172

RÉSUMÉdata.over-blog-kiwi.com/1/05/53/28/...heritiere-cachee-suzanne-car.pdf · Holmes est bouleversée. ... mais une part de l'histoire commune et des liens que je mentionnais

Embed Size (px)

Citation preview

RÉSUMÉ

Lorsqu’une vieille lettre, trouvée dans les affaires de sa mère décédée, lui apprend que son véritable grand-père n’était pas George Simpson, comme elle l’avait toujours cru, mais un certain Ben Fortune que sa grand-mère a aimé pendant la Seconde Guerre Mondiale, Jessica Holmes est bouleversée.

Car la nouvelle vient aussitôt de réveiller en elle un espoir fou : celui de trouver enfin ce donneur compatible qu’elle cherche désespérément depuis qu’elle sait que sa fille Annie, atteinte d’une grave forme de leucémie, ne peut survivre sans une greffe de moelle osseuse. Une fois à Minneapolis, cependant, son enthousiasme retombe vite. Victimes plusieurs fois d’imposteurs attirés par leur fabuleux héritage, les Fortune ont en effet de bonnes raisons de se méfier de cette jeune Anglaise qui se prétend leur parente.

Un homme, cependant, a fait dès le départ confiance à Jessica. Brillant médecin, il lui a juré de tout tenter pour sauver Annie. Réussira-t-il ? Il semble bien placé pour cela. N’est-il pas également ami des Fortune ? Ce que Jessica ignore, toutefois, c’est que cet homme en lequel elle a placé tous ses espoirs cache une blessure. Une peur secrète qui le pousse à la tenir à distance et à lui refuser, jusque dans les pires moments, le soutien moral dont elle aurait tant besoin.

Chères lectrices, Le clan Fortune me fait penser à ma propre famille, dont les

membres sont éparpillés aux quatre coins des Etats-Unis. Le plus âgé de ces membres est une jeune vieille dame de quatre-vingt-douze ans qui gagne encore de l'argent au bridge et conduit sa voiture ; te plus jeune, un adorable bébé de deux mois.

Inutile de vous dire que nous passons tous beaucoup de temps au téléphone et dans les avions, afin d'entretenir et d'enrichir les liens qui nous unissent.

Que nous parlions de tout et de rien, ou de choses importantes, nous nous comprenons souvent à demi-mot, parce que nous avons la même histoire, les mêmes références. C'est ainsi, à mon avis, que la famille nous aide le plus à trouver notre place dans la société.

Dans le roman que vous allez lire, Jessica Holmes arrive d'Angleterre dans l'espoir de découvrir un donneur de moelle osseuse pour sa fille parmi ses parents américains, les Fortune. Bien qu'ils soient très riches, elle affirme ne pas attendre d'eux autre chose qu'un espoir de guérison pour son enfant.

En réalité, elle veut bien plus — non pas une part de leur fortune, mais une part de l'histoire commune et des liens que je mentionnais tout à l'heure. Et cette quête est à mes yeux aussi intéressante que son combat pour sauver sa fille et sa relation avec le beau mais énigmatique médecin dont elle tombe amoureuse.

SUZANNE CAREY

Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa couverture, nous vous signalons qu'il est en vente irrégulière. Il est considéré comme « invendu » et l'éditeur comme l'auteur n'ont reçu aucun paiement pour ce livre « détérioré ».

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre : MYSTERY HEIRESS

Traduction française de BÉNÉDICTE DUCHET-FILHOL

HARLEQUIN est une marque déposée du Groupe Harlequin et Amours d'Aujourd'hui ® est une marque déposée d'Harlequin S.A.

Originally published by SILHOUETTE BOOKS, division of Harlequin Enterprises Ltd.

Toronto, Canada

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et

suivants du Code pénal © 1997, Harlequin Books S.A. © 2000, Traduction française : Harlequin S.A. 83-85, boulevard Vincent-

Auriol, 75013 Paris — Tél. : 01 42 16 63 63 Service Lectrices — Tél : 01 45 82 47 47 ISBN 2-280-07706-X — ISSN 1264-0409

SUZANNE CAREY

L'héritière cachée

AMOURS D'AUJOURD'HUI

6

Les confidences de Kate Fortune « Décidément, tout va de mal en pis ! Mon univers tout entier est en

train de s'écrouler. Au moment précis où je croyais que les choses allaient s'arranger, un nouveau scandale éclate, plus dévastateur encore que les autres... Toute l'histoire de la famille est jetée en pâture au public. Ces secrets que nous pensions depuis longtemps enterrés resurgissent un à un.

» Je viens d'apprendre sur mon défunt mari Ben un fait qui m'a causé un choc terrible : il a apparemment eu une liaison dont est né un enfant illégitime ! J'essaie de me persuader qu'il avait une bonne raison pour agir ainsi. Moi aussi, j'ai commis des fautes par désespoir, après tout... »

7

NEWS

ON EN PARLE CE MOIS-CI...

"Monica Malone assassinée ? "

Un nouveau scandale chez les Fortune : Jake, le fils aîné, l'homme de fer que tout semblait désigner pour diriger l'empire familial serait en réalité un bâtard ! Eh oui, vous avez bien lu... Jake Fortune, l'homme d'affaires bien connu qui préside aux destinées de la prestigieuse entreprise dont il porte le nom, ne serait pas le fils de Ben Fortune, mais le fruit d'une liaison que Kate entretenait avec un autre homme

avant son mariage. Un secret fort bien gardé, apparemment, mais que connaissait cependant Monica Malone. Un secret dont on peut fort bien imaginer qu'elle a cherché à tirer parti. Est-ce pour acheter son silence que Jake a accepté de lui céder à vil prix de grosses quantités d'actions de Fortune Cosmetics ? Si c'est le cas, voilà qui constitue un puissant mobile de meurtre, non ?

Certes, le mobile ne fait pas l'assassin, je le concède, mais si Jake est innocent, pourquoi s'est-il enfui ? Autant de mystères qui ne vont pas sans nuire à la réputation de l'illustre famille, et à la valeur des actions du groupe. Le bateau des Fortune semble, en effet, faire eau de toutes parts, et beaucoup commencent à se demander comment il pourrait éviter de sombrer.

Liz Jones

8

1.

Le soleil brillait et l'air était léger, même s'il soufflait une brise un peu fraîche pour un 25 juillet. C'était une journée d'été idéale pour partir pique- niquer en famille ou emmener les enfants voir les lions, les chimpanzés et les zèbres. A en juger par la foule joyeuse qui se pressait dans les allées du zoo de Minneapolis-Saint Paul, beaucoup de gens étaient de cet avis, mais Stephen Hunter, lui, s'y promenait seul. Son fils David n'était plus là pour le harceler de questions sur le régime alimentaire des girafes ou l'habitat des ours bruns avec l'enthousiasme et la curiosité insatiable d'un petit garçon de huit ans.

David était mort trois ans plus tôt jour pour jour d'une forme rare de cancer des os, laissant dans le cœur de son père un vide que rien ni personne n'avait encore réussi à remplir, même en partie.

Sachant que ce triste anniversaire ferait remonter à la surface le chagrin et le sentiment de culpabilité qu'il parvenait d'habitude à garder enfouis en lui, Stephen avait volontairement allégé son emploi du temps de l'après-midi. Il avait d'abord erré sans but dans les rues, avant de prendre sa voiture et de se rendre au zoo, où le torturaient à présent le souvenir d'un passé heureux et une souffrance dont il était sûr que jamais elle ne s'effacerait complètement.

Médecin spécialisé dans le traitement des leucémies et autres pathologies du sang, il avait aussi de solides connaissances en cancérologie générale. Des connaissances qui n'avaient pas suffi à endiguer la progression de la maladie de son fils.

Le déferlement de rage et de désolation qui avait suivi le décès de David avait ensuite eu raison du mariage de ses parents. Stephen s'était vu accuser par sa femme Brenda de ne pas assez la soutenir dans cette

9

terrible épreuve, et, avec le recul, il devait bien admettre que ce reproche était justifié. Après la mort de David, il s'était renfermé en lui-même, ne vivant plus que pour son travail et luttant contre sa peine dans le secret de son cœur. Brenda, elle, avait donné libre cours à ses émotions, mais y avait cherché un exutoire en reportant sur son mari sa colère contre lé destin.

A présent divorcés depuis bientôt un an, ils avaient pratiquement cessé toutes relations. Bien que Stephen regrettât cette rupture, qu'il considérait comme un échec personnel, il savait qu'au fond, c'était la meilleure solution. Si Brenda et lui étaient restés ensemble, ils n'auraient sans doute jamais plus été capables de se regarder sans voir leur douleur d'avoir perdu David se refléter dans les yeux de l'autre.

Il n'avait pas trouvé la paix pour autant, même s'il savait que tôt ou tard il lui faudrait se ressaisir, sortir de son isolement et se remettre à vivre vraiment, au lieu d'exécuter tous les gestes quotidiens comme une sorte d'automate. Il en avait conscience, mais se demandait par où commencer. N'ayant jamais été un adepte des aventures sans lendemain en matière amoureuse, il ne comptait pas s'engager maintenant dans cette voie, ne serait-ce que par respect pour la mémoire de son fils. Mais, d'un autre côté, l'idée de partager son existence avec une épouse ou une compagne le paralysait. Il avait trente-six ans, et la plupart des femmes de son âge qui n'étaient pas déjà mères voulaient le devenir, alors que la seule pensée d'offrir une autre victime potentielle au destin le remplissait d'une peur panique.

Brenda, David et lui étaient venus une fois au zoo pendant la dernière et brève rémission de la maladie du petit garçon. Etait-ce le souvenir de cette journée qui l'avait poussé à y aller aujourd'hui ? se demanda-t-il. De façon inconsciente et totalement irrationnelle, avait-il espéré y sentir la présence de son fils bien-aimé ?

Stephen s'arrêta pour regarder les gorilles et les orangs-outans, qui avaient toujours fasciné David. C'est alors qu'il remarqua, un peu plus loin, une jolie jeune femme accompagnée d'une fillette blonde de quatre ou cinq ans.

Grande et mince, avec des cheveux noirs naturellement bouclés qui encadraient un visage au teint de pêche, l'inconnue portait des vêtements dont la sobre élégance dénotait à la fois du goût et une situation financière des plus confortables : ses mocassins de cuir, sa jupe de lin beige et son pullover de cashmere bleu pervenche venaient visiblement de chez les meilleurs faiseurs. Bien qu'elle se tînt à plusieurs mètres de lui, Stephen nota l'absence d'alliance à sa main gauche.

10

La fillette, elle, était habillée plus chaudement que les autres petits visiteurs du zoo, d'une jupe de laine écossaise, d'un chandail à col roulé, d'un cardigan rouge et de chaussettes assorties. A l'attitude tendre et protectrice de la jeune femme envers l'enfant, il devina qu'elle était sa mère et qu'elle adorait sa fille.

L'œil exercé de Stephen vit cependant tout de suite que la fillette n'était pas en bonne santé. Elle était très maigre, pour commencer, et ses yeux — dont il ne distinguait pas la couleur à cause de la distance, mais qui semblaient lui manger le visage — avaient une expression bien trop grave pour une enfant de cet âge.

Sans trop savoir pourquoi, Stephen suivit la mère et la fille quand elles se dirigèrent vers le bassin des animaux aquatiques. Il essaya d'analyser cette étrange pulsion et s'aperçut alors que, pour la première fois depuis la disparition de son fils, il éprouvait de l'intérêt pour une femme et se laissait aller à penser qu'il aimerait bien goûter de nouveau les joies de la vie de famille.

Mais l'ironie voulait que cela lui arrivât justement le jour anniversaire de la mort de David... Compte tenu de son état émotionnel, il valait probablement mieux que cette femme et lui ne se connaissent pas, car il n'avait ainsi aucune raison de lui parler. Si sa fille avait effectivement un problème de santé, la dernière chose dont elle avait besoin, c'était l'irruption dans sa vie d'un médecin perturbé sur le plan affectif et noyant son chagrin dans le travail... Elle avait sûrement un mari, de toute façon, quelque brillant avocat ou homme d'affaires de Minneapolis avec qui elle filait le parfait amour.

Stephen, en réalité, se trompait. L'inconnue qui venait d'attirer son

attention n'était pas de nationalité américaine mais britannique. Agée de vingt-cinq ans et veuve depuis six mois d'un époux qui l'avait trompée du début à la fin de leur mariage, Jessica Holmes était arrivée dans le Minnesota avec sa fille de cinq ans, Annabel, quarante-huit heures plus tôt seulement, et toutes deux souffraient encore du décalage horaire. C'était l'une des raisons qui expliquaient leur manque d'énergie et d'entrain pendant cette visite du zoo, la seconde étant que les médecins avaient récemment diagnostiqué une leucémie chez la fillette et que Jess était folle d'inquiétude.

N'avait-elle pas eu tort, du reste, de venir ici ? se demandait Jessica tout en s'arrêtant devant le bassin des animaux aquatiques. Après le long voyage transatlantique et une journée épuisante passée à essayer —

11

sans résultat — d'entrer en contact avec un membre au moins du clan Fortune, elle avait pourtant estimé qu'Annie — ainsi la surnommaient en effet ses proches — méritait de se distraire un peu.

Mais maintenant qu'elles étaient là, Jess avait beau se dire qu'elle se faisait des idées, il lui semblait à tout instant détecter chez sa fille les signes avant-coureurs de quelque infection que le système immunitaire affaibli de l'enfant aurait du mal à combattre. Même les « bons jours », quand Annie connaissait un regain de vitalité, Jess ne pouvait s'empêcher de la couver comme une mère poule protège un poussin particulièrement fragile. Et à sa grande honte, elle avait fini par se rendre compte que sa fille percevait son anxiété et s'efforçait de la rassurer.

« Il est parfaitement normal que j'aie peur », pensa Jess dans l'espoir d'exorciser son angoisse en l'analysant avec objectivité. Annie était atteinte d'une forme de leucémie mortelle. Si elle ne recevait pas très vite une greffe de moelle osseuse, elle était condamnée.

C'était la recherche d'un donneur compatible qui les avait amenées à Minneapolis. Les chances d'en découvrir un parmi les parents de la petite fille étaient relativement importantes, avait appris Jess une fois la maladie d'Annie diagnostiquée. Malheureusement, les tests pratiqués sur les membres, peu nombreux, de sa propre famille avaient révélé un taux de compatibilité nul ou insuffisant, tout comme ceux qu'avaient subi ceux du clan plus prolifique de son défunt mari, récemment décédé dans un accident de voiture alors que Jess venait d'engager une procédure de divorce contre lui.

Refusant de s'abandonner au découragement, Jessica avait inscrit sa fille à une banque de moelle osseuse et elle attendait anxieusement que sa démarche porte ses fruits quand, en triant les affaires de sa mère récemment décédée, elle était tombée sur une lettre adressée à sa grand-mère.

Cette lettre se trouvait dans un recueil de poésies pour enfants dont sa mère lui lisait tous les soirs un extrait lorsqu'elle était petite. Le texte de la lettre, tracé d'une écriture énergique et masculine, laissait clairement entendre que son véritable grand-père maternel n'était pas George Simpson, le mari de sa grand-mère, mais Benjamin Fortune, gros industriel américain qui avait combattu en France avec les troupes alliées pendant la Seconde Guerre mondiale.

Un nouveau champ de possibilités s'était alors ouvert d'un coup pour la guérison d'Annie. Il n'y avait aucune raison de mettre en doute l'authenticité de la lettre, et Jess, après avoir demandé une autorisation d'absence à la société de placement londonienne qui l'employait, avait

12

pris avec sa fille l'avion pour les Etats-Unis dans l'espoir que l'un des descendants de Benjamin Fortune accepte de lui fournir cette aide dont elle avait désespérément besoin.

Toutes les portes auxquelles elle avait frappé jusqu'ici étaient cependant restées closes. L'imposante secrétaire qui gardait l'entrée des bureaux de la direction, au siège du groupe Fortune Cosmetics, avait bien fini par accepter de remettre à Jacob Fortune, fils aîné de Benjamin et P.-D.G. de l'entreprise, le mot d'explication écrit par Jess, mais elle ne pensait pas le revoir, avait-elle ajouté, avant le lundi suivant.

Jessica soupçonnait en outre qu'il ne se donnerait même pas la peine de lui téléphoner : d'après ce que lui avaient appris de rapides recherches sur l'histoire de sa famille américaine, les Fortune avaient été victimes à plusieurs reprises d'imposteurs qui se prétendaient de leur sang afin de pouvoir revendiquer une part de leur héritage. Jacob Fortune serait donc excusable s'il considérait la démarche de Jess comme une nouvelle tentative d'escroquerie.

Elle devrait par conséquent absolument se débrouiller pour le persuader du contraire. En attendant, elle avait essayé d'entrer en contact avec le seul membre de la famille Fortune dont elle connaissait le numéro de téléphone — les autres étant sur liste rouge.

Quelques jours avant son départ d'Angleterre, elle avait appelé le service des renseignements internationaux, qui lui avait fourni les coordonnées de trois Fortune habitant la région de Minneapolis- Saint Paul. Les deux premiers abonnés, à qui elle avait parlé depuis son cottage du Sussex, n'avaient aucun lien de parenté avec les propriétaires de la société du même nom ; le troisième en avait peut- être un, mais Jess n'en était même pas sûre : il s'agissait d'une certaine Natalie Fortune, qu'elle avait tenté de joindre deux fois d'Angleterre, mais sans n'avoir jamais à l'autre bout du fil que son répondeur. Une voix de femme, chaleureuse et gaie, lui avait proposé de laisser un message, ce qu'elle avait fait mais, à sa grande déception, ladite Natalie avait ignoré sa demande de la rappeler en P.C.V. le plus vite possible.

Et quand Jess avait de nouveau cherché à la joindre, cette fois depuis Minneapolis, le résultat avait été encore plus décourageant : le répondeur était éteint, ou débranché ; en tout cas, le téléphone avait sonné dans le vide. Peut-être Natalie Fortune avait-elle déménagé...

Jess n'en était pas moins décidée à persévérer dans ses efforts. Si Jacob Fortune ignorait lui aussi sa requête, comme c'était probable, elle se sentait prête à camper devant sa porte jusqu'à ce qu'il accepte de l'écouter.

13

La petite main d'Annie qui la tirait par le bras arracha Jess à ses réflexions. La fillette devait en effet avoir eu tout le temps d'admirer les phoques, les ours blancs et autres pingouins... Tout en se dirigeant vers la partie du zoo réservée aux animaux d'Afrique, elles s'arrêtèrent en chemin pour acheter à Annie une barbe à papa. Les joues de l'enfant étaient toutes rouges, à présent — d'excitation, et non de fièvre, espéra Jessica.

— Oh ! Regarde comme ils sont beaux, maman..., s'exclama Annie en s'élançant vers l'enclos des zèbres.

Tout en se demandant pourquoi il s'obstinait à filer une femme qu'il

n'avait nulle intention d'aborder, Stephen continuait de la suivre de loin. Il se traitait d'idiot, mais la silhouette gracieuse de l'inconnue et le lien très fort qui semblait l'unir à sa fille agissaient sur lui comme un aimant.

C'est ainsi qu'il put voir la fillette se mettre soudain à courir, trébucher et tomber. Sa chute paraissait sans gravité — un genou égratigné, tout au plus —, mais sa mère se précipita vers elle et, s'accroupissant, examina la lésion d'un air anxieux.

— Ça va, ma chérie ? questionna Jess avant de tirer un mouchoir de sa poche et d'enlever délicatement la terre collée à l'écorchure.

— Mon genou, oui, répondit Annie, mais j'ai mal à la tête. Jess lui tâta le front et le trouva brûlant. Les grands yeux verts de la

petite fille étaient aussi anormalement brillants, comme si elle avait de la fièvre, et la jeune femme comprit avec un serrement de cœur que ses craintes s'étaient matérialisées : un virus ou un microbe avait encore eu raison des défenses immunitaires déficientes d'Annie.

— Oh ! mon bébé..., murmura Jess en l'attirant dans ses bras. Viens, il faut que nous retournions à l'hôtel.

Momentanément sourde et aveugle à tout ce qui n'était pas son enfant, elle ne s'aperçut de la présence d'un homme à son côté qu'en s'écartant d'Annie pour l'aider à se relever.

— Excusez-moi, déclara-t-il. Je m'appelle Stephen Hunter, et je suis médecin. Je peux faire quelque chose pour vous ?

Surprise, Jessica considéra l'inconnu. Il était grand et blond, avec des cheveux un peu en désordre qui lui donnaient un air juvénile, des yeux bleus au regard perçant et de belles mains aux doigts longs et robustes. Malgré toutes les horreurs que Jess avait entendues sur la criminalité urbaine aux Etats-Unis, elle eut immédiatement confiance

14

en lui : son instinct lui disait qu'il était bien médecin et lui proposait ses services par pure gentillesse.

Elle ne comptait pas pour autant expliquer à un parfait étranger les graves problèmes de santé d'Annie, aussi répondit-elle en se redressant:

— Merci, mais il n'y a rien de grave : ma fille s'est juste écorché le genou. Je crois cependant qu'elle a attrapé froid, et je vais la ramener à notre hôtel.

Maintenant qu'il voyait l'inconnue de plus près, Stephen se rendait compte qu'elle n'était pas juste jolie, mais d'une éclatante beauté. Avec ses cheveux noirs et son teint clair, elle ressemblait à Elizabeth Taylor dans la première version du Père de la mariée. A en juger par son accent anglais et son allusion à un hôtel, elle devait être en vacances aux Etats-Unis, en compagnie d'une enfant qu'elle chérissait visiblement, mais qui souffrait tout aussi visiblement d'une affection plus sérieuse qu'un simple rhume.

Dans d'autres circonstances, sans doute Stephen n'aurait-il pas insisté, mais la distinction naturelle de la jeune femme le fascinait, et son amour pour sa fille le touchait profondément. Après trois années passées à ruminer son chagrin dans la solitude, l'homme en lui paraissait prêt à sortir de sa tour d'ivoire. C'était une pensée à la fois rassurante et angoissante.

Bien que la jeune Anglaise eût repoussé son offre d'aide, il s'agenouilla donc près de la fillette, posa le poignet sur son front et lui palpa délicatement le cou. Ce dernier examen la fit grimacer, et Stephen n'en fut pas surpris : elle avait des ganglions enflés qui, associés à une température d'au moins 39°, constituaient les symptômes d'une bonne angine.

Il regarda ensuite son genou, puis sortit de la poche de sa veste de tweed l'un des pansements adhésifs de couleur vive qu'il gardait toujours là pour ses jeunes patients, et le mit sur la blessure.

— Ça va mieux ? demanda-t-il en se relevant. Le drôle de sparadrap avait distrait la fillette de son mal, et elle

répondit avec un sourire timide : — Oui. Merci. — Votre fille a une inflammation des ganglions et de la fièvre,

annonça Stephen à la jeune femme. Vous devriez l'emmener voir un médecin.

Un moment tentée d'autoriser ce grand Américain blond à pénétrer dans le monde clos où elle vivait avec Annie, Jess sentit soudain un mélange de rancœur et de panique l'envahir : que signifiaient

15

exactement ses dernières paroles ? L'accusait-il de négligence ? Essayait-il d'augmenter sa clientèle ?

— Je l'emmènerais voir un médecin si nous en avions un aux Etats-Unis, déclara-t-elle sèchement.

Annie, à côté d'elle, frissonna, et sa colère tomba aussitôt, remplacée par un douloureux sentiment d'impuissance. Elle enlaça la fillette et expliqua d'une voix radoucie :

— Nous ne sommes arrivées d'Angleterre qu'avant-hier, et le temps est beaucoup plus froid que je ne m'y attendais. Je crains que le cardigan d'Annie ne lui tienne pas assez chaud.

D'un mouvement souple, Stephen ôta sa veste et la posa sur les épaules de l'enfant.

— Vous êtes venue ici en voiture ? demanda-t-il. Maintenant qu'elle avait baissé sa garde, Jessica lui était

reconnaissante de prendre les choses en main, et elle fit oui de la tête. — Conduisez-moi à votre place de parking, ordonna-t-il. Je vais

porter Annie. Cette dernière ne protesta pas quand il la souleva dans ses bras. Elle

lui passa même les bras autour du cou et se blottit contre sa poitrine avec toute la confiance d'un enfant à l'égard de son père.

Ce fut du moins l'impression qu'eut Jess, mais elle se raisonna. Ce n'était qu'une illusion, due à sa peur de ne pas être capable de résoudre seule le problème de santé d'Annie, sans parler de la douleur toujours présente de lui avoir donné un père qui ne lui avait jamais témoigné le moindre intérêt. Au lieu de lui lire des histoires et de l'emmener en promenade, Ronald Holmes avait passé la majeure partie de son temps libre à courir les filles et à conduire sa voiture de sport, trop vite et généralement en état d'ivresse.

Sa mort prématurée avait mis fin à un mariage qui n'était de toute façon pas destiné à durer, laissant sa femme et sa fille ni plus ni moins seules qu'elles ne l'avaient été de son vivant. Sa disparition avant que le jugement de divorce n'ait été prononcé permettait même à Jess d'avoir tout l'argent nécessaire pour couvrir le coût d'une greffe de moelle osseuse.

Si seulement elle pouvait trouver un donneur compatible... Une fois arrivée devant sa voiture de location, Jess ouvrit la portière

du passager, prit sa fille dans ses bras, l'installa sur le siège et

16

l'enveloppa dans un châle de laine pour remplacer la veste de tweed, qu'elle rendit ensuite à son propriétaire.

— Je vais me débrouiller, maintenant. Merci de votre aide. — Je vous en prie, murmura Stephen. Puis, incapable de résister à l'action conjuguée de son envie de la

revoir et de son inquiétude pour Annie, il ajouta : — A quel hôtel êtes-vous descendue ? La multitude de reportages sur la criminalité dans les grandes villes

américaines qu'elle avait vus à la télévision revint à la mémoire de Jess et la fit hésiter. Cet homme, cependant, lui inspirait confiance, malgré l'impression de tristesse et de solitude qui se dégageait de lui...

— Nous logeons au Radisson Plaza, dans le centre de Minneapolis, répondit-elle sans plus réfléchir.

— Alors vous n'êtes pas loin du centre hospitalier régional, dont le service des urgences est excellent, et celui de pédiatrie très réputé, indiqua Stephen. Emmenez-y votre fille, si vous ne voulez pas consulter le médecin de l'hôtel — le portier vous indiquera le chemin pour y aller. En attendant, de l'aspirine, du repos, une bonne hydratation et une compresse froide sur le front devraient la soulager.

La sécheresse de ces prescriptions fut tempérée par un sourire d'excuse, comme s'il avait conscience qu'elle n'avait pas sollicité ses conseils et ne les apprécierait peut-être pas. Associée à son évidente compétence, cette humilité avait quelque chose de touchant, et Jess fut tentée de lui demander son nom de famille et ses coordonnées.

Mais non, c'était hors de question, se dit-elle aussitôt. Annie devait demeurer sa seule et unique priorité. Compte tenu de la méfiance envers les hommes que lui avaient inculquée les infidélités de Ronald, et de son inquiétude permanente pour la santé de sa fille, il était même étonnant qu'elle ait éprouvé ce brusque élan de sympathie pour un parfait inconnu.

Décidée à en rester là, Jess attacha la ceinture de sécurité d'Annie, remercia encore le médecin, puis se mit au volant et démarra.

Immobile sur le parking, Stephen regarda la voiture s'éloigner. Dans une métropole de la taille de Minneapolis-Saint Paul, il avait peu de chances de rencontrer la jeune Anglaise de nouveau, songea-t-il, sauf si elle amenait sa fille au C.H.R., mais le ferait- elle ?

Stephen enfila sa veste et, les mains dans les poches, se dirigea vers sa Mercedes. Bizarrement, il se sentait encore plus seul en quittant le zoo que tout à l'heure en y arrivant.

17

Dès qu'elle eut regagné son hôtel, Jess monta dans sa suite, donna une aspirine à Annie et la mit au lit avec un gant de toilette imbibé d'eau froide sur le front.

— Essaie de dormir, lui murmura-t-elle en l'embrassant. Tu n'auras plus mal à la tête quand tu te réveilleras, et nous pourrons alors regarder ensemble un dessin animé à la télévision.

Ces paroles apaisantes, toutefois, n'eurent pas l'effet souhaité. La fillette s'accrocha à sa mère et gémit :

— J'en ai marre d'être tout le temps malade, maman... Et Herkie me manque... Je veux rentrer à la maison !

Le cœur de Jess se serra. Herkie était le scotch- terrier d'Annie, qui l'adorait. La jeune femme l'avait confié à sa cousine avant de partir aux Etats-Unis, et cette séparation avait été un déchirement pour la petite fille.

— Je sais, ma chérie, dit Jess d'une voix douce. Herkie me manque à moi aussi, mais tante Amanda s'occupe très bien de lui. Je te promets que nous retournerons en Angleterre dès que tu auras reçu le traitement spécial dont je t'ai parlé.

Les yeux brillant de fièvre, la fillette se tut un instant, puis chuchota : — Tu es sûre que j'irai mieux, après ? Les greffes de moelle osseuse connaissaient un certain taux d'échec,

Jess ne l'ignorait pas, mais elle refusait d'y songer pour l'instant. Son seul souci dans l'immédiat, c'était de trouver un donneur.

— Oui, tu seras guérie, affirma-t-elle. Dors, maintenant ! Je vais m'installer à côté, mais je laisse la porte ouverte.

Annie appuya docilement sa tête sur l'oreiller, cette fois, et Jess alla s'asseoir dans le canapé du salon attenant, l'annuaire téléphonique de la région sur les genoux. Elle nota le numéro de plusieurs cabinets médicaux assurant une permanence vingt- quatre heures sur vingt-quatre, puis celui du service des urgences du C.H.R., et l'image du grand médecin blond rencontré au zoo lui revint alors à l'esprit.

Lorsqu'elle retourna près d'Annie, une demi- heure plus tard, la petite fille avait toujours les yeux ouverts, mais ses joues étaient moins rouges. Jess prit sa température et constata que la fièvre avait un peu baissé, mais n'était pas complètement tombée.

— J'ai faim, maman, lui déclara pourtant Annie. Je peux avoir un cheeseburger, comme on a vu ce matin à la télé ?

Bien que ce type d'aliment ne convînt pas du tout à un enfant malade, la jeune femme commanda au service des chambres deux cheeseburgers, ainsi qu'un verre de lait et une bouteille d'eau minérale. Comme elle s'y attendait, sa fille ne mangea que deux ou trois bouchées

18

du sandwich, mais Jess eut au moins la satisfaction de la voir boire le lait, puis se blottir sous les couvertures, l'air somnolent.

Avec un peu de chance, l'état d'Annie se serait amélioré le lendemain matin, se dit Jess, et dans ce cas, elle irait à la poste. Faute de pouvoir obtenir le numéro de téléphone des Fortune de Minneapolis, elle trouverait peut-être l'adresse de certains dans quelque annuaire ou répertoire.

Après avoir posé un baiser sur le front d'Annie, elle regagna la pièce voisine et alluma la télévision, en réglant le son au volume minimum.

Stephen était allé directement du zoo au C.H.R., où un rendez-vous

urgent l'attendait. Puis, après avoir rendu visite à ses patients hospitalisés, comme tous les soirs, il rentrait à présent chez lui.

Beaucoup de gens devaient penser qu'il avait tout ce qu'un homme peut désirer : un bon métier, une belle voiture, une grande maison avec vue sur le lac Travis..., songea-t-il tout en écoutant d'une oreille distraite la musique classique que jouait l'autoradio. Eh bien, ces gens se trompaient : il avait beau aimer son travail et s'intéresser de près à chacun de ses malades, la mort de son fils l'avait coupé du monde extérieur. Depuis trois ans, sa vie privée était aussi vide qu'un coquillage rejeté par la mer.

Il avait pourtant conscience d'avoir franchi cet après-midi une sorte de Rubicon : malgré les réticences que lui inspirait l'idée de fonder une nouvelle famille, il avait laissé la jeune femme et la petite fille rencontrées au zoo ouvrir une brèche dans sa carapace. Et par cette brèche s'était engouffré un flot de possibilités mi-séduisantes, mi-effrayantes.

Il n'y avait cependant pas péril en la demeure, lui rappela la voix de la raison : ses chances de revoir les deux Anglaises étaient très minces.

Une fois arrivé dans le faubourg résidentiel de Minneapolis appelé « le Village », Stephen quitta la nationale et traversa le pont enjambant l'un des cours d'eau qui alimentaient le lac Travis. Il passa devant l'ancienne habitation de Benjamin et Kate Fortune, à demi cachée par un rideau de chênes et de sapins, puis parcourut les quelque cinq cents mètres qui la séparaient de la sienne.

Construite en retrait de la route, sa maison était grande, moderne et confortable, mais il lui trouvait un air froid, rébarbatif. Après avoir ouvert la porte du garage avec sa télécommande, il gara la Mercedes à l'intérieur et coupa le contact.

19

Alors qu'il gravissait les marches de pierre qui menaient dans la cuisine, il fut frappé, comme chaque fois, par le silence qui régnait dans la maison : David n'était plus là pour l'accueillir et l'entraîner dans l'univers des joies et des soucis d'un petit garçon de huit ans. Certains soirs, Stephen ne pouvait s'empêcher d'aller dans la chambre de son fils et de toucher un à un les livres et les peluches qui s'alignaient sur les étagères trop bien rangées.

Mais ce soir, il ne le fit pas. Il alluma la radio, branchée en permanence sur une station de musique classique, mit un plat de lasagnes surgelées au four et se servit un verre de vin blanc. A cette époque de l'année, le soleil se couchait tard, si bien que Chelsea et Carter Todd, les enfants de ses plus proches voisins, jouaient encore dehors, sous le regard attentif de leur baby-sitter.

Stephen sortit sur la terrasse pour boire son vin pendant que les lasagnes chauffaient. Les eaux bleues du lac s'étendaient à perte de vue, et il les contempla en se demandant si le rire d'un autre enfant, la présence à ses côtés d'une autre femme, lui permettraient de se sentir de nouveau un être humain à part entière.

Jess avait fini par s'endormir dans le canapé. Elle se réveilla vers 22

h 30, ankylosée par la position inconfortable prise dans son sommeil, et troublée par le rêve étrange qu'elle venait de faire.

Dans la chambre attenante, Annie dormait, le front chaud mais pas brûlant, constata la jeune femme une minute plus tard. Elle retourna dans le salon au moment où les premières images des actualités régionales apparaissaient sur l'écran de la télévision toujours allumée. A l'air grave du présentateur, Jess comprit qu'il annonçait une nouvelle importante, et elle monta un peu le son avant de se rasseoir.

— Nous venons d'apprendre que Monica Malone, l'ancienne vedette de cinéma établie à Minneapolis depuis de nombreuses années, a été trouvée morte dans sa résidence de Summit Avenue. Pour en savoir plus, nous rejoignons tout de suite Mary Ann Galvin qui est sur les lieux... Mary Ann ?

Postée devant une maison qui avait manifestement connu des jours meilleurs, la reporter empoigna son micro avec une excitation à peine dissimulée. Plusieurs policiers en uniforme, la lumière clignotante d'un gyrophare et un cordon jaune interdisant l'accès au bâtiment se voyaient à l'arrière- plan.

20

—Oui, Jay..., déclara-t-elle. Eh bien, selon un porte-parole du commissariat de Minneapolis, on a découvert le corps inanimé de Mlle Malone dans son séjour peu après 22 heures, et son décès a été constaté un quart d'heure plus tard, à l'arrivée de la police. Les enquêteurs refusent pour l'instant de donner la cause de la mort ou d'indiquer s'il s'agit d'un acte criminel, mais le locataire d'un voisin de Mlle Malone, qui tient à garder l'anonymat, m'a confié qu'il avait entendu les policiers parler entre eux de blessure à la tête.

