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Dossier : La République Yvés DELOYE : Comparer les Jean MARCOU, Füsun ÜSTEL, Deniz VARDAR: La République en France et en Turq,uie , 0 Sylvie LEMASSON : D'une République à l'autre: le cas de U . républicaine en , Olivier !HL : Influences croisées : : . " ',,<;:{;.:.j, Véronique DIMIER: Cultures nationales et politiques coloniales dans les 'E pour une révision des comparaisons franco-britanniques Revue de revues Notes bibliographiques René OTAYEK : Démocraties d'ailleurs de Christophe Jaffrelot Frédéric V ARONE : Le service public en devenir de Luc Rouban Notices biographiques Abstracts 1 resumenes ISB N 2-B04 3419-9 10-3419 __ __ __ 1111 111111111 IIIm RE VU E INTERNATIONALE DE'POLITI

Religion civile : la carrière comparée d'un concept France Etats-Unis

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Revue internationale de politique comparée, 3, vol. 7, hiver 2000, p. 595-627.

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Dossier : La République ~ Yvés DELOYE : Comparer les RéPUbli~::~'!;.::n~é:~~~~~u~ ~

Jean MARCOU, Füsun ÜSTEL, Deniz VARDAR: La République en France et en Turq,uie , 0 Sylvie LEMASSON : D'une République à l'autre: le cas de l'intégIi\i!O!L.~ . U

. républicaine en All~nîà~~~~:~;~",·' ~ , Olivier !HL : Influences croisées : France-États"Bn*';i:~~\ :

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Véronique DIMIER: Cultures nationales et politiques coloniales dans les anné~!~:~ :;~' 'E ~ pour une révision des comparaisons franco-britanniques

Revue de revues

Notes bibliographiques René OTAYEK : Démocraties d'ailleurs de Christophe Jaffrelot

Frédéric V ARONE : Le service public en devenir de Luc Rouban

Notices biographiques

Abstracts 1 resumenes

ISB N 2-B04 f· 3419-9

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Rel'ue Illttmol((lnale de Po/ltiqllt Comporie, Vol, 7, I/P 3, 2(X){) 595

REliGION CIVILE·: LA cARRIÈRE COMPARÉE D'UN CONCEPT

Olivier mL

"Si un cerraïn mot était attribué tantôt à une chose et tantôt à une autre, ou encore si la même chose était appelée tantôt d'un nom el tantôt d'un autre, sans qu'il y eût aucune règle à laquelle les phéno­mènes fussent déjà soumis d'eux-mêmes, aucune synthèse empirique de l'imagination ne pourrait avoir lieu. "

Emmanuel Kant

Le concept de "religion civile" trace comme une frontière entre les expériences de la citoyenneté en France et aux États-Unis. Forgé par Rousseau dans l'avant dernier chapitre du Contrat Social. il a connu une longue postérité ml cœur des batailles doctrinales de ces Républiques Sœurs. En/reprendre d'en restituer ['his­toire comparée. c'est souligner ce que sa valeur doit aux coteries. fac/iollS et partis qui l'ont inslrumentalisée. De comprendre ce que sa renommée eloillllL\' stratégies d'écriture qu 'ontfait naître les rivalités militantes qui, en s'autorisant d'un tel étendard, l'ont à lafois consacré et progressivement enseveli. Ulllravai! d'interprétation rétrospective entrepris par ceux qu'on peut appeler des "entre­preneurs de réputation" attachés à contrôler l'espace des réputations illlellec­tuelles, celui des figures et des doctrines au travers desquelles une communauté politique s'invente en se donnant en représentation, Analyser leurs raüolllle­ments, interroger leurs objectifs, ce n'est donc pas retrollver.,Je présent dans les textes du passé, C'est, au contraire, rechercher ce qui s'est perdu entre hier el aujourd'hui. Ce qui, en d'autrés tennes, n'a pas résisté en'France à ['elllrée en scène d'un universalisme d'État qui, depuis la loi de Séparation de 1905, pose, à l'inverse de ce qui se passe outre-atlantique, une incompatibilité radicale entre les thé/lires de l'absolu et la civilité démocratique

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La notion de "religion civile" n'est plus aujourd'hui en France qu'une référence obscure'. Une formule sagement agrafée par la chronologie d'une histoire des idées qui s'obstine à y voir l'épigraphe du "romantisme" ou la pierre tombale du "déisme". Une telle situation a de quoi surprendie. Depuis la fm du xvm' siècle; l'expression a servi de bannière à d'inten­ses mobilisations. "Dévots" contre "Philosophes", "chevaliers de la li­berté" contre "chevaliers de la foi", ''rationalistes'' contre "croyants" : au cœur de ces affrontements, elle a acquis une éloquence spécifique. Peu importe alors que la notion ait ou non la "cohérence" d'un principe de gouvernement. Le seul fait d'être invoquée dans et par ces luttes lui a conféré un éclat qui, en retour, a redoublé l'intérêt d'en détemtiner l'usage.

Forgé par Rousseau dans l'avant deruier chapitre du Contrat Social, le concept est devenu emblème. TI a voyagé. Longuement et selon des itiné­raires sinueux: dans des essais et des traités imposants mais aussi dans des discours parlementaires, des articles de presse, des rapports adminis­tratifs... Échos sans cesse relancés, sous entendus multipliés, réminis­cences ressuscitées: mille emplois qui l'ont transformé en un symbole, tantôt vénéré, tantôt repoussé, de la profession de foi censée attacher, en république, les citoyens à la Loi. C'est l'occasion justement d'interroger la résonance d'une telle construction. Non pas d' exhumer un document inédit ou un paragraphe inconnu, comme si le problème était de reconsti­tuer l'intelligibilité d'un concept, non pas de faire retour sur les sources d'une telle théorie comme s'il s'agissait d'en réhabiliter ou d'en ruiner les énoncés, mais de souligner ce que sa valeur doit, en France et aux États-Unis, aux coteries, factions et partis qui l'ont instrumentalisée. De cQmprendre ce que sa renommée doit aux stratégies d'écriture qu'ont fait naître les rivalités militantes qui, en s'autorisant d' un tel étendard, l'ont à la fois consacré et progressivement enseveli. Ce travail d'interprétation rétrospective a été entrepris par ceux qu'on peut appeler, avec Gary A. Fine, des "entrepreneurs de réputation'''. Des bâtisseurs d'exemplarité attachés à contrôler l'espace des réputations intellectuelles, celui des fi-

1. Je tiens à remercier Karma Nabulsi pour sa lecture ''patiente et sage" d ' une première version de ce texte. 2. FINE G.A., "Reputational Entrepren~and the Memory of Incompetence: Melting Suppor~ ters, Partisan Warriors and Images of PresidentHarding", American Jaurnal af Sodology, vol. lOI , 5, mars 1996, pp. 1159~1l93 . Pour cet aute.ur. l("politique de la réputation" désigne une arène dans laquelle des narrateurs professionnels - historiens, journalistes, hommes politiques - s' efforcent de contrôler le crédit et donc la "plausibilité" de figures d'exemplarité, que celles-ci soient artistiques, scientifiques ou politiques. Pour saisir les fondements théoriques de cette approche, on lira aussi GOODE W.J., The Celebration of Herpe~.;. P~stige a.J Control System, Berkeley, University of CalifomÎa Press, 1978. - .

Religion civile: la cam'ère comparée d'lUI cOllcept 597

gures et des doctrines au . travers desquelles une communauté politique s'invente en se qonnant en représentation. Restituer leur raisonnement, interroger leurs stratégies, ce n'est donc pas retrouvede présent dans les textes du passé. C'est, a;' contraire, rechercher ce qui s'est perdu entre hier et aujourd'hui. Ce qui, en d'autres termes, n'a pas résisté en France à l'entrée en scène d'un universalisme d'État qui, depuis la loi de Sépara­tion de 1905, pose une incompatibilité radicale entre les théâtres de l'ab­solu et la civilité démocratique'.

Sous le regard de Dieu, sous le regard du Peuple

En France, le terme de "religion civile" est employé principalement pour mettre en garde : contre l'avènement d'une république de droit divin, contre le retour d'un nouveau sacerdoce d'État. Le constat est facile à établit. Des programmes rédigés dans la fièvre des combats révolutionnaires aux paisibles cérémonies du Bicentenaire de la République, les mêmes accu­sations se font jour. Celle d'une "religion politique" accusée par Condor­cet de "violer la liberté dans ses droits les plus sacrés sous prétexte d'apprendre à les chérir"" de "processions laïques" où, selon Jules Val­lès, chacun irait "comme les croyants d'église s'endormir dans le mysti­cisme des solennités vaines et chanter des cantiquess. Dans son édition récente du Contrat Social, Michel-Antoine Buruierperpétue l'anathème: "l'utopie du Contrat Social n'est pas innocente". Et de fustiger une "sou­mission" à l'État qui serait la marque d"'un totalitarisme avant la lettre .... Comme si une hantise tenace reliait la thématique du civisme républicain à la rhétorique rousseauiste. Une filiation toute différente, observons-le, de celle nouée aux États-Unis entre république et prophétisme biblique.

De ce côté de l'Atlantique, le concept est revendiqué non pas pour sa valeur polémique mais, depuis les années 1960, comme une caution aca­démique. Pour le sociologue Robert Bellah, l'un de ses plus ardents pro-

3. Sur le contexte plw général de cene interrogation, on se pennettra de renvoyer le lel:teur à DELOYE y. et un. O., 'ileux. figures singulières de l'universel: la république et le sacré" dans SADOUN M. (dic.), LA (UmlJcrane 'en France, T lldéologies, Paris, Gallimard, 2000. pp. 138~248. 4. "Premier mémoire sur I~instruction publique ", Oeuvres de Condorcet, éd. Arago/O' Connor, 1847, Paris, Firmin Didot. T. VU: p. 2i2 . . 5. ·'Les processions républicaines", La Marseillaise du 17 juillet 1878, Oeuvres complètes (pré­senté par SCHELER L. et BLANQUART M.C), Paris, Oub Diderot, T. 3, 1969, pp. 124-129. 6. ROUSSEAU JJ .• DIl, t;Pfltr..at Social. éditiori originale commentée par Voltaire, Paris, Le Ser~ pent à plumes, 1998 (préface de KÇ>PANEY N.A., introduction BUMIER M.A.). p. xvm.

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pagateurs'. il désigne un ensemble de symboles et de pratiques venant régler "le problème de l'éthique et de la légitimité politique sans fusion, ner ni avec l'Église ni avec l'État .. •. Cette "dimension religieuse forte, ment institutionnalisée" équivaut à une sanctification du Contrat mais distincte du christianisme comme de l'idéologie de l'American way or life. Certes, la "religion civile" ne dispose pas d'ùn credo explicite, non plus que d'un clergé clairement désigné. Mais elle se fonde sur des rites qui lui sont propres. À ce titre. elle formerait "l'expression authentique de l' identité nationale". Que l'on songe aux Pères Fondateurs: de Washing­ton à Jefferson, de Adams à Lincoln. de Franklin à Paine. tous sont célé­brés comme les héros christiques d'un peuple élu'. Le choix de la devise nationale : "ln Gad we trust" réalisé en 1854. le serment au drapeau placé depuis 1892 "sous le regard de Dieu ("under the Golf'). le culte porté aux cimetières nationaux comme Gettysburg ou Arlington dont Zelinsky note qu' ils ressemblent "à des temples ou à des lieux saints"'· ou encore les cérémonies d 'investiture du président, véritable "sacrement de la démo­cratie" pendant laquelle le chef de l'exécutifpréte serment sur la Bible" : la liste est longue de ces lieux, de ces gestes aussi, mêlant références bibliques et exaltation nationaliste. C'est pourquoi beaucoup s'y mon­trent convaincus de l'existence de ce que O'Brien a appelé de son côté un "nationalisme saint" (holy nationalism)I'.

En revanche. en France, la sacralisation de la république s' est moins effectuée sous le "regard de Dieu" que sous le regard du Peuple. Le siège de la majesté d'État. c'est ici la "laïcité". Mot terriblement équivoque mais auquel nul ne parvient à renoncer. S'interroger sur les conditions de son entrée en souveraineté, c'est établir combien la notion de "religion civile". par les manifestations qu'elle a arbitrées. donne la mesure d'une incompatibilité. Si la conception française de la laïcité constitue l'équi­valent fonctionnel du schéma rousseauiste. elle en est également l'envers

7. Une ~se exposée dans un article publié en 1967 ("'Civil Religion in Americn", DaedaJus, 96, pp. 1-21 ) qllÎ suscitera de très nombreuses réactions. 8. BELLAH R., The Broun Covenant, New Yqcic. Seabury, 1976, p. 171. 9. Sur la précocité de cette "canonisation" civile, voir BERENS J.F., Providence and Patriotism in Early America, 1640-1815, Charlottesville, Universjty Press of Virginia, 1978. 10. ZELlNSKYW., Nation inzo State. The Shifting ofSymbolic Foundatiol1Sof A1Mrican Nationalism., Chapel Hill, University of North Carolin!l p~, 1988, p. 81 11. Sur l'importance de ce texte dans l'éducation poIitiqueaméricaine, voir Mac WTI..LIAMS W.C., ''The Bible in the American Political Tradition", dans ARONOFF M.J. (dir.), Religion and Politics, New Jersey, 1984, pp. 11-45. 12. O'BRIEN C.C, Gods Land : Reflecti0Ffi _~!!. Re}igiqn and Narionalism, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p. 27.

