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Georges BALANDIER [1920 - ] Ethnologue et sociologue français professeur émérite de La Sorbonne, Directeur d'études au Centre d’études africaines à l'ÉHESS. (1971) “Réflexions sur une anthropologie de la modernité” Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Reflexions_Anthropologie de La Modernite

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Anthropologie et modernité Sciences sociales ethnologie

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  • Georges BALANDIER [1920 - ] Ethnologue et sociologue franais

    professeur mrite de La Sorbonne, Directeur d'tudes au Centre dtudes africaines l'HESS.

    (1971)

    Rflexions sur une anthropologie

    de la modernit

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole,

    professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected]

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    Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"

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    professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

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    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

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  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 2

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  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 3

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole, profes-

    seur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    Georges BALANDIER

    Rflexions sur une anthropologie de la modernit.

    Un article publi dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 51, juil-

    let-dcembre 1971, pp. 197-211. Paris : Les Presses universitaires de France.

    [Le 28 janvier 2008, M. Georges Balandier, par l'intermdiaire de M. Jean

    Benoist nous accordait sa permission de diffuser quelques-uns de ses livres ainsi

    que tous les articles publis dans les Cahiers internationaux de sociologie. M.

    Balandier n'a pas d'adresse de courrier lectronique, mais on peut lui en adresser

    un au Centre d'tudes africaines, Bd Raspail, Paris. On peut contacter la secr-

    taire de ce centre, Elizabeth Dubois, au 01 53 63 56 50 ou la secrtaire des Ca-

    hiers internationaux de sociologie, Christine Blanchard au 01 49 54 25 54.]

    Courriels : Mme lisabeth Dubois, sec. de direction,

    Centre dtudes africaines (HESS) : [email protected]

    M. Jean Benoist : [email protected]

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    dition numrique ralise le 19 mai 2008 Chicoutimi, Ville

    de Saguenay, province de Qubec, Canada.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 4

    Georges BALANDIER [1920 - ] Ethnologue et sociologue franais

    professeur mrite de La Sorbonne, Directeur d'tudes au Centre dtudes africaines l'HESS.

    Rflexions sur une anthropologie de la modernit.

    Un article publi dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 51, juil-

    let-dcembre 1971, pp. 197-211. Paris : Les Presses universitaires de France.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 5

    Table des matires

    Introduction

    I. Problmes dintitul II. Crises pratiques el thoriques de la modernit

    1) Le rapport nature-culture

    2) Les essais de repersonnalisation du rapport social.

    3) Les essais de restitution du sens.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 6

    Georges BALANDIER

    Rflexions sur une anthropologie de la modernit.

    Un article publi dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 51, juil-

    let-dcembre 1971, pp. 197-211. Paris : Les Presses universitaires de France.

    Introduction

    Retour la table des matires

    Les anthropologues ne sont pas ncessairement des contempteurs

    de l'histoire et des dserteurs de l' actuel . Les plus crateurs d'entre

    eux ont tent de lier leur discipline leur rflexion sur la vie moder-

    ne . Et cette articulation donne son titre un ouvrage mconnu de

    l'un des fondateurs rvrs de l'anthropologie amricaine, F. Boas.

    Dans Anthropology and modern life, l'affirmation du projet est formu-

    le, ainsi que ses implications pratiques : J'espre dmontrer qu'une

    claire comprhension des principes de l'anthropologie claire les pro-

    cessus sociaux de notre temps et peut nous indiquer, si nous sommes

    prts couter ses enseignements, ce qui doit tre fait et ce qui doit

    tre vit 1. Actuellement, l'une des plus clbres parmi les anthro-

    pologues - Margaret Mead -, poursuit sa carrire scientifique de dou-

    ble lecture - de l' actuel par l'clairage du traditionnel et rci-

    proquement. Son dernier livre traite de la coupure entre les gnra-

    tions, montre l'apparition d'une culture indite (dite prfigurative) o

    1 Franz BOAS, Anthropology and modern Life, New York, 1928.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 7

    les jeunes occupent une position centrale parce qu'ils dtiennent le

    nouveau savoir fond sur l'exprience 2. Le passage s'est fait d'une

    anthropologie a-temporelle ou rtrospective une anthropologie du

    prsent et du futur 3.

    L'anthropologie applique elle-mme, cette discipline longtemps

    reste marginale ou impure, se trouve soumise des impulsions de

    mme orientation ; elle ne peut plus tre l'alibi honorable des politi-

    ques de rserve indigne ou de colonisation rationnelle . R. Bastide

    vient de lui donner une dignit en la ractualisant ; il l'envisage

    comme science thorique de la pratique ; il l'estime capable d'tu-

    dier la pratique sociale en elle-mme, la manipulation des choses

    sociales et des cultures . Ainsi dfinie, l'anthropologie applique

    considre les projets d'action (au mme titre que les autres institutions

    sociales) et les consquences de ces entreprises de transformation ;

    elle tente de dcouvrir les lois de la transition sociale 4. Elle d-

    bouche de cette faon sur une conception de la socit qui est, quel-

    que degr, une conception gnrative ; et l'uvre des planificateurs,

    des innovateurs et des avant-gardes relve alors de sa juridiction

    scientifique.

