche, c’est qu’en ce moment même, cette manne précieuse se perd aux quatre coins du pré, chez le voisin, sur les chemins, et jusque sur la route. Ca me fait peine, not’ maître, et aux autres aussi. Vous en profitez pas. Inutilisable, qu’elle est, pour l’instant, cette manne. Avec le travail qu’il vous faudrait pour rassembler tout ça, le méthane produit, il ne serait pas rentable… Tandis que si vous et nous, on coopère, si déjà dans un premier temps on centralise… » Mathilde exposa l’ensemble du projet méthanier.

Nous étions toutes tétanisées, regroupées au milieu du pré. Mais ça n’a pas duré parce que je dois te dire ma Belle, que ma grand-mère et ses copines ont, par la suite, regardé passer les charrettes, enfin les trains, comme ils disent, des journées entières et avec un grand plaisir. C’est que, dans nos prairies, les distractions sont rares. Alors, ces trains, ces vacanciers, c’étaient le mouvement, les rires, les chants, la vie quoi ! qui réveillaient nos compagnes endormies. De ces trains, sont descendus des artistes, comme ils disent. Venus dans nos bocages pour y reproduire la nature sur une toile blanche. Bizarre ! Non ? Ils peignaient des journées entières les mêmes paysages sous le soleil, par temps de pluie, de brouillard et nous n’avons jamais compris pourquoi. Peut-être voulaient-ils conserver cette nature chez eux là-bas en ville. A propos de peinture, ma grand-mère m’avait raconté une petite anecdote concernant deux de ses copines. Mais pour ça, je dois me mettre dans la peau des copines… de ma grand-mère. Alors voilà… » « Marguerite, ne te retourne pas tout de suite, on nous regarde ! » « Qui ça on? Est-il grand, musclé, le jarret volontaire ? A-t-il l’œil insolent, coquin, la corne hardie. Allons, Blanche, dis-moi ? » « Ah ! Marguerite, tu me fatigues. Tu ne penses vraiment qu’à ça ! » « Meu euh ! Est-ce que tu parles de ce beau jeune homme que j’aperçois là-bas ? susurre Marguerite , que vient-il faire dans ce pré avec ce bric à brac ? » « Un tabouret ? Il s’assoit maintenant… pas gêné ! » « Il ne vient tout de même pas pour nous traire ? » « Moi, il ne me touchera pas. Sans blagues ! » Les deux copines restent à bonne distance de l’inconnu installé là comme chez lui. « Mais que fait-il donc ? » S’interrogent Blanche et Marguerite qui observent sans bouger un cil, telles des statues, l’intrus qui lui non plus ne bouge pas si ce n’est le bras qui fait de grands moulinets et la tête qui apparaît et disparaît derrière un drap, une toile blanche comme celui de la fermière le jour de la lessive.

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21 -Méditation?... « Dis-moi, grand-mère : comment vivait-on avant, quand ta grand-mère à

toi était jeune ? » Interrogea Belle « Comment vivait-on ? » Répondit grand-mère prénommée « la Roussette » (à cause de sa robe), à sa petite vachette prénommée Belle (parce que la regarder était un ravissement) « Mais oui, grand-mère ! Comment… » « D’abord, sais-tu ma Belle que nous avons beaucoup de chance d’appartenir à la « corporation des vaches laitières », car, aujourd’hui, naître, grandir, gambader en liberté dans les prés est « devenu un privilège » que d’autres n’ont plus hélas… condamnées qu’elles sont à l’obscure tristesse des étables ! Mais… pour répondre à « comment vivait-on ? » je dois remonter très loin dans ma mémoire, dans ce temps où je tétais encore ma mère. De ce temps où ma grand-mère à moi évoquait déjà ses souvenirs… d’avant… le grand chambardement ! Des prairies d’alors se levaient entre vallons et collines, des ruisseaux à l’eau si claire et si pure qu’elle désaltérait aussi bien les vaches que les humains. Des haies gazouillantes d’oiseaux. Des arbres centenaires à l’ombre desquels nous ruminions aux heures si chaudes d’un bel été. Mais aussi des naissances qui nous rendaient si fières et si importantes aux yeux des fermiers reconnaissants. Oh oui ! Nous étions si heureuses soupirait ma grand-mère, ses grands yeux devenus humides. Et puis… dit-elle, un jour dans ce paradis, arrivent des hommes, des plans plein les bras pour de nouveaux chemins. Des machines infernales qui délimitent, creusent, arrachent les arbres, comblent les ruisseaux, retournent nos prés pour y construire des résidences, des hôtels, des « stations balnéaires », comme ils disent. Ce fut un immense chantier, qui dura très longtemps et le chemin enfin, fut déclaré en état de service, un soir de printemps. Ah ! Jamais je n’oublierai ce lendemain. Le fermier venait de terminer la traite du matin… quand… un roulement épouvantable s’éleva du vallon accompagné d’un sifflement strident qui nous éparpilla toutes aux quatre coins du pré. Une drôle de chouette crachant une fumée noire suivie de trois autres à la queue leu leu fonçaient sur nous dans un bruit d’enfer. Nous n’en croyions pas nos yeux, car sur ce nouveau « chemin de fer » comme ils disent, les charrettes avançaient sans chevaux ni bœufs pour les tirer ! Pour nous, c’était de la magie.

Le maître s’était frotté le menton. - « Et combien qu’ça me coûterait, à moi, c’t’histoire ? » - « Pas un sou », dit Mathilde. Simplement, il ne serait plus question de nous vendre. Une fois vendues, on sait trop ce qui se passe… Elle vit le soulagement du maître à l’idée de n’avoir point à bourse délier… Tuer la vache aux bouses d’or ! Pardi, ça s’fait point, pas si bête ! Pensa le fermier. Il fit attendre sa réponse un bon peu pour la forme. Dame, il n’faut point avoir l’air de céder trop vite. Ya rien à y gagner ! - « Tope là, dit-il enfin. Euh, enfin, marché conclu, j’veux dire. Toi et les autres vous pouvez y compter ». Il tourna les talons, tout joyeux, en riant dans sa barbe : - « Ah, les vaches, tout d’même ! Un marché… Si j’avais pu penser !!.... » Le regard de Mathilde avait croisé celui du maître. Un regard plein de rêves d’humain. Des rêves qui s’étalaient déjà en gros titres à la une : LE NOUVEAU ROI DU METHANE EST UN FERMIER NORMAND Ainsi donc, not’ maître, c’est pour ça que tu luttes… se dit-elle, pensive en mâchonnant une brassée de fleurs. Pour l’or, la gloire. Moi, je lutte pour vivre. Son museau doux effleura l’oreille de Guenièvre, tandis qu’elle contemplait les mamelons gorgés d’herbe des collines alentour.