Religion civil,: la corrih'e comparü d 'ull C01!Ctpt 599

radical. C'est tout l'intérêt d ' une comparaison des interprétations du fa­meux chapitre du Contrat Social au sein de ces "républiques sœurs"" que de le mettre en lumière. TI n ' y a pas en France cie crédit attaché à l'alterna­tive d·une .... religion civile". Un substitut laïque dispense d' en expérimen­ter la forme institutionnelle en traçant comme une frontière entre les expériences française 'et américaine de citoyenneté.

De la comparabilité d'une notion

Dans son ouvrage. La méthode comparative en linguistique historique. Antoine Meillet, élève de Saussure et spécialiste des langues indo-euro­péennes, distingue deux approches en matière d'analyse comparée. La première. "la comparaison universelle" , consiste à sélectionner des insti­tutions ou des faits à ce point séparés dans le temps ou par l'espace qu'aucune analogie observée entre eux ne pourra jamais être expliquée par une influence réciproque ou une origine commune. La seconde, "la comparaison historique". s'appuie. elle, sur des sociétés ou des faits "voi­sins ou contemporains", c ' est-à-dire sur des institutions tirant leur exis­tenc,e. partiellement du moins. d' infIuences réciproques, voire de leur participation à un même processus historique". Pour ce collaborateur de l 'Année sociologique, les çleux méthodologies sont "également légitimes" quoique "absolument différentes". Une leçon que sociologues et histo­riens ne peuvent aujourd'hui qu'en partie retenir. Pour Marc Bloch. lec­teur attentif des écrits du linguiste entré au Collège de France en 1906. seul le second procédé autorise une classification rigoureuse. Car lui seul assure une critique véritable des objets comparés". De plus. en s' autorisant

13. L'ex.pression est utilisée par Patrice Higonnet pour distinguer un "républicanisme américain" héritier de l'éthiquç communautaire de la Nouvelle Angleterre puritaine et un "républicanisme fran­çais" arc-boUlé, lui, à un autre héritage: l' individualisme exalté par la pensée janséniste. mGONNET P., Siste,r Repuhlics: The Origins of Fnmch and Amerlcan Republiconism, Cambridge, Harvard University Press, 1988 14. La méthode comparée en linguistique hi.Jtorique, Paris, Librairie Hoooré Champion. éd 1967, p. 13. 1.A premi!re publicatioo de ce texte date de 1925. . "1

15. Dans son célèbre article. "Pour· une bisto~ complUÛ des sociétés européennes" (présenté sous fonne de communication au 6" Corig:œs international de Sciences Historiques, à Oslo, en aoilt 1928 et publié dans la Revue de Synthèse Historique, 46, 1928, pp. 15-50) Marc Bloch se revendique des travaux de Meillel : il rait memc valoir que de toutes les sciences sociales, seule la linguistique a fidèlement diffétencié les techniques requisC$ pnr l'exercice de la comparaison. Sur l'influence ex.er~ cée plll" les premiers travaux comparatifs de Meillet sur Durkheim publiés au tournant du siècle, voir le pontait établi par SOMMERFEELT A., "Allioine MeiUel, the Scholar and The Man", dans SEBEOK T.A. (dir.), Portairs ofLinguists: A BiographicaI Source Book/or the Hi.story of Western Linguistics, 1746~1963. vol. 2, Londres; Blootnirmton, 1966. pp. 24149 et dans le même ouvrage l'article de Joseph Vcndryes, en particulier pp. 21 5-216.

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d'une "relation génétique" entre les faits soumis à l'examen, cette mé­thode rend d'abord comparable ce qu'ensuite elle compare. Saine pré­caution dont ne sont pas toujours munis les travaux qu'aveugle de nos jours une certaine mode comparatiste: SI l'horizon de l'enquête est duc coup plus limité, il s'avère en revanche beaucoup moins hypothétique,

Que l'on comprenne bien. TI ne s'agit pas ici de laisser entendre que la filiation linguistique est de la même étoffe que la filiation historique ou sociologique. Comment nier que la première possède un avantage déter­minant: ses unités d'analyse sur le plan syntaxique ou sémantique (que l'on songe aux "phonèmes" ou aux "morphèmes") sont applicables à tou­tes les langues du monde et ce quel que soit la période considérée. Alors que pour le sociologue ou l'historien, les concepts varient constamment : non seulement en fonction des structures sociales et politiques auxquelles ils s'appliquent mais aussi de l'époque retenue et, plus encore, du do­maine d'interprétation que circonscrive,nt les hypothèses testées au tra­vers de la comparaison. Non, l'objectif est ailleurs. TI consiste à montrer qu'une exploration comparée des usages d'une notion peut se muer en un processus explicatif en tant que tel. Car, loin de s'interroger sur les con­naissances que procure de façon généralè la comparaison, par exemple en suivant le développement de"l'idée républicaine" dans deux sociétés ar­bitrairement choisies, il s'agit d'éclairer ce qui concrètement rend l'exer­cice possible, sinon légitime. C'est pourquoi l' attention s'est portée en amont sur les expériences qui justifient la référence de ces deux républi­ques au projet rousseauiste. En un mot, sur ce qui a pu rendre comparable de tels usages alors même qu'ils y révèlent contradictoires.

La religion de la Cité

Théoricien d'une Cité républicaine, Rousseau a posé avec force la ques­tion du consentement politique. Son appel à inscrire le pacte conclu entre les citoyens dans un credo purement civil - que traduit son concept très controversé de "religion civile" - en résulte. À quoi fait-il écho ? À la conviction qu'une société républicaiIie' ne safuait être édifiée sans l'appui d'une transcendance qui se dérobeau jùgëùient. Le contenu, en l'espèce, importe moins que la fonction. D'où. la· particularité de ce code fonda­mental. TI se réduit au commun dénominateur de toutes les religions his­toriques: l 'existence de Dieu et l'iriunonalité de l'âme.

Religio" civi/t' : la carri~n comparée J 'UI! ctmcept 601

Un cu/te d'État

Pour l'époque, l'argumentation est paradoxale'et dangereuse. Paradoxale parce qu'elle émane d'un "philosophe", collaborateur de l'Encyclopédie mais qui prend pour cible une des affirmations premières des "Lumiè­res" : la puissance illimitée prêtée à la Raison. Contre le rationalisme cri­tique de Bay le, contre J'optimisme intellectualiste de Locke, Rousseau, alors soutenu par de grands aristocrates réformateurs comme Mme de Boufflers ou le ' Prince de Conti, rétorque. L'entendement réclame une voix toute personnelle: celle qui. sous le nom de "conscience" ou de "sentiment", peut seul fonder la véritable certitude. Voilà pourquoi "le concours de la Religion dans l'établissement civil"" représente autant une nécessité de cœur que de raison. TI faudrait même dire une nécessité, qui à rebours du projet des Encyclopédistes, rallie le cœur à la raison J7.

L'argumentation est également dangereuse. Le désaccord avec le "parti philosophique" isole la voix du genevois; ce qui l'exposera plus encore aux foudres des censeurs". Alors que J'ordre des jésuites vient d'être dis­persé, que la Direction de la Librairie est toujours aux mains de Malesher­bes, l'ami des Encyclopédistes, que la lutte des parlements s'intensifie, la position de Rousseau s' avère, elle, des plus instables. Adversaires comme partisans de la Philosophie peuvent tirer profit de sa mise en cause. Trop évangéliste pour les rationalistes. trop rationaliste pour les chrétiens, il cumule les motifs de haine. Ce qui expose son discours à un jeu croisé de répudiations. Accusé de violer les droits de la conscience d'un côté'·, il lui est reproché de l'autre d'introduire les ténèbres de la scolastique, si­non, de l'inquisition'·.

La question du Contrat Social possède pourtant sa propre logique. Comment asseoir un ordre institutionnel en rupture complète avec son temps? Devant ce défi, celui de l'institution de la république, une double fascination emprisonne le raisonnement : fascination pour le lien social

16. Du Contrar Social (1" version), OeuV~S compiltes. Paris. La Plc!iade. T. m-\ 1959, p. 318. 17. Sur l'opposition de Rousseau à ceux' que Robert Oamton a appe16 les "les Phllosophes de l'esta­blishment", voir lAfin des Lumi~res, Paris, Perrin. 1984. 18. Pour un utile rappel des conditions de formation et de cin:ulation des idées à cette q,oque. de NEGRONl B., LLctIJ.~s interdites. 1L rrrwail des cerueurs au XVI//" siècle, Paris, Albin Michel.

1998. 19. C'est ainsi que Voltaire a réagi à la 'page 319 du Contrat Social: ''Tout dogme est ridicule, funeste, toUle contrainte sur le dogme est abominable. Ordonner de croire est absurde. Bome2~Vous à ordonner de bien vivre", Le Contrat SociaL Édition originale c01111Mntée par \tlltaire, op. cit. 20. Voir. par exemple: DEFORIS. Préservatif pour les fidèles contœ les sophistes et les impiétés des incrédules .. . Jui..,i d'JUle Riponse à /0 '/:;t!ttre dt Jean-Jacqlll!s Rousseau à M. de Beaumont, Paris.

Desainl, 1764.

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promu par l'Église catholique; fascination pour la valeur individuelle de la liberté d'esprit. Or, le nouvel État ne peut laisser à lui-même le fIordes opinions individuelles. Pour forger l'union des esprits, il faut ~rolifg;;r .. des "croyances communes", cristalliser un "pacte des consciences" : tf'~! (: ce que requiert l'établissement d' une Cité républicaine. Dès lors, sëw" solution entrevue : établir un substitut au dispositif religieux grâce auqùél s'était fixé l'entre soi de la société monarchique. Est-ce à dire que la ré­publique doive à son tour briser l'ampoule de Saint Chrême sur ce que Roland Mousnier a appelé "le saint et sacré lien des lois fondamentales de l'État"". Non, car pour l'auteur du Contrat Socialle plus redoutable obstacle à une telle souveraineté reste "l'encadrement chrétien des âmes". À l'en croire, il existe une incompatibilité radicale entre allégeance chré­tienne et engagement dans la Cité. Comme il existe une antinomie abso­lue entre science du salut et science du gouvernement. D'où son accusation: le christianisme, en plaçant le salut de l'homme dans l'au­delà, vient susciter le désintérêt à l'égard des valeurs de l'ici-bas". Pour évincer la symbolique du "pouvoir octroyé", échapper aux effets désas­treux d"'une théologie du renoncement", un culte purement civil est ima­giné. Son but? Conduire à un espace public homogène, donner aussi à la Loi cette complicité qui évite le recours réitéré à la force. À l'arrière plan, se devine le regret de savoir les "religions civiques" de l'Antiquité irré­médiablement condamnées. C'est leur finalité que poursuit la religion civile: réunir "les avantages de la religion de l'homme et de celle du citoyen"" . Encore fallait-il inscrire le sacré, non dans un univers à part, extérieur à l'État, mais dans les procédures mêmes de sa représentation politique. C'est ce que propose la "religion civile".

L'autre enjeu proprement théorique auquel renvoie un tel concept con­cerne le fondement de l'appartenance à la nation. Spécieuse est l'image du pacte qui postule que tout dans le contrat passé entre les membres de la communauté est contractuel. En deçà de l'accord conclu entre les parties prenantes, Rousseau perçoit la nécessité d 'un autre accord, non discuté celui-là mais sans lequel le premier serait inachevé. Deux volets le com­posent: d'une part, des dogmes dits "positifs" ("l'existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du

21. us institutions de la France sous 111 Monarchie absolue, T. l, Paris, P.U.P., 1974, p. 510. 22. "Loin d'attacher les cœurs des Citoyens à l'État, elle les en détache comme de toutes les choses de la terre", Du Contrat Social, op. cit, p. 308. 23. Du ContraI Social (1 êre version), op. cit., p. 342.

Rdigion civile: ra corrl~" compttrée d'un conctpr 603

Contrat SoCial et des lois"), de l'autre, un dogme "négatif' (la proscrip­tion de l'intolérance). Au côte de la religion naturelle dont la Profession defoi du Vicaire'Savoyard a fixé les traits, peut donc s'élever un véritable "catéchisme du citoyen"24.