Le nom de l'actrice décédée disait quelque chose à Jess — et pas seulement parce qu'il était encore célèbre. La jeune femme était sûre de l'avoir eu récemment sous les yeux... et soudain, elle se souvint : il était mentionné dans un vieil article de revue sur la carrière de Benjamin Fortune qu'elle avait déniché dans une bibliothèque de Londres avant son départ pour les Etats-Unis. L'auteur de l'article, qui affirmait avoir connu personnellement l'industriel, lui prêtait une « liaison intermittente » avec Monica Malone.

Ne serait-ce qu'à cause des infidélités de Ronald pendant leur mariage, Jess jugeait cette conduite révoltante. Il lui fallait néanmoins admettre qu'elle trouvait captivante toute information concernant l'homme dont elle se savait maintenant la petite- fille.

Quand Jess se réveilla de nouveau, vers 6 h 30, l'état d'Annie avait

empiré : la fillette avait presque 40° de température, elle était secouée de frissons, de quintes de toux, et semblait très faible.

Affolée, la jeune femme décida de suivre le conseil du médecin rencontré au zoo et de l'emmener au service des urgences du C.H.R.

Cependant, l'idée de la voir partir en ambulance la terrifiait — et la petite fille elle-même risquait d'en être profondément perturbée. Elle l'habilla donc chaudement, l'enveloppa dans une couverture et la porta jusqu'au rez-de-chaussée, où le réceptionniste lui appela un taxi.

Un groom compatissant la déchargea de son fardeau et, quand le taxi fut là, il installa Annie sur la banquette arrière.

— Où on m'emmène, maman ? murmura la fillette d'une voix anxieuse. Tu viens avec moi, hein ?

— Oui, bien sûr, répondit Jess en s'asseyant près d'elle et en lui passant un bras autour des épaules. Nous allons à l'hôpital dont nous a parlé le gentil monsieur d'hier. Il y a là-bas des médecins qui vont bien s'occuper de toi et, comme ça, tu iras très vite mieux.

La mère et la fille étaient presque aussi tendues et effrayées l'une que l'autre quand la voiture s'arrêta devant l'entrée des urgences. Pendant

21

que Jess payait le chauffeur, une infirmière et un brancardier franchirent les portes vitrées et coururent vers elle.

— Vous êtes Mme Holmes, n'est-ce pas ? déclara l'infirmière. Nous vous attendions : le portier de votre hôtel nous a téléphoné pour nous prévenir de votre arrivée.

Les quelques minutes suivantes passèrent dans une sorte de brouillard. Annie fut conduite dans un box pour y être examinée par un interne, tandis que la secrétaire du bureau des admissions aidait Jess à remplir une fiche de renseignements. L'état de la petite malade ne parut pas l'inquiéter outre mesure... jusqu'à ce que Jess écrive « leucémie » dans la rubrique « maladies connues ». Il en résulta une brève discussion entre la secrétaire, une infirmière et un médecin qui était en train de soigner la victime d'un accident.

— Il faut biper le Dr Todd, décréta le médecin. Puis, se tournant vers Jess, il expliqua : — C'est une pédiatre. Je l'ai vue se garer sur le parking tout à l'heure,

et elle doit être encore là. Le temps que Jess aille rejoindre sa fille et lui murmure quelques

paroles rassurantes, le Dr Todd pénétrait dans le box. C'était une femme de trente- cinq à quarante ans, grande et brune, avec un visage avenant et une apparence très féminine malgré sa blouse blanche et son stéthoscope. Elle s'approcha d'Annie d'un pas décidé, mais ses gestes se firent très doux quand elle l'ausculta tout en posant à Jess des questions claires et précises.

Elle prit ensuite la jeune femme à l'écart et lui indiqua : — Un certain nombre d'analyses me paraissent nécessaires, comme

une numération globulaire et un contrôle de la quantité de cellules immatures, mais je préférerais qu'elles soient effectuées par un spécialiste. Par chance, le Dr Hunter est arrivé ce matin plus tôt que d'habitude.

Jess se doutait, hélas, de ce que révéleraient ces analyses mais, tout en se sentant soudain très loin de chez elle, elle se dit que, si sa fille devait être hospitalisée pour un problème infectieux, il valait probablement mieux que cela se passe ici, aux Etats-

Unis : les médecins américains, réputés pour leur compétence et leurs techniques de pointe, parviendraient peut-être à maintenir Annie en vie jusqu'à la découverte d'un donneur compatible.

— D'accord, chuchota-t-elle. — Parfait ! Ne bougez pas, je reviens tout de suite. Sur ces mots, le Dr Todd sortit du box, en referma le rideau et alla

demander à la secrétaire d'appeler le service d'hématologie.

22

Après une nuit pratiquement blanche, Stephen avait été contraint de se rendre à l'hôpital dès 5 heures, et il souffrait des effets conjugués du manque de sommeil et de son inquiétude pour la patiente qui avait motivé son lever matinal — une femme âgée atteinte d'une grave maladie du sang dont l'état avait brusquement empiré. Il quittait juste son chevet quand la surveillante de l'étage le prévint que le Dr Todd le réclamait aux urgences. Il y descendit aussitôt, et la pédiatre lui expliqua rapidement la situation.

— D'après ce qu'ont dit les médecins à sa mère, la fillette a besoin d'une greffe de moelle osseuse, conclut-elle.

— Bien, déclara Stephen. Je vais aller l'examiner. Guidé par Lindsay Todd, il se dirigea vers le box de la petite malade

et tira le rideau... — Vous ! s'écria Jess, abasourdie, en voyant apparaître la seule

personne qu'elle connaissait à Minneapolis.

23

2.

La surprise cloua Stephen sur place, mais fut vite remplacée par un mélange de peine et d'irritation contre lui-même : la petite fille leucémique était celle qui s'était écorché le genou au zoo, il aurait dû s'en douter — ce qui lui aurait évité d'ouvrir des yeux ronds en la reconnaissant, au lieu de lui adresser tout de suite un sourire rassurant. Elle était déjà très fiévreuse, la veille, et même avant de se porter à son secours, il avait identifié chez elle les symptômes d'une maladie grave. Sans doute cette possibilité lui serait-elle venue à l'esprit s'il n'avait été aussi fatigué et s'était donné la peine de consulter la fiche d'admission, qui mentionnait sûrement une adresse en Angleterre.

Stephen se hâta de réparer cet oubli et tendit ensuite la main à la jeune femme en disant :

—Bonjour, madame Holmes. J'aurais préféré vous revoir dans d'autres circonstances, mais je suis quand même content que vous ayez suivi mon conseil et amené Annie ici. C'est un très bon hôpital.

Puis, comme Lindsay l'interrogeait du regard, il lui expliqua : — J'ai rencontré Mme Holmes et sa fille hier au zoo. — Ah ! murmura la pédiatre. Il était évident qu'elle se demandait pourquoi, dans sa douloureuse

situation, il était allé seul dans un endroit fréquenté en majorité par des enfants. Mais elle ne lui posa aucune question, et il ne fit aucun autre commentaire, préférant s'occuper de sa petite patiente.

— Voyons comment tu vas, ce matin, déclara-t-il à l'adresse de la fillette en prenant son stéthoscope.

L'examen, ponctué de nombreuses questions, dura plusieurs minutes et, quand il fut terminé, Stephen n'avait pas besoin d'attendre

24

le résultat des analyses pour être d'accord avec les médecins anglais : l'état d'Annie exigeait une greffe de moelle osseuse, et le plus vite possible.

Ce genre d'intervention ne pouvait malheureusement s'effectuer du jour au lendemain, comme un acte chirurgical banal : il fallait trouver un donneur, ce qui était difficile dans la mesure où seule une personne sur vingt mille était génétiquement compatible avec un receveur dont il n'était pas parent, et où très peu de gens se portaient à l'avance volontaires pour subir un prélèvement de moelle osseuse.

Beaucoup de patients mouraient avant que les recherches n'aient abouti et, dans le cas d'Annie Holmes, une chimiothérapie s'imposait comme solution d'attente.

— Vous n'avez pas trouvé de donneur dans votre pays, j'imagine ? demanda Stephen à Jess.

— Non, et c'est pour cela que nous sommes venues aux Etats-Unis, répondit la jeune femme.

Mais pourquoi à Minneapolis en particulier ? s'interrogea Stephen. Y avait-elle de la famille ?

Il n'eut cependant pas le temps de lui poser la question : son bipeur sonna, et il vit s'afficher sur le petit écran le numéro du poste de la surveillante d'hématologie. Un malade devait avoir besoin de lui, là-haut.

— Il faut que je remonte, madame Holmes, dit-il, mais je vais mettre en route la procédure pour faire admettre votre fille dans mon service. Je m'occuperai d'elle personnellement, avec le Dr Todd comme pédiatre consultante. Nous allons commencer par effectuer un bilan complet : ponction et biopsie de moelle osseuse, radios, électrocardiogramme, etc. Je viendrai vous voir dans sa chambre dès que j'aurai les premiers résultats, d'accord ?

La gorge trop contractée pour parler, Jess se contenta de hocher affirmativement la tête en réponse à la question du Dr Hunter. Si ce dernier estimait tous ces examens nécessaires, songea-t-elle, c'est qu'il pensait qu'une brusque aggravation de la leucémie était à l'origine du problème infectieux d'Annie. Elle s'en doutait déjà, mais le fait de se l'entendre confirmer par un spécialiste donnait à la situation une réalité terrifiante : sauf si un miracle se produisait, son enfant allait mourir... A présent, seule la découverte rapide d'un donneur compatible pouvait la sauver. Hélas, aucun des membres de la famille Fortune ne semblait joignable...

25

Sa fille, qui percevait d'instinct la moindre de ses émotions, sentit immédiatement son angoisse et déclara d'une toute petite voix au médecin :

— Il faut que je reste à l'hôpital, alors ? Je peux pas retourner à l'hôtel avec maman ?

— Non, ma chérie, dit Stephen en souriant pour tenter de cacher les craintes que lui inspirait l'état de la fillette. Nous avons besoin de te garder ici, parce que c'est le seul endroit où il y a tout ce qu'il faut pour te soigner.

Après avoir médité cette explication pendant quelques instants, Annie parut l'accepter.

— Bon, mais j'aimerais bien avoir encore un des jolis pansements que tu m'as mis hier, annonça-t-elle.

Stephen ne se donna pas la peine de lui demander où elle avait mal : il sortit un sparadrap de la poche de sa blouse et l'appliqua solennellement sur le dos de la main de la fillette, comme une décoration. Il nota ensuite sur sa fiche les examens qu'elle devait subir, ordonna que des antibiotiques lui soient administrés par perfusion afin d'aider son système immunitaire affaibli à combattre l'infection, puis il quitta le box.

Muette de peur et secouée d'un tremblement incontrôlable, Jess regarda le rideau se refermer sur le médecin.

— Le Dr Hunter est le meilleur hématologue de la région, affirma alors Lindsay en lui posant doucement la main sur l'épaule, et je ne dis pas cela juste parce que nous sommes amis et voisins. Il fera tout ce qui est humainement possible pour guérir votre fille.

Au même moment, mais dans une autre partie de la ville, Erica

Fortune finissait un petit déjeuner très matinal pour se rendre aux cours du samedi qu'elle suivait dans le cadre d'une formation universitaire pour adultes. Séparée de son mari Jacob, qui dirigeait le groupe Fortune Cosmetics depuis la mort de sa mère dans un accident d'avion, Erica se retrouvait seule à cinquante-deux ans, et elle avait décidé de reprendre ses études. Dotée d'une silhouette de mannequin, d'un teint diaphane et de magnifiques yeux verts, elle était encore très belle et ne paraissait pas son âge, mais cela ne suffisait pas à la consoler de l'échec de son mariage.

Alors qu'elle grignotait un toast accompagné de café noir dans son élégante chambre à coucher, le téléphone sonna. Elle décrocha et, encore mal réveillée, marmonna un « allô ? » à peine audible. Un

26

sentiment de surprise et d'inquiétude mêlées lui redonna cependant d'un coup toutes ses facultés quand son correspondant se présenta : lieutenant J. B. Rosczak, du commissariat de Minneapolis.

— Je suis bien chez M. Jacob Fortune ? demanda-t-il. Ne sachant trop quoi dire, Erica bredouilla : — Euh... oui... enfin, il habitait ici jusqu'à il y a quelques mois... Je

suis sa femme, mais nous ne vivons plus ensemble... De quoi s'agit-il ? Au lieu de la renseigner, le policier déclara : — Alors il n'est pas là, madame ? — Non. — Vous avez une idée de l'endroit où nous pouvons le trouver ? Jake semblait avoir des ennuis, songea Erica avant de réfléchir

rapidement. Devait-elle répondre par la négative, puis essayer de joindre son mari dès que son correspondant aurait raccroché ? Cela signifiait aussi mentir à la police, ce qu'elle n'était pas prête à faire pour Jake, même si elle l'aimait toujours.

— Il a emménagé dans l'ancienne maison de sa mère, sur le lac Travis, indiqua-t-elle.

— Nous y sommes allés, et il n'y est pas. Vous avez une autre idée ? — Non, mais l'un de nos enfants sait peut-être où il comptait passer le

week-end. Sa secrétaire aussi, mais elle ne sera évidemment pas joignable avant lundi... Maintenant, si vous me disiez pourquoi vous le cherchez ? Nous avons beau être séparés, mon mari et moi, je me sens encore concernée par ce qui lui arrive.

Il y eut un silence, au bout du fil. Le lieutenant Rosczak hésitait manifestement à répondre, mais il finit par se décider.

— Nous avons des questions à lui poser au sujet de la mort de Monica Malone.

— Monica est morte ? s'écria Erica, stupéfaite. Quand ? Et comment ? Elle... elle n'a pas été assassinée, au moins ?

— Si vous voulez davantage d'informations, madame Fortune, vous avez la radio ou la télévision, déclara sèchement le policier.

Puis il lui donna un numéro à appeler si jamais Jake entrait en contact avec elle, avant de souligner :

— Il vaudrait mieux pour lui qu'il vienne à nous de son plein gré. La menace était claire, et ce fut d'une main tremblante qu'Erica

raccrocha. La première idée qui lui traversa l'esprit fut de téléphoner à Natalie, le troisième des cinq enfants nés de son mariage avec

Jake. Natalie s'était installée dans une ravissante maison ancienne située au bord du lac Travis, juste en face de l'ancienne demeure de Ben et Kate Fortune — l'actuelle résidence de Jake. Elle avait toujours été

27

très proche de son père et lui rendait régulièrement visite depuis qu'il vivait seul. Peut-être savait-elle quelque chose...

Erica s'apprêtait à appuyer sur la touche programmée correspondant au numéro de Natalie, quand elle réfléchit : n'était-il pas préférable d'appeler d'abord Sterling Foster, l'avocat de la famille ? Oui, mieux valait le prévenir tout de suite que la police recherchait Jake ; lui seul avait les compétences nécessaires pour déterminer la meilleure conduite à adopter.

Comme il ne serait pas à son bureau un samedi, Erica prit son carnet d'adresses, y trouva le numéro personnel de l'avocat et le composa.

Le téléphone sonna au moment où Sterling sortait de sa douche. Il n'avait encore ni lu le journal, ni bu le café qui lui permettait de se sentir prêt à démarrer sa journée. Agacé par un appel aussi matinal, il s'enveloppa dans un drap de bain pour aller répondre et maugréa :

— Allô? — Bonjour, Sterling... Erica, à l'appareil. Excusez-moi de vous

déranger chez vous, surtout pendant le week-end, mais je viens de recevoir un coup de fil d'un certain lieutenant Rosczak, du commissariat de Minneapolis. Monica Malone est morte, et la police veut interroger Jake. Elle n'arrive cependant pas à le trouver, et je crains qu'il n'ait des ennuis.

Bien que la mort de l'actrice fût pour lui une nouvelle de taille, Sterling ne manifesta aucune surprise.

— On dirait en effet que Jake a un problème, grommela-t-il. Décidément, il les accumule, ces temps-ci !

Cette remarque irrita Erica. Elle la jugeait cavalière compte tenu de la gravité de la situation, et sa voix habituellement douce se durcit pour déclarer :

— Vous avez des relations au commissariat, n'est-ce pas ? Alors appelez-les et demandez-leur ce qui se passe. Tâchez aussi de trouver Jake ! S'il disparaît au moment où la police le cherche, elle le soupçonnera d'avoir quelque chose à se reprocher.

— Bon, je vais voir ce que je peux faire, marmonna Sterling. Quant à vous, retournez vous coucher et cessez de vous tourmenter. L'inquiétude et le manque de sommeil donnent des rides, je vous le rappelle.

Irritée par l'allusion de l'avocat à sa vie de femme oisive, Erica répliqua sèchement :

— Désolée de vous obliger à réviser votre jugement sur moi, mais j'ai décidé de compter aussi sur mon cerveau désormais, et en fait de grasse

28

matinée, je dois partir pour l'université, où m'attendent trois heures de cours.

Puis elle coupa la communication et appela Natalie, dont elle espérait un soutien moral bien nécessaire.

Sterling, de son côté, commença de composer le numéro de sa vieille amie Kate, la doyenne du clan Fortune, qu'il était le seul à savoir encore en vie. Il changea cependant d'avis au bout de quelques secondes et raccrocha : au lieu de lui téléphoner, il préférait se déplacer et aller la voir chez elle, dans l'appartement qu'il lui avait trouvé, au centre-ville de Minneapolis. Du reste, elle lui devait un petit déjeuner : la dernière fois qu'il était venu en prendre un chez elle, ils avaient discuté affaires, ce qui avait réveillé son ulcère et l'avait mis dans l'impossibilité d'avaler quoi que ce soit. Kate, de son côté, avait dévoré croissants et toasts beurrés sous son nez, sans lui témoigner la moindre compassion.

Avant de partir, l'avocat décida de lire le journal du matin. La mort de Monica y était annoncée en gros titre, et une photographie de l'actrice datant de l'époque de sa gloire accompagnait un article qui occupait presque la moitié de la première page.

Ecrit par un reporter que Sterling jugeait compétent, le texte indiquait que l'ancienne vedette de cinéma avait reçu plusieurs coups de couteau dans la poitrine et portait également une marque de blessure à la tempe gauche. Il y avait des traces de lutte autour d'elle, et des voisins avaient vu un homme sortir de sa maison peu avant que la domestique ne revienne et ne la retrouve morte dans son séjour. Le signalement de cet homme n'était pas donné — soit les témoins n'avaient pas pu le fournir, soit la police refusait de le communiquer aux journalistes.

Cette dernière hypothèse était malheureusement la plus probable, songea l'avocat, car pour rechercher Jake de façon aussi active, les enquêteurs devaient avoir des raisons de penser que c'était lui le mystérieux visiteur. Mais s'ils ne se trompaient pas, que diable Jake était-il allé faire chez Monica ? Cette femme avait toujours été un être malfaisant, et Sterling n'avait jamais compris l'attirance de Ben Fortune pour elle.

Quoi qu'il en soit, il partageait maintenant l'inquiétude d'Erica : Jake semblait bel et bien avoir des ennuis.

Kate avait sans doute déjà appris la mort de Monica par les journaux ou la télévision, mais elle ignorait certainement que son fils aîné était impliqué dans l'affaire, sinon elle lui aurait tout de suite téléphoné. Comment l'aurait-elle su, d'ailleurs ? La police n'avait pas parlé de Jake aux médias, et le lieutenant Rosczak ne pouvait pas avoir pris contact avec elle, puisqu'elle passait pour morte.

29

Ce serait donc à lui, Sterling, de la mettre au courant, et cette perspective l'effrayait un peu.

Repliant le journal, il retourna dans la salle de bains pour finir sa toilette, puis échangea son drap de bain contre une chemise blanche, un pantalon gris, une cravate de soie bleue et l'un de ces cardigans de laine fine qu'il affectionnait. Quelques minutes plus tard, son épaisse chevelure blanche impeccablement coiffée et une montre Cartier d'une sobre élégance au poignet, il prit l'ascenseur pour descendre au parking souterrain de son immeuble, où se trouvait sa grosse berline Lincoln noire.

L'immeuble dans lequel Kate avait élu domicile quelques mois plus

tôt était un ancien bâtiment administratif construit en pierre et en brique dans les années vingt. Récemment rénovés, ses douze étages abritaient à présent une trentaine de logements de taille modeste, mais luxueux et pourvus des équipements les plus modernes en matière de confort, d'isolation et de sécurité — il fallait par exemple une clé spéciale pour faire fonctionner l'ascenseur, et les sonnettes de l'entrée comme les boîtes aux lettres ne portaient pas de noms, juste des numéros.

Après avoir déménagé plusieurs fois pour brouiller les pistes, Kate s'était installée dans l'un des deux appartements du dernier étage. Décoré avec goût, doté de grandes baies vitrées et d'une cheminée, celui-ci avait l'avantage d'être clair et d'offrir une très belle vue sur la ville.

Tout en garant sa Lincoln au coin de la rue, Sterling repensa aux étranges circonstances qui les avaient amenés, Kate et lui, à laisser tout le monde croire à la mort de la vieille dame. Avaient-ils eu raison ou tort d'espérer que ce stratagème leur permettrait d'élucider le mystère de la série de malheurs qui s'étaient récemment abattus sur la famille Fortune ?

Jusqu'ici, en tout cas, leur plan n'avait donné aucun résultat et, pour la millième fois au moins, Sterling s'interrogea sur l'identité du malfaiteur qui s'était introduit dans l'avion de Kate pendant son voyage au Brésil. Elle y était partie seule aux commandes de son jet, à la recherche d'une plante rare destinée à la fabrication d'une crème de beauté révolutionnaire, et elle survolait la jungle amazonienne quand un homme avait soudain surgi dans le cockpit et lui avait posé un pistolet sur la tempe. Dans la lutte qui avait suivi, l'appareil livré à lui-

30

même avait percuté un arbre et explosé mais, par miracle, Kate en avait été éjectée juste avant.

Sterling pensait que le passager clandestin était un tueur professionnel engagé par un ennemi inconnu. Cet homme ne serait malheureusement sans doute jamais identifié : les autorités brésiliennes avaient pris ses restes calcinés pour ceux de Kate. La vieille dame, elle, qui souffrait de fractures multiples et de nombreuses contusions, avait été retrouvée par des Indiens, puis soignée dans leur village, au fin fond de la forêt amazonienne.

Une fois rétablie, Kate s'était dit que le commanditaire de l'attentat commis contre elle risquait de mettre un autre tueur à ses trousses s'il la savait encore en vie. Elle s'était donc déguisée pour rentrer à Minneapolis, et Sterling n'oublierait jamais le jour où elle avait reparu devant lui, tel un fantôme surgissant du royaume des morts.

C'était des mois plus tôt, et il s'était depuis habitué à la rencontrer en cachette plusieurs fois par semaine, comme aujourd'hui.

Pendant qu'il réfléchissait, ses pas l'avaient conduit jusqu'à la porte de Kate, et bien qu'il eût la clé, il frappa : n'ayant pas téléphoné pour prévenir de son arrivée, il jugeait malséant d'entrer directement, comme il le faisait parfois.

Kate vint lui ouvrir. Vêtue d'un peignoir de soie verte qui mettait en valeur sa mince silhouette et ses cheveux auburn à peine striés de blanc, une tasse de café noir à la main, elle introduisit l'avocat dans le séjour où la télévision allumée diffusait un flash d'information.

—Asseyez-vous et regardez, Sterling ! déclara-t-elle d'un ton péremptoire. C'est incroyable !

La nouvelle qui captivait ainsi son attention était évidemment la même que celle qu'avait apprise Sterling un peu plus tôt. Les médias étaient maintenant en mesure de fournir plus de détails, cependant, ainsi que les interviews de personnes concernées d'une manière ou d'une autre par la mort de Monica Malone.

Kate avait toutes les raisons de s'intéresser à cette affaire : non seulement l'actrice décédée avait été la première star de Hollywood à tourner dans les publicités des laboratoires Fortune Cosmetics, mais Monica avait entretenu pendant des années une liaison épisodique avec Ben, le mari de Kate — du moins cette dernière le soupçonnait-elle. De même que, depuis longtemps, elle avait l'impression que Monica cherchait à lui nuire.

— C'est Monica Malone ! reprit la vieille dame. Elle a été retrouvée morte, assassinée à coups de couteau !

31

La domestique apporta une tasse de café à Sterling, qui la but lentement, tout en écoutant le présentateur récapituler les faits. Au fur et à mesure que le journaliste parlait, l'avocat sentait son inquiétude grandir : si Jake était mêlé de près ou de loin à cette histoire, il allait avoir bien du mal à se disculper.

— Alors, qu'en dites-vous ? demanda Kate, les joues rouges, quand le flash fut interrompu par une page de publicité. Vous savez que je ne suis pas vindicative, que je ne ferais pas de mal à un serpent à sonnettes à moins qu'il ne s'apprête lui-même à me mordre, mais je ne peux pas m'empêcher de penser que Monica est en partie responsable de ce qui lui est arrivé.

Habituellement amusé par le langage inventif de son amie, Sterling était trop soucieux ce matin pour sourire.

— La police recherche Jake pour l'interroger sur cette affaire, annonça-t-il tout de go.

— Quoi ? s'écria la vieille dame en posant sur lui le regard perçant de ses yeux bleus.

L'avocat lui rapporta succinctement les propos d'Erica, puis ajouta : — Ce n'est qu'une supposition, mais il est possible que Jake ait rendu

visite à Monica hier soir, et que ce soit lui l'homme qu'on a vu en train de quitter la maison peu avant la découverte du corps. Pourquoi la police voudrait-elle le questionner, autrement ?

— Vous ne le soupçonnez tout de même pas d'être le meurtrier ? — Bien sûr que non, mais les enquêteurs, eux, semblent d'un avis

différent. Kate se tut et réfléchit. A en juger par ce qu'Erica avait dit à Sterling,

Jake n'avait pas passé la nuit dans la maison du lac Travis, où il vivait depuis leur séparation. Où était-il, dans ce c a s ? Se cachait-il parce qu'il avait quelque chose à se reprocher ? La vieille dame refusait de le croire : le Jake qu'elle connaissait était incapable de porter la main sur qui que ce soit.

— La police a peut-être d'autres raisons de vouloir lui parler, finit-elle par observer.

— Citez-m'en une ! — Eh bien, Jake a vendu des actions de la société à Monica, rappelez-

vous... Je ne sais pas ce qui l'y a poussé, mais cela a dû donner lieu à des rencontres, des coups de téléphone... Les enquêteurs suivent probablement toutes les pistes susceptibles de leur fournir des informations sur la vie de Monica au cours des derniers mois.

32

— Non, déclara Sterling d'un air sombre, il ne faut pas se bercer d'illusions : la police s'intéresse à Jake parce qu'elle le considère, au mieux, comme la dernière personne à avoir vu Monica vivante.

Bondissant sur ses pieds, Kate se mit à arpenter la pièce. Elle partageait en réalité l'opinion — et l'inquiétude — de l'avocat.

— Que le diable emporte cette femme, si ce n'est déjà fait ! s'exclama-t-elle. Monica a usé de son empire sur Ben pendant des années, et maintenant, en guise de chant du cygne, elle va ruiner l'existence de mon fils aîné !

Sterling n'arrivait pas à comprendre comment Ben avait pu préférer Monica à Kate, même temporairement. Malgré ses modestes origines, Kate avait une classe incomparable ; c'était un pur-sang, dont l'âge n'avait en rien émoussé la fougue.

— Qu'attendez-vous de moi ? s'enquit-il. Kate réfléchit. Qu'attendait-elle de Sterling ? Qu'il protège son fils,

évidemment. Qu'il l'empêche de commettre quelque folie... Elle aimait Jake, mais connaissait ses faiblesses : s'il se savait recherché par la police, il risquait de s'affoler. Ignorant que sa mère était encore en vie, il ne pouvait pas lui demander de l'aide, et sa fierté lui interdirait d'appeler Erica. En revanche, peut-être se tournerait-il de lui- même vers Sterling... Peut-être même avait-il déjà tenté de le joindre...

— Rentrez chez vous et ne vous éloignez pas du téléphone ! ordonna-t-elle à l'avocat. Si vous avez des nouvelles de Jake, transmettez-les-moi immédiatement !

A contrecœur parce qu'il avait espéré prendre le petit déjeuner avec Kate, Sterling se leva et murmura :

— Je suis à vos ordres, comme d'habitude. — S'il se met en contact avec vous, persuadez-le de se rendre au

commissariat et accompagnez-le là- bas ! — Entendu. Soudain, Kate eut un geste qui surprit beaucoup Sterling : elle

l'enlaça et l'embrassa sur la joue avant de le reconduire jusqu'à la porte. Si la situation n'avait été aussi préoccupante, il en aurait sauté de

joie une fois dans le couloir. Jake se réveilla dans un motel miteux, la bouche pâteuse et les idées

confuses. Il se souvint d'abord seulement avoir trop bu la veille au soir, puis une brusque douleur à l'épaule lui rappela les événements de la nuit : la dispute qui l'avait opposé à Monica, le coup qu'elle lui avait

33

porté avec un coupe-papier... il l'avait ensuite brutalement repoussée, elle était tombée et sa tête avait heurté la cheminée de marbre...

Par bêtise, ou par désespoir, il était allé la voir chez elle pour essayer de sauver ce qui pouvait encore l'être. Monica l'avait fait chanter, menaçant de révéler au public qu'il était le fils d'un obscur soldat, mort pendant la Seconde Guerre mondiale, et non celui de l'illustre Benjamin Fortune qui, en épousant Kate, avait permis à un enfant illégitime de naître avec une cuillère d'argent dans la bouche.

C'était une information que son demi-frère Nate, jaloux de son pouvoir, aurait été ravi d'apprendre, et Jake avait d'abord décidé de l'en empêcher coûte que coûte. Pris ensuite de remords, il avait tout tenté pour récupérer ses actions. Pourtant, il aurait dû se douter que Monica refuserait de lui revendre les parts qu'il lui avait cédées pour acheter son silence... Il aurait dû aussi se douter qu'elle réagirait violemment, en tentant de le blesser, de le tuer, peut-être...

A cause de la soif de vengeance de cette femme, il avait pratiquement détruit l'entreprise que sa famille avait mis cinquante ans à construire, et il avait en même temps perdu son honneur. Monica était morte, à présent : on avait découvert son corps sans vie étendu sur la moquette de son séjour. En apprenant cela, la veille au soir, par les actualités télévisées, il avait cru devenir fou, et il n'avait rien trouvé de mieux que fuir pour échapper à l'horrible cauchemar.

« Je ne l'ai pas tuée ! songea-t-il, affolé. Je le sais ! Elle était encore vivante quand je suis parti. Elle avait repris connaissance, et je l'ai aidée à s'asseoir dans le canapé... J'aurais sans doute mieux fait d'appeler un médecin et d'attendre son arrivée, mais l'état de Monica ne semblait pas si grave... Elle m'insultait, me menaçait de nouveau avec le coupe-papier, et je n'avais qu'une envie : m'en aller le plus vite possible. »

Mais qui l'avait assassinée, alors ? Jake n'en avait pas la moindre idée, et il ne savait pas non plus si quelqu'un l'avait vu sortir de la maison de l'actrice. Dans l'affirmative, il avait peut-être une chance de ne pas avoir été reconnu, mais la police trouverait ses empreintes digitales sur tous les meubles du séjour, sans parler du sang qui avait coulé de sa blessure à l'épaule... Monica l'avait aussi griffé, lui arrachant de petits morceaux de peau qui étaient sûrement restés sous ses ongles pointus. Les analyses d'ADN orienteraient les soupçons des enquêteurs sur lui et, s'ils disposaient en plus d'un témoin capable d'attester sa présence sur les lieux aux environs de l'heure du crime, ils devaient déjà être à sa recherche...

Comment parviendrait-il à les convaincre de son innocence, avec cette multitude de preuves matérielles contre lu i ?

34

L'estomac noué par l'angoisse, Jake se leva et se rendit dans la salle de bains. Il s'était couché tout habillé, mais sa fille Natalie l'avait heureusement persuadé la veille au soir de prendre une douche et de troquer ses vêtements tachés de sang contre un pull-over et un pantalon propres. Son haleine sentait toujours le whisky, en revanche, et il n'avait ni brosse à dents ni dentifrice.

Jake eut une pensée pour Natalie : le spectacle de son père blessé, ivre et tenant des propos incohérents l'avait sûrement consternée, quand elle était venue le voir, et maintenant qu'il avait disparu, elle devait être folle d'inquiétude. Il aurait voulu la rassurer, mais le plus urgent, c'était de se tirer de la situation critique dans laquelle l'assassinat de Monica Malone l'avait mis.

Où se trouvait-il, pour commencer ? Il l'ignorait. Il se rappelait juste qu'une fois au courant de la mort de l'actrice, il avait pris sa voiture et roulé au hasard pendant des heures avant de s'arrêter dans un motel.

Un rapide coup d'œil à sa note, payée d'avance, lui révéla qu'il était au Heart's Desire Motel, près de la ville de Hayward, dans le Wisconsin. Compte tenu des circonstances, ce passage dans un autre Etat pourrait être interprété comme une tentative d'échapper à la police du Minnesota... Il allait avoir besoin d'un bon avocat.

Le nom de Sterling Foster lui vint immédiatement à l'esprit et, au prix d'un gros effort de mémoire, il réussit à se souvenir du numéro personnel de l'avocat.

Sortant de la salle de bains, il le composa d'une main tremblante sur le téléphone de la chambre.

Sterling avait regagné son appartement après avoir quitté Kate, mais

il n'y était pas resté longtemps. Un appel de Natalie l'avait fait remonter dans sa voiture pour se rendre dans la ferme de la jeune femme : elle avait des choses à lui dire au sujet de Jake et de Monica, des choses dont elle préférait l'informer de vive voix.

Ennuyé de devoir partir de chez lui alors que Kate lui avait demandé de ne pas s'éloigner du téléphone au cas où Jake chercherait à le joindre, l'avocat ne songea plus à le regretter quand Natalie lui eut répété le récit donné par son père des événements de la veille : d'après ce qu'elle en avait compris, Jake était allé chez Monica et une violente dispute avait éclaté entre eux, qui s'était soldée par une lourde chute pour l'une et par une blessure à l'épaule pour l'autre. L'actrice était cependant encore vivante lorsque Jake l'avait quittée. Après avoir fourni

35

comme motif de leur querelle une obscure histoire de chantage, Jake s'était rétracté, et Natalie ne savait pas trop quoi en penser, car son père n'avait visiblement pas toute sa lucidité.

L'affirmation de Jake selon laquelle Monica était encore vivante au moment où il l'avait quittée ne dissipa qu'en partie les craintes de Sterling. Jake n'avait peut-être pas assassiné l'actrice, mais les faits qu'il avait décrits à sa fille laissaient présager de graves ennuis.

Ce fut aussi l'avis de Kate quand, de retour à son appartement, il l'appela pour lui rendre compte de sa visite à Natalie.

Le téléphone sonna quelques secondes seulement après qu'il eut coupé la communication, et il décrocha tout de suite.

— Sterling ? C'est moi, dit la voix de Jake dans l'écouteur. — Enfin ! Mais où diable êtes-vous ? Les médias ne parlent que de la

mort de Monica Malone, et la police veut vous interroger. Le faible espoir que le meurtrier de Monica ait été appréhendé venait

de s'envoler, mais Jake donna malgré tout ses coordonnées à l'avocat, puis déclara d'un ton contrit :

— Je vous supplie de me croire... Ce n'est pas moi qui l'ai tuée, même si nous nous sommes disputés... Le crime a été commis après mon départ, mais si la police s'intéresse à moi, elle doit me soupçonner, et je vais avoir besoin de vos services.