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7 -Il fait bon aujourd’hui et, comme toujours, je suis la première

éveillée du troupeau. C’est l’été, alors nous pouvons dormir dehors et le matin, l’herbe chatouille un peu, c’est agréable. Le soleil commence tout juste à se lever, j’aime assister à ce moment et voir le jour se colorer. Je décide de marcher un peu, je fais quelques fois le tour du pré. L’herbe mouillée fait un bruit doux en s’écrasant sous mes sabots. Je m’arrête pour brouter car c’est maintenant que l’herbe est la meilleure, fraîche, croquante, encore couverte de rosée… Pâquerette fait semblant de dormir encore, mais je sais qu’elle est réveillée car je l’ai vue ouvrir l’œil. Je crois qu’elle est la plus paresseuse du troupeau. Elle attend toujours que toutes les autres vaches se soient levées pour se lever à son tour. Tiens, Rosa n’a pas dormi à côté de Rita cette nuit ! Elles sont inséparables d’habitude, mais je crois qu’elles se sont disputées hier à propos des vaches sacrées en Inde. Elles n’étaient pas d’accord à propos du récipient dans lequel on leur servirait l’herbe la plus délicieuse du monde, des plateaux d’argent ou d’énormes rubis taillés. Moi, je ne voudrais ni l’un, ni l’autre. Manger de l’herbe coupée ne serait pas un plaisir, je préfère sentir que je l’arrache de terre avec mes dents ! Marguerite se réveille. Elle est en quelque sorte, la chef spirituelle du troupeau, bien que nous soyons toutes égales. C’est une des plus vieilles et également une des plus sages, alors tout le monde l’écoute avec attention. Elle est assez autoritaire et veut que le troupeau vive à son rythme ; à peine levée, elle se met à meugler pour réveiller toutes les autres. Pâquerette ne peut plus faire semblant de dormir. Je contemple le paysage vert et lumineux. Au loin, un train passe en sifflant. Prises du même réflexe, nous nous tournons toutes dans sa direction et le fixons longuement du regard. Nous ne savons pas si les trains ont toujours existé, car nous leur trouvons un air étrange. Nous sommes pourtant habituées à en voir, mais à chaque fois qu’un train passe, nous le regardons étonnées. Puis nous nous remettons à brouter.

Des enfants parfois, faisaient des signes amicaux dans leur direction en agitant leurs mains, d’autres les gratifiaient de grimaces qui déformaient leurs visages poupins ou lançaient à leur endroit des « Meuh, meuh! » qui se mêlaient au roulement métallique de la machine. C’était une récréation bien amusante qui durait un court moment, mais alimentait leurs conversations durant des heures, voire des jours, en particulier chez les dames. Chacune racontait ce qu’elle avait observé. On imaginait des situations, les suppositions allaient bon train… On échafaudait des romans à partir des quelques images captées à la volée au passage du train bleu. De génération en génération, on se transmettait l’information, tous connaissaient le nom de ce train prestigieux : « L’Orient express ».Ce qu’on ignorait c’est comment l’avait appris celui ou celle qui, le premier ou la première avait eu connaissance de son nom. De nos jours, les choses avaient bien changé….Les bolides passaient à toute allure, si vite qu’on ne pouvait se rapprocher de la clôture à temps pour observer le spectacle et le grondement infernal, mais heureusement de courte durée, dissuadait les plus curieuses de s’approcher trop près de la voie. Il n’y avait donc rien à voir et rien à se raconter lors du passage de ces trains dont plus personne ne connaissait les noms. Plus de belles dames, plus de personnages raffinés, plus de grimaces, plus de quolibets : l’évènement, qui n’en était plus un, ne leur inspirait qu’une indifférence passive et monotone.

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20 -La vache Elle n’avait plus du tout envie de rire… Sa cousine venait de lui

avouer une liaison qu’elle ne soupçonnait pas, et comme l’élu faisait justement partie de ses prétendants possibles, elle lui en voulait quelque peu et se sentait légèrement contrariée. Elle la planta là, ruminant la nouvelle, songeant qu’elle n’avait pas su prendre sa chance et, pour se donner une contenance, fit quelques pas en direction de son neveu ; le petit était encore jeune, joueur et fantasque si bien que de façon imprévisible, il se mettait soudain à sauter comme un cabri, s’essayait à faire des ruades désordonnées, donnait des coups de queue en tous sens comme avait coutume de le faire jadis « La Mathilde », sa grand-tante. Sa mère ne devait pas avoir les deux pieds dans le même sabot pour surveiller un tel énergumène. Elle pensa : « Quelle époque ! » Jamais, chose pareille n’aurait pu se produire quand elle était enfant, jeune génisse bien élevée, avec des principes et de saines habitudes. On savait se tenir alors. Elle ne comprenait pas bien le monde d’aujourd’hui, tout avait changé si vite… elle se souvenait des récits de sa grand-mère à l’étable, après la traite du soir. Elle l’écoutait avec attention en compagnie d’autres camarades, n’osant l’interrompre, ni poser de questions. Tout était clair alors, bien organisé et les journées se suivaient au fil des saisons limpides et sans surprises. L’été, le pré les accueillait avec son herbe grasse et sa baignoire pleine d’eau fraîche pour le cas où le ruisseau voisin serait à sec. Mais oui, les choses avaient changé très vite… Vite, vite… Comme ce train extraordinaire qui, une fois par mois, empruntait la voie qui longeait le pré ; dès qu’il percevait le bruit caractéristique des roues sur les rails, le troupeau se dirigeait vers la clôture, se rassemblait pour admirer ce spectacle inhabituel et magique. Par chance, le train ralentissait à cet endroit précis et chacune avait tout loisir d’admirer derrière les vitres ouvertes l’été, les belles dames vêtues de robes fluides aux couleurs chatoyantes souvent coiffées d’un petit chapeau assorti ; certaines s’éventaient avec grâce, d’autres, un long fume-cigarettes tenu délicatement entre leurs doigts fins et soignés, tête en arrière, rejetaient des volutes légères de fumée bleue qui s’évanouissaient dans l’air. De petits groupes accompagnés d’hommes élégants en costumes clairs dégustaient des alcools fins dans des verres de cristal.

