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Régulation de l’opposition et mixité au sein d’une école d’arts martiaux Benoît Lenzen Département des Activités Physiques et Sportives – Médecine du Sport, Université de Liège (Belgique) - ISEPK - Université de Liège Sart Tilman, Bât. B-21 - B-4000 LIEGE (Belgique) Tél. : int.-32-4-366.38.98 - Fax : int.32-4-366.29.01 E-Mail : b lenz en@ulg .ac .be Robert Dejardin Rue Lebeau, 4/021 - B-4000 LIEGE (Belgique) - Tél. : int.-32-498-78.28.58 E-Mail : r ober t_de_jar [email protected] Marc Cloes Département des Activités Physiques et Sportives – Médecine du Sport, Université de Liège (Belgique) - ISEPK - Université de Liège Sart Tilman Bât. B-21 - B-4000 LIEGE (Belgique) Tél. : int.-32-4-366.38.80 - Fax : int.32-4-366.29.01 E-Mail : Mar c .Cloes@ulg .ac .be Article soumis le 20 juin 2003 Résumé : Dans les arts martiaux japonais traditionnels, la régulation de l’opposition ne repose pas sur les règles impersonnelles en vigueur dans les sports de combat. Partant de l’hypothèse qu’une régulation de contrôle émanant des enseignants et une régulation autonome initiée par les élèves contribuent conjointement à la résolution de ce problème concret, cette recherche a tenté (1) d’identifier et décrire les straté- gies utilisées par les membres (féminins et masculins) d’une école privée traditio- naliste afin de réguler l’opposition sur le tatami, et (2) de comprendre la rationalité qui les sous-tendait. Une analyse qualitative basée sur l’utilisation de plusieurs sources de données (entretiens, observations, documents divers) et d’une grille de lecture originale a révélé qu’indépendamment de leur sexe, les pratiquants les moins robustes étaient animés par un enjeu sécuritaire. Cet enjeu commun se doublait chez les hommes d’un enjeu symbolique de préservation de leur statut sexuel masculin, qui les conduisait à adopter des stratégies tacites d’évitement, contrairement aux femmes qui négociaient ouvertement avec leurs partenaires trop brutaux, en mettant en avant leur condition féminine. L’intervention pédagogique devrait tenir compte de l’existence d’une telle régulation autonome sexuée. Mots clés : arts martiaux, régulation, opposition, mixité, stratégies STAPS, 2004, 66, 99-112 99 RAPPORT DE RECHERCHE

Régulation de l’opposition et mixité au sein d’une … · 2009-11-21 · les hommes d’un enjeu symbolique de préservation de leur statut sexuel masculin, ... d’une représentation

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Régulation de l’opposition et mixité au sein d’une école d’arts martiaux

Benoît LenzenDépartement des Activités Physiques et Sportives – Médecine du Sport, Université de

Liège (Belgique) - ISEPK - Université de LiègeSart Tilman, Bât. B-21 - B-4000 LIEGE (Belgique)Tél. : int.-32-4-366.38.98 - Fax : int.32-4-366.29.01

E-Mail : [email protected] Dejardin

Rue Lebeau, 4/021 - B-4000 LIEGE (Belgique) - Tél. : int.-32-498-78.28.58E-Mail : [email protected]

Marc CloesDépartement des Activités Physiques et Sportives – Médecine du Sport, Université de

Liège (Belgique) - ISEPK - Université de LiègeSart Tilman Bât. B-21 - B-4000 LIEGE (Belgique)Tél. : int.-32-4-366.38.80 - Fax : int.32-4-366.29.01

E-Mail : [email protected]

Article soumis le 20 juin 2003

Résumé : Dans les arts martiaux japonais traditionnels, la régulation de l’oppositionne repose pas sur les règles impersonnelles en vigueur dans les sports de combat.Partant de l’hypothèse qu’une régulation de contrôle émanant des enseignants et unerégulation autonome initiée par les élèves contribuent conjointement à la résolutionde ce problème concret, cette recherche a tenté (1) d’identifier et décrire les straté-gies utilisées par les membres (féminins et masculins) d’une école privée traditio-naliste afin de réguler l’opposition sur le tatami, et (2) de comprendre la rationalitéqui les sous-tendait. Une analyse qualitative basée sur l’utilisation de plusieurssources de données (entretiens, observations, documents divers) et d’une grille delecture originale a révélé qu’indépendamment de leur sexe, les pratiquants les moinsrobustes étaient animés par un enjeu sécuritaire. Cet enjeu commun se doublait chezles hommes d’un enjeu symbolique de préservation de leur statut sexuel masculin,qui les conduisait à adopter des stratégies tacites d’évitement, contrairement auxfemmes qui négociaient ouvertement avec leurs partenaires trop brutaux, en mettanten avant leur condition féminine. L’intervention pédagogique devrait tenir comptede l’existence d’une telle régulation autonome sexuée.

Mots clés : arts martiaux, régulation, opposition, mixité, stratégies

STAPS, 2004, 66, 99-112

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RAPPORT DE RECHERCHE

Regulation of opposition and coeducation within a martial arts school

Summary :In Japanese martial arts, the regulation of opposition does not lie on impersonal rules as incombat sports. Assuming that a control regulation from the teachers and an autonomous regulationfrom the learners jointly contribute to the solving of this concrete problem, this study tried (1) to iden-tify and describe strategies used by the members (male and female) of a traditional private school toregulate the opposition on the tatami, and (2) to understand the rationality underlying these strategies.A qualitative analysis based on the use of several sources of data (interviews, observations, variousdocuments) and of an original model revealed that what gender considered, the weakest practitionerswere driven by a security stake. This common stake was coupled for men with a symbolic stake of pre-servation of their male sexual status, driving them to adopt tacit avoiding strategies. On the contrary,women negotiated openly with their rough partners, putting their feminine condition forward. Thepedagogical intervention should take the existence of such a sexed autonomous regulation into account.

