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RPL 2020- séminaire D « la valeur de la polémique » 1 Rencontres philosophiques de Langres – Octobre 2020 Thème Le langage Séminaire D : La valeur de la polémique Par Jérôme Ravat

Rencontres philosophiques de Langres – Thème Le langage

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Rencontres philosophiques de Langres – Octobre 2020 Thème Le langage Séminaire D : La valeur de la polémique Par Jérôme Ravat

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Présentation du séminaire

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Séminaire1

Séance 1 Point de départ : https://www.dailymotion.com/video/x7wjn5d Geoffroy de Lagasnerie : « Je suis contre le paradigme de débat (…) il faut introduire de la censure dans le débat public. » Cette phrase marque une nette hostilité à la polémique dans le débat public et se fonde sur l’idée que l’accord avec les adversaires les plus radicaux est impossible. Geoffroy de Lagasnerie propose de privilégier l’action aux mots2. Ce séminaire cherche à prendre le contrepied de cette position. Définissons pour commencer notre notion. Il y a polémique lorsque :

• Il y a confrontation verbale d’idées antagonistes

• Cela a lieu dans la sphère publique (par opp° avec la querelle)

• Il y a personalisation des relations entre les antagonistes (l’ennemi et nommé, ce qui favorise une dynamique de la polarisation, une dichotomie nous/eux)

• Il y a intensité émotionnelle ; un seuil émotionnel est franchi. Le langage est alors marqué par l’indignation, la peur, la haine…

• On peut retrouver la racine du mot : polémos = la guerre. L’interaction est donc vue comme un combat.

• Il y a énonciation exclamative, interpellative, vocabulaire familier, argument ad hominem ou argument de la pente glissante, invective, injure… on s’affranchit en somme des règles de l’argumentation

• Il est impossible de trouver un point d’accord ou un terrain d’entente : ni consensus, ni compromis

• On peut enfin ajouter que beaucoup de polémiques sont en fait des métapolémiques, c’est-à-dire des polémiques sur le fait de polémiquer. On polémique ainsi sur les mots (doit-on parler de bébé médicament ou de double espoir ? de gestataire ou de mère-porteuse ? de tuer ou de laisser mourir ?) ou sur le fait de polémiquer. On voit ici se jouer une lutte de pouvoir, celle de l’appropriation du discours.

La condamnation de la polémique a une histoire : elle vient de la condamnation de l’éristique, vue comme un art de remporter une victoire dans un discours au mépris de la vérité et de l’éthique. Cette pratique est traditionnellement associée aux sophistes et dénoncée par Aristote

1 Notes prises par Céline Durain 2 Note personnelle : Faut-il opposer les mots à l’action ?

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Le projet éristique est repris par Schopenhauer dans l’art d’avoir toujours raison ; la thèse de Schopenhauer repose sur la distinction entre vérité et validité (cette dernière dépendant de l’approbation de l’auditoire) ; il est possible de tenir un discours vrai mais invalide, et un discours valide et faux. Schopenhauer affirme que la validité a en réalité la priorité sur la vérité. Cela implique donc qu’il faut s’adresser à l’auditoire plus qu’à l’interlocuteur. Schopenhauer propose alors plusieurs stratagèmes (ex. stratagème 26 : commencer sur le terrain des l’adversaire pour retourner ses arguments… comme dans les arts martiaux). Mais à l’exception de Schopenhauer, la tradition philosophique s’oppose à la polémique et à l’éristique. Elle valorise plutôt le consensus (s’accorder pour des raisons qu’on reconnait comme identiques) ou le désaccord raisonnable (compromis parce que les raisons de l’accord sont différentes). La polémique apparaît à l’inverse comme un échec. On retrouve cette opposition dans le Gorgias de Platon

Le philosophe ici ne doit pas vaincre à tout prix ; il doit s’incliner devant la vérité ; l’erreur est le pire des maux, dont on doit avoir à cœur de se débarrasser (cependant, en réalité, Socrate le fait-il jamais dans les dialogues ???) On voit donc se marquer un clivage entre le désaccord raisonnable et la polémique, tournée vers le pathos. Ce clivage est toujours valable au XXème siècle, dans la « nouvelle rhétorique »

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Ici se joue une distinction entre la discussion et le débat.