    Par ailleurs, la considration et l'tude empirique des problmes

    poss par les essais de modernisation des socits prdveloppes

    conduisent des rvisions de mme sens. C'est par elles que les

    questions relatives la coexistence de formations sociales d'ges dif-

    frents, au passage d'un systme structurel un autre se trouvent po-

    ses avec la plus grande nettet, et de manire pratique. Elles mettent

    en prsence de configurations continuellement en voie de se faire el

    de se dfinir. Leur problmatique prsente claire celle des socits

    les plus avances , et rciproquement. Dans un cas, les socits ex-

    2 Margaret MEAD, Culture and commitment, a study of the generation gap,

    New York, 1970. 3 Lors de la dernire runion de l'Association des Anthropologues amricains

    San Diego (1970), une section spciale traitait de ces problmes. 4 R. BASTIDE, Anthropologie applique, chap. XII, Paris, 1971.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 8

    priment une revendication de modernit difficile satisfaire, dans l'au-

    tre, elles subissent un excs de modernit difficilement contrlable.

    Cette constatation contraint les envisager conjointement, parvenir

    par la confrontation une connaissance de la ralit sociale plus exac-

    te et moins affecte par le socio-centrisme. Elle fait saisir une paren-

    t qui tient au mode d'existence de la socit - aux conditions et

    contraintes que celle-ci rencontre pour se construire, se maintenir, et

    ragir aux assauts que lui imposent le dehors (les environnements)

    et le cours du temps 5. Ce rapprochement aide fonder le projet d'la-

    boration d'une anthropologie (au sens plein du terme) de la modernit.

    I) Problmes d'intitul.

    Retour la table des matires

    Les bibliographies dressant l'inventaire des nouvelles publications

    en sciences sociales rvlent que nombre de celles-ci sont consacres

    aux thmes de la modernisation et, plus rarement, de la moderni-

    t 6. L'abondance des tudes ne contribue pas encore la clarifica-

    tion des dbats, ne serait-ce qu'en raison de la confusion frquente

    dans l'usage des deux termes. Dans certains cas, la diffrence entre ces

    notions est celle d'un tal (ou ensemble de caractristiques) et des

    moyens (ou processus) permettant de parvenir ce dernier. Modernit

    est alors utilis pour dcrire les caractristiques communes aux pays

    qui sont les plus avancs en matire de dveloppement technologique,

    politique, conomique et social ; et modernisation sert dcrire les

    processus par lesquels elles se trouvent acquises 7. Ainsi, certaines

    socits sont-elles crdites du monopole de l'innovation, du change-

    5 Voir G. BALANDIER, Sens et puissance. Les dynamiques sociales, Paris,

    1971. 6 Citons celle de J. BRODE, The process of modernization, an annotated bi-

    bliography of socio-economic development, Cambridge (Mass.), 1967. 7 C.E. BLACK, The Dynamics of modernization, a study in comparative histo-

    ry, New York, 1966.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 9

    ment cumulatif et autognr, et finalement de l'initiative historique ;

    dans la mesure o il n'est postul qu'une seule forme de modernit. S.

    Eisenstadt affirme ce point de vue sans ambigut : Historiquement,

    la modernisation est le processus de changement vers ces types de

    systmes sociaux, conomiques et politiques qui se sont dvelopps

    en Europe occidentale et en Amrique du Nord depuis le XVIIe sicle

    jusqu'au XIXe, et se sont ensuite rpandus dans d'autres pays 8. La

    modernit est vue comme l'ensemble des tentatives (et des aspira-

    tions qui les sous-tendent) qui visent raliser ces modles occi-

    dentaux ; et, d'une manire moins partisane, comme la possibilit

    d'laborer les structures institutionnelles capables d'absorber des

    changements nombreux, cumuls et durables. Cette dmarche conduit

    cependant ne rapprocher les socits ingalement ou diffremment

    dveloppes que dans la rptition. Celles qui sont prdominantes se

    prsentent comme modle universel de la modernit, exemple qui doit

    tre reproduit sans fin - ce qui leur permet de prtendre tre conti-

    nuellement en avance .

    Nettl et Robertson, tentant d'envisager la modernisation par rf-

    rence aux systmes internationaux (en introduisant donc des lments

    de comparaison), parviennent une saisie plus critique 9. Ils consta-

    tent que les notions de modernit et de modernisation souffrent de

    trois dficiences majeures : elles sont confuses et imprcises,

    comportent des implications idologiques et incitent postuler un

    tat final dfini de manire unique (la version occidentale ). Ils

    prcisent que les deux termes sont relatifs, requirent dans chaque

    tude de cas une mise en relation avec d'autres socits, reportent aux

    effets des rapports et comptitions entre socits diffrentes cet

    ordre de phnomnes que j'ai dsign par la formule : dynamique du

    8 S. EISENSTADT, Modernization : protest and change, Englewood Cliffs,

    1967. 9 J. NETTL et R. ROBERTSON, International systems and the modernization

    of societies, Londres, 1968.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 10

    dehors . Cette dernire devient ainsi un des principaux agents provo-

    cateurs de modernit.