Key words : martial arts, regulation, opposition, coeducation, strategies.

100 Benoît LENZEN, Robert DEJARDIN, Marc CLOES

1. INTRODUCTION

La sportivisation que les arts martiauxtraditionnels ont connue dans les annéessoixante (Brousse, 2000) s’est accompa-gnée d’une série de mesures destinées àréguler l’affrontement. Dans chacune desdisciplines concernées, qu’il convientdésormais d’appeler sports de combat pourles différencier des activités originellesayant conservé leur nature non compétitive(Terrisse, 2000), des règlements ont vu lejour et le regroupement en catégories depoids et selon le sexe a été généralisé(Frédéric, 1988). La régulation du combatrepose donc en grande partie sur des règles« impersonnelles » (Kuty, 1998), édictéespar les fédérations sportives et sur les-quelles les instructeurs et les pratiquantsaffiliés ont peu de prise. Négligeable dansun tel contexte (Kuty, 1998), la part de l’ar-bitraire semble davantage présente dans lesécoles qui ont choisi de perpétuer un ensei-gnement traditionnel privilégiant lesdimensions spirituelle et éducative de lapratique martiale (Brousse, 2000).L’opposition y est censée se vivre sur lemode de la coopération et la solidarité dansles duos (Calmet, 2000) et dans larecherche d’un esprit à redécouvrir au seindes pratiques corporelles (Jeu, 1987). Lescontraintes artificielles qui régulent prag-matiquement l’affrontement dans les sportsde combat sont rejetées en signe d’opposi-

tion aux valeurs des sociétés occidentales(Clément, 1984), au profit de principesphilosophiques souvent difficiles à com-prendre ainsi qu’en témoigne le récit duphilosophe Herrigel (1998). Nous faisonsl’hypothèse qu’au sein de ces établisse-ments, en l’absence de règles imperson-nelles, une « régulation autonome » où lesrègles sont produites par les pratiquantseux-mêmes se développe parallèlement àune « régulation de contrôle » où les règlesdescendent du sommet vers la base(Reynaud, 1995). Dans cette perspective,pour comprendre comment les enseignantset les élèves contribuent respectivement àla résolution du « problème concret » del’opposition avec le partenaire (Kuty,1998), il serait donc indispensable deprendre en compte ces deux formes derégulation. Nous avançons égalementl’idée que le sexe constitue une variableincontournable dans un tel projet. Les dif-férences entre les hommes et les femmesrelevées dans la littérature, en termes demotifs de participation (Flood & Hellstedt,1991 ; Koivula, 1999 ; White & Duda,1994), d’agressivité (Duda, Olson &Templin, 1991 ; Tucker & Parks, 2001) etde domination (Bourdieu, 1998 ;Summerfield & White, 1989) notamment,laissent augurer un effet du sexe sur lanature de la régulation autonome. À moinsque, comme le suggèrent différents résul-tats qui minimisent l’influence de cette

variable sur les représentations des adeptesde karaté (Trabal & Augustini, 2000) et lesobjectifs d’accomplissement des prati-quants d’aïkido et de judo (Gernigon & LeBars, 2000) notamment, les disciplinesmartiales se singularisent également dansce domaine. Notre objectif consiste donc àdécrire, comprendre et expliquer commentse régule concrètement l’opposition entredes partenaires pouvant se distinguer à lafois par leur sexe et leur gabarit.

2. MODÈLE THÉORIQUE

Une approche qualitative reposant surun modèle théorique adapté nous paraîtconstituer le meilleur moyen de répondreà cette question de recherche. À notreconnaissance toutefois, il n’existe pasdans la littérature centrée sur l’interven-tion en sport de modèle théorique prédé-fini susceptible de nous aider dans cetteentreprise. D’autant que, sans renier l’in-térêt des recherches prenant comme objetles représentations à l’égard des sports decombat et des arts martiaux (Arthus,Trilles & Menaut, 2000 ; Brousse &Clément, 1996 ; Clément, 1994 ; Trabal &Augustini, 2000), nous souhaitons nousassurer contre un possible « écart entrereprésentation et action » (Livet &Thévenot, 1994). Nous pensons pouvoirtrouver dans la sociologie de l’actionorganisée les bases d’une grille de lecturequ’il nous appartiendra ensuite de forma-liser. Par conséquent, il semble utile depasser brièvement en revue les conceptset théories qui nous paraissent les pluspertinents à cette fin. L’un des conceptsclés de « L’Acteur et le Système »(Crozier & Friedberg, 1977) est l’idéed’un acteur capable d’une stratégie etdonc porteur d’une rationalité. La notionde « rationalité » telle qu’elle est enten-due ici n’a rien à voir avec la lucidité oula conscience que lui associe le sens com-mun. Elle trouve sa racine dans la théoriede la « rationalité limitée » (March &Simon, 1964) remettant en cause la visionclassique du « one best way » au profitd’une représentation plus réaliste de l’êtrehumain, vu comme « un organisme quifait des choix, prend des décisions, résout