Je sens l’agitation derrière moi. Je me retourne et, en effet, le fermier vient d’arriver. Les vaches se sont regroupées autour de lui. Cela signifie qu’il est l’heure de la traite matinale. Nous devons nous éclipser à la ferme pour quelques instants. Nous sommes de retour au pré. Rita et Rosa ont dû se réconcilier car elles se tiennent à nouveau toutes les deux à l’écart du groupe. Rosa est la plus belle du troupeau, sa robe est d’un blanc éclatant et ses tâches sont aussi régulières que si elles avaient été dessinées par un humain. Rita est très belle aussi, c’est la plus grosse et elle a des yeux de geais, très expressifs. Je crois qu’il n’y a rien de plus beau que les yeux d’une vache. Mais Rita et Rosa sont un peu trop agitées pour moi, alors je me détourne lentement d’elles. J’aime beaucoup la lenteur, comme la plupart des vaches. Je ne me précipite jamais, je prends le temps d’examiner chaque chose… Le soleil est déjà haut dans le ciel. Je ne voudrais pas avoir trop chaud, bien que cela n’arrive que rarement, je vais donc m’allonger sous un arbre. Pâquerette vient me rejoindre, elle est aussi silencieuse que moi, alors j’apprécie sa présence, bien que nous ne communiquions pas. Elle s’endort presque aussitôt. Je lève la tête vers le ciel, les rayons du soleil percent le feuillage du pommier. Je ferme les yeux pour ne pas être éblouie. Je suis réveillée par de longs et doux meuglements. Le troupeau s’est réuni à l’entrée du pré pour accueillir Fleur et sa génisse Fleurette, née il y a quelques jours. Elles ont toutes les deux l’air en forme. Je me joins à la foule pour la féliciter et saluer la nouvelle venue. C’est un concert de meuglements, alors je ne reste pas trop longtemps. Je préfère le silence, que je retrouve au bout du pré. J’observe Fleur et sa génisse de loin. Fleurette a des tâches rousses assez minces, elles s’élargiront et se multiplieront en vieillissant. Elle est un peu hésitante sur ses pattes et se cache derrière sa mère, elle doit être intimidée par tout ce monde autour, mais elle prendra vite de l’assurance. Comment étais-je à cet âge-là ? Je fouille ma mémoire en vain. Je n’ai aucun souvenir de mon enfance: Après tout, je devais être comme Fleurette. Eblouie par le vert, intriguée par le soleil et intimidée par le ciel sans fond.

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Nous sommes toutes les mêmes, durant nos premières années. Une famille passe le long du pré, ce doit être un de ces rares jours où les humains ont du repos car les deux plus vieux marchent lentement et les deux plus jeunes courent. Rita et Rosa les ont vu arriver de loin et s’approchent de la bordure pour recevoir quelque chose à manger. Toutes les autres suivent. Pourtant, rien n’est plus bon que l’herbe de notre pré. Le soleil continue son chemin, il est désormais en pente descendante. Je contemple les nuages longuement. J’aimerais bien les goûter, ils doivent avoir un drôle de goût mousseux. Mais il faudrait monter très haut, pour cela, ce serait sûrement trop fatiguant, alors j’abandonne l’idée. Marguerite m’observe de loin, elle a bien deviné mes pensées et me sourit gentiment. Je broute l’herbe en m’imaginant que j’arrache les miettes de nuage du ciel. C’est délicieux. Le fermier arrive à nouveau, nous le suivons en file indienne. La traite ne dure pas très longtemps, nous sommes toutes très dociles. En nous raccompagnant au pré, le fermier caresse Fleurette, il a l’air ému mais elle est un peu craintive. Tout le monde broute paisiblement, le soleil continue de décliner. J’aperçois un homme et une femme gambader au loin. Les humains m’attendrissent. Je me demande ce qu’ils peuvent bien penser. En sont-ils même capables ? Autour de moi, certaines commencent à se coucher. Pâquerette est la première à dormir. Deux oiseaux sifflent mélodieusement, j’aime écouter leur chant lorsqu’il est grave. C’est reposant. Le jour s’obscurcit et la lune apparait, fidèle remplaçante du soleil. Le troupeau entier dort, désormais. Je regarde encore un peu la lune. Elle est si belle, elle n’éblouit pas comme le soleil. Puis je décide d’aller me coucher. C’est ainsi que je passe toutes mes journées, dans la contemplation ; je ne pourrais pas être plus heureuse. C’est si paisible. J’observe le monde. J’aime regarder le temps passer et les couleurs changer au cours de la journée, jusqu’à ce que tout s’obscurcisse.

19 -Souvenir d’Aglaé

« Eh ! Gertrude Gertrude, viens vite, ça va être l’heure ! » « Oh ! Ecoute ma petite fille, va toute seule au bout du champ. Aujourd’hui je n’ai pas le courage. L’herbe est meilleure ici à l’ombre sous le grand saule, plus verte et plus tendre. Maintenant, c’est tout juste si on a le temps de les voir passer les trains. La dernière fois, je me suis reçue une bouteille en pleine tête. Pas le temps de la voir venir. Le terrain était jonché de détritus. Autour de la barrière, on ne peut même plus s’asseoir. Pas comme autrefois. Ma gra n d - m è r e me racontait : Les trains, ils passaient tout doucement. On avait le temps de voir les voyageurs. Parfois, ils s’arrêtaient au changement de direction. Parfois même, les voyageurs descendaient et nous prenaient en photo. Ils venaient aussi nous caresser en attendant de pouvoir repartir. Ils s’intéressaient un peu à nous sur un temps limité. Tiens, j’irais bien traverser la clôture pour que tu connaisses ce plaisir une fois dans ta vie ma chérie. Tout cela me semblait tellement beau lorsque mamie sylphide me le racontait. Le conducteur du train de 19h30 fixait les rails, voyait défiler les poteaux. Aucune ombre ne ternissait son voyage. Dix ans qu’il effectuait ce trajet sans encombre. Les prés, les champs disparaissaient sans qu’il y prête attention. Son regard se porta au loin…(oh la vache, la vache). Le temps d’actionner les freins, le train ralentissait trop doucement. Le « meuh, meuh » de détresse lui traversa les oreilles avant que le train ne stoppe. Aglaé était là toute fière, plantée sur ses quatre pattes. Elle attendait mais les voyageurs ne bougeaient pas, ils ne s’intéressaient pas à elle. Les têtes figées en direction de la locomotive. La nuit tombée, Aglaé se dirigea vers l’étable déçue. Le train était reparti. Plus rien ne serait comme avant. »