Sterling calcula que le motel où Jake avait passé la nuit se trouvait à environ deux heures et demie de route de Minneapolis. Il était possible qu'un avis de recherche ait été lancé dans tout le Minnesota et les Etats voisins, et si Jake revenait maintenant, sans prévenir ni être accompagné d'un avocat, il risquait de se voir arrêter en chemin. Il aurait beau alors affirmer que son intention était de se mettre à la disposition de la justice, il ne pourrait pas le prouver.

Le mieux à faire, songea Sterling, c'était donc d'aller rejoindre Jake dans le Wisconsin et de le ramener, après avoir averti les autorités que le P.-D.G. du groupe Fortune Cosmetics se présenterait de son plein gré au commissariat dans la soirée afin de répondre aux questions des enquêteurs. Il aurait ainsi le temps d'entendre toute l'histoire de la bouche même de Jake, de lui demander les précisions qu'il jugerait nécessaires, et d'élaborer avec lui la version officielle de sa visite à Monica.

Le silence de l'avocat, au bout du fil, inquiéta Jake. — Pour l'amour du ciel, dites quelque chose ! s'écria-t-il. Que dois-je

faire ? — Restez où vous êtes et ne parlez à personne ! ordonna Sterling,

dont le plan d'action était maintenant arrêté. Je vais venir vous

36

chercher. Quand je serai à Hayward, je téléphonerai à la police pour l'informer de notre arrivée à tous les deux en fin d'après-midi, et de votre décision de coopérer avec elle. Il y a dans mon immeuble un jeune homme qui peut m'accompagner et ramener ensuite votre voiture à Minneapolis.

La peur d'être accusé d'un crime qu'il n'avait pas commis persuada Jake d'obéir sans discuter aux instructions de l'avocat.

— Entendu, déclara-t-il. Je vous attends. Sterling coupa la communication, prit une profonde inspiration, puis

composa le numéro de Kate. — Votre fils m'a appelé, annonça-t-il quand il eut la vieille dame en

ligne. Il est dans le Wisconsin, et je pars immédiatement le chercher. Sur mon conseil, il a accepté de se soumettre à l'interrogatoire de la police. Je serai bien sûr à ses côtés.

— Vous pensez qu'il sera arrêté ? demanda Kate. — Cela m'étonnerait, répondit l'avocat avec plus de conviction qu'il

n'en ressentait vraiment, mais j'en saurai plus après avoir eu avec Jake une discussion approfondie.

Il n'avait pas mieux à offrir à son amie pour le moment en guise de réconfort, mais elle parut s'en contenter.

— Merci, Sterling, murmura-t-elle. Vous rendez à la famille des services inestimables, tandis que moi...

Comme chaque minute comptait et qu'il n'était de toute façon pas dans ses habitudes de se plaindre, elle ne termina pas sa phrase et, changeant de sujet, reprit :

— Avant de partir, téléphonez à Erica pour la rassurer sur le sort de Jake, et elle transmettra ensuite l'information à leurs enfants, mais ne lui donnez quand même pas trop de détails !

A l'hôpital, Jess n'avait pas quitté le chevet de sa fille, et elle se

creusait la tête pour trouver un moyen de joindre rapidement la famille Fortune tout en attendant que les premiers résultats des examens subis par Annie reviennent du laboratoire.

Une infirmière entra dans la chambre vers 13 heures, vit que la petite malade dormait, et déclara à Jess :

— Vous êtes ici depuis l'aube, sans avoir rien mangé ni pris aucun repos... Vous ne devez pas négliger votre santé, ne serait-ce que pour votre fille. Descendez donc à la cafétéria, on y vend des sandwichs et des

37

plats tout prêts... Nous surveillerons Annabel, pendant ce temps, et le Dr Hunter vous fera appeler dès que les résultats seront arrivés.

Elle avait raison, pensa Jess. L'hospitalisation d'Annie pouvait durer des semaines, et il lui fallait tenir moralement, mais aussi physiquement. L'allusion à la nourriture lui avait également donné conscience de mourir de faim, et elle se rendit à la cafétéria du rez-de-chaussée.

Ce fut là que Stephen la découvrit, dix minutes plus tard, attablée devant une salade composée et une tasse de thé.

— Vous avez de mauvaises nouvelles à m'annoncer ? demanda-t-elle en levant vers lui des yeux remplis d'appréhension.

Un élan de compassion souleva le médecin. La jeune Anglaise était si belle, si désemparée et apparemment si seule à Minneapolis... Il faillit lui poser la main sur l'épaule pour la réconforter, mais se contenta finalement de s'asseoir en face d'elle et de répondre :

— Les nouvelles ne sont ni meilleures ni pires que ce que je prévoyais. — Alors vous avez les résultats des examens ? — J'en ai plusieurs, qui révèlent comme je m'y attendais un nombre

anormal de globules blancs et de cellules immatures : Annie a besoin d'une greffe, et vite. En attendant de trouver un donneur, elle doit subir une petite chimiothérapie. Cela la rendra malade pendant quelques jours, mais elle aura ensuite une rémission qui augmentera nos chances de voir les recherches aboutir.

Jess connaissait maintenant assez bien le problème pour savoir que c'était la seule solution. L'idée que sa fille allait être soumise à un traitement pénible lui déchirait le cœur, mais elle n'en donna pas moins l'autorisation de le mettre en route.

— Je vais envoyer le profil génétique d'Annie à toutes les banques de moelle osseuse répertoriées dans le monde, déclara Stephen, et notamment à un organisme australien qui nous a déjà fourni plusieurs donneurs. Il faudra cependant attendre quelques semaines, peut-être plus, pour avoir leur réponse.

— Et si elles sont toutes négatives ? — Votre fille n'est malheureusement pas une bonne candidate pour

une autogreffe, opération qui consiste à prélever une partie de la moelle osseuse du patient lui-même, de la débarrasser des cellules malignes, puis de la réimplanter après élimination du cancer restant par chimiothérapie. Nous pourrions essayer, en désespoir de cause, mais les risques seraient très élevés.

La jeune femme garda le silence. A quoi bon discuter, alors que les médecins anglais lui avaient dit exactement la même chose ?

38

— Je ne voudrais pas être indiscret, reprit son interlocuteur, mais pourquoi avez-vous décidé de venir à Minneapolis ?

Bien que son lien de parenté avec les Fortune ne fût pas encore formellement établi, Jess ne vit aucune raison d'en cacher la possibilité au Dr Hunter.

— Quand les membres de ma famille ont été testés pour servir de donneurs éventuels, répondit-elle, ceux qui descendent en ligne directe de mon grand- père maternel se sont révélés si peu compatibles avec Annie que les médecins en ont été très surpris. Peu de temps après, alors que je triais les affaires de ma mère récemment décédée, une vieille lettre est tombée d'un livre qu'elle me lisait autrefois. Le contenu de cette lettre laissait clairement entendre que mon véritable grand-père maternel n'était pas George Simpson, le mari de ma grand-mère, mais Benjamin Fortune.

A en juger par l'expression du Dr Hunter, il était à la fois interloqué et sceptique. Sans doute pensait-il qu'elle prenait ses désirs pour des réalités... ou pire.

Résolue à lui prouver que c'était la guérison d'Annie, et non la cupidité, sa seule motivation, elle ajouta :

— J'ai la lettre ici, dans mon sac. Vous voulez la voir ? — Pourquoi pas ? Jess sortit la missive et la tendit à Stephen, qui la regarda

attentivement. Elle paraissait authentique, et il était donc en effet possible que la ravissante Anglaise assise en face de lui soit apparentée aux Fortune. Les perspectives que cela ouvrait à sa fille permettaient d'envisager l'avenir avec beaucoup plus d'optimisme.

— Depuis que je suis à Minneapolis, continua la jeune femme, je remue ciel et terre pour entrer en contact avec l'un des membres de la famille Fortune, mais sans résultat. Ils sont presque tous sur liste rouge, et même si la secrétaire de Jacob Fortune m'a promis de transmettre à son patron le message que je lui ai remis, je doute qu'il y donne suite.

— Si je comprends bien, vous ignorez que le Dr Todd, la pédiatre d'Annie, est une Fortune ? observa Stephen.

Muette de stupeur, Jess le fixa sans mot dire. — C'est même la propre fille de Benjamin Fortune, précisa le médecin,

mais vous ne pouviez évidemment pas le deviner si vous ne le saviez pas avant de la rencontrer... Elle s'est fait appeler Lindsay Fortune-Todd dans les premiers temps de son mariage avec Frank Todd, qui travaille lui aussi au C.H.R., puis elle a laissé tomber son nom de jeune fille.

Une décharge d'adrénaline parcourut Jess, qui bondit sur ses pieds en s'écriant :

39

— Quand le Dr Todd sera au courant de notre lien de parenté, elle nous aidera !

— Ne nous emballons pas ! objecta Stephen avant de se lever à son tour. Kate, la veuve de Benjamin Fortune et la mère de Lindsay, est morte l'an dernier dans un accident d'avion. Ses enfants sont alors entrés en possession d'un héritage très tentant pour les gens en quête d'argent facile. Une femme s'est déjà présentée en prétendant être la jumelle de Lindsay, kidnappée peu après sa naissance, et en réclamant une part de la succession. Comme c'est très probablement une usurpatrice, tous les parents qui surgiront ainsi de nulle part seront forcément suspects aux yeux des Fortune.

— Mais je ne veux pas d'argent ! protesta Jess. Je veux juste... Le médecin lui prit les mains, ce qui fit courir un frisson le long de

ses bras, puis il déclara d'une voix douce : — Calmez-vous ! Je vous crois, moi. En plus d'être ma consœur,

Lindsay est mon amie, alors si vous me laissiez lui parler ? — Cela ne vous ennuie pas trop, docteur ? demanda Jess, éperdue de

reconnaissance. — Appelez-moi Stephen... Grâce à Annie, nous allons avoir beaucoup

d'occasions de nous rencontrer... Montons voir comment elle va, maintenant !

Ils découvrirent la petite fille encore endormie, mais elle était si pâle et si menue, entre les draps blancs, que Jess ne put contenir ses larmes.

— Je me fais tellement de souci pour elle..., chuchota-t-elle. Je n'ai rien de plus précieux au monde. Si je la perds...

Ne sachant que trop bien ce que la jeune femme ressentait, Stephen l'enlaça dans un geste impulsif uniquement destiné à la réconforter... du moins au début.

Car Jess, de son côté, éprouva dans les bras du médecin un profond sentiment de sécurité et une étrange empathie. Elle aurait voulu se serrer plus fort contre lui, se fondre dans sa chaleur... Il avait dû réveiller en elle la femme en mal de tendresse qui s'était retranchée dans son rôle de mère en apprenant l'infidélité de son mari, songea-t-elle vaguement.

Quoi qu'il en soit, plus l'étreinte se prolongeait, moins Stephen avait envie de la rompre. Il n'osait plus ni bouger ni parler de peur de détruire la mystérieuse alchimie qui s'était opérée entre Jessica Holmes et lui. Il émanait d'elle une bouleversante douceur qui lui semblait soudain pouvoir remplir le vide de son cœur.

40

Il finit pourtant par s'écarter. En tant que médecin, il avait un code de déontologie à respecter, et ce code lui interdisait de nouer des relations trop personnelles avec le parent d'un malade.

—Euh... il faut que je m'en aille, bredouilla-t-il. J'ai terminé mon service. Nous nous reverrons très bientôt et, en attendant, tâchez de vous reposer.

Après le départ de Stephen, Jess s'assit sur une chaise, près du lit d'Annie, et se demanda si l'absence d'alliance au doigt du médecin signifiait qu'il était célibataire. Non, pas forcément... Pourtant, il se dégageait de lui une terrible impression de solitude et de chagrin.

Contrairement à elle, le contact physique qu'ils avaient eu l'avait embarrassé. Restait à espérer que cela ne lui ferait pas oublier sa promesse de parler à Lindsay Todd.

De retour dans sa maison vide, avec devant lui un long après-midi

solitaire, Stephen alla tout droit dans la chambre de David. Il ouvrit le coffre à jouets et en sortit les figurines de cow-boys et d'Indiens avec lesquels son fils aimait tant jouer, autrefois... Une douleur indicible lui étreignit le cœur.

En plus de lui avoir fait directement connaître la cruauté jusque-là distanciée de la maladie et de la mort, la disparition de David lui avait appris que la perte d'un être cher pouvait séparer ceux qui l'aimaient le plus au lieu de les rapprocher : son couple n'avait pas survécu au décès du petit garçon ; théoriquement unis pour le meilleur et pour le pire, Brenda et lui n'avaient pas su s'entraider quand le pire était survenu.

Et l'histoire risquait de se répéter s'il cédait à son attirance pour Jessica Holmes, songea tristement Stephen. Dans leur intérêt à tous deux, il devait donc la chasser de ses pensées.

41

3.

Sterling et son passager, fils d'un voisin et ami, arrivèrent au Heart's Desire Motel peu après 15 heures. Laissant le jeune homme dans la Lincoln, l'avocat alla frapper à la porte de Jake et lui demanda les clés de sa Porsche.

Un simple coup d'œil lui suffit pour jauger l'état physique et mental du P.-D.G. du groupe Fortune Cosmetics. L'expérience des hommes que lui avait donnée la fréquentation des prétoires l'avait endurci, et pourtant, il eut un serrement de cœur en voyant les ravages que les événements récents avaient produits sur l'aristocratique et puissant fils de Kate.

Sa pitié ne serait cependant d'aucune utilité à Jake, songea Sterling. Il fallait au contraire l'empêcher de s'apitoyer sur son sort, lui insuffler de l'énergie et du courage.

Ressortant de la chambre, il remit au jeune homme les clés, accompagnées d'un billet de cent dollars, et lui expliqua :

—Tu gareras la Porsche sur le parking de notre immeuble, et tu glisseras les clés dans ma boîte aux lettres. Si tu es arrêté en chemin, dis que tu rends service à l'ami d'un ami ; tu n'en sais pas plus... Et si la police te fait des ennuis, appelle-moi sur mon téléphone portable.

Choisi par Sterling pour sa placidité et sa discrétion, le jeune homme empocha l'argent et répondit calmement :

— D'accord, monsieur Foster. L'avocat le regarda monter dans la Porsche et démarrer, puis il

retourna auprès de Jake.

42

— Maintenant, racontez-moi ce qui s'est passé hier soir, ordonna-t-il en époussetant un vieux fauteuil avant de s'y installer. J'ai besoin de connaître l'histoire dans ses moindres détails.

Jake, qui avait eu le temps de rassembler ses idées, admit être allé chez Monica et s'être disputé avec elle au sujet d'un paquet d'actions qu'il voulait lui racheter.

— J'étais prêt à le lui payer plus cher que je ne l'avais vendu, indiqua-t-il d'un ton amer, mais elle a refusé, en me tenant les propos les plus grossiers que j'aie jamais entendus. Et puis, brusquement, elle s'est jetée sur moi avec un coupe-papier et m'en a porté un coup à l'épaule. Nous nous sommes battus, et j'ai réussi à lui faire lâcher son arme mais, dans la lutte, elle m'a griffé avec ses ongles. Je n'ai vraiment été brutal qu'au moment où elle a ramassé le coupe-papier et tenté de me frapper de nouveau. C'était de la légitime défense : je jugeais ma vie en danger. Je l'ai violemment repoussée, elle est tombée en arrière et sa tête a heurté la cheminée de marbre du séjour. Elle s'est évanouie, mais elle a très vite repris connaissance, et je l'ai aidée à s'asseoir dans le canapé. Au bout de quelques minutes à peine, elle est redevenue hystérique, et j'ai eu peur qu'elle ne m'attaque encore. Je suis donc parti.

— Pour aller où ? — Dans la maison du lac Travis. — Il y avait quelqu'un d'autre chez Monica ? — Je n'ai vu personne. — Elle attendait de la visite ? — Je l'ignore. Il y eut un moment de silence, pendant lequel Sterling regarda son

interlocuteur avec attention tout en réfléchissant. Il devait savoir si Monica avait réellement fait chanter Jake, comme la relation de leur discussion par Natalie semblait l'indiquer.

Au lieu de lui poser directement la question, cependant, il déclara : — Pourquoi lui avez-vous vendu ces actions, à l'origine ? Jake se doutait que l'avocat finirait par lui demander de s'expliquer

sur ce sujet. Nate et plusieurs administrateurs du groupe Fortune l'avaient déjà interrogé là-dessus : l'achat par Monica Malone de grosses quantités d'actions, qui risquait d'avoir de graves conséquences pour l'entreprise, n'avait échappé à personne.

— A cause de ma séparation d'avec Erica et notre possible divorce, je... euh... j'ai besoin d'argent, répondit-il faute de pouvoir se résoudre à donner la vraie raison de son acte.

— Vous me prenez pour un imbécile ? répliqua Sterling. Je veux la vérité.

43

Baissant la tête, Jake resta un moment silencieux, puis il murmura : — Notre conversation est couverte par le secret professionnel, n'est-ce

pas ? Vous ne répéterez à personne ce que je vais vous dire ? — Non. — Alors voilà... Il y a quelques mois, Monica m'a informé que je n'étais

pas le fils de Ben Fortune, mais celui d'un certain Joe Stover, un G.I. mort pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle a menacé de rendre cette information publique si je refusais de coopérer.

Sterling siffla entre ses dents. Il était sûr que Jake ne mentait pas, cette fois, et si l'affirmation de Monica se révélait exacte, cela pouvait avoir une portée considérable sur l'issue de la lutte que se livraient Jake et Nate Fortune au sein de l'entreprise familiale — sans compter que le chantage constituait un puissant mobile de meurtre.

— Vous l'avez crue, apparemment, observa l'avocat. — J'ai eu des doutes, du moins au début, parce que le nom de papa

figure sur mon acte de naissance. Cependant, j'ai toujours eu le sentiment qu'il ne me traitait pas de la même façon que mes frères et sœurs. Je ne dis pas qu'il ne m'aimait pas, ni qu'il me brimait, mais comparés aux liens qu'il avait avec Nate, Lindsay et Rebecca, nos rapports n'ont jamais été très proches.

D'abord surpris par cette révélation, Sterling sentit une sourde colère le gagner : il se considérait depuis des années comme le confident de Kate, or elle ne lui avait pas soufflé mot de cette histoire...

— J'imagine que Monica vous a fourni des preuves ? demanda-t-il. — Elle avait engagé un détective privé et obtenu des déclarations sous

serment de gens qui ont connu maman très jeune, à l'époque où elle travaillait comme serveuse. D'après leurs témoignages, elle était déjà enceinte de Stover quand papa l'a rencontrée.

— Vous avez vu ces documents ? — Oui, et ils m'ont paru authentiques. — Où sont-ils actuellement ? — Monica m'a dit qu'après me les avoir montrés, elle les avait remis

dans son coffre, à la banque. L'avocat esquissa une moue de contrariété. Authentiques ou non, ces

déclarations sous serment avaient toutes chances d'être retrouvées par les policiers chargés de l'enquête, et Brandon, le fils de Monica, en hériterait. Acteur raté et commissionnaire occasionnel de sa mère, cet homme égocentrique était capable de les faire circuler pour le seul plaisir de provoquer un scandale. Du reste, même dans le cas contraire, leur contenu serait rendu public si Jake était jugé pour le meurtre de Monica.

44

Il fallait à tout prix l'éviter, sinon Kate serait anéantie, et la famille Fortune ébranlée jusque dans ses fondements.

Laissant momentanément cette question de côté, Sterling revint à un problème plus immédiat.

— Si j'en crois votre récit des faits, observa-t-il, vous avez dû laisser vos empreintes digitales un peu partout dans le séjour de Monica, et votre ADN sera également identifiable à partir du sang qui a coulé de votre blessure. Réfléchissez, cependant... Avez-vous touché le coupe-papier qui, selon toute vraisemblance, est l'arme du crime ?

Jake fronça les sourcils, et ses yeux bruns fixèrent un point situé juste au-dessus de l'épaule de l'avocat. Il s'efforça de se rappeler le déroulement exact des événements de la veille, et finit par répondre :

— Oui, je l'ai sûrement touché quand j'ai essayé de l'arracher à Monica.

Décidément, l'affaire se présentait de plus en plus mal, pensa Sterling. Il n'y avait certes pas de preuve testimoniale de la culpabilité de Jake, mais les apparences étaient contre lui. Si la police et le bureau du procureur s'en contentaient et cessaient de rechercher le véritable assassin, Jake pourrait bien se retrouver inculpé du meurtre de Monica.

Il allait avoir besoin d'un bon avocat d'assises... Spécialiste de droit privé, Sterling n'était pas qualifié pour le défendre, mais il comptait faire tout son possible pour l'aider.

Devait-il prendre tout de suite contact avec l'un de ses confrères ? Non, décida-t-il après mûre réflexion. Il valait mieux que Jake se rende au commissariat sous les traits d'un honnête citoyen disposé à dire tout ce qu'il savait aux autorités, et accompagné seulement de l'avocat de sa famille, dont il n'attendait qu'un soutien moral. La présence à ses côtés d'un ténor du barreau aurait donné l'impression qu'il avait quelque chose à se reprocher.

Le moment était venu d'appeler la police mais, avant de décrocher le téléphone, Sterling précisa à Jake qu'il lui fallait fournir aux enquêteurs exactement la même version des faits qu'à lui, sans rien ajouter ni omettre.

— Je dois parler du chantage, alors ? demanda Jake, le visage sombre. Mais si le secret de mes origines est dévoilé,

Nate va me faire déshériter ! Ce problème tourmentait aussi Sterling, mais pour des motifs

différents : car non seulement la nouvelle que Jake n'était pas le fils de Ben risquait de porter un coup terrible aux Fortune, mais le chantage exercé sur lui par Monica allait constituer, aux yeux de la police, un mobile tout trouvé...

45

Il était pourtant indispensable que Jake explique aux enquêteurs pourquoi Monica et lui en étaient venus aux mains. Faute d'indiquer la raison de leur dispute, l'histoire de Jake ne serait pas crédible.

— La vérité est toujours préférable aux mensonges, déclara donc l'avocat. Elle finira d'ailleurs par apparaître tôt ou tard, et le fait de l'avoir cachée vous rendra encore plus suspect. Quant à Nate, il ne peut rien contre vous : qui que soit votre père, vous êtes le fils de Kate, et c'est d'elle, non de Ben, que vous avez hérité.

Estimant qu'il valait mieux s'adresser à Dieu qu'à ses saints, Sterling avait déjà résolu de se mettre directement en contact avec le commissaire principal, Nels Petersen, qu'il connaissait personnellement.

— Il paraît que vos hommes veulent questionner l'un de mes clients, Jake Fortune, annonça-t-il quand il l'eut en ligne. M. Fortune admet être allé chez Mlle Malone hier soir, et bien qu'il n'ait rien à voir avec sa mort, il a conscience de pouvoir fournir des informations utiles à la police.

Jake, assis sur le lit, s'agita nerveusement pendant que Sterling écoutait la réponse de son correspondant. L'avocat l'ignora et reprit au bout de quelques instants :

—Mon client n'est pas à Minneapolis en ce moment, mais il y sera en début de soirée. Je vous propose de nous retrouver tous — lui, les enquêteurs chargés de l'affaire, vous et moi — vers 19 h 30 au commissariat. Qu'en dites-vous ?

C'était beaucoup demander à un homme aussi important, qui avait en outre sûrement d'autres projets pour occuper son samedi soir, mais Nels Peter- sen accepta malgré tout.

Maintenant, songea Sterling en raccrochant, il ne lui restait plus qu'à ramener Jake à Minneapolis, à lui faire prendre une douche, manger un repas chaud et répéter son histoire jusqu'à ce qu'il la sache par cœur.

Le métier d'avocat ressemblait fort, parfois, à du baby-sitting... L'entrevue de Jake avec la police, ce soir-là, se passa aussi bien qu'il

était possible de l'espérer. La présence de Sterling et du commissaire Petersen empêcha le lieutenant Rosczak et son équipier, le lieutenant Harbing, de rudoyer Jake, mais ils ne s'en montrèrent pas moins durs, tenaces... et sceptiques. Ils l'obligèrent à recommencer dix fois son récit, et même si la révélation spontanée du chantage qu'exerçait Monica sur

46

lui parut les prendre de court, ils ne semblèrent ni l'un ni l'autre croire sa version des événements.

—Cela fait trois bons quarts d'heure que vous posez les mêmes questions ! finit par protester Sterling. Il faut en finir maintenant ! Soit vous arrêtez M. Fortune, soit vous le laissez repartir.

Une expression de peur se peignit sur le visage de Jake, mais l'avocat savait que l'analyse des indices découverts sur le lieu du crime ne pouvait pas être encore terminée. Pour l'instant, la police ne possédait donc pas assez de preuves pour procéder à une arrestation.

Les deux lieutenants acceptèrent — quoique de mauvaise grâce — de mettre fin à l'interrogatoire, et ils demandèrent à Jake de revenir le lendemain.

— Un dimanche ? Vous exagérez ! s'écria Sterling. Mon client vous a déjà dit tout ce qu'il savait, et je trouve pour ma part qu'il a été d'une franchise et d'une patience remarquables ! Nous nous reverrons lundi matin, si vous y tenez, mais pas avant.

— Bon, d'accord, maugréa Rosczak, mais nous aimerions, alors, que M. Fortune se prête à une séance d'identification.

Jake jeta un coup d'œil affolé à Sterling qui, lui, garda tout son calme pour répondre au lieutenant :

— Cela ne servira à rien. Mon client n'a pas tué Mlle Malone, mais il n'en est pas moins allé lui rendre visite hier soir. Il ne serait donc pas surprenant que quelqu'un l'ait vu sortir de chez elle.

— Nous voulons juste établir l'heure de son départ, intervint Harbing. — Nous y réfléchirons, déclara l'avocat avant de prendre congé des

trois policiers. Après avoir conduit Jake sur le parking de son immeuble et récupéré

les clés de la Porsche dans sa boîte aux lettres, Sterling le suivit jusqu'à la maison du lac Travis afin de discuter avec lui du choix d'un défenseur.

Pendant que l'occupant des lieux préparait du café dans la cuisine, l'avocat alla dans la bibliothèque et appela Kate pour l'informer des derniers développements de l'affaire. Il avait terminé et s'entretenait avec Erica quand Jake vint le rejoindre et lui demanda qui il avait au bout du fil.

Erica, en entendant la voix de son mari, pria Sterling de le lui passer, mais elle ne réussit pas à tirer grand-chose de lui.

—Dis aux enfants que je suis innocent, marmonna-t-il. Je ne peux pas te parler maintenant : Sterling et moi avons des décisions importantes à prendre, et j'ai besoin avant d'un café, d'un remontant et de deux cachets d'aspirine pour me débarrasser d'un mal de tête atroce.

47

Jess rentra le soir à son hôtel en taxi afin de se doucher et de se changer. Elle regagna ensuite l'hôpital, où elle se tourna et se retourna toute la nuit dans le fauteuil inclinable installé dans la chambre de sa fille et censé lui servir de lit. Grâce aux antibiotiques, Annie semblait aller mieux, mais elle était encore très faible. L'idée des effets secondaires de la chimiothérapie qu'elle devait subir terrifiait la jeune femme.

A l'aube, Jess fut tirée d'une brève période de sommeil par Annie, qui se plaignait d'avoir mal au bras sur lequel était branchée la perfusion. Stephen entra peu de temps après dans la pièce, et Jess se félicita d'avoir pris le temps de faire un brin de toilette avant son arrivée.

—Que faites-vous ici un dimanche à 7 heures ? demanda-t-elle en souriant au médecin. Vous ne vous accordez donc jamais de repos ?

Avant d'aller voir Annie, Stephen s'était arrêté au bureau des infirmières pour jeter un coup d'œil à la feuille de température et autres résultats des contrôles effectués sur la petite malade depuis la veille. Pendant qu'il avait le dossier sous les yeux, et tout en se traitant d'idiot, il avait lu sur la fiche d'admission les renseignements concernant les parents de la fillette. La ligne réservée au père portait la mention « décédé ». Bien sûr, cela ne signifiait pas que Jessica Holmes fût célibataire : elle pouvait fort bien s'être remariée depuis. Stephen était pourtant sûr que non : un époux, ou même un simple compagnon, ne l'aurait pas laissée venir seule à Minneapolis pour tenter d'arracher sa fille à la mort.

Son beau visage était ce matin marqué par l'inquiétude et la fatigue. Rien d'étonnant : elle traversait une épreuve terrible, Stephen le comprenait d'autant mieux qu'il avait vécu la même.

Il prit soudain conscience qu'il n'avait pas répondu à sa question. Depuis la disparition de David, le dimanche était pour lui le jour le plus dur de la semaine et, loin d'être contrarié de devoir le passer à l'hôpital, il en était soulagé.

Faute de pouvoir l'avouer à Jess, il lui expliqua : — J'ai une patiente âgée dont l'état me préoccupe et, comme j'étais là,

je me suis dit que j'allais en profiter pour rendre visite à Annie. Se tournant ensuite vers la fillette, il observa : — Je vois que tu as été raisonnable et que tu as gardé la perfusion,

même si l'aiguille fait un peu mal... Ça mérite une récompense ! Les yeux d'Annie se mirent à briller.

48

— Tu vas me donner un autre de ces jolis pansements ? demanda-t-elle.

— Non, cette fois, je t'ai apporté une surprise. La petite fille poussa un cri de joie quand Stephen sortit de la poche

de sa veste l'un des cow-boys en plastique de David, un Indien et deux chevaux.

— Ils sont vraiment pour moi ? s'écria-t-elle. Je peux les garder ? — Mais oui, répondit le médecin avec un grand sourire. — Merci beaucoup ! Profondément touchée, Jess sourit, elle aussi, et déclara à Stephen : — Vous n'auriez pas dû... mais c'est très gentil à vous. Dans la maison voisine de celle de Stephen, Lindsay Todd prenait le

petit déjeuner avec son mari, leur fille de huit ans, Chelsea, et leur fils de six ans, Carter. Les crêpes qu'elle avait confectionnées étaient délicieuses, tout comme le jus d'orange frais et le café préparés par Frank. Les oiseaux chantaient, dehors, et le lac Travis scintillait sous le soleil.

Le beau temps et le bonheur de voir sa famille immédiate heureuse et unie n'empêchaient pas Lindsay de se faire du souci. Sa sœur Rebecca et sa belle-sœur Erica l'avaient appelée un peu plus tôt pour lui annoncer l'incroyable nouvelle : Jake risquait d'être arrêté et inculpé du meurtre de Monica Malone.

Frank, spécialiste de médecine interne qui travaillait comme elle au C.H.R. de Minneapolis, posa la main sur la sienne.

— Les choses vont s'arranger, j'en suis certain, murmura-t-il. Jake est innocent, et la police ne tardera à découvrir le vrai coupable.

— Pas si elle croit l'avoir déjà trouvé et interrompt ses recherches, objecta Lindsay en s'efforçant de cacher son inquiétude, à cause des enfants.

Le téléphone sonna de nouveau, juste à ce moment-là. — Je vais répondre ! s'écria Frank. Il faut que tu te dépêches de finir

ton petit déjeuner, si tu ne veux pas être en retard à l'hôpital. Puis il se leva et alla décrocher le téléphone sans fil du séjour. Il

tournait le dos à Lindsay qui, de la cuisine, ne voyait que sa haute silhouette et ses cheveux blond-roux encore humides de sa douche matinale. Egalement trop loin pour distinguer ses paroles, elle n'en perçut pas moins de la surprise et de l'irritation dans sa voix.

Un instant plus tard, il revint dans la cuisine et, visiblement à contrecœur, tendit le combiné à sa femme.

49

— C'est un policier, chuchota-t-il. Je lui ai expliqué que tu ne savais rien sur l'affaire Malone, mais il insiste pour te parler.

Agacée, Lindsay prit l'appareil et lança sèchement : — Oui, vous désirez ? — Ici le lieutenant Tom Harbing, du commissariat de Minneapolis,

annonça son correspondant. Excusez-moi de vous déranger un dimanche, docteur Todd, mais ce ne sera pas long : j'ai juste une question à vous poser au sujet de l'assassinat de Monica Malone... Vous êtes au courant de sa mort, j'imagine ?

— Oui. — Alors... euh... voilà : nous voudrions savoir où vous étiez avant-hier

soir entre 21 heures et 22 h 15. — La police me considérerait-elle comme suspecte ? s'exclama

Lindsay d'un ton indigné. — Je n'irai pas jusque-là, mais une voisine de la victime qui

promenait son chien vers 22 heures affirme avoir aperçu dans les parages une femme répondant à votre signalement. Auriez-vous par hasard rendu visite à Mlle Malone, comme votre frère ?

Afin d'éviter de prononcer des mots que son mari et ses enfants auraient été choqués d'entendre dans sa bouche, Lindsay inspira à fond avant de déclarer :

— Désolée de vous décevoir, lieutenant, mais j'ai un alibi en béton pour l'intervalle de temps qui vous intéresse : je me trouvais au C.H.R., où un enfant diabétique et un nouveau-né en détresse respiratoire requéraient mes soins. Une demi-douzaine d'infirmières et d'agents techniques pourront vous le confirmer.

Elle coupa ensuite court aux excuses hypocrites du policier d'un « au revoir ! » glacial, puis leva les yeux vers son mari qui entreprit aussitôt de la réconforter.

— Tout ira bien, ma chérie, tu verras..., dit-il en lui passant tendrement un bras autour des épaules.

— Je l'espère, murmura-t-elle. Depuis la mort de maman, les choses vont de mal en pis...

Jugeant nécessaire de répéter à Sterling Foster sa conversation avec le lieutenant Harbing, mais ne voulant pas le faire devant ses enfants, elle se rendit alors dans son bureau pour téléphoner à l'avocat.

Lindsay n'était visiblement pas dans son assiette quand elle entra

dans la salle de repos des médecins, où Stephen était attablé devant une tasse de café.

50

— Bonjour ! déclara-t-il avec un sourire chaleureux. Tu veux venir t'asseoir un moment avec moi ?

— Merci, mais j'ai beaucoup de travail, répondit- elle d'un ton bourru avant de se servir un café.

Cette brusquerie, inhabituelle chez Lindsay, surprit Stephen. Elle devait avoir des soucis, et le moment était donc mal choisi pour lui raconter l'histoire de Jessica Holmes, mais vu l'état d'Annie, le temps pressait...

— Allez..., insista-t-il. C'est dimanche ! Et il faut que je te parle. — Bon, d'accord, marmonna la pédiatre en s'installant en face de lui.

Je t'écoute. — Il s'agit d'Annabel Holmes. Sa mère m'a dit l'avoir amenée à

Minneapolis parce qu'elle s'y est découvert des parents jusque-là inconnus. Elle espère que l'un d'eux pourra fournir la moelle osseuse dont sa fille a besoin.

— Mais c'est merveilleux ! s'écria Lindsay, momentanément distraite des problèmes de son frère par cette bonne nouvelle. Annie a ainsi tellement plus de chances de trouver un donneur compatible !

L'expression grave de Stephen calma cependant un peu son enthousiasme : les choses n'étaient manifestement pas aussi simples qu'elles le paraissaient.

Et en effet, Stephen précisa alors : — Tu risques d'être moins contente après avoir appris que c'est avec

les Fortune que Jessica Holmes se prétend parente. Lindsay pensait que rien ne pourrait l'irriter davantage que la

question du lieutenant Harbing sur son emploi du temps, mais elle se trompait : d'un naturel pourtant calme et courtois, elle se surprit pour la deuxième fois de la matinée à devoir contenir une bordée de jurons. Jessica Holmes lui avait fait pourtant très bonne impression, et voilà qu'elle se révélait aussi fourbe que Tracey Ducet, cette odieuse manipulatrice qui s'était présentée comme la propre jumelle de Lindsay, prétendant être le bébé kidnappé peu après sa naissance.