    Les anthropologues, parce qu'ils centrent ncessairement leurs re-

    cherches sur la reconnaissance et l'lucidation des diffrences en ma-

    tire de formations sociales et d'agencements culturels, apportent une

    contribution utile la rsolution de ces problmes d'intitul et de dfi-

    nition. Pour J. Steward, le terme modernisation est neutre : il ne

    dsigne pas ncessairement un tat de choses suprieur ; il a une

    connotation volutionnaire en ce sens que les structures et mod-

    les fondamentaux sont qualitativement altrs - le caractre de

    changement qualitatif est ainsi soulign ; mais il continue dsigner

    les transformations socio-culturelles qui rsultent des facteurs et pro-

    cessus distinctifs du monde industriel contemporain 10. Comme si

    les phnomnes auxquels il rfre n'avaient pas de prcdents ! Pour

    d'autres anthropologues, et de manire thoriquement plus pertinente,

    le dbat renvoie la dialectique de la continuit (voque sous le ti-

    tre : tradition) et de la discontinuit. Dans ce contexte, la modernit et

    la tradition n'apparaissent plus comme radicalement contradictoires.

    L. et S. Rudolph rejettent l' quation trop facile qui rend le mo-

    derne gal l'occidental ; elle permet simplement de se rassurer

    quant au caractre unique des ralisations occidentales (the uni-

    queness of the Western achievement). Ils abordent la question de la

    modernit partir des configurations latentes prsentes en toute soci-

    t, de ce qu'ils nomment potentialits alternatives existant en tout

    systme social ; dans certaines conditions historiques, de telles al-

    ternatives peuvent devenir la source d'identits, de structures et nor-

    mes nouvelles ou transformes 11. Ainsi, la modernit se trouve-t-

    elle associe au potentiel, aux possibles, aux choix que la socit doit

    constamment effectuer pour se faire et se dfinir.

    10 J. STEWARD, Contemporary change in traditional societies, 3 vol., Urbana,

    1967. 11 L. RUDOLPH et S. H0EBER RUDOLPH, The modernity of tradition, politi-

    cal development in India, Chicago, 1967.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 11

    Les anthropologues et les historiens - c'est--dire les spcialistes de

    la diffrence exprime dans l'espace et/ou le temps - sont de plus en

    plus souvent appels la rescousse des interprtes les plus modernis-

    tes des socits estimes les plus avances . M. Mac Luhan a re-

    cens, souvent sur le mode sensationnel, les consquences de notre

    entre dans l're lectronique (ou techntronique , comme on a pu

    dire aprs lui). Le globe devient un gigantesque village , l'vne-

    ment et la prise d'information instantane dominent les consciences,

    les media provoquent un retour l' oral - si bien que le livre et la

    rationalit qu'il soutient sont frapps d'obsolescence (becoming obso-

    lete), l'apprentissage des nouveaux savoirs est une obligation perma-

    nente, etc. Dans tous les domaines, les cloisons (les murs ) s'effon-

    drent. Les hommes contemporains entrent dans l'indit, le non-

    rptitif, sans y tre prpars ; ils sont des idiots au regard de la si-

    tuation nouvelle : leurs mots et leurs penses les trahissent en rf-

    rant l'existant antrieur, et non au prsent 12. De l, l'obligation

    inluctable de procder de nouvelles explorations. Les anthropolo-

    gues sont convis cette tche en tant que techniciens considrant les

    cultures inconnues ou mal connues, les totalits culturelles et les sys-

    tmes de pense o l' oralit (associe une vision globale) n'a pas

    encore cd la place aux dmarches analytiques ; et certains d'entre

    eux rpondent cet appel comme le montre leur participation aux

    verbi-voco-visual explorations 13.

    Ces considrations rapprochent d'une interprtation plus satisfai-

    sante de la modernit, bien qu'encore provisoire. Elles conduisent la

    diffrencier de ces changements cumuls, irrversibles, qui assurent

    en quelque sorte la ralisation ou la croissance des systmes sociaux

    et culturels ; leur interprtation s'effectue souvent par analogie avec

    les tapes (ou phases) de croissance manifestes dans les organis-

    12 M. Mac LUHAN, Counterblast, New York, 1969. 13 M. Mac LUHAN (et al.), Verbi-voco-visual explorations, New York, 1967.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 12

    mes 14. La modernit n'apparat plus comme un stage inluctable ;

    elle s'apprhende davantage sous l'aspect d' une tentative vers... ,

    d'un processus qualitatif de changement, d'un choix entre des alterna-

    tives ou des possibles - rsultant les uns et les autres de facteurs la

    fois internes et externes. Par elle, le rle de la libert et du volonta-

    risme social se trouve soulign, de mme que la ncessit d'une

    conception gnrative des formations sociales. Toute interrogation

    sur la modernit, et non dans le seul cas des socits dites avances,

    conduit une mise en question de ce qui parat tre authentiquement

    nouveau, de ce par quoi les socits engendrent leur propre dpayse-

    ment.

    Ce dernier terme justifierait lui seul le recours l'anthropologie.