Mais à peine énoncée, l'idée appelle une objection. Par cette déftui­tion normative du bon citoyen, l'État ne va-t-il pas reconduire les excès inquisitoriaux tant reprochés au pouvoir monarchique? Pour parer le re­proche, Rousseau présente les articles de cette profession de foi non comme "dogmes de religion mais comme sentiments de sociabilité". Faux-fuyant rhétorique ou réelle innovation conceptuelle? De nombreuses controver­ses ont entouré ce point de doctrine". L'accent porté sur le terme de so­ciabilité rend compte en tout cas de l'intérêt porté aux fêtes par l'auteur des Considérations sur iè Gouvernement de Pologne et du Projet de Cons­titution de la Corse". Le lien politique doit s'ancrer, non pas dans une présence déléguée, mais dans celle, sensible et immédiate, d'hommes ras­semblés. Avec les réjouissances publiques, la république s'adjoint le lan­gage des "mœurs" , et donc ce qui apparlÛt à l'époque comme un trait d'union entre la norme et l'usage, l'égalité et la· civilité". Si science du salut et science du gouvernement sont irréconciliables, la seconde a beau­coup à apprendre de la première. Et déjà combien, contrairement aux lois civile, politique ou criminelle, l'autorité des mœurs ne se "grave ui dans le marbre, ni dans l'airain mais dans le cœur des citoyens"" . Instituer une appartenance non confessionnelle, réconcilier la loi et les mœurs, donner un fondement religieux à l'obligation civique: telles sont donc les atten­dus de la "religion civile" pour son auteur. Telle sont également les rai­sons invoquées par "les ennemis des philosophes"" pour organiser les premiers contre feux.

24. Lettre à Voltaire du 18 aoOt 1756, Cor~:rpondance glnlrale de Jean-Jacques Rousseau (anno­

tée et commentée parT. Dufour), Paris, Annand Colin, T. II, 1923, p. 323 25. Voir notamment DERATHE R., "La religion civile chez Rousseau", Annales de 111 Société Jean­Jacques Rousseau, 35, 1959-1962. pp. 161-180; ElSENMANN C., "Politi,que el religion chez Jean­Jacques Rousseau", dans Études offertes à Jean-Jacques CMYallier, Paris, Ed. Cujas, lm, pp. 73-90 et GOUHIER H.. "La religion du Vicaire dans la cit6 du Contrat", Les midiratîoÏts métaphysiqu.es de Jean-Jacquu Rousseau, Paris, Librairie .philosophique Vrin. 1984, pp. 244-258. 26. Sur l'omniprésence de la fête dans la pensée de Rousseau, PAiNE H., "Rousseau and the Festive Process", Proceedings oflht second Meeting of the Western Society for F~nch History, 21-23 nov.

1974. pp. 83-89. . 27. Sur cette acception du concept de sociabilité, voir GORDON D .• Citizens Withour Soverelgnty. Equaliryand Sociability in French Tlwught 1670-1789, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 33 et 5.

28. Le Contrat Sqcial, op. cit.. p. 384. 29. Sur ce courant récemment sorti de l'op1i.ère rustoriographique d 'une vision manichéenne. voir le beau livre de Di<i!er Masseau. Us ennemis dis philosophes. L'antiphilosophie au temps des Lumiè-

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Une reconnaissance paradoxale

Alors que le pays est déchiré par le coi1flit des janséuistes et des jésuites, tous deux opposés aux écrits du "parti philosophique", les défenseurs, d~, l'absolutisme et apologistes de la religion se mobilisent. Dans sa Religi;'" vengée ou réfutation des auteurs impies, le Père Hubert Hayer, récollet, ouvre la voie en prenant le contre-pied systématique dé la thèse fOUS­seauiste. Mais, contrairement à ce que l'on pourrait croire, la dénoncia­tion du philosophe n'est pas ici simple rappel des fidélités anciennes. Pour se faire mieux entendre, ce tenant de la foi établie n'hésite pas à reprendre le vocabulaire de son adversaire: "La religion chrétienne est la religion civile puisqu'il importe toujours pour le bien de l'État d'adopter ce qu'il Y a de plus parfait". Certains idéaux sont également retournés contre le "philosophe" : c'est ainsi que ce prélat vient railler l'obligation de croyance dissimulée derrière le pluralisme apparent de ce catéchisme civique: "comment concevoir que ce Souverain ne puisse obliger per­sonne à croire ces dogmes et que cependant il puisse banuir de l'État quiconque ne les croit pas 1"30 Stratégie subtile de réappropriation qui permet d'opposer un Rousseau chrétien aux matérialistes et athées qui dominent alors le "parti philosophique" tout en gardant le profit d'une condamnation des "erreurs et des mensonges" du genevois. Sur le fond, l'argumentaire se déploie tantôt sur le plan de la logique en venant soute­uir l'idée d'une série de "contradictions" et de "paradoxes", tantôt sur le terrain moral pour établir la présence de ce que le Père de Bauclair nomme dans son Anti-Contrat Social un "sophisme dangereux"". Pour le Père Bergier, chanoin,; de l'Église de Paris, les critiques qu'appellent cette transcendance d'Etat sont évidentes: "la religion nationale, sainte, civile, politique, tout comme il vous plaira, ne vaut rien, eUe est fondée sur l'er­reur et le mensonge, une Religion qui n'a aucune relation particulière avec le corps politique, qui détache le cœur des citoyens, bonne pour les

res, Paris, Albin Michel. 2000. L'approche de l'auteur relève de "l'histoire culturelle" : elle s'attache àretrouver les soubassements de ce mouvement d'idpes.-les ''tçndances qui la constituent. les acteurs qu'elle regroupe, les milieux auxquels elle s'adresse, les stratégies qu'elle met en œuvre, le contexte historique immédiat dans lequel elle s'inscrit et les luttes. politico~religieuses qui dirigent ses orienta­tions". On y trouveca de nombreuses pages sur l'usage polémique de Rousseau mais aucune évoca­tion détaillée de la "religion civile". 30. REGNARD et CHAUBERT, Signé par "Une sodéjl d~ gens de lettres", Paris, par en 1763 (T. 21 , p. 109).

31. Et d'ajouter: "réunir les deux de l'aigle ferait l'avantage des lYrans et non celui de la Société", Anti-Contrat Social, La Haye, 1765. L'édition u~~! .iç~ ~lle de la Librairie philosophique Vrin en 1981, p. 257.

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Orangs-Outangs, pour les sauvages habitants les bois". Et de poursuivre : "notre vraie patrie, notre patrie étemellè est le Ciel"".

Ces procédés d'invalidation seront promis à une grande fortune. D'abord, l'analogie au service d'une pédagogie de l'effroi: en 1825, le comte de Lanjuinais, pair de France, compare cette religion à "l'inquisi­tion atroce émanée du despotisme des empereurs romains"33. Autre pro­cédé : isoler l' œuvre de son contexte intellectuel pour lui imputer une responsabilité unique. Oublié l'Histoire romaine de Goldsmith, avec son apologie d'un sacerdoce d'État, oublié l'Histoire des deux Indes avec son code moral de la religion que l' abbé Raynal demandait à la sagesse des gouvernants, oubliée toujours la religion susceptible de révision, de mo­dification et de réforme selon l'état de la civilisation chez Helvétius dans le livre 11 chapitre VII d'un ouvrage au moins aussi décrié De l'esprit. Pour ternir l'image du Contrat Social, rien ne vaut d'en faire l'étendard d'un parti voire d'une dynamique sociale. Pour Aster Kana, dans sa thèse de doctorat La Religion civile chez Jean-Jacques Rousseau et la menta­lité laïciste, ce "hréviaire de la Révolution" est "à l'origine de l'indiffé­rence religieuse" qui a envahi le royaume". Autre procédé : les typologies orientées qui, sous prétexte de classement, opère une hiérarchisation à peine déguisée: dans ses Principes du droit politique mis en opposition avec le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau, Honoré Torombert, membre des académies de Lyon, de Dijon et de la Société Philotechuique de Paris, défend une lecture bien adaptée aux prétentions œcuméuiques d'une Restauration qui se veut d'abord expérience du ')uste milieu". Aussi oppose-t-il au système rousseauiste trois autres modèles: le système anglo­américain dans lequel la "loi protège toutes les religions et n'en salarie aucune ; il Y a nécessairement entière liberté de conscience". Dans le se­cond système, la France, il "y a une religion très improprement appelée religion de l'état et qui est salarié par l'état" mais dans lequel "les autres cultes établis sont librement exercés". Enfin, le troisième système, avec l'Espagne, le Portugal ou l'Amérique méridionale, où on ne laisse de li­berté que pour la religion catholique, "ce qui est détruire la liberté de conscience"3S, .

32. Le déisme rlfuté par lui-même. Emmen en fomœs de lettres des Principes d'incrédulité répan­dus dans divers ouvrages de M. Rousseau, Paris (1765), édition Vrin de 1981, p. 86. Surceleaderdes opinions apologistes, voir BINGHAM A., ''The Abbé Bergier: an Eighteenth-Century Catholic Apologist", The Modem Language Review, 1959, UV, pp. 327-350 33. Examen du 8' chapitre du Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau intitulé De la religion ci­vile, Paris, Imprimerie Rignoux, 1825. p. 8. 34. Rome, Pontificas Universita, 1992, PO· 150. 35. Paris, Rey et Gravier, 1825, p. 398.

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Ces tactiques de présentation s'accompagnent parfois de la volonté d'écarter un "intellectuel" touche-à-tout au nom de son "incompétence" qui reviennent de droit à des "spécialistes" rompus aux sciences théoiôgr~ ques. L'ironie et la condescendance servènt alors à marquer la disi~ilE~ entre deux univers du savoir réputés de qualité inégale. Quant aux simpli­fications opérées, elles renvoient à la nécessité de toucher un large public et de faire œuvre pédagogique. Le débat se joue désormais devant le "tri­bunal de l'opinion". Au point que le commentaire doctrinal est d'abord l'occupation d'une position: une réplique dans un espace plus ou moins euphémisé de polémiques. Les stratégies de reprise du vocabulaire rousseauiste ou certaines modes intellectuelles s'expliquent par-là". El­les constituent la traduction d'un mimétisme paradoxal, un mimétisme qui laisse entrevoir le jeu de rapports et de concurrences qui a favorisé la première reconnaissance de la thématique de la "religion civile". Ne ré­vèle-t-il pas déjà en pointillé la manière dont ce concept a pu deveuir l'horizon de tant d'écrits et de discours, y compris chez ses adversaires les plus farouches? Car c'est au creux de ces croisements et entrecroise­ments référentiels que s'est progressivement cristallisée la réputation de ce dogme philosophique: dans l'idée d' une radicalité qui, loin d'opposer messianisme et politique, visait à les réconcilier au service d'un État dé­sormais entièrement émancipé. Les cultes révolutionnaires, après la chute de la royauté de part et d'autre de l'Atlantique, allaient en raviver l'usage mais en le transposant cette fois sur un terrain directement politique.

Le prophétisme révolutionnaire

De part et d'autre de l'Atlantique, l'action révolutionnaire va consacrer le statut de prophétie savante du Contrat Social: c'est la seconde consécra­tion du texte. La Révolution va transformer le livre en monument. Signe qlle l'événement n'est pas le résultat de causes qui le préfigurent. Au contraire, il agit comme s'il fabriquait son propre passé, solennisant des textes et des figures qui n'auraient pas été pris en considération s'il n'avait pas eu lieu" ... Les historiens ont montré l'importance des réseaux

36. Pour une étude de ce-type d'usages rhétoriques, voir à propos de la position de l' Église lors des f!tes de la Révolution française de 1889: IHL O., "Des cahiers de doléances contre la Révolution Notes sur la commémoration catholique du centenaire de 1789", dans SEURIN J.-L., LERAT C. et CEASER J. (dir.), u discours sur les Rivolurions, Paris, Economica, T. 2, 1991, pp. 273-288. 37. Sur cette critique désormais classique de l'antécédence historique de l'idée et de l'action, voir CHARTIER R., Les origines culturelles de fa Révolutionfrançaise. Paris, Le Seuil, 1990, pp. 11-31. 38. Voir par exemple ROCHE O., "Les primitifs du rousseauismc".Annales ESC, 1971, l, pp. 151-172.

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philanthropiques dans la constitution d'un rousseauisme sentimental au tournant du siècle". L'homme traqué par les poliCeS des monarchies coa­lisés, décrié par les Puissants et les membres de l'intelligentsia parisienne, esprit hunible et 'sensible; dépositaire des certitudes du cœur; gardien des beautés de la foi contre les cléricalismes de la tradition et de l'argent: l'ombre portée du mythe va s' étendre très loin. Et déjà sur le compagnon­nage des réseaux franco-américains. Ces derniers ne concernent pas seu­lement l'obtention d'armes, celles dont les Insurgés avaient crnellement besoin pour se libérer du joug anglais, elles portent aussi sur des mots d'ordre et des idéaux politiques. Ces derniers circulent au sein d'espaces de sociabilité que la "République des Lettres" avait favorisé mais que la vogne rousseauiste colore désormais de ses motifs. C'est ce qne montre la décision de la loge maçonnique Le Contrat Social: après la victoire de Yorktown, elle adresse ses félicitations à Franklin en l'honneur de la vic­toire et organise une fête dans un Paris qui rêve du Nouveau Monde".