• Dans le débat on met en avant les arguments favorables à sa thèse ; il est donc biaisé quant à l’argumentation ; c’est la visée éristique du langage

• Dans la discussion, on cherche une solution, on évalue la pertinence de la thèse, on s’adresse à un auditoire universel ie à l’humanité raisonnable qui est juge de l’approbation ou pas de l’argument. C’est la visée heuristique du langage.

Pour ces auteurs-là, la question est celle de savoir comment dépasser les polémiques. Deux stratégies sont proposées :

1. La stratégie critique, qui construit le discours polémique. C’est par exemple S. Mill dans système de logique individuelle et déductive. Il évoque les « fausses analogies », « ressemblance accidentelle et en dépit d’une différence essentielle » (par exemple : pouvoir parental/pouvoir de l’Etat). C’est aussi le cas de Douglas Welton lorsqu’il évoque l’argument de la pente glissante : si la pratique A existe, alors B en découlera, or B est moralement inacceptable, donc il faut interdire A (ex en bioéthique où A est l’euthanasie passive et B l’euthanasie active). Cet argument repose sur une fausse causalité (A pourrait donner C, D, E, F…)

2. La stratégie prescriptive, qui énonce des règles, des principes pour éviter la bascule. Par exemple P. Gwice propose ses « maximes conversationnelles »3, 4 maximes fondamentales à suivre :

a. Quantité : autant d’information que nécessaire et pas plus ; une information suffisamment détaillée

b. Qualité : dire ce qui est vrai et pas ce qu’on ne peut pas justifier c. Pertinence : à propos d. Manière : éviter d’être obscur, ambigu

3 Cette idée est sous-tendue par le principe de coopération – cf la conférence d’E. Marrou

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On peut penser aussi à Habermas : une norme peut prétendre à la validité seulement si les personnes concernées sont d’accord ou pourraient l’être ; cela doit permettre d’imposer le « meilleur » argument.

La polémique est donc rejetée parce qu’elle fait un usage déficient du langage. Pourtant, ce projet de dépassement se heurte à des obstacles.

1. Problème du statut des sophisme La distinction entre argument sophistique et argument non sophistique n’est pas traçable a priori. Cf Marc Angenot Dialogue de sourds : tous les prétendus sophismes sont matière à débat et ne se disqualifient pas nettement, indiscutablement. Ce qui importe, c’est le contexte qui permet de déterminer si l’on a affaire à un sophisme ou pas. Ainsi, l’argument ad hominem pose le problème de savoir jusqu’à quel point on peut tenir compte ou pas de la personnalité, de la vie privée, de l’ethos de l’interlocuteur4. Stéphane Muras dans Manuel de la polémique propose de distinguer les arguments sur le personnage (ce que l’adversaire montre de lui) et les arguments sur la personne (l’identité de l’individu). Dans le premier cas, on a affaire à une thèse défendue maintenant que l’on compare à une thèse défendue auparavant, en propos ou en acte. L’argument ad hominem consiste alors à revendiquer la responsabilité de l’interlocuteur. C’est la situation de Benjamin Grivaux qui donne des leçons de morale à tout le monde mais dont on cherche à montrer qu’il est hypocrite. On attaque le personnage, pas la personne. Dans le second cas, on attaque une identité, dont l’individu ne décide pas lui-même. Utiliser l’argument ad hominem, c’est alors insultant et plus… Il y a ici une valeur vérité de la polémique

2. La valeur expressive de la polémique On peut évoquer les différends, les désaccords récurrents. On peut penser aux concepts « essentiellement contestés » où chacun affirme que le sens du concept utilisé doit être pris de telle façon et pas de telle autre (« dignité », « République »…). Dans ces situations, la polémique perdure en dépit de l’argumentation fine. Est-ce un échec de la raison ? Peut-être pas si l’on n’aborde pas cela du point de vue de la vérité. C’est la thèse de Lyotard dans le différend, texte dans lequel il cherche à débusquer dans le langage les sources du désaccord.