    Dans la mesure o cette discipline a t grossirement dfinie par le

    fait qu'elle a transform en pratique scientifique le procd du dcen-

    trement, la connaissance de ce qui est culturellement distant. Les mu-

    tations actuellement l'oeuvre dans toutes les socits font que celles-

    ci, au moment o elles dtiennent les moyens de mieux s'informer les

    unes les autres et de se mieux connatre, scrtent l'exotique (le d-

    paysant ) en leur propre sein. J'ai dj not que notre anthropologie

    informe la connaissance actuelle et la prospective que nous laborons

    propos de nos socits 15. L'observation se banalise en se gnrali-

    sant. Mac Luhan l'exprime par une formule : Nous sommes tout aus-

    si engourdis dans notre nouveau monde lectrique que l'est l'indigne

    engag dans notre culture livresque et mcanicienne 16. Z. Brzezins-

    ki, dans son tude de la grande transition, de la rvolution techn-

    tronique , parvient une conclusion parente : Il semble que la vie

    perde de sa cohrence... Tout semble plus passager, plus phmre : la

    ralit extrieure parat plus fluide que solide, l'homme plus synthti-

    que qu'authentique 17. Et M. Mead assimile trs justement l'engage-

    14 Voir R. NISBET, Social change and History, New York, 1970. 15 Se reporter Sens et puissance, Premire Partie : Dynamiques du dedans

    et du dehors . 16 Mac LUHAN, Understanding media, the extensions of man, New York, 1964. 17 Z. BRZEZINSKI, La rvolution techntronique, Paris, 1971.

    TOSHIBATexte surlign

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 13

    ment dans cette poque aux anciennes entreprises pionnires : Au-

    jourd'hui, quiconque naquit et a t lev avant la seconde guerre

    mondiale est semblable un immigrant dans le temps - la manire

    dont ses anctres le furent dans l'espace - tentant de s'attaquer aux

    conditions inconnues de l'existence dans une re nouvelle 18.

    Des raisons supplmentaires doivent tre considres. Les anthro-

    pologues ont pu dire que si les socits (et les cultures) soumises

    leur observation ont toutes une personnalit, elles tombent dans la

    monotonie (la banalisation) lorsque leur ordre traditionnel se dgrade.

    Il n'y aurait en somme qu'une seule faon de mourir culturellement.

    La formule a sduit les esprits nostalgiques orients vers le pass. Il

    parat plus lgitime de dire que dans les priodes cruciales - celles du-

    rant lesquelles les problmes permanents de construction et de dfini-

    tion de la socit se posent avec acuit, sans possibilit d'esquive - les

    socits se trouvent confrontes des dfis de mme nature. Et ces

    derniers sont tels, en nombre et en intensit, qu'elles sont vritable-

    ment engages dans de nouveaux commencements . Elles affron-

    tent certaines difficults comparables, elles apportent certaines rpon-

    ses semblables. En ce sens, une anthropologie et une sociologie rso-

    lument actuelles n'ont d'autre issue que la coalition de leurs efforts.

    Dans la mesure o la premire a t mieux prpare l'interprtation

    de la signification des cultures, la mise en vidence de ce qui relve

    de la qualit dans l'ordre des rapports sociaux, elle est non seulement

    ncessaire mais aussi prioritaire.

    Il est une raison de porte plus limite, parce qu'elle concerne les

    seules socits dites avances. La rfrence anthropologique, le re-

    cours aux modles propres aux socits estimes plus authentiques

    (cette qualit rvre par les anthropologues intgristes ou dvots),

    deviennent un des moyens de la critique sociale ; et parfois jusqu'au

    point extrme o ils doivent engendrer une sorte de culpabilit collec-

    tive blanche . J'ai dj, et ailleurs, attir l'attention sur ce type de

    18 Voir Culture and commitment, chapitre intitul : The Future .

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 14

    contestation 19. Dans le cas des socits nanties, le recours la contre-

    modernit se diffuse en tant que mode de protestation non rvolution-

    naire (au sens classique de ce qualificatif). Il se manifeste par la r-

    surgence, plus ou moins artificielle, et plus ou moins prcaire, de for-

    mes archaques de l'existence sociale. Toutes les manifestations

    qui contribuent l'mergence de cultures alternatives et/ou de

    contre-cultures rvlent quelque degr ce processus. L'utopie et

    l'imaginaire sont exalts, les revendications existentielles l'emportent

    sur celles que nous avions coutume de dire rationnelles. T. Roszak

    voit cet ensemble comme la matrice dans laquelle un futur alternatif,

    mais encore fragile, est en train de prendre forme -en recourant de

    nombreuses sources exotiques 20.

    L'tude des phnomnes dsigns par le terme modernit ne rsulte

    pas simplement d'une mode, elle rpond une ncessit immdiate.

    Toutes les socits prsentes, et pour la premire fois en mme temps,

    ont rsoudre les problmes qui naissent de ces mutations ; le dfi est

    donc pratique et il a l'aspect d'une preuve globale ou totale, provo-

    quant parfois des rponses totalitaires . Toutes les sciences sociales

    ont considrer ce problme de l'irruption de l'indit, des alternatives

    radicalement nouvelles, des discontinuits ; le dfi est donc thorique.

    Et dans la mesure o l'anthropologie se veut saisie globale, diffren-

    cie des dmarches plus analytiques, elle peut contribuer une meil-

    leure dfinition et une connaissance en profondeur de la modernit.

    19 Voir Sens et puissance, et notamment le texte repris l sous le titre Tradition

    et continuit . 20 T. ROSZAK, The making of a counter culture, New York, 1969.

    TOSHIBATexte surlign

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 15

    II) Crises pratiques el thoriques

    de la modernit.