des problèmes, mais qui ne peut fairequ’une seule chose (ou peu de chose) à lafois, et qui ne peut prêter attention qu’àune petite partie des informations quisont enregistrées dans sa mémoire et quilui sont proposées par l’environnement »(p. 11). Elle intègre par conséquent toutesles limitations (cognitives, affectives, cul-turelles, idéologiques, etc.) que les tra-vaux sur la théorie des choix ont dégagées(Friedberg, 1994). La vision des rapportshumains comme médiatisés par des rela-tions de pouvoir constitue un deuxièmepilier de notre modèle théorique de réfé-rence. Elle implique de chercher à com-prendre les enjeux qui mobilisent les dif-férents acteurs, c’est-à-dire « ce quechacun peut espérer gagner ou risque deperdre en engageant ses ressources dansune relation de pouvoir » (Crozier &Friedberg, 1977, p. 68). Ceux-ci peuventêtre de type économique (gagner de l’ar-gent), politique (acquérir du pouvoir) ousymbolique (atteindre une certaine recon-naissance sociale). Les problèmesconcrets que les acteurs ont à résoudrepeuvent eux-mêmes constituer des enjeuxou objectifs secondaires, pour lesquels ily aurait dès lors compétition (Crozier &Friedberg, 1977). De nombreux attributsont été classiquement désignés commedes ressources du pouvoir (Bourgeois &Nizet, 1995 ; Crozier & Friedberg, 1977 ;Etzioni, 1971 ; Pfeffer, 1981) : la tradi-tion, le charisme, l’expertise, les finances,l’information, les règles, le langage et lessymboles. Dans le cas des arts martiaux,il conviendrait sans doute d’y adjoindre laforce physique et la hiérarchie affichéedes grades (Brousse, 2000). Enfin, lerecours à la notion de système d’actionconcret (SAC) constitue un troisième élé-ment fondamental du modèle. Partant dupostulat de l’existence d’un minimumd’ordre derrière l’apparent désordre desstratégies des acteurs d’un champ d’ac-tion donné, le processus de recherche estsupposé expliquer comment leurs com-portements et leurs stratégies à la foismaintiennent le système en action et lemodifient constamment. Le tableau 1illustre notre tentative de formaliser leraisonnement dans une grille de lecture

RÉGULATION DE L’OPPOSITION ET MIXITÉ AU SEIN D’UNE ÉCOLE D’ARTS MARTIAUX 101

originale. Elle est inspirée de celle propo-sée par Amblard, Bernoux, Herreros etLivian (1996, 223-229) lors d’un exercicesimilaire et distingue deux moments par-ticuliers du raisonnement : (1) en premierlieu, il s’agit de définir les limites du sys-tème d’action approprié à l’étude d’unproblème particulier (dans cette étude, cedernier correspondait à la régulation del’opposition avec le partenaire et il sem-blait nécessaire d’englober les ensei-gnants et les élèves dans l’analyse) ; (2)

en deuxième lieu, il convient d’identifierles stratégies mises en œuvre par lesacteurs afin de résoudre le problème quise pose à eux, puis de tenter de les expli-quer au regard des enjeux de la situation,des ressources organisationnelles et deslimites qui entravent la rationalité desacteurs. À l’issue de cette modélisation,nous pouvons reformuler notre objectif

initial en le dédoublant de la façon sui-vante : (1) identifier et décrire les straté-gies mises en œuvre par les membres(féminins et masculins) d’une école d’artsmartiaux japonais traditionnels afin deréguler l’opposition sur le tatami ; (2)comprendre et expliquer la rationalitésous-tendant ces stratégies. L’évaluationde l’apport de notre grille de lecture pourla compréhension du phénomène étudiépeut être considérée comme un objectifsecondaire de cette étude de cas.

3. MÉTHODOLOGIE

3.1. Justification de la méthodologieAvant d’exposer classiquement les dif-

férents aspects de la méthodologie utiliséedans le cadre de cette recherche, il noussemble essentiel de souligner les implica-tions du modèle théorique qui vient d’êtredétaillé, en termes de techniques d’investi-

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GRILLE DE LECTURE

3.3. Recueil des donnéesAvant de débuter l’investigation, nous

avons informé verbalement les participantsdes modalités de l’étude. Tous les sujets pres-sentis ont marqué leur accord pour une colla-boration sans réserve. Suivant les recomman-dations d’experts en matière d’analysequalitative, nous avons recueilli des donnéesissues de plusieurs sources: (1) observations,(2) entretiens et (3) documents divers.

3.3.1. ObservationsLe deuxième auteur s’est livré à une

véritable « participation observante »(Wacquant, 2002) pour les besoins de cetteétude. Les observations recueillies dans cecadre étaient consignées dans des mémos(Huberman & Miles, 1991). Nous avons enoutre observé et filmé intégralement uneséance dans les deux disciplines les pluscontrastées en terme d’opposition parmi lestrois proposées : l’aïkido et le ninjutsu.

Seize pratiquants (12 hommes et 4femmes) ont pris part à la séance d’aïkido,tandis que 12 pratiquants, tous deshommes, ont participé à celle de ninjutsu.Cette surreprésentation des hommes reflé-tait bien la distribution inégale des sexes ausein de l’école. La prise en compte de cesdeux séances offrait finalement un panel departicipants et de situations assez représen-tatif de la pratique en vigueur dans l’éta-blissement étudié.