Les prophèùs du républicanisme

Si le. fameux chapitre du Contrat Social devient un programme politique, c'est en vertu des catégories de pensée qui dominent alors le radicalisme républicain40• Ne l'oublions pas: les premiers mouvements révolution­naires, après avoir brisé les portraits des rois, ont laissé intacts leurs mi­roirs. Comme si au corps du monarque, ils avaient substitué un corps allégorique, celui de la Nation, mais en continuant à user de références proclamant sa divinité. Raison, liberté, justice, égalité: autant de formu­les qu'ils récitèrent avec une sombre ferveur. Les révolutionnaires ne se sont-ils pas empressés de construire de nouveaux répertoires de dévo­tion ? Aux États-Unis, contre la domination du Puritanisme. En France, contre l'Église catholique. Il serait facile d'en conclure que le ressort ca­ché de la République fut de fonder une nouvelle religion: une théocratie civigue dont la vocation n'était autre que de remplacer les cadres tradi­tionnels de la croyance" .

39. Sur Ce!! réseaux franco-américains à Paris. voit FOUCHE N., Benjamin Franklin et Thomas üffuson. Aux soun:es de l'amitiifranco-aml ricaine 1776-1808 (préface par Claude Folhen), Paris, M. Houdiard, 2000, p. 64 40. Pour retrouver les troupes qui organisent la pensée d' W1e liturgie civique à la fin du XVIII~ siècle, celle d'une conspiration religieuse à la fois universaliste. fraternelle et rationnelle, destinée à forger W1 homme nouveau, voir WOODS G., "Conspiracy and the Paranoid Style: Causality and Deccit in the Eighteenth Century", William and Mary Quanerly, vol. 39, 3, juillet 1982; pp. 401-441. 41. On se.reportera'cn priorité, parmi une abondante littérature, à SOBOULA., "Sentiments reli­gieu,," et cultes populaires pendant la Révolution, saintes patriotes et martyrs de la liberté", Annales

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Ce qui est sfir, c'est qu'en France, du discours de Robespierre le 18 floréal aux manuels théophilanthropiques propagés sous le Directoire, toute une littérature va faire de cette idée un mot d'ordre. À la tribûti;;,~de$ Cinq Cents, la notion prend les traits d'un programme d'action. PotitqudL" se demande Jean-Baptiste Leclerc abandonner les sentiments utiles"à la uation au hasard des divers principes religieux, Le "respect des aïeux"; la "mémoire des parents et des amis", les souvenirs des "traits d'héroïsme" : tout ceci peut lier les cultes entre eux "par une communauté fondamen­tale", une communauté que ce député du Maine-et-Loire n'hésite pas à qualifier de "religion ci vile" en référence explicite à Rousseau". L'année suivante, Lanthenas publie la quatrième édition de sa Religion civile pro­posée aux républiques pour lien des gouvernements représentatifs. Cons­tatant que "la Souveraineté du peuple et le Gouvernement représentatif transplantés de l'Amérique en Europe, comme des plantes qui ont besoin de s'acclimater, étendent peu àpeu des racines profondes", il en appelle à exécuter le programme de Rousseau : à établir "une sorte de lien général sans dogme, ni culte, supérieur dans l'ordre politique seulement en qu'il lierait au gouvernement toutes les opinions religieuses"4J. Faire l'union des citoyens, assurer la force de l'État: tels sont les objectifs de ce nou­veau credo. De façon générale, la figure du philosophe est devenue l'ob­jet d'un culte d'État. Livres, éloges, poèmes, hymnes, noms de rue et de villes, bustes, pétitions, almanachs, pièces de théâtre: le "divin Jean Jac­ques" est sacralisé par la République conventionnelle. Toute une série de "disciples" au rang desquels Mirabeau, Sylvain Maréchal, Babeuf ou Barère vont travailler à bâtir la légende d'un combattant et martyr de la cause républicaine. Que l'on songe à Louis-Sébastien Mercier offrant une couronne civique à "l'un des premiers auteurs de la Révolution". Un sta­tut de "saint patron" revendiqué jusque par certains clubs politiques et dont le point d'orgue sera bien sOr la panthéonisation d'octobre 1794. Le

de ln Révolurionfrançaise, 1957, XXIX, pp. 193-213; VOYELLE M., Religion et révolution. La déchristianisation de l'An Il, Hachette, 1976 ; PLONGERON B., "Le fait religieux dans l'histoire de la Révolution; objet, méthodes, voies nouvelles", dans Voies nouvelles pour l'histoire de la Révolu­tionfrançaise, Paris, Bibliothèqu~nationa1e, 1978, pp. 237-264; LANGLOIS c., "La religion révo­lutionnaire", dans Pratiques religieuses dans l'Europe révolutionnnire (cotloque de Chantilly. nov. 1986), PLONGERON B. (dir.), Paris, Brépols, 1988, pp. 369-377 ;SIRONNEAU I -P., Sécularisation et religions politiques, M.outoJ:1" . ~'982, pp. 237-247 ; OZPUF M .. art. "Religion révolutionnaire", Dictionnaire critique de la.Réyol{.ltion Française, François Furet et Mona Ozouf (dir.), Paris, Flam­marion, 1988.

42. Discours sur ['existence et l'utilité d'une religion civile en France. RJ. Hansen. an 5, p. Il. Sur le contexte et les attendus de ce projet, voird'AUSSY D. "Un plan de religion civile en 1797", Revue des questions historiques • .'l'. ~_~ .1, 1884, pp. 235-248. 43. Paris. Comminges. an VI. pp. 9 et s.

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Contrat Sodallui-même fut auréolé d'une gloire incomparable, TI sera publié treize fois entre 1792 et 1795 et une édition en papier bible spécia­lement prévue pour l'usage des soldats défendant la Patrie. Des collec­tions d'extraits seront diffUsées massivement dans un format "populaire" : l'un de ses éditeurs allant jusqu'à exprimer l'espoir que ce texte puisse "renverser les trônes de l'Europe''''''. On comprend que cette intrurnentalisa­tion politique ait pu se retourner en'chef d'accusation au moment de la "réaction" thermidorienne. Et que les mots et les phrases empruntés au genevois aient pu être assimilés à des pensées, voire à des motivations véritables. Mais si Jacques Louault condarune l'ouvrage comme "dange­reux"", le directeur La Révellière-Lépeaux contiuue d'y puiser la caution d'une Théophilanthropie soutenue par plusieurs membres du Ministère de l'Intérieur. L'intention n'était pas toujours pas d'assimiler le christia­nisme mais bien de le remplacer. En raison du conflit ouvert par la proclamation de la Constitution civile du clergé, c'est à l'État qu'il revenait d'imposer la "religion nouvelle", non aux églises de l'investir de leur doc­trine de salut, comme ce fut le cas dans l'ancienne colonie britannique46

Dans la Nouvelle Angleterre mais aussi dans les États du ''Middle'', l'enthousiasme du "radicalisme" va se laisser au départ séduire par les mên;;es abstractions. Certains vont rêver tout haut d'un sacerdoce dévoué à la République. On connaît les grandes figures de ce mouvement: Fran­klin, Jefferson, Paine, Barlow ou Freneau47• D'autres prophètes, oubliés depuis, comme Ethan Allen, révolutionnaire libre-penseur ou Elihu Pal­mer, proche de la théophilantropie, ont joué un rôle plus actif. Pour ces porteurs de "révélations éthico-religieuses" comme les auraient appelés Max Weber, il s'agissait de donner corps à une "Église républicaine". D'où leur activisme dont témoigne par exemple la fondation dujoumal The Temple ofReason. D'autres comme Kirkhride, John Foster ou "l'am­bulant" John Steward, animeront des sociétés initiatiques, à l'image de "La Société des Anciens Druides", avec ses rites inspirés de la franc­maçonnerie mais aussi d'anciens cultes du soleil. Dans son ouvrage con­sacré à ce "culte de la Raison", Gustav A. Koch est le premier à avoir ,

44. Mc NEllL G. H .. ''The Cult of Rousseau and The French Revolution", Jou17Ul1 of HislOry of ldeas, vol. 6, 2, avril 1945, pp. 197-212. 45. Du Control Social. Paris. Imprimerie nationale, an V, pp. ii-Iii. 46. SWE1TW.W, The Story.ofReligion inAmerica, New York. Harpers and Brothers, 1946. pp. 189~ 204 47. Pour une vue d'ensemble de l'action de ces mouvements insurrectionnels, on se reportera à BEST G., War -and--Society in Revolutionnary Europe 1770-1870, Leicester, Leicester University Press, 1982, notamment pp. 252-272.

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souligné l'importance de ces réseaux transnationaux pour la formation d'un messianisme républicain". il a montré combien cette révolution de­vait beaucoup aux associations de miliciens. C'est en leur sein que l'homme du peuple a pu entrer en contact d'abord avec les soldats anglais puis avec les soldats français et, partant, "avec le déisme anglais et le scepticisme français"".

Si cette "religion républicaine" joua un rôle essentiel dans le dévelop­pement de l'idéal patriotique entre 1775 et 1810, elle fut toutefois rapide­ment balayée par le Réveil évangélique du début du XIX· siècle. Son crépuscule peut être daté avec précision : l ' échec du journal The Theophilanthropist (1810-1811) dispersa les plus "respectables" de ces figures qui, le plus souvent, se fondirent dans l'Unitarianisme (comme Charles Chauney, Jonathan Mayhew, William Bentley ou Joseph Priest­ley). Le règne de la Terreur en France, les dissensions internes du mouve­ment, la vigueur du prosélytisme des communautés méthodiste ou baptiste : tels sont les facteUrs qui ont précipité la fm de ce "culte de la raison". De ce fait, le thème de la "religion civile" servira à désigner une autre effer­vescence révolutionnaire. Rappelons-le: dans le cas américain, c'est la référence chrétienne qui donna sajustification au rejet des autorités insti­tuées. Le Puritanisme, par sa prédication et ses capacités de mobilisation, est venu inscrire l'action révolutionnaire dans la lettre du texte biblique. En réclamant réparation pour les "trahisons" des commandements divins, en affirmant la supériorité des droits de la conscience. Du coup, il prit l'exact contre-pied de l'Église catholique en France. Au lieu d'être la cible de la "foi patriotique", le clergé de la Nouvelle Angleterre en a cons­titué le ressort'° Synonymes de la quête d'un ordre neuf, les sermons

48. Republican Religion: The American Revolution and the Cult of Reason, New York, Henry Hait and Company, 1933. Que l'on songe ault convictions d'un Thomas Paine revenu de Paris en 1802. Voir sur ce point l'article très documenté de CLARKE H.H., "An Historical Interpretation of Thomas Paine's Religion", University ofCalifornia Chronicle, XXXV,janvier 1933, pp. 56-87. 49. Un mimétisme dO à l'action transnationale de réseaux d'action très largement structurés mois

qui devait par la suite être défi&Utt.ea! des raccourcis explicatifs consacrant J'autonomie d'une lm·

jectoire révolutionnaire réputée n~9-nale et souveraine. D'où le succès de fonnules comme "infiltrn· tion de la culture française" ou "io·terférence arbitraire" dans une certaioe littérature universitaire, voir. A titre d'illustration. l'article de MORAIS H. M .• "Déism in Revolutionary America 1763· 1789", International Journal of Êthiès, vol. 42, 4, juillet 1932, pp. 434-453. 50. Sacvan Bercovitcb a abonda:mment souligné combien les Puritains du Massachusetts Bay étaient persuadés d 'avoir un rOte assigiié par Dieu dans la quête du progùs, à la manière finalement des prophètes de l'ancien Isrnët D'où leur constance à plaquer des images bibliques sur ce conflit en faveur de la " liberté". D'où aussi la fusion de cet argumentaire avec l'idéologie proprement politique des "Real Whigs" pour légitimer la Révolution. The Puritan Origins of The American Self. New Haven, Conn., 1915. .. . .

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millénarisies ont directe·ment participé de la lutte pour l'Indépendance. Mais en sanctifiant une Révolution vécue comme une "guerre sainte" contr~ les forces de l' ~técbrist'l . . .