4 Note personnelle : où l’on s’oppose nettement au principe d’impersonnalité du logos de Platon

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Il pose la distinction différend/litige. Le litige peut être tranché, car il existe une règle commune. Il est donc réparable. Le différend suppose que la règle commune n’existe pas entre les protagonistes. Il est donc irréparable et engendre des torts, instaure des relations de domination. Quid de la polémique en ce sens ? Tout différend n’est pas une polémique, mais la plupart des polémiques comportent des différends. On peut distinguer trois types de différends :

• Différends des normes de justification5 o Argumentation (dans un procès, le juge) o Narration (dans un procès, l’accusé) o Révélation Dans ces différends, le plus souvent la norme d’argumentation l’emporte (cas du procès)

• Différends des discours (des genres) : scientifique, juridique, humoristique… le mot varie en signification selon le type de discours. Ainsi le sens du mot « coronavirus » varie selon qu’on est en science ou en politique… ses implications changent.

• Différends des régimes de phrase (// « jeux de langage » de Wittgenstein) : décrire, argumenter… implique de creuser les différences ou de faire converger les différences. Lorsque les deux partis ne sont pas d’accord pour faire converger les différences, on a alors une polémique asymétrique (où l’un veut continuer à polémiquer, pas l’autre…)

On peut déplorer l’existence de ces différends mais on peut aussi les percevoir autrement : ils procèdent de procédures de rationalisation hétérogène ; cf Angenot : c’est une « rationalisation antilogique » ; nous pathologisons ou diabolisons le contradicteur ; lorsque la polémique s’envenime, nous considérons que l’interlocuteur délire, est plein de préjugés… Or c’est bien ce que nous faisons lorsque nous cherchons à débusquer les sophismes. Pourtant, nous pourrions dire que l’opposition relève en fait de logiques hétérogène. L’autre n’est pas alogique, il déploie simplement d’autres raisons que les nôtres, des rationalités non-argumentatives (cf Lyotard), des rationalités narratives. Pourtant les polémistes ne partagent-ils pas un espace commun (la zone de discussion), ne

reconnaissent-ils pas qu’ils ont un différend (on accorde à l’autre qu’il tient pour vraie la position qu’il soutient). Quelle valeur peut-on alors accorder au langage polémique ? Dans La problématologie, M. Meyer distingue deux usages du langage philosophique :

• L’usage problématologique : formuler des questions, des interrogations, souvent refoulées par la société. C’est le rôle que remplissent les œuvres d’art. Dans ce cadre, la polémique est une réussite : elle rend visible les problèmes communs.

• L’usage apocritique : répondre à des questions en énonçant des solutions. C’est dans ce cadre seulement que la polémique peut être comprise comme un échec.

Temps d’échange

• Référence : Ruth Amossi Apologie de la polémique

• Sur la différence controverse/polémique. La controverse est digne… la polémique est une agitation inutile. A partir de quand évoque-t-on le mot « polémique » en philosophie ? ➔ au moins depuis

5 Par exemple, dans le hashtag Me too, s’opère un renversement des ormes de justification. Le témoignage, le plus souvent jugé moins valable que l’argumentation, devient au contraire puissant. Raconter devient une façon rationnelle d’avancer ses idées. Le renversement peut-il alors être total, jusqu’à l’inversion ? N’est-ce pas ce renversement que l’on voit à l’œuvre dans les confiscations cf Carole Fourest Génération offensée

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Héraclite… voir aussi J. Freud, notion de polémologie… la controverse n’est peut-être qu’une certaine façon de polémiquer, même si dans la controverse l’idée de vérité reste centrale (que la terre soit plate ou pas n’est pas en soi une polémique mais a pu faire controverse).

• Une des valeurs de la polémique n’est-elle pas de s’affranchir de certaines règles de la logique (par exemple du principe de non-contradiction). ➔ oui. C’est flagrant en art. on peut, avec les élèves, évoquer cela dans les clash entre rappeurs (Booba/La Fouine)

• Quel est le sens de la distinction « rationalité normative » / « rationalité narrative » ? ➔ La rationalité normative s’affranchit de l’énonciateur du discours. La rationalité narrative implique au contraire que les personnes/personnages sont très importants. Le mot « rationalité » évoque ici la question de la vérité de ce que l’on dit. Il y a différentes manières d’énoncer une vérité, manières qui ne sont pas toujours compatibles ; où vrai ne signifie pas toujours universalisable…

