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Champs, Vol. XI, n° 21-22, mars-septembre 2015 67 Mohammed YEFSAH, pp. 67-83. Mohammed YEFSAH Maître de conférences, Université Oran 2-Ahmed Ben Ahmed Représentation de la marginalité dans la littérature. Le cas du roman L’Olympe des infortunes de Yasmina Khadra L'Olympe des infortunes est le premier roman de Yasmina Khadra sur la question sociale, comparé à ses précédentes œuvres plus marquées par les problématiques politiques. Contrairement à son objectif de donner une lisibilité aux exclus de la mondialisation qu'il critique, Yasmina Khadra reproduit cette même vision idéologique libérale sur la marginalité. C'est à travers la fiction, son discours et sa structure romanesque, que Yasmina Khadra va à l'encontre de son discours public et montre in fine sa vision idéologique sur ce sujet. L'écrivain Yasmina Khadra (de son vrai nom Mohamed Moulessehoul) a voulu montrer à travers L'Olympe des infortunes (1) la pauvreté et la marginalité qu'il croisait au cours de ses voyages dans les rues du monde. Lors de la courte campagne de promotion de son livre, il a précisé que l'objectif de son récit est de donner une visibilité aux exclus de la mondialisation, mais également de montrer que le monde des clochards ressemble à celui du commun des mortels. Une présentation d'un panorama non exhaustif sur cette thématique peut offrir un aperçu du cadre référentiel général et des traditions littéraires pour comprendre et dégager plus tard la vision véhiculée

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Champs, Vol. XI, n° 21-22, mars-septembre 2015

67Mohammed YEFSAH, pp. 67-83.

Mohammed YEFSAHMaître de conférences,Université Oran 2-Ahmed Ben Ahmed

Représentation de la marginalitédans la littérature.

Le cas du roman L’Olympe des infortunesde Yasmina Khadra

L'Olympe des infortunes est le premier roman de Yasmina Khadrasur la question sociale, comparé à ses précédentes œuvres plusmarquées par les problématiques politiques. Contrairement à sonobjectif de donner une lisibilité aux exclus de la mondialisationqu'il critique, Yasmina Khadra reproduit cette même visionidéologique libérale sur la marginalité. C'est à travers la fiction,son discours et sa structure romanesque, que Yasmina Khadra va àl'encontre de son discours public et montre in fine sa visionidéologique sur ce sujet.

L'écrivain Yasmina Khadra (de son vrai nom MohamedMoulessehoul) a voulu montrer à travers L'Olympe des infortunes(1) la pauvreté et la marginalité qu'il croisait au cours de sesvoyages dans les rues du monde. Lors de la courte campagne depromotion de son livre, il a précisé que l'objectif de son récit est dedonner une visibilité aux exclus de la mondialisation, maiségalement de montrer que le monde des clochards ressemble à celuidu commun des mortels.

Une présentation d'un panorama non exhaustif sur cette thématiquepeut offrir un aperçu du cadre référentiel général et des traditionslittéraires pour comprendre et dégager plus tard la vision véhiculée

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par le roman de Yasmina Khadra, en le comparant quelques foisaux autres fictions, romans ou poésies. Une analyse onomastiquedes patronymes, des caractéristiques des personnages, des espaceset enfin du discours permettra de comprendre la vision de lamarginalité véhiculée par cette œuvre.

Misère, marginalité, exclusion et discours

La marginalité se distingue de la pauvreté et ne touche pasuniquement une frange cloisonnée de la société. On peut êtrebohémien, poète maudit et aisé mais marginalisé pour ses idées etses croyances religieuses, politiques ou philosophiques... Ledénuement est cependant intrinsèquement lié aux conditions de vieet à la situation économique d'une personne. Le sociologue GeorgSimmel (2) remarque déjà, dans ses travaux datant de la fin XIXe etdu début XXe siècles, que la pauvreté n'est pas une catégoriespécifique. Une personne peut être pauvre mais assimilée à un corpsde métier : ouvrier, paysan, femme de ménage, artiste. Il faudraitégalement distinguer la marginalité de l'exclusion (se rapprochantdans le sens) qui se décline en diverses formes en touchant descatégories variées : étrangers, minorités, populations stigmatisées,clochards, vagabonds. Les termes utilisés pour désigner cesphénomènes changent de signification et de charge sémantique àtravers les époques et les groupes de locuteurs ; un politiqueconservateur parlera de « clandestin » et un militant associatif de «sans papiers » pour désigner un étranger sans titre de séjour. Onpasse par exemple du mot clochard à sans domicile fixe [SDF (3)]ou bien sans abri. Les mots ont leur poids ; ils peuvent êtrerestreints ou généralistes, porter des a priori ou décrire au plus prèsla réalité.

L'image du pauvre dans la collectivité est des plus négatives.Considérés comme dangereux ou potentiellement menaçants, lespauvres sont alors maintenus à un certain degré, seuil de l’ordreétabli qu’ils ne doivent pas franchir. Dans le passé, tout un arsenaljuridique a été mis en place pour les contenir. L’État recourait à la

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coercition et sa force régalienne pour assurer la cohésion sociale ense proclamant garant de la stabilité et de l’intérêt de la collectivité(4). Des lois furent conçues pour interdire le vagabondage, lamendicité et les faces les plus visibles de la pauvreté, longtempsassimilées à la délinquance et la déficience mentale ou physique(5). Outre l'enfermement isolant le marginal du reste de la société etde son regard, les politiques d'assistance ou de solidarité – l'enjeusémantique n'est pas dénué de vision idéologique et depositionnement politique – ont aussi pour but de contenir unéventuel basculement des pauvres vers la contestation.

La pauvreté et la marginalité ne peuvent donc se saisir sanscomprendre une société donnée, avec ses structures et sesmécanismes de domination, économiques et politiques. Les pauvrescomme les marginaux ne sont pas en dehors de la société ; ils ensont le produit. Pour les arts se pose alors la problématique de lareprésentation de ce phénomène.

Littérature et marginalité

Marginalité, misère et exclusion n'ont jamais cessé d'alimenter lalittérature en prenant des formes différentes sous la plume desromanciers, d'une société à une autre et d'une époque à une autre.Depuis plus d'une décennie, on assiste à un intérêt de la critiqueuniversitaire pour la relation entre la marginalité au sens large (6) etla littérature, qui pourrait s'expliquer par la médiatisation desphénomènes d’exclusion, mais aussi par la montée des inégalités.Il se pourrait que le roman le plus ancien soit Les Aventures deLazarilllo de Tormès [1553/1554 (7)], récit picaresque en espagnold'un auteur anonyme, mettant en scène la misère et le vagabondaged'un héros qui raconte son histoire ballotté de maître en maître. Lalittérature romantique du XIXe siècle s'inspira de la réalité socialede son époque et de la misère des couches populaires ; George Sandet Victor Hugo en France ou Charles Dickens en Angleterre. Leursromans mettent particulièrement en lumière l'exclusion des enfants,

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triste réalité de l'époque, qu'incarnent les personnages haussés aurang de légende et de symbole : Oliver Twist, Cosette, Gavroche.

Ces romans ne dépassent cependant pas la vision bourgeoisequ'incarne un Jean Valjean repenti de son passé dans LesMisérables(8) ou Mister Brownlow dans Oliver Twist(9). Lacroyance de ces romanciers en une société plus juste est nourrie parl'humanisme et la révolution bourgeoise n'a finalement pas résolules inégalités tant dénoncées dans leur fiction.

Plus tard, Émile Zola s’inspire de la condition de la classe ouvrièreet John Dos Passos de l'injustice sociale dans son pays. Tout aulong du XXe siècle, des romanciers, ayant eux-mêmes vécu ladisette à l'image de Jack London, John Steinbeck ou AlbertCossery, en donnent une vision complètement différente dans desromans où sont mis en valeur le sens de l'amitié, le courage, lecombat... D'autres romanciers choisissent la forme du récitautobiographique : George Orwell (10) pour le vagabondage et letravail dans des conditions pénibles, Annie Ernaux (11) pour lesrapports de domination et de classes sociales. Les thèmes de lapauvreté dans le roman restent riches et variés.