3.3.2. Entretiens Dans un premier temps, nous avons

mené des entretiens semi-structurés (Ess)avec dix sujets choisis parmi les plus régu-liers par le deuxième auteur. Ce dernier atenté de constituer un « échantillon rai-sonné » (Friedberg, 1994) en « multipliantles perspectives catégorielles et situation-nelles présentes dans un espace d’action eten évitant autant que possible de ne

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CARACTÉRISTIQUES DES PARTICIPANTS ÉTUDIÉS

dépendre que d’un seul témoignage sur unesituation ou un contexte donné » (p. 143).Le résultat de ce processus de sélection estprésenté au tableau 2. Les perspectivescatégorielles sont ici envisagées en termes(1) de statut hiérarchique (professeur[Prof], assistants [A] et pratiquants [P]), (2)de sexe (masculin [M] et féminin [F]), (3)de gabarit, (4) d’âge, (5) d’expérience, (6)d’arts martiaux pratiqués et (7) de grades.D’une durée approximative de 30 minutes,ces entretiens semi-structurés ont été réali-sés dans les locaux mêmes de l’école, dansle bureau d’un des chercheurs ou au domi-cile des sujets, à la meilleure convenancede ces derniers. À l'issue des deux séancesfilmées, cinq des dix sujets (tableau 2) ontparticipé à un entretien d’explicitation(EdE) (Vermersch, 1994). D’une duréeapproximative de 20 minutes, ceux-civisaient à obtenir des verbalisations rela-tant dans le détail le déroulement d’actesparticuliers que nous avions repérés enobservant les séances et qui faisaient écho àdes informations recueillies lors des entre-tiens semi-structurés. Les entretiens d’ex-plicitation se sont déroulés dans un petitlocal attenant au dojo ou au domicile dessujets, à leur meilleure convenance. Enfin,afin d’obtenir un point de référence surl’organisation de ces pratiques dans lesfédérations, nous avons interviewé leconseiller technique en charge des sportsde combat et arts martiaux à la DirectionGénérale du Sport de la Communauté fran-çaise de Belgique. Une restitution desrésultats de l’analyse aux participants a clô-turé cette étape de recueil des données. Elles’est déroulée collectivement et les com-mentaires des sujets ont été enregistrés.

3.3.3. Documents divers À partir des données résultant de nos

observations et entretiens, il nous a été pos-sible d’ajouter quelques données secon-daires : le dépliant publicitaire de l’établis-sement, son site Internet, les documentsd’accueil fournis aux nouveaux membres,les huit ouvrages écrits par le professeurainsi que l’enregistrement d’un débat télé-visé diffusé par la chaîne publique de laCommunauté française de Belgique(R.T.B.F.). Il s’agissait d’un écran

témoin sur les arts martiaux auquel le pro-fesseur et le conseiller technique avaientparticipé.

3.4. Analyse des données

3.4.1. ObservationsLes mémos résultant de la participation

observante ont été utilisés tels quels afind’élaborer les premières hypothèses et d’ali-menter le questionnement lors des entretienssemi-structurés. Les enregistrements vidéode séances ont été analysés déductivementafin de valider les verbalisations obtenueslors des entretiens d’explicitation.

3.4.2. Entretiens Les entretiens semi-structurés ont été

analysés de manière inductive en se basantsur ce qu’exprimaient les sujets pour créerdes catégories (codes) cernant au mieuxleurs propos. Conformément au procédé decodage préconisé par Huberman et Miles(1991), ces catégories étaient ensuiteregroupées en catégories plus générales(méta-codes) sur base de leurs propriétéscommunes. Les fidélités inter- et intra-ana-lyste ont été évaluées à l’aide du calcul dupourcentage d’accord selon Bellack. Lapremière a été calculée sur base de 50 pro-positions analysées indépendamment parle chercheur et un observateur externe. Laseconde a été déterminée après deux ana-lyses successives et espacées d’unesemaine d’un même extrait d’interview. Lerésultat de ce contrôle respecte les critèresrequis puisque les pourcentages d’accordsatteignent respectivement 90 % et 88 %.Le traitement des données extraites desentretiens d’explicitation a revêtu uncaractère nettement plus déductif. Ilconsistait essentiellement à reclasser lesverbalisations pertinentes des sujets dansun schéma illustrant dans le détail com-ment ces derniers s’y prenaient pourrésoudre un problème concret particulier(cf. Lenzen, 2003). Enfin, les donnéesrecueillies lors de la confrontation desacteurs avec les résultats de nos analysesont également fait l’objet d’un traitementdéductif, limité à la confirmation ou l’in-firmation des hypothèses et interprétationsémises lors des phases précédentes.

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gation. L’analyse stratégique (Crozier &Friedberg, 1977) est avant tout uneméthode, une heuristique dont la principalecaractéristique est une posture intellectuelled’induction. Elle cherche à reconstruire del’intérieur la logique et les propriétéscontingentes d’un ordre local, privilégiantpour ce faire des méthodes qualitatives etl’entretien semi-structuré comme instru-ment d’investigation (Friedberg, 1994).Cette forme classique d’entretien reposegénéralement sur un schéma qui définit lesprincipaux thèmes à explorer et prévoitéventuellement certaines questions (DeLandsheere, 1976). Notre grille de lecturefournit ce cadre conceptuel, mais ne s’ylimite pas. Mettre le concept de stratégie aupremier plan, c’est en effet accorder autantd’importance à la description des actes et àleur déroulement qu’aux « verbalisationssur les représentations, les croyances, etc.propres aux sociologues » (Vermersch,2003, p. 28). C’est la raison pour laquellenous avons développé une approche mixteancrée à la fois dans l’analyse stratégique etla psychophénoménologie (Lenzen, 2003).