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« On n’a même plus de haies pour nous abriter de la pluie ou du trop grand soleil. C’était tout de même plus romantique et plus rassurant que les clôtures électriques. « En y réfléchissant, je me demande si je n’aurais pas préféré la traite à la main comme cela se faisait par le passé plutôt que la traite mécanique, un peu perturbante malgré tout. » « Bah ! On n’a pas connu autre chose. Notez bien que dans la pâture, de l’autre côté de la route, c’est encore une femme qui vient avec un âne qui porte son seau et ses bidons. » « Oui, et on l’entend parler avec ses bêtes, elle les appelle par leur nom, elle prend son temps, c’est une autre vie ! » « Et puis, entre nous, quand elle contrarie une de nos consoeurs, pendant sa traite, celle-ci peut négligemment donner un coup de pied dans le seau et s’enfuir en courant. » « Bien sûr, et il n’est pas mauvais non plus, de temps en temps d’avoir l’occasion de justifier aux hommes l’origine de la vache qui rit ! »

Meuh, euh, euh, euh !!!

8 -Un soir, alors que je m’abandonnais aux bras de Morphée, par-delà l’écran sombre de la nuit, j’eus un songe—très Kafkaïen—

j’étais devenu vache ! Quoi qu’il en soit, que nul ne ri ! Je m’intégrais au premier troupeau venu et, vautré dans la rosée matinale, je me mis en devoir de les observer… Les vaches formaient bloc et ruminaient silencieusement leurs griefs contre l’espère humaine ! L’une d’elles, ramassant les souvenirs d’une lointaine trisaïeulle, stigmatisait en meuglements vigoureux, l’envahissement des herbages par les hommes. Encore ceux-ci avaient-ils l’élégance de travailler pour l’Art ! A ce rappel d’un lointain passé, le troupeau acquiesça, ponctuant cette évidence de leurs mufles baveux. En effet, on ne se priva pas pour dire que, les choses allaient de mal en pis depuis quelques temps : d’abord, la docte assemblée cibla la S.N.C.F. Les trains, on n’avait plus le temps de les voir passer ! Combien de torticolis à suivre ces fusées hurlantes à travers la campagne. A cet instant, chacune versa une larme sur ces trains de plaisir qui cheminaient à travers la campagne, si tranquilles, au rythme de la vapeur, le bonheur pour une vache ! Hélas, l’époque actuelle était d’une autre nature et les vaches se raidirent à nouveau pour exprimer de rechef une sourde indignation à laquelle je ne pus qu’apporter ma caution. C’était à qui flétrirait ces papiers gras jetés à tous vents, ces cohortes incultes (Dieu sait que nos vaches sont intransigeantes en ce domaine !!) Mais voici qu’un mouvement de vaches me porta au premier rang : des cornes menaçantes, « c’est l’histoire du bouc émissaire », me dis-je, au comble de la terreur pendant qu’un hurlement formidable jaillissait de mes entrailles. Ma compagne, hilare, contemplait ma déconfiture : je lui fis promettre de ne pas se montrer trop vacharde avec ses copines !

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9 -Regard vache L’herbe fraîche de ce début de matinée me chatouillait le poitrail.

J’étais en effet, paisiblement allongée et je scrutais de ce que certains appellent un regard vide, l’horizon. Horizon qui se limitait au sud à une colline dont les hautes pâtures semblaient danser au rythme de la brise matinale, et à l’ouest, derrière ce qui avait été un bosquet verdoyant, à l’immensité bleutée de l’abreuvoir qui se confondait avec le ciel. Installée confortablement au milieu de mes congénères qui paraissaient toutes absorbées par quelque réflexion, nous détournâmes ensemble têtes et pensées au bruit tonitruant mais devenu habituel d’une automobile. Cette dernière, en passant par le chemin qui bordait la partie nord-ouest de notre enclos, souleva un nuage de poussière qui tourbillonna quelques temps encore après la disparition du véhicule. Même si nous nous doutions que cette agitation ne nous concernait nullement, nous ne pouvions nous empêcher de nous y intéresser. Quel que soit le mouvement, le son que nous percevions, du peu qu’il sorte de notre ordinaire quiétude, notre singularité de bovidés nous forçait à être captivée par cet évènement. Notre curiosité est le moteur de nos décisions. Les familles venant chercher de l’authenticité dans notre coin de Normandie étaient nombreuses et engendraient aussi des dérangements fréquents, plus particulièrement durant cette période où les jours sont les plus longs. Or, quand ces personnes nous voie, elles essayent souvent de nous attirer ; et nous de quitter nos silencieuses et placides activités pour les regarder. Alors, soit nous détournons la tête pour cette fois retourner définitivement à nos occupations, soit nous nous approchons d’eux s’ils possèdent quelque chose qui puisse nous intéresser. Mais, lorsqu’ils sont un peu plus intrépides et qu’un aventurier se risque dans notre pré, nous le dédaignons, certes ; cependant, il peut nous arriver de le charger, surtout en période de vêlage, ce qui est le cas en ce moment. Le soleil commença à nous chauffer le museau en cette fin de matinée et nous déclencha un début de suée. La « vache mère-supérieure » décida alors de retrouver l’ombre d’une haie. Nous la suivîmes, car toute vache connaît la hiérarchie bovine et s’y tient.

l’esprit qu’on aurait pu lui appliquer l’expression peu distinguée et peu flatteuse que lui et ses semblables emploient à notre égard en même temps qu’à l’égard d’un des leurs « des yeux de vache qui regarde passer un train ». S’ils savaient ce qui se cache dans notre regard, un peu vague, un peu perdu. Ils n’ont jamais soupçonné que pour nous, un train, c’est le voyage, l’évasion. Combien de fois, moi, qui suis de race frisonne, n’ai-je eu l’envie de connaître ces Pays-Bas d’où venait ma grand-mère. Hélas, pour nous ! Les voyages se font en vachère et son rarement une occasion de plaisir, le dernier marquant une issue fatale, la plupart du temps. » « Ne nous mets pas le moral à l’envers ! De toute façon, aujourd’hui, avec leurs trains qui vont si vite, à peine les a-t-on entendus que déjà ils sont passés. On a juste le temps de voir un éclair. Mais, reparlons plutôt du peintre Boudin, qu’avait connu mon ancêtre. Il avait eu la grande délicatesse de bien marquer le cerne noir de ses yeux, signe distinctif particulièrement élégant de la vache de pure race normande. » « Avez-vous remarqué comme la nature était délectable ce matin ? L’herbe coupée dans la prairie voisine devrait donner du bon foin. Elle dégageait une odeur de menthe et de trèfle, une odeur dont je ne me lasse jamais et qui, dois-je l’avouer, m’enivre toujours un peu. » « C’est vrai, cela sentait très bon et la rivière au bas du champ traînait un voile de brume en lambeaux qui poussait au rêve. Et le silence ! Le silence ! Fouetté d’une brise légère. » « Mes amies, il va falloir nous lever, le vacher arrive, c’est l’heure de la traite et vous savez qu’avec lui, il n’y a pas une minute à perdre, le temps, c’est de l’argent, tout est programmé, prévu, calculé et après cela, il s’étonne d’être stressé comme ils disent dans leur jargon moderne. Où est le temps où son grand-père, quand il venait compter les bêtes de son troupeau, s’appuyait à un pommier pour se rouler une cigarette ? Il marchait d’un pas lent et tranquille, allait et venait au milieu de nous, nous faisait ses commentaires, descendait à la rivière, regardait se coucher le soleil et repartait tout aussi paisiblement qu’il était arrivé… » « Que veux-tu, il faut vivre avec son temps et ne pas jouer les nostalgiques. »