— Tu vas peut-être me trouver dure, mais j'en ai par-dessus la tête de tous ces faux héritiers ! s'exclama-t-elle avant de se lever d'un bond. Si Jessica Holmes s'intéresse plus à l'argent qu'à la santé de sa fille, il vaut mieux que tu choisisses un autre pédiatre pour s'occuper d'Annie avec toi.

— Attends ! dit Stephen en la retenant par le bras. Tu as confiance en mon jugement, n'est-ce pas ? Eh bien, je suis sûr que Jessica Holmes ne ment pas quand elle affirme avoir pour seul souci la guérison de sa fille.

51

Alors, dans l'intérêt d'une enfant gravement malade, si tu discutais de tout cela avec elle, au lieu de lui faire un procès d'intention ?

Jess perçut l'hostilité du Dr Todd dès que celle-ci entra dans la

chambre afin de contrôler l'état général d'Annie. « Stephen a dû l'informer que j'essayais de joindre la famille Fortune

dans l'espoir d'y trouver un donneur compatible, songea-t-elle tristement, et elle croit que c'est juste un prétexte pour réclamer une part d'héritage... Il faut absolument que je la persuade du contraire... La vie d'Annie en dépend... »

Alors que la jeune Anglaise s'apprêtait à solliciter de la pédiatre un entretien en tête à tête dans le couloir, elle eut la surprise d'entendre le Dr Todd lui proposer la même chose — mais dans son bureau.

La tension entre les deux femmes était presque palpable quand Lindsay ouvrit la porte d'une petite pièce aux meubles fonctionnels, et y introduisit Jess.

—Je vais aller droit au but, madame Holmes, déclara la pédiatre. Le Dr Hunter m'a dit que vous pensiez être apparentée aux Fortune, et que c'était la raison de votre présence à Minneapolis avec votre fille : vous espérez y découvrir un donneur pour la greffe de moelle osseuse dont Annie a besoin. Je doute fort de la réalité de ce lien de parenté, car ma famille a déjà vu plus d'un imposteur tenter ainsi de mettre la main sur une partie de ses biens, mais j'accepte malgré tout de lire la lettre que, selon le Dr Hunter, vous avez en votre possession. Je vous avertis cependant que, si elle m'apparaît comme un faux, je me ferai immédiatement remplacer par un confrère auprès de votre fille.

Comment Lindsay Todd pouvait-elle la croire capable d'utiliser la maladie d'Annie à des fins malhonnêtes ? se demanda Jess, piquée au vif. Elle fut tentée d'exprimer sa colère, mais parvint à se dominer, sortit le document de son sac et le tendit en silence à son interlocutrice.

Celle-ci déplia la feuille et reconnut tout de suite l'écriture de son père, dont le plus habile faussaire aurait eu du mal à imiter le graphisme compliqué. Il n'y avait aucun doute possible : la lettre était authentique.

L'idée que Jessica Holmes l'ait volée lui traversa l'esprit, mais elle la repoussa : le papier n'aurait été d'aucune utilité à la jeune Anglaise si elle n'avait eu des preuves irréfutables de sa parenté avec la destinataire de la missive — une certaine Celia Warwick.

52

Les sourcils froncés, Lindsay lut le texte de bout en bout. Il en ressortait clairement que Ben Fortune avait eu avec cette Celia Warwick une fille prénommée Lana. Cela s'était passé pendant la Seconde Guerre mondiale, quand le régiment où il servait était stationné en Angleterre. Ben avait ensuite regagné les Etats-Unis, laissant derrière lui la mère et l'enfant, et il avait alors épousé Kate.

Lindsay fut peinée d'apprendre que son père avait ainsi abandonné une femme dans une situation sûrement difficile, mais il avait eu plus tard des remords, à en juger par l'objet de la lettre : il y suppliait, en effet, Celia de lui permettre de nouer des relations, même épisodiques, avec leur fille. Et certains passages amenaient Lindsay à penser qu'il avait déjà formulé plusieurs fois cette requête et se l'était vu refuser.

« Tu dis que cela ferait du mal à ma femme et à ton mari, Celia, mais nous n'avons besoin de révéler la vérité ni à l'un ni à l'autre. Kate ne risque pas de la découvrir : un océan vous sépare, et elle m'accompagne rarement quand je vais en Angleterre pour affaires. Quant à George, ton mari, tu peux me présenter à lui comme un lointain cousin d'Amérique. J'ai effectivement d'autres enfants, qui vivent avec moi et m'apportent beaucoup de joies, comme tu ne cesses de me le rappeler. En tant que mère, cependant, tu dois savoir que tout parent a le cœur assez grand pour aimer chacun des enfants à qui il a donné la vie. »

Il n'y avait pas de date, mais peu importait : le document prouvait sans contestation possible à Lindsay qu'elle avait en Angleterre une demi-sœur à peu près de l'âge de Jake, et, la première surprise passée, elle eut envie de la rencontrer. Maintenant que Kate n'était plus là, rien ne s'y opposait.

Quand la pédiatre leva les yeux de la lettre, Jess vit tout de suite que son attitude envers elle avait changé. Le cœur battant, elle attendit des paroles qui le lui confirmeraient.

— Pour vous déclarer apparentée aux Fortune, vous devez être la fille de Lana ? observa Lindsay.

— En effet. — Votre mère habite toujours en Angleterre, j'imagine ? — Non, elle est morte d'un infarctus il y a quelques années. — Je suis désolée... J'aurais beaucoup aimé la connaître. Un silence suivit, pendant lequel un sourire éclaira peu à peu le

visage de la pédiatre, comme le soleil émergeant lentement de derrière un nuage.

— Excusez-moi d'avoir été si dure avec vous, reprit-elle. Je n'aurais pas dû douter de votre bonne foi, alors que votre inquiétude pour Annie

53

est manifestement sincère, mais nous avons déjà été victimes d'escrocs, dont une femme qui prétend être ma jumelle.

— Je comprends très bien, murmura Jess d'une voix étranglée par l'émotion. N'importe qui, dans votre situation, se méfierait... Mais puis-je espérer, maintenant, que vous allez me mettre en contact avec les membres de votre famille, afin que je leur demande de subir un test génétique ? Il faut trouver de toute urgence un donneur pour Annie, sinon...

Un sanglot l'empêcha de terminer sa phrase. A son grand étonnement, la pédiatre qui, l'instant d'avant, lui semblait si hostile, s'approcha alors d'elle et la serra dans ses bras en disant :

— Je leur parlerai moi-même, si vous voulez, et nous commencerons par tester les adultes — moi la première. Si je pouvais leur montrer une copie de la lettre, cependant, cela me permettrait de les convaincre plus vite et plus facilement.

— J'en ai justement fait faire plusieurs photocopies, indiqua Jess — dont le sourire était revenu, même si des larmes brillaient encore dans ses yeux. Et merci de votre proposition : je l'accepte avec reconnaissance.

Annie n'avait plus de fièvre depuis près de huit heures quand

Stephen repassa dans sa chambre avant de quitter l'hôpital. Il la trouva assise dans son lit, en train de s'amuser avec les figurines de plastique qu'il lui avait données.

—Regarde ! lui ordonna-t-elle gaiement. Le cow-boy et l'Indien vont se battre.

Le médecin jeta à Jess, assise au chevet d'Annie, un coup d'œil qui exprimait sa joie de voir la petite malade si enjouée.

— J'espère qu'il n'y aura pas de blessés graves, remarqua-t-il en soulevant le poignet de la fillette pour prendre son pouls.

— T'inquiète pas ! répliqua-t-elle. C'est pour de rire, comme au cinéma.

Entrée une minute plus tôt dans la pièce après y avoir aperçu Stephen à qui elle voulait annoncer son intention de tout faire pour trouver un donneur à Annie, Lindsay fut surprise par cette scène. Une curieuse intimité semblait s'être établie entre ces trois personnes qui se connaissaient pourtant à peine, et il y avait aussi une étrange intensité dans le regard que son ami avait lancé à Jessica Holmes.

54

Etait-il possible que l'homme décrit par le personnel féminin du C.H.R. comme « un homme inaccessible » se soit enfin décidé à sortir de sa coquille ?

Une heure après le départ de Stephen, Jess alla demander au bureau

des infirmières un verre de jus d'orange pour Annie. Sur le chemin du retour, elle entendit deux aides-soignantes parler de lui dans le couloir, et quand l'une des deux femmes apporta la boisson dans la chambre, elle ne put s'empêcher de lui poser la question qui la tarabustait depuis la veille :

— Le Dr Hunter est-il marié ? — Divorcé, répondit son interlocutrice avec un grand sourire, mais ne

vous montez pas la tête : il ne s'intéresse qu'à son travail.

55

4.

Jake se rendit avec Sterling au commissariat de Minneapolis le lundi matin à 10 heures. Il avait très peu dormi pendant les deux nuits précédentes, et la perspective d'un nouvel interrogatoire l'angoissait. A cela s'ajouta vite un sentiment de gêne et d'humiliation, car des murmures et des regards curieux les accompagnaient, Sterling et lui, pendant que l'agent de service à la réception les guidait vers les locaux de la brigade criminelle. Pour un homme habitué à être traité avec le plus grand respect, c'était une expérience extrêmement mortifiante.

Les lieutenants Rosczak et Harbing les attendaient. Après les avoir remerciés d'être venus, ils les introduisirent dans une petite pièce dont le mobilier se composait en tout et pour tout d'une table et de quatre chaises dépareillées. Les policiers s'approprièrent d'office les deux sièges les plus confortables, laissant à leurs « visiteurs » deux chaises de bois à dossier droit.

Sans pouvoir l'affirmer, Jake était prêt à parier que le mur situé en face de lui était en réalité une glace sans tain derrière laquelle se dissimulaient des personnages haut placés — le chef de la brigade criminelle et le substitut du procureur du comté, peut- être. Il avait la certitude que des yeux invisibles épieraient la moindre de ses réactions pendant que les policiers essaieraient de le déstabiliser, et cette idée augmentait encore sa nervosité.

— Bien ! déclara le lieutenant Rosczak. Reprenons depuis le début. Pouvez-vous nous dire tout ce dont vous vous souvenez concernant la soirée où Monica Malone a été assassinée, monsieur Fortune ?

56

Résigné parce qu'il avait l'impression de ne pas avoir le choix, Jake allait s'exécuter quand Sterling le réduisit au silence en lançant d'un ton sec :

— Un instant, je vous prie ! Mon client est le P.-D.G. du groupe Fortune Cosmetics, et il jouit d'une excellente réputation dans cette ville. Il est, en outre, venu ici de son plein gré pour vous aider dans votre enquête, pas pour se voir accuser d'un crime qu'il n'a pas commis sous prétexte que sa déposition d'aujourd'hui diffère de la précédente sur un infime point de détail. Si vous le considérez comme un suspect, il a besoin de le savoir dès maintenant, afin de pouvoir engager un avocat qualifié pour assurer sa défense.

Les deux policiers se regardèrent, puis le lieutenant Harbing admit : — M. Fortune est effectivement pour nous un suspect. Mais si, au

cours de notre entretien, il arrive à nous convaincre de son innocence... — Vous connaissez la loi aussi bien que moi, coupa Sterling, et elle dit

qu'un homme est présumé innocent tant que sa culpabilité n'a pas été prouvée — ce que vous ne parviendrez pas à faire, car mon client n'a pas tué Mlle Malone. Il est là pour répondre à des questions que vous auriez omis de lui poser samedi, non pour répéter encore et encore la même histoire. Comme c'est cette dernière voie que vous semblez décidés à prendre, je lui conseille de se taire jusqu'à ce que la justice lui demande de témoigner sous serment.

Un nouvel échange de regards entre les policiers suivit cette diatribe. Ils avaient le visage si dur que Jake s'attendait à voir l'un d'eux sauter sur ses pieds et lui coincer les mains derrière le dos pendant que l'autre lui passait les menottes.

Cela ne se produisit pas — mais ce n'était peut- être que partie remise.

—Comme vous voudrez ! déclara le lieutenant Rosczak avec un haussement d'épaules, mais l'heure de ce témoignage sous serment pourrait bien venir plus vite que vous ne le pensez... Dans l'intervalle, dites à votre client qu'il ne doit pas quitter la ville sans nous informer de sa destination.

L'état d'Annie s'était encore amélioré quand Lindsay, peu avant

midi, vint annoncer à Jess qu'elle avait eu au téléphone plusieurs membres de la famille Fortune. Certains avaient demandé à réfléchir, mais sa sœur Rebecca, son neveu Adam et sa nièce Caroline avaient tout de suite accepté d'être testés.

57

—A mon avis, les autres aussi accepteront, une fois qu'ils se seront habitués à l'idée, précisa-t-elle. Quant à moi, je compte me faire faire une prise de sang, cet après-midi même.

Grâce à elle, Annie avait des chances de vaincre la terrible maladie qui ravageait son petit corps, et un tel élan de gratitude souleva Jess qu'elle faillit serrer Lindsay dans ses bras, mais elle se retint. Bien que la pédiatre ait eu ce geste envers elle, la veille, la jeune Anglaise n'était pas sûre de la façon dont il serait accueilli venant d'elle. Il fallait éviter de donner aux Fortune l'impression qu'elle voulait profiter de son lien de parenté avec eux pour leur imposer des rapports familiers. Cela risquait de leur paraître déplacé, voire suspect.

— Je ne sais comment vous remercier, docteur Todd, se borna donc à déclarer Jess.

— Vous n'avez pas à me remercier ! dit Lindsay en souriant. D'autant que ce n'est qu'un début : la liste des parents américains d'Annie est très longue. Ah ! autre chose... Vous êtes ma nièce, si je ne me trompe, alors vous ne croyez pas que nous devrions nous appeler par nos prénoms ? Je vous dispense même d'ajouter « tante » devant le mien !

Pendant que les deux femmes ébauchaient ce qui promettait de

devenir des relations chaleureuses, Jake et Sterling étaient assis dans la grande bibliothèque lambrissée de la maison du lac Travis, en train de faire le point sur la situation.

L'avocat avait accompagné Jake chez lui après leur visite au commissariat pour qu'ils discutent ensemble une dernière fois du choix d'un défenseur. Sterling avait deux noms en tête : celui d'Eamon Walsh, un fin orateur, cultivé et brillant, qui obtenait ses meilleurs résultats avec des jurys composés en majorité de Blancs appartenant à la moyenne et à la haute bourgeoisie, et celui d'Aaron Silberman, homme agressif et pugnace qui profitait avec un art consommé de la moindre faille dans le dossier de l'accusation. Quelles que soient leur race et leurs origines sociales, les jurés avaient d'abord tendance à trouver sa hargne déplaisante, mais ils étaient vite conquis par son franc-parler, son évidente compétence et l'impression qu'il donnait de rechercher obstinément la vérité pour arracher un innocent aux griffes de la justice.

Bien que Jake ait des chances de mieux s'entendre avec Walsh, Sterling avait décidé de lui recommander Silberman, le but de l'opération n'étant pas de lui trouver un nouveau partenaire de golf, mais de lui éviter la prison.

58

Avant d'aborder le sujet, toutefois, il allait lui falloir, comme toujours, jouer les confesseurs et les psychothérapeutes. Ce rôle ne l'effrayait pas. Il n'avait jamais cessé de remplir cet office depuis que Ben et Kate l'avaient engagé comme avocat, des dizaines d'années plus tôt. Il aurait juste aimé que Jake s'abstînt de boire : à midi à peine, il avait déjà presque terminé son deuxième verre de whisky. Or il allait avoir besoin de toute sa lucidité, pendant les jours et les semaines à venir.

Jake, de son côté, n'avait aucune envie de réfléchir au choix d'un défenseur et d'une stratégie pour contrer l'inculpation de meurtre dont il ferait peut- être bientôt l'objet. Il en avait assez de s'agiter en vain pour essayer de résoudre les problèmes et les crises qui se succédaient depuis des mois dans sa vie privée et professionnelle. Il aurait voulu se terrer quelque part jusqu'à ce que tout le monde l'ait oublié.

Il avait toujours eu conscience de ne pas posséder le dynamisme et l'intrépidité qui caractérisaient les autres membres de sa famille. Fils aîné de Ben et de Kate — du moins officiellement —, il avait été préparé dès l'adolescence à prendre un jour les rênes du groupe Fortune, ce qui s'était en effet produit, mais sans qu'il l'eût souhaité. Enfant, il rêvait d'une carrière très différente, que son dévouement à sa famille l'avait persuadé d'abandonner.

Même si l'assassinat de Monica Malone ne l'avait pas obligé à relever un défi d'une autre nature, il était maintenant trop tard pour changer de métier. Il avait cinquante-quatre ans ; son destin était scellé. Le jeune garçon qui sommeillait encore en lui n'en avait pas moins soif de repos et de tranquillité ; il souffrait sous le poids des responsabilités et regrettait de n'avoir pu s'épanouir librement.

—Rien de tout cela ne serait arrivé si j'avais fait médecine, comme je le souhaitais, déclara-t-il sombrement à Sterling. Je n'aurais pas dû me soumettre à la volonté de papa.

L'avocat trouva ces propos un peu puérils venant d'un businessman : quelle que soit la profession exercée par Jake, Monica aurait voulu lui acheter son stock d'actions Fortune, pour la simple raison qu'elle détenait sur lui une information constituant un excellent moyen de chantage.

Pour la centième fois au moins, Sterling se demanda comment elle avait eu vent de ce secret. Qui l'avait mise au courant des véritables origines de Jake et l'avait ainsi amenée à fouiller dans le passé de Kate à la recherche de gens qui l'avaient connue avant son mariage ?

Quand il se posait cette question, un seul nom lui venait à l'esprit : celui de Ben Fortune lui-même qui avait été l'amant de l'actrice.

59

C'était l'explication la plus logique — la plus douloureuse, aussi, pour le fils aîné de Kate —, et Sterling, tout en étant surpris que Jake n'y ait pas pensé tout seul, n'avait donc pas l'intention de la lui suggérer.

— Pourquoi avez-vous accepté la direction de l'entreprise, si vous ne la désiriez pas ? s'enquit-il à la place.

— Parce que Nate la voulait, j'imagine, marmonna Jake avant de vider d'un trait son verre de whisky.

Séparés du reste de la maison par la lourde porte de chêne de la bibliothèque, les deux hommes n'entendirent pas retentir dans la cuisine la sonnerie indiquant que quelqu'un réclamait l'ouverture de la grille du jardin. Ils n'entendirent pas non plus Mme Laughlin, la gouvernante récemment engagée par Jake, répondre dans l'Interphone. Ils ne se doutaient donc pas des graves ennuis qui s'annonçaient, et dont la gouvernante se fit la messagère en venant frapper à la porte.

— Oui, madame Laughlin ? Qu'y a-t-il ? demanda Jake. Interprétant cette question comme une invitation à entrer, la

gouvernante pénétra dans la pièce. Agée d'une soixantaine d'années, ses cheveux gris relevés en un chignon sévère, elle indiqua en tripotant le bord de son tablier :

— Il y a des policiers à la grille, monsieur Fortune. Ils demandent à vous voir. Que dois-je leur dire ?

Comme la terreur semblait avoir changé Jake en statue de sel, Sterling répondit pour lui :

— Ouvrez-leur et amenez-les ici ! Mme Laughlin se retira, et il ajouta alors : — Ils ont intérêt à avoir un mandat, sinon nous porterons plainte

pour harcèlement ! Jake espérait de tout cœur qu'ils n'en avaient pas, mais il ne se faisait

guère d'illusions : depuis des mois, le destin s'acharnait contre lui, et il n'y avait aucune raison pour que cela cesse.

— Le moment me paraît propice au choix d'un défenseur, observa-t-il. Je vous laisse décider.

Quelques instants plus tard, la gouvernante introduisait les lieutenants Rosczak et Harbing dans la bibliothèque. Ils n'eurent même pas la délicatesse d'attendre son départ pour exposer l'objet de leur visite :

— Jacob Fortune, je vous arrête pour le meurtre de Monica Malone, déclara Harbing tandis que Rosczak obligeait Jake à mettre les mains derrière le dos et lui passait les menottes. Vous avez le droit de garder le silence. Désormais, tout ce que vous direz pourra être utilisé contre vous. Vous avez également le droit de vous faire assister par un avocat...

60

— Vous avez un mandat d'arrêt, je présume ? intervint Sterling. — Bien sûr ! répondit Harbing. Vous voulez le voir ? — S'il vous plaît. Le lieutenant sortit de la poche intérieure de sa veste un papier

froissé que Sterling parcourut des yeux. Le document était malheureusement en règle, et la police ne devait pas avoir eu beaucoup de mal à l'obtenir du juge qui l'avait signé : tous les faits accusaient Jake.

— N'ouvrez pas la bouche, sauf si c'est pour demander à aller aux toilettes ! ordonna-t-il à ce dernier. Aussi compréhensifs ou accommodants qu'ils se montrent, ne leur adressez pas la parole !

— Vous... vous ne m'accompagnez pas ? bredouilla Jake. — Non, il faut que je m'occupe de vous trouver un avocat. Je regrette

de ne pas l'avoir fait plus tôt, mais si j'arrive à joindre tout de suite celui auquel je pense, et à le persuader de vous défendre, cela ne me prendra pas longtemps.

Après le départ de Jake et des policiers, pourtant, Sterling commença par appeler Kate.

— J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, Katie, lui dit-il — employant sans s'en rendre compte le diminutif qu'il lui arrivait d'utiliser autrefois, du temps où il était follement amoureux d'elle.

Il y eut un silence, au bout du fil, puis la vieille dame déclara d'une voix posée :

— Je vous écoute. Sterling admira une fois de plus son courage : sous ses dehors

fragiles, Kate était d'une fermeté d'âme à toute épreuve. Comme le roseau de la fable, elle pliait si nécessaire, mais ne rompait jamais.

— Jake vient d'être arrêté pour le meurtre de Monica, expliqua-t-il. Il est en ce moment même en route pour la prison. Je lui ai interdit de parler à qui que ce soit tant que je n'aurai pas engagé un avocat pour le défendre.

Un autre silence suivit, mais Sterling devina aisément la question que Kate se posait : si l'affaire passait en jugement, Jake serait-il condamné ?

De tous ses enfants, son fils aîné était sûrement celui qu'elle tenait le plus à protéger, et la divulgation des véritables origines de Jake, inévitable en cas de procès, serait très douloureuse pour tous les deux.

Faute de pouvoir rassurer son amie, Sterling préféra se taire, et elle finit par demander :

— A qui pensez-vous vous adresser ? — Aaron Silberman.

61

— Oui, cela me semble une bonne idée. Je l'ai vu à la télévision. C'est un homme trapu, qui porte des lunettes à monture d'acier et paraît toujours prêt à mordre, n'est-ce pas ?

— En effet. — Alors engagez-le ! Il a l'air de bien connaître son métier. — Je vais tout de suite lui téléphoner, et je compte aussi mettre sur

l'affaire Gabe Devereax, le détective privé qui enquête sur les actes de malveillance dont votre famille et vous avez été victimes.

— Entendu. Je vous laisse, maintenant. Vous avez beaucoup à faire. — Je vous rappellerai ce soir. — Venez plutôt me voir, si vous avez le temps. Après avoir parlé à Gabe Devereax et obtenu l'accord d'Aaron

Silberman pour défendre Jake, Sterling se rendit à la prison. A peine avait-il garé sa Lincoln et en était-il descendu qu'il fut assailli par une meute de journalistes, dont plusieurs étaient accompagnés d'un cameraman.

Les questions dont ils le mitraillèrent portaient toutes sur le même sujet : la rumeur selon laquelle Jacob Fortune avait été arrêté pour le meurtre de Monica Malone était-elle fondée ? Quelles preuves la police possédait-elle contre lui ? Jake continuait-il de clamer son innocence ?

Harbing et Rosczak devaient encore être en train de rédiger leur rapport, songea Sterling. Alors qui donc avait renseigné ces hyènes ? Les deux lieutenants eux-mêmes, peut-être ?

—J'ose espérer que vous prenez tous votre métier assez au sérieux pour ne pas vous contenter de simples rumeurs, surtout dans une affaire aussi grave, répondit-il sèchement aux reporters. Je vous conseille donc d'attendre le communiqué officiel des autorités. En ce qui concerne M. Fortune, il maintient que Mlle Malone était encore en vie la dernière fois qu'il l'a vue, et je le crois. Vous pouvez dire que son innocence ne fait de doute ni pour sa famille ni pour ses amis.

Les journalistes finirent par le laisser partir et, une fois dans le bâtiment, il appela le commissaire Peter- sen qui donna l'ordre de conduire le P.-D.G. du groupe Fortune Cosmetics dans une cellule individuelle.

Ce transfert, et la présence de Sterling, calmèrent un peu l'angoisse de Jake. Aaron Silberman arriva peu après, et bien que Jake le trouvât d'emblée antipathique, il ne remit pas en cause le choix de Sterling. Ce

62

dernier était un homme de jugement, et avait certainement d'excellentes raisons d'avoir engagé Silberman.

Le récit détaillé des événements du vendredi soir précédent, que Jake fut une nouvelle fois obligé de faire, lui fut cependant très douloureux. Depuis qu'il avait tout raconté à la police, il avait eu tendance à dédramatiser les faits. Mais à présent, leurs conséquences lui apparaissaient avec une terrifiante clarté... Qu'allait penser Erica en apprenant son arrestation ? Et ses enfants ? L'abandonneraient-ils ou le soutiendraient-ils dans cette épreuve ?

Au bout d'une heure, quand il ne put se rappeler aucun détail qu'il n'eût déjà donné une demi-douzaine de fois, Jake déclara d'un ton las :

— Je vous ai dit absolument tout ce dont je me souviens. Je vous jure que je n'ai pas tué Monica. Je la revois encore assise dans le canapé de son séjour, après notre dispute ; je l'entends encore me crier des obscénités pendant que je sortais de la maison... A ce moment-là, l'arme présumée du crime n'avait servi que contre moi.

Aaron Silberman le considéra un moment en silence, puis il observa : — Paradoxalement, votre histoire fait de vous un coupable tellement

idéal que je la crois : vous en auriez inventé une autre, sinon. Mais alors, qui est l'assassin?

— Cela va peut-être vous surprendre, répondit Jake, mais je connaissais à peine Monica Malone. Tout a commencé il y a quelques mois, quand elle a pris contact avec moi pour discuter « d'une affaire me concernant ». Comme je vous l'ai dit, il s'agissait de mes origines. Elle m'a montré les déclarations sous serment dont je vous ai parlé, et m'a menacé de les rendre publiques si je ne lui vendais pas une part substantielle de mes actions à un prix très inférieur au cours de la Bourse.

—Bref, vous ignorez qui l'a tuée, remarqua ironiquement Silberman. Ce soir-là, les journaux télévisés des chaînes régionales et nationales

consacrèrent de longs reportages à l'arrestation de Jake. Prévenue par Sterling, Erica savait à quoi s'attendre et, après avoir vainement essayé de joindre son mari à la prison, elle était allée regarder les informations chez sa fille Natalie.

Plusieurs autres membres de la famille s'y étaient donné rendez-vous : Caroline, la sœur aînée de Natalie, leur frère Adam et sa fiancée Laura, ainsi que Rick Dalton, l'architecte que Natalie s'apprêtait à épouser.

63

Ils étaient encore tous sous le choc de la terrible nouvelle, sauf peut-être Natalie qui, ayant vu son père ivre et blessé le soir du meurtre, pressentait depuis que les choses en arriveraient là.

Cela ne l'empêchait pas d'être aussi convaincue que le reste de sa famille de l'innocence de Jake.

—Nous devons tout de suite l'appeler pour l'assurer de notre soutien inconditionnel ! s'exclama-t-elle quand le présentateur passa à un autre sujet.

Ses tentatives pour parler à son père ne donnèrent cependant aucun résultat. Le standard de la prison ne lui fournit que le numéro d'un téléphone public situé dans le foyer des détenus, et dont la ligne sonnait toujours occupé.

Les privilèges dont les Fortune jouissaient à Minneapolis depuis des décennies semblaient s'être envolés au moment où ils en avaient le plus besoin.

64

5.

Jake avait l'impression d'être emporté dans un tourbillon qui le conduisait inexorablement à sa perte, et ce sentiment fut encore renforcé le lendemain matin, quand la demande de mise en liberté sous caution formulée par Aaron Silberman fut refusée. Le substitut du procureur du comté fit valoir que Jake ayant quitté le Minnesota la nuit du crime, le risque était trop grand qu'il recommence une fois élargi. Et le juge lui donna raison.

L'audience préliminaire devait avoir lieu dans une ou deux semaines, et Silberman promit à Jake de présenter de nouveau sa requête, à ce moment-là. Le juge à qui ils avaient eu affaire ce jour-là, un homme d'origine modeste, était connu pour son hostilité envers les riches et les puissants, mais ce ne serait pas lui qui présiderait l'audience préliminaire, et l'avocat se montra confiant.

—Malgré la gravité du chef d'accusation, dit-il à son client, votre incarcération prolongée ne se justifie pas. Vous êtes allé à la police de votre plein gré, et vous avez répondu à toutes ses questions.

Les jours suivants n'en parurent pas moins très longs à Jake, et les visites de ses enfants, loin de le réconforter, le gênèrent horriblement. Petits, ils le considéraient comme un dieu. Aussi était-il mortifié de se présenter maintenant à eux en uniforme de détenu, derrière une vitre qui interdisait tout contact physique, et le visage marqué par le sentiment de sa propre déchéance.

Il finit même par leur demander de ne plus venir. — La prison n'est pas plus un endroit pour vous que pour moi, leur

déclara-t-il. J'y suis par la force des choses, mais je ne veux pas que

65

vous vous souveniez plus tard de moi comme d'un homme ravalé au rang de vulgaire criminel.

Ses enfants eurent beau lui jurer que jamais ils n'auraient de lui cette image, il fut inflexible et affirma, même si cela lui semblait douteux :

— Je sortirai d'ici juste après l'audience préliminaire, et nous pourrons alors passer ensemble autant de temps que nous en aurons envie.

Bien que visiblement sceptiques, eux aussi, ils acceptèrent de lui obéir, et, en regagnant sa cellule, Jake se dit avec une pointe d'ironie amère qu'il avait de la chance dans son malheur : Erica ne lui avait pas rendu visite, et elle n'aurait donc pas vu le degré d'avilissement où il était tombé.

Quinze jours plus tard, Jake était encore en prison. L'audience

préliminaire avait été reportée à la demande du procureur du comté, en dépit des protestations véhémentes de Silberman.

Pendant ce temps, au C.H.R. de Minneapolis, l'état d'Annie s'était suffisamment amélioré pour que soit mise en route la chimiothérapie préconisée comme solution d'attente.

Le jour fatidique, la fillette fut conduite dans la chambre stérile où elle devrait rester jusqu'à ce que son système immunitaire soit de nouveau apte à lutter contre les infections.

Jess s'assit à son chevet et caressa doucement ses boucles blondes. Elle savait que le traitement rendrait la petite malade au moins partiellement chauve, et des larmes lui piquaient les yeux quand Stephen entra dans la pièce. L'infirmière rousse qui l'accompagnait portait une perche de perfusion et plusieurs poches d'un liquide incolore.

Un peu tremblante, Jess se leva. Son instinct maternel la poussait à crier qu'elle avait changé d'avis, qu'elle interdisait à quiconque de toucher Annie, sans parler de lui administrer une substance chimique qui la ferait vomir pendant des heures. La greffe, quand elle aurait lieu, lui causerait déjà bien assez de souffrances...

En voyant l'expression douloureuse de la jeune Anglaise, Stephen comprit ce qu'elle éprouvait, et son cœur se serra.

Au cours des deux semaines précédentes, pas une fois il n'avait ne serait-ce qu'effleuré la main de Jess, mais cela ne l'avait pas empêché d'avoir envie de l'attirer de nouveau dans ses bras. Il pensait à elle le soir dans son ht et l'imaginait allongée à son côté, sans cesser de se

66

demander s'il avait assez de courage pour se lier à une femme qui se trouvait dans une telle situation de vulnérabilité. S'il le faisait et se montrait finalement aussi lamentable avec elle qu'avec Brenda dans des circonstances analogues, jamais il ne se le pardonnerait.

Mais s'il ne prenait pas ce risque, sa lâcheté le priverait d'une occasion peut-être unique de mener une existence normale, seule capable de faire échec à la désespérance que les drames inévitables de sa profession suscitaient périodiquement en lui. Il avait besoin d'entendre un enfant rire près de lui. Besoin de poser ses lèvres sur la nuque tiède d'une femme aimée en train de lire au coin du feu... Une femme comme Jessica avec qui il goûterait de nouveau à ces joies simples et pourtant si douces...

Même s'il n'avait encore osé esquisser le moindre pas dans cette direction, la longue hospitalisation d'Annie les avait amenés, Jess et lui, à nouer des rapports cordiaux, presque familiers. Leurs rencontres quasi quotidiennes et leur souci commun du bien-être de la fillette avaient créé entre eux une amitié que Stephen brûlait — et redoutait en même temps — de voir se transformer en un sentiment d'une autre nature.

— Nous n'avons pas le choix, Jess, dit-il en lui posant la main sur l'épaule. Ce traitement est pénible, mais il permettra à Annie de tenir, le temps de trouver un donneur.

C'était vrai, bien sûr..., songea la jeune femme. Elle n'en obéit pas moins avec réticence quand l'infirmière lui demanda de s'éloigner du lit pendant qu'elle installait la perfusion.

Jess retint son souffle quand l'infirmière introduisit le cathéter dans une veine de la main d'Annie — qui poussa un gémissement de douleur et cria :

— Maman ! Dis-leur d'arrêter. Ça fait si mal ! Le cathéter n'était pas encore bien en place, et Jess, pour s'empêcher de crier elle aussi, tourna la tête et enfouit son

visage dans la blouse blanche de Stephen. Elle avait agi d'instinct, sans réfléchir, mais elle comprit vite son erreur et recula d'un pas, de peur de fondre en larmes.

— Je sais que vous avez raison, murmura-t-elle, mais je préférerais de loin subir cette chimiothérapie à la place de ma fille.

Stephen ne la comprenait que trop bien. Tous les enfants qu'il soignait pour une leucémie ou une autre grave maladie du sang lui rappelaient David, et la même rage, le même désespoir l'envahissaient devant leurs souffrances.

67

Ses relations avec Annie étaient malheureusement plus compliquées que celles qu'il avait eues avec ses autres petits patients depuis la mort de son fils. En deux semaines, cette blonde et frêle fillette à la gaieté espiègle et à l'adorable accent anglais avait pris plus de place dans son cœur qu'aucun de ses malades précédents.

C'était dû en partie, il en avait conscience, à son attirance pour la mère d'Annie, une attirance que ni sa raison ni le souvenir de sa rupture avec Brenda ne semblaient pouvoir réprimer.

— Votre fille se sentira mieux dans quelques jours, dit-il à Jess, et elle recommencera alors à s'alimenter. Une fois ses défenses immunitaires renforcées, elle sera même sans doute assez bien pour quitter l'hôpital en attendant de subir sa greffe.

Cette greffe n'était pas aussi certaine que le ton assuré de Stephen le suggérait, songea la jeune femme qui avait maintenant de solides connaissances sur le sujet. Les premières réponses des organismes contactés avaient toutes été négatives, et la famille Fortune restait donc pratiquement la seule chance de guérison d'Annie.

Les conditions de compatibilité entre un donneur et un receveur étaient cependant beaucoup plus difficiles à satisfaire pour une greffe de moelle osseuse que pour une transfusion sanguine. Dans le premier cas, les deux personnes concernées devaient partager trois au moins — et plus de préférence — des six marqueurs appelés « antigènes leucocytaires » présents dans chaque cellule de la moelle osseuse.