La littérature maghrébine francophone, plus particulièrementalgérienne, aborde la misère et la marginalité sous la colonisation.Le thème est incarné notamment par des enfants : Fouroulou dansLe Fils du pauvre (12) de Mouloud Feraoun, Omar dans La GrandeMaison (13)de Mohammed Dib. Le sujet de l'exclusion,contrairement à un Fouroulou qui symbolise l'ascension sociale parl'école (14), sera en revanche exprimé d'une manière radicale par unpoème fleuve d'Ismaël Aït Djafer, Complainte des mendiants de laCasbah et de la petite Yasmina(15), mettant en lumière l'assassinatd'une petite fille par son père. En détresse à cause de la faim, il jettesa progéniture sous les roues d'un camion. Inspiré d'un fait divers,ce poème évoque la parade de la justice qui condamne l'accusé àl'internement en le déclarant « sénile ». Le poète dénoncel'hypocrisie du système colonial dans un langage à la fois ironique

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et tragique. Le marocain Mohamed Choukri (16) met en scène dansLe Pain nu(17) de sa propre misère et errance.

Symbolique des patronymes et caractéristiques des personnages

L'Olympe des infortunes est l'histoire de marginaux vivants dans unterrain vague, décharge publique, à la périphérie d'une ville et prèsde la mer, jonchée de carcasses de voitures, de gravats et deferraille. « Telle une patrie (18) » (p. 17), ce lieu est « un havre etune remise – le royaume des laissés-pour-compte. Là règnent lesoubliés volontaires, ceux dont on ne veut plus, ceux qui fuient etchantent le bonheur d'être hors du monde : ivrognes, sans grades,clochards célestes... », précise la quatrième de couverture. Il s'agitdonc d'un type de misère et de marginalité que propose le romanaux lecteurs : une bande de marginaux vivant complètement isolésde la société.

Le choix du titre, en lui-même, introduit d'emblée un paradoxe.Olympe associé aux infortunes est un oxymore, mais qui insisteplus sur ce royaume des exclus, contrairement à un titre comme LesHommes oubliés(19) de Dieu d'Albert Cossery. Alors que le récitprésente l'isolement de cette « communauté » comme relevant d'unchoix, le mot infortunes renvoie à la notion de fatalité. Al’ambiguïté du titre, il faut ajouter le qualificatif « clochardscélestes » de la quatrième de couverture. Ces paratextes (20)orientent déjà les lecteurs sur une histoire presque heureuse desmarginaux qui « chantent le bonheur d'être hors du monde ».

Afin d'amplifier le caractère et le rôle alloué à chacun despersonnages, l'auteur a choisi de donner des patronymes à forteconnotation historique et/ou religieuse. Ach, nom dans le récit, estun verbe conjugué en arabe dialectal, à traduire « il a vécu ».Toujours en arabe vernaculaire, Bliss signifie Satan, Dib le chacal,Ben Adam le fils d'Adam, alors que Zouj, le nombre deux, indiqueles « frères jumeaux ». Négus est le titre des empereurs d'Éthiopie,Clovis un roi des Francs et Haroun un calife musulman.

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Le romancier ne situe pas explicitement et d'une manière préciseson récit sur le plan référentiel, temporel et spatial, d'où la difficultéd'une analyse historique. Pourtant, quelques indicateurs peuvent endonner une idée. L'allusion à Einstein peut être un indice pourdélimiter approximativement le récit dans le temps. Ce dernier estdevenu un mythe populaire dans les années qui suivirent la fin de laSeconde Guerre mondiale (21). Les patronymes nous orientent,malgré un certain cosmopolitisme, vers un espace maghrébin. Lamarginalité est certes un phénomène universel, mais sesmécanismes changent d'une société à une autre. Dans cet espace,aucune étude ne mentionne l'existence d'une communauté demarginaux coupée de la ville. La littérature n'est évidemment pas unpur mimétisme de la réalité. En revanche, cette dimension spatialen'est pas dénuée de signification.

Les caractéristiques des personnages sont également significatives.Ils sont tous atteints d’un handicap physique ou mental : Ach leBorgne à un « œil abîmé » (p. 11) ; Junior le simplet a « unecervelle d'oiseau » (p. 12) ; Clovis est « un gaillard dégingandé,grand comme une Tour, aussi dénué de cervelle qu'une têted'épingle » (p. 23) ; Négus, à « peine plus haut qu'une borne » (p.23), est « [maigre] et noir comme un clou, moche comme un pou »(p. 33). Bliss est paranoïaque, alors que Aït Cétéra est surnommé «le Levier parce qu'il n'a qu'un bras » (p. 55). Einstein « est une sorted'alchimiste forcené » (p. 55) et le Pacha, « un grand hurluberluémacié, encombré d'une gueule édentée à la limite de l’obscénité etd'un corps asséché recouvert de tatouages cauchemardesques » (p.56). Il est le seul qui tient physiquement et capable de cogner «comme une massue » (p. 81) mais s'avère homosexuel, suggérantpar là un handicap. Rappelons-nous que la pauvreté est souventassociée à la délinquance (d'ailleurs suggérée par les tatouages denombreux habitants du terrain vague), et à la déficience mentale ouphysique.

Le récit en effet se focalise autour de deux personnages, Ach et sonprotégé Junior le simplet. Outre Einstein, Dib, Bliss, Aït Cétéra,

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Négus, Clovis, Haroun, Ben Adam, une partie des personnagesfonctionne en couple : les frères Zouj, Ach et Junior, Pacha et Pipo,Mimosa et Mama. Les relations entre ces personnages sont régiespar les rapports de pouvoir et de domination. Le récit dessine leshiérarchies établies et les groupes, les amitiés et les rivalités, lesfolies et les solidarités, les fantasmes et les déceptions. Lessubalternes usent des mots patron, boss et autres qualificatifs pours'adresser à leurs dominateurs. Ces derniers rêvent de mettre lemonde à leurs bottes, quitter à exercer la terreur :

« En vérité, Négus n'a pas renoncé à ses ambitions de dictateur. Depuisqu'il a trouvé ce maudit casque rouillé sur la plage, il a renoué avec sesfantasmes et passe le plus clair de son temps à former des bataillonsimaginaires et à leur botter le cul dans la pestilence hallucinatoire desdécharges publiques. Il avait même élevé un chiot au rang de caporal avantde le limoger pour insubordination caractérisée » (p. 33).

Le Pacha, qui a le même fantasme que Négus, à sa cour de soûlards.Les personnages ayant l’emprise sur les autres rêvent de puissance.Toutefois, le récit ne s'étend pas ou très peu sur leurs passés quipourraient retracer leurs habitus(22). Car Ach est philosophe, poèteet musicien, alors qu'Einstein, un « alchimiste forcené... [qui] a tuéun tas de chiens errants avec les breuvages de sa fabrication » (p.55), est à sa manière un scientifique. Ben Adam est un prêcheurmaniant le verbe et maîtrisant la psyché. Hormis ce dernier quioccupe une place particulière dans le récit, tous les personnagessont déséquilibrés.

En reliant ces patronymes à forte connotation à la description despersonnages et de leurs fantasmes que fournit le narrateuromniscient, cette œuvre révèle l'imaginaire de l'auteur. Il reproduitle mythe du clochard intellectuel, du marginal riche, du mendiantmillionnaire et autres images qui sont parfois véhiculées dansl'imaginaire populaire et dans les reportages à titres sensationnels.

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Liberté et doxa religieuse

Yasmina Khadra s'est imaginé des marginaux complètementséparés de la société. Il faudrait préciser que ce genre de «communauté » qui refuse la ville n'existe pas réellement. Desgroupes peuvent se former, mais ils sont plutôt des regroupementsd'individus, des rassemblements fragiles et sans cohésion solide.Dans tous les cas, ce n'est pas ce qui caractérise le plus la sociologiedes marginaux. Citant l'actualité des travaux en psychosociologiqued'Alexandre Vexliard (1911-1997), Laurent Mucchielli estime que :

« [Il] ne saurait exister de véritables sociétés, bandes ou familles declochards comme l'Europe en a connu jusqu'au XIXe siècle. Mêmelorsqu'ils vivent ou du moins se retrouvent parfois ou dorment en groupe,ce groupe n'en est pas un : ‘‘II n'y a ni structure, ni organisation, c'est-à-dire point de hiérarchie, ni de divisions fonctionnelles’’» (23).