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18 -Conversation sur l’herbe « Pâquerette...Pâquerette… » « Pâquerette !!! » « Meuh ! » « Tu dors ou tu rumines ? Je t’ai déjà appelée plusieurs fois, discrètement il est vrai, car je voulais que tu voies un photographe appuyé à la barrière de notre champ s’appliquer à prendre une série de clichés de notre troupeau. Il était jeune, assez bien de sa personne, n’empêche qu’il ne s’est pas du tout soucié du droit à l’image. » « Franchement, Renaude, me sortir de mon rêve pour me signaler un photographe, ce n’était pas indispensable, on en voit assez comme cela ! » « Bien sûr ! Mais cette fois-ci, c’est un peu différent. Je l’ai entendu parler avec notre fermière qui l’accompagnait, ce qui n’est pas habituel. Il lui disait que « dans le cadre de la Normandie impressionniste » - je reprends ses mots - il voulait reproduire en photo le tableau de Boudin « Vaches au pâturage ». « Ah oui ! J’aurais bien voulu le voir car ce peintre de Honfleur, on en a toujours entendu parler dans la famille, une de nos ancêtres trônant au milieu du troupeau qui lui servit de modèle et devint ainsi célèbre. » « Si je peux me mêler à votre conversation, je connais une anecdote assez drôle à propos de cet artiste, anecdote racontée à notre vacher par le vétérinaire. » « On t’écoute, La Caille. » « Eh bien ! Boudin assistait un jour à Deauville à une réception officielle où l’on comptait de nombreuses notabilités parmi lesquelles le Maire, un nommé Saucisse. Le peintre le rencontre, le salue, se présente : « Boudin ». L’édile, interloqué, répond « Saucisse ». Avouez que les hommes ont parfois des noms peu adaptés à leur espèce ! » « Oh ! Les hommes ne sont pas toujours perspicaces ! Quand je repense à ce photographe qui nous fixait tout à l’heure, il n’avait certainement pas à

Chacune des têtes de notre troupeau qui en contenait une vingtaine devait ingurgiter quelques kilos de nourriture par jour. Notre instinct de survie me le rappela et je me lançai donc dans la dégustation de notre collation quotidienne. La faim est guide de nos pas. Je commençais à dévorer l’herbe encore verte et intacte de cet endroit avec mes congénères quand les mouches s’agitèrent autour de nos orifices. Les veaux, avec l’entrain de la jeunesse, s’en débarrassaient en sautillant frénétiquement ; mais nous autres, plus vieilles et plus tranquilles, remuons seulement de temps en temps tête et queue avec nonchalance. Puis, tout bovidé que nous sommes rumine, et à partir de cet instant, toute vache que nous sommes médite. En effet, ce moment au début de l’après-midi est propice à la contemplation intérieure. Dans ces moments où nous étions en quelque sorte repliées sur nous-mêmes, nous nous laissions aller à des rêveries… Pour ma part, j’aimais à m’imaginer dans les alpages, côtoyant chamois et regarder du haut des cimes, la Terre qui m’apparaitrait alors dans toute sa simplicité. Le fait de n’avoir connu que ces étables, ces enclos Normands durant ma courte existence, développait en moi une envie d’évasion, l’envie de découvrir le Monde, l’envie de quitter ces lieux devenus mornes à mes yeux… Ce désir d’être dans un endroit inconnu était le plus souvent concrétisé lorsque je me représentais sur l’autre bord du gigantesque abreuvoir, en train d’explorer des terres jamais foulées par des sabots et de trouver un paradis sans limites, sans clôtures, sans dérangements, sans mouches, sans hommes… Mais ma frénésie imaginative et créatrice se heurtait toujours à la sécurité de ma situation. En effet, dès que je me décidais à transposer mes idées rêveuses à ma vie, la nourriture toujours abondante, la chaleur presque animale de mon éleveur et l’amitié que je portais à mes congénères me retenaient au milieu d’elle. La réalité est l’obstacle à la concrétisation de nos rêves et de nos espoirs. Mes amies sont aussi parfois nostalgiques et pensent au temps où nous avions des dizaines voire des centaines de cousines comme la Cotentine ou la Blonde du Quercy qui ont disparu quand la nature avait permis cette diversité exceptionnelle de notre patrimoine génétique. Mais, aujourd’hui, l’Homme a diminué ce panel et nous passons désormais au second plan, seule la rentabilité nous sauvegarde… pour l’instant…

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L’Homme se met tous les jours un peu plus en danger à cause de ses choix, son déclin est proche. L’humanité est en sursis et son extinction lente menace aussi les autres espèces que la nature a dotés d’esprit et de sentiments, comme nous. Désormais, toutes vies confondues sont sur le même navire, mais tous ces êtres ne peuvent l’empêcher de sombrer…. Une seule le peut… vous en faites partie…. L’Homme est maître de notre destin….