Seule Lindsay avait été testée jusque-là, et l'analyse avait montré qu'elle ne possédait que deux antigènes en commun avec Annie. Tout n'était pas perdu, bien sûr : Rebecca, Adam et Caroline étaient venus se faire faire une prise de sang comme promis, en dépit de l'extrême perturbation que venait de créer dans leur vie l'arrestation de Jacob Fortune, soupçonné d'avoir tué Monica Malone. Le résultat de ces examens ne tarderait pas à être connu et, grâce à Lindsay, d'autres seraient bientôt effectués.

Dans l'immédiat, Jess résolut de penser uniquement à l'heureuse perspective de voir sa fille sortir de l'hôpital — même si c'était pour aller vivre dans une chambre d'hôtel.

—Je tâcherai de m'en souvenir tout à l'heure, quand Annie sera malade, murmura-t-elle.

L'infirmière avait maintenant fini de poser la perfusion, et Jess retourna près du lit. Enfreignant la règle qui interdisait aux visiteurs de toucher un patient installé dans une chambre stérile, elle se pencha vers la fillette et la serra dans ses bras, mais le masque qu'elle portait par mesure de prophylaxie l'empêcha malheureusement de l'embrasser.

68

— J'ai mal, maman..., chuchota Annie en se blottissant contre sa poitrine. Je veux rentrer en Angleterre et retrouver Herkie... Pourquoi il faut faire ça ?

Jess, qui avait pour principe de ne jamais éluder les questions de l'enfant à propos de sa maladie, répondit d'une voix douce :

— Oui, je sais que tu as mal, ma chérie. Le médicament qu'on te donne a des effets désagréables, mais il est aussi très efficace : dans quelques jours, tu te sentiras mieux et tu quitteras l'hôpital. Nous attendrons ensuite que le Dr Hunter puisse te soumettre au traitement spécial dont je t'ai parlé et, quand tu l'auras eu, tu seras en pleine forme.

Ces propos ne parurent ni convaincre Annie ni la réconforter. — Herkie me manque tellement..., gémit-elle. Tu crois pas que j'irais

mieux, si je le voyais ? Ce n'était pas la première fois que Stephen entendait la fillette

mentionner ce Herkie, et il se demanda de qui il s'agissait. D'un homme à qui Jess était très attachée, elle aussi ?

Ayant d'autres patients à soigner, cependant, il n'avait pas le temps de poser la question.

— Il faut que je m'en aille, dit-il à Annie, mais je repasserai tout à l'heure. Tu es une petite fille courageuse, et je ne serais pas étonné si d'autres cowboys et d'autres Indiens venaient bientôt s'amuser avec toi.

Annie commença à avoir mal au cœur peu de temps après le départ du médecin, et les nausées empirèrent ensuite au fil des heures. Impuissante à la soulager, Jess dut se contenter de lui tenir une cuvette sous le menton pendant qu'elle vomissait, et de lui essuyer le visage avec un gant de toilette humide.

Fidèle à sa promesse, Stephen rendit visite à la fillette vers midi, puis à 17 heures, mais sans pouvoir rester plus d'une minute chaque fois.

Les vomissements cessèrent dans la soirée, et Annie sombra dans un sommeil agité. Ankylosée après être restée presque toute la journée sans bouger, Jess se leva et alla regarder par la fenêtre pour se changer les idées.

La chambre donnait sur l'entrée principale de l'hôpital, et Jess vit soudain Stephen la franchir, puis monter dans une Ford décapotable rouge conduite par une mince jeune femme aux cheveux blond cendré. A sa grande surprise, Stephen et l'inconnue échangèrent une brève étreinte avant que la petite voiture de sport ne quitte la rampe théoriquement réservée aux ambulances où elle était garée, et ne se mêle au flot de la circulation urbaine.

Jess éprouva un sentiment de perte dont l'intensité lui fit prendre conscience des espoirs qu'elle avait caressés.

69

« Pourquoi n'ai-je pas cru cette aide-soignante quand elle m'a laissé entendre que Stephen ne s'intéressait pas aux femmes ? se dit-elle. Un homme comme lui doit attirer les plus belles et les plus sophistiquées de la ville, et il n'a aucune raison de ne pas en profiter, puisqu'il est divorcé... Quelle idiote je suis ! »

Le souvenir du réconfort qu'elle avait cherché auprès de lui le matin même lui revint à l'esprit, et ses joues s'empourprèrent de honte. Qu'avait-il pensé, alors ? Qu'elle était l'une de ces nombreuses mères d'enfants malades qui tombaient amoureuses de lui, sans comprendre que sa gentillesse et sa sollicitude envers elles n'avaient rien de personnel ?

Non, il fallait se résigner, conclut Jess. Annie et elle étaient seules au monde et le resteraient sûrement. Le combat qu'elles livraient contre la mort devait demeurer son unique priorité, et elle s'en voulut de s'être abandonnée pendant deux semaines à des rêves sentimentaux.

Mais cela ne se reproduirait plus. A peine arrivé au restaurant avec Gloria Denham, l'amie de son ex-

épouse qui l'y avait invité, Stephen se reprocha sa faiblesse. Cette femme l'avait appelé la veille pour l'informer de son récent divorce et se plaindre de la solitude dont elle souffrait depuis. Il ne la connaissait pas très bien, mais il avait malgré tout fait de son mieux pour la réconforter, et elle n'avait pas tardé à lui proposer de dîner le lendemain avec elle. Faute de trouver rapidement un prétexte pour refuser, il avait dû accepter...

Et maintenant, l'attendait une de ces soirées dont il avait spécialement horreur. Car, autant qu'il s'en souvienne, la conversation de Gloria tournait exclusivement autour du golf, du bridge, et de son caniche — sujets auxquels il fallait ajouter le récit détaillé de ses derniers achats ainsi que tous les potins qui circulaient dans le milieu que Brenda et elle fréquentaient.

Heureusement — ou malheureusement, il ne savait pas trop — Gloria était bavarde, et il n'eut d'autre effort à faire pour alimenter la conversation que de hocher la tête, de sourire et de poser une question de temps en temps.

L'ennui et l'agacement ne l'empêchaient cependant pas de se rendre compte que la jeune femme avait des vues sur lui, et il attendait avec impatience le moment d'être délivré. Sa Mercedes était restée sur le parking du C.H.R., ce qui lui donnerait l'occasion d'aller voir une

70

dernière fois Jess et Annie avant de rentrer chez lui. Cette perspective lui permit de tenir bon pendant que son interlocutrice continuait d'aborder l'un après l'autre les sujets les plus futiles.

Enfin, Gloria se décida à dire qu'il était peut-être temps pour elle de le reconduire à l'hôpital.

— A moins que vous ne préfériez..., ajouta-t-elle. Sa phrase se termina dans un murmure indistinct quand Stephen lui

lança un regard glacial... avant de la remercier poliment de sa première proposition :

— Je dois me lever tôt demain, et c'est gentil à vous de comprendre qu'un médecin hospitalier a des journées trop chargées pour veiller tard le soir.

Ce fut avec un profond soulagement qu'une fois revenu devant l'entrée du C.H.R., il descendit de la Ford après avoir déposé un rapide baiser sur la joue de Gloria.

La décapotable n'avait pas encore fini de descendre la rampe d'accès que Stephen franchissait la porte et se dirigeait à grands pas vers l'ascenseur.

Arrivé dans le service d'hématologie, il mit une blouse blanche, un masque et des gants chirurgicaux. La nuit était tombée pendant son absence, et il constata en pénétrant dans la chambre d'Annie que Jess n'avait pas pris la peine d'allumer la lumière. A la faible clarté du couloir, il vit que la petite fille dormait, sinon paisiblement, du moins sans trop s'agiter.

L'apparition de Stephen tira Jess des sombres pensées qui la tourmentaient depuis plusieurs heures, la faisant passer de la tristesse à l'angoisse : tantôt elle songeait à l'avenir solitaire qui l'attendait, tantôt elle s'inquiétait à l'idée qu'aucun des membres de la famille Fortune ne se révèle génétiquement compatible avec sa fille.

— Comment va Annie ? chuchota Stephen en s'approchant du fauteuil où elle était assise.

Machinalement, la jeune femme se leva, et elle s'aperçut trop tard que Stephen venait de s'arrêter tout près de son siège, et qu'en se mettant debout, elle avait placé leurs visages à quelques centimètres seulement l'un de l'autre.

Le contre-jour ne lui permettait de distinguer dans celui de son interlocuteur que les yeux. Leur expression était chaleureuse, comme d'habitude, et peut- être même un peu plus que d'habitude — sans doute la chimiothérapie commencée le matin inspirait-elle à l'hématologue un regain de compassion.

71

Ce n'était donc pas l'homme, mais le médecin, qui la regardait ainsi, se dit Jess, et il ne voyait pas en elle la femme, mais la mère d'une enfant gravement malade. Heureusement que la scène surprise tout à l'heure par la fenêtre lui avait enlevé ses illusions, sinon elle se serait peut-être couverte de ridicule en se jetant dans les bras de Stephen.

Au lieu de cela, elle fit un pas de côté pour s'éloigner de lui avant de répondre :

— Annie ne va pas trop mal, compte tenu des circonstances. Etait-ce son imagination, ou bien la voix de Jess manquait-elle

vraiment de cordialité ? s'interrogea Stephen. — Et vous, comment allez-vous ? insista-t-il néanmoins. Vous avez

dîné ? — Non. — Il faut que vous mangiez, Jess ! Si vous ne voulez pas quitter le

chevet d'Annie le temps de descendre à la cafétéria, je vais y aller, moi, et vous rapporter un sandwich ou un hot dog.

La jeune femme aurait sûrement accepté cette offre si elle était venue d'un proche, mais Stephen était le médecin de sa fille, un grand spécialiste qui avait sûrement mieux à faire que de jouer les garçons de course...

— Merci, mais ce n'est pas la peine, déclara-t-elle avec un sourire crispé. Les infirmières m'ont proposé de me servir dans le stock de yaourts qu'elles gardent dans leur réfrigérateur. Si j'ai faim, j'irai en chercher un.

Le doute n'était plus permis, cette fois, pensa Stephen : Jess lui battait froid. Cela s'expliquait probablement par le fait que sa fille était très malade et qu'il l'avait rendue plus malade encore en la soumettant à cette chimiothérapie... Dans des moments comme celui-là, la famille des patients n'avait pas toujours un comportement rationnel, et il était normal que Jess ne voie pour l'instant en lui que la cause des souffrances d'Annie.

Son instinct disait pourtant à Stephen qu'il y avait des raisons plus profondes à l'attitude de la jeune Anglaise.

Après avoir murmuré un « bonne nuit ! » poli, accompagné de la promesse de revenir le lendemain à la première heure, il battit en retraite et se dirigea vers l'ascenseur.

Cette brève entrevue avec Jess l'avait déprimé. Pendant tout le dîner, il avait été si impatient de la retrouver, pour contempler son beau visage, écouter la musique de sa voix, ou même seulement jouir de sa présence... Gloria était jolie, mais tellement fade et insignifiante qu'elle lui avait fait apparaître Jess sous un jour encore plus flatteur — au point

72

qu'il s'était un moment demandé s'il n'était pas en train de tomber amoureux d'elle.

Dieu merci, la sourde hostilité qu'elle lui avait témoignée lui éviterait désormais de se poser la question, se dit-il en montant dans sa Mercedes. Déjà réticent à se lier avec une femme qui semblait le trouver attirant, il n'était pas assez bête pour s'exposer volontairement à une douloureuse rebuffade...

Il avait eu de la chance, finalement — même si, tandis qu'il prenait le chemin de sa maison vide, le sentiment lui vint que Jess lui inspirait déjà trop d'admiration et de désir pour qu'il ne souffre pas malgré tout de devoir renoncer à elle.

A peu près à la même heure, Erica rentrait de l'un des cours du soir

qu'elle suivait à l'université. Posant en tas sur le canapé du séjour son carnet de notes, son sac Hermès et son cardigan de cashmere, elle alla dans la cuisine se servir un verre de lait écrémé et prendre deux aspirines. Les efforts déployés pour prêter attention à la leçon de son professeur d'histoire sur l'Empire romain, alors que la pensée de Jake ne la quittait pas, lui avaient en effet donné la migraine.

Ce ne fut qu'après avoir avalé les cachets et s'être longuement massé les tempes qu'elle remarqua le clignotement du voyant de son répondeur.

Il y avait deux messages — l'un de Lindsay, l'autre de Jake. Etonnée d'avoir des nouvelles de son mari, qui ne lui avait pas donné signe de vie depuis des semaines, Erica ne comprit pas bien ses paroles la première fois, et elle rembobina la cassette pour réécouter le message.

Cette seconde écoute ne lui apprit pas grand- chose de plus : Jake lui demandait juste de le rappeler à un numéro inconnu qu'elle inscrivit sur le dos d'une enveloppe. Il était toujours en prison, apparemment, et ce numéro devait donc être celui du foyer des détenus, dont elle savait par Adam et Caroline qu'il était très difficile à obtenir.

Enlevant ses chaussures, elle alla cependant le composer sur le téléphone de la chambre et eut la surprise d'entendre quelqu'un décrocher à la première sonnerie.

— Je voudrais parler à Jacob Fortune, s'il vous plaît, déclara-t-elle à son correspondant — un gardien, sans doute. Je suis son épouse.

— Ah bon ? J'ignorais qu'il était marié... Ne quittez pas ! Au bout d'un temps qui lui parut très long, elle eut enfin Jake en

ligne.

73

— Erica ? — Oui, c'est moi. J'ai trouvé ton message... Tu as quelque chose à me

dire ? Même s'il avait lui-même sollicité cet appel, le fait d'entendre sa

femme bouleversa Jake. Le son mélodieux de cette voix suffisait à raviver tous les souvenirs heureux qu'il avait essayé de chasser — celui de la cour faite, des années plus tôt, au ravissant mannequin qui, miraculeusement, l'avait préféré à ses nombreux autres soupirants ; celui de l'amante passionnée des débuts de leur mariage ; celui de la jeune maman allaitant leur premier-né...

Il avait eu tort de lui téléphoner, pensa Jake. Cela n'avait servi qu'à ranimer ses regrets de s'être séparé d'elle.

— Je... euh... je souhaitais juste savoir comment vous alliez, toi et les enfants, bredouilla-t-il. Ils ont dû t'informer que je les avais priés de... de ne plus venir me voir.

Ces paroles déçurent profondément Erica. Elle avait espéré que Jake, ravalant son orgueil, se déciderait enfin à lui demander aide et réconfort dans la terrible épreuve qu'il traversait.

— Je vais bien, annonça-t-elle d'un ton neutre. Mes cours à l'université m'occupent beaucoup. Les enfants m'ont en effet appris que tu leur avais interdit de te rendre visite, et j'avoue que je ne comprends pas pourquoi.

Jake étouffa un soupir : Erica et lui avaient à peine échangé deux phrases qu'ils se trouvaient déjà en désaccord.

— J'estime que c'est mieux ainsi, expliqua-t-il. Je ne veux pas qu'ils gardent de moi l'image d'un homme tombé aussi bas.

Ils la garderaient de toute façon, songea Erica, et quelle importance, d'ailleurs ? Ils aimaient Jake, comme elle, et souffraient de se voir refuser la possibilité de lui témoigner leur soutien.

— A ta guise, déclara-t-elle. Je peux faire quelque chose pour toi ? « Oui, penser à moi, supplia intérieurement Jake. Oublier toutes les

bêtises que je t'ai dites et me proposer de reprendre la vie commune, si jamais je me sors de ce pétrin. »

Sa fierté l'empêchant de formuler cette requête, il se borna à répondre :

— Essaie de persuader les enfants de mon innocence. — C'est inutile : ils en sont déjà convaincus. Tous les gens qui te

connaissent te savent incapable de commettre le crime dont tu es accusé.

74

Etait-ce une façon détournée de lui assurer qu'elle ne le croyait pas coupable ? songea Jake. Peut-être, et même fragile, cet espoir constituait une petite lumière au bout du tunnel.

— Il faut que je te quitte, maintenant, indiqua-t-il. Le foyer est théoriquement fermé, à cette heure. Le gardien m'a fait une fleur en me laissant y accéder.

— Je comprends... Au revoir, alors, et prends bien soin de toi. — Toi aussi, chuchota Jake. Bonne nuit, ma chérie. Surprise par ce terme d'affection, Erica fut certaine d'avoir juste

imaginé l'entendre dès qu'elle eut raccroché. La profonde complicité amoureuse qui la liait autrefois à son mari avait été détruite par des griefs de plus en plus nombreux et un sentiment croissant d'éloignement. Elle se sentait prête à se rapprocher de Jake, mais il ne le souhaitait apparemment pas, lui...

Elle décida d'attendre le jour suivant pour rappeler Lindsay, et commença de se déshabiller. Ses larmes, trop longtemps contenues, se mirent cependant à couler avant qu'elle n'eût terminé, et elle se jeta, à demi dévêtue et secouée de sanglots, sur le lit qu'elle avait si longtemps partagé avec Jake.

Les nausées d'Annie reprirent le lendemain matin, et elle refusa de

boire ne serait-ce qu'une gorgée d'eau sous prétexte que cela lui donnait encore plus envie de vomir. Sur l'ordre de Stephen, du sérum physiologique lui fut administré par perfusion pour éviter la déshydratation.

Quand Stephen revint la voir, vers 15 heures, la fillette n'allait pas mieux, et Jess était dans tous ses états.

— Je ne sais pas quoi faire ! s'écria-t-elle d'une voix bouleversée. C'est affreux d'être là, impuissante, et de la regarder souffrir !

Le désespoir de la jeune femme fut plus que Stephen ne put en supporter. Elle avait beau s'être montrée distante, la veille au soir, comment songer à le lui reprocher ? La maladie de sa fille la rendait sujette à de brusques changements d'humeur, c'était normal, il le savait d'expérience.

Sans réfléchir aux conséquences, il l'enlaça, la serra contre lui et murmura, le visage dans ses cheveux :

— Les choses ne vont pas tarder à s'arranger. Le pire sera bientôt passé, et Annie pourra ensuite boire, manger et courir dehors comme toutes les petites filles de son âge en attendant sa greffe.

75

Enveloppée dans la chaleur de ces bras rassurants, Jess sentit ses défenses tomber et s'autorisa à croire que Stephen avait raison, que sa fille irait mieux dans peu de temps et que la découverte d'un donneur lui donnerait à terme une chance de guérison complète.

Le souvenir de la femme blonde avec qui Stephen avait quitté l'hôpital la veille s'estompa aussi. Au lieu d'un médecin dont l'intérêt pour Annie et elle était purement professionnel, il devint juste Stephen, le gentil étranger qui les avait secourues au zoo, l'homme qu'elle commençait à aimer.

— Merci du soutien que vous m'apportez depuis le début, dit-elle. Si je ne vous avais pas rencontré, je n'aurais peut-être pas amené Annie au C.H.R., et je n'aurais jamais su qu'un membre de la famille Fortune y travaillait.

Stephen se sentit fondre. S'ils n'avaient tous les deux eu un masque sur la bouche, il aurait certainement embrassé Jess. Jamais depuis la mort de David il n'avait eu autant envie de faire quelque chose.

— Jess..., chuchota-t-il. Ce fut ce moment que Lindsay choisit pour entrer dans la pièce. Elle

comprit immédiatement la situation, mais feignit de ne pas remarquer la hâte avec laquelle Stephen et Jess s'écartaient l'un de l'autre, comme des enfants pris en faute.

Au moins, c'était une bonne nouvelle à raconter à Frank lorsqu'elle rentrerait, songea-t-elle en se penchant sur la petite malade. Il partagerait sûrement sa joie de voir leur voisin et ami enfin décidé à sortir de son long enfermement. Restait à espérer qu'un nouveau drame ne vienne pas compromettre cette heureuse évolution, et qu'à eux deux, ils arrivent à sauver Annie.

A la fin de la semaine, l'état de la fillette s'était considérablement

amélioré. Il fallait encore attendre un peu pour que la chimiothérapie ait produit tous ses effets, mais Annie pourrait bientôt quitter l'hôpital, même si elle devrait ensuite y retourner une fois par semaine pour des visites de contrôle.

Malheureusement, aucun donneur n'avait encore été trouvé. Les résultats des examens sanguins de Rebecca, Caroline et Adam avaient révélé un taux de compatibilité insuffisant, et l'organisme australien sur lequel Stephen fondait de grands espoirs ne possédait pas pour l'instant de moelle osseuse contenant les trois marqueurs communs requis.

Plus les recherches se prolongeraient, plus Annie risquait de retomber malade. Une ou plusieurs nouvelles chimiothérapies seraient

76

alors nécessaires, dont l'efficacité irait malheureusement en décroissant.

Jess pensait — et Stephen était du même avis — que les Fortune non encore testés représentaient la meilleure chance de guérison de sa fille. Quelques- uns d'entre eux, qui n'habitaient pas la région, avaient accepté de se faire faire une prise de sang à l'hôpital le plus proche de leur lieu de résidence. C'était notamment le cas d'Ali et de Rocky, les jumelles de Jake et d'Erica. Top model et actrice, la première vivait dans le sud de la Californie, et la seconde dirigeait une société de recherche et de sauvetage par air dans le Wyoming. Les échantillons seraient envoyés pour analyse au laboratoire du C.H.R. de Minneapolis.

Mais le temps pressait, et Jess se tourmentait quand Natalie, la fille de Jake et d'Erica dont elle avait appris le récent mariage, surgit un beau matin dans la chambre d'Annie.

— Bonjour ! déclara-t-elle. Je suis Natalie Dal- ton, la nièce de Lindsay Todd. Vous devez être Jessica et, d'après ce que j'ai compris, nous sommes cousines. Vous m'avez téléphoné d'Angleterre avant votre départ pour les Etats-Unis, et je suis vraiment désolée de ne pas vous avoir rappelée, mais il se passait beaucoup de choses dans ma vie à ce moment-là : j'essayais de m'habituer à l'idée de partager mon existence avec un homme et son fils de cinq ans.

Au-dessus du masque qui cachait en partie son joli visage, ses yeux souriaient.

La jeune Anglaise avait vu l'annonce du mariage de Natalie et de l'architecte Richard Dalton dans le journal local, et elle avait deviné qu'à cause des démêlés de Jacob Fortune avec la justice, la cérémonie avait eu lieu dans la plus stricte intimité.

— Toutes mes félicitations et mes vœux de bonheur, dit-elle en rendant son sourire à Natalie. J'étais impatiente de vous rencontrer.

Après avoir embrassé Annie, Natalie s'assit près du lit et annonça à Jess :

— Lindsay va me faire une prise de sang tout à l'heure. Elle m'a mise au courant de la situation, et je serais très heureuse si je pouvais fournir à votre fille la moelle osseuse dont elle a besoin. Je vous ai aussi apporté quelque chose qui devrait vous intéresser.

Sur ces mots, elle sortit de son sac plusieurs feuilles jaunies et un peu moisies, comme si elles étaient restées longtemps dans un endroit humide.

— Autant que je puisse en juger, expliqua-t-elle, ce sont des lettres écrites par votre grand-mère à mon grand-père. Mon beau-fils Toby les a trouvées dans notre hangar à bateaux, sous une planche mal fixée. Si

77

le document que vous avez montré à Lindsay ne suffisait pas à établir votre lien de parenté avec nous, je crois que ces lettres en constitueraient la preuve irréfutable.

Une fois avertie de cette découverte, Lindsay estima qu'il fallait en informer Sterling Foster, et elle l'appela aussitôt.

L'avocat savait déjà qu'une Anglaise surgie de nulle part se prétendait apparentée aux Fortune, et il avait accueilli la nouvelle avec beaucoup de scepticisme. Cette jeune femme se présentait comme la petite-fille de Ben et d'une maîtresse qu'il avait eue pendant la Seconde Guerre mondiale, et elle affirmait ne pas vouloir d'argent, juste de l'aide pour sa fille gravement malade, mais Sterling se méfiait.

— Si vous pensez que ces lettres ont une valeur juridique quelconque, déclara-t-il à Lindsay, dites à Mme Holmes de me les apporter à mon bureau vendredi à 11 heures.

— Entendu ! Pensif, l'avocat raccrocha. Il n'avait pas encore parlé de Jessica

Holmes à Kate, et, privée comme elle l'était de tout contact avec sa famille, la vieille dame ne pouvait pas connaître l'existence de la jeune Anglaise.

Le moment était cependant venu de lui raconter toute l'histoire. Elle risquait, sinon, de l'apprendre par les médias, à l'affût de la moindre rumeur concernant les Fortune.

Sterling n'en craignait pas moins de lui causer un choc, alors que le sort de Jake lui donnait déjà beaucoup de souci. L'idée d'avoir une parente jusque-là inconnue enchantait peut-être Lindsay, Natalie et les autres, mais Kate, elle, ne serait sûrement pas ravie d'entendre le récit des aventures galantes de son mari en Angleterre.

A moins que cela ne la laisse indifférente... Tout était possible, avec elle !

Soulevant de nouveau le combiné, Sterling composa le numéro de son amie, qui décrocha à la deuxième sonnerie.

— Vous voulez bien offrir un verre à un vieil homme ? demanda l'avocat.

Il devina qu'elle souriait, sentit qu'elle se réjouissait à l'avance de pouvoir le taquiner et le faire enrager pendant une heure ou deux.

— D'accord, répondit-elle, à condition que vous surveilliez votre langage... Le mot « vieux » est strictement interdit chez moi. Il y a longtemps, voyez-vous, que je ne mets plus de bougies sur mes gâteaux d'anniversaire.

78

6.

Kate servit à Sterling un whisky — sec, comme il l'aimait, alors qu'elle le préférait avec un peu d'eau. Les lumières de Minneapolis commençaient de s'allumer, derrière les baies vitrées de son appartement, quand elle lui tendit le verre et l'invita de la main à s'asseoir près d'elle dans le canapé.

Pour une femme dont le fils aîné était en prison et que des circonstances indépendantes de sa volonté obligeaient à vivre cachée, elle était resplendissante. Vêtue d'un pantalon noir et d'un chemisier de soie blanche dont elle avait noué les pans autour de sa taille fine, ses beaux cheveux auburn relevés et maintenus en place par des épingles à tête d'argent, elle ressemblait à Katherine Hepburn dans tout l'éclat de sa maturité.

Quelques rides d'expression marquaient bien son visage — elle avait tout de même plus de soixante- dix ans —, mais sans l'enlaidir. Son teint avait gardé un aspect frais et velouté. Et, aux yeux de Sterling, elle restait la femme merveilleuse que Ben Fortune avait épousée — sans, pour autant, toujours la mériter.

— J'ai à vous annoncer une nouvelle qui va sans doute vous donner un choc, déclara-t-il.

— Je vous écoute, dit-elle d'un ton posé. Il lui exposa franchement la situation, comme d'habitude, et elle ne

l'interrompit pas une seule fois. Quand il eut terminé, elle secoua la tête, et un sourire désabusé se dessina sur ses lèvres.

— Mon mari était un chaud lapin, observa-t-elle avec sa liberté de langage coutumière, mais ne vous tracassez pas, Sterling : les frasques de Ben appartiennent au passé. Il y a longtemps que je les lui ai

79

pardonnées, et une de plus ou de moins, quelle différence ? Ce que vous comptez faire au sujet de cette Jessica Holmes et de sa recherche de moelle osseuse m'intéresse beaucoup plus.

— Dans la mesure où la vie d'une enfant est en jeu, j'ai accepté d'examiner les lettres qui sont en sa possession, expliqua l'avocat. Elle en a apporté une d'Angleterre, et Natalie en a trouvé trois autres dans le hangar à bateaux que Ben utilisait autrefois. Si elles sont authentiques, je n'ai aucune raison de refuser à cette jeune femme l'aide qu'elle demande.

— Quand et où devez-vous la rencontrer ? — Vendredi matin à mon bureau. — Quelqu'un de la famille l'accompagnera ? Devinant immédiatement ce que son amie avait en tête, et qui serait

une source infinie de complications, Sterling protesta : — Non, Kate, c'est impossible ! Soyez raisonnable ! Dans un geste dont elle savait sûrement qu'il étoufferait toute

opposition de sa part, la vieille dame posa la main sur la sienne et déclara d'une voix douce :

—Accordez-moi cette faveur, je vous en prie ! Que craignez-vous, d'ailleurs ? Jessica Holmes a peut-être vu des photos de moi, mais elle me croit morte. Depuis mon retour du Brésil, j'ai en outre appris à me déguiser et à me grimer pour ne pas être reconnue dans la rue, et si vous me présentez à Jessica comme votre secrétaire, pourquoi mettrait-elle votre parole en doute ?

Sterling n'était pas d'un naturel facétieux. Pourtant, il ne put

s'empêcher de rire quand Kate entra dans son bureau le vendredi matin à 10 h 30. Elle avait utilisé pour changer son apparence divers moyens, des plus évidents aux plus subtils : sa bouche dépourvue de rouge à lèvres était pincée dans une moue dédaigneuse, elle avait épaissi l'arête de son nez par quelque artifice de maquillage, de grosses lunettes remplaçaient ses verres de contact habituels, et une perruque grise cachait sa chevelure flamboyante.

Et ce n'était pas tout : toujours vêtue avec élégance et à la dernière mode, Kate était aujourd'hui mal habillée. Sa jupe, son corsage et ses chaussures semblaient provenir d'une vente de charité.

— Bravo ! Vous êtes méconnaissable ! s'écria l'avocat.

80

— Merci, dit la vieille dame d'un air satisfait. Maintenant, si vous me dictiez une lettre, pour que je me mette bien dans la peau de mon personnage ?

Jess arriva à 11 heures pile et, introduite par Kate auprès de Sterling, elle accepta sans discuter que la « secrétaire » reste dans la pièce pour prendre des notes.

Sortant les lettres de son sac à main, elle les tendit à l'avocat et expliqua :

— La première a été écrite par Ben Fortune à Celia Warwick, ma grand-mère, qui a épousé George Simpson à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Je l'ai trouvée en triant les affaires de ma mère après sa mort. Elle s'appelait Lana et, si les informations contenues dans cette missive sont exactes, c'était la fille de Ben, ce qui fait de moi sa petite- fille, et de ma fille Annabel son arrière-petite-fille.

» Comme Lindsay a déjà dû vous l'indiquer, maître Foster, les trois autres lettres ont été adressées à Ben par ma grand-mère. C'est le beau-fils de Natalie Dalton, Toby, qui les a découvertes dans le hangar à bateaux de la propriété située en face de l'ancienne demeure des Fortune, de l'autre côté du lac Travis. »

Sterling prit les lettres et se plongea dedans sans jeter un regard à Kate qui avait griffonné quelques phrases sur un carnet, pendant que Jess parlait, et semblait attendre à présent les instructions de son « patron ».

Un profond silence s'installa dans la pièce, que Sterling, une fois sa lecture terminée, rompit en demandant à Jess l'autorisation de photocopier les documents. Elle la lui donna, et il tendit alors les feuillets à Kate en disant :

— Veuillez vous en occuper, mademoiselle... euh... Johnson. La vieille dame sortit du bureau, et son absence dura si longtemps

que Jess commença de se poser des questions : la photocopieuse était-elle en panne, ou avait-il fallu en changer la cartouche d'encre ?

— Ma secrétaire habituelle est malade depuis hier, expliqua Sterling qui sentait la perplexité de la jeune Anglaise. Mlle Johnson est une intérimaire, et elle a quelques problèmes avec le fonctionnement du matériel.

Jess esquissa un sourire poli et décida de s'armer de patience : l'avocat lui donnerait son opinion sur la valeur juridique des lettres quand il le jugerait utile. Elle ne voulait pas avoir l'air de le harceler.

Enfin, Kate revint. Elle remit les papiers originaux et les photocopies à Sterling qui profita de ce qu'elle tournait le dos à Jess pour l'interroger

81

discrètement du regard. La vieille dame lui signala d'un léger hochement de tête que les documents n'étaient pas des faux.

Ayant ainsi reçu le feu vert de son amie, l'avocat rendit les originaux à Jess et lui déclara :

— L'examen de ces lettres m'a permis de voir qu'elles étaient authentiques, madame Holmes. Maintenant, j'aimerais que vous me confirmiez ce que j'ai entendu dire, à savoir que le but de votre venue à Minneapolis était la recherche d'un donneur de moelle osseuse pour votre fille, et non la revendication d'une part de l'héritage de Ben Fortune.

— C'est exact, répondit Jess. Mon défunt mari nous a laissé, à ma fille et à moi, de quoi subvenir amplement à nos besoins. Mais la moelle osseuse ne s'achète malheureusement pas, et si Annie ne bénéficie pas très vite d'une greffe...

Malgré sa volonté de rester impassible pendant tout l'entretien, sa voix s'étrangla et ses yeux se remplirent de larmes.

Sterling qui, avant d'accepter de l'aider, comptait lui demander une renonciation officielle à ses droits sur la succession de son grand-père maternel, changea alors d'avis : cette jeune femme lui inspirait confiance. La guérison de sa fille était visiblement son seul souci, et il ne voulait pas la blesser en exigeant une preuve écrite de sa bonne foi.

Pendant qu'il réfléchissait, Kate avait tendu un mouchoir en papier à Jess, et celle-ci ne tarda pas à recouvrer son sang-froid.

— Excusez-moi, murmura-t-elle. — Je vous en prie, déclara l'avocat. Votre émotion est parfaitement

compréhensible, et je vais me mettre en contact avec tous les membres de la famille Fortune pour les assurer de la pureté de vos intentions. Cela persuadera sans doute ceux qui hésitent encore de se soumettre à un test génétique.

— Merci beaucoup, dit Jess avant de se lever et de prendre congé. Quand elle fut seule avec Sterling, Kate observa : — Cette femme me plaît. Il lui a fallu du cran, pour entreprendre ce

voyage aux Etats-Unis, où elle ne connaît personne, dans l'unique espoir de sauver sa fille... Par ailleurs, je suis convaincue qu'elle est la petite-fille de Ben. Nous devons donc tout faire pour l'aider.

Quelques jours plus tard, Stephen invita Jess à dîner. Elle n'en fut

pas vraiment surprise car, depuis le début de la chimiothérapie d'Annie, il lui témoignait bien plus que de la gentillesse. Elle lui était

82

reconnaissante, cependant, d'avoir attendu pour lui proposer cette sortie que l'état de sa fille lui permette d'en profiter sans se sentir ni tendue ni coupable. C'était une preuve de tact qu'elle appréciait à sa juste valeur.

— J'accepte avec plaisir, répondit-elle, ses yeux bruns exprimant une joie qui fit chaud au cœur de Stephen.

Ils n'avaient oublié ni l'un ni l'autre le baiser qu'ils n'auraient pas manqué d'échanger sans le masque qui les gênait et l'arrivée intempestive de Lindsay dans la pièce. Ils se doutaient qu'un moment plus opportun pour s'embrasser se présenterait, et ils l'attendaient tous les deux avec la même impatience.

Au lieu de partir directement de l'hôpital, ils s'étaient donné rendez-vous dans le hall du Radisson Plaza, et le pouls de Stephen s'accéléra quand, franchissant la porte de l'hôtel, il vit Jess venir vers lui. Vêtue d'un tailleur rouge dont la jupe courte mettait en valeur ses longues jambes fines, elle était la beauté et la grâce personnifiées.

— Vous êtes ravissante, déclara le médecin avant de lui effleurer la joue d'un baiser.

Au contact des lèvres de Stephen sur sa peau, Jess sentit un frisson délicieux la parcourir. Jamais Ronald n'avait éveillé en elle un tel émoi rien qu'en l'embrassant, même sur la bouche, et elle ne pouvait qu'imaginer ce qu'elle éprouverait en faisant l'amour avec ce grand homme blond qui, pour un soir au moins, semblait disposé à oublier son travail.