Le discours des personnages, qui chantent leur hymne d'Hommeslibres, loin des contraintes de la ville et de ses lois, est structuréautour de l'idée de la liberté (24), tant réclamée par Ach enparticulier. Est-elle illusion et illusoire ?

« Le clochard est fondamentalement “seul sur le chemin de la vie”, et cequ'il appelle parfois sa “liberté” reflète le soulagement d'abord de s'êtreextrait de rapports sociaux conflictuels et douloureux, ensuite d'avoirsurmonté “le dégoût, le sens de la dignité, la honte, le désir de revenirparmi les hommes” (...) C'est une fois qu'il est définitivement installé dansson entière solitude existentielle que le clochard peut s'inventer desvaleurs, qu'il peut appeler “liberté” ou “indépendance” son retrait dumonde » (25).

Le terrain vague est le lieu, de concurrences et parfois de discordes,qui ne s'accorde pas avec la liberté, rattachée dans l'imaginaire duclochard à la solitude et à l'isolement plus qu'au groupe et sesconflits.

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L'intrigue de ce roman se scinde en deux temps. La première partiese focalise sur l'univers du terrain vague, la psychologie et laphilosophie de ses habitants. La seconde partie démarre, au milieudu récit, à la mystérieuse arrivée de « l'Homme de Providence »,Ben Adam, qui bouleversera le cours du récit. Et il en est de fait laclef. Ce personnage est une « espèce de Moïse surplombe la bande,dressé sur un monceau de galets » (p. 144), à l'apparition soudaineet surprenante, et qui jouit d'une aura et d'une ubiquité surnaturelle :

« L'homme est un géant emmitouflé dans une sorte de soutane d'uneblancheur immaculée. Ses longs cheveux lui cascadent sur la poitrine,semblables à une coulée de neige. Il a un visage massif diaphane à traverslequel on peut entrevoir les nervures bleues qui le parcheminent, et desyeux si clairs que les rayons du jours ricochent dessus comme un miroir »(p. 115).

Puisant dans le registre du fantastique, le romancier décrit cepersonnage qui a traversé les temps et a connu « tous les âges, tousles royaumes, les siècles d'or et ceux de la décadence » (p. 117). Il aexercé la tyrannie ou l'a subie, a vécu mille et un épisodes. Cet «Homme Éternel » (p. 125) est à l'image de Dieu. Sorti de nulle part,il annonce sa mission, à la grande stupeur des occupants du terrainvague :

« Je suis venu vous sauver de vous-même, vous dire que l'échec relève dela mort, et que tant qu'on est en vie, on le devoir de rebondir. Regardez ceque vous êtes devenus : des ombres malodorantes, tristes à crever » (p.121).

Le discours de Ben Adam, moraliste et prophétique, est empruntéau registre religieux.

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« Accepter la dèche est un acte contre nature. Vous êtes sains de corps etd'esprit, et donc en mesure de tordre le cou aux vicissitudes et de repartirde pied ferme à la conquête de vos rêves confisqués, de vos espoirsévincés. Retournez dans le monde, et le monde se refera pour vous... Oùsont vos femmes et vos gosses, vos amours et vos projets ? Que sontdevenus vos aspirations, vos défis, vos serments, vos engagements ? » (p.122).

Yasmina Khadra reproduit d'ailleurs en épigraphe – donc unpéritexte –, un passage de l’Évangile selon Jean, juste avantl'introduction de Ben Adam, qui ne cesse d'exposer sa philosophieet son but :

« C'est toujours notre faute, Junior. Nous sommes les seuls artisans denotre malheur. Et il nous appartient d'y remédier. Il suffit de se faire uneraison. Tu sais ? ajoute-t-il. Il n'est pire crime que la déchéance. Quand jevois ces pauvres bougres qui remuent les poubelles en quête d'une ordure àconsommer, quand je les vois se soûler à mort pour ne pas se regarder enface et renoncer aux chances qui, tous les jours, s'offrent à eux, je suis enpasse de perdre la foi. La vie mérite ses peines, Junior. Elle vaut le coupd'être vécue. Notre vocation de mortels est de nous relever quand noustombons, de ne pas perdre de vue l'espoir de se construire. Or, sur ceterrain vague, on a renoncé à tout, et ça me tue » (p. 131).

Ben Adam va ainsi bousculer le précaire équilibre du terrain vagueet créer l'angoisse dans l'esprit de ses interlocuteurs. Malgréquelques résistances, on saura plus tard que ce « charlatan albinos», selon Ach, « a réussi à renvoyer plusieurs clochards dans la ville» (p. 140). La société et les marginaux se tournaient au départ ledos, mais les figures emblématiques du terrain vague vont entrerdans une dynamique de reconnaissance de leur mauvais choix, celuid'avoir quitté la ville.

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Le doute et la culpabilité vont les ronger. Et ils finissent par céder.C'est Ach le premier, gardien de cet univers, qui est déstabilisé. «Depuis le matin où le “ charlatan albinos ” est venu lui faire sesadieux, les choses lui échappent. Il n'arrive pas à le situer » (p. 147),apprend-t-on du narrateur sur l'état de conscience de Ach. « C'estparce que j'étais pas fichu de mériter mon bonheur que j'ai échouéici... » (p. 156) dira en fin de compte et plus tard Ach, sensé être leporte-parole du terrain vague, l'intransigeant défenseur de lacondition des marginaux et de la liberté annoncée. Il ira en effetjusqu'à encourager et pousser son protégé Junior le simplet à alleren ville et tenter l'expérience.

Éloge de l’effort et de la rédemptionEn dépit de sa peur et de son angoisse, lui qui n'est jamais sorti duterrain vague, Junior tente sa chance et débarque en ville. Sonaventure tourne vite à l'échec, puisqu'il n'a pas eu le temps d'y resterlongtemps, de son propre aveu en guise de réponse à la curiosité deses amis. Il en revient traumatisé : « Tout de suite, un flic m'aassommé avec sa matraque. Je me suis réveillé dans un endroitsinistre qui n'était ni une ville ni un terrain vague. C'était peut-êtrel'enfer » (p. 179) raconte-t-il. Il est pourtant loin le temps où lesvagabonds se faisaient emprisonner (26), tel qu'en témoigne parexemple George Orwell de Dans la dèche à Paris et à Londres(27).

L'échec de Junior n'est pas un échec en soi. Par cette épreuve, quasimystique, il a grandi, lui le naïf et le simple d'esprit. « Quelquechose, dans les propos de Junior, a changé. A croire qu'il réfléchitaux mots qu'il emploie, qu'il parle comme quelqu'un qui saitexactement ce qu'il dit. Avant, Junior ne pensait presque pas » (p.181).

Cela suggère que ces marginaux ne sont pas si mal lotis puisqu'il ya pire que leur univers, le bagne, et que la possibilité du retour à lasociété peut se faire avec la force de l'effort, de la foi et du vouloir.C'est également par le travail, le travail forcé ici, que le clochardpeut grandir et gagner sa dignité. Son échec pourrait se lire

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également comme dû à son handicap mental et un manque dechance en se faisant arrêter par la police. La ville est dédouanée, parconséquent la société que d'ailleurs le roman ne manque pas decritiquer. L'auteur représente l'essence de la marginalité comme lemanque d'effort individuel, de mérite, de sacrifice, et des erreurs quiincombent aux seuls individus.

Ben Adam le moraliste triomphera finalement face au grotesque desmarginaux et sa voix retentit dans l'esprit de chacun. Le seul quicontinuait à lui résister est Bliss (Satan en arabe), connotation nonmoins révélatrice de la doxa du bien et du mal qui structure ce récit.Ach finit également par quitter l'endroit sans crier gare. On saurapar la voix du narrateur et en italique dans le roman, que Junior –après le retour – gardera de lui « le souvenir d'un type bien, d'unmusicien sans âge et sans facéties qui s'appliquait à chanter la meren languissant de la ville et dont la voix psalmodiante, de la falaiseà la jetée, était perçue comme une absolution » (p. 187). Malgré lespropos des personnages sur la liberté, ils convergent finalementvers le discours du narrateur omniscient.