10 -Vous les humains, vous nous observez avec insistance, vous enviez

peut-être notre sort : la vie à la campagne, nourries, logées, avec un bon patron, notre fermier qui nous bichonne, car notre lait est important. Mais parfois, nos journées nous semblent longues et monotones. Alors on va vous avouer : on voudrait vivre quelques jours, votre vie trépidante et vous, on vous invite à la ferme. Mais couvrez-vous bien, car les soirées sont fraîches !!! Avant tout, on prend la pose, telle des stars, afin que les peintres amoureux de nos paysages champêtres nous croquent sur leur toile et avec un peu d’humour ainsi, on fera « la une » du journal local !!! Et ce fameux train à grande vitesse, bondé de touristes, curieux de tout et de rien, chiche, on va le prendre en marche, direction la mer, la plage, vite on fait les valises, sans oublier le bikini et la crème solaire. A nous la bronzette. Puis, installées à la meilleure table normande, on commanderait un succulent repas, « végétarien bien sûr ! » Et pourquoi pas, se retrouver toutes ensemble au Casino, en robe du soir et talons aiguilles et faire sauter la banque ? On peut rêver encore et s’imaginer dans un jet privé, sirotant un coktail

A nous , l’herbe verte, les grands espaces et les couchers de soleil sur la Pampa ! » Olympe : « Qu’est ce qu’elle trimbale ? » Groseille : « Puisque tu a l’air de vouloir rattraper le temps perdu, demandons la création d’un L.O.F. avec des tâches en forme de lunettes autour des yeux comme toute bonne normande qui se respecte ! » Olympe : « Comme toi, par exemple ! » Groseille : « Une honnête vache a bien le droit d’être un peu coquette tout de même ! » Olympe : « Ta demande de L.O.F. m’amène à l’abolition du clônage afin que chacune puisse conserver son identité ! » Groseille : « C’est vrai, imagine que tu veuilles me parler et que tu sois obligée de parler à quarante neuf vaches identiques avant de me trouver ! » Olympe : « Quel cauchemar ! Demandons également la fin des quotas laitiers ! » Groseille : «Oh oui, ça suffit ! Trop de lait ! Pas assez de lait ! Qu’est-ce qu’ils s’imaginent ? Qu’on a une jauge dans les pis ? » Olympe : « Bon, je crois que nous avons fait le tour ! » Groseille : « Tu plaisantes ! Et la bouffe ! Excuse-moi, je voulais dire la nourriture bien sûr ! Halte définitive aux farines animales qui nous rendent complètement folles, timbrées, zinzin ! Tu sais que depuis ce scandale, nous avons une cousine qui se mélange totalement les pétales ! » Olympe : « Les pédales ! (tu m’étonnes) ! Quelle idée aussi de nous donner des farines de poissons ! » Groseille : « On se demande où ils vont chercher tout ça ! A-t-on jamais vu une vache pêcher ?, Maintenant, chaque fois que ma cousine voit un plan d’eau, elle essaie de nager même dans l’abreuvoir ! » Olympe : « Bon, pour nos revendications, on a vu l’essentiel et si on donnait nos revendications à signer dans les autres prés ? » Groseille : « Bovins de tous les pays, unissez-vous ! C’est beau l’instruction, viens que je t’embrasse ! »

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17 -Olympe et Groseille sont dans le pré. Groseille : « Qu’est-ce que tu rumines ? » Olympe : « Sois polie, s’il te plait. Je lis une revue que j’ai trouvée dans le pré ». Groseille : « C’est le dernier compte-rendu de « L’amour est dans le pré ? . Oh, lis vite, s’il te plait. Lis vite ! » Olympe : « Non, c’est pour le concours d’écriture. Ecoute ça : Faites-vous vache et livrez- nous vos méditations. Mais, qu’est-ce qui te fait rire ? » Groseille : « Je pensais que depuis le temps que certains se traitent de peaux de vaches, de grosses vaches ou de vaches à lait, ça ne devait pas être trop difficile pour eux de savoir ce que nous pensons ! » Olympe : « Et c’est ça qui te fait rire ? Moi, ça m’exaspère. Je dis halte à toutes ces insultes à caractère raciste nous concernant ! » Groseille : « Tu as raison et sexiste en plus, car comme tu le remarqueras, une fois de plus, nos mâles s’en sortent bien ! » Olympe : « Profitons-en, tant que nous y sommes, pour tordre le cou à tous ces clichés qui nous collent aux sabots depuis deux siècles. J’en ai ras les cornes d’entendre dire que notre passe-temps favori est de regarder passer les trains ! » Groseille : « Alors là, franchement, tu as raison ! On se demande qui s’éclaterait à voir passer un TGV ! Encore faudrait-il en avoir le temps. Non, moi ce que j’aime, ce sont les avions. Je rêve d’aller en Inde. Ah, voir le Tajmal et mourir ! Et puis là-bas au moins, on est bien traitées. » Olympe : « Redescends s’il te plait ! Justement, que dirais-tu si nous en profitions pour présenter nos revendications, une sorte de cahier de doléances agricoles et bovines ? D’abord : respect ! Comme disent nos jeunes. Donc plus de propos dévalorisants et nous pourrions ajouter des dispositions pour revenir à une vie plus saine ! » Groseille : « Je dirais Youpi ! Oui, c’est ça, manifestons, défilons, délirons, revendiquons ! Ca va swinguer dans le pré ! Mais, à quel sujet au fait ? Car à présent, nous avons quasiment toute l’eau et l’électricité. » Olympe : «Justement ! Nous ne sortons quasiment plus de nos étables ! » Groseille : « Tu veux te mettre au jogging ? » Olympe : « Ah, c’est malin ! Regarde même ces sottes de gallinacées ont obtenu un label : « poules élevées en plein air » et pour celles qui en bénéficient, ça a considérablement amélioré leurs conditions de vie ! » Groseille : « Puisqu’elles sont dehors, je leur aurais plutôt octroyé le label « poules mouillées », mais trêve de plaisanterie. Ok, j’adhère. Va pour le label « bovines élevées en plein air ».

« paille et foin », tout frais, en balayant d’un seul regard notre belle Normandie : les vallées profondes, le bocage, les blés ondoyants sous un vent léger et odorant. Mais on découvre brusquement d’autres champs insoupçonnés, avec de chaudes et miroitantes lumières : « Les champs Elysées »!!! Mais où sont les prés ? Les pauvres vaches de la ville sont bien tristes : « Métro, boulot, dodo »!!! Pensons-nous vraiment tout cela??? Peut-être…. En tout cas, si elles pouvaient parler, nos chères vaches nous diraient : « L’herbe, n’est pas plus verte ailleurs!!! Alors, au fond on est bien dans nos prés... »

11 -Que voulez-vous, les parisiens sont arrivés !