— Vous n'êtes pas mal non plus, en tenue de ville, répliqua-t-elle avec un sourire espiègle.

Stephen lui rendit son sourire. Sans être sûr que des liens plus intimes se noueraient entre eux dans les heures suivantes ou plus tard, son intuition lui disait que Jess n'y était pas opposée. Depuis leur première rencontre, elle lui apparaissait comme une femme aussi généreuse sur le plan physique qu'affectif.

— Si nous allions au restaurant à pied ? suggéra-t-il. Ce n'est pas loin, et il fait très doux, dehors.

— Bonne idée ! Il leur fallut en effet cinq minutes à peine pour arriver à

l'établissement choisi par Stephen — un petit restaurant français dont Jess avait entendu vanter la cuisine, et où une table leur avait été réservée dans un coin tranquille, près d'une fenêtre.

L'endroit plut immédiatement à la jeune Anglaise, avec son style art déco et la joyeuse animation qui y régnait. Les joues rouges d'excitation, elle s'assit en face de Stephen, et un serveur enveloppé dans un grand

83

tablier blanc leur apporta presque tout de suite la carte. Elle laissa à son compagnon le soin de commander, et il opta pour le coq au vin, l'une des spécialités de la maison.

Même s'il s'agissait là d'un détail insignifiant, la confiance que Jess lui avait témoignée en s'en remettant à lui pour le choix du menu fit plaisir à Stephen. Tout en admirant le calme courage avec lequel la jeune femme gérait la maladie de sa fille, il avait envie de s'occuper d'elle, de la décharger de tout souci, des plus petits aux plus grands.

Sa satisfaction fut cependant brusquement chassée par la pensée qu'il n'était pas en son pouvoir de la protéger de ce qu'elle redoutait le plus. Dans une situation analogue, toutes ses compétences et celles de l'excellent cancérologue qui avait soigné David n'avaient pas suffi à sauver le petit garçon.

Ne voulant pas que ces tristes souvenirs gâchent sa soirée avec Jess, Stephen se força à revenir au présent et observa pendant qu'ils attendaient d'être servis :

— Vous savez un certain nombre de choses sur moi, ne serait-ce que ma profession, mais moi, j'ignore tout de vous... Racontez-moi votre vie en Angleterre, dites-moi à quoi ressemblait votre existence, là-bas.

Jess nota que Stephen avait employé l'imparfait, comme si elle ne devait jamais retourner dans son pays natal, mais elle ne le lui fit pas remarquer. Elle lui parla à la place de son enfance dans un faubourg de Londres, de ses années d'université, de son métier d'analyste financière et de ses week-ends dans le cottage du Sussex hérité de sa mère, qu'Annie et elle aimaient beaucoup.

Le serveur apporta leur commande et, tout en dégustant le meilleur coq au vin qu'elle ait jamais mangé, Jess continua son récit, évoquant brièvement son mariage avec Ronald et le fait qu'il était mort dans un accident de voiture. Elle passa néanmoins sous silence les infidélités qui avaient gâté leur union presque depuis le début.

— Cela a dû être dur pour vous de perdre votre mari et d'apprendre juste après qu'Annie était atteinte de leucémie, déclara Stephen d'une voix remplie de compassion.

Plus dur qu'il ne pouvait l'imaginer, songea la jeune femme — qui se borna cependant à murmurer avec un haussement d'épaules :

— Le destin est parfois cruel. Un silence suivit, pendant lequel Stephen s'aperçut que sa curiosité

n'avait pas été satisfaite sur un point au moins. — Qui est Herkie ? demanda-t-il tout à trac. Muette de stupeur, Jess écarquilla les yeux, puis elle éclata de rire et

expliqua :

84

— C'est le scotch-terrier d'Annie — Herkimer McTavish III de son vrai nom. Elle l'adore et il lui manque terriblement. Elle ne cesse de le réclamer.

Stephen fut ravi d'apprendre que Herkie était un chien, et le dîner se poursuivit dans une ambiance gaie et détendue. Le moment de partir n'en arriva que trop vite, mais vu l'heure matinale à laquelle les horaires de l'hôpital les obligeaient tous les deux à se lever, ils renoncèrent à chercher un prétexte pour prolonger la soirée.

Ce fut toutefois la main dans la main qu'ils firent le chemin de retour à l'hôtel. Leurs épaules se touchaient, leurs regards ne cessaient de se croiser, et s'y exprimait tout le plaisir qu'ils avaient à être ensemble. Ils savaient pourtant que l'intimité créée entre eux par ce dîner restait fragile : un mot, un geste déplacé pouvaient suffire à la détruire. Malgré le sentiment exaltant qu'ils avaient de vivre une idylle naissante, trop d'inconnues les séparaient encore.

« J'aurais dû l'embrasser quand nous étions seuls dans la rue, se dit Stephen au moment où le portier de l'hôtel leur adressait le sourire entendu qu'il réservait sûrement aux couples d'amoureux. Je lui aurais ensuite offert de venir chez moi, et nous aurions fait l'amour... »

Il en mourait d'envie, mais sans ignorer qu'il leur fallait attendre de mieux se connaître : Jess n'avait manifestement rien d'une femme qu'attiraient les aventures sans lendemain.

Une fois dans le hall, Stephen s'arrêta près d'un palmier en pot et se demanda s'il allait quitter tout de suite la jeune Anglaise ou lui proposer de l'accompagner jusqu'à sa chambre. La seconde possibilité lui plaisait plus que la première, mais il ne voulait pas se rendre suspect de harcèlement...

L'indécision de son compagnon n'échappa pas à Jess. Hésitait-il à lui dire au revoir en l'embrassant sur la joue, ou en lui serrant seulement la main ? L'aide-soignante de l'autre jour avait raison, finalement : il ne s'intéressait qu'à son travail, et cette invitation à dîner avait été pour lui un simple geste de politesse — ou, pire encore, de pitié envers une étrangère seule et sans moyen de se distraire dans une ville inconnue.

Sa bonne éducation permit heureusement à la jeune femme de cacher sa détresse. Elle posa la main sur le bras du médecin et déclara d'une voix douce :

— J'ai passé une excellente soirée grâce à vous. Je vous remercie infiniment.

Le désir de Stephen l'emporta alors sur ses scrupules : il n'était pas question de se séparer de Jess sans au moins l'embrasser.

85

Il chercha du regard un endroit où ils pourraient s'isoler et vit un petit salon qui donnait sur le hall et semblait vide.

— Venez ! dit-il à Jess en l'entraînant dans cette direction. J'aimerais être seul avec vous un moment.

A son grand soulagement, il n'y avait en effet personne dans la pièce, dont l'unique lampe restée allumée laissait la plus grande partie dans la pénombre.

— Que... qu'y a-t-il ? balbutia Jess, craignant que Stephen n'ait une mauvaise nouvelle à lui annoncer au sujet d'Annie.

Ces mots avaient à peine franchi ses lèvres que des bras robustes l'enlacèrent et que la bouche de Stephen s'empara de la sienne, fiévreuse, exigeante...

Ce baiser qu'elle avait tant de fois imaginé pendant les soirées solitaires passées au chevet de sa fille embrasa la jeune femme. Elle ignorait jusque-là que pouvaient exister une passion et un plaisir aussi intenses, et le sentiment que Stephen les partageait rendait cette découverte plus extraordinaire encore.

Aucun homme, avant lui, n'avait suscité en elle une telle envie de se donner tout entière, de livrer ses pensées et ses désirs les plus secrets. Et sa surprise n'avait d'égale que sa joie devant la fougue de celui qu'elle avait cru réservé et hostile à toute forme d'engagement.

Un feu incontrôlable s'était mis à courir, en effet, dans les veines de Stephen. La douceur des lèvres de Jess faisait chavirer ses sens. Il se baignait dans sa chaleur, s'émerveillait de sentir contre lui ses formes délicieusement féminines. C'était comme si un brusque afflux de sang dilatait son cœur desséché par trois années de douloureuse solitude. Il éprouvait jusqu'au tréfonds de son âme le besoin d'aimer et d'être aimé.

Combien de temps dura cette étreinte ? Ni Jess ni Stephen n'auraient su le dire, mais elle fut brusquement interrompue par l'entrée dans la pièce d'un employé armé d'un aspirateur. Bien que celui-ci ait eu le bon goût de s'éclipser aussitôt en marmonnant une excuse, son apparition avait suffi à ramener Stephen à la réalité.

— Pardonnez-moi..., chuchota-t-il à l'oreille de Jess. Je n'aurais pas dû laisser les choses aller aussi loin.

— Si torts il y a, ils sont partagés, répliqua la jeune femme. Un élan de gratitude et de tendresse souleva Stephen : loin d'avoir

honte de l'ardeur avec laquelle elle avait répondu à ses avances, Jess l'assumait, avec un mélange de dignité et d'humour qui forçait son admiration.

86

— Personnellement, déclara-t-il en souriant, j'ai trouvé très agréables les moments que nous venons de passer, et je vous propose de sortir de nouveau ensemble un jour prochain.

Jess savait que, si elle acceptait, ils deviendraient amants. Elle savait aussi qu'il existait encore des barrières entre eux, mais cela ne l'empêcha pas de répondre :

— J'en serai ravie. Le cœur inondé de bonheur, Stephen posa un baiser sur les lèvres de

Jess, puis s'obligea à s'écarter d'elle de peur de ne pouvoir contrôler un désir qu'il sentait prêt à se rallumer.

— Venez, murmura-t-il en enlaçant la taille de la jeune femme. Nous avons tous les deux besoin de repos, et il vaut donc mieux que je ne vous raccompagne pas à votre chambre, mais je vais au moins aller jusqu'à l'ascenseur avec vous.

Pour la première fois depuis des mois, la chance sourit à Jake : le juge qui devait présider son audience préliminaire connaissait bien Sterling. Sans être intimes, ils sortaient de la même université et fréquentaient les mêmes milieux. Ce juge serait donc sans doute plus enclin que le premier à prendre en considération la réputation de Jake et son rôle éminent dans la vie économique locale.

Il s'avéra qu'il connaissait aussi Aaron Silberman, auquel il vouait, sinon de l'amitié, du moins du respect. Le jour dit, il l'écouta avec attention développer ses deux arguments majeurs : d'une part, arguait l'avocat, le ministère public n'avait contre son client aucune preuve suffisante pour que l'affaire soit portée devant les tribunaux ; d'autre part, Jake ne songerait pas à s'enfuir s'il était libéré sous caution, pour la bonne raison qu'il perdrait alors tout à la fois la possibilité de voir ses enfants et la direction du groupe Fortune Cosmetics.

Le substitut du procureur, de son côté, rappela que Jake avait quitté le Minnesota la nuit du meurtre et ajouta qu'un homme coupable d'un premier assassinat pouvait très bien en commettre un deuxième, et devait donc rester derrière les barreaux.

Ce fut finalement au juge de parler. Il déclara les présomptions qui pesaient sur Jake suffisantes pour engager des poursuites contre lui, mais accéda malgré tout à la requête de mise en liberté sous caution présentée par Silberman.

—Je fixe votre caution à un million de dollars, monsieur Fortune, annonça-t-il. Jusqu'à votre procès, il vous est interdit de quitter l'Etat. Toute tentative de le faire sera considérée comme un crime, et vous retournerez alors immédiatement en prison.

87

Incrédule, Jake regarda tour à tour Aaron Silber- man et Sterling : était-il vraiment libre ? Les deux avocats le lui confirmèrent d'un hochement de tête et, une demi-heure plus tard, habillé de vêtements à lui pour la première fois depuis son arrestation, il franchissait la porte du palais de justice.

Ses enfants et ses petits-enfants étaient rassemblés en haut des marches. Erica était là, elle aussi, même si elle se tenait un peu à l'écart, et sa présence causa à Jake un mélange d'émotion et de gêne.

Des journalistes guettaient également son apparition, et des flashes crépitèrent quand Natalie s'élança pour se jeter dans les bras de son père.

— Je t'ai préparé ton gâteau préféré, lui déclara-t-elle, les larmes aux yeux. Tu sais, celui au chocolat et aux noix... Il t'attend à la maison.

Ses autres enfants vinrent ensuite l'embrasser, puis ce fut au tour d'Erica. D'un pas hésitant et la tête baissée afin de cacher son visage aux photographes, elle s'approcha de Jake et lui éteignit le bras.

— Je suis très heureuse qu'on t'ait relâché, murmura-t-elle, car je n'ai jamais douté de ton innocence. Si je peux faire quelque chose pour toi, n'hésite pas à me le demander.

Tout en la remerciant à voix basse, Jake respira avec volupté son parfum familier. Il ne se lassait pas de contempler ce visage tant aimé, cette haute silhouette, fine et racée... Comme elle lui avait manqué ! Ils avaient fondé un foyer et vécu en harmonie pendant tant d'années... Malgré leurs récents problèmes de couple, elle incarnait encore tout ce qu'il avait toujours désiré trouver chez une femme. Pour l'instant, malheureusement, il avait bien peu de chose à lui offrir.

Comme si elle Usait dans ses pensées et partageait son opinion, Erica se détourna et descendit les marches qui menaient à la rue. Elle n'avait apparemment pas l'intention d'être présente à la réunion familiale que Caroline avait organisée à la maison du lac Travis pour fêter sa libération, se dit Jake.

L'absence de sa femme à cette fête gâta un peu sa joie d'être enfin délivré de l'humiliation de la prison. Sans Erica, son existence était vide, et l'idée qu'elle attendait peut-être de lui un geste de conciliation ne lui traversa pas l'esprit.

C'était pourtant bien ce qu'Erica avait espéré en venant au palais de justice. Sa démarche n'avait pas eu le résultat escompté, songea-t-elle en montant dans sa voiture, mais elle avait tout de même cru sentir chez Jake, pendant qu'ils se parlaient, un muet élan de tendresse vers elle.

88

Dans les heures qui suivirent, cependant, cette impression lui parut de plus en plus illusoire... jusqu'à ce que son fils aîné l'appelle et lui dise avoir eu la même impression.

—Papa n'ose pas te l'avouer parce que ses ennuis actuels le rendent indigne de toi à ses propres yeux, expliqua Adam, mais je suis sûr qu'il regrette votre rupture. Il fera certainement des tentatives de rapprochement une fois ses problèmes avec la justice réglés et, si tu acceptes d'oublier le passé, notre famille sortira indemne, et même renforcée, de cette épreuve.

Le lendemain de la libération de Jake, les boucles blondes d'Annie se mirent à tomber par poignées. Bien que Jess eût été avertie de cette éventualité et eût même remarqué, les jours précédents, la quantité inhabituelle de cheveux arrachés par chaque brossage, la soudaineté de l'événement la surprit. Elle s'efforça de cacher sa consternation et prépara doucement sa fille à cette transformation avant de la laisser se regarder dans une glace.

D'autres membres de la famille Fortune avaient, entre-temps, été testés, mais en vain. La situation comportait cependant quelques points positifs. Au grand étonnement de Jess et de Stephen, notamment, la moelle osseuse d'Annie s'était régénérée beaucoup plus vite que prévu. Ses défenses immunitaires recommenceraient peu à peu à s'affaiblir, mais elle irait temporairement assez bien pour mener une vie normale. Sauf extraordinaire, son départ de l'hôpital aurait heu à la fin de la semaine.

Stephen n'en avait pas encore parlé à Jess, mais il était décidé à résoudre pour elle un problème qui le tracassait : Annie et elle devraient rester à Minneapolis jusqu'à la découverte d'un donneur compatible, et il ne voulait pas qu'elles passent tout ce temps à l'hôtel. Il prit donc sur lui de requérir l'aide de Lindsay pour leur trouver un logement.

Celle-ci lui proposa de demander à Sterling si Jess et sa fille pouvaient s'installer dans le pavillon des invités de la demeure familiale, au bord du lac Travis. Stephen trouva l'idée excellente : en cas d'acceptation, ses deux protégées habiteraient à cinq cents mètres de chez lui.

—Tu crois que c'est possible ? déclara-t-il à son amie, attablée avec lui dans la salle de repos des médecins.

— Rien ne s'y oppose, à ma connaissance, répondit-elle. Ce pavillon est situé à une certaine distance de la maison principale, et son occupation ne devrait donc pas gêner Jake.

— Il est meublé ?

89

— Oui, et entièrement équipé, des draps jusqu'à la vaisselle. Il n'est pas très grand, mais il y a deux chambres à coucher et une salle de bains, en plus du séjour et de la cuisine. Il conviendra donc parfaitement à Jess et à sa fille. Si cela ne tenait qu'à moi, elles auraient la permission d'y emménager dès maintenant, mais c'est à Sterling de décider.

Kate avait en effet légué le domaine du lac Travis en indivision à ses enfants, Sterling étant chargé d'en gérer l'utilisation.

Lorsque Lindsay lui présenta sa demande, l'avocat y accéda — sous réserve que Jake n'y voie pas d'objection.

L'encombrante notoriété que lui valaient ses démêlés avec la justice avait en effet amené Jake à vivre pratiquement en reclus depuis sa libération, et l'idée d'avoir des voisins ne l'enchantait guère. Après y avoir réfléchi pendant un jour ou deux, son bon cœur finit cependant par l'emporter, et il donna son accord à Sterling — à condition que Jess promette de rester discrète.

L'avocat sollicita ensuite l'avis de Kate et, comme il s'y attendait, cette dernière lui accorda sans difficulté l'autorisation de prêter le pavillon aux deux Anglaises, si bien que, le jour même, Lindsay put en parler à Jess.

— Je n'ose y croire ! s'écria cette dernière, les yeux brillant de joie. Je pensais louer une petite maison le temps qu'Annie ait subi sa greffe et se soit rétablie, et vous me proposez juste ce que je cherchais... Je vous suis infiniment reconnaissante : cela m'évitera tellement de démarches qui auraient ennuyé et fatigué Annie !

— Ce pavillon est à vous, gratuitement et tant que vous en aurez besoin, précisa Lindsay. Stephen est au courant et s'est offert pour vous emmener le visiter.

Comme Jess avait depuis longtemps rendu sa voiture de location, utilisant des taxis pour ses déplacements entre l'hôtel et l'hôpital, il lui fallait effectivement un chauffeur. Elle était gênée de faire jouer ce rôle à Stephen, mais quand il vint voir Annie, en fin de journée, et qu'ils en discutèrent, il lui assura que cela ne le dérangeait pas du tout.

— Mais que diriez-vous d'aller dîner, auparavant ? Je meurs de faim, ajouta-t-il avec un sourire. Nous irons ensuite au Village, et j'en profiterai pour vous montrer ma maison et celle de Lindsay, car nous habitons tous les deux très près de la demeure des Fortune. Lorsque vous aurez emménagé dans votre nouveau logis, nous serons donc voisins, et je pourrai veiller sur vous.

Le petit restaurant vietnamien où Stephen emmena Jess servait une cuisine savoureuse. Après un repas composé d'une soupe aux ailerons

90

de requin suivie de crevettes à la sauce aigre-douce, ils prirent le chemin du lac Travis.

Une demi-heure plus tard, ils atteignaient leur destination, et Stephen ralentit afin de permettre à Jess de jeter un coup d'œil à sa propre maison. La jeune femme en apprécia les lignes pures et les dimensions imposantes, mais lui trouva un air étrangement inhabité. Sachant Stephen divorcé, elle se demanda soudain s'il avait des enfants et s'ils venaient le voir le week-end.

— Je suis en train de me rendre compte que j'ignore à peu près tout de vous, observa-t-elle tandis que la Mercedes passait devant l'habitation, plus traditionnelle, des Todd. Vous avez des enfants ? Je serais tentée de dire que oui, si j'en juge par l'excellent contact que vous avez tout de suite établi avec Annie.

Stephen aurait pu profiter de cette occasion pour lui parler de David, mais il craignit de jeter une ombre sur une soirée jusque-là parfaite en évoquant la maladie et la mort du petit garçon. Sans vraiment mentir, sinon par omission, il répondit donc :

— Non, je n'ai pas d'enfants, et c'est l'un de mes plus grands regrets, mais mon travail m'occupe tellement que je ne ferais sans doute pas un bon père.

C'était un reproche que Brenda lui avait souvent adressé pendant leur mariage, et qui lui avait laissé un sentiment de culpabilité tenace : ses journées chargées l'avaient empêché de passer avec son fils autant de temps qu'il l'aurait souhaité, et maintenant, il était trop tard.

Jess, elle, pensait que Stephen ferait un excellent père, mais quelque chose dans l'intonation de sa voix la dissuada d'insister.

La Mercedes avait à présent franchi la grille de la demeure des Fortune, grâce à la carte magnétique fournie par Lindsay. La nuit était tombée, si bien que Jess ne vit de la maison principale qu'une masse sombre à demi cachée par les arbres du jardin.

Comme elle aurait aimé la visiter ! songea-t-elle. Peut-être y planait-il encore la présence invisible de l'homme dont le sang coulait dans ses veines, même si sa grand-mère lui avait refusé tout droit paternel sur leur enfant. Avec la lettre trouvée dans le recueil de poésies, cette demeure construite par Ben Fortune lui-même, et où il avait vécu, était le seul élément matériel qui reliait Jess à son grand-père américain.

Au lieu de s'en approcher, cependant, la voiture tourna presque tout de suite dans une allée bordée de chênes et de sapins, pour s'arrêter deux minutes plus tard devant un petit bâtiment aux murs blanchis à la chaux.

91

Stephen en avait la clé, et il précéda Jess dans le séjour pour allumer une lampe, dont la clarté révéla un plancher recouvert de tapis d'Orient. Des fauteuils confortables entouraient une cheminée de brique surmontée de gravures anciennes. Un tas de bûches était posé près de l'âtre. Des étagères à livres occupaient tout le mur du fond, et des coussins multicolores ornaient les sièges.

— C'est ravissant, et si douillet..., murmura Jess. Annie va adorer cette maison !

— Allons voir les autres pièces, proposa Stephen. La cuisine était petite, mais bien équipée, avec un coin repas où une

table et quatre chaises avaient été installées sous un lustre de style Tiffany.

Arrivé devant la porte de ce qui devait être l'une des deux chambres, Stephen l'ouvrit et se dirigea à tâtons vers le lit. Il finit par trouver l'interrupteur de la lampe de chevet, dont l'ampoule grésilla puis s'éteignit, replongeant la pièce dans la pénombre.

—Il y a peut-être des ampoules de rechange dans la table de nuit, dit Jess, derrière lui.

Soudain tendu, il se tourna vers elle, et leurs regards se croisèrent. Ils restèrent un long moment à se fixer ainsi, à la fois frémissants et immobiles. Puis, d'un même élan, ils s'enlacèrent, et leurs bouches se joignirent.

92

7.

Ce sentiment de totale empathie, ce désir brûlant de se donner corps et âme, Jess en rêvait depuis le baiser échangé avec Stephen, et, même, sans avoir osé se l'avouer, depuis des années.

Pourtant, tout en répondant avec fougue aux voluptueux assauts des lèvres de son compagnon, elle songeait que bien des obstacles se dressaient encore entre eux. Des obstacles dont il devrait lui révéler la nature et qu'il leur faudrait surmonter, faute de quoi leur bonheur ne durerait pas.

Peut-être courait-elle au-devant d'une cruelle désillusion, pensa-t-elle, se remémorant la façon indigne dont son mari l'avait traitée. Elle se sentait cependant prête à prendre ce risque : Stephen en valait la peine.

Le gémissement de plaisir que poussa Jess quand il se mit à explorer la douce caverne de sa bouche attisa l'ardeur de Stephen. Jamais aucune femme ne lui avait autant plu, ni donné une telle envie de satisfaire ses pulsions, de la plus sauvage à la plus tendre, tant était grande, en même temps, son envie de la protéger.

— Jess... Jess..., murmura-t-il tandis que ses mains fiévreuses déboutonnaient maladroitement le chemisier de la jeune femme. Vous me faites perdre la tête. Alors, si vous ne voulez pas que les choses aillent plus loin, dites-le-moi maintenant, sinon, je ne pourrai plus m'arrêter.

— Je ne veux pas que vous arrêtiez. Cet aveu, proféré d'une voix rendue rauque par la passion, porta

l'exaltation de Stephen à son paroxysme. Jess finit elle-même de déboutonner son chemisier, et il l'aida à l'enlever. Deux secondes plus

93

tard, elle avait aussi ôté son soutien-gorge, et il caressait du bout des doigts les pointes dressées de deux petits seins ronds et fermes.

Sans vraiment savoir comment, Jess se retrouva assise sur le bord du lit, sa jupe remontée jusqu'en haut des cuisses. Stephen s'agenouilla devant elle, entre ses jambes, pencha la tête et referma les lèvres sur un mamelon durci qu'il se mit à sucer avec avidité.

Palpitante, la jeune femme posa la joue sur les cheveux de son compagnon. De puissantes sensations fusaient en elle, la rapprochant toujours plus du moment où son désir exacerbé ne connaîtrait d'assouvissement que dans la fusion de leurs deux corps. Comme mus par une volonté propre, ses doigts se glissèrent sous la chemise de Stephen pour explorer la peau merveilleusement douce et tiède de son compagnon.

Un peu de raison était cependant en train de revenir à Stephen, le forçant à prendre assez de recul pour analyser la situation.

Cela faisait très longtemps que l'amour et le sexe n'avaient été aussi étroitement liés dans son attirance pour une femme. Il était certes temps pour lui de tourner la page, de réapprendre à aimer, mais la mort de David avait laissé dans son cœur une profonde blessure. N'était-ce pas la pire des folies que de choisir, pour ce retour au monde des sentiments, une femme dont la fille risquait de mourir, elle aussi ?

Il n'était pas seulement un amant pour Jess. Il était aussi l'homme chargé de sauver Annie. S'il n'y parvenait pas, comme c'était malheureusement possible, ne risquait-elle pas de se sentir trahie ?

Et puis, dans tous les cas, elle finirait par rentrer en Angleterre. Son séjour aux Etats-Unis n'était qu'une parenthèse dans sa vie, il n'avait que trop tendance à l'oublier.

A demi nue dans les bras de Stephen, Jess eut soudain l'impression qu'il s'éloignait d'elle, et une brusque sensation de froid l'envahit, comme si un nuage venait de la priver de la chaleur du soleil.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle d'une voix inquiète. J'ai fait quelque chose qui vous a déplu ?

« Non, vous méritez juste de recevoir plus que je ne peux vous donner en ce moment », répondit intérieurement Stephen.

Mais ces mots ne franchirent pas ses lèvres. Il se redressa en silence et se détourna afin de permettre à la jeune femme de se rhabiller sans trop de gêne.

Partagée entre la perplexité, l'humiliation et une colère grandissante, Jess se dépêcha de renfiler ses vêtements et se leva à son tour.

— J'aimerais que vous m'expliquiez, déclara-t-elle, la gorge nouée.

94

— N'allez surtout pas croire que je ne vous désire pas, dit-il après une courte pause. Je pense même vous désirer depuis notre première rencontre, mais je n'aurais pas dû succomber à la tentation, car mon rôle auprès d'Annie me soumet à des contraintes éthiques. J'espère cependant que nous pourrons demeurer amis, dîner de nouveau ensemble un jour prochain.

« Ne vous montez pas la tête : il ne s'intéresse qu'à son travail... » L'avertissement de l'aide-soignante résonna de nouveau dans l'esprit de Jess, comme un refrain moqueur.

Affichant alors le masque impassible sous lequel son éducation britannique lui avait appris à cacher ses émotions, elle lissa de la main ses cheveux ébouriffés et, avivant sans le savoir la douleur de Stephen, elle observa :

— Vous avez raison. Mieux vaut en rester là. J'ai eu tort de me laisser distraire de mes devoirs envers Annie. La fatigue, sans doute. Rassurez-vous, cela ne se reproduira plus.

Habillée d'un élégant ensemble pantalon de soie rouge, Kate tournait

comme un ours en cage dans son appartement. Une semaine passée incognito en Californie, où elle avait nagé dans l'océan, monté à cheval et piloté un Piper Cub de location au-dessus de la sierra Nevada, n'avait pas suffi à calmer son impatience et sa frustration. Son fils aîné était inculpé de meurtre, et elle soupçonnait que les anciennes relations de Ben avec Monica avaient quelque chose à voir là-dedans, mais sans pouvoir le prouver.

Elle en avait assez de se tenir en coulisses. Le moment était venu de sortir de l'ombre pour œuvrer plus efficacement à la découverte de la vérité. Le coupable avait sûrement laissé derrière lui des indices, qu'elle ne doutait pas de trouver et qui mettraient la police sur la bonne piste.

Sa décision prise, la vieille dame téléphona à Sterling. — Il faut que je vous parle, lui dit-elle d'un ton péremptoire. Cet appel avait surpris l'avocat alors que, fatigué par une longue

journée de travail, il s'était mis en robe de chambre après un bon bain chaud et s'apprêtait à s'installer confortablement dans un fauteuil avec un verre de cognac.

— Ce soir ? demanda-t-il, espérant sans trop y croire que Kate accepterait d'attendre jusqu'au lendemain.

— Le plus tôt possible.

95

Sterling étouffa un soupir. Depuis que son amie se faisait passer pour morte, la prudence le poussait à discuter avec elle de toute affaire importante en tête à tête, et non au téléphone.

— Je serai là dans une demi-heure, annonça-t-il. Quand il arriva chez elle, Kate était encore en train d'arpenter son

séjour. — Merci d'être venu ! s'écria-t-elle en lui donnant une chaleureuse

accolade. Le fait de respirer son parfum et de sentir l'extraordinaire vitalité qui

émanait d'elle consola Sterling du dérangement qu'elle lui avait causé. — De rien ! J'adore sortir au milieu de la nuit..., déclara-t-il d'un ton

faussement bougon dont il savait que Kate ne serait pas dupe. Pour m'avoir appelé aussi tard, j'imagine que vous êtes encore à l'heure californienne...

A sa grande déception, Kate ne lui offrit pas un cognac pour remplacer celui qu'il n'avait pas eu le temps de boire chez lui. Elle lui proposa juste un café, qui l'empêcherait de dormir et qu'il refusa donc.

— Si vous m'expliquiez ce qui vous tracasse, à présent ? demanda-t-il. — Je me sens inutile. Jake est dans une situation très difficile, et je

veux l'aider. Comme d'habitude, l'avocat devina les intentions de son amie sans

qu'elle ait eu à les préciser, et une brusque frayeur le saisit : Monica avait été assassinée, ce n'était pas Jake le coupable, et cela signifiait qu'un meurtrier se terrait dans l'ombre. La même personne, sans doute, que celle qui avait commandité l'attentat contre Kate au Brésil. Si l'assassin découvrait que la vieille dame était toujours en vie...

— Non, je ne vous laisserai pas prendre un tel risque ! protesta Sterling. Celui ou celle qui a engagé un tueur à gages pour vous supprimer est peut-être aussi responsable de la mort de Monica.

Kate écarta l'objection d'un geste impatient de la main qui fit étinceler le magnifique bracelet serti de rubis que Ben avait dû lui donner pour réparer l'un ou l'autre de ses nombreux coups de canif dans leur contrat de mariage.

— Mes enfants ont besoin de moi ! décréta-t-elle. — Vous ne leur serez plus d'aucune utilité s'ils vous perdent pour de

bon, répliqua l'avocat. Et ils sont adultes, sapristi ! Jake est certes inculpé, mais il n'est pas encore condamné, et je vous promets de tout mettre en œuvre pour qu'il ne le soit pas.

Pour une fois, Kate ne l'interrompit pas, et il continua : — Aussi étrange que cela puisse paraître, je crois que cette épreuve le

révélera à lui-même. Il a toujours été mécontent d'un sort dont il n'a

96

pourtant pas à se plaindre, et s'y ajoute maintenant un nouveau sujet de mécontentement : la révélation d'une ascendance paternelle qui le mortifie... Je pense cependant qu'une fois la tempête passée, il saura enfin qui il est et ce qu'il veut.

Kate fixa un moment en silence l'homme aux traits énergiques et à l'allure distinguée qui était son ami depuis près de quarante ans. L'âge n'avait en rien altéré son pouvoir de séduction, ni sa vivacité d'esprit. Il l'avait aidée à surmonter les multiples difficultés d'une vie passionnante mais tumultueuse, et jamais elle n'avait regretté d'avoir écouté ses conseils.

« Nous sommes tellement complémentaires, lui et moi, songea-t-elle. Il possède la sagesse qui me manque, et moi, l'esprit d'aventure qui lui fait défaut. Et nous avons tant de souvenirs en commun ! »

— Vous avez entièrement raison, finit-elle par déclarer. Etonné de la voir se soumettre sans discuter, Sterling la considéra

d'un air méfiant, mais elle lui adressa son sourire le plus charmeur et reprit :

— Allons nous asseoir, voulez-vous ? Nous évoquerons le bon vieux temps, et je vous servirai ce cognac dont vous avez tellement envie.

La visite matinale habituelle de Stephen à Annie, le lendemain, se passa dans une ambiance tendue. En dépit des liens d'affection qui n'avaient cessé de s'approfondir entre eux depuis leur premier dîner ensemble, Jess et lui osaient à peine se regarder. Sans un mot, il examina la fillette avec sa douceur coutumière mais, contrairement aux autres jours, il ne s'attarda pas dans la chambre.

— Il est bizarre, tu trouves pas ? observa Annie en lançant à sa mère un regard surpris. Il t'a même pas parlé... Il est en colère contre toi ?

Le fait qu'une enfant de cinq ans eût remarqué l'existence d'un problème relationnel entre Stephen et elle redoubla la gêne de Jess.

Dieu merci, sa fille ne pouvait pas en deviner la cause, pensa-t-elle. Malheureusement, il lui était impossible, à elle, de l'oublier : ce qui s'était passé la veille dans le pavillon des Fortune la remplissait de honte, et le souvenir de la façon dont Stephen l'avait repoussée la tourmentait au point de l'avoir empêchée de dormir la nuit précédente.

— Je ne vois pas pourquoi il serait en colère contre moi, répondit-elle à Annie avant de se pencher pour l'embrasser sur la joue.

La fillette fronça les sourcils, réfléchit un moment, puis déclara d'un air pénétré :

— Alors c'est peut-être qu'il est malade, lui aussi, et qu'il voudrait être chez lui, dans son lit... Parce que comment ils font, les docteurs, quand ils sont malades ?

97

— Ils se soignent tout seuls, ou bien ils demandent à un de leurs confrères de les soigner.

— Il y a des fois où ils doivent dormir à l'hôpital et prendre plein de vilains médicaments, comme moi ?

— Naturellement ! Les médecins ne sont pas des surhommes. Ils ont juste fait de longues études pour apprendre à guérir les autres.

L'idée qu'Annie sortirait de l'hôpital à la fin de la semaine apporta à Jess un certain réconfort : cela lui épargnerait la douleur de voir tous les jours celui qu'elle aimait et qui ne voulait pas d'elle.

Son soulagement fut cependant de courte durée : tandis qu'elle sortait de son sac un livre d'histoires pour enfants et commençait de le lire à Annie, un sentiment proche du désespoir la gagna.

Avant et après la greffe de la fillette — si tant est que l'opération ait lieu —, Stephen et elle seraient en effet obligés de ménager les apparences dans les occasions encore nombreuses qui les réuniraient : il y aurait les visites de contrôle d'Annie et, comme Lindsay serait leur voisine à tous les deux, peut-être les inviterait-elle de temps en temps chez elle... Il leur faudrait alors faire semblant d'avoir gardé de bonnes relations, et la comédie qu'ils devraient jouer déchirait à l'avance le cœur de Jess.