Ce genre de narrateur n'est pas sans être problématique lorsqu’ils'agit d'écrire sur l'exclusion, tel que l'analysée Claude Duchet :

« Il y a donc équivoque entre deux questions, écrire et penser, et c'est làque se situe ce que j'appelle cette « dérive » – le mot n'est peut-être pasbon, mais il est inévitable – du pensable au représentable, ou encore, cequi est la même chose, de l'impensable à l'irreprésentable, dérive quiconduit à poser le problème du nécessaire encadrement discursif de lareprésentation ou encore du savoir de la représentation, car il a étéquestion lors du présent colloque du narrateur omniscient dont l'essor,comme par hasard, accompagne l'attention mise sur la pauvreté : lenarrateur omniscient devrait savoir ce qu'est la pauvreté et, c'est bien ça lescandale, il ne le sait pas… C'est par là que la littérature est, comme on ledisait jadis, directement interpellée, que la littérature ne s'en est peut-êtrepas tout à fait remise » (28).

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Ce narrateur omniscient rend donc lisible les stéréotypes de lamorale dominante, très marquée par le discours religieux. Lesponcifs s'accentuent, sur le même registre de la religiosité, quant lenarrateur omniscient estime que l'amour (avoir une femme) et lafamille (fonder un foyer) sont ce qui manque aux marginaux poursortir de leur condition. Or la déchéance sociale participeprécisément de la fissure des liens de parenté et de famille. En cesens, ce roman reflète une idée figée de la famille, laquelled'ailleurs est une construction sociale. La marginalité touche aussides femmes, des enfants et des familles entières, et pas que deshommes. L'Olympe des infortunes est par conséquent un récit sur lamarginalité masculine, malgré la présence effacée du seulpersonnage féminin, Mama la Fantomatique, objet de désir. « Sicette femme n'éveille rien en toi, c'est la preuve que tu es mort » (p.133) tranche Ben Adam à l'adresse de Junior. Dans L'Olympe desinfortunes se dégage une vision misogyne de la femme ; la femmeest domestique de l'homme, comme Maman qui s'occupe deMimosa, et un simple objet de désir sexuel ou de procréation.

On saura également que Ach a atterri au terrain vague pour unehistoire d’infidélité dans le couple, alors qu'il avait une belle vie,une maison avec jardin et des enfants ; il dévoile son terrible secretet accepte de payer par sa condition son péché de chair. Outre lesponcifs sur l'univers carcéral, présenté comme un lieu sans foi ni loimais qui permet de grandir, la vision du roman est basée sur l'idéecentrale que l'exclusion est l’œuvre des marginaux eux-mêmes, enreprenant l'idéologie de la responsabilité de l'individu sur sadestinée.

L'Olympe des infortunes n'est finalement pas un roman sur lesmarginaux mais sur ce qu'ils devraient faire pour sortir de leurcondition. En faisant l'éloge de l'effort et de la rédemption commeremède à l'exclusion, il est demandé aux marginaux de retrousserleurs manches pour regagner le cœur de la société. La très forteprésence du discours religieux – qui ne remet pas en cause les

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inégalités sociales mais appelle à la charité – illustre le discours dece récit moraliste sur le mensonge et la culpabilité, le bien et le mal.Ce qui fait dire au simplet :

« [J'ai] appris qu'un homme est capable d'aller au-delà de la mort et derevenir. Ça m'est arrivé […] C'est au mitard que j'ai senti la présence duSeigneur. Il était si près que je percevais son souffle sur mon visage. Ilavait de la peine pour moi. » (p. 184).

L'Olympe des infortunes est une illustration de l'idéologie de laréussite qui incombe aux seuls individus. L'emprisonnement vécupar le simplet en ville est un point de vue anachronique sur lamarginalité dans ce récit composé de mythes disparates et deponcifs. Yasmina Khadra ne remet finalement pas en cause lesinégalités qu'il a dénoncées dans ses déclarations. L'Olympe desinfortunes est un roman initiatique et de leçon sur la réussite quidevrait se réaliser au cœur même de la mondialisation avec de lavolonté et de l'effort. C'est tout le paradoxe du paratexte et du texteavec ses ambiguïtés.

Notes

1. Yasmina Khadra, L’Olympe des Infortunes, Paris, Julliard, Paris, 2010.

2. Georg Simmel, Les Pauvres, Paris, PUF, Coll. Quadrige, 2011 [1908,Allemagne].

3. Si vagabond ou clochard ont d'une connotation négative, Sans DomicileFixe (SDF) atténue une réalité plus crue de la condition de personnes quisont tout court sans domicile.

4. À présent, la coercition est moins affirmée ou prend des formesdifférentes et dans la majorité des pays les lois répressives duvagabondage ont été abrogées. En France par exemple, les lois du Codepénal de 1810 sur l'incarcération des vagabonds ont été abrogées en 1992,lois d'ailleurs rarement appliquées dans la pratique depuis très longtemps.

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81Mohammed YEFSAH, pp. 67-83.

5. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

6. Signalons quelques travaux collectifs et actes de colloques : Exilés,marginaux et parias dans les littératures francophones (Dir. SandraBecket, Leslie Bolt-Irons et Alain Baudot), Presses Universitaires duQuébec, Canada 2000 [GREF, Toronto, Canada, 1994] ; Figures de lamarge, Marginalité et identité dans le monde contemporain (Dir. HélèneMenegaldo), Presses Universitaires de Rennes, France, 2002 ; Figures dumarginal dans la littérature française et francophone, (Dir.ArletteBouloumié), Presses de l'Université d'Angers, France, 2003 ; Particularitéphysique et Marginalité dans la littérature (Dir.Arlette Bouloumié),Presses de l'Université d'Angers, France, 2005.

7. Anonyme, Les Aventures de Lazarilllo de Tormès, Traduction del'espagnol par Alfred Morel-Fatio, Paris, Aubier-Montaigne, 1958.

8. Victor Hugo, Les Misérables, 1862.

9. Charles Dickens, Oliver Twist, 1838.

10. George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, Trad. MichelPétris, Paris, Éditions Champ libre, 1982.

11. Annie Ernaux, La Place, Gallimard, 1983.

12. Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre, Paris, Seuil, Paris, 1954 [Le Filsdu pauvre, Menrad instituteur kabyle, Cahiers du nouvel humanisme, LePuy, 1950].

13. Mohammed Dib, La Grande Maison, Seuil, 1952.

14. Christiane Achour, Abécédaires en devenir. Langue française etcolonialisme en Algérie, Alger, ENAP, 1985.

15. Ismaël Aït Djafer, Complainte des mendiants de la Casbah et de lapetite Yasmina, Alger, Éditions Jeunesses de l'UDMA, 1951.

16. Mohamed Choukri, Le Pain nu, Traduction Tahar Ben Jelloun, Paris,Éditions François Maspero, Coll. Actes et mémoires du peuple, 1980.

17. La traduction de Tahar Ben Jelloun est policée. Elle amoindrit lessubtilités de la langue arabe de Choukri dominée par l'oralité et lapuissance de la langue « crue » de la rue.

18. En italique dans le roman.

19. Albert Cossery, Les Hommes oubliés de Dieu (Nouvelles),Paris,Charlot, 1946 [in La Semaine égyptienne (Hebdomadaire), Caire, 1941].

20. Gérard Genette, Seuils, Seuil, Coll. Points Essais, 1987.

21. Roland Barthes, Mythologies, Seuil, Coll. Points, 1957.

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22. Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Droz,1972.

23. Laurent Mucchielli, « Clochards et sans-abri : Actualité de l'œuvred'Alexandre Vexliard », In Revue française de sociologie, Vol. 39, n°1,Paris, 1998, p. 110. (p. 105-138).

24. Ils ne sont pas revendicatifs au sens politique du termes, comme auraitpu l'être des groupes exposant une critique de la société qu'on trouve danscertains mouvements choisissant la marge afin de résister dans leursconceptions, aux lois de la société et ses rouages, tel le mouvement dessquatteurs qui s'est développé dans les années soixante-dix en Europe.