Que voulez-vous, nos chemins ne leur convenaient Que voulez-vous, des voies ferrées ils ont posées Que voulez-vous, nos pâtures elles ont découpées Que voulez-vous, à grande vitesse et de part en part, les trains à vapeur les ont traversées Que voulez-vous, la fumée nous a fait tousser Que voulez-vous, notre lait en fut tout tourné Que voulez-vous, des peintres se sont installés Que voulez-vous, des chevalets ils ont plantés Que voulez-vous, ils se sont mis à nous dessiner Que voulez-vous, nous aussi on aurait aimé leur refaire des absinthes portrait tout autant que fessier Que voulez-vous sommes paisibles bovidés Alors… on les a ignorés

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12 -Pourquoi les vaches ruminent

Mais à l’instant même où le bol d’herbe imprégné des sucs de ma panse remonta à ma bouche, je tressaillis attentive à ce qui se passait

d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahie, isolé sans la moindre notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de ma vie indifférentes, la perspective de l’abattoir improbable, la rôtissoire futile. J’avais cessé de me sentir contingente, persillée, mangeable… Je demande à mon esprit de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les pas des promeneurs sur le chemin voisin et leurs regards ignorants du mystère qui s’effectue en moi. Puis une deuxième fois, mon estomac dépose sur ma langue, qui déploie la perspicacité et tressaille de félicité une nouvelle gorgée dont le goût m’entraîne dans la profondeur à peine éclairée d’un temps qui me revient… Et tout d’un coup, le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui de la prairie mouillée et acidulée du jaune des boutons d’or, toute râpeuse des feuilles larges et grenues de la consoude dont Françoise faisait des cataplasmes pour ses doigts enflés d’arthritique et cela bien que le Docteur Proust se moquât de son ignorance qui n’était pourtant sans doute que sagesse des paysanne, cette prairie, au-delà du viaduc où génisse ingénue, je gambadais sous les aubépines. Et dès que j’eus reconnu le goût du bol d’herbe trempé de salive que me renvoyait mon reticulum, aussitôt la houle du blé que je voyais de mon champ natal vint comme un décor de théâtre s’appliquer à l’horizon du pré où je venais de parcourir des distances infinies et avec le blé, le petit train qui freinait dans un bruit ferrugineux sur le viaduc à la vue de la gare, le pâturage par tous les temps, bruissant d’insectes ou énigmatique de brume, les sabots de la belle et imposante fermière, la claudication d’Eulalie pressée par Françoise d’aller quérir des œufs pour la crème au chocolat du soir contre un panier d’asperges du matin,

« Je penserai à toi quand la colère me viendra... » Elle ponctua sa phrase en meuglant cette fois-ci, directement dans mes oreilles. Sans doute un signe d’amitié dans le langage des vaches… » L’effet sur mes tympans fut impitoyable et m’arracha une plainte. Plainte qui me sortit soudain de ma torpeur. Plainte qui me réveilla en sursaut et me fit ouvrir les yeux. Egarée, je cherchais ma vache mais ne vit que champs à perte de vue. Nulle trace de sa présence, nulle mouche, ni bouse. Ainsi je m’était endormie. Ainsi j’avais rêvé. Pourtant, quelque chose a changé depuis : je sais à quoi pensent les vaches…

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« Avant, reprit-elle, nous méditions sur le temps qui passe, le rythme des saisons ; nos pensées voguaient vers le fermier que nous guettions chaque soir, ou vers le taureau des voisins qui préférait les roussettes à cornes, sans que nous ne comprenions pourquoi. Le seul évènement qui rompait nos rêveries, était la Foire de Paris, à laquelle nous nous préparions avec excitation. Qui d’entre nous serait élue ? Qui serait la plus belle, la plus lourde et recevrait pour ses grâces une caresse du Président de la République ? Notre regard sur la vie était serein, notre existence paisible, notre entente harmonieuse. Et maintenant…. Elle s’arrêta. Je crus voir perler une larme dans son œil, avant qu’elle ne me tourne le dos pour me signifier son hostilité. Sa queue était basse ; taons et mouches se régalaient de sa nouvelle indifférence. Je me sentis quelque part, responsable de cette rumination nostalgique, intruse et déplacée dans son décor. Il était temps que je m’efface du paysage, que je lui rende un peu de son royaume perdu et la laisse à ses pensées. Pourtant, avant de partir, je devais la convaincre : « Les humains vous aiment et vous respectent. Que serait un monde sans vache, sans lait, sans Vous ? Que seraient les prés, vides de votre présence ? Vous nous êtes indispensables. J’ai découvert que vous pensiez, oui j’étais ignorante, et j’ai même compris votre point de vue. Peut-être pouvez-vous à votre tour entendre le mien ? » La vache fit une lente rotation sur elle-même. Son expression se teinta de gentillesse. Encouragée, je poursuivis : « Peut-être pourriez-vous penser à moi, de temps en temps, comme… une nouvelle amie ? » En réponse, elle poussa un meuglement qui eut pour effet de semer la panique dans l’essaim d’insectes qui avait pris possession de sa tête. Des champs voisins, d’autres nous parvinrent en écho.

les cris des enfants qui passaient en bicyclette, la jeune fille rousse qui, en voiture découverte s’amusait de ma course maladroite vers la haie, comprenant que je la reconnaissais, l’ombre diaprée des aubépines roses et même l’affriolante amertume des bluets qui m’étaient enfin rendus en même temps que les couleurs du ciel certains soirs au-dessus de Mirougrain.

13 -Ils ne me regardent plus, Ils ne me peignent plus, Ils ne me photographient pas, ou en numérique et m’éliminent, ou ne me sauvegardent que sur fond de paysage ultra-pittoresque, Ils ne me voient donc plus, Je suis dans mon champ grillé et rien, pas une marque d’attention, Moi, je les vois. Ils vont droit devant eux vers des ailleurs qui me sont inconnus. Ils ne sont que trajectoires, points mouvants, peu lisibles. Par ailleurs, je sais ce qu’ils font de nous. Ils ne nous considèrent plus mais ils nous mangent, Ils nous emmènent dans des usines de mort avec des ouvriers de mort, Odeur de sang et coups, cris et coups, Ils ne nous considèrent pas, donc ils nous utilisent, Nous prennent nos petits, notre lait, Donc, ils nous instrumentalisent, nous carnivorisent, nous rendent folles, Donc, ils nous manipulent, nous prescrivent des antibiotiques, nous injectent des substances pour que nous produisions plus. Ils nous rendent malades : nos pis sont douloureux, couverts de plaies, nous produisons plus. Dans le même temps, ils déversent notre lait sur les routes, nous ne leur rapportons pas assez. Fin de tout peut-être, ils nous clônent et là, vengeance : ils nous considèrent et ont peur de nous dans leur assiette.

