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REPORTAGE Dans quelques jours, Jean- François Augier installera des filets de protection sur ses jeunes cerisiers bios. Le temps des cerises bio AGRICULTURE Interdits de diméthoate, insecticide dangereux, les producteurs prédisent un été « sans cerises ». Une alarme démentie par les cultivateurs biologiques, qui ont su s’adapter. — Patrick ébutmai, Saint-Saturnin- pîfO lès-Apt, dans le pays du Luberon. Les cerises, de la taille d’un ongle, sont encore vertes dans les vergers de Jean-François Augier. De longs filets, enroulés sur leur câble comme des grands- voiles surplombent des rangs de fruitiers. Ils seront déployés dans quelques jours pour enve lopper intégralement les arbres jusqu’au pied. Avec sa maille inférieure à deux millimètres, c’est une arme radicale contre drosophila suzukii. Cette petite mouche, subrepticement i importée d ’Asie dans quelque cale, a colonisé des vergers français à partir de 2010. Une han tise pour les producteurs : l’insecte pond dans les fruits, qui virent irrémédiablement à l’aigre. : Si l’on ne fait rien, l’assaut peut compromettre une récolte entière en trois jours. Jean-François Augier, dont la cerise représente la moitié de sa production fruitière, a largement contribué à mettre au point la technique du filet au sein de la profession. Catégorie « bio ». En digne fils de son père, qui fut l’un des pionniers de l’établissement des labels « AB » en France dans les années 1980. Un mois plus tôt, une dizaine de kilomètres plus au sud, c’est « massacre à la tronçon neuse » que jouent devant les caméras des dizaines de producteurs en colère. En quelques minutes, trois cents robustes cerisiers en pleine floraison sont débités et déblayés à la pelleteuse comme des déchets, dans une brutale allégorie du « suicide » des agriculteurs. « C’est désor mais le seul moyen de lutter contre suzukii », clament ces producteurs. Catégorie « conven tionnel ». Jusqu’à présent, ils combattaient la mouche au diméthoate, un insecticide très performant. Mais désormais interdit : dans un avis du 1er février, l’Agence nationale de sécu rité sanitaire (Anses) a estimé que sa toxicité présente des « risques inacceptables » pour les consommateurs, les producteurs, les oiseaux et les mammifères. Cette molécule, qui persiste quelque temps sur les cerises après aspersion, est susceptible de provoquer des troubles neu rologiques ou des cancers. AUTORISÉ PAR DÉROGATION L’opération choc du verger rasé a porté ses fruits médiatiques, générant une rafale de titres alarmistes. « Mangerons-nous des cerises cet été ? », « La cerise française pourrait disparaître », « Pénurie en vue »... Les prix pourraient grimper jusqu’à 50 euros le kilo, renchérissent les tronçonneurs du Vaucluse, 15 Politis 1402 05/05/2016

REPORTAGE - Collectif de l'Eau – L'avenir de l'eauPyrénées-Orientales, Alexandre Arnaudies est passé en bio dès 2001. Sous la pression d’un marché devenu plus exigeant depuis

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Page 1: REPORTAGE - Collectif de l'Eau – L'avenir de l'eauPyrénées-Orientales, Alexandre Arnaudies est passé en bio dès 2001. Sous la pression d’un marché devenu plus exigeant depuis

REPORTAGE

Dans quelques jours, Jean- François Augier installera des filets de protection sur ses jeunes cerisiers bios.

Le temps des cerises bioAGRICULTURE

Interdits de diméthoate, insecticide dangereux, les producteurs prédisent un été « sans cerises ». Une alarme démentie par les cultivateurs biologiques, qui ont su s’adapter.

— Patrick ébutmai, Saint-Saturnin-pîfO lès-Apt, dans le pays du

Luberon. Les cerises, de la taille d’un ongle, sont encore vertes dans les vergers de Jean-François Augier. De longs filets,

enroulés sur leur câble comme des grands- voiles surplombent des rangs de fruitiers. Ils seront déployés dans quelques jours pour enve­lopper intégralement les arbres jusqu’au pied. Avec sa maille inférieure à deux millimètres, c ’est une arme radicale contre drosoph ila suzukii. Cette petite mouche, subrepticement

i importée d ’Asie dans quelque cale, a colonisé des vergers français à partir de 2010. Une han­tise pour les producteurs : l’insecte pond dans les fruits, qui virent irrémédiablement à l’aigre.