Les nouveaux hoTÏ40ns d'un concept

Comment continuer à en douter? La valeur emblématique d'un concept ne s'établit pas d'elle-même, en vertu de ses propriétés intrinsèques. Elle dépend d'abord de la capacité d'''entrepreneurs de réputation" à justifier par ce moyen leurs prétentions: celles qui, au travers de leurs rivalités doctrinales, visent à définir les frontières morales de la communauté po­litique. C'est en ce sens que le sort de la religion civile s'ouvre à une interrogation de type socio-historique". Parce que journalistes, savants, artistes ou hommes politiques ont concurremment travaillé à définir les narrations permettant d'en fixér la crédibilité. Pour les mouvements fidè­les à la politique religieuse de la Convention, l'emphase du Contrat So­cial vient ennoblir une croyance: celle de remplacer la religion des rois par une "religion républicaine"". Le secret de cette "puissance sacerdo­tale:' tient tout entier sans sa vocation: transmettre le sens de la recon­naissance en égrenant des articles de foi dans une profusion d'emblèmes et d'oraisons. Disciples de Saint-Simon, positivistes orthodoxes, adeptes de la théophilanthropique, déistes proches de Fourier: nombreux seront les groupes politico-religieux qui, au XIX· siècle, placeront le salut de la nation sous le signe d'une profession de fOP4. Même si tous ne situeront pas pour autant "la religion nouvelle" dans l'ombre portée du Contrat

51. L'ouvrage classique est celui de HEIMEKl' A., Religion and the American Mind : From the Gnal Awakening ID the Revolution, Cambridge, Mass ; 1966. Voir aussi l'ouvrage plus récent de ALBANESE C. L.. Sons of the Fathers: the Civil Religion of the American Revolution, Philadel·

pbie, Temple University Press, 1976. 52. On retrouvera Il un tcbo aux thèses chères à Quentin Skinner de "textes du passt" analysés comme porteurs d"'jnteotions" politiques se dtployant dans "\ln contexte discursif spécifique", "Menning and Understanding in History of Ideas", History and Theory, VIn, 19~9, pp. 3·53. 53. Comme ceue brochure de la Société des Droits de l'Honune vendue un sou, place des Terreaux à Lyon. en février 1834: intitulée La religion des rlpubficains. eUe s'adresse à des catégories de lecteUIS peu cultivés pour les convaincre, dans des termes qui leur sont faoûlien, du caractère salva· teur d'un tel combat : "Ds savent les républicains, que si les premi~.rs chrétiens, pr!sentant les mains aux fers et la t!te aux bourreaux, parvinrent à convertir le monde avec une simple croÎx de bois, c'est qu'ils vinrent se placer entre le faible et le fort. entre le maître et l'esclave, entre l'oppresseur et l'opprimé, entre le ricbe-et le pauvre. C'est qu'ils vinrent annoncer aux nations la liberté et l'égalité". 54. L'ouvrage très documen~ de Edward Berenson offre un utile point d' appui : BERENSON E., Popufist Religion and Left· Wing Po/ities in France,.1830.1852, Princeton, Princeton University Press, 1984. Et, pour un ·exemple plus précis: IlU... O., "Un messianisme politique : le propb!tisme saint· simonjen de 1830 à 1848", Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, 10, 1999, pp. 339·351.

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Socia!". C'est que, si en France, la "religion civile" fut l'auréole d'une science de gouvernement, l'avènement de la république a fmi par.en dé­valuer l'emploi. Au moins celui prophétique ou simplement analytique qui, en revanche, continua outre-atlantique d'exercer une importante force d'attraction.

L'historiographie des cultes révolutionnaires en porte témoignage, avec ses chevauchements idéologiques, ses sentences, et ses anathèmes. Comme cet empressement des milieux contre-révolutionnaires à désigner du doigt les "philosophes". L 'Histoire philosophique des deux Indes de l'abbé Raynal, les Entretiens de Phocion de Mably, la Lettre sur la Tolérance de Turgot: c'est dans ces pages qu'aurait été ourdi le plan de cette politique religieuse. Mais évidemment les œuvres de Voltaire et Rousseau en for­ment les pièces maîtresses. C'est pourquoi elles sont présentées comme "hantant la mémoire, montant aux lèvres des sectateurs du culte de l'Être Suprême comme de ceux du culte de la Raison"". Dans le camp des libé­raux et des républicains, la filiation directe va céder la place à des méta­phores qui, au fù du siècle, se cantonnent de plus en plus au monde littéraire. Durant la première moitié du XIX' siècle, ce qui domine, sché­matiquement, c'est une lecture fondée sur une structure à double ressort. Un tableau d'interprétations au sein duquel politique et religion sont clai­rement opposés lorsqu'il s'agit d' expliquer la sacralisation du lien civi­que. Ainsi, les historiens ont dans l'ensemble répondu en privilégiant l'option politique : pour Edgar Quinet, la Révolution recourt à des procé­dés déclamatoires pour rompre, dit-il, avec le régime des images royales et religieuses. Le mobile? Politique: la lutte contre le pouvoir symboli­que du régime déchu. Cependant, la gnerre nouvelle que consacre la rup­ture entre l'Église et l'État a cette particularité qu'elle commande de lutter avec des armes d'un genre particulier: des Te Deum, des sermons noctur­nes, des chapelets à la boutonnière, des sacré-cœur cousus aux habits, bref un ensemble de rites qui met en branle un imaginaire foncièrement religieux, celui auquel les révolutionnaires se devront d'opposer leur pro­pre appareil symbolique". Le motif est donc religieux. Aulard aboutit à une conclusion voisine lorsqu.'i1 explique le mysticisme révolutionnaire

55. Sur ces exp6riences, voie entre autres DESROCHE H., Les ~Jjgjons de contrebande. Paris. Mame, 1974 et BOWMAN F.. Le Christ romantique, Genève, Droz. 1973 56. BRUGERETl'E H., Les Créations religieuses de la Rivolution, Paris. Bloud and Cie, 1904. p. 13. Yoir aussi: BESSE D., Les Rt!ligions lai'ques. Un Romantisme religieux, Paris. Nouvelle Li­brairie nationale. 1913, p. 236 . .. _ .. 57. QUINET E .. De la Rlvolution, pœface de C. Lefort, Paris, Éditio~ Belin (1" éd. 1865). p. 27.

Rdigion civite : 10 CQTril re compari e d'wr concept 6/3

par l'idée d"'un expédient de défense nationale"". À l'en croire, c'est l'investissement militant, avec ses calcùls et ses contraintes, qui fit la fortune des nouveaux cultes populaires. D' où' leur disparition au gré des règleinenis de compte au sommet de l'État: l'Être Suprême pour les Robespierristes, la déesse de la Raison pour les Hébertistes, les fêtes théophilanthropiques pour les Thermidoriens. Mais, là encore, la transfi­guration de chaque mot d'ordre ne fait d'abord que plébisciter la volonté politique de ceux qui s'en servent.

À cette combinaison, celle qui définit la voie d'une politique religieuse, s'oppose l'option d'une religion politique. Un schéma dans lequel le dé­chaînement des forces relève, cette fois, d'un mobile divin. La Révolu­tion passe alors pour être le fait d'un Dieu coiffé du bonnet phrygien. Ce scénario illumine les prophéties des poètes et romanciers. Ainsi d'un Vic­tor Hugo, notamment après sa découverte derrière le destin révolution­naire de la main d'un "rédacteur énorme et sinistre"". D est celui du Lamartine des Révolutions rencontrant dans la violence de 1793 l' encou­ragement divin à aller toujours plus avant, la fameuse supplique "Mar­che""'. Mais, sa grande figure, c'est bien sur Michelet. Fasciné par la puissance d'idéalisation de la Révolution, l'historien s'abandonne au pou­voir de la métaphore. D s ' interroge dés 1846 : "Que s' est-il donc passé? Quelle lumière divine a donc lui pour faire un si grand changement? Est­ce la force d'une inspiration nouvelle, d'une révélation d'en haut ?". La réponse se veut à l'image d'une foi sans partage: "Oui, il y a eu révéla­tion"". Pour la jeunesse des écoles qui se presse, ce jour-là, sous les voû­tes du Collège de France, ces quelques mots rejaillissent comme un appel. Ds incitent à faire une religion de la transformation politique que l'épo­que convie à réaliser. Après tout, rien n'est impossible à une Révolution qui passe pour aussi invincible que le Dieu dont elle a pris la place. En revanche, tous les regrets s'abattent sur le motif de cette exaltation injus­tement privée de liturgie et de dogmatique. De liturgie : en dehors de la fête de la Fédération, les rituels sentent trop les mesures de police pour perpétuer la liesse et le prodige. De dogmatique: les représentants du peuple ont été trop politiques. Ds ont préféré pactiser ave'c l'Ennemi en constitutionnalisant le clergé plutôt que de bâtir leur propre "Église

58. AULARD A..lL Culte de la Raison et le culte de l'ttre Supâme. 1793-1794. Paris. F. Alcan. 1892. p. vm. 59. HUGO V .. Oeuvres complètes. Jean Massin. Paris. 1967, vol. XV, p. 380 60. DE LAMARTINE A., Les Rêvo{utiofls, dans Oeuvres poétiques. Marius-François Guyard. Paris. Gallimard, 1963, p. 30. - . 61. MICHELET 1., Introduction. à l'Histoire de la Révolution. Gallimard, Paris, 1939. T. 1., p. 59.

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républicaine". Une faute qui manifesterait l'incapacité du politique à se hisser à la hauteur de l'événement. On pourrait superposer à ces opposi­tions des clivages proprement idéologiques: si pour les uns, il s'aglid:'tme contre religion établie, une foi nouvelle dans laquelle l'bumanitéi.!oute entière fut invitée à commnnier, pour les autres, il n'y avait là qu'une odieuse contrefaçon, une imitatjon tantôt servile tantôt parodique des prê­ches bonnis. Mais, pour autant, nul ne doute de l'échec de ces essais reli­gieux : aussi la conclusion revient-elle toujours à son point de départ en posant l'existence d'une foi sans liturgie ou au contraire de dévotions sans mystère.

Avec l'avènement de la illè République, un autre consensus va se cons­truire, cette fois pour dénier toute exemplarité à l'idée d'une "religion civile". En témoigne la gêne qui entoure dorénavant le fameux chapitre du Contrat Social. Deux stratégies d'écriture commandent sa présenta­tion" : soit le silence délibéré, soit la condamnation dans appel. De la première attitude témoignent les éditions du Contrat Social proposées par J. Laroque (Librairie des Bibliophiles, 1889) ou E. Dreyfus-Brisac (Félix Alcan, 1896) ; tous deux évitent soigneusement d'annoter ou de commenter les pages incriminées. La différence est frappante avec l'ac­cueil réservé au même moment aux États-Unis: commentant l'édition établie par Dreyfus-Brisac dans la revue Political Science Quanerly, William A. Dunning, s'atrache surtout à relever que les accusations por­tées à l'époque par le gouvernement manifestaient une haute appréciation du "génie de Rousseau", appréciation que n'ont pas recondnite ses con­tempteurs par la suite: sur les quatre pages concernant la religion civile, "le jugement du procureur général Tronchin sur le Contrat Social est net­tement plus flatteur que celui exprimé par Voltaire''''. Grand admirateur de l' œuvre du philosophe, Durkheim lui-même, en dépit de similitudes de pensée, se refuse à employer le terme". Dans son article sur "Le Con­trat Social de Rousseau", le fondateur de l'École française de sociologie explicite pourtant la thèse rousseaniste. Mais c' est aussit~t pour insister sur la dimension purement morale de cette obligation d'Etat: "les seuls

62. Sur les micro-strat~gie5 qui. dans la glose universitaire, permettent de créerune "image d'auteur", voir RICHARDSON L.

f Writings Strategies: Reaching diverse Audiences, Newbury Park. C.A.,l990.

63. Political Science QUlmerly, vol. 11. l , mars 18915, p. 165-166. 64. Voir sur ce point l'eoquête meD& par Wallace : WALLACE R.A. "Émile Durkheim and the Civil Religion Concept", Review ofReligiow Research, vol. 18,3, 1977, pp. 287-290. Pour cet auteur, le patriotisme durkheimien serait l'cxpression marne de la "religion civile de la soci~ moderne". Une manière de renouer avec la th~se de Robert Bellah selon laquelle Durkheim sern.it "le grand prêtre et théologien de la rel,igiol!.civile de la mè République" :BELLAH R., Émilt: Durkheim on M'!.raliry and Society, Chicago, University of Chicago Press, 1973, p. X.

Re/igioll c;v;!e ,' /a car,i~1? comparie d'ull concept 615

dogmes qu'il soit utile d'j.mposer au nom de l'État sont ceux qui se rap­portent à la morale. Pour tout le reste, chacun doit être libre de professer les opinions qu' il veut. Le corps politique n'a pas à s'en occuper par ce qu'i1 'n'a ·pas à en souffrir.,. En d'autres termes, s'il faut ·une religion civile dans dés intérêts civils, son empire ne doit s'étendre que dans la mesure réclamée par ces intérêts'''' De la seconde réaction - l'hostilité déclarée -, la présentation de Jean Bauvalon offre un bel exemple: l'idée de Rousseau "aurait un .caractère chimérique, artificiel et dangereux' ... · Henri Martin développe l'argnment : l'État "n'a pas le droit d' inaposer en particulier à chaque citoyen une profession de foi quelconque''''. À croire que la notion de "religion civile" est dorénavant frappée d' interdit. D 'où l'inaportance de rappeler que le label de l'échec n'est pas objectif: il tra­duit sinaplement l'absence d'une alternative crédible", c'est-à-dire l'ab­sence de groupes capables de justifier avec suffisamment de visibiliié une autre réputation.