25. Laurent Mucchielli, Op. Cit., p. 100.

26. Cette pratique, répandue durant plusieurs siècles dans les paysoccidentaux mais inexistante dans les pays du Maghreb du moins sur leplan juridique, montre comment l'auteur recourt à un référent plus ancien àla période où se situe le récit, si on se tient au nom Einstein. Le romancierne situe donc pas l'intrigue dans un espace référentiel précis et recourt àdes référents disparates et contradictoires.

27. George Orwell, Op. Cit.

28. Claude Duchet, « Propos de synthèse », in Écrire la pauvreté (Textesréunis et présentés par Michel Biron et Pierre Papovic), GREF, Toronto,Canada, 1996, p. 379.

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Mohammed YEFSAHMaître de conférences,Université Oran 2-Ahmed Ben Ahmed

Représentation de la marginalitédans la littérature.

Le cas du roman L’Olympe des infortunesde Yasmina Khadra

L'Olympe des infortunes est le premier roman de Yasmina Khadrasur la question sociale, comparé à ses précédentes œuvres plusmarquées par les problématiques politiques. Contrairement à sonobjectif de donner une lisibilité aux exclus de la mondialisationqu'il critique, Yasmina Khadra reproduit cette même visionidéologique libérale sur la marginalité. C'est à travers la fiction,son discours et sa structure romanesque, que Yasmina Khadra va àl'encontre de son discours public et montre in fine sa visionidéologique sur ce sujet.

L'écrivain Yasmina Khadra (de son vrai nom MohamedMoulessehoul) a voulu montrer à travers L'Olympe des infortunes(1) la pauvreté et la marginalité qu'il croisait au cours de sesvoyages dans les rues du monde. Lors de la courte campagne depromotion de son livre, il a précisé que l'objectif de son récit est dedonner une visibilité aux exclus de la mondialisation, maiségalement de montrer que le monde des clochards ressemble à celuidu commun des mortels.

Une présentation d'un panorama non exhaustif sur cette thématiquepeut offrir un aperçu du cadre référentiel général et des traditionslittéraires pour comprendre et dégager plus tard la vision véhiculée

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par le roman de Yasmina Khadra, en le comparant quelques foisaux autres fictions, romans ou poésies. Une analyse onomastiquedes patronymes, des caractéristiques des personnages, des espaceset enfin du discours permettra de comprendre la vision de lamarginalité véhiculée par cette œuvre.

Misère, marginalité, exclusion et discours

La marginalité se distingue de la pauvreté et ne touche pasuniquement une frange cloisonnée de la société. On peut êtrebohémien, poète maudit et aisé mais marginalisé pour ses idées etses croyances religieuses, politiques ou philosophiques... Ledénuement est cependant intrinsèquement lié aux conditions de vieet à la situation économique d'une personne. Le sociologue GeorgSimmel (2) remarque déjà, dans ses travaux datant de la fin XIXe etdu début XXe siècles, que la pauvreté n'est pas une catégoriespécifique. Une personne peut être pauvre mais assimilée à un corpsde métier : ouvrier, paysan, femme de ménage, artiste. Il faudraitégalement distinguer la marginalité de l'exclusion (se rapprochantdans le sens) qui se décline en diverses formes en touchant descatégories variées : étrangers, minorités, populations stigmatisées,clochards, vagabonds. Les termes utilisés pour désigner cesphénomènes changent de signification et de charge sémantique àtravers les époques et les groupes de locuteurs ; un politiqueconservateur parlera de « clandestin » et un militant associatif de «sans papiers » pour désigner un étranger sans titre de séjour. Onpasse par exemple du mot clochard à sans domicile fixe [SDF (3)]ou bien sans abri. Les mots ont leur poids ; ils peuvent êtrerestreints ou généralistes, porter des a priori ou décrire au plus prèsla réalité.

L'image du pauvre dans la collectivité est des plus négatives.Considérés comme dangereux ou potentiellement menaçants, lespauvres sont alors maintenus à un certain degré, seuil de l’ordreétabli qu’ils ne doivent pas franchir. Dans le passé, tout un arsenaljuridique a été mis en place pour les contenir. L’État recourait à la

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coercition et sa force régalienne pour assurer la cohésion sociale ense proclamant garant de la stabilité et de l’intérêt de la collectivité(4). Des lois furent conçues pour interdire le vagabondage, lamendicité et les faces les plus visibles de la pauvreté, longtempsassimilées à la délinquance et la déficience mentale ou physique(5). Outre l'enfermement isolant le marginal du reste de la société etde son regard, les politiques d'assistance ou de solidarité – l'enjeusémantique n'est pas dénué de vision idéologique et depositionnement politique – ont aussi pour but de contenir unéventuel basculement des pauvres vers la contestation.

La pauvreté et la marginalité ne peuvent donc se saisir sanscomprendre une société donnée, avec ses structures et sesmécanismes de domination, économiques et politiques. Les pauvrescomme les marginaux ne sont pas en dehors de la société ; ils ensont le produit. Pour les arts se pose alors la problématique de lareprésentation de ce phénomène.

Littérature et marginalité

Marginalité, misère et exclusion n'ont jamais cessé d'alimenter lalittérature en prenant des formes différentes sous la plume desromanciers, d'une société à une autre et d'une époque à une autre.Depuis plus d'une décennie, on assiste à un intérêt de la critiqueuniversitaire pour la relation entre la marginalité au sens large (6) etla littérature, qui pourrait s'expliquer par la médiatisation desphénomènes d’exclusion, mais aussi par la montée des inégalités.Il se pourrait que le roman le plus ancien soit Les Aventures deLazarilllo de Tormès [1553/1554 (7)], récit picaresque en espagnold'un auteur anonyme, mettant en scène la misère et le vagabondaged'un héros qui raconte son histoire ballotté de maître en maître. Lalittérature romantique du XIXe siècle s'inspira de la réalité socialede son époque et de la misère des couches populaires ; George Sandet Victor Hugo en France ou Charles Dickens en Angleterre. Leursromans mettent particulièrement en lumière l'exclusion des enfants,

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triste réalité de l'époque, qu'incarnent les personnages haussés aurang de légende et de symbole : Oliver Twist, Cosette, Gavroche.

Ces romans ne dépassent cependant pas la vision bourgeoisequ'incarne un Jean Valjean repenti de son passé dans LesMisérables(8) ou Mister Brownlow dans Oliver Twist(9). Lacroyance de ces romanciers en une société plus juste est nourrie parl'humanisme et la révolution bourgeoise n'a finalement pas résolules inégalités tant dénoncées dans leur fiction.

Plus tard, Émile Zola s’inspire de la condition de la classe ouvrièreet John Dos Passos de l'injustice sociale dans son pays. Tout aulong du XXe siècle, des romanciers, ayant eux-mêmes vécu ladisette à l'image de Jack London, John Steinbeck ou AlbertCossery, en donnent une vision complètement différente dans desromans où sont mis en valeur le sens de l'amitié, le courage, lecombat... D'autres romanciers choisissent la forme du récitautobiographique : George Orwell (10) pour le vagabondage et letravail dans des conditions pénibles, Annie Ernaux (11) pour lesrapports de domination et de classes sociales. Les thèmes de lapauvreté dans le roman restent riches et variés.

La littérature maghrébine francophone, plus particulièrementalgérienne, aborde la misère et la marginalité sous la colonisation.Le thème est incarné notamment par des enfants : Fouroulou dansLe Fils du pauvre (12) de Mouloud Feraoun, Omar dans La GrandeMaison (13)de Mohammed Dib. Le sujet de l'exclusion,contrairement à un Fouroulou qui symbolise l'ascension sociale parl'école (14), sera en revanche exprimé d'une manière radicale par unpoème fleuve d'Ismaël Aït Djafer, Complainte des mendiants de laCasbah et de la petite Yasmina(15), mettant en lumière l'assassinatd'une petite fille par son père. En détresse à cause de la faim, il jettesa progéniture sous les roues d'un camion. Inspiré d'un fait divers,ce poème évoque la parade de la justice qui condamne l'accusé àl'internement en le déclarant « sénile ». Le poète dénoncel'hypocrisie du système colonial dans un langage à la fois ironique

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et tragique. Le marocain Mohamed Choukri (16) met en scène dansLe Pain nu(17) de sa propre misère et errance.