    Retour la table des matires

    Les premires sont gnralement associes, si l'on s'en tient aux in-

    terprtations superficielles, l'acclration des changements, des pro-

    cessus qui rgissent normalement la vie des socits. Il intervient ainsi

    un phnomne d'crasement dans le temps ; la coexistence des forma-

    tions sociales et culturelles d'ges diffrents s'effectue de manire plus

    rapide, devient plus apparente et plus problmatique. Dans ces condi-

    tions - qui provoquent une sorte d'exaspration de la normalit - la

    socit apparat davantage comme ce qu'elle est dans sa ralit pro-

    fonde. Elle ne peut plus tre apprhende comme un ensemble (un

    tout) unifi qui se dfinit simplement par un type sociologique (au

    sens du type idal de Max Weber), ou un rgime (selon les quali-

    fications des politicologues et des conomistes) ; on la voit plus ht-

    rogne, plurale et mouvante. D'une certaine faon, l'acculturation

    rgissant les rapports tablis dans l'espace, entre socits et cultures

    diffrentes, s'ajoute l'acculturation dans le temps qui rsulte de la

    coexistence plus rapide des rapports sociaux et configurations cultu-

    relles d'ges diffrents.

    Dans cette situation, la relation aux rfrents sociaux est ressentie

    comme ambigu ou dpourvue de sens. Et les acteurs sociaux dfinis-

    sent leurs fonctions, leur rle, avec plus de difficults. Les ractions

    comme les affrontements sont trs diversifis : le refus total du sys-

    tme , exprim soit par la violence (crdite de vertus salvatrices en

    elle-mme) soit par le retraitisme (moyen de vivre hors du monde

    moderne) ; l'exaltation de la spontanit oppose aux institutions r-

    pressives ; le conflit entre des gnrations qui tendent se transfor-

    mer en classes politiques ; l'affrontement des volontaristes sociaux

    TOSHIBATexte surlign

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 16

    exprimant une exigence rvolutionnaire, ou radicalement rformiste,

    et des couches sociales ne formulant que des revendications quanti-

    tatives , etc. Les mouvements contestataires actuels attaquent tout

    autant que le mode capitaliste de production des choses le mode de

    production des pouvoirs, des signes et des discours . La contesta-

    tion est globale, la crativit est oppose la production, le sens la

    puissance, la qualit la quantit (vue sous sa forme conomique ou

    matrialiste , comme il est souvent dit). K. Keniston, tudiant

    l'idologie des jeunes radicaux amricains, souligne le dgot

    devant la notion de quantit et le refus de l'uniformit, de la banalisa-

    tion ; la demande du droit la qualit s'accompagne d'une demande du

    droit la diffrence 21.

    Que les crises actuelles de la modernit s'expriment, au moins par-

    tiellement, en ce langage, est un fait reconnu par les thoriciens de la

    socit techntronique eux-mmes. Ils ne peuvent luder le pro-

    blme de la signification. Z. Brzezinski constate que, dans la partie la

    plus avance du monde, la tension entre l'homme intrieur et

    l'homme extrieur suscite une crise aigu de l'identit philoso-

    phique, religieuse et psychique 22. Et les travaux relatifs la re-

    cherche de l'identit constituent une part importante de l'activit des

    social scientists amricains. De mme, il importe de mentionner l'at-

    tention accorde aux niveaux de conscience qui dterminent une saisie

    plus ou moins adquate des ralits actuelles ; le concept de niveau de

    conscience tant vu comme une configuration qui faonne, en tout

    individu, la perception globale de la ralit. C. Reich, dans son ouvra-

    ge clbre : The greening of America, propose une interprtation cen-

    tre sur l'individu et la culture - et en dernier lieu sur le politique - de

    la rvolution en voie de se faire aux tats-Unis. Sa dmarche re-

    pose sur la dfinition de trois niveaux de conscience : I) La vue tra-

    ditionnelle , qui n'a plus prise sur le rel, forme au cours du XIXe

    21 K. KENISTON, Young Radicals : notes on committed youth, New York,

    1968. 22 Z. BRZEZINSKI, op. cit.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 17

    sicle ; II) La configuration mentale et les valeurs associes une so-

    cit industrielle organisation pousse, qui apparurent durant la

    premire moiti de ce sicle ; III) La saisie globale qu'laborent les

    nouvelles gnrations : elle est mergente et a encore l'aspect d'un

    code secret indcryptable 23. La constatation (prsente sans pr-

    tention scientifique ) ne s'applique pas seulement au cas amricain.

    Durant les priodes o le processus historique subit une terrible ac-

    clration - selon la formule de J. Burckhardt - le mode d'existence

    de la socit devient plus apparent et les rvlateurs de sa vritable

    nature se multiplient. Dans ces circonstances, l'histoire lve les mas-

    ques.

    Par rapport ce premier ensemble de considrations, l'utilit de la

    dmarche anthropologique commence se prciser. Cette dernire

    aide non seulement une saisie globale qui restitue leur complexit

    aux rapports entre infrastructures et superstructures, entre ralit so-

    ciale et formes de la conscience, mais aussi une meilleure interprta-

    tion des situations rvlatrices (par le moyen de l'analyse situationnel-

    le) et des transitions (par les instruments faonns l'occasion de

    l'tude des socits traditionnelles en changement). Et cela, en de-

    hors du fait dj mentionn que l'anthropologie se construit de plus en

    plus comme une sociologie qualitative. Ce qui lui a donn une comp-

    tence suprieure pour traiter des transformations relevant de l'ordre de

    la qualit - celui o se constituent et se modifient les rapports sociaux

    fondamentaux.