3.2. Caractéristiques du siteL’école d’arts martiaux faisant l’objet

de cette étude de cas fonctionne depuis plusde 25 ans. Elle affiche clairement savolonté d’enseigner les techniques mar-tiales dans l’esprit originel du « budo »,comme voies philosophiques de l’accom-plissement personnel. Cette caractéristiquela rattache à un courant « traditionaliste »qui devient relativement marginal dans lepaysage sportif actuel. Le « dojo » (« salled’étude de la voie ») de 220 m2 environ estde conception traditionnelle et accueille dixcours d’arts martiaux japonais par semaine(six cours adultes d’1h30 et quatre coursenfants d’1 h). Les arts martiaux enseignéssont respectivement dénommés « aïki-karaté-do », aïkido » et « ninjutsu ». Ilssont décrits comme suit dans le dépliantpublicitaire de l’établissement :

« Cours sans brutalité stérile ni espritde compétition.

Aïkido : Décontraction, élégance etharmonie.

Aïki-Karaté-Do: Attaques puissantes,amples et fluides avec projections et ame-

nées au sol souples. Kata traditionnels del’école Shotokaï et kata avec partenaires.

Ninjutsu : Synthèse de techniquesmartiales, franchissement d’obstacles,endurance… »

Deux séances hebdomadaires consti-tuent le programme habituel des adeptesd’une discipline, mais il n’est pas rare deretrouver des personnes pratiquant deuxdisciplines martiales parmi celles propo-sées, voire les trois. Le travail en couplesconstitue l’essentiel de ces séances, cer-taines d'entre elles se clôturant parfois parun randori. Décrit par Dampenon (2000)comme un « combat d’entraînement libreoù le but est l’assimilation des tech-niques, l’amélioration et l’ajustement dessensations et la mise en place de straté-gies de combat » (p. 292), le randori estici dénué de toute vocation compétitive.Le terme « combat » paraît dès lors peuapproprié pour le qualifier dans cecontexte et il conviendrait plutôt de parlerd’« exercice de synthèse libre ». Le direc-teur technique assure tous les cours. Il estassisté de quelques ceintures noires parmila cinquantaine qu’il a formées et estappelé « Senseï » (« professeur »). Avecson premier assistant (A1), il est proprié-taire des infrastructures. Son épouse (A2)est très impliquée dans le cours d’aïkido,même si elle ne se reconnaît pas le statutd’assistante que d’aucun lui attribue. Aumoment de l’étude, l’école était fréquen-tée par 124 pratiquants abonnés et enrègle d’assurance, dont 52 enfants. Lesmembres, des deux sexes, étaient âgés de5 à 65 ans et le groupe présentait uncaractère pluriethnique. Dans le cadre decette recherche, nous nous sommes exclu-sivement intéressés aux pratiquantsadultes. L’organisation de l’école et deson système d’enseignement repose sur letraditionnel système de grades, symboli-sés par des ceintures de couleurs diffé-rentes. Précisons que les « kyu »(« grades ») sont attribués en ordredécroissant (le 6e kyu correspond à laceinture blanche et le 1er kyu à la ceinturemarron) tandis que les « dan »(« niveaux ») sont attribués en ordrecroissant à partir de la ceinture noire quivaut un dan.

RÉGULATION DE L’OPPOSITION ET MIXITÉ AU SEIN D’UNE ÉCOLE D’ARTS MARTIAUX 103

3.4.3. Documents divers De la même façon, ces sources ont été

analysées déductivement afin de confir-mer ou infirmer les hypothèses qui émer-geaient dans les premiers moments del’investigation.

3.5. Validation de la rechercheLa validité de cette recherche repose sur

deux processus communément cités dans lalittérature : la triangulation (LeCompte &Goetz, 1982 ; McCall & Simmons, 1969 ;Patton, 1990) et la restitution des résultatsdes observations aux acteurs (Friedberg,1994 ; Locke, 1989). D’après Griffin etTemplin (1989), le premier de ces deuxmoyens recouvre essentiellement trois stra-tégies que le chercheur qualitatif est invitéà mettre en œuvre : (1) utiliser au minimumdeux techniques différentes pour obtenirdes données ; (2) observer et interroger plu-sieurs participants en vue d’obtenir unregard croisé sur une même situation ; et (3)recourir à plusieurs observateurs et/ouinterviewers afin de recueillir des donnéessur un même site. La description de l’ap-proche que nous avons suivie témoigne denotre respect de ces principes de triangula-tion et de restitution des résultats.

4. RÉSULTATS

4.1. Une régulation de contrôle teintéed’idéalisme

La régulation de contrôle exercée par leprofesseur sur le déroulement du travailtechnique et du randori s’exerce avant toutau travers d’un discours quelque peu ésoté-rique. L’enseignant tente d’inculquer à sesélèves sa propre philosophie des arts mar-tiaux, fruit d’une pratique personnellelongue de plus de trente ans, de ses nom-breuses lectures et de ses rencontres avecdes maîtres japonais. La comparaison entreles trois extraits suivants atteste que le mes-sage passe, mais que les élèves mesurentl’écart qui existe entre ce qu’ils vivent sur letatami et les idéaux prônés par le professeur :

« Pour nous, la relation n’est pasimportante pour arriver à un but matéria-liste, par exemple gagner une compétition,une coupe, etc. Non, le but, c’est la rela-

tion. Et le sport ou la pratique sur le tatamin’est qu’un moyen pour améliorer cetterelation. » (Ess de Prof)