Une mystique répudiie

Si dans le camp républicain, l' atracbement croissant à la laïcité signifie la fin de tout prophétisme d'État, la tradition catholique a, de son côté, con­servé ses propres chefs d'accusation, afoniori au moment où s'ouvre une lutte frontale entre l'État et l'Église. Que dénonce l' abbé Sicard dans son ouvrage À la recherche d'une religion civile? "La politique poursuivie pendant dix ans par la Révolution". C'est elle qui conf'mne, selon ce pré­lat, "la conviction qu'il n'est pas possible d'établir, en dehors des reli­gions positives, en debors du christianisme, des institutions, des fêtes, des doctrines qui aient une réelle influence sur les mœurs publiques"", C'est la raison pour laquelle il faudrait condamner "les affirmations bau­taines sur la toute-puissance de l'État à tirer de son propre fonds toutes

65. Revue de Mltaphysique el de Morale, T. XXV, 2. 1918. pp. 1584 159. ., 66. ROUSSEAU 1.-1., Du Con.trat Social, Paris, Société nouveUe de Iibrnirie et d'édition, 1903, Introduction. p. 34. Et, ~· Ia m!me veine , le commeotaire qu'en donne le gendre de Michelet dans: DUMESNIL G. L'âm~ ~t l'évolution d~ la littlratu~ des origines à nos jours. T. 1. Paris, Société française d'imprimerie el de librairie, 1903, p. 394. 67. Voltaire et Rousseau et la philosophie du XVIII' siècle, Paris. Publications illustries, 1878, p. 818. 68. "Reputational Enttepreneurs ... ", op. cit., p. 1162. 69. À la reclu!rrhed'une religion civile, Paris. ViClOcLecoffre, 1895, p. 299. Pour Pierre : "le lecteur eOt volontiers suivi M. l' abbé Sicard dans l'examen des efforts qu'on fait encore de nos jours pour réessayer une religion civile ... mais l'auteur a préféré s'amter aux temps historiques et ne donner à la polémique-courante qu "un coup.d'œil et une allusion" : PIERRE V., Revue des questions histori­ques, T. 14,30, l , 1895, p. 612.

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les forces morales et éducatrices". Signe que les apologies ou les attaques dont fait l' objet l'expression rousseauiste défmissent un nouveauré~ _ de confrontations. Non plus un débat sur. les prétentions respecti~es d9· 0" théisme et de la Révélation ou sur les irrévérences d'un "parti philosiipbf; i.: que" accuser de ruiner le sacré. Mais le refus d'accepter le développe~ · ment d'une morale laïque. Revirement de la tradition républicaine; suspicion de l'exégèse catholique: ·à la fm du XIX' siècle, les conditions étaient réunies pour qu'en France les cultes de l '~tre Suprême ou les apo­théoses autour de Marat couvrent d'opprobre le mot même de "religion civile". Accusé d'avoir justifié l'injustifiable, - ici le sacrifice de la li­berté de pensée, là d'avoir opposé le citoyen et le chrétien -, celui-ci devait en ressortir profondément discrédité.

Le dernier à en avoir fait un modèle à suivre est l'historien socialiste Albert Mathiez. Pour lui, la Révolution constitue non pas un simple idéal mais une véritable "religion" avec ses sermons, son rituel, son clergé, ses lieux de culte. La position est défendue dans ses travaux de doctorat : La Théophilantropie et le culte décadaire 1796-1801. Essais sur l 'histoire religieuse de la révolution, publié chez Félix Alcan en 1903 et Les Origi­nes des cultes révolutionnaires, paru chez Bellais en 1904. Deux critères y justifient l'emploi du terme religion: un ensemble de croyances com­munes et obligatoires; l'existence de symboles et de rites partagés. On aura reconnu une approche inspirée de la conception durkheiruienne des "phénomènes religieux"'·. Quant aux dogmes de cette "foi révolution­naire" ils se résument à la capacité régénératrice de la Loi et à une adhé­sion impérieuse à la Déclaration des droits. Mais cette foi n'est pas morte. Elle continue, selon Mathiez, de rayonner. Après avoir traqué ses résur­gences tout au long du XIX' siècle, il croit la voir autour de lui dans la fête nationale du 14 juillet ou dans les propositions visant à opposer des fêtes laïques aux fêtes catholiques : '~e m'imagine la retrouver presque toute entière dans le socialisme qui en est sorti par une filiation directe"". L'aveu renseigne sur le contexte d'une telle lecture : il traduit la montée en puissance d'une autre communauté d'interprétation, un mouvement dont les leaders proclament encore sans détour l'ambition religieuse" . En revanche, du côté de l'Université, la thèse de Mathiez est livrée dans

70. "ne la définition des phénomènes religieux", L 'Annie sociologique. t. II (1897-1898), 1899,

pp. 1-28. 71. "Réponse à M. Caron", R~ue d 'hisloire moderne et contemporfJine, t. VI, mai 1905, p. 593 . 72. Voir, par exemple, REBElUOUX-M .• "Socialisme el religion : un inédit de Jaur~ (1891)", An­

M ies E.S.C., 6, novembre !961, pp. 1096-1120.

Religion civile: la carrière comparü d'u/I com:epl 6/7

l'ombre portée du précédent rousseauiste. Et encore du bout des lèvres : au détour d'une brève note de lecture sUr la philosophie du xvm' siè­cle"- C'est là que Mathiez livre l'intention générale de son étude : pro­mouvoir le projet ébauché dans le Contrat Social. À croire que l'aveu menaçait la gravité affectée de la pose académique. L'hostilité de l'Uni­versité française, dans ces premières années de la IIIè République, est, il est vrai, implacable. n suffirait de parcourir les comptes rendus des pre­miers travaux de Mathiez dans les revues savantes pour en être convaincu 74.

Comme si, pour le républicanisme qui domine désormais les instances du savoir, la citoyenneté ne s' établissait plus dans mais contre le concept de religion civile.

Aux États-Unis, le retour des principes monarchiques n'étant plus à craindre après 1787, c'est la conquête de la Frontière qui est venu ache­ver le divorce d'avec le républicanisme des Lumières. La "religion ci­vile" ne fut dans le cas américain, ni construite au terme d'une stratégie concertée, ni véritablement contrôlée par quiconque. Elle s'est établie tout au long du XIX' siècle progressivement : par la collusion des modes d'emprise de l'État et des Églises sur les formes d'expression de la cons­cience nationale. C'est donc ici l'absence de conflit entre ces structures d'autorité qui explique la présence d'une dimension religieuse dans la vie politique. John Coleman en fait l'observation: "L'Église proposa Thanksgiving à la nation et le symbole fut accepté. L'État proposa le Mother's DŒJI et le Memorial Day et les églises répondirent en les in­cluant dans leur symbolique sacré"". De sorte qu'en même temps que la nation américaine établissait dans sa Constitution et ses amendements ultérieurs une séparation politique entre les Églises et l'État", elle

73. Dans son commentaire sur l'édition de G. BeauvaJon du COnlrat Social (Revue d'h istoire mo­derne ercontemporaine. t. V, 15 février 1904. pp. 357-362), Mathiez reconnait explicitement la fili a­tion de sa thèse alors en cours d ' impression avec la déman::be de Rousseau. Or, fait notable, œ dernier ne sera plus mentionné dans les de'bals qui suivront cette publication, pas plus que dans le rapport de soutenance. TI ne réapPanûtra que dans La question rr!ligiewe sous l~ RivolutiolL Cours profeJSI d: la Faculti chs lenres ch-Paris / 928·1919. Paris. R. Guillon, 1936, p. 25. 74. Sur l' accueil de ces thèses par la communauté historienne de la mè république. voir IHL O., La fêrt rl publica;ne, Paris, Gallimard, 1996, pp. 53 et s. 75. COLEMAN l A., "Civil Religion", Sociological Analysis, 1970, 3 1, p. 75. L' argument est aussi celui de VETI'ERLI R. etBRYNER G. dans ln Search afThe Republic : Public Vil1Ue and-the RooIJ of American Govemment (fotowa, Rowman Littlefield, 1987 : "' a force de la religion civile n' a pas été générée primitivement par l'État ... mais par les institutions primaires de la société, la famille. l'école, les églises, les communautés de voisinage et autres institutions locales", p. 45. 76. C'est ainsi que l'article 6 stipule quO "aucune condition de religion ne sera jamais requise pour accéder à aucune fonction des États-Unis". Le 1er amendement, inscrit dans le Bill ofRight.s de 1791, pose, quant à lui, que "le Congrès ne promulguera aucune loi concernant l'é!:attlissement d ' une reli-

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s'enveloppa dans la mythologie d'une communauté culturelle investie par un principe divinn. L'image développée par Tocqueville, ~lled'une "religion républicaine", va à son tour cautionner la quête d'un cultenatio­nal'8.

Ce faisant, une distinction fondamentale doit être établie. La "religion civile peut être conçue de deux manières. Soit comme une religion de la république, dans laquelle des valeurs proprement politiques, à la fois ra­tionnelles et individualistes, forment une structure de dévotion distincte, rivale des religions historiques: sa mission est de former un facteur d'in­tégration dans un processus de salut encourageant les individus à adopter la conviction d'une interdépendance "divinement élue ... réalisant les vœux et la volonté de Dieu comme une mission en dirigeant les peuples vers la démocratie, le progrès et la civilisation"". Soit comme une religion dans la république: dans ce cas, les religions traditionnelles s'accommodent des notions étatiques d'autorité, de morale publique et même de laïcité, simplement elles subissent des changements internes et investissent sur la base d'un pluralisme de marché la culture du système politique. C'est assurément cette configuration qui prévaut dans la République du Nou­veau Monde. Comme si au corps propre du Princc s'était substitué le "corps" républicain d'une communauté religieuse. Une appartenance à la fois distincte de l'attachement confessionnel qu'elle surplombe de sa toute puissance et confondue en ene du fait qu' ene la présuppose pour exister.

Quel spectacle les fêtes nationales adoptées par la république améri­caine proposent-elles à un observateur français? Une mise en scène à la fois familière et inaccoutumée. Faruilière puisqu'on y célèbre comme lors du 14 juillet un souverain impersonnel: la figure maguifiée du Peuple. Mais inaccoutumée car la fête d'Action de Grâce le 26 novembre (Thanksgiving Day) et la fête d'indépendance, le 4 juillet, revêtent une dimension explicitement religieuse. Homélies pastorales, cortèges de croix

gion, ni la prorubition du libre exemce de cette dcmière"Des dispositions qui devaient favoriser un "désttablissemcnt" des ag1ises aux États-Unis. Voir sur ce point CURRY TJ .. The First Fre~dom : Church and Stat~ in Am.erica ta the Passag~ o/tM First Amendement, New York., Oxford Univernity Press, 1986 77, Sur cette recomposition in.tense tout au long du XIX" sii!cle. on lira surtout MARTY M.E .. Reli­gion and R~public. The American Circumstance. Boston, Beacon Press, 1987. 78. Cushing Strout en propose une lecture historique en montrant que les forces venues soutenir cette "religion américaine" répondaient·moins à une conviction philosophique qu'à une impulsion sociale, "en tenant de dépasser par-là leur ex~rience de l'isolement dans la société moderne". in STROtIT C. : The New Heavens and New Earrh : Polirical religion in America, New York., Harper and Row, 1974, p. 332. 79. SMITH E.A. (dir.), The Religion o/the Rep!4blic, Philadelphie, Fames! Press, 1971, p. 213.

ReUgiol1 civile: la carriin comparie d'un concept 619

et de chasubles, déploiement de reliques : les signes confessionnels sont ici pleinement intégrés au cérémonial républicain. La fête républicaine s'ouvre, le matin. pli( U!, service religieux tandis que toutes les églises arborent les couleurs étoilées. Quant à l'idée de république, elle fait l'ob­jet de prêches élogieux. Tenue pour l'''ÎDStrument divin du renversement fmal des royaumes et autres pouvoirs à jamais despotiques"W, elle oc­cupe une place d'honneur lors de chaque office.

Les récentsbicentenarres de la Déclaration d'Indépendance et de la Convention de Philadelphie offrent toujours ce visage: celui d'une fer­veur patriotique intimement associée à la dévotion religieuse. Pour le pre­mier, du 2 au 4 juillet 1976, des manifestations considérables eurent lieu: plus de 500.000 personnes dans le centre de Washington, près d'un mil­lion à Philadelphie autour du Hall de l'Indépendance où avait été signée la fameuse Déclaration. Avec un rôle majeur de cette scénographie du serment si obstinément repoussée en France. En se saisissant du texte de l'Indépendance, le Président Ford, le 2 juillet, convia tous les Américains à déclarer sur l'honneur y être fidèles. De même, pour traduire la solidité de l'Uuion, toutes les cloches du pays se mirent à sonner simultanément pendant deux minutes, saluant symboliquement deux siècles de liberté. Même caractéristique lors du second bicentenaire, en 1987. Tandis que la foule envahissait les centres des villes, que des arbres de la liberté étaient plantés à travers tout le pays, que des chars retraçaient l'histoire de la rédaction de la Convention, le Président vint réciter sur les marches du Capitole le serment à la Constitution. Une déclaration placée sous l'invo­cation d'un Dieu qui, sans être celui d'une confession particulière, est censé unir tous les Américains dans une foi communeSI •

En France, une telle défiuition de la citoyenneté a longtemps fasciné. Non seulement par ce que la Révolution américaine a crée une profonde attache entre la nation américaine et les réformateurs français82, mais aussi parce que depuis Tocqueville, intrigué en 1835 par ce "christianisme dé­mocratique et républicain", toute une cohorte d 'observateurs s ' est

,

80. GORDON S.G.E, Oration Delivered on 1114 Eighty-Second Anniversary o/ the Declaration 0/ Independance, 1858, Philadelphie, 1858, p. 13. 81. Soria place tenue par le texte biblique dans J'éducation politique américaine. voir Mc Wll..LIAMS W.C .• 'The Bible in the American PoliticaI Tradition", dans Religion and PoUlics. MJ. Aronoff (dir,). New Jersey, 1984, pp. 11-45. 82. Sur les agents, les réseaux et les circonstances de cette proximilé décidée, on liraJoyceAppleby : APPLEBY J .• "America as a Madel for The Rad!cal French Refonners of 1789", William and Mary Quarrer/y, vol. 28, 2. avril -1971, pp. 267-286, mame si le propos est ici limité au débat constitution­nel de la première année de la Révolution.