: Si l’on ne fait rien, l’assaut peut compromettre

une récolte entière en trois jours. Jean-François Augier, dont la cerise représente la moitié de sa production fruitière, a largement contribué à mettre au point la technique du filet au sein de la profession. Catégorie « bio ». En digne fils de son père, qui fut l’un des pionniers de l’établissement des labels « AB » en France dans les années 1980.

Un mois plus tôt, une dizaine de kilomètres plus au sud, c ’est « massacre à la tronçon­neuse » que jouent devant les cam éras des dizaines de producteurs en colère. En quelques minutes, trois cents robustes cerisiers en pleine floraison sont débités et déblayés à la pelleteuse comme des déchets, dans une brutale allégorie du « suicide » des agriculteurs. « C ’est désor­mais le seul moyen de lutter contre suzukii », clament ces producteurs. Catégorie « conven­tionnel ». Jusqu’à présent, ils com battaient

la mouche au diméthoate, un insecticide très performant. Mais désormais interdit : dans un avis du 1er février, l’Agence nationale de sécu­rité sanitaire (Anses) a estimé que sa toxicité présente des « risques inacceptables » pour les consommateurs, les producteurs, les oiseaux et les mammifères. Cette molécule, qui persiste quelque temps sur les cerises après aspersion, est susceptible de provoquer des troubles neu­rologiques ou des cancers.

A U T O R IS É P A R D É R O G A T IO NL’opération choc du verger rasé a porté ses fruits médiatiques, générant une rafale de titres alarm istes. « M angerons-nous des cerises cet été ? », « La cerise française pourrait disparaître », « Pénurie en vue » ... Les prix pourraient grimper jusqu’à 50 euros le kilo, renchérissent les tronçonneurs du Vaucluse,

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PATR

ICK

PIRO

REPORTAGE

premier département pour la cerise avec près du tiers des tonnages produits en France.

Le diméthoate était déjà utilisé contre la familière mouche « de la cerise » - rbago- letis cerasi - , dont la population se trouve favorisée par le réchauffem ent climatique depuis q u elq u es a n n ées .C ’est p o u rta n t une au tre paire de manches avec dro- sopb ila suzukii, très active et présente toute l ’ann ée, dont les essaims voyagent facilement, contrairement à rbagoletis cerasi, qu’elle tend même à supplanter. Les pro­ducteurs conventionnels s’en sont remis assidûment au très efficace diméthoate à partir de 2 0 1 2 , selon des préconisations d’un ministère de l’Agri­culture de plus en plus mal à l’aise avec une molécule déjà interdite sur les céréales depuis une décennie, et autorisée pour la cerise par une dérogation reconduite tous les ans. L’arrêt des pulvérisations avait été porté à 21 jours avant récolte (contre 7 jours auparavant) ou 14 jours avec des demi-doses.

« N ou s av on s été laissés sans n orm es strictes », critique Jean-Christophe Neyron, président de l’association d’organisations de producteurs (AOP) Cerises de France, qui s’abrite derrière l’attentisme du ministère. De fa it, c ’est l’Anses qui s’est alarm ée de « l’absence de données » concernant l’im ­pact du diméthoate sur la santé des consom­m ateurs, étonnante lacune confirm ée au niveau européen par l’Autorité de sécurité des aliments (Efsa). Jean-Christophe Neyron défend pourtant la position de Cheminova,

Frédéric Guigou vérifie l’état de développement des cerises d’un verger en conversion bio.