Combien de temps serait-elle capable de supporter cette torture ? se demanda-t-elle. La recherche d'un donneur était déjà un moment éprouvant, avec la crainte toujours présente que les effets de la chimiothérapie ne décroissent trop vite. Voilà que s'y ajoutait maintenant l'anéantissement de ses rêves d'amour, sans parler de la perte du soutien moral sur lequel elle s'était habituée à compter.

Tant qu'elle resterait à Minneapolis, elle serait obligée de vivre en permanence dans la proximité de Stephen. Et l'espoir brisé d'avoir trouvé l'âme sœur rendrait sa solitude plus profonde encore.

Dans les jours qui suivirent, Jess s'efforça de ne penser qu'à sa fille.

Les analyses de sang d'Ali et de Rocky, les jumelles de Jake et d'Erica, s'étaient révélées négatives, mais Lindsay avait finalement réussi à se mettre en rapport avec deux des enfants de Nate Fortune, Kyle et Jane. Ils avaient été testés, et les résultats seraient bientôt disponibles.

Jess l'ignorait, parce que Stephen veillait à le lui cacher, mais leurs contacts quotidiens le mettaient lui aussi au supplice. Il ne pouvait la regarder sans éprouver un élan de désir vers elle et regretter

98

l'impardonnable lâcheté dont il estimait avoir fait preuve en refusant au dernier moment d'aller jusqu'au bout de sa passion.

Pour ne rien arranger, l'affection qu'il portait à Annie ne cessait de grandir, menaçant de le priver de la distance nécessaire dans les relations médecin- patient. Il ne lui était que trop facile d'imaginer la famille parfaite qu'il aurait formée avec Jess et Annie, devenues sa femme et sa fille adoptive. Il les aimait comme si elles l'étaient déjà, et sa maison lui paraissait toujours plus vide quand il y rentrait le soir.

Pourquoi fallait-il donc qu'Annie soit atteinte de leucémie ? Chaque fois que cette pensée puérile lui venait à l'esprit, Stephen

avait envie de se gifler. Ni Jess ni sa fille n'étaient responsables du malheur qui les avait frappées. Le drame qu'elles vivaient ne les rendait pas moins attachantes, au contraire !

Mais sa raison avait beau lui dire que l'amour comportait forcément des risques, qu'aucune garantie de bonheur éternel et sans nuage ne l'accompagnait jamais, il ne supportait pas l'idée de perdre un autre enfant. S'il épousait Jess et qu'elle le quittait, comme Brenda et pour le même motif, il savait que cette fois il n'aurait plus la force de continuer à vivre.

Mais sa douleur ne serait-elle pas aussi terrible si Annie ne survivait pas et que, faute d'avoir eu le courage de laisser parler son cœur, il voyait Jess repartir en Angleterre, seule et en proie à la pire des détresses ?

Ce dilemme tourmentait toujours Stephen quand, l'avant-veille de la date à laquelle Annie devait sortir de l'hôpital, il se fit remplacer par un confrère afin d'assister à un colloque d'hématologie qui se tenait à Minneapolis.

Cette manifestation durerait la journée, et Stephen espérait qu'elle lui permettrait de prendre un peu de recul. Les organisateurs avaient loué pour l'occasion la salle de conférences d'un hôtel situé juste en face du Radisson Plaza que, selon Lindsay, Jess devait quitter l'après-midi même pour aller s'installer dans sa nouvelle demeure.

Bien que le thème du colloque — les dernières découvertes du génie génétique et leurs applications dans le traitement de la leucémie — l'intéressât au plus haut point, Stephen eut du mal à se concentrer sur les exposés des différents intervenants. Il ne pouvait s'empêcher de jeter de fréquents coups d'œil par la fenêtre, et la vue du Radisson Plaza lui rappelait immanquablement le baiser passionné échangé là avec Jess, puis leur dernière étreinte et l'horrible façon dont il l'avait interrompue, dans le pavillon des Fortune...

99

Cela tournait à l'obsession, finit-il par se dire, et il devait se décider : soit il renonçait définitivement à Jess, soit il lui demandait une seconde chance.

Après une courte pause déjeuner, les conférences reprirent et se succédèrent sans interruption jusqu'à 17 heures. Plongé dans ses pensées, Stephen se dirigeait vers la porte de l'hôtel quand il entendit une voix familière le héler :

— Stephen ! Attends-moi ! C'était Brenda, qui surgit deux secondes plus tard à son côté et lui

posa la main sur le bras en déclarant d'un ton singulièrement chaleureux :

— Comment vas-tu ? Il y a si longtemps que nous ne nous sommes pas vus !

Ses cheveux roux, plus courts qu'avant, retombaient en boucles souples autour de son visage et mettaient en valeur ses yeux verts que protégeaient de fines lunettes à monture d'écaille — une nouveauté, comme sa coiffure. Elle semblait avoir parcouru beaucoup de chemin dans son travail de deuil depuis leur séparation, et peut-être même avoir retrouvé une certaine joie de vivre.

— Je ne vais pas trop mal, répondit Stephen, mais toi, tu as l'air en pleine forme, et tu es très en beauté.

— Merci. Comme tu peux le constater, je suis sortie de l'impasse. Mais je n'y suis pas arrivée seule : j'ai rencontré quelqu'un.

C'était donc cela la raison de sa transformation..., songea Stephen. Loin d'éprouver de la jalousie, il fut heureux pour elle, et soulagé d'un grand poids : le fait que Brenda puisse aimer de nouveau signifiait qu'il n'avait pas détruit sa confiance dans les hommes.

— Je voudrais te le présenter, continua-t-elle, pour avoir ton avis. Tu as toujours eu un jugement très sûr.

Stephen ne se sentait pas du tout prêt à prendre ce genre de responsabilité, aussi prétexta-t-il pour y échapper des courses à faire et un rendez-vous téléphonique important à l'hôpital.

Mais en vain. S'étant retournée, Brenda agita le bras, et un homme trapu au front un peu dégarni s'approcha d'eux. Reconnaissant en lui l'un des participants du colloque, Stephen observa à voix basse :

— Alors il est médecin, lui aussi... — Oui, murmura Brenda en rougissant. Je dois être attirée par les

gens qui mettent leurs talents au service des autres. Son ami arriva alors à leur hauteur, et elle annonça :

100

— Tom, voici mon ex-mari, Stephen Hunter... Stephen, je te présente Tom McCaffrey, qui travaille en médecine interne à l'hôpital de Wayzata.

Les deux hommes s'évaluèrent un instant du regard, puis échangèrent une poignée de main cordiale. Stephen se réjouissait de voir que Brenda s'était trouvé un compagnon apparemment digne d'estime, et Tom, de son côté, devait être soulagé de découvrir la bonne entente qui régnait entre les anciens époux.

— Si vous veniez prendre un verre avec nous ? proposa-t-il à Stephen. A contrecœur, mais incapable de résister au coup d'œil suppliant que

lui lançait Brenda, celui-ci accepta, et ils se dirigèrent tous les trois vers le bar de l'hôtel.

Stephen craignait que le nom de David ne surgît dans la conversation mais, quand ils furent assis à une table et eurent commandé leurs boissons, Tom et Brenda entreprirent de raconter en détail l'excursion sur le lac Michigan au cours de laquelle ils s'étaient connus.

Rassuré, Stephen se détendit et finit presque par considérer cette rencontre comme un heureux hasard : même si la compagnie de Brenda lui rappelait encore douloureusement la maladie et la mort de leur fils, il avait la satisfaction de constater qu'il ne souffrait plus en pensant à leur rupture.

Si l'échec de leur union ne l'avait convaincu de son incapacité à être un bon mari, tout aurait même été pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Dieu merci, Brenda, elle, semblait parfaitement remise de leur divorce, se dit Stephen, et Tom McCaffrey paraissait tout à fait capable de la rendre heureuse.

Le bipeur de ce dernier sonna alors et, après y avoir jeté un regard, Tom déclara en se levant :

— Excusez-moi, il faut que je trouve une cabine pour appeler mon service. Mon portable est en panne.

A la grande consternation de Stephen, Brenda aborda le sujet redouté dès qu'ils furent seuls :

— Ça m'ennuie d'assombrir l'atmosphère en parlant de David, mais personne d'autre que toi ne peut comprendre mon problème... Tom et moi envisageons de nous marier, mais il veut des enfants, et cette idée me terrifie. Je me demande si j'aurai le courage de sentir une vie grandir en moi tout en sachant qu'elle peut s'éteindre dans quelques mois, quelques années... Si je devais perdre un deuxième enfant, je crois que j'en mourrais...

101

Brenda était donc devant le même dilemme que lui, songea Stephen, et à présent, les yeux voilés de larmes, elle attendait qu'il lui réponde d'une façon ou d'une autre, soit en lui indiquant que ses craintes étaient fondées et qu'il fallait en tenir compte, soit en lui adressant des paroles d'encouragement.

Estimant que la seconde solution réparerait au moins en partie le mal qu'il lui avait causé, Stephen répondit :

—Je ne t'aurais sûrement pas dit cela il y a un an, mais je pense maintenant que la vie est faite pour être vécue. David n'aurait pas voulu que son souvenir nous empêche d'être heureux, alors lance-toi !

Un lent sourire se forma sur les lèvres de Brenda, puis éclaira son visage tout entier. Tom McCaffrey revint à ce moment-là, et Stephen en profita pour prendre congé.

Songeur, il s'étonna de la facilité avec laquelle il avait répondu à Brenda. Aurait-il pour autant le cran de suivre son propre conseil ? s'interrogea-t-il en se mettant en quête d'un taxi. Il fallait l'espérer, car son bonheur futur en dépendait.

* **

Lindsay s'était offerte pour aider Jess à déménager ses affaires du

Radisson Plaza au pavillon des Fortune. Après les avoir chargées dans la voiture de la pédiatre, elles s'arrêtèrent à un supermarché afin que Jess puisse acheter des provisions.

Tandis qu'elles parcouraient les allées, efficaces et complices dans l'exécution d'une tâche qui faisait partie de leur double rôle de professionnelles et de maîtresses de maison, Jess songea qu'elle avait trouvé en Lindsay une amie, presque une sœur.

Quelle joie ce serait pour elle qui avait toujours regretté d'être fille unique, si son séjour à Minneapolis n'apportait pas seulement la guérison à sa fille, mais lui permettait aussi de nouer des Mens durables avec sa famille américaine... Son bonheur serait alors complet... Enfin non, pas vraiment, rectifia-t-elle aussitôt : l'absence de Stephen dans son existence y créerait un vide impossible à combler.

Cette pensée ravivant son chagrin, elle se força à la chasser, et quand bagages et provisions furent à l'intérieur du pavillon, elle proposa à Lindsay :

102

— Je vous offre une tasse de café ? Ce sera une sorte de pendaison de crémaillère.

C'était presque l'heure du journal télévisé du soir. Habituée à le regarder pour suivre les derniers développements de l'affaire Monica Malone, la pédiatre se rendit compte qu'elle ne serait pas rentrée chez elle à temps pour en voir le début. Rien ne l'empêchait heureusement de rester avec Jess : Frank, au courant de son projet d'aider la jeune Anglaise à déménager, lui avait promis de quitter tôt l'hôpital, et il pourrait donc commencer à s'occuper du dîner des enfants.

— J'accepte volontiers ! dit-elle, contente d'être la première invitée de Jess dans sa nouvelle demeure. Mais ensuite, il faudra que je file... Ça vous ennuie, si je mets les informations ?

— Pas du tout ! Pendant que son hôtesse allait préparer le café, elle alluma la

télévision et s'installa dans un fauteuil. Le journal commençait juste, avec un reportage venant de Los Angeles. A sa grande surprise, car elle ignorait leur existence, Lindsay vit Brandon Malone, le fils adoptif de l'ancienne actrice, disserter sur certains documents que le parquet de Minneapolis l'avait enjoint de lui remettre, et qui, selon lui, permettraient de confondre l'auteur du meurtre.

— Ces documents se trouvaient dans le coffre de ma mère, qu'en ma qualité d'exécuteur testamentaire, j'ai ouvert ce matin, expliqua-t-il en passant complaisamment la main dans ses cheveux blonds.

— Et que disent-ils ? demanda l'un des nombreux journalistes qui l'entouraient.

— Ils ont été écrits par des gens qui ont connu Kate Fortune du temps où celle-ci était serveuse et s'appelait encore Kate Winfield. Tous ces témoins affirment qu'elle était enceinte avant de rencontrer son futur époux. En d'autres termes...

Il ne termina pas sa phrase, laissant ses interlocuteurs tirer eux-mêmes la conclusion qui s'imposait — et que l'un d'eux s'empressa de formuler :

— Jacob, le fils aîné de Kate, n'est donc pas l'héritier légitime des immenses biens des Fortune ?

— Il semblerait que non, répondit Brandon avec un sourire insolent. — Ces déclarations seraient donc le mobile du meurtre ? insista le

premier journaliste. Jacob Fortune aurait voulu empêcher votre mère de les rendre publiques, c'est bien ça ?

— A votre avis ? susurra Brandon en haussant les épaules. Le reportage se termina sur cette phrase provocante, et le

présentateur du journal, après avoir rappelé que le P.-D.G. du groupe

103

Fortune Cosmetics avait été libéré sous caution en attendant d'être jugé, passa à un autre sujet.

Le cerveau en ébullition, Lindsay éteignit la télévision et accepta avec reconnaissance la tasse de café que Jess, sortie de la cuisine depuis quelques instants, lui tendait : elle avait bien besoin d'un remontant !

— Vous avez dû comprendre de quoi il s'agissait, observa-t-elle. S'il faut en croire les documents découverts par ce bon à rien de Brandon Malone, Jake ne serait que mon demi-frère, le fils d'un parfait inconnu.

La première idée qui vint à l'esprit de Jess fut que cela expliquerait l'absence de compatibilité génétique entre sa fille et les enfants de Jake. Elle avait cependant trop de tact pour en parler maintenant à Lindsay que cette nouvelle inattendue avait visiblement bouleversée.

— L'authenticité de ces documents n'est pas encore prouvée, se borna-t-elle à remarquer, et d'après ce que j'ai entendu dire sur Monica Malone, je ne serais pas étonnée si l'expertise montrait qu'il s'agissait de faux.

Lindsay la remercia d'un sourire pour ces mots de réconfort, puis vida sa tasse de café et quitta Jess en lui promettant de passer la prendre le lendemain matin pour l'emmener à l'hôpital. Elle avait hâte de retrouver son mari et de discuter avec lui du dernier rebondissement de l'affaire Malone.

Pendant le court trajet jusqu'à sa maison, ses pensées revinrent à l'interview qu'elle venait de regarder. Un détail la troublait à propos de Brandon : bien qu'il ait passé une partie de sa jeunesse à Minneapolis et y ait régulièrement rendu visite à sa mère après être parti chercher la gloire à Hollywood, elle ne l'avait jamais rencontré. Son visage, pourtant, lui semblait familier, comme si elle l'avait déjà vu quelque part — et pas juste une fois, mais plusieurs.

Il lui fallut un moment pour comprendre d'où lui venait cette impression : sans posséder la distinction naturelle de Ben Fortune, Brandon avait un peu le même sourire, et aussi cette façon désinvolte de hausser les épaules pour éluder une question à laquelle il refusait de répondre franchement.

Le souvenir de son père acheva d'assombrir Lindsay. Si ses parents étaient encore en vie, songea-t-elle tristement, Jake ne serait pas en train de se débattre avec pareils problèmes...

Quand il alla examiner Annie, le lendemain matin, Stephen se

rappela soudain que c'était l'une des dernières fois qu'il la verrait dans cette chambre avant que la greffe tant attendue ne l'y ramène.

104

Tout en se réjouissant du fond du cœur que la chimiothérapie ait produit des effets aussi spectaculaires, il ne put s'empêcher d'en regretter l'une des conséquences : la brusque diminution de ses contacts avec les deux Anglaises. Et l'idée que Jess devrait lui amener sa fille en consultation une fois par semaine ne suffit pas à le consoler.

— Plus qu'un jour, et tu sors ! déclara-t-il à Annie avec un entrain un peu forcé après l'avoir auscultée.

— On va s'installer dans un joli cottage, tout près de chez toi, annonça la petite fille. Tu viendras nous voir ?

Caressant le duvet blond qui commençait à pousser sur la tête délicate de sa petite patiente, Stephen lança un rapide coup d'œil à Jess avant de répondre :

— Bien sûr, si vous m'invitez. Il n'aurait pas dû dire qu'il viendrait s'il n'avait pas l'intention de le

faire ! pensa Jess, irritée. Et pourquoi l'aurait-il fait, alors que chacune de leurs rencontres se déroulait dans une ambiance affreusement tendue ? Ici, au C.H.R., ses obligations professionnelles le condamnaient à des visites quotidiennes, mais ensuite, plus rien ne l'y obligerait, et il en serait certainement soulagé.

Quelques minutes plus tard, Stephen croisa Lindsay dans le couloir. Il lui exprima sa sympathie pour les douloureuses révélations divulguées par Brandon Malone aux médias, puis il parla de Jess :

— Il paraît que tu l'as aidée à déménager, hier ? Tout s'est bien passé ? — Oui. Le seul problème, c'est qu'elle a besoin d'une voiture. Je l'ai

conduite à l'hôpital ce matin et je la ramènerai ce soir chez elle, mais je ne serai pas toujours disponible.

Cette remarque donna une idée à Stephen, et en fin d'après-midi, au lieu de rentrer directement chez lui, il se rendit chez un garagiste et vendeur de véhicules d'occasion qu'il connaissait.

Il avait l'impression d'être debout sur un plongeoir, partagé entre l'envie et la peur de sauter. S'il ne se décidait pas rapidement, pourtant, les chances qui lui restaient peut-être de renouer avec Jess seraient à jamais perdues.

Après les stupidités qu'il lui avait dites le soir où ils avaient failli faire l'amour ensemble, il ne savait pas trop comment s'y prendre. Il était fort possible qu'elle refuse de l'écouter, mais il pouvait au moins l'aider à résoudre son problème de transport. Ce serait un pas dans la bonne direction.

Le garagiste lui montra plusieurs voitures dans une gamme de prix raisonnable, et Stephen finit par trouver exactement ce qu'il cherchait : une petite MG décapotable verte, d'un modèle assez ancien, mais dont

105

la carrosserie semblait en bon état. Il avait la même, du temps où il était étudiant, et avait appris à la réparer seul pour économiser de l'argent.

Enlevant sa veste et retroussant ses manches, il demanda au vendeur de mettre le contact et d'ouvrir le capot. Une inspection complète du moteur au ralenti lui permit de constater que toutes les pièces visibles fonctionnaient bien et, après avoir essuyé ses mains noires de cambouis sur un chiffon, il décida de faire un essai sur route.

Au bout d'une demi-heure, il revint à son point de départ relativement satisfait : moyennant quelques réglages — dont il pouvait se charger lui-même —, la MG était irréprochable. Fabriquée en Angleterre, elle avait le volant à droite et serait donc plus facile à conduire pour Jess.

Il ne restait plus qu'à en parler à l'intéressée et à voir si la voiture lui plaisait.

Comme Lindsay travaillait généralement tard le jeudi, Jess était sans doute encore à l'hôpital. Stephen prit son portable, composa le numéro du C.H.R. et pria la standardiste de lui passer la chambre d'Annabel Holmes.

— Stephen, à l'appareil, déclara-t-il sur un ton faussement dégagé quand Jess eut décroché. En passant devant un garage, tout à l'heure, j'ai repéré une voiture d'occasion qui vous conviendrait parfaitement, car il va vous en falloir une pour pouvoir vous déplacer librement. Vous voulez que je vienne vous chercher et que je vous emmène y jeter un coup d'œil ?

Seul le silence lui répondit. Jess devait se demander ce qui motivait ce geste de bonne volonté inattendu, songea-t-il.

— Vous avez raison : j'ai besoin d'une voiture, finit-elle par observer d'une voix qui, pour manquer un peu de chaleur, n'exprimait pas le mépris qu'il estimait mériter. Je vais aller voir Lindsay et lui dire de ne pas m'attendre pour rentrer, mais cela vous obligera à me ramener ensuite chez moi.

— Pas de problème ! Infiniment soulagé, Stephen coupa la communication. Jess ne l'avait

pas envoyé promener, c'était déjà ça... Et cette première victoire en annonçait peut-être d'autres.

106

8.

Assaillie par un flot d'émotions contradictoires, Jess s'efforça de n'en montrer aucune — et surtout pas l'inquiétante satisfaction qu'elle éprouvait à laisser Stephen s'occuper d'elle tandis qu'il l'emmenait au garage.

Quand ils furent arrivés, elle tourna autour de la MG d'un air méfiant.

— Ces voitures ont une réputation de fragilité, non ? remarqua-t-elle finalement. J'ai entendu dire qu'il fallait s'y connaître en mécanique pour en acheter une, et si je dois tomber en panne tous les quatre matins...

— A vous de voir, déclara Stephen, mais moi, je la trouve jolie, et, après avoir tout contrôlé, je peux vous affirmer que c'est une très bonne affaire. En outre, j'avais la même, autrefois, et si vous avez un problème de moteur, je saurai le régler. J'ai gardé mes pinces et mes clés à molette.

Jess en resta bouche bée. — J'ignorais que vous étiez chirurgien en plus d'être hématologue,

observa-t-elle d'un ton espiègle au bout d'un moment. Ils éclatèrent tous les deux de rire, et l'atmosphère se détendit

comme par enchantement. — Allez, essayez-la ! s'écria Stephen. Je suis sûr que vous serez

séduite par ses reprises et sa maniabilité. La courte promenade qui les emmena en dehors de la ville suffit à

convaincre Jess, et elle décida aussitôt d'acheter la petite décapotable. Annie trouverait très amusant de rouler avec le toit ouvert, même s'il lui fallait porter un bonnet et une écharpe pour éviter d'attraper froid.

107

De retour au garage, la jeune femme fit un chèque au vendeur, puis regarda Stephen fixer la plaque d'immatriculation provisoire et vérifier le niveau d'huile.

— Je vais vous suivre jusque chez vous, au cas où il y aurait un problème, dit-il en refermant le capot.

Jess était trop contente de voir leurs bonnes relations se renouer pour refuser.

Pendant le trajet maintenant familier qui la menait au lac Travis, elle jeta de fréquents coups d'œil dans son rétroviseur pour le seul plaisir d'apercevoir le visage de Stephen, derrière le pare-brise de la Mercedes.

A sa grande surprise, il se gara sur le bas-côté quand elle s'arrêta devant la grille de la demeure des Fortune. Il descendit même de voiture, lui fit signe de baisser sa vitre et déclara gaiement :

— Vous conduisez ce petit bijou comme un vrai pilote de rallye ! — Le véhicule que j'ai loué en arrivant avait une boîte automatique,

mais je préfère de loin passer les vitesses moi-même, expliqua-t-elle avec un grand sourire. Je suis aussi plus à l'aise avec le volant à droite : question d'habitude !

Stephen n'avait pas envie de quitter Jess alors qu'une si bonne entente régnait de nouveau entre eux. Craignant d'essuyer une rebuffade s'il s'invitait chez elle, il décida de jouer la prudence et dit d'une voix un peu hésitante :

— Il est tard, vous devez être fatiguée, et ma stupidité a complètement gâché notre dernier tête-à- tête. J'ai cependant beaucoup réfléchi depuis, et je me rends compte que j'ai commis ce jour-là une énorme erreur. J'ose à peine vous le demander, mais... mais accepteriez-vous de dîner avec moi ce soir ?

Le cœur de Jess bondit dans sa poitrine : rien ne pourrait lui faire plus plaisir que de passer en compagnie de Stephen une soirée si bien commencée. Se rappelant toutefois qu'il lui fallait aller chercher Annie à l'hôpital tôt le lendemain, elle répondit :

— Très franchement, je n'ai pas très envie de ressortir, mais je vous invite à partager mon repas... Qu'en dites-vous ?

Le cœur inondé de bonheur, Stephen remonta dans sa voiture et suivit celle de Jess jusqu'au pavillon. Les soirées étaient fraîches, en ce début de mois de septembre, et il alluma du feu dans la cheminée pendant que son hôtesse préparait le repas.

Ils dînèrent dans la cuisine, à la lumière dorée du lustre Tiffany. Stephen ne se lassait pas de regarder Jess, de l'écouter parler et rire, de ce rire à la fois gai et doux qui l'avait immédiatement séduit. Le Shepherd pie qu'elle avait confectionné — une spécialité anglaise faite

108

de purée de pommes de terre, de carottes, d'oignons et de viande d'agneau hachée, lui avait-elle expliqué — était en outre délicieux et le changeait agréablement de ses plats surgelés habituels.

Tous les éléments étaient réunis pour réveiller en lui l'amère nostalgie du bonheur perdu. Mais la présence chaleureuse et attentive de Jess l'emplissait d'un merveilleux bien-être qui éclairait d'une façon nouvelle le souvenir de David. Le bonheur, plus que le chagrin, était-il une façon d'honorer la mémoire de ceux que l'on avait aimés ? se demanda-t-il. Qu'en était-il pour Jess ? Jess qui avait perdu son mari moins d'un an plus tôt et s'était pourtant montrée prête à faire l'amour avec lui...

Peut-être ne voyait-elle pas dans le sexe une forme sérieuse d'engagement, se dit-il. Peut-être s'était-il juste trouvé là à un moment où elle avait besoin d'un dérivatif à une situation éprouvante...

Non, c'était peu probable... Tout en elle dénotait un profond sens moral, en même temps qu'une sensualité à fleur de peau, une alliance que la plupart des hommes rêvaient de découvrir un jour chez une femme. Il avait eu la chance, lui, de rencontrer l'une de ces perles rares et, quels que soient les risques, il devait essayer de la retenir.

Le repas terminé, ils rangèrent la cuisine ensemble, regagnèrent ensuite le séjour et s'assirent dans le canapé, devant la cheminée. La pièce n'était éclairée que par la flambée, et seul le craquement occasionnel d'une bûche rompait le silence. Ils demeurèrent un moment immobiles, à contempler rêveusement la danse des flammes, puis Jess posa la tête sur l'épaule de Stephen, et ils se retrouvèrent bientôt étroitement enlacés.

De tendre et chaste, cette étreinte devint très vite sensuelle, leurs mains et leurs bouches de plus en plus fébriles allumant en eux un délicieux incendie.

— Laissez-moi rester ici cette nuit, murmura Stephen alors qu'il redressait la tête pour reprendre son souffle après un long baiser. Je vous promets de ne pas vous décevoir, cette fois.

Pouvait-elle lui faire confiance ? se demanda Jess, le cœur encore meurtri par la dérobade de Stephen le soir de leur première visite au pavillon.

La force de son désir rendait cependant cette question sans objet : du plus profond de sa féminité montait l'irrésistible besoin de s'unir à Stephen, et aucun risque, aucun obstacle ne lui semblait plus assez grand pour étouffer l'appel impérieux de ses sens — sauf, peut-être, la santé de sa fille.

109

— Si nous nous engageons dans une liaison, déclara-t-elle, il faudra que je trouve un autre médecin pour Annie, et je n'en ai pas envie.

Stephen non plus : Annie était sa patiente, il l'aimait de tout son cœur et voulait être celui qui lui apporterait la guérison.

— Ne vous inquiétez pas, dit-il en glissant la main sous le pull-over de Jess. Je continuerai à m'occuper d'elle.

Cette assurance — et le contact électrisant des doigts de Stephen sur son ventre nu — eurent raison de la seule objection qui la retenait encore.

Les yeux brillants de désir, elle se cambra afin de mieux s'offrir aux caresses de son compagnon.

— Si nous restions ici ? suggéra-t-elle. Nous pouvons mettre des coussins par terre. Le feu nous tiendra chaud.

A partir de cet instant, les mots devinrent inutiles : cédant à l'urgence de s'appartenir, ils se déshabillèrent, chacun découvrant avec émerveillement le corps de l'autre, puis ils s'allongèrent sur les coussins, peau contre peau, bouche contre bouche.

Aucun d'eux ne soupçonnait avant de l'éprouver qu'un tel sentiment d'exaltation pouvait accompagner du début à la fin un acte qu'ils avaient pourtant tous les deux accompli de nombreuses fois. C'était comme s'ils y trouvaient brusquement une source inépuisable de sensations nouvelles, chacune plus enivrante que la précédente. Comme si, soudain vierges de leur passé, ils naissaient à l'amour et découvraient ensemble son sauvage éblouissement.

Quand le feu commença de s'éteindre, ils allèrent se réfugier dans la chambre de Jess, sous la couette du grand lit où elle avait dormi seule la veille, sans oser espérer, alors, qu'elle le partagerait si vite avec l'homme qui hantait ses rêves.

L'aube les surprit endormis dans les bras l'un de l'autre. Habitué à se lever tôt, Stephen se réveilla le premier. Il contempla avec tendresse le beau visage paisible de la femme qu'il aimait puis, la voyant ouvrir lentement les yeux, il lui chuchota à l'oreille : — Jess chérie... Nous avons oublié d'appeler Lindsay pour lui dire que tu avais acheté une voiture. Il faut que je m'en aille, sinon elle va me surprendre ici quand elle viendra te chercher. Je te verrai tout à l'heure à l'hôpital, d'accord ? Et j'essaierai de ne pas me jeter sur toi pour te dévorer de baisers !

Annie sortit de l'hôpital à l'heure prévue. Le « cottage » et les jouets que Jess lui avait achetés pour remplacer ceux qui étaient restés en Angleterre l'enchantèrent. Elle parut beaucoup plus contente que surprise lorsque Stephen vint dîner le soir au pavillon, lui apportant un très joli cadeau : une maison de poupées entièrement meublée et

110

occupée par une adorable famille de quatre personnes. Elle eut l'air de trouver tout aussi naturel qu'il passe ensuite la plus grande partie du week-end avec elles, et le lundi, quand il dut reprendre son travail au C.H.R., elle fit remarquer à sa mère, avec la candeur de ses cinq ans, que la maison semblait bien vide sans lui.

Jake, leur voisin, ne se montra pas de tout le week-end. Le lundi, cependant, il décida de reprendre le travail comme si de rien n'était. C'était, de fait, sa première réapparition au bureau depuis sa sortie de prison. La journée commença mal. Des policiers surveillaient-ils ses déplacements et avaient-ils prévenu par radio leurs collègues ? Quoi qu'il en soit, une meute de journalistes guettait son arrivée lorsque son chauffeur le déposa devant le siège du groupe Fortune.

Refusant de répondre à leurs questions, qui portaient toutes sur le doute jeté sur ses origines par les papiers retrouvés dans le coffre de l'actrice décédée, il fonça tête baissée vers la porte d'entrée et s'engouffra dans l'ascenseur réservé aux membres de la direction.

Joan Carmody, sa fidèle secrétaire, l'accueillit avec la même déférence qu'à l'accoutumée.

—Je suis ravie de vous revoir, monsieur Fortune, lui dit-elle en souriant. Je vous promets de ne plus vous parler de ça ensuite, mais j'aimerais que vous sachiez que tout le monde, ici, est convaincu de votre innocence.

— Merci, murmura Jake, affreusement gêné. — Le Wall Street Journal est sur votre bureau, et je vous apporte

immédiatement votre café. Appelez- moi dès que vous serez prêt à vous attaquer au courrier. Comme vous pouvez l'imaginer, il y a une tonne de lettres qui attendent votre approbation et votre signature.

Un rapide coup d'œil jeté au journal financier lui apprit que les actions du groupe Fortune avaient encore baissé. Du train où allaient les choses, songea-t-il tout en avalant un café noir au lieu du whisky qu'il aurait préféré, la société serait bientôt une proie idéale pour les repreneurs, et s'il ne voulait pas se retrouver bientôt obligé de repousser une OPA hostile, il devait faire quelque chose pour stopper la chute catastrophique du cours des actions.

Les deux heures suivantes permirent à Jake de régler avec sa secrétaire un petit tiers des affaires les plus urgentes. Il lui proposa alors de prendre sa pause-café habituelle, mais il le regretta très vite car, en l'absence de Joan, la nouvelle employée chargée de l'accueil des visiteurs introduisit Nate dans son bureau sans l'avoir consulté.

— Te voilà revenu aux commandes ! observa son frère cadet sur un ton sarcastique à peine la porte refermée derrière lui. Quelle calamité

111

as-tu à m'annoncer, ce matin ? A moins qu'estimant une inculpation de meurtre suffisamment désastreuse pour toi et l'entreprise tout entière, tu n'aies enfin décidé de tirer ta révérence, ce qui nous éviterait de nouveaux ennuis.

Depuis qu'il connaissait ses véritables origines, Jake nourrissait un complexe d'infériorité vis-à-vis de Nate. Un sentiment que sa situation peu enviable de prévenu dans une affaire d'assassinat et ses craintes au sujet de l'avenir avaient encore renforcé. Aujourd'hui, il lui semblait avoir atteint le pire avec les témoignages rassemblés par Monica Malone s'étalant à la une de tous les journaux... Il était certain que son frère ne tarderait pas à demander à Brandon une copie des documents — s'il ne l'avait déjà fait.

— Tu es ici dans mon bureau, et je te prie de sortir, déclara Jake en se levant. J'ai du travail.

— Oui, et il serait grand temps que tu t'y mettes ! s'exclama Nate sans bouger d'un pouce. Tu ne penses qu'à boire et, s'il n'y avait que toi, cette société aurait déjà sombré... Une poignée de gens dévoués — dont moi — se sont heureusement donné beaucoup de mal pour éviter la faillite, mais nous n'avons pas le pouvoir de prendre certaines décisions. Dans l'intérêt de la compagnie que nos parents ont créée, tu devrais donc démissionner de ton poste de P.-D.G. et de président du conseil d'administration, et me laisser la direction des affaires au moins jusqu'à la fin de ce stupide procès.

Piqué au vif par les exigences et les reproches en partie justifiés de son frère, Jake ne remarqua pas que ce dernier semblait ne pas mettre en doute son innocence.

— Pourquoi parles-tu de la compagnie que « nos parents » ont créée ? lança-t-il. « Notre mère et mon père » serait une formulation plus exacte, car tu ne peux pas ignorer ce que Brandon Malone a révélé aux médias la semaine dernière... Tu as dû pousser des cris de joie !

— Tu te trompes complètement ! s'écria Nate, visiblement surpris. Tu es mon frère et tu le resteras toujours, qui que soit ton père. Les déclarations de Brandon ont éveillé ma curiosité, je le reconnais, mais...

— Il n'est pas question que je te laisse ma place ! coupa Jake, sourd aux protestations de son interlocuteur. Et maintenant, disparais ! La prochaine fois que tu voudras me voir, demande un rendez-vous à ma secrétaire !

En prononçant ces derniers mots, il avait contourné la table et poussé son frère vers la porte. Elevé comme lui dans une famille où la cohabitation de fortes personnalités n'allait pas sans frictions, et avec

112

pour modèle un père généreux mais impulsif, Nate était cependant tout aussi prompt à s'emporter que Jake.

— Ne me touche pas, espèce d'ivrogne, ou je t'assomme ! cria-t-il. Joan Carmody choisit heureusement ce moment pour revenir de sa

pause-café et entrouvrir la porte de communication entre son bureau et celui de son patron.

— Il y a un problème, monsieur Fortune ? demanda-t-elle à ce dernier.

Honteux d'avoir été surpris à deux doigts de se battre avec Nate, Jake répondit en rougissant :

— Non, mon frère s'apprêtait à partir... Quant à cette Kenwyn, ou Kendra, ou je ne sais quoi, dites- lui que je ne reçois jamais aucune visite impromptue.

Son frère parti et une aspirine avalée pour apaiser un début de migraine, Jake réussit à rattraper une quantité considérable de travail en retard. Quand la pendule accrochée au mur sonna midi, cependant, il sentit qu'il avait épuisé toutes ses réserves d'énergie.