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empressée d'en faire un modèle à imiter. Du côté des républicains protes­tants, pour prôner une "religion laïque"". Au sein des milieux positivi!>tes _ pour réveiller les espoirs placés par Auguste Comte danS un culte de'Djjù,;:,. manité : la religion du Nouveau Monde n'était-elle pas un "positivisflie:r ' en face des "théologies" d'Europe à la manière dont la religion des Greès avait défié les théogonies de l'Orient" ? Même dans les milieux catholi­ques, J'idée fit des émules. Certes, les secteurs les plus traditionnels de l'Église continuaient à se montrer inqniets de la place des protestants dans cette "démocratie imprégnée de religion"'" Et les mises en garde de Léon xm les encourageaient à ne voir dans la "religion américaine" qu'une résurgence insidieuse du paganisme'" Cependant, les "libéraux", adeptes du Ralliement, louèrent sans réserve cet État "moderne, républicain, dé­mocratique, offrant à Dieu publiquement des adorations, des prières et des actions de grâce"". Ne proposait-il pas fmalement une voie à suivre ? D'une part pour faire advenir un idéal de salut politique vécu tout à lafois dans et contre les cadres coutumiers de la croyance, d'autre part, pour transformer en une communauté solidaire l'agrégat défait des sujets d' an­cien régime.

Intense tout au long du XIX' siècle, le débat ne connut son terme véri­table qu'avec la loi de 1905 sur la "séparation des Églises et de l'État". C'est le moment où le rapprochement espéré des expériences républicai­nes de part et d'autre de l'Atlantique se heurta à une fin de non-recevoir : la laïcité française ne serait ni simple sécularisation, ni amorce de reli­gion civile. Le rapport Briand, au nom de la "commission relative à la séparation de l'Église et de l'État et de la dénonciation du Concordat", le 4 mars, en livre la raison: "si les interventions des églises dans les affai­res politiques devenaient plus fréquentes et moins discrètes ... , si les ef­forts ... qu'a fait l'église catholique en vue de constituer un enseiguement confessionnel apparaissaient un jour comme dangereux, notamment au point de vue du retard qui en résulte pour l'assimilation des immigrés catholiques et leur fusion avec les autres races, peut-être les Américains connaîtraient-ils à leur tour cette question cléricale qu' ils considèrent avec un dédain un peu superficiel et avec la confiance d'un peuple jeune ...

83. ALBRESPY A.t Les lîbres p~nsl!urs et la RépubliqUe, Sandoz et Fiscbbacher, 1878. p. 46. 84. BARGY H.,lA religion dans la société QIU" États-Unis. Paris. Armand Colin. 1902, p. XII. 8S. Vicomte de Meaux, L'Église catJwlique et la libertl au.x États·Unis. Paris. V. Lecoffre. 1893. p. 297. 86. AT J.A.. La situation religieuse aux ÉlalS-Unis. Illusions et rlalitls. Paris. A. Sava!te. 1905. p.22. 87. KLEIN. La séparation aux États-Unis. Paris. Bloud &: Cie, 1908, p. 67

R~1i8jon civil~ : la co.rn·~re comparu d 'un cOl/cepr 62/

comme occupant une trop grande place dans les préoccupations politi­ques du vieux monde". Mémoire d' une ~ocati!ln, aux ~tats-Unis, la thén­rie du pouvoir divin était, en France, rappel d'une sujétion. Aussi, école de vertu civique d'un côté, puissance portant atteinte à l'autonomie indi­viduelle de l'autre: le schéma d'une "religion nationale" traçait aux "ré­publiques sœurs" des chemins diamétralement opposés.

Les tourments de J'académisme

En France, c'est la notion du sacré qui semble défmir pour le "pouvoir civil" un espace d'intervention inédit. Non pas le domaine des média­tions spirituelles -la lutte entre l'État et les Églises n'y est plus, comme sous la Révolution, une rivalité pour le monopole de la distribution des biens de salut - mais celui des formes d'universalités susceptibles de ré-' gir la Cité. n s'agit pour ses partisans d'inventer une conception spécifi­que de la majesté d'État. D'un côté, en l'élevant jusqu'à la suprématie par l'imposition d'une définition autonome de l'obligation, de l'autre en con­duisant les individus à se désengager de liens jusque là universels mais qualifiés désormais de particuliers. C' est le sens de la confessionalisation des religions, celui de l'invention de la laïcité. Car si le sacré est revendi­qué, il est explicitement construit en France par opposition au fidéisme rituel, par opposition aussi à toute révélation divine". Peut être est-ce la raison pour laquelle les monuments élevés à la gloire de cette république, une fois l'inauguration passée, tombent si vite dans l'oubli. Le Panthéon, lieu de recueillement et de reconnaissance, est le "temple vide" évoquée par Mona Ozou!". Les arbres de la liberté et les bustes à son effigie ? ns mènent une existence des plus discrètes. Comme si les lieux et objets de cette "liturgie" de substitution étaient marqués d'une telle sobriété d'usage que leur l'éclat même paraissait frappé de torpeur.

La spécialisation du commentoire

Si le fameux chapitre relève désormais d'un objet d'étude universitaire, a-t-il pourtant perdu les liens privilégiés qui le reliaient à la définition de l'obligation civique? Voulon: répondre à cette question supposerait

88. Pour une opinion contraire, on lira l'article de WilIajmc : Wll.LAIME J.P. "De la sacralisation de la France. Lieux de mémoire et imaginaire nationale" (Archives des Sciences des Religions, 66--1, juillet septembre 1988. pp. 125-1'45) qui soutienllui t'idée d'une "religion civile à la française". 89. "Le Panthéon. École ilonhàlé· tle~ÏIl6its ... dans NORAP. (dir.). Les lieux de mémoire, tome 1. La

République. Paris, Gallimard. 1984, pp. 139-166.

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d'ouvrir un autre chantier: de rendre compte de des controverses susci­tées depuis un demi-siècle par la concurrence académique pour l'inter:­prétation du "sens" de l' œuvre. Or, la bibliographie des lectures propos~s est tellement prolixe qu'il faut y renoncer"'. Les styles historiographiqueS; les attendus normatifs, les partis pris disciplinaires s' y projettent selon d'infinies variations. Certes, il reste possible de relever, dans l'entrecroi­sement de ces grilles d'analyse, des. oppositions tranchées. Comme celle qui sépare une lecture "philosophique", attachée à ce que l'œuvre trans­cende son contexte d'élaboration, à une lecture "historique" n'hésitant pas à faire du concept un symptôme: celui des croyances d'une époque ou d'un milieu" . Possible aussi de souligner la constance de certaines stratégies rhétoriques : comme celle du gont qu'aurait Rousseau pour "les paradoxes sémantiques" ("on le forcera d'être libre", "proscrire l'intolé­rance"). Des formulations qui engagent sur la voie d'un portrait propre­ment psychologique de l'œuvre, avec son lot d"'énoncés ombrageux" et d'''ambiguïtés coupables"". Cependant, et pour rester fidèle à la problé­matique de cette recherche, deux types de schématisation peuvent être mis en contrepoint de part et d'autre de l'Atlantique.

D'abord, la différence d'intensité dramatique dans le traitement de l' œuvre. Non que le texte n'ait connu aux États-Unis de sévères critiques. L'appel à produire une loyauté indivise a été accusé de porter en germe un véritable "totalitarisme". C'est par exemple l ' opinion de Robert Nisbet lorsqu'en 1943 il fustige les attributs premiers de la religion civile: "Res­pect pour la Souveraineté, allégeance unique à l'État et subordination de tous les intérêts aux lois du royaume ( ... ) La psychologie politique du totalitarisme est ici révélée dans des termes dont la clarté et l'énergie n'ont jamais été surpassés dans aucun document contemporain"". Mais, ce type de propos est assez rare. En fait, la plupart des mentions critiques recueillies tournent autour de l'idée d' une atteinte possible au pluralisme

90. Pour une présentation des grandes orientations qui animent ces études d6sonnais dominées par les philosophes et les historiens des lettres. voir l'article de Trousson : l'ROUSSON P., "Quinze années d'études rousseauistes", Dix-Huitième Siècle, IX, 1977 et les rétrospectives desAnnales Jean­JacqUt:s Rousseal/. en 1978. 91. Jusqu'A fairedispanûtre, dans l'analyse d'in.spÎJ'ation marxiste, toute autonomie A cette partie de la théorie rousseauiste. Voir,l titre d'illustration, l'introduction par laquelle Henri Guillemin ouvre l'édition du Contrat Social chez 10/18 (paris, Union g6nérule d'6ditioDs, 1973, pp. 1-50) et, dans le contexte américain, MELZER A., "Rousseau and the problem of Bourgeois Society", The American Political ScienCi! Rewiew, vol. 74, 4, décembre 1980, pp. 1018-1033. 92. Comme celui qui fnit de ce "rebelle égotiste" le "responsable d'un nouveau romantisme indivi­dualiste", JONES H.M .. R€Yo/ution and Romanticism, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1974, pp. 235 à 243. 93. "Rousseau and Totalitarism", The Journal of Polirics, yol. 5,2, 1943, p. 107.

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religieux. C'est ainsi que la nouvelle religion fut accusée d~ avoiF ~u'i~é "l'esprit de fanatisme à émigrer du corps théologique (bodythé'ologii:af) au corps politique (harly politicaf)94. Ou d'avoir "abouti à rejeter le prin" cipe de tolérance"". Comme si Rousseau, dans le panthéon des figures incarnant les valeurs américaines, pêchait surtout par sa réputation d'être un anti-Locke. Dunning enfonce le clou: "Si son génie littéraire prolifi­que a donné une grande yogue et une influence fugitive à différents dog­mes qni manquaient de l'une ou l'autre de ses qualités ... il s'est aventuré à dénoncer les catholiques comme incapables par leurs croyances reli­gieuses d'être de bons citoyens et ceci est une plaie pour l'idée de tolé­rance"". L'édition de référence établie par C.E. Vaughan (The Political Writings of Jean-Jacques Rousseau) avait largement déblayé le terrain en 1917. Dans cette optique, Rousseau était crédité d'avoir cherché, pour

. l'observance du Contrat, une garantie relevant de Dieu: "aucun pouvoir dans le monde ne peut forcer un homme à rester fidèle moralement aux lois ou au Contrat mais Dieu le peut". Et de considérer ce chapitre, ajouté au dernier moment et rédigé de façon significati ve au dos du chapitre sur le Législateur, comme "la clef de vonte de toute la structure de Rous­seau"". L'orientation des critiques diffère donc sensiblement d'un pays à l'autre. En France, ce qui domine c' est la lecture d'un Rousseau politi­que. Comme si le texte ne pouvait se comprendre qu'au regard des prati­ques gouvernementales qui dans le passé s'en étaient inspiré. Que l'on songe à Paul Janet, dans sa monumentale Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, s'exclamant: "c'est une chimère de croire que l'État, après avoir affranchi les consciences du joug des reli-

94. SCHAPINO J.5 .. "Catholics and Unbelievers in Eighteenth Century France",American Hiszorical Review. vol. 45, 4,juillet 1940, p. 863. 95. SALKEVER S.G., "lnterpreting Rousseau's Paradoxes", Eightetnth-Century Studies, vol. n, 2, 1977. p. 207 96. ''The Political Theories of Jean-Jacques Rousseau". Po/itical Science QU4rterly, vol. 24. 3. sep-tembre 1909, p. 407 "t

97. The Politica/ Wrirings of Jean-Jacques Rousseau, edited for the Original Manuscripts and Autbentic EditoR with introduction and notes of C.B. Vaughan,. (2 T.), Oxford. BlackweU, 1962 (1'" éd. 1915), T. l, pp. 90-95. Voir le compte rendu qu'en donne Albert Schinz dans : SCHINNZA., le Philosophical Review, vol 26, nO 2. p. 22S et s. La préc6deote édition de rtférence reliait déjà le ContraI Social li: la Révolution française: il s'agissait de ceUe de Henry J. Tozer. publiée li. Londres chez 50nnenscbein et à Ne.w York chez Scribners en 1895. Mais à la différence des accusations portées pnr en France, le rapport entre ces év!nements était moins appréhend6 en rennes de cause et d'effet mais en tennes d' "effets joints de causes communes". Rousseau, pour le dire autrement, 6tait présenté comme ayant foumi les "phrases et les formules plus que les idées et les motivations des révolutionnaires". Sur cene inflexion anglo-saXonne, voir le compte rendu du Political Science Quanerly, vol. JI. 3, septembre 1896, p. 583.