Symbolique des patronymes et caractéristiques des personnages

L'Olympe des infortunes est l'histoire de marginaux vivants dans unterrain vague, décharge publique, à la périphérie d'une ville et prèsde la mer, jonchée de carcasses de voitures, de gravats et deferraille. « Telle une patrie (18) » (p. 17), ce lieu est « un havre etune remise – le royaume des laissés-pour-compte. Là règnent lesoubliés volontaires, ceux dont on ne veut plus, ceux qui fuient etchantent le bonheur d'être hors du monde : ivrognes, sans grades,clochards célestes... », précise la quatrième de couverture. Il s'agitdonc d'un type de misère et de marginalité que propose le romanaux lecteurs : une bande de marginaux vivant complètement isolésde la société.

Le choix du titre, en lui-même, introduit d'emblée un paradoxe.Olympe associé aux infortunes est un oxymore, mais qui insisteplus sur ce royaume des exclus, contrairement à un titre comme LesHommes oubliés(19) de Dieu d'Albert Cossery. Alors que le récitprésente l'isolement de cette « communauté » comme relevant d'unchoix, le mot infortunes renvoie à la notion de fatalité. Al’ambiguïté du titre, il faut ajouter le qualificatif « clochardscélestes » de la quatrième de couverture. Ces paratextes (20)orientent déjà les lecteurs sur une histoire presque heureuse desmarginaux qui « chantent le bonheur d'être hors du monde ».

Afin d'amplifier le caractère et le rôle alloué à chacun despersonnages, l'auteur a choisi de donner des patronymes à forteconnotation historique et/ou religieuse. Ach, nom dans le récit, estun verbe conjugué en arabe dialectal, à traduire « il a vécu ».Toujours en arabe vernaculaire, Bliss signifie Satan, Dib le chacal,Ben Adam le fils d'Adam, alors que Zouj, le nombre deux, indiqueles « frères jumeaux ». Négus est le titre des empereurs d'Éthiopie,Clovis un roi des Francs et Haroun un calife musulman.

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Le romancier ne situe pas explicitement et d'une manière préciseson récit sur le plan référentiel, temporel et spatial, d'où la difficultéd'une analyse historique. Pourtant, quelques indicateurs peuvent endonner une idée. L'allusion à Einstein peut être un indice pourdélimiter approximativement le récit dans le temps. Ce dernier estdevenu un mythe populaire dans les années qui suivirent la fin de laSeconde Guerre mondiale (21). Les patronymes nous orientent,malgré un certain cosmopolitisme, vers un espace maghrébin. Lamarginalité est certes un phénomène universel, mais sesmécanismes changent d'une société à une autre. Dans cet espace,aucune étude ne mentionne l'existence d'une communauté demarginaux coupée de la ville. La littérature n'est évidemment pas unpur mimétisme de la réalité. En revanche, cette dimension spatialen'est pas dénuée de signification.

Les caractéristiques des personnages sont également significatives.Ils sont tous atteints d’un handicap physique ou mental : Ach leBorgne à un « œil abîmé » (p. 11) ; Junior le simplet a « unecervelle d'oiseau » (p. 12) ; Clovis est « un gaillard dégingandé,grand comme une Tour, aussi dénué de cervelle qu'une têted'épingle » (p. 23) ; Négus, à « peine plus haut qu'une borne » (p.23), est « [maigre] et noir comme un clou, moche comme un pou »(p. 33). Bliss est paranoïaque, alors que Aït Cétéra est surnommé «le Levier parce qu'il n'a qu'un bras » (p. 55). Einstein « est une sorted'alchimiste forcené » (p. 55) et le Pacha, « un grand hurluberluémacié, encombré d'une gueule édentée à la limite de l’obscénité etd'un corps asséché recouvert de tatouages cauchemardesques » (p.56). Il est le seul qui tient physiquement et capable de cogner «comme une massue » (p. 81) mais s'avère homosexuel, suggérantpar là un handicap. Rappelons-nous que la pauvreté est souventassociée à la délinquance (d'ailleurs suggérée par les tatouages denombreux habitants du terrain vague), et à la déficience mentale ouphysique.

Le récit en effet se focalise autour de deux personnages, Ach et sonprotégé Junior le simplet. Outre Einstein, Dib, Bliss, Aït Cétéra,

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Négus, Clovis, Haroun, Ben Adam, une partie des personnagesfonctionne en couple : les frères Zouj, Ach et Junior, Pacha et Pipo,Mimosa et Mama. Les relations entre ces personnages sont régiespar les rapports de pouvoir et de domination. Le récit dessine leshiérarchies établies et les groupes, les amitiés et les rivalités, lesfolies et les solidarités, les fantasmes et les déceptions. Lessubalternes usent des mots patron, boss et autres qualificatifs pours'adresser à leurs dominateurs. Ces derniers rêvent de mettre lemonde à leurs bottes, quitter à exercer la terreur :

« En vérité, Négus n'a pas renoncé à ses ambitions de dictateur. Depuisqu'il a trouvé ce maudit casque rouillé sur la plage, il a renoué avec sesfantasmes et passe le plus clair de son temps à former des bataillonsimaginaires et à leur botter le cul dans la pestilence hallucinatoire desdécharges publiques. Il avait même élevé un chiot au rang de caporal avantde le limoger pour insubordination caractérisée » (p. 33).

Le Pacha, qui a le même fantasme que Négus, à sa cour de soûlards.Les personnages ayant l’emprise sur les autres rêvent de puissance.Toutefois, le récit ne s'étend pas ou très peu sur leurs passés quipourraient retracer leurs habitus(22). Car Ach est philosophe, poèteet musicien, alors qu'Einstein, un « alchimiste forcené... [qui] a tuéun tas de chiens errants avec les breuvages de sa fabrication » (p.55), est à sa manière un scientifique. Ben Adam est un prêcheurmaniant le verbe et maîtrisant la psyché. Hormis ce dernier quioccupe une place particulière dans le récit, tous les personnagessont déséquilibrés.

En reliant ces patronymes à forte connotation à la description despersonnages et de leurs fantasmes que fournit le narrateuromniscient, cette œuvre révèle l'imaginaire de l'auteur. Il reproduitle mythe du clochard intellectuel, du marginal riche, du mendiantmillionnaire et autres images qui sont parfois véhiculées dansl'imaginaire populaire et dans les reportages à titres sensationnels.

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Liberté et doxa religieuse

Yasmina Khadra s'est imaginé des marginaux complètementséparés de la société. Il faudrait préciser que ce genre de «communauté » qui refuse la ville n'existe pas réellement. Desgroupes peuvent se former, mais ils sont plutôt des regroupementsd'individus, des rassemblements fragiles et sans cohésion solide.Dans tous les cas, ce n'est pas ce qui caractérise le plus la sociologiedes marginaux. Citant l'actualité des travaux en psychosociologiqued'Alexandre Vexliard (1911-1997), Laurent Mucchielli estime que :

« [Il] ne saurait exister de véritables sociétés, bandes ou familles declochards comme l'Europe en a connu jusqu'au XIXe siècle. Mêmelorsqu'ils vivent ou du moins se retrouvent parfois ou dorment en groupe,ce groupe n'en est pas un : ‘‘II n'y a ni structure, ni organisation, c'est-à-dire point de hiérarchie, ni de divisions fonctionnelles’’» (23).

Le discours des personnages, qui chantent leur hymne d'Hommeslibres, loin des contraintes de la ville et de ses lois, est structuréautour de l'idée de la liberté (24), tant réclamée par Ach enparticulier. Est-elle illusion et illusoire ?

« Le clochard est fondamentalement “seul sur le chemin de la vie”, et cequ'il appelle parfois sa “liberté” reflète le soulagement d'abord de s'êtreextrait de rapports sociaux conflictuels et douloureux, ensuite d'avoirsurmonté “le dégoût, le sens de la dignité, la honte, le désir de revenirparmi les hommes” (...) C'est une fois qu'il est définitivement installé dansson entière solitude existentielle que le clochard peut s'inventer desvaleurs, qu'il peut appeler “liberté” ou “indépendance” son retrait dumonde » (25).