• La polémique qui affiche une rationalité narrative est-elle réellement dans une rechercher d’expression et de reconnaissance ? N’est-elle pas plutôt dans une visée d’action, de décret ? ➔ Oui, il y a ce risque, risque récent et amplifié par les réseaux sociaux : mon histoire est celle qui doit s’imposer. La solution peut être de nature publique ie lorsque l’histoire rassemble suffisamment de personnes, on approche l’idée d’intérêt public ; la narration a alors du sens ; il y a un récit commun à partager. On peut d’ailleurs noter la différence entre les débats sur l’IVG à l’Assemblée en 1974 et en 2020 : aujourd’hui, de nombreuses députées témoignent de leur propre avortement. Mais n’y a-t-il pas là aussi une vertu, celle de déplacer l’imagination sociale ? Dans la narration, les formes de disqualifications sociales sont moins marquées que dans l’argumentation. Mais que se passe-t-il alors lorsque les dominants se servent de cette narration pour se faire passer par des dominés ? L’instrumentalisation du récit devient un outil argumentatif parmi d’autres, notamment lorsqu’il s’agit d’agir dans la sphère publique

• Cette question du mode de validation de la narration est déjà évoquée par Aristote dans la Poétique : le récit dramatique va agir là où le récit non-dramatique ne va pas agir.

• Peut-on opposer le scandale, comme indignation unanime à la polémique, qui interviendrait sur le prétexte d’un incident que l’on fait enfler, que l’on met en scène. ➔ Oui, on peut même parler de polémique orchestrée avec un agenda (des diversions, etc.). La polarisation est en prime nourrie par les media (vegan versus bouchers) parce que cela fait de l’audience… Contre cela, il faut remettre en place un débat pluraliste, non polarisé.

• N’est-ce pas la finalité de l’interlocuteur qui fait la polémique ? Si je viens pour exister, une polémique naîtra. Si je viens pour penser, il y aura débat, controverse…

Séance 2 On tend généralement à voir la polémique comme une menace pour la vie commune parce qu’elle serait source de division. Il faut donc l’éradiquer pour maintenir l’unité du corps social. Ainsi Rawls propose une méthode d’évitement : éviter les polémiques sur la question du bien au profit d’un consensus pour construire une société juste. Pourtant, l’échange polémique est aussi créateur de lien social. Comment l’échange polémique peut-il être construction de commun, créateur et pas seulement destructeur ?

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Lorsqu’Héraclite évoque polémos il en fait à la fois un principe et un moteur de la réalité ; « cause de tout ce qui est », parce que toute chose est le résultat des contraires ; les discordances créent des chocs qui font advenir de nouvelles réalités. C’est la métaphore de l’archer qui conjugue des forces contraires : force tendue vers l’extérieur (la flèche) et force tendue vers l’interne (la corde). Cette idée est reprise par Simmel dans Le conflit ; il voit dans le conflit une source majeure de socialisation. On peut distinguer deux types de conflit :

• Interne à un groupe

• Entre groupes Ils sont source de socialisation autant que l’obéissance parce que l’unité ne vient pas seulement de la concorde ; un groupe dépourvu de tout conflit serait aussi un groupe sans dynamique. L’unité collective est une tension entre le positif et le négatif ; l’essentiel, c’est de maintenir l’équilibre. « La société a besoin d’un certain rapport quantitatif d’harmonie et de dissonance » écrit Simmel. On notera l’idée de « rapport quantitatif » : il y a un « seuil « au-delà duquel naît un problème puisque l’on tend à passer de « nous vs eux » à « c’est nous ou eux ».

Cette idée est reprise par Ruth Amossy : la polémique permet la coexistence dans le dissensus. L’échange polémique rend possible la rencontre entre individus qui sans la polémique ne se rencontreraient pas (par exemple des classes sociales hétérogènes » ; elle permet des « rencontres improbables ».

En somme mieux vaut se parler sur un mode polémique que ne pas se parler du tout. Ainsi l’évènement des gilets jaunes peut être lu en ce sens : des routiers tenant tête à des énarques sur les plateaux de télé, c’était improbable. Ici le discours est pluri-adressé La polémique ne s’inscrit pas dans un dialogue. Christian Plantin propose de parler de « trilogue argumentatif » : le proposant ; l’opposant ; le tiers qui observe. Le proposant s’adresse en réalité aussi au tiers, c’est lui qu’il s’agit de convaincre, plus que l’opposant. C’est là le rôle de ralliement de la polémique. Le groupe se forme en recrutant des citoyens, en élargissant la sphère du « nous ». En ce sens l’indifférence crée plus de division sociale que la polémique. C’est ce que souligne H. Arendt.