    Un second ensemble de donnes est compos par ce que j'appelle-

    rai la multiplication des alternatives. Cette dernire rsulte de proces-

    sus internes : les gnrateurs de changement, qu'ils relvent du do-

    maine technique, scientifique, organisationnel ou culturel, deviennent

    de plus en plus oprants ; par l'effet des transformations cumules,

    l'ordre social parat et est la fois plus problmatique et plus ou-

    vert ; la ncessit du choix entre les avenirs possibles et l'obligation

    23 C. REICH, The Greening of America, New York, 1970.

    TOSHIBATexte surlign

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  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 18

    constante de construire et dfinir la socit (et non de la reproduire

    purement et simplement) s'imposent de manire plus contraignante.

    Paralllement, les processus externes jouent un rle d'importance

    croissante. Pour la premire fois dans l'histoire, les diverses socits et

    cultures sont dsormais toutes communicantes, matriellement et in-

    tellectuellement - par les changes, les confrontations politiques et les

    images d'elles-mmes qu'elles se renvoient respectivement. Il est

    devenu possible de confronter toutes les expriences humaines, au

    moins en principe, et les rfrences externes ont une incidence crois-

    sante sur les choix fondamentaux effectus (ou subis) par les nations,

    les groupes sociaux et les individus. C'est au plan international, l'qui-

    valent du phnomne observ par les anthropologues dans leurs rcen-

    tes tudes d'acculturation portant sur les socits de petites dimen-

    sions : les relations l'entourage, la dynamique du dehors , favori-

    sent l'apparition d'alternatives nouvelles 24. Enfin, il est ncessaire

    d'voquer les consquences d'une information gnralise et rapide

    par les media ; l'vnement qui envahit la vie quotidienne, les infor-

    mations relatives aux expriences en cours dans les divers pays, en

    mme temps qu'ils contribuent l'mergence de solidarits nouvelles,

    largissent le champ des alternatives. La comparaison s'impose en

    quelque sorte d'elle-mme et devient une force de transformation - y

    compris la transformation des projets rvolutionnaires. ce niveau,

    l'intervention de l'anthropologie, qui est une sociologie comparative

    tout autant qu'une sociologie qualitative, se trouve scientifiquement

    fonde.

    Mais il est des domaines plus particuliers, des secteurs de la mo-

    dernit propres aux socits dites avances, o cette justification appa-

    rat presque comme une vidence. Ils sont le terrain ouvert une

    premire attaque anthropologique des problmes de la modernit :

    24 Voir G. BALANDIER, Sens et puissance, Premire Partie et Conclusion.

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  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 19

    1) Le rapport nature-culture.

    Retour la table des matires

    Comme durant toutes les priodes de remise en cause globale, cette

    relation est soumise une critique qui engendre une philosophie de la

    nature diffrente. Les thmes, les mouvements, les initiatives politi-

    ques qui, aux tats-Unis notamment, concernent l'environnement et la

    pollution rvlent sur quelles bases celle-ci se constitue. La bataille

    pour l'cologie, le rejet d'un milieu dnatur par une croissance tech-

    no-conomique exacerbe, les tentatives de retour des formes plus

    simples et/ou plus naturelles de l'existence deviennent les composants

    trs actifs de la contestation pratique d'un certain type d'ordre indus-

    triel. Ce dernier est existentiellement prouv comme un dsordre

    mettant en danger de mort, et la revendication pour la qualit de la

    vie s'oppose la fuite en avant dans la production. Une idologie

    anti-industrialiste s'labore, figure inverse de l'optimisme industria-

    liste dominant au cours du XIXe sicle.

    Les modifications du rapport nature-culture doivent aussi tre ap-

    prhendes sous un autre aspect. Il faut considrer celles qui affectent

    les relations fondamentales ou primaires rsultant du traitement cultu-

    rel des donnes de nature - sexe, union homme-femme, ge. Les cons-

    tituants primordiaux de toute socit deviennent les supports d'une

    contestation et d'une exprimentation qui peuvent tre dites radicales,

    en ce sens qu'elles portent sur les racines mmes de toute existen-

    ce sociale. Les animatrices des mouvements fministes ne revendi-

    quent pas seulement les moyens d'une gestion plus volontaire de la

    nature de la femme, mais aussi une nouvelle dfinition des rapports

    entre hommes et femmes et de la cellule familiale rsultant de leur

    union. Elles refusent le sexisme mle entretenu au long des si-

    cles. Pour elles, l'histoire sociale n'est pas d'abord celle de l'exploita-

    tion de l'homme par l'homme, mais celle de l'exploitation de la femme

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 20

    par l'homme. Les relations entre groupes ou couches d'ge, n'chap-

    pent pas davantage aux turbulences actuelles, gnratrices de trans-

    formation. Des coupures se sont cres, dont la plus apparente est cel-

    le qui se manifeste par la formation d'une culture des jeunes - la

    youth culture -, objet d'tudes nombreuses aux tats-Unis, qui com-

    porte un rejet de l'ordre tabli . Mais il y a plus voir. Les rapports

    estims naturels entre gnrations antcdentes et gnrations suivan-

    tes ont t bouleverss. Les premires ont perdu une large part de leur

    capacit d'information et de formation, de leur autorit. Elles sont

    marques par le pass et effectuent leurs valuations en termes de

    continuit, alors que leurs descendants se situent dans le temps des

    changements incessants et expriment leurs valuations en termes d'-

    venir. Ceux-ci n'acceptent pas d'appartenir, selon une formule rappor-

    te par M. Mead, une gnration de la rptition 25.