« C’est ce qu’il (Prof) veut arriver àfaire dans la vie courante mais lui avec lekaraté : une harmonie, une harmonie avecl’autre dans le combat… Mais ça, je ne saispas si on y arrivera. Mais lui, c’est ce qu’ilrecherche. » (Ess de P4)

« On ne voit pas toujours ce qu’il (Prof)veut faire, pourquoi d’une semaine à l’autreon change certains trucs… » (Ess de P10)

La prise en compte des interventionsémises par l’enseignant durant les séancesd’arts martiaux renforce l’idée d’une régu-lation de contrôle peu palpable, reposantdavantage sur la négation des référents cul-turels dominants (compétition, autodé-fense, etc.) que sur l’énonciation de règlesformelles. La façon dont le professeur aintroduit le randori qui clôturait la séanced’aïkido à laquelle nous avons assistéillustre bien cette constatation :

« Et maintenant, randori ! Alors ran-dori, ce n’est pas n’importe quoi et ce n’estsurtout pas combat de rue, ça va? »

Quelques initiatives plus concrètes sontnéanmoins prises par le professeur et sonpremier assistant afin d’uniformiser un tantsoit peu les niveaux de pratique dans lesdifférents cours. Les extraits suivants mon-trent que ce sont surtout les différencesliées à l’âge et aux capacités physiques quientraînent ces réactions plus pragmatiques :

« En dessous de quatorze ans, c’est vraiqu’il y a bien sûr des différences de taille, desdifférences de poids mais parfois aussi desdifférences de concentration. (…) Ça posequelques fois des problèmes mais au bout dequelque temps, les parents nous fontconfiance et comprennent qu’il vaudraitmieux qu’il (leur enfant) aille au cours junior,donc ça se passe fort bien. » (Ess de Prof)

« - Il y en a de temps en temps l’un oul’autre qui n’est pas tellement à sa placedans le cadre du cours de ninjutsu. C’est lecours le plus physique où là, c’est chaquefois un peu délicat de dire : “Écoutez, voussavez, en ninjutsu…”

- Et comment cela se passe-t-il alors?- Et bien, on reprécise les spécificités

propres à chaque cours et on leur faitprendre conscience que… » (Ess de A1)

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« Vu que je ne participe pas aux autrescours, je ne peux pas voir qui est passé del’un à l’autre. Mais c’est vrai que parexemple, il y a une fille qui a dû passerparce qu’elle a un problème de hanche etc’est un peu trop dur pour elle. » (Ess de P7)

Si on la compare à celle des élèves, lavision qu’a le professeur des conséquencesde la mixité sur le tatami semble quelquepeu idyllique dans la mesure où elle ignorela différence de gabarit qui en résulte leplus souvent :

« - La mixité dans le cadre des cours nepose aucun problème?

- Non, vraiment pas, c’est magnifiquede ce point de vue-là. (…) En général, c’estun aspect sur lequel c’est plutôt une réus-site, me semble-t-il. (…) Je pense quequand il y a des dames, ça prouve juste-ment que l’on n’est pas dans une pratiquerustre et dénuée de sens. » (Ess de Prof)

« - Cette mixité ne pose jamais pro-blème?

- Si, ça peut poser problème dans lamesure où moi, je vous dis, moi j’ai tra-vaillé avec des personnes qui faisaient30 kg de plus que moi. Pour certains mou-vements, il est évident que j’ai plus de dif-ficultés qu’eux. » (Ess de A2)

Le système de rotation que le profes-seur a généralisé lors du travail technique,amenant tous les élèves à se rencontrer, estd’ailleurs très révélateur du peu de cas qu’ilfait des différences de sexe, quand bienmême cette systématisation de la mixitéapparaît comme une hérésie aux yeux deCadière et Trilles (1998, cités par Arthus,Trilles & Menaut, 2000), mais égalementdes différences de poids. Ce dernier para-mètre est particulièrement important àconsidérer dans la mesure où l’inquiétudeexplicite des pratiquants de l’école quant àleur sécurité physique, similaire à celleexprimée par les lycéennes dans l’étude deArthus et al. (2000), n’est pas l’apanagedes femmes comme le confirment les troisextraits suivants :

« …mais ils ne se rendent pas compte.Quand vous projetez quelqu’un et que vousvenez de travailler avec quelqu’un de votrepoids puis que vous prenez quelqu’un de 30 kgde moins que vous après, ce n’est pas néces-sairement évident, le passage. » (Ess de A2)

« Ben disons que… vis-à-vis de certainspratiquants, je me méfie un petit peu. Jesuis quelqu’un de très calme, de… Jen’aime pas de faire mal, je n’aime pasd’avoir mal non plus. Et je pense que de cecôté-là, … » (EdE de P1)

« On se méfie un peu plus parce qu’onsait que c’est plus concret avec lui (A1) onest plus sûr de recevoir des coups parceque… il ne nous frappe jamais, mais quandmême, des frottements, des petits coups surl’épaule… » (Ess de P9)

Comme on le voit, le contexte est pro-pice à l’émergence d’une régulation auto-nome, qui prend la forme de stratégies dif-férentes selon le sexe des pratiquants quiles mettent en œuvre.