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La société de masse est individualisée ; nous faisons les choses les uns à côté des autres mais il n’y a pas de commun. Ainsi, dans Farenheit 451, les gens ne se parlent pas, ne se regardent plus… c’est un monde sans polémique. A ce monde-là, Arendt oppose le monde commun. Le monde commun n’est pas homogène ; il sépare et relie les hommes en même temps. Il les relie via l’intérêt commun, objet commun en dépit des différences de perspective. Si la pluralité disparaît, il n’y a pas de monde commun. Le monde commun est un monde où les individus vont exprimer leurs identités respectives grâce à la parole. Cette identité s’élabore de façon agonistique. « L’esprit agonistique » est une passion de se mesurer à autrui. La parole fait émerger un commun agonistique6. Or ce trait définit la démocratie bien plus que l’égalité : la démocratie est structurée par le conflit interne, la reconnaissance de la légitimité de chacun. C’est ce que souligne Lefort

6 Cf le « lien de la division » de Nicole Loraux, historienne (réf : La cité divisée)

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La démocratie est reconnaissance du conflit. D’où l’importance de la question du débat en démocratie.

Remarque sur la question du débat : Nous nous sommes tous demandés comment organiser des débats en classe… sans tomber désolés face à l’échec. Propositions :

1. Un protocole (cf poly suivant)

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2. Une vidéo : débat « comment démocratiser la démocratie ? ». Le débat rassemble des collégiens, des lycées, des étudiants en prépa, des profs, des citoyens, des proviseurs… La question est organisée en sous-questions, toutes précédées par un rappel factuel : faut-il rendre le vote obligatoire ? (20mn). Pour ou contre le RIC (30mn) ? Faut-il généraliser la vidéosurveillance (20mn) ? Faut-il donner le droit de vote aux étrangers (20mn) ? A la fin, il y a vote du public sur les 4 sujets (parfois en précisant à l’intérieur des questions : ex pour la question 2, on propose une distinction entre referendum législatif et référendum révocatoire). On ajoute une question sur le fait de savoir si le débat a fait changer d’avis ou pas.

Retour à la question de la mise en commun : le discours polémique permet de construire des problèmes publics et de faire apparaître de nouveaux groupes dans la sphère public. Cette mise en commun n’implique pas que les personnes se reconnaissent ou aient des intérêts identiques. On a en fait un « contre-public », concept de Fraser qui critique l’espace public décrit par Habermas, parce que les groupes subalternes y sont toujours en position de dominés (les femmes, les homosexuels…). Les groupes dominants disposent du lexique qui sert à décrire les phénomènes sociaux. Dans le contre-public apparaissent des arènes discursives

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parallèles, élaborant des contre-discours en fonction de leurs intérêts et de leurs besoins. Ces discours ne se produisent pas comme subissant une domination, mais sont actifs, ils se produisent dans un langage émancipateur et constructeur : l’individu exprime ses différences dans crainte d’être jugé. Ainsi se transforme l’usage public du langage. Or c’est bien ce qui se passe maintenant : des contre-public subalternes introduisent des termes nouveaux (« cisgenre », « grand remplacement », « racisé »), termes polémiques et porteurs de polémiques. C’est un processus de re-sémantisation. De même Iris Marion Young propose l’idée de démocratie communicative, attentive à la rhétorique, au récit, aux salutations (si chacun se présente en début de débat, il n’y a plus de supériorité implicite). Dans notre société, de plus en plus de polémique sont en fait méta-langagières : la polémique apparaît parce que de nouveaux mots font leur entrée dans le débat public ; ces mots font l’objet de polémiques quant à leur adéquation ou à leur usage. Il ne s’agit donc pas de polémique avec le langage, mais de polémique sur le langage7. En fait un soupçon est porté sur le langage qui ne serait plus au service de l’intérêt commun mais d’intérêt particuliers. Le langage déformerait ou simplifierait le réel à outrance ; ainsi de l’écriture inclusive, de la féminisation des mots, de l’introduction d’un genre neutre (ou d’un langage non binaire). Mais ceci n’est-il pas une Novlang, une appropriation du langage commun au profit d’un politiquement correct ? En arrière-plan se trouve l’idée que le langage façonne le réel et la société. Mais la question est de savoir :

• Si ces mots viennent du public ou de certains porte-parole… intellectuels…courant de la sociologie économique

• Si ces mots contribuent à une intelligibilité du réel ou ramènent à un entre soi. Le mot fait-il émerger des phénomènes en laissant chacun libre de l’accepter ou de le refuser… ou pas ?