Le terrain vague est le lieu, de concurrences et parfois de discordes,qui ne s'accorde pas avec la liberté, rattachée dans l'imaginaire duclochard à la solitude et à l'isolement plus qu'au groupe et sesconflits.

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L'intrigue de ce roman se scinde en deux temps. La première partiese focalise sur l'univers du terrain vague, la psychologie et laphilosophie de ses habitants. La seconde partie démarre, au milieudu récit, à la mystérieuse arrivée de « l'Homme de Providence »,Ben Adam, qui bouleversera le cours du récit. Et il en est de fait laclef. Ce personnage est une « espèce de Moïse surplombe la bande,dressé sur un monceau de galets » (p. 144), à l'apparition soudaineet surprenante, et qui jouit d'une aura et d'une ubiquité surnaturelle :

« L'homme est un géant emmitouflé dans une sorte de soutane d'uneblancheur immaculée. Ses longs cheveux lui cascadent sur la poitrine,semblables à une coulée de neige. Il a un visage massif diaphane à traverslequel on peut entrevoir les nervures bleues qui le parcheminent, et desyeux si clairs que les rayons du jours ricochent dessus comme un miroir »(p. 115).

Puisant dans le registre du fantastique, le romancier décrit cepersonnage qui a traversé les temps et a connu « tous les âges, tousles royaumes, les siècles d'or et ceux de la décadence » (p. 117). Il aexercé la tyrannie ou l'a subie, a vécu mille et un épisodes. Cet «Homme Éternel » (p. 125) est à l'image de Dieu. Sorti de nulle part,il annonce sa mission, à la grande stupeur des occupants du terrainvague :

« Je suis venu vous sauver de vous-même, vous dire que l'échec relève dela mort, et que tant qu'on est en vie, on le devoir de rebondir. Regardez ceque vous êtes devenus : des ombres malodorantes, tristes à crever » (p.121).

Le discours de Ben Adam, moraliste et prophétique, est empruntéau registre religieux.

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« Accepter la dèche est un acte contre nature. Vous êtes sains de corps etd'esprit, et donc en mesure de tordre le cou aux vicissitudes et de repartirde pied ferme à la conquête de vos rêves confisqués, de vos espoirsévincés. Retournez dans le monde, et le monde se refera pour vous... Oùsont vos femmes et vos gosses, vos amours et vos projets ? Que sontdevenus vos aspirations, vos défis, vos serments, vos engagements ? » (p.122).

Yasmina Khadra reproduit d'ailleurs en épigraphe – donc unpéritexte –, un passage de l’Évangile selon Jean, juste avantl'introduction de Ben Adam, qui ne cesse d'exposer sa philosophieet son but :

« C'est toujours notre faute, Junior. Nous sommes les seuls artisans denotre malheur. Et il nous appartient d'y remédier. Il suffit de se faire uneraison. Tu sais ? ajoute-t-il. Il n'est pire crime que la déchéance. Quand jevois ces pauvres bougres qui remuent les poubelles en quête d'une ordure àconsommer, quand je les vois se soûler à mort pour ne pas se regarder enface et renoncer aux chances qui, tous les jours, s'offrent à eux, je suis enpasse de perdre la foi. La vie mérite ses peines, Junior. Elle vaut le coupd'être vécue. Notre vocation de mortels est de nous relever quand noustombons, de ne pas perdre de vue l'espoir de se construire. Or, sur ceterrain vague, on a renoncé à tout, et ça me tue » (p. 131).

Ben Adam va ainsi bousculer le précaire équilibre du terrain vagueet créer l'angoisse dans l'esprit de ses interlocuteurs. Malgréquelques résistances, on saura plus tard que ce « charlatan albinos», selon Ach, « a réussi à renvoyer plusieurs clochards dans la ville» (p. 140). La société et les marginaux se tournaient au départ ledos, mais les figures emblématiques du terrain vague vont entrerdans une dynamique de reconnaissance de leur mauvais choix, celuid'avoir quitté la ville.

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Le doute et la culpabilité vont les ronger. Et ils finissent par céder.C'est Ach le premier, gardien de cet univers, qui est déstabilisé. «Depuis le matin où le “ charlatan albinos ” est venu lui faire sesadieux, les choses lui échappent. Il n'arrive pas à le situer » (p. 147),apprend-t-on du narrateur sur l'état de conscience de Ach. « C'estparce que j'étais pas fichu de mériter mon bonheur que j'ai échouéici... » (p. 156) dira en fin de compte et plus tard Ach, sensé être leporte-parole du terrain vague, l'intransigeant défenseur de lacondition des marginaux et de la liberté annoncée. Il ira en effetjusqu'à encourager et pousser son protégé Junior le simplet à alleren ville et tenter l'expérience.

Éloge de l’effort et de la rédemptionEn dépit de sa peur et de son angoisse, lui qui n'est jamais sorti duterrain vague, Junior tente sa chance et débarque en ville. Sonaventure tourne vite à l'échec, puisqu'il n'a pas eu le temps d'y resterlongtemps, de son propre aveu en guise de réponse à la curiosité deses amis. Il en revient traumatisé : « Tout de suite, un flic m'aassommé avec sa matraque. Je me suis réveillé dans un endroitsinistre qui n'était ni une ville ni un terrain vague. C'était peut-êtrel'enfer » (p. 179) raconte-t-il. Il est pourtant loin le temps où lesvagabonds se faisaient emprisonner (26), tel qu'en témoigne parexemple George Orwell de Dans la dèche à Paris et à Londres(27).

L'échec de Junior n'est pas un échec en soi. Par cette épreuve, quasimystique, il a grandi, lui le naïf et le simple d'esprit. « Quelquechose, dans les propos de Junior, a changé. A croire qu'il réfléchitaux mots qu'il emploie, qu'il parle comme quelqu'un qui saitexactement ce qu'il dit. Avant, Junior ne pensait presque pas » (p.181).

Cela suggère que ces marginaux ne sont pas si mal lotis puisqu'il ya pire que leur univers, le bagne, et que la possibilité du retour à lasociété peut se faire avec la force de l'effort, de la foi et du vouloir.C'est également par le travail, le travail forcé ici, que le clochardpeut grandir et gagner sa dignité. Son échec pourrait se lire

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également comme dû à son handicap mental et un manque dechance en se faisant arrêter par la police. La ville est dédouanée, parconséquent la société que d'ailleurs le roman ne manque pas decritiquer. L'auteur représente l'essence de la marginalité comme lemanque d'effort individuel, de mérite, de sacrifice, et des erreurs quiincombent aux seuls individus.

Ben Adam le moraliste triomphera finalement face au grotesque desmarginaux et sa voix retentit dans l'esprit de chacun. Le seul quicontinuait à lui résister est Bliss (Satan en arabe), connotation nonmoins révélatrice de la doxa du bien et du mal qui structure ce récit.Ach finit également par quitter l'endroit sans crier gare. On saurapar la voix du narrateur et en italique dans le roman, que Junior –après le retour – gardera de lui « le souvenir d'un type bien, d'unmusicien sans âge et sans facéties qui s'appliquait à chanter la meren languissant de la ville et dont la voix psalmodiante, de la falaiseà la jetée, était perçue comme une absolution » (p. 187). Malgré lespropos des personnages sur la liberté, ils convergent finalementvers le discours du narrateur omniscient.

Ce genre de narrateur n'est pas sans être problématique lorsqu’ils'agit d'écrire sur l'exclusion, tel que l'analysée Claude Duchet :

« Il y a donc équivoque entre deux questions, écrire et penser, et c'est làque se situe ce que j'appelle cette « dérive » – le mot n'est peut-être pasbon, mais il est inévitable – du pensable au représentable, ou encore, cequi est la même chose, de l'impensable à l'irreprésentable, dérive quiconduit à poser le problème du nécessaire encadrement discursif de lareprésentation ou encore du savoir de la représentation, car il a étéquestion lors du présent colloque du narrateur omniscient dont l'essor,comme par hasard, accompagne l'attention mise sur la pauvreté : lenarrateur omniscient devrait savoir ce qu'est la pauvreté et, c'est bien ça lescandale, il ne le sait pas… C'est par là que la littérature est, comme on ledisait jadis, directement interpellée, que la littérature ne s'en est peut-êtrepas tout à fait remise » (28).