10%C’est le taux de rejet

acceptab le en conventionnel, contre 2 5% en Jbio.

le fournisseur danois du dim éthoate, resté sourd aux demandes d’information françaises sur la toxicité du produit utilisé sur les ceri­siers. « Paris outrepasse les préconisations de l ’Union européenne et exige de la firm e des réponses spécifiques sur les résidus d ’épan­

d a g e a lo r s q u e le d o ss ie r toxicologique est en cours de réévaluation pour l’ensemble des pays de l’Union jusqu’en 2018. » Et de juger excessive la prudence du ministère, qui a suivi l’Anses. « On a ouvert le parapluie politique. .. Nous ne fa is o n s p a s n ’im p o rte qu oi avec les produits ! N os paren ts on t cu ltivé av ec le

dim éthoate, ils ont 80 ans et m angent des cerises depuis toujours. » Moue dubitative de Jean-François Augier. « Sur ma commune, je commis quatre cas d ’agriculteurs décédés en quelques mois de cancers, tous producteurs de cerises... »

DANS LE PIEGE DU DIMETHOATE___ ___________« Les exploitations conventionnelles sont concurrence : 15 à 25 euros pour un hec-hyper-spéciaiisées et investissent énor­mément pour rester concurrentielles. Mais que le prix d ’un intrant bondisse, et c'est tout ce système p roductiv ité qui s ’écroule», ex plique Diane Peliequer, de la Fnab. La filière cerise est, dans ce cas, excessivement dépendante du diméthoate, dont le coût défie toute

tare traité, cinq fois moins que d'autres pesticides moins toxiques mais sans référence pour ia cerise, dix fois moins que le Musdo, autorisé en bio. Mais, plus que de l’efficacité de nouveaux insec­ticides, la filière conventionnelle s’in­quiète de la concurrence « déloyale » : dans l’Union, seules l’Espagne, l’ Italie,

ia Grèce, la Hongrie, la Pologne et la Slovénie ont aussi Interdit le diméthoate. Pour calmer la profession, Stéphane Le Fol! a actionné fin avril une clause « de sauvegarde » interdisant l’entrée en France de cerises provenant d’autres pays. Particulièrement visée : ia Turquie, dont les fruits envahissent annuellement les étais européens.

« La filière fruit a tardé à prendre la vague des conversions bio dém arrée en agriculture vers 2010 », relève Diane Peliequer, chargée du secteur à la Fédération nationale d’agri­culture biologique (Fnab). Frédéric Guigou, arboriculteur à M aubec (Vaucluse), a tourné casaque à cette date. « D éplus en plus inquiet avec les produits, j ’ai progressivement engagé la conversion de toute m on exploitation , ju squ ’à une époque récente, on ne nous disait rien. A ujourd’hui, les histoires d ’em poison­nement d ’agriculteurs circulent. » Une hési­tation, comme un embarras peu avouable. « Oui, j ’ai utilisé du dim éthoate... » Un jour, fausse manœuvre, il est pris de malaise.

L E C IR C U IT B IO , L A M E IL L E U R E S O R T IE D E L’ IM P A S S E

Pour sortir de la spirale productiviste, Frédéric Guigou a aussi divisé par deux la surface de son exploitation, tombée à 20 hectares, dont 15 % en cerisiers. Trois variétés précoces, toutes récoltées avant le 10 juin, ce qui les expose peu à la mouche ravageuse, dont la population explose en général à partir de mi-juin. En circuit bio, qui rémunère mieux les producteurs (un tiers de plus-value sup­plémentaire), les vergers de Frédéric Guigou restent rentables jusqu’à 25 % de taux de rejet de cerises au triage, contre 10 % seulement en conventionnel. « j e m e contente de poser des pièges à glu, six par arbre. »

Installé à C éret, le fief de la cerise en Pyrénées-Orientales, Alexandre Arnaudies est passé en bio dès 2 0 0 1 . Sous la pression d’un marché devenu plus exigeant depuis une dizaine d’années, il a « rem onté » le calibre et la qualité gustative de ses fruits tout en conservant une grande diversité de variétés sur les 7 hectares de ses vergers pour se prémunir des aléas du climat et des rava­geurs. Quelques « semi-précoces » flirtent, au m om ent de leur récolte, avec l’acmé de l’activité de drosophila suzukii. Alors, depuis 2 0 1 2 , le producteur expérimente. En plus des plaquettes gluantes, il équipe les arbres de nasses remplies d’un mélange de vinaigre, de vin, de sucre et de savon qui attire et noie les mouches. Il se permet un insecticide toléré en bio - deux passages par an maximum. Il a aussi essayé des pulvérisations à base d’argile, pellicule qui protège le fruit. « Ça s ’enlève facilem ent, mais la cerise perd en brillance. J ’a i averti m es com m erciaux, qui ont fait