    Cet ensemble de phnomnes met en prsence d'une critique radi-

    cale qui ne s'attaque plus seulement au mode de production capitalis-

    te ; et qui, du mme mouvement, transforme la conception de l'entre-

    prise rvolutionnaire. Dans cette perspective, Marx et Freud se trou-

    vent partiellement rcuss : l'un pour son industrialisme (sinon son

    socialisme), l'autre pour son sexisme (sinon sa dmystification de

    la conscience).

    2) Les essais de repersonnalisation du rapport social.

    Retour la table des matires

    Dans la socit industrielle avance (ou postindustrielle ou techn-

    tronique - c'est une affaire de conventions) oprent des tendances

    contradictoires. D'une part, les communications rduisent les isole-

    ments dus la distance, les media confrent l'vnement une sorte

    d'ubiquit, et ces moyens conjoints assurent une connaissance directe

    25 Margaret MEAD, op. cit., chapitre consacr aux cultures prfiguratives .

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 21

    des autres . Mais d'autre part, le dveloppement des socits de

    masse et des vastes agglomrations qui sont d'une certaine faon des

    anti-communauts, celui des larges organisations complexes o la

    fonction occulte la personne, contribuent la solitude individuelle

    (thme prsent par D. Riesman comme celui de la foule solitaire )

    et l'uniformisation des individus. La modernit actuelle apparat

    ses critiques comme celle d'une socit sans style(s). Les ractions

    qu'elle provoque sont la fois orientes contre l'in-diffrence 26 et

    la sous-personnalisation (si l'on me permet la formule), et contre les

    coupures traces entre les personnes.

    des degrs divers, la recherche de nouvelles formes d'identit, la

    diffusion des nouveaux styles par les cultures alternatives, l'expri-

    mentation tentant de crer des units sociales chaudes , la multipli-

    cation des modes d'engagement personnel sont des essais de rponse

    cette situation. Les signes ne trompent pas et ils sont nombreux. Par

    exemple : la rencontre de l' autre organise dans des groupes visant

    cette fin (encounter groups) essaie de remdier aux consquences de

    la solitude urbaine ; la connaissance participante, celle qui s'acquiert

    par la pratique et/ou l'activisme social, est valorise par rapport celle

    qui s'acquiert en des lieux spcialiss, spars, et qui isole ; les

    communes , qui se veulent communauts vritables, les groupes

    qui se constituent l'image des sectes ont d'abord pour premire fonc-

    tion de donner une identit et d'assurer une insertion. Tous ces ph-

    nomnes manifestent l'exigence de reconstruction de rapports sociaux

    directs, personnaliss ; de ces relations qui sont justement une des ca-

    ractristiques du domaine anthropologique.

    26 Selon l'expression de Henri LEFEBVRE, Le manifeste diffrentialiste, Paris,

    1970.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 22

    3) Les essais de restitution du sens.

    Retour la table des matires

    Les techntroniciens eux-mmes ne peuvent viter de poser le

    problme du sens de la socit techntronique ; assez navement,

    ils croient que le philosophe peut apporter la solution et ils le convient

    tre parmi eux un spcialiste parmi d'autres 27. Je ne m'attacherai pas

    ici aux raisons de la perte du sens, mais certaines des rponses ce

    dfi inluctable. Toutes ont pour caractristique commune de proposer

    une dfinition du rapport social par l'idologie, les symboles et les

    langages, les rituels ; par ce que j'ai qualifi comme cration per-

    sonnalisante ou culturelle . Une fois encore, l'anthropologie peut se

    trouver l en terrain de connaissance.

    L'expression la plus volontaire, et la plus minoritaire, de ces rpon-

    ses, est constitue par la culture d'avant-garde - si l'on admet cette

    formulation imprcise. R. Poggioli a tent de lui donner plus de ri-

    gueur. Il considre cette culture en fonction de quatre caractres do-

    minants ; elle est activiste (associant la joie l'action), antago-

    niste (exaltant le fait d'tre contre ), nihiliste (dtruisant tou-

    tes les barrires) et agonistique (engendrant sa propre destruction).

    Et Poggioli ajoute : l'avant-garde recherche la solidarit au sein de la

    communaut des rebelles et des libertaires ; elle s'efforce de trans-

    former la catastrophe en miracle - on pourrait presque dire, le non-

    sens en sens 28.

    La rponse la plus globale est recherche par les entreprises rvo-

    lutionnaires ou/et utopiques qui visent ractualiser le temps des

    commencements, ou de la vritable jeunesse du monde selon la

    27 Ainsi, Z. BRZEZINSKI dans l'ouvrage dj cit. 28 R. POGGIOLI, The theory of the Avant-garde, Cambridge (Mass.), 1968.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 23

    formule de Rousseau. La modernit ne trouve lors son sens que dans

    le changement radical, dans l'adhsion a un projet de re-faonnage

    total de la socit o le politique se fait croyance. Le mouvement, par

    lequel le projet tente de se raliser, devient gnrateur de dogmes et

    critique de la tolrance pure 29. Il se charge pour une part de ce

    dynamisme que constitue le religieux prsent l'tat diffus dans

    les socits modernes dites avances.