Séance 3 Peut-on réguler les polémiques comme on régule un trafic routier ? Cette idée peut être mise en œuvre de trois manières :

• Coercitive (des normes contraignantes)

• Critique (déconstruction non contraignante)

• Expressive (laisser une place au discours polémique dans la sphère publique) Par ailleurs, la régulation est nécessairement pluraliste, c’est-à-dire prend sens au sein d’une multiplicité de systèmes : juridique, c’est celui qui vient immédiatement à l’esprit, mais aussi artistique, philosophique, théologique…

Le problème sur lequel on achoppe, c’est celui des critères, des normes. Et il faut alors éviter deux écueils : d’un côté l’arbitraire, de l’autre le laisser-faire. C’est au fond tout le problème de la liberté d’expression : elle est aussi une liberté d’aller trop loin, de déplaire. Mais jusqu’où peut-on aller trop loin ? La norme fondamentale semble être la vérité. Elle est mobilisée de manières différentes selon les auteurs. Ainsi, Girard évoque « le libre marché des idées » : c’est une théorie du laisser-faire, libérale, basée sur l’auto-régulation ; laissons toutes les idées s’affronter librement et que les meilleurs (ie les plus vraies) gagnent. On trouve une position sensiblement identique chez Milton et Mill. Pour John Milton (1644 Aeropagitica pour la liberté de la presse sous autorisation de censure – le texte est écrit dans le contexte des impressions avec privilège), il ne faut aucune censure, quelle que soit la nature des idées. Il faut traiter la liberté d’informer comme on traite la liberté d’entreprendre : les idées vraies s’imposeront sur le long terme ; la censure, au contraire, empêche les idées innovantes d’émerger.

7 Voir par exemple la volonté de supprimer des mots… supprimer le mot « nègre » des dix petits nègres…

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Stuart Mill, dans De la liberté pose que l’Etat doit, autant que possible, laisser s’exprimer la liberté d’opinion ; cela oblige les individus à écouter les idées de leurs opposants, et donc à tester leurs opinions ; au final, on se rapproche donc de la vérité

Une croyance loin de la vérité (ie une opinion fausse ou partiellement vraie/fausse) n’est pas utile. La censure de la liberté d’opinion revient à laisser perdurer les opinions fausses qui sont jugées vraies (par exemple, l’idée d’immobilité de la terre). Or toute opinion, même scandaleuse ou répugnante, comporte une « part » de vérité. Il faut donc corriger les éléments faux et faire profiter la société des éléments vrais. Chacune de ces positions accorde une confiance forte aux capacités réflexives des citoyens. Mais est-il vrai que la liberté d’expression garantit un accès à la vérité ? Avec internet et les Fake news, il n’est pas certain que la dérégulation des discours conduise à la vérité… Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas d’égalité dans expression libre, dans les usages d’internet. C’est ce que montre Bronner dans la démocratie des crédules : la démocratie contemporaine est marquée

1. par la libération de l’information, et une augmentation exponentielle du flux d’information dans le monde (autant d’informations ont circulé dans le monde depuis 2010 que d’information ayant circulé jusqu’à 2010…)

2. par l’horizontalisation de l’information (ex des influenceurs) Or cela a des effets tragiques : multiplication des fake news, des théories complotistes… il y a surabondance des polémiques, y compris sur des sujets auparavant exempts de polémiques (l’efficacité des vaccins, la platitude de la terre…), que les biais cognitifs (le biais de corporation par exemple) accentuent. Et il y a d’autre part des polarisations plus fortes, notamment à cause des bulles de filtrage. La polémique contribue à maintenir connecté… c’est un processus de marchandisation.