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14 -Prière

O Saint Kornely, vous qui régnez sur nos prairies, donnez-nous de

beaux étés d’herbe fleurie à ruminer en toute tranquillité. Bénissez les aurores où s’agitent dans l’étable, la fourche et le racloir et s’étend en silence dans des odeurs de miel, la verdure céladon de la dernière moisson. A la douce fermière , laissez -nous lui offrir un bon jus de mamelles dont la blancheur d’albâtre deviendra de ses mains camembert, Pont-L’Evêque ou Livarot bien fait. Si vous le permettez, ô mon bon Kornely, osons vous demander, réclamer, supplier des bons moments d’intimité avec Billy, créature bénie dons les reins généreux distraient nos arrière-trains. Nous en sommes friandes, aussi excusez nos impatiences, nos mamelles qui rosissent et nos queues qui balancent. Pardonnez-nous nos fautes. Nous osons confesser en toute humilité, le sabot dans le seau et les coups de queue vaches lancés à tout hasard. C’ était des soirs d’orage à perdre la raison. Et lorsque plaffera la bouse dans les cris horrifiés des touristes empesés, bénissez là mon père. Elle est offerte, la galette, à la nature sacrifiée, à la terre, à la mouche et la guêpe amère. Protégez l’omnibus, le train de la Divette qui toutes les deux heures passe et règle sans le savoir nos lentes ruminations sous les sourires adorateurs de ses gentils voyageurs. Et laissez-nous rêver, monter dans le train bleu pour voir la Tour Eiffel dont parlent les cousines toilettées et peignées dans les coulisses guindées du salon parisien de la Porte de Versailles. Soyez pas vache, mon Père, que votre gloire éloigne de nos humbles abris toutes ces maladies, ces encéphalopathies qui nous conduisent tremblantes dans le stress et les fièvres aux déserts des enfers.

Impressionnée, je me tenais prête à m’échapper, une fesse légèrement relevée, la main posée au sol. « Comment faire autrement que de penser à « ton » monde qui s’incruste et se répand jusque dans nos prés sans qu’on l’y invite… Tu sais, ton « bôôô » monde avec ses trains à grande vitesse, ses autoroutes mangeuses d’espace, ses pollueurs de champs, ses avions vrombissants et ses éoliennes qui défigurent notre horizon. Sans oublier vos expressions si humiliantes, « vacharde, mort au vaches, vache maigre ou folle, peau de vache… » « Je vous trouve injuste, l’interrompis-je, « mon monde » vous distrait, et vous rend même hommage ! Que voulez-vous de plus, vous êtes partout, gravées sur des bols, représentées dans des tableaux, mises en valeur sur des fromages rieurs, customisées sur des vêtements… La queue s’agitait maintenant dangereusement mais je continuais, inconsciente : « Vous avez même un site dédié « les adorateurs de la vache » ! Et en Inde, n’êtes-vous pas sacrée ? Et dans la langue française, vous avez vos quartiers, « adieu veaux, vaches... ». Il en est de même pour les lieux, oui, tenez tout près d’ici, « Les vaches noires »… Et au cinéma, « La vache et le prisonnier », excellent film d’ailleurs et … « Ca suffit ! Tais-toi ! Arrête tes élucubrations ! Ici, tu n’es pas en représentation, mais dans un champ, au milieu de nulle part, et sur mon territoire ! » Les yeux globuleux lançaient des éclairs. Je ne comprenais rien à cette fureur. Que voulait-elle de plus ? Une vache insatisfaite… Le silence s’installa entre nous. A quoi pensait-elle maintenant ? C’était bien la première fois que je m’interrogeais sur les états d’âme d’une vache. L’instant me fit d’abord sourire ; puis ce calme m’oppressa. Ma voisine restait immobile, son regard se voilait de tristesse. Ce changement m’incita à modifier peu à peu mon point de vue pour emprunter le sien. De toute façon, elle m’y entraînait inexorablement :

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16 -Après une longue marche à travers les chemins verdoyants du pays d’Auge, je décidai de faire une pause. Adossée au tronc d’un

arbre, je fermai les yeux, bercée par les sons de la nature et me délectai de cette solitude champêtre. Soudain, quelque chose d’humide vint effleurer ma joue. Alors que j’agitai la main pour chasser cette désagréable sensation, j’entendis une voix m’interpeller rudement : « Que fais-tu là, dans « mon » champ ? » Surprise, j’ouvris les yeux et découvris avec stupéfaction une vache. Une énorme vache blanche, tachetée de noir, deux gros globes pointés sur moi à quelques centimètres de ma tête. Sa queue battait furieusement son arrière-train, ce qui donna lieu à une envolée de taons bourdonnant de mécontentement. A peine remise de ma frayeur, elle reprit implacable : « Je te donne une minute, pas plus, pour déguerpir de mon champ ! » Puis elle lâcha une bouse nauséabonde comme pour ponctuer son ordre. Statufiée devant l’incongruité de la situation, je murmurai inquiète pour moi-même : « Les vaches parlent maintenant ? » Elle émit une sorte de grognement et répondit en soufflant dans ma direction, une haleine à faire pâlir la réputation de celle des chats : « Pauvre ignorante ! Les vaches parlent, mangent, dorment, s’accouplent, meurent… ET PENSENT ... » « Pensent ! Excusez mon indiscrétion, mais...à quoi pensent-elles ? » Nouveau battement de queue, nouvelle bouse. Celle-ci, monstrueuse et noire de colère.

Surtout du maquignon, empoisonnez la vie. Eloignez son chemin, ô Saint patron des vaches. Protégez-nous de sa savante palpitation qui pourrait à l’abattoir de la pointe du bâton nous mener sans sommation. Acceptez nos offrandes de grands bols de lait chaud pour qu’enfin, quand viendra l’inévitable voyage, la décharge finale soit efficace et juste.

15 -Pensées de vache

Bien à l’ombre d’un pommier, Par un beau dimanche d’été, J’hume le bon air de mon pré, Et l’herbe fraiche sous mon nez. J’enlace de ma langue une touffe de lotier, La fauche comme une gerbe de blé, Elle a un goût doux sucré, Toute pimpante de rosée. A ma façon, je façonne le paysage, Des pâturages jusqu’aux rivages, Sous une nuée de nuages, Ainsi ma vie passe sans ombrage. En observant les papillons qui dansent, Je rumine une poésie en silence, Et lance en toute inconscience, Un regard attendri sur ma descendance.