4.2. Des stratégies différentes selon lesexe

4.2.1. Le caractère explicite des stratégiesféminines

Sur le tatami, les pratiquantes craignantpour leur intégrité corporelle n’hésitent pasà utiliser leur statut de femme comme uneressource, dans des négociations tout à faitouvertes et explicites avec leurs partenairesmasculins. Les extraits suivants illustrentcette stratégie :

« Il essayait d’aller plus vite que tout lemonde, de me surprendre. Il essayait dem’avoir, alors je lui dis : “C., qu’est-ce quetu cherches? À me faire mal? T’es plus fortque moi, je le sais bien et tu vas plus viteque moi, alors fais attention. Tu vas mefaire mal, et après ?”. Alors, il s’estcalmé. » (Ess de P4)

« - Et ils tiennent compte du fait quevous êtes une femme?

- S’ils n’en tiennent pas compte, je leursignale. Je leur dis gentiment.

- Ça arrive?- Ben oui. Moi je blague à ce moment-

là. Je leur dis que je suis une chose fragileet délicate. Et bon, ça passe bien. (…) Etlà, c’est peut-être l’avantage d’être unefemme aussi. Je ne vois pas R. (un prati-quant dont il venait d’être question), s’ilavait affaire à quelqu’un de très sec, trèsdur, qui ferait très mal… qu’il pourraitdire… qu’il ferait ça de la même façon. »(Ess de A2)

RÉGULATION DE L’OPPOSITION ET MIXITÉ AU SEIN D’UNE ÉCOLE D’ARTS MARTIAUX 107

L’enregistrement vidéo de la séanced’aïkido nous a permis de vérifier laconcrétisation de cette stratégie. Lors durandori final, nous avons en effet constatéque A2 tentait de modérer les ardeurs deA1 en lui répétant à plusieurs reprises :« Doucement ! ». L’observation de cetteséance a également fait ressortir une autrestratégie utilisée par l’épouse du profes-seur lors du travail technique. Jugeant sonhandicap de poids trop conséquent, cettedernière a refusé de réaliser l’exerciceprescrit, pour se consacrer à l’encadre-ment des ceintures inférieures. A poste-riori, elle a légitimé son attitude par lesrisques de blessure qu’elle encourait,mais surtout qu’elle faisait encourir à sespartenaires :

« - Et bon, comme… comme mes parte-naires, ils font au moins 20 kg de plus quemoi minimum (rire), ceux qui étaient làhier, ben euh…

- Vous préférez…?- Je… Je leur… Non seulement je risque

de me faire mal, mais je risque de leur fairemal aussi… » (EdE de A2)

Sa relation maritale avec l’enseignantdoit évidemment être considérée comme unatout dans le succès de cette stratégie derefus et, en l’absence d’éléments supplé-mentaires, nous ne pouvons catégorisercette seconde stratégie ni en fonction de ladistinction Homme-Femme, ni en fonctionde la distinction Lourd-Léger.

4.2.2. Le caractère tacite des stratégiesmasculines

Les stratégies que les pratiquants mas-culins mettent en œuvre afin de préserverleur intégrité physique prennent uneforme nettement plus tacite. En observantles enregistrements vidéo des deuxséances et en menant des entretiens avecle troisième assistant et l’épouse du pro-fesseur, nous avons eu la confirmation del’existence de stratégies d’évitement quiavaient été mises en évidence par la parti-cipation observante. Consistant à court-circuiter les rotations lors des change-ments de partenaire, ces stratégies visaientessentiellement les deux assistants mascu-lins, comme en témoignent les extraitssuivants :

« - Il y a quelque chose que j’ai remar-qué depuis un petit moment : beaucoup depersonnes – est-ce moi? – elles ne veulentpas travailler avec moi, et même avec A1.(…)

- Cela se manifeste comment d’éviter?Comment cela se passe-t-il ? Il y a des rota-tions, des choses comme ça?

- Ça dépend, quand bien sûr on dit :“Le dernier passe devant !”, là il n’y avraiment pas le choix… et quand même,parfois c’est brouillé. Mais alors quand ilssont en nombre impair et que je me retirepour assister, on voit bien en eux un petitsourire qui se passe, ils se disent : “Tantmieux !”ou quoi. » (Ess de A3)

« - Je sais que parfois, A1 fait peur àcertaines ceintures inférieures.

- Et comment est-ce qu’ils réagissentalors?

- Ben, quand on choisit le partenaire,parfois il y en a qui l’évitent. » (Ess de A2)

La formation des groupes pour le ran-dori est également l’occasion pour certainspratiquants d’éviter tacitement la confron-tation avec les pratiquants les plus rugueux,ainsi que le montre l’extrait suivant :

« - Ben moi, je regarde au départ qui estcomme ceinture noire…

- Et aujourd’hui, qu’est-ce que tu as vuà ce sujet-là?

- Ben, à ce sujet-là, je me suis décidépour un groupe plutôt que…

- C’est ça. Donc tu es allé… - Je suis allé de ce côté-là.- Tu es allé de ce côté-là.- Pour aller retrouver les autres prati-

quants.- En leur parlant? Comment est-ce que

tu as procédé?- Plutôt par gestes, je pense.- Par gestes?- Oui. Je pense. Ou un regard, ou un

geste…“Viens ici”…- Donc ça se fait plutôt de manière…- Je ne sais pas.- …Implicite, je vais dire.- Oui, implicite plutôt, oui. Intime peut-

être, je vais dire. » (EdE de P1)Dans les deux cas (travail technique

et randori), les stratégies d’évitementdes hommes traduisent un même soucide discrétion, à l’opposé des négocia-

108 Benoît LENZEN, Robert DEJARDIN, Marc CLOES

tions explicites entreprises par lesfemmes.