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Il faut donc trouver des critères conjuguant la dimension coercitive ET expressive. C’est au fond ce que l’on retrouve dans l’article 10 et l’article 11 de la DDHC, dans l’alinéa 1 article 10 de la convention européenne des droits de l’homme. Dans le premier cas, la protection puis la limitation sont exprimées dans la même phrase, dans le second, elles le sont en deux phrases. Le problème, c’est de trouver la nature précise des ces limites… Cherchons donc des pistes :

1. On peut considérer que la vérité n’est pas le critère ultime (et s’opposer donc à Milton). Prenons l’exemple de la diffamation lorsqu’un fait porte atteinte à la dignité, ou de l’article 27 sur la liberté de la presse qui interdit la diffusion de fausses nouvelles. Jusqu’à quel point faut-il laisser publier toutes les vérités ? La vérité est-elle toujours bonne à dire ? Ce qui s’applique ici, c’est le principe de non-nuisance : l’Etat peut limiter l’expression. Cf le marchand de blé dans le texte cité ci-dessus. La question porte sur la relation entre le langage et les actes que l’on va commettre. Dans le premier cas, il n’y a aucun lien, et l’opinion est simplement choquante. Dans le second cas, il y a risque (la foule est « furieuse », il y a proximité physique… ; l’opinion est alors dangereuse.

2. Ogien dans La liberté d’offenser, propose de distinguer entre l’offense et le préjudice. L’offense donne la parole sans dommage concret, c’est un crime sans victime ; le préjudice implique qu’un dommage concret est fait à un individu ou à un groupe. En dehors de la sphère juridique (dans la sphère privée), il ne faut donc pas criminaliser, condamner les offenses, alors que les préjudices doivent être juridiquement et moralement condamnées. Denis Ramond, dans La bave du crapaud pose le problème de la multiplicité des critères dans une décision de justice concernant la liberté d’expression.

Tout dépend du contenu : si l’on cible l’appartenance (terme apparaissant dans la loi) -ie la race, l’orientation sexuelle…- on attaque quelque chose qui n’est pas modifiable, révisable. Psychologiquement la chose est alors grave puisqu’elle vise à exclure et non à critiquer. Si l’on cible la préférence (que l’on peut donc adopter, modifier, rejeter…) – exemple : l’opinion politique-, on a affaire à une critique justifiable.

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Le problème est qu’il n’est pas aisé de faire la différence entre offense et préjudice ou entre appartenance et préférence. Prenons l’exemple des trolls qui empoisonnent les débats avec des remarques déplacées. C’est, sur internet, la figure même de la polémique. Ils fabriquent de toute pièce des polémiques et cherchent à diviser pour mieux régner. Dans l’Encyclopédie de la webculture, Lisarelli et Lecoq proposent une typologie des trolls

• Le troll bête commente sans connaitre les éléments nécessaires ; il s’improvise justicier ou redresseur de torts

• Le troll flatteur ironise sur l’admiration (cf le nombre de like au tweet de Trump annonçant qu’il avait la Covid-19…)

• Le troll ontologique est animé d’intentions malveillantes et provoque

• Le troll chasseur vise à attaquer une victime, il pratique le harcèlement, et se rassemble même parfois en groupe pour mieux agir (ex : la ligue du lol) ; son but est de détruire

Mais comment déterminer avec certitude la catégorie ? C’est pourtant essentiel pour la liberté d’expression… Ainsi, dans l’affaire Marvell Fitness, un youtubeur est condamné pour harcèlement en meute ; il utilise la communauté qui le suit pour harceler d’autres youtubeurs ; c’est du harcèlement par procuration8. Sa ligne de défense est alors simple : « je faisais juste des blagues, je ne faisais que troller sur le mode plaisantin ». On serait donc dans le champ de l’offense sans préjudice. Il écope d’un an de prison ferme et le procès est en appel. Mais cela pose la question de savoir jusqu’à quel point l’influenceur est responsable… Comment déterminer par ailleurs si la religion relève de la préférence ou de l’appartenance ? Poser que l’homosexualité est un comportement acquis, un choix, c’est en faire une préférence… Ramond évoque aussi le critère de l’autorité statutaire du locuteur. On connait l’expression de Bourdieu : il y a « efficacité symbolique des mots ». Elle ne s’exerce que lorsque celui sur lequel elle s’exerce reconnait l’autorité de celui qui l’exerce.