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gions positives, pourra leur imposer une religion purement naturelle'''' . Aux États-Unis, en revanche, c'·est plutôt la foi du genevois qui est rete­nue comme clef d' interprétation. Comme si le sentiment piétiste était le véritable fù conducteur de l'ouvrage09.Cest lui qui donne accès à l'idée d' une transcendance nationale. D'où la facilité à y défendre l'auteur con­tre certains chefs d'accusation. Le commentaire sur l'édition de Charles Frankel chez Hafner Publisbing Company à New York en 1947 est révé­lateur: "Si Rousseau parle franchement de fraternité à une époque où l'idéal semblait plus éloignée qu'il ne peut l'être aujourd'hui, aucun lec­teur attentif du texte, qui a été rendu depuis accessible à faible coUt, ne peut croire qu' il pense réellement à une fraternité obligatoire"'oo. Pour Norman Wilde, l'accusation d'une "obsession de l'unité" chez Rousseau doit être tempérée. C'est le seul problème de "la cohérence externe du culte public" qui l'intéresse. Attiré sinon par une religion toute person­nelle, il "reconnaît la nécessité mais aussi la difficulté d'une telle unité comme étant d' abord de nature politique". C'est parce que l'État est inca­pable d' atteindre un corps commun d'obligations fondé sur des bases ra­tionnelles qu ' il s'efforce d' en faire l'objet d'une volonté divine'o, . D'où l'image, en France, d'un Rousseau irrationnel et mystique, soumettant la morale au mauvais infini des mots en rêvant de théocratie, et celle, aux États-Unis, d' un théiste, permettant de contrer le libéralisme lockien, par sa sacralisation de la moralité publique et ses mises en garde contre la profanation du politique.

Les résonances d'une évocation

Deuxième observation: les rivalités doctrinales du passé rendent large­ment compte des profits associés de nos jours à l' usage du terme. En France, le rapprochement des vocabulaires religieux et politique procure

98. Histoire de la science politiqu.e do.ns ses rapports avec la morale, T. 2, Paris. F~fu. Alcan, 1887. p. 451 99. C'est ce que soutient Frédmc Atzger dans une ~tude passée inaperçue en France à son Epoque. Et de résumer son prop:>s par une fannule : "Rousseau débute par une critique de la civilisation que ne désavouerait pas Saint Augustin et il finit par la constitution d'une rellgio.n ciyi1e dont le dogma­tisme autoritaire ne répugnerait pas à Calvin": ATZGER F., Essai sur l 'histoin des docm'nu du Comrat SociaL, Paris, Félix Alean, 1906, p, 235. Or, eeUe-ci est soulignée par A, Dunning eomme un "excellent passage" dans soo c.ompte rendu. Voit DUNNING A" PoLitical Science Quarrer/y, vol. 22, 0 :4, décembre 1907, p. 696 100. L'expression en italique est en français. The Journal of Philosophy, vol. 45, 24, novembre

1948, p. 666. Cette publication reprend le texte d'une édition anglaise anonyme de 1791 et non celle habituelle de Henry Tozer. 101. "The Doctrine orthe Righi ta Believe", Mind. vol. 26, 10l, janviu 1917, p. 1,7.

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un effet taritôt polémique .tantôt littéraire. De la première catégorie relève l'évidente satisfaction qu'y procure l'utilisation .des notions de "clergé républicain" ou "d'église révolutionnaire". Dé la seconde la manière toute solennelle, sinon grandiioquente, de parler des valeurs républicaines en les assimilanfà un "catéchisme civique"IO', ou en réclamant en leur nom une gratitude définie lors du Bicentenaire comme une expression toute filiale de "piété"'o,. AuxÉtats-Unis, en revanche, l'efficacité procurée est tantôt analytique tantôt prophétique. Ce type de rapprochement y sert à penser le lien entre "moralité et politique". Ainsi, pour Hilail Gildin, une société dont la morale a été sécularisée a besoin d'être soutenue par une foi religieuse minimale et le Contrat Social lui-même peut être renforcé par des principes religieux même si cela n'ajoute rien à son caractère fondamentalement séculier'''. Noone va plus loin: il défend Rousseau contre une charge souvent lancée contre lui (la religion civile comme productrice de totalitarisme) en rappelant qu'il n'avait aucune sympathie pour les méthodes inquisitoriales. Et de multiplier les citations destinées à démontrer que ce credo est cohérent avec les principes des droits politi­ques lOS•

Avec Bellab, l'utilisation en revanche relève d'un genre plus hybride: à la fois prophétique et académique. Le succès rencontré par son article de 1967 est indéniable. Des centaines d'articles, de livres, de numéros spéciaux de revue sont venus doncer corps à la thèse d'une "religion ci­vile américaine". Celle d'une foi non sectaire ancrée dans le Puritanisme et l'historie politique. Une "transcendance universaliste"'" qui conforte l'idée d'un destin unique de l'Amérique. On observera cependant que la religion civile décrite par Bellab doit plus à Durkheim qu'à Rousseau. Et déjà parce qu' elle est moins un projet conduit par les élites dirigeantes qu'une propriété réputée émerger de la vie sociale elle-même. Pour Micbael Hughey, sa réalité tiendrait à une sécularisation de la morale puritaine et à l'émergence à partir de la fin du XIX' siècle d "'une idéologie civique liée à la business class des petites villes américaines"'07. D'ailleurs son promoteur ne serait lni-même qu' un universitaire courroucé proposant ,

102. ARREAT L., Croyances de demain, Paris, Félix Alean, 1898, p. 146, 103, Déclarntion du président de la République, u Monde du 16 janvier 1988. 104. GILDIN H., RousseauJ Social Contract : The Design of the AlJument, Chicago et Londres, Univernityy of Chicago Press, 19.83, p. 30 105. NOONE J.B., Rousseau J Social Contract : A Conceptual Analysis. Albens (Georgia), Univer­sity of Georgia Press, 1980, p. 182 106. RICHEYR. etlONES D.,American Civil .Religion, New York, Harper and Row, 1974, pp. 4-18 107. Civil Religion and Moral Order- : theorical and Hisrorical Dimensions. Wesport. GreenwoOO Press, 1983.

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"une réponse idéologique et intellectuelle à la fragmentation et à l 'imper­sonnalité croissantes de l'organisation sociale dans la société industrielle moderne". Reste que cette prophétie académique a rencontré des "fidè­les" : James A. Mathisen a pu, vingt ans 'après, dresser une impressIon­nante recension des travaux qui avaient métamorphosé le concept'en paradigme1O'. Avec pour effet principal de préserver la rhétorique de la république au sein d'une structure politique menaçant de devenir celle d'un État constitutionnel libéral fondé sur l'équilibre des intérêts particu­liers.

Si l'hypothèse est juste, il serait alors possible d'expliquer pourquoi, depuis les années 1970, la portée d'une telle lecture s'est réduite. La cri­tique développée par les historiens Martin Marty'''', John Wilson"· ou Sidney AItIstrom'" consiste à établir que si la religion civile s'est bien développée sous la présidence d'Eisenhower, en revanche, depuis les an­nées 1960, elle a décl.4Jé de façon notable'l2 : dans l'historiographie amé­ricaine,le paradigme libéral avait détrôné celui du républicanismell3.Autre critique plus subtile mais plus radicale: celle formulée par les sociolo­gues Richard Feno"4 ou Brian Wuson'" observant combien chez Bellah la notion d"'intégration" commande toute l'architecture de la démonstra­tion. Le raisonnement ne prend-il pas la forme d'un syllogisme? Avec en majeure, la proposition que toutes les sociétés humaines sont fondées, comme l'établit l'anthropologie, sur des constructions religieuses. Et en

108. "Twenty Years After Bellah. Whatever Happened lO American Civil Religion 7", Sociological Analysis, vol. 50. 2. été 1989. pp. 129-146. Une fois constitué le paradigme va donner naissance à des extrapOlations illimitées et, partant, incontrôlées. L'ouvrage de Maureen Henry est caractéristi­que. Professeur à Saint John University, elle entreprend une généalogie des "différentes étapes de la religion civile de l'Europe moderne" car la religion civile serait "aussi veille que la société politique" (p. 175) : depuis "Les fondements: la religion civile romaine" (Chapitre 1er) en passant par les figures de Hobbes (au chapitre 3)jusqu' à Saint Simon ÇlI.! Comte au Chapitre 10. The Intoxication of Power : An Analysi.s of Ci'lil Religion in Relation 10 Ideology, Dordrecht. D. Reidel. 1979. 109. Religion and Republic, 1987, Boston, Beacon 110. Public Religion in Amuican Culture, 1979, Philadelphie, Temple University Press Ill. A ReligioJlS Hisrory of the American People, New Haven, Yale University 1972 112. Ce que finira d'ailleurs par reconnaître BeUah dans BELLAH R., The Broken CoveTUlnt publié en 1976. On observera au passage que ce sociologue n'a ~re explicit6I'usage que fit Rousseau du concept de "religion civile", reconnaissant simplement qu'il utilisait le terme parce qu'il "a deux s i~cles de ~nance historique", dans Varietiu of Civil Religion, BEUAH R. et HAMMOND E. (dir.), New York, Harper and Row, 1980, p. 4. 113. Voir, sur ce changement dans le socle des représentations qui organise l 'kriture de J'histoire américaine, la synthèse de Matthews : MATIHEWS. "Liberalism. Civic Humanism and theAmerican Political Tradition : Understanding Genesis", The Journal of Politics, vol. 49, 4. novembre 1987, pp. 1127-1153. 114. Toward a Theory of Secu/arizarion, Stom. Society of the Scientific Study of Religion, 1978. 115 , Conremporary Transformations of Religion, Oxford, Oxford Uni~ersity Press, 1976.

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mineure, l'idée que la moderuité consiste justement à séparer le domaine confessionnel de ce qui relève de l'État. Dés lors il n'y aurait qu'une conclusion possible : définir le religieux comme désormais extérieur à toute 'église constituée mais possédant néanmoins, par analogie, ses pro­phètes et ses martyrs, ses lieux sacrés et ses rites. Peu importe que cette "foi civile" ne soit vécue que de façon inconsciente, elle répond aux deux postulats essentiels de cette construction syllogistique: d'une part, l'idée que l'intégration nationale n'est possible que sur la base d'un mimétisme de pensée et de conviction, en somme qu'il faille une morale uuique et partagée pour fonder le lien social; d'autre part, qu'il est nécessaire d' éla­borer une spiritualité commune pour unifier la mosaïque des appartenan­ces individuelles.

A l'évidence, la professionoa1isation du commentaire, fruit du mono­pole d'interprétation progressivement conquis par les disciplines uuiver­sitaires, est loin d'avoir banalisé le chapitre sur la religion civile'''. Si elle le rend même plus présent dans les procès en paternité qui, deux cents ans après, s'obstinent à le convoquer, la part de légende demeure. En France, sous la forme d'une croyance démotivée, aux États-Uuis, sous les traits d'une prophétie rationalisée. C'est tout l'enjeu de cette esquisse de re­construction comparée que de tenter d'en livrer les raisons. Celles-ci tien­nent, non pas à des caractéristiques intemporelles, source de "contradictions logiques", mais à la façon dont ses usages participent di­rectement de luttes doctrinales destinées à promouvoir ou, au contraire, à empêcher une certaine représentation de la république. C'est pourquoi la notion de "religion civile" a d'abord le statut emblématique d'un signe. Signe des temps, ajoutera aussitôt le prophète. Signe de ralliement: lui rétorquera le politiste. Le repoussoir, en France, d'un uuiversalisme d'Etat, le gage, aux États-Uuis. d'un nationalisme sanctifié. Dans tous les cas, un discours dont la valeur se constitue non par rapport à un étalon de mesure - la parole du philosophe genevois qui parait pourtant en garantir le sens - mais dans le contexte que déliruite la structure de ses emplois. Dans un espace de concurrences et de correspondances au sein duquel des réseaux d'interprètes ont fini par forger un héritage intellectue'l à un concept aujourd'hui dépourvu d'héritiers proclamés.

116. Pour une application récente au système soviétique, voir : THROWER J •• Marxism-leninism as the Civil Religion of Soviet Society. God:r .CommissaT, Edwin Melleo Press, Lewiston. 1992. À signaler que le nominalisme s' y déploie pleinement puisque J'auteur y amalgame l'usage que Rousseau et Bellah firent du f,erme. à deux cents ans de distance (p. iX, note 5).