4.3. Discussion L’école d’arts martiaux qui a fait l’objet

de cette étude de cas correspond bien à unsystème d’action concret (SAC) au sens oùl’entendent Crozier et Friedberg (1977),c’est-à-dire un ensemble humain structuré,composé de membres qui y développentdes stratégies particulières afin de résoudreles problèmes concrets quotidiens.L’analyse centrée sur le problème plus par-ticulier de la régulation de l’opposition surle tatami a fait émerger un enjeu sécuritairenon négligeable dans le chef de certainspratiquants. En raison du rejet des catégo-ries de poids, la perception d’un rapport deforce défavorable (Arthus et al., 2000)constitue un premier élément explicatif descraintes exprimées par des pratiquants pluslégers, au premier rang desquels figurel’épouse du professeur. Une constructionprogressive des connaissances relatives aumode opératoire du partenaire (au sensd’adversaire non compétitif), similaire àcelle qui s’opère dans les sports de raquette(Sève, Durand, Saury & Avanzini, 1999 ;Sève, Saury, Theureau & Durand, 2002),semble également être à l’œuvre dans lapratique martiale. Cette forme particulièred’apprentissage expliquerait en grande par-tie les réticences exprimées par certains àl’encontre du premier assistant :

« Il (A1) force parfois les chutes et j’aieu assez mal une fois qu’on devait projeterl’autre. (…) Je ne comprenais pas pourquoiet puis, quand j’ai chuté comme il le vou-lait, il a arrêté de le faire de plus en plusfort… » (Ess de P9)

Le professeur semble peu conscient decet enjeu sécuritaire qui anime certains deses élèves. La régulation de contrôle(Reynaud, 1995) qu’il exerce sur l’opposi-tion des partenaires, tant en situation de tra-vail technique que dans le randori, s’avèredès lors insuffisante pour rencontrer lesintérêts des pratiquants insécurisés. Cesderniers résolvent donc le problème à leurfaçon, en créant des précédents, en créantleurs propres règles (Reynaud & Reynaud,1994). C’est ici, dans la nature même decette régulation autonome (Reynaud,

1995), que le sexe apparaît exercer l’in-fluence la plus marquante. Les stratégiesdes femmes prennent en effet l’apparencede négociations explicites, au contraire decelles de leurs homologues masculins quirevêtent une forme nettement plus tacite,plus implicite. Cette différence peut êtreinterprétée au regard d’un autre enjeu del’opposition sur le tatami : l’affirmation desoi (Arthus et al., 2000 ; Reynès & Lorant,2003). Les stéréotypes sociaux en matièrede sport, qui naturalisent encore leMasculin-Féminin (Lefevre, Fémérias &Roland, 2001), constituent paradoxalementune ressource pour les femmes au momentde négocier l’intensité de l’opposition dansl’affrontement mixte. Elles usent donc de« stratégies de légitimation » particulière-ment pertinentes car s’appuyant sur lesreprésentations de leurs partenaires(Bourgeois & Nizet, 1995). En revanche,les hommes, préoccupés par l’affirmationd’un statut sexuel masculin et la démons-tration de compétences qui semble y parti-ciper (Ashford, Biddle & Goudas, 1993 ;Li, Harmer & Acock, 1996), ont tendance àfuir les situations dans lesquelles il leurserait très difficile d’en faire la preuve. Ilsusent donc de stratégies d’évitement qui nemettent pas en péril ce second enjeu intrin-sèquement lié au sexe masculin, lequel agiten somme comme une véritable limitationculturelle à leur rationalité d’acteur(Friedberg, 1994).

5. CONCLUSIONS

Notre modèle de recherche ne nousautorise bien évidemment pas à prétendre àune quelconque généralisation de nosrésultats. En revanche, conformément auxconcepts théoriques de Yin (1990), nouspouvons raisonnablement envisager de lesexploiter afin d’ébaucher des hypothèses :(1) des acteurs sportifs soumis à une régu-lation de contrôle ne rencontrant pas leursintérêts développeraient parallèlement unerégulation autonome leur permettant desatisfaire leurs enjeux ; (2) sur le tatami, desindividus masculins, animés par un enjeusécuritaire et disposant de peu de res-sources susceptibles de le satisfaire, privi-légieraient des stratégies d’évitement qui

RÉGULATION DE L’OPPOSITION ET MIXITÉ AU SEIN D’UNE ÉCOLE D’ARTS MARTIAUX 109

ne mettent pas pour autant en péril l’enjeusymbolique de préservation de leur statutsexuel ; (3) dans l’affrontement mixte, desfemmes animées par ce même enjeu sécuri-taire adopteraient plutôt des stratégies delégitimation qui s’appuient explicitementsur leur statut sexuel ; et (4) les stratégiesmises en place par les pratiquants passe-raient inaperçues aux yeux des respon-sables. Ces hypothèses devraient être véri-fiées tant dans d’autres écoles d’artsmartiaux fonctionnant sur le même modetraditionnel que dans d’autres contextes oùla présence d’une opposition peut être per-çue comme une menace pour l’intégritéphysique. La multiplication de ce typed’analyse constitue en effet la seule possi-bilité d’identifier les éventuels facteurs quiinfluencent la nature des stratégies d’ac-teurs en situation d’opposition. Finalement,au regard des résultats obtenus, nous esti-mons pouvoir évaluer positivement l’ap-port qu’a constitué notre grille de lecturepour la compréhension des mécanismes quirégulent l’opposition avec le partenairedans une école d’arts martiaux japonais tra-ditionnels.

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