Alors est-il possible de mettre en place une régulation non coercitive ? Cela éviterait la résistance et l’effet contre-productif qui consiste à accuser de délit d’opinion, de vérité officielle, etc.)

8 On parle de harcèlement à partir du moment où l’attaque est répétée et menace les conditions de vie des personnes harcelées, entraînant des troubles psychologiques ou mentaux.

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RPL 2020- séminaire D « la valeur de la polémique »

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On pourrait imaginer

• Que l’Etat exerce un pouvoir expressif : s’exprimer sans contrainte et diffuser simplement plus de messages que d’autres

• Que l’on traite les choses avec humour…

• Que l’on favorise l’esprit critique des citoyens. C’est ce que prône Bronner qui propose : o De travailler le doute méthodique afin d’éviter la crédulité où l’on croit ce qui nous arrange

(et pas ce qui est vrai ou bon) o D’utiliser le système des nuggies afin d’orienter les comportements, d’adopter une politique

d’incitation, permettant par exemple d’inciter les gens lire l’article qu’ils relaient dans leurs messages (66% des personnes ne lisent pas l’article qu’ils relaient…)

o De développer l’enseignement, de favoriser la zététique9, de travailler sur les biais cognitifs, de travailler sur des cas concrets : on peut ainsi appliquer Popper aux théories du complot10, utiliser Girard sur les discours de haine et étudier les critères de justice pour condamner ou pas (cas de Charlie Hebdo), toutes choses qui permettent de nuancer le sentiment du deux poids, deux mesures.

Conclusion On peut repérer trois fonctions de la polémique :

• Persuasive (adressé au tiers plutôt qu’à l’opposant) en ce qu’elle cherche le ralliement

9 Cf les sites « defakator » ou « la tronche en biais » 10 Plutôt que de contrer les théories du complot, demandons « montrez-moi comment votre théorie pourrait être falsifiée. Quel serait l’élément qui vous ferait changer d’avis ? »

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RPL 2020- séminaire D « la valeur de la polémique »

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• Socialisatrice (elle lie des individus qui ne se rencontreraient pas sans elle) puisque la confrontation est une mise en présence

• Réformatrice, révolutionnaire, subversive : elle reconfigure les liens sociaux et institutionnels. On revient à Héraclite : on transforme le monde par la polémique…

Mais cela n’implique pas que toute polémique ait de la valeur ou que toutes les polémiques aient la même valeur. Il faut donc faire un travail méta-polémique, un travail de distinction et de hiérarchisation des indignations.

Temps d’échange

• Peut-être ne faut-il pas éliminer la fonction ludique de la polémique… « du pain et des jeux » est devenu « du pain et des polémiques »…

• Il y a des émissions polémiques riches. Cf Taddeï : « ce soir ou jamais » ou « il est interdit d’interdire » (sur RussianTV il est vrai...)°

• La piste des fastchecking est intéressante aussi. Son ancêtre, « Arrêt sur image » avait des vertus. On peut penser maintenant à « Desintox » sur Arte, « Le vrai du faux » sur France Info, « l’œil du 20h » sur France2. On peut aussi comparer les émissions polémiques entre elle. Ainsi chez Pollack, il y avait des réels désaccords intellectuels, tandis que l’on peut mettre en évidence, sur BFM l’attitude des polémistes professionnels qui rabâchent et prennent des postures… il faut « faire polémique », c’est une mise en scène.

• La question du temps d’analyse est essentielle. C’est précisément cela qui peut rendre la polémique féconde. Sans ce facteur temps, la polémique reste stérile…

• Ne pourrait-on pas aussi aborder la question de la diversion ? Bourdieu disait « les faits divers font diversion ». A cela s’ajoutent donc les trolls… c’est de la stratégie politique. D’où l’importance de la hiérarchie des indignations… Quelle valeur, quel apport dans la sphère publique ?

• La polémique n’obéit-elle pas à la loi du marché ? Dans ce cadre, ce qui est essentiel, c’est l’anticipation : il faut prévoir ce qui va enfler, ce sur quoi l’on peut parier… Pourtant la pensée fonctionne sur un régime différent. Alors peut-on construire un marché des idées dans lequel avoir des idées vraies « rapporterait » ? Au contraire, force est de constater que le faux se vend très bien... parce qu’il est simple. Il faut donc travailler à faire aimer le complexe, la nuance…