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passer l ’inform ation : c ’est un avantage en bio, les clients son t plus com p réh en sifs . Nous ne subissons pas le diktat du m arke­ting conventionnel. »

Dans les filières fruit, où la vente directe est moins développée qu’en m araîchage, « les coopératives sont souvent des points de passage obligés pour la distribution, et il est nécessaire pour les producteurs de les pousser à organiser des circuits b io », sou­ligne Diane Pellequer. Solébio est un exemple, regroupement de 50 arboriculteurs et maraî­chers bio du sud-est de la France. D ont le secrétaire général est Jean-François Augier, grand partisan du filet à cerisiers à Saint- Saturnin-lès-Apt. « Certes, il faut être attentif à ne pas en ferm er dessous des chenilles et les oiseaux qui s ’en nourrissent, et veiller à introduire des coccinelles si des pucerons apparaissent.Mais c ’est une protection très efficace, également contre la grêle et la pluie, qui ruisselle sur les m ailles, év itan t les moisissures en cas de temps très humide. »

Pourquoi les convention­nels ne lui emboîtent-ils pas le pas ? « N ous n ’avons pas assez d e recul pour juger d e l ’intérêt de la technique, qui de plus est trop chère pou r nos vergers, dont la configuration n’est pas adaptée, tranche Jean-Christophe Neyron. Il faudrait planter de nouveaux arbres, qui ne produiront que dans sept ans. » C ’est aussi la réponse d’Alexandre Arnaudies, dont les pratiques bio parviennent cependant à conte­nir les mouches, « probablem ent avec l ’aide des grosses chaleurs et de la tramontane, que drosophila suzukii n’aim e pas ».

Jean-François Augier ne produit pourtant pas à perte. Il s’est simplement creusé la tête dès 2 0 0 8 face à la pression grandissante de la mouche de la cerise, avant même l’irrup­tion de la mouche asiatique. « J e pensais jeter l’éponge. C om m e je refusais les pesticides autorisés en bio, que je ne trouve pas éco lo ­giquem ent responsables car ils ne sont pas sélectifs, je ne m ’en sortais plus. » Il rencontre des pommiculteurs bio, qui ont contré une chenille dévastatrice en couvrant les arbres de filets, et transpose la technique : il plante des cerisiers en palissage, conduite adaptée à l’installation et au déploiement de la couver­ture. La variété « sweetheart » s’y prête bien, et sa production, peu affectée par les hivers doux (1) et tardive, est bien rentabilisée sur le marché « alors q u ’il n ’y a plus d e cerises

dans les jardins ». Il montre la facture de la couverture qu’il va installer début mai sur une parcelle aux plants parvenus à m atu rité cette année : 115 0 0 euros FIT pour 450 arbres. Bilan : « Ramener à zéro le taux de perte en fruits com pense l ’investissement. » Q u ’il com p te fa ire durer une quinzaine d’années. S’il

comprend les inquiétudes des producteurs conventionnels dans l’impasse du diméthoate, il sourit à l’idée de « la fin de la cerise fran­çaise ». « J e produis des fruits sains, facilement vendus dans un circuit b io d e plus en plus demandeur. Finalement, nous avons plus de soucis à nous faire avec le dérèglement clima­tique qu ’avec les attaques de mouches. » •

(1) Comme la plupart des arbres fruitiers, le cerisier a besoin du froid hivernal pour assurer une bonne floraison.

Pièges à glu, nasses remplies

de vinaigre, filets... Autant de solutions

naturelles.

Jean-François Augier a contribué à mettre au point ; la technique des filets de 1 protection des cerisiers. '<-»

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