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Ce narrateur omniscient rend donc lisible les stéréotypes de lamorale dominante, très marquée par le discours religieux. Lesponcifs s'accentuent, sur le même registre de la religiosité, quant lenarrateur omniscient estime que l'amour (avoir une femme) et lafamille (fonder un foyer) sont ce qui manque aux marginaux poursortir de leur condition. Or la déchéance sociale participeprécisément de la fissure des liens de parenté et de famille. En cesens, ce roman reflète une idée figée de la famille, laquelled'ailleurs est une construction sociale. La marginalité touche aussides femmes, des enfants et des familles entières, et pas que deshommes. L'Olympe des infortunes est par conséquent un récit sur lamarginalité masculine, malgré la présence effacée du seulpersonnage féminin, Mama la Fantomatique, objet de désir. « Sicette femme n'éveille rien en toi, c'est la preuve que tu es mort » (p.133) tranche Ben Adam à l'adresse de Junior. Dans L'Olympe desinfortunes se dégage une vision misogyne de la femme ; la femmeest domestique de l'homme, comme Maman qui s'occupe deMimosa, et un simple objet de désir sexuel ou de procréation.

On saura également que Ach a atterri au terrain vague pour unehistoire d’infidélité dans le couple, alors qu'il avait une belle vie,une maison avec jardin et des enfants ; il dévoile son terrible secretet accepte de payer par sa condition son péché de chair. Outre lesponcifs sur l'univers carcéral, présenté comme un lieu sans foi ni loimais qui permet de grandir, la vision du roman est basée sur l'idéecentrale que l'exclusion est l’œuvre des marginaux eux-mêmes, enreprenant l'idéologie de la responsabilité de l'individu sur sadestinée.

L'Olympe des infortunes n'est finalement pas un roman sur lesmarginaux mais sur ce qu'ils devraient faire pour sortir de leurcondition. En faisant l'éloge de l'effort et de la rédemption commeremède à l'exclusion, il est demandé aux marginaux de retrousserleurs manches pour regagner le cœur de la société. La très forteprésence du discours religieux – qui ne remet pas en cause les

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inégalités sociales mais appelle à la charité – illustre le discours dece récit moraliste sur le mensonge et la culpabilité, le bien et le mal.Ce qui fait dire au simplet :

« [J'ai] appris qu'un homme est capable d'aller au-delà de la mort et derevenir. Ça m'est arrivé […] C'est au mitard que j'ai senti la présence duSeigneur. Il était si près que je percevais son souffle sur mon visage. Ilavait de la peine pour moi. » (p. 184).

L'Olympe des infortunes est une illustration de l'idéologie de laréussite qui incombe aux seuls individus. L'emprisonnement vécupar le simplet en ville est un point de vue anachronique sur lamarginalité dans ce récit composé de mythes disparates et deponcifs. Yasmina Khadra ne remet finalement pas en cause lesinégalités qu'il a dénoncées dans ses déclarations. L'Olympe desinfortunes est un roman initiatique et de leçon sur la réussite quidevrait se réaliser au cœur même de la mondialisation avec de lavolonté et de l'effort. C'est tout le paradoxe du paratexte et du texteavec ses ambiguïtés.

Notes

1. Yasmina Khadra, L’Olympe des Infortunes, Paris, Julliard, Paris, 2010.

2. Georg Simmel, Les Pauvres, Paris, PUF, Coll. Quadrige, 2011 [1908,Allemagne].

3. Si vagabond ou clochard ont d'une connotation négative, Sans DomicileFixe (SDF) atténue une réalité plus crue de la condition de personnes quisont tout court sans domicile.

4. À présent, la coercition est moins affirmée ou prend des formesdifférentes et dans la majorité des pays les lois répressives duvagabondage ont été abrogées. En France par exemple, les lois du Codepénal de 1810 sur l'incarcération des vagabonds ont été abrogées en 1992,lois d'ailleurs rarement appliquées dans la pratique depuis très longtemps.

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81Mohammed YEFSAH, pp. 67-83.

5. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

6. Signalons quelques travaux collectifs et actes de colloques : Exilés,marginaux et parias dans les littératures francophones (Dir. SandraBecket, Leslie Bolt-Irons et Alain Baudot), Presses Universitaires duQuébec, Canada 2000 [GREF, Toronto, Canada, 1994] ; Figures de lamarge, Marginalité et identité dans le monde contemporain (Dir. HélèneMenegaldo), Presses Universitaires de Rennes, France, 2002 ; Figures dumarginal dans la littérature française et francophone, (Dir.ArletteBouloumié), Presses de l'Université d'Angers, France, 2003 ; Particularitéphysique et Marginalité dans la littérature (Dir.Arlette Bouloumié),Presses de l'Université d'Angers, France, 2005.

7. Anonyme, Les Aventures de Lazarilllo de Tormès, Traduction del'espagnol par Alfred Morel-Fatio, Paris, Aubier-Montaigne, 1958.

8. Victor Hugo, Les Misérables, 1862.

9. Charles Dickens, Oliver Twist, 1838.

10. George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, Trad. MichelPétris, Paris, Éditions Champ libre, 1982.

11. Annie Ernaux, La Place, Gallimard, 1983.

12. Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre, Paris, Seuil, Paris, 1954 [Le Filsdu pauvre, Menrad instituteur kabyle, Cahiers du nouvel humanisme, LePuy, 1950].

13. Mohammed Dib, La Grande Maison, Seuil, 1952.

14. Christiane Achour, Abécédaires en devenir. Langue française etcolonialisme en Algérie, Alger, ENAP, 1985.

15. Ismaël Aït Djafer, Complainte des mendiants de la Casbah et de lapetite Yasmina, Alger, Éditions Jeunesses de l'UDMA, 1951.

16. Mohamed Choukri, Le Pain nu, Traduction Tahar Ben Jelloun, Paris,Éditions François Maspero, Coll. Actes et mémoires du peuple, 1980.

17. La traduction de Tahar Ben Jelloun est policée. Elle amoindrit lessubtilités de la langue arabe de Choukri dominée par l'oralité et lapuissance de la langue « crue » de la rue.

18. En italique dans le roman.

19. Albert Cossery, Les Hommes oubliés de Dieu (Nouvelles),Paris,Charlot, 1946 [in La Semaine égyptienne (Hebdomadaire), Caire, 1941].

20. Gérard Genette, Seuils, Seuil, Coll. Points Essais, 1987.

21. Roland Barthes, Mythologies, Seuil, Coll. Points, 1957.

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22. Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Droz,1972.

23. Laurent Mucchielli, « Clochards et sans-abri : Actualité de l'œuvred'Alexandre Vexliard », In Revue française de sociologie, Vol. 39, n°1,Paris, 1998, p. 110. (p. 105-138).

24. Ils ne sont pas revendicatifs au sens politique du termes, comme auraitpu l'être des groupes exposant une critique de la société qu'on trouve danscertains mouvements choisissant la marge afin de résister dans leursconceptions, aux lois de la société et ses rouages, tel le mouvement dessquatteurs qui s'est développé dans les années soixante-dix en Europe.

25. Laurent Mucchielli, Op. Cit., p. 100.

26. Cette pratique, répandue durant plusieurs siècles dans les paysoccidentaux mais inexistante dans les pays du Maghreb du moins sur leplan juridique, montre comment l'auteur recourt à un référent plus ancien àla période où se situe le récit, si on se tient au nom Einstein. Le romancierne situe donc pas l'intrigue dans un espace référentiel précis et recourt àdes référents disparates et contradictoires.

27. George Orwell, Op. Cit.

28. Claude Duchet, « Propos de synthèse », in Écrire la pauvreté (Textesréunis et présentés par Michel Biron et Pierre Papovic), GREF, Toronto,Canada, 1996, p. 379.

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