    Ce dernier point appelle l'attention, il renvoie un important en-

    semble de donnes. Dans la mesure mme o la crise moderne

    affecte toutes les institutions, elle touche aussi les glises, et non seu-

    lement les croyants. Le religieux tend ainsi ne plus tre principa-

    lement investi dans les organisations qui ont la charge de sa gestion ;

    il leur chappe et reste en quelque sorte diffus ou sauvage . Il rede-

    vient en partie disponible pour de nouvelles dfinitions ; et ces dfini-

    tions doivent tre formules, car le niveau religieux - si l'on donne

    ce qualificatif l'acception la plus large - est celui du sens o s'organi-

    sent certaines des forces qui contribuent la cohsion du systme so-

    cial et l'adhsion des individus. Les batailles conduites sur le terrain

    de la modernit, pour la justifier, la faonner ou la nier, ont ncessai-

    rement des implications religieuses. La vie quotidienne redevient plus

    permable au sacr : les nouveaux langages thologiques se crent

    (souvent par syncrtisme) et se diffusent, les manifestations rituelles

    se multiplient dans le cadre des exprimentations sociales et culturel-

    les et le thtre ritualis (comme l'Open Theater de New York) des-

    cend dans la rue 30, les communes amricaines retrouvent souvent

    l'exigence spirituelle des premires expriences communautaires dont

    elles sont les hritires, les religions alternatives ou de remplacement

    se rpandent. Il est possible de considrer ces faits comme des essais

    29 Exemple d'expression thorique de cette critique : R. WOLFF, B. MOORE et

    H. MARCUSE, A critique of pure tolerance, Boston, 1965. 30 Quant ce premier ensemble de phnomnes, je signalerai l'importante com-

    munication de B. NELSON la douzime runion annuelle de l'American So-

    ciety for the Study of Religion : Re-Presentations of the Sacred in our Ti-

    mes , et les stimulantes contributions d'E. GOFFMAN l'tude du rituel.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 24

    de sacralisation des entreprises de re-faonnage de la socit moderne.

    Sous leurs formes les plus contestantes , elles conservent les m-

    mes caractristiques. Les contre-cultures mobilisent le sacr et les lea-

    ders de la contestation font figure de Matres ou de Gourous, les reli-

    gions d'importation contribuent exprimer au plus haut niveau le re-

    fus de l'ordre industriel, le religieux lmentaire (la magie et la

    sorcellerie) et le recours l' occulte 31 servent contrecarrer les

    cultures officielles, le retour offensif du satanique avec son orga-

    nisation cultuelle propre aux tats-Unis 32 s'associe l'intention de

    dtruire les structures existantes, la rapparition du rebelle ache-

    v 33.

    L'ensemble des considrations prcdentes ne constitue qu'un pre-

    mier reprage, traant un domaine o l'intervention de l'anthropologie

    apporterait une contribution dcisive l'interprtation de la modernit,

    telle qu'elle s'exprime dans les formes, les crises, les problmes ac-

    tuels des socits dites avances. Paralllement aux recherches de

    mme orientation qu'elle poursuivrait dans les socits qui relvent

    traditionnellement de sa comptence et qui lui permettraient de donner

    une assise large (vritablement anthropologique ) l'tude des mo-

    dernits. Les problmes recenss sont ceux de notre vcu immdiat et

    ils s'imposent avec une vigueur qu'voque la formule : le choc du

    futur 34 ; parce qu'ils sont pratiques un haut degr (et parfois dfi-

    nis en termes de survie), ils posent inluctablement des questions de

    thorie et de mthode pour lesquelles nous sommes intellectuellement

    sous-prpars. L'exigence est reconnue. Z. Brzezinski, annonciateur

    de l' re techntronique , envisage les nouveaux rapports propres

    celle-ci et affirme : L'homme doit encore en dcouvrir une dfinition

    31 E.A. TIRYAKIAN consacre ses recherches actuelles l'laboration d'une

    sociologie de l'occulte . 32 Description sommaire de cette organisation dans le magazine Newsweek, Au-

    gust 16, 1971 (article intitul : Evil, anyone ?). 33 Voir H. MURRAY, The Personnality and Career of Satan, in Journal of So-

    cial Issues, 18, oct. 1962. 34 Alvin TOFFLER, Future Shock, New York, 1970.

  • Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la modernit. (1971) 25

    thorique et, par l mme, se les rendre comprhensibles lui-

    mme 35. Mais il y a loin de l'exigence la rponse. Celle-ci ne peut

    rsulter que d'une orientation radicalement diffrente des sciences so-

    ciales 36. C'est maintenant que doit se vrifier l'assertion philosophi-

    que de G. Bachelard : seul le prsent peut provoquer le rajeunissement

    de la pense - un prsent qui n'exclut pas le futur ds l'instant o l'on

    reconnat que le changement est l'irruption de ce dernier en son

    sein 37.

    Sorbonne.

    35 Op. cit., Premire Partie : Le choc de l're techntronique. 36 Voir mon ouvrage Sens et puissance, Premire Partie et Conclusion. 37 Ces rflexions n'expriment que le premier tat d'une recherche conduite en

    tant que Visiting research professer (1970-1971) Duke University

    (U.S.A.), grce l'aide financire de la Ford Foundation.

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