Tournant son fauteuil vers la baie vitrée derrière laquelle s'étendait le paysage urbain de Minneapolis-Saint Paul, il chercha un moyen de retrouver un peu de sérénité, ou au moins de goût de vivre.

Il pensa alors à Erica. Il ne l'avait pas revue depuis le jour de sa libération, et ce n'était pourtant pas faute d'en avoir envie !

Un sourire mélancolique se forma sur ses lèvres au souvenir de leurs déjeuners improvisés d'autrefois : il l'appelait en fin de matinée, et ils se donnaient rendez-vous dans un restaurant du centre- ville. Les enfants, la maison, les affaires, tout était oublié le temps d'un repas ; ils redevenaient un couple d'amoureux gais, complices et seuls au monde.

Erica accepterait-elle de le rencontrer aujourd'hui ? se demanda-t-il. Il n'était ni ivre, ni mal rasé, ni débraillé... A condition de choisir un endroit où personne ne risquait de le reconnaître, ils seraient tranquilles pour parler, pour essayer de se rapprocher...

Sans plus réfléchir, il décrocha le téléphone et composa le numéro qui était aussi le sien, peu de temps avant... Erica répondit à la quatrième sonnerie ; sa respiration était un peu précipitée, comme si elle avait couru.

—Jake ! Quelle surprise ! s'exclama-t-elle quand il se fut identifié. Je peux faire quelque chose pour toi ?

Il y avait dans sa voix une chaleur qui le rassura et le réconforta. — Oui, déjeuner avec moi, déclara-t-il, comme nous le faisions

autrefois. Mais à cause de ma triste célébrité, je préférerais un endroit à

113

l'écart, et non pas un des établissements à la mode que nous fréquentions alors.

Une puissante émotion envahit Erica : Jake avait enfin cessé de s'apitoyer sur son sort ! Il s'était enfin décidé à admettre qu'il avait besoin des autres, et c'était à elle qu'il venait demander aide et soutien...

— Cela me semble possible, dit-elle en s'efforçant de ne pas paraître trop empressée. Je connais un restaurant, près de l'université, qui pourrait convenir, mais j'aurai besoin d'un moment pour me doucher et me changer. J'étais dehors avec le nouveau jardinier. Jaime a eu une crise cardiaque le mois dernier, comme tu dois le savoir.

En fait, Jake l'ignorait. Son ancienne vie se déroulait et se transformait sans lui.

— Non, je n'étais pas au courant, indiqua-t-il, et je suis désolé de l'apprendre. Si tu le vois, transmets-lui mes vœux de prompt rétablissement... Tu veux que je passe te chercher ?

— Merci, mais j'aime autant prendre ma voiture. J'ai un cours à 14 heures, et des livres à rendre à la bibliothèque universitaire.

Alors que la décision d'Erica de reprendre ses études avait été un sujet de dissension entre eux, Jake s'aperçut qu'il n'en éprouvait plus aucune contrariété.

— Donne-moi l'adresse de ton restaurant, déclara-t-il, et je t'y retrouve dans trois quarts d'heure.

Le choix d'Erica était judicieux, se dit-il un peu plus tard en pénétrant dans une salle remplie d'étudiants tous plus jeunes qu'Ali et Rocky, ses filles cadettes ; personne, ici, ne devait connaître son nom, et encore moins son visage.

Il chercha Erica des yeux et finit par la repérer, assise à une table d'angle. Vêtue simplement, d'un pull-over de laine blanche, d'une jupe grise et de souliers plats, elle faisait dix ans de moins que la femme du monde dont la brève apparition, au palais de justice, l'avait tant ému. De ses cheveux blonds retenus par une barrette s'échappaient des mèches qui adoucissaient son visage, et des bas de soie noire attiraient le regard sur ses longues jambes au galbe parfait.

— On te donnerait le même âge que ces gosses, observa Jake en s'asseyant en face d'elle.

— C'est un beau compliment ! s'écria-t-elle avec un sourire. Et toi, que deviens-tu ?

L'arrivée d'une serveuse les obligea, avant de poursuivre leur conversation, à passer leur commande — une salade pour Erica et une pizza pour Jake. Ils parlèrent ensuite des derniers développements de l'affaire Malone, et surtout, bien sûr, des déclarations de Brandon à la

114

presse au sujet des papiers trouvés dans le coffre de sa mère. Erica eut l'impression que la mise au jour de ces documents tourmentait plus Jake sur le plan affectif que judiciaire, et pourtant, le ministère public avait maintenant un mobile de meurtre tout trouvé.

—J'allais te téléphoner, l'autre jour, pour te demander si tu t'étais fait tester comme éventuel donneur de moelle osseuse pour la fille de Jessica Holmes, expliqua-t-elle, quand l'interview de Brandon est passée à la télévision. J'ai alors pensé que, si tu n'étais effectivement pas le fils de Ben, cette démarche ne s'imposait pas : les chances de compatibilité génétique entre Annie Holmes et toi — de même qu'entre elle et nos enfants, d'ailleurs — sont quasiment nulles.

La possibilité que le sang des Fortune ne coule pas dans ses veines ne semblait pas émouvoir Erica, constata Jake avec surprise.

Mais au lieu de se réjouir de la voir privilégier en lui l'homme, et non le chef légitime d'une famille influente, il sentit son abattement revenir. Si sa femme estimait que les témoins découverts par le détective privé de Monica Malone disaient la vérité, alors ce devait être le cas. Elle avait toujours eu beaucoup de jugement.

Erica s'aperçut tout de suite que l'humeur de Jake s'était assombrie. Il avait repoussé son assiette, délaissant la pizza que, l'instant d'avant, il mangeait avec appétit, et au lieu d'évoluer vers un échange constructif entre deux personnes désireuses de renouer le dialogue, la conversation menaçait maintenant de tourner en rond.

Un découragement grandissant la gagna, à la mesure des espoirs que l'appel de son mari avait fait naître en elle. Pourquoi ne lui demandait-il pas si elle croyait toujours en lui ? Pourquoi n'exprimait-il pas, ne serait-ce que par un geste ou un regard, le moindre désir de réconciliation ?

Sans doute parce qu'il n'en avait pas envie, finit par se dire Erica, et cette conclusion la poussa à écourter le repas. Le cœur lourd à la pensée que tout était sans doute fini entre eux, elle lui dit au revoir très vite et partit sans se retourner.

Ce fut seulement plus tard, alors que son chauffeur le reconduisait chez lui, que Jake eut conscience d'avoir été sur le point de rétablir le contact avec Erica et de s'être de nouveau éloigné d'elle, par sa propre faute.

L'inquiétude que lui causait l'avenir sur d'autres plans prit cependant bientôt le pas sur son regret d'avoir gâché cette chance de reconquérir sa femme, et il se renferma dans son rôle de victime impuissante d'un sort cruel.

115

Pendant ce temps, dans sa grande maison du quartier le plus chic de Minneapolis, Nate était en train de raconter à Barbara, sa seconde épouse, son entrevue du matin avec Jake.

—Il est têtu comme une mule ! fulminait-il en arpentant leur luxueux séjour. Et s'il s'obstine à refuser de lâcher la direction des affaires au moins jusqu'à son procès, l'entreprise va droit à la faillite ! C'est terriblement injuste pour Lindsay, Rebecca et moi — sans parler de la jeune génération. Si seulement maman était encore en vie... Elle saurait, elle, lui faire entendre raison !

Le week-end suivant, Jess invita Stephen et toute la famille Todd à

dîner. Lindsay et elle furent enchantées de voir leurs filles s'entendre tout de suite très bien. C'était la première fois depuis son arrivée aux Etats-Unis qu'Annie était en contact avec une enfant à peu près de son âge — et qu'elle allait assez bien pour en profiter.

— Chelsea peut revenir ici quand elle veut, dit Jess quand Lindsay et Frank Todd prirent congé. Carter aussi, bien sûr, mais jouer à la poupée l'amuse évidemment moins que sa grande sœur...

Stephen ne partit pas avec ses voisins. Il aida Jess à laver la vaisselle, puis coucha Annie et lui lut des histoires jusqu'à ce que Jess, venue les rejoindre après avoir fini de ranger la cuisine, décrétât qu'il était temps pour sa fille de dormir. Ils l'embrassèrent chacun à leur tour et allèrent ensuite s'asseoir dans le séjour.

Plus d'une semaine s'était écoulée depuis le jour où ils avaient fait l'amour devant le feu, et la présence de la fillette dans la maison ne leur avait pas permis de recommencer, alors qu'ils en brûlaient d'envie.

Ce soir-là, cependant, ils s'autorisèrent quelques câlins et, son désir l'emportant sur son bon sens, Stephen finit par supplier Jess de le laisser rester au moins une partie de la nuit.

— Annie ne le saura jamais, souligna-t-il. — Ce n'est pas certain, objecta la jeune femme avant de s'écarter à

regret de lui. Elle a le sommeil léger, et imagine le choc qu'elle aurait, si elle nous surprenait !

— Tu as raison, mais j'ai tellement envie de toi... Nous devons absolument trouver un moyen d'être un peu seuls ensemble !

— Si Annie était une enfant comme les autres, j'engagerais une baby-sitter, mais là, je ne peux pas : la crainte d'une rechute me rendrait insupportable chaque minute passée loin d'elle.

116

Stephen quitta Jess quelques minutes plus tard et, en montant dans sa voiture, il comprit soudain que le mariage était l'unique solution à leur problème.

Il avait cependant trop peur de ce que l'avenir réservait à Annie pour oser franchir ce pas.

Dans la vaste demeure familiale, Jake s'était tourmenté tout l'après-

midi au sujet des actions qu'il avait vendues à Monica Malone pour l'empêcher de divulguer le secret de ses origines. Cette cession, réalisée par blocs sur une période de plusieurs mois, lui avait fait perdre sa position d'actionnaire majoritaire du groupe Fortune Cosmetics. Si Nate lançait une campagne contre lui et ralliait un nombre suffisant d'actionnaires mécontents à sa cause, le pouvoir dans l'entreprise pouvait fort bien changer de mains.

Il fallait donc récupérer les actions que Monica lui avait extorquées, mais comment ? Brandon en avait hérité, et il ne serait certainement pas disposé à rendre service au meurtrier présumé de sa mère en les lui revendant, quel que soit le prix proposé.

Après s'être servi un énième whisky, Jake révisa cependant son jugement. Selon Gabriel Devereax, le détective privé que Sterling Foster avait mis sur l'affaire, la liquidation de la succession de Monica prendrait du temps. L'héritage de Brandon se réduisait en tout et pour tout à deux maisons en mauvais état — l'une à Minneapolis, l'autre à Los Angeles —, au paquet d'actions Fortune acquis à vil prix et aux quelques centaines de milliers de dollars que laisserait le paiement des dettes accumulées par l'actrice décédée au cours des nombreuses armées où elle avait vécu au-dessus de ses moyens.

Tout le monde à Minneapolis savait que Brandon rêvait d'une grande carrière cinématographique. A trente-sept ans, il n'avait toujours pas percé et, depuis la mort de sa mère adoptive, il négociait l'achat à crédit d'une société de production qui lui permettrait de se donner des rôles à la mesure de son soi-disant talent. Une grosse rentrée d'argent pouvait donc le tenter.

Plus Jake y réfléchissait, meilleure cette idée lui apparaissait. Brandon n'aurait le droit de disposer des actions qu'une fois la succession réglée, bien sûr, mais une simple option dessus autoriserait Jake à exercer le droit de vote qui allait avec. Même si leur cours était au plus bas, elles valaient encore des millions de dollars, somme

117

suffisante pour persuader les banques de prêter à Brandon ce qui lui manquerait encore pour acquérir sa société de production.

Sans plus attendre, Jake appela Gabe Devereax et lui demanda les coordonnées de Brandon Malone. Le détective privé les lui donna de mauvaise grâce, en lui déconseillant d'établir quelque contact que ce soit avec le fils de Monica, mais Jake lui raccrocha au nez et, après s'être versé un autre whisky, composa le numéro de Brandon à Los Angeles.

A sa requête, la femme à l'accent philippin qui répondit alla chercher le maître des lieux, et, une minute plus tard, celui-ci marmonna dans le combiné :

— Ouais ? — Jake Fortune, à l'appareil. J'ai une proposition à vous faire que

vous ne pouvez pas refuser. Si la voix un peu pâteuse qui lui parlait était bien celle de Jake

Fortune, songea Brandon, il avait au bout du fil l'homme inculpé — et selon lui coupable — du meurtre de sa mère.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il sèchement. — Ecoutez, je vais jouer cartes sur table : votre mère a obtenu par la

menace que je lui cède la plus grande partie de mes actions Fortune, et je désire les racheter. Je vous les paierai vingt pour cent au- dessus de leur valeur en Bourse. Vous aurez ainsi le capital nécessaire pour inspirer confiance aux banques et acquérir plus vite la société de production que vous convoitez. Je me contenterai d'une option de vente.

Intéressé, mais pas pour les raisons que Jake croyait, Brandon demanda pour plus de sûreté à ce dernier de répéter son offre. Jake s'exécuta, puis ajouta :

— Alors, marché conclu ? Brandon était maintenant certain que le P.-D.G. du groupe Fortune

lui apportait sur un plateau un moyen inespéré de venger la mort de sa mère : il suffisait de l'attirer en Californie, alors que la justice lui avait interdit de quitter l'Etat du Minnesota sous peine de retourner en prison.

— C'est vrai que j'ai besoin d'argent, admit-il d'un ton patelin, mais pas dans trois jours ni dans une semaine : j'en ai besoin tout de suite. Si vous venez me rejoindre à Los Angeles aujourd'hui même, je vous vends les actions, sinon vous pouvez faire une croix dessus.

L'esprit embrumé par l'alcool, Jake ne vit pas le piège que Brandon lui tendait. Il ne songea qu'à se féliciter d'une initiative dont le succès allait lui permettre de déjouer les plans de son frère.

—Je pars immédiatement ! annonça-t-il. A plus tard !

118

Il coupa la communication et appela le comptoir de sa compagnie aérienne préférée à l'aéroport pour réserver un billet de première classe sur le premier vol à destination de Los Angeles. Il eut de la chance : un avion décollait dans une heure, et il y avait encore de la place dedans.

Ayant renvoyé son chauffeur chez lui depuis longtemps, Jake courut au garage et se mit au volant de sa Porsche.

Tandis qu'il se frayait un chemin zigzagant sur la route qui menait à l'aéroport, son excitation ne cessa de grandir : il avait brillamment contré Nate, par une manœuvre aussi audacieuse qu'ingénieuse. Ben Fortune, qu'il soit son père ou non, aurait été fier de lui !

Pas un instant il ne pensa que la police pouvait l'arrêter pour conduite en état d'ivresse. Par miracle, il arriva à bon port, se gara sur le parking sans accrocher une autre voiture, trouva du premier coup le comptoir où l'attendait son billet, et ne se trompa pas de porte d'embarquement.

Une fois dans l'avion, il but encore plusieurs verres de whisky, puis s'endormit sans se douter de l'accueil que lui réservaient les autorités californiennes, averties de sa venue par un coup de téléphone de Brandon.

Jake fut réveillé par une hôtesse qui le priait de redresser son siège en prévision de l'atterrissage. Les effets de l'alcool s'étant alors un peu dissipés, l'idée d'avoir enfreint les ordres du juge commença de le tourmenter : s'il était pris en flagrant délit, c'était la prison jusqu'à la fin du procès.

Son estomac se noua quand il mesura enfin l'énormité de la bêtise qu'il venait de commettre. Il était cependant trop tard pour faire machine arrière...

« Je vais conclure l'affaire avec le fils Malone le plus rapidement possible, se dit-il, et j'achèterai mon billet de retour sur le vol de nuit sous un faux nom. » Il n'en était pas moins très nerveux lorsque le Boeing 757 toucha le sol. La descente d'avion et la traversée de la salle des arrivées se passèrent pourtant sans encombre, et Jake se croyait sauvé quand, à l'entrée du grand hall de l'aéroport, une main se posa sur son épaule et une voix grave lui déclara : — Jacob Fortune, je vous arrête pour violation des règles de votre mise en liberté sous caution. Vous avez le droit de garder le silence...

Sous le regard curieux de ses compagnons de vol et de centaines d'autres voyageurs, Jake se retrouva menotte à l'agent de la police de Los Angeles chargé de le reconduire à Minneapolis... derrière les barreaux.

119

9.

Comme il fallait s'y attendre, l'ordonnance de libération fut annulée dès le lendemain matin par le juge qui l'avait rendue, et qui présiderait le tribunal lors du procès. Déjà terrassé par la perspective de passer les semaines et peut-être les mois suivants derrière les barreaux, Jake dut, en plus, subir une humiliante leçon de morale, que les journalistes présents ne manquèrent pas de livrer au public.

—Vous avez apparemment besoin qu'on vous rappelle que tous les citoyens de ce pays sont égaux devant la loi, lui déclara le juge d'un ton sévère. Elle s'applique aux riches comme aux pauvres, aux puissants comme aux obscurs. Vous l'avez enfreinte, malgré mes avertissements, et vous allez donc maintenant attendre en prison le temps qu'il faudra pour instruire votre procès. Ne comptez pas sur moi, en effet, pour bénéficier d'un quelconque traitement de faveur.

Le moral de Jake était au plus bas quand il fut ramené dans sa cellule. Sterling et Aaron Silberman ne décoléraient pas contre lui, sans parler du juge qu'il s'était mis à dos. Quant à Brandon Malone, il devait jubiler ! Le traquenard tendu à celui qu'il considérait comme l'assassin de sa mère avait fonctionné au-delà de toute espérance.

Comment avait-il pu être aussi stupide ? se dit Jake tandis que la porte de sa cellule se refermait sur lui, le coupant de sa famille et de l'entreprise dont il soupçonnait son frère de vouloir lui ravir la direction. Il avait fourni lui-même au fils de Monica le moyen de le piéger, et les reproches qu'il se faisait égalaient en virulence ceux que lui avaient adressés ses deux avocats.

Lorsqu’Erica apprit l'arrestation de son mari, sa première réaction fut l'incrédulité. Etait-ce bien l'homme qu'elle avait épousé, le père de

120

ses enfants et le P.-D.G. d'une grande société, qui avait commis une telle sottise ? Le Jake qu'elle connaissait avait trop de bon sens pour se laisser attirer dans un guet- apens aussi grossier...

Et puis lui revint à la mémoire leur récent déjeuner au restaurant : elle avait d'abord retrouvé en lui un peu du Jake d'autrefois, avant de le voir redevenir l'homme égocentrique et amer qui avait détruit leur mariage et entrepris ensuite de se détruire lui- même.

Il était tentant de mettre son comportement sur le compte de l'abus d'alcool, ou de ses soucis professionnels, ou bien encore des révélations que Monica Malone lui avait faites au sujet de ses origines. En fait, rien de tout cela ne constituait la seule cause de ses errements actuels, Erica le sentait — et son penchant pour la boisson n'en était même qu'une conséquence. Ils plongeaient leurs racines dans une insatisfaction chronique, comme si la vie avait déçu ses espoirs et qu'il avait maintenant conscience d'avoir son avenir derrière lui.

Mortifié et sans doute en colère contre le monde entier, Jake n'avait certainement pas envie de lui parler. Pourtant, une force mystérieuse la poussait à rétablir le contact avec lui.

Alors qu'elle s'apprêtait à enfiler une élégante tenue de ville pour aller rendre visite à son mari, Erica se rappela une image de lui en uniforme de prisonnier diffusée à la télévision, et comprit qu'en s'habillant de façon trop recherchée, elle mettrait encore plus en évidence le fossé qui les séparait.

Ce fut donc vêtue d'un survêtement gris et de baskets, ses cheveux blonds attachés sur la nuque et le visage dépourvu de maquillage, qu'elle se présenta à la prison et rejoignit dans le parloir la cohorte de gens venus voir un parent, ami ou amant détenu.

L'attente fut si longue qu'Erica faillit se décourager et repartir, mais Jake finit par apparaître et s'approcher de la vitre derrière laquelle elle se tenait. Il traînait cependant les pieds, et son visage arborait un air de chien battu qui n'augurait rien de bon.

— Tu n'aurais pas dû venir, marmonna-t-il. Ce n'est pas un endroit pour toi.

— Tu es toujours mon mari, répliqua-t-elle, et si je suis là, c'est parce que...

Sur le point de lui avouer qu'elle l'aimait encore, Erica se retint au dernier moment. Jake n'avait pas besoin, en plus de tous ses problèmes, de savoir qu'elle souffrait à cause de lui.

— Je me demandais si je pouvais faire quelque chose pour toi, enchaîna-t-elle, comme de t'apporter ton courrier ou des dossiers. Ta secrétaire accepterait sûrement de me les remettre.

121

Jake secoua la tête. Malgré les tentatives de Nate pour l'évincer, il n'avait pas la tête à travailler.

— Contente-toi de dire aux enfants que je suis innocent, déclara-t-il, et que je ne boirai plus une goutte d'alcool de ma vie. Cela leur enlèvera au moins une raison d'avoir honte de moi.

C'était le refrain habituel, songea Erica. Jake refusait son aide ; pour lui, elle était sortie de sa vie. Il ne se préoccupait plus que de ses enfants et voyait juste en elle un moyen de communiquer avec eux.

Après lui avoir promis de le faire, Erica débita sans conviction quelques banalités et s'en alla ensuite, triste et soucieuse.

Elle regagna sa maison pour échanger son survêtement contre une jupe de tweed beige et un pullover bordeaux, puis se rendit à l'université, où un cours l'attendait.

En quittant la salle, à la fin de l'heure, elle se dirigea vers la bibliothèque pour y emprunter des livres. La pensée de Jake l'absorbait encore au point qu'elle sursauta en voyant surgir à son côté un professeur d'histoire qui flirtait avec elle depuis le début du semestre.

— Vous êtes libre ce soir ? lui demanda-t-il. La surprise la rendit muette, elle à qui les hommes avaient pourtant

toujours fait des avances, même après son mariage, et qui avait à sa disposition toute une panoplie de techniques, des plus douces aux plus brutales, pour les repousser.

Elle recouvra cependant vite son sang-froid et annonça avec un sourire :

— Hélas, non. J'ai un examen de français à préparer. — Le Dakota Bar and Grill de Saint Paul vient d'engager une

merveilleuse chanteuse africaine, insista son interlocuteur. Cela ne vous tente pas de m'y accompagner ?

L'intérêt que lui portait cet homme flatta l'amour- propre d'Erica, mis à mal par l'indifférence de Jake à son égard, mais elle n'avait pas pour autant l'intention d'accepter l'invitation. C'était une question de loyauté, se dit-elle. Jake traversait une terrible épreuve et, même si leur mariage allait à vau- l'eau, elle ne supportait pas l'idée de le tromper dans un moment pareil.

— Désolée, je ne peux pas, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec vous, répondit-elle. Merci quand même.

— Ce n'est pas grave ! s'écria l'enseignant sans paraître le moins du monde vexé. Un autre soir, peut-être ?

Puis il la salua et se dirigea vers le parking. Sa gentillesse et son évidente admiration pour elle réchauffèrent le cœur d'Erica. Ils lui

122

faisaient espérer que Jake, une fois ses problèmes de tous ordres résolus, la trouverait de nouveau désirable.

Avec l'opiniâtreté qui la caractérisait, elle refusa de penser que ses espoirs seraient réduits à néant si Jake était déclaré coupable du meurtre de Monica Malone.

Encore bouleversée par l'arrestation de Jake, Lindsay se rendit le

samedi matin chez Jessica pour déposer Chelsea, invitée à passer la journée avec Annie. Ravies de se revoir, les deux petites filles se mirent aussitôt à jouer avec la maison de poupées offerte par Stephen.

Jess proposa alors une tasse de thé à Lindsay qui accepta et adressa aux fillettes un tendre sourire avant de quitter le séjour. La solide amitié qui promettait de les lier très vite lui faisait plaisir, mais ses soucis la rattrapèrent ensuite, et son visage habituellement serein était sombre quand elle s'assit à la table de la cuisine.

— J'ai appris ce qui était arrivé à votre frère, et je suis désolée, dit Jess d'une voix douce en versant de l'eau frémissante dans la théière.

— J'avoue que j'ai encore du mal à y croire, observa tristement Lindsay. Il avait déjà assez d'ennuis comme ça... Pourquoi a-t-il fallu en plus qu'il commette cette folie ? Quand j'avais l'âge de Chelsea, j'étais en admiration devant lui, je le considérais comme une sorte de modèle... Aujourd'hui, j'ai de la peine à le reconnaître. Comment a-t-il pu changer au point de perdre ainsi tout sens des réalités ?

A cause de ses problèmes, Jake était l'un des seuls adultes du clan Fortune qui n'avait pas encore subi de test de compatibilité avec Annie, et compte tenu de sa situation actuelle, Jess jugea préférable de ne pas le rappeler à Lindsay. Elle était néanmoins prête à remuer ciel et terre pour sauver sa fille, et après avoir laissé son interlocutrice parler longuement de la détresse dans laquelle l'imprudence de Jake avait plongé les Fortune dans leur ensemble, elle aborda le sujet :

— Je ne voudrais pas vous paraître égoïste, mais je me demandais si vous aviez les résultats des analyses de Kyle et de Jane.

— Oh ! mon Dieu, je suis navrée... J'aurais dû vous le dire en arrivant : ni l'un ni l'autre n'ont plus de deux antigènes en commun avec Annie, et ce n'est pas suffisant, comme vous le savez. Nate, lui, n'en a qu'un, et Michael aucun.

Le cœur de la jeune Anglaise se serra. Qu'allait devenir sa fille si aucun des Fortune ne se révélait compatible ?

123

— J'ai eu Kristina au téléphone hier soir, poursuivit la pédiatre, et elle va se faire faire une prise de sang. Les choses étant ce qu'elles sont, cependant, je crois qu'il est temps d'étendre nos prospections aux enfants.

Jess espérait depuis longtemps que Lindsay élargirait la recherche d'un donneur aux plus jeunes membres de sa famille mais, en tant que mère, elle comprenait son peu d'enthousiasme à la perspective de soumettre Chelsea et Carter à un test de compatibilité.

— C'est très généreux de votre part, déclara-t-elle. Si les rôles étaient inversés, j'hésiterais peut- être à impliquer ma fille dans une procédure médicale potentiellement lourde de conséquences.

La capacité de Jess à se mettre à sa place alors qu'elle avait toutes les raisons de penser d'abord à Annie augmenta l'estime que Lindsay lui portait déjà.

— J'avoue être un peu anxieuse à l'idée de la douleur physique que cela entraînerait, même si tout est fait pour la minimiser, admit-elle. C'est aussi une opération qui peut effrayer un enfant, mais Frank et moi voulons inculquer aux nôtres le sens de leurs responsabilités envers leurs proches et la société en général. S'ils suivent la voie que nous essayons de leur tracer, je sais qu'ils ne me pardonneraient jamais, une fois adultes, de ne pas leur avoir laissé la possibilité de sauver une vie.

Les mains des deux femmes se joignirent pardessus la table dans un élan tacite d'affection et de respect mutuels.

— Chelsea et Carter ne sont d'ailleurs pas les dernières chances qui nous restent, reprit Lindsay. Outre Kristina, il y a encore Cody, le fils de Jane, qui a six ans, et Caitlyn, la fille de Kyle, qui en a dix. Les petits-enfants de Jake pourraient eux aussi être testés, même s'il est douteux que le sang de mon père coule dans leurs veines.

Jess opina de la tête. Grâce aux informations glanées au cours de ses conversations avec différents membres du clan Fortune, elle avait elle-même dressé la liste des donneurs potentiels. Le seul membre de la famille que Lindsay n'avait pas mentionné, en dehors de Jake, était le bébé de Michael — trop jeune encore pour subir un prélèvement de moelle osseuse.

— Les mots me manquent pour vous dire combien je suis heureuse, malgré les problèmes d'Annie, d'avoir trouvé en vous plus qu'une tante : une amie et une confidente, déclara Jess d'une voix étranglée par l'émotion. Appartenant vous-même à une famille nombreuse et très unie, vous ne pouvez pas mesurer le vide que vous avez comblé. Annie et moi avons très peu de parents du côté de ma grand-mère maternelle, et quand j'ai appris que nous n'avions même pas d'ascendance

124

commune avec les Simpson, j'ai eu l'impression que nous étions seules au monde. La façon dont les Fortune, et vous en particulier, nous avez acceptées et aidées, est pour moi un merveilleux présent.

Lindsay était maintenant sûre que Jess n'avait aucune vue sur l'argent des Fortune, mais il y avait encore un point la concernant qui l'intriguait.

— Vous m'avez expliqué que les membres de votre belle-famille avaient subi des tests de compatibilité qui s'étaient révélés négatifs, dit-elle, mais ils ont bien dû vous soutenir aussi moralement, d'autant que vous veniez juste, alors, de perdre votre mari ?

Une ombre passa dans le regard de Jess qui marqua une pause avant de répondre :

— En fait, le père d'Annie et moi étions en instance de divorce quand il a été tué dans un accident de voiture. Sa secrétaire l'accompagnait, et elle est morte, elle aussi. C'était sa maîtresse — la dernière en date d'une série qui avait débuté dès les premiers mois de notre mariage. Sa famille l'ignorait. Aussi, quand, à la suite de l'enquête qui a suivi, j'ai été contrainte de dire ce que je savais, on m'a accusée de mentir et de salir volontairement la mémoire de Ronald.

Epouse adorée d'un mari qui ne lui avait jamais donné la moindre raison de douter de sa fidélité, Lindsay fut atterrée. Aucune des souffrances qu'elle avait connues dans sa vie, même pas son chagrin au moment du décès de ses parents, ne pouvait se comparer à la douleur d'être traitée de façon aussi odieuse.

—C'est vraiment affreux ! s'exclama-t-elle en posant de nouveau la main sur celle de Jess. Votre existence d'adulte n'a été qu'une longue suite d'épreuves, et j'admire le courage avec lequel vous vous battez maintenant contre la maladie d'Annie.

La compassion manifestement sincère de Lindsay mit du baume sur les blessures encore mal cicatrisées de Jess, comme avaient commencé de le faire ses relations avec Stephen. Leur avenir incertain lui causait cependant parfois une angoisse qui troublait son bonheur.

Il y avait en effet de nombreux problèmes à résoudre avant le jour tant attendu où sa fille serait guérie et prête à entamer une nouvelle vie. Quand le moment serait venu, que ferait-elle ? Et Annie, que voudrait-elle ? N'était-il pas dangereux de se créer des attaches dans un pays qu'il leur faudrait peut- être bientôt quitter définitivement ?

D'autant qu'une autre question continuait à se poser : l'homme dont elle était amoureuse, après avoir cru ne plus jamais pouvoir l'être, essaierait-il au moins de la retenir ? Ayant eu sa part de tourments et de désillusions, elle sentait que Stephen avait lui aussi de mauvais

125

souvenirs à oublier. Avait-il vécu avant leur rencontre quelque chose de plus cruel qu'un simple divorce ? Quelque chose qui constituait un obstacle à une union durable avec elle ? Car, parfois, elle ne pouvait s'empêcher de se demander s'il ne l'avait pas choisie justement comme maîtresse parce qu'il savait leur liaison limitée dans le temps.

Jess en était là de ses réflexions quand sa fille et Chelsea surgirent dans la cuisine et réclamèrent à manger. Jess les installa à la table et leur servit des bananes et des biscuits tandis que Lindsay allait chercher une bouteille de lait dans le réfrigérateur.

— Annie n'a pas de fièvre, ce matin, observa-t-elle après avoir tâté en passant le front de la fillette. Elle ne tousse pas, elle ne se plaint pas d'avoir mal quelque p art ?

— Non, tout va bien, répondit Jess. — Stephen m'a expliqué que vous n'aviez pas pu être seuls ensemble

depuis qu'Annie avait quitté l'hôpital, et que vous ne vouliez pas la laisser à une baby-sitter inconnue, mais si je vous en recommandais u ne ?

Ainsi, Stephen s'était confié à Lindsay ! songea la jeune Anglaise. Son désir pour elle était-il donc si intense qu'il accepte de demander de l'aide à son amie !

— Cette idée me fait à la fois peur et envie, déclara-t-elle. S'il arrivait quoi que ce soit à ma fille en mon absence...

— Je comprends très bien, mais Mme Larsen, qui garde Chelsea et Carter après l'école, est vraiment une personne de confiance. Elle a soixante-cinq ans, trois petits-enfants, et c'est un amour. De plus, Frank et moi sommes tout près, en cas d'urgence. Vous n'avez donc aucune raison de vous inquiéter ou de culpabiliser, alors si Stephen vous propose une soirée en tête à tête, je crois que vous devriez dire oui.

Stephen ne laissa pas traîner les choses : averti par Lindsay que Jess

ne refusait plus d'engager une baby-sitter, il appela Mme Larsen, s'assura qu'elle était libre, et invita la jeune Anglaise à dîner chez lui le soir même.

Sachant qu'ils profiteraient de ces moments de solitude pour faire l'amour, Jess accepta avec empressement. Elle était aussi très curieuse de connaître la maison de Stephen ; peut-être y découvrirait-elle des indices sur sa personnalité et ce passé dont il ne parlait jamais.

126

Il vint la chercher à 19 heures. Annie avait déjà fini son repas et s'était installée dans le canapé du séjour avec Mme Larsen, une pile de livres d'histoires à côté d'elles.

Un courant de sensualité passa immédiatement entre elle et son compagnon quand elle alla lui ouvrir et qu'il lui posa un chaste baiser sur la joue en guise de salutation. Sans un mot, il entra et partit embrasser Annie.

Après avoir promis d'être rentrée à minuit, la jeune femme embrassa elle aussi sa fille, puis ils sortirent dans la fraîcheur du soir. Ils auraient à peine cinq heures pour s'aimer, et elle voulait en profiter pleinement. A en juger par la façon possessive dont Stephen lui enlaça la taille pour la guider jusqu'à la Mercedes, il partageait ce sentiment.

—J'espère que tu n'as rien contre les steaks grillés et les pommes de terre en robe des champs, déclara-t-il en démarrant. Le barbecue est sur la terrasse, mais il nous tiendra chaud le temps de faire cuire la viande.

L'automne serait bientôt là, songea Jess, et le vert uniforme des feuilles céderait alors la place à une symphonie de jaunes, de rouges et de bruns. La neige tombait tôt à Minneapolis, avait-elle entendu dire... Stephen et elle seraient-ils encore ensemble lorsque ce moment arriverait ?

Refusant d'y penser pour l'instant, la jeune femme se serra contre lui et répondit :

— Un steak grillé me conviendra parfaitement. En passant par la petite route qui longeait le lac, la maison de

Stephen n'était qu'à cinq minutes de la demeure des Fortune. Sombre et comme inhabitée, la première fois que Jess l'avait vue, elle était brillamment illuminée quand la Mercedes s'arrêta devant le porche.

Le visage éclairé par un sourire de plaisir anticipé, Stephen ouvrit la porte du garage avec sa télécommande. Une minute plus tard, Jess gravissait derrière lui un petit escalier de pierre et pénétrait dans une cuisine qui lui parut étrangement vide. Bien qu'élégante et moderne, avec ses placards en merisier, ses plans de travail recouverts d'ardoises et la hotte de cuivre placée au-dessus de la gazinière, elle ne comportait que le strict nécessaire en matière d'équipements : une cafetière électrique, un grille- pain et un four à micro-ondes. L'ex-Mme Hunter devait avoir emporté tous les gadgets et autres livres de recettes qui remplissaient d'habitude une cuisine.

Le feu qui brûlait dans la cheminée de brique rouge, ainsi que la bouteille de Bardolino et les deux verres tulipe posés sur la table de pin, apportaient cependant une note accueillante à la pièce.

127

— Je t'offre à boire, ou tu veux visiter la maison d'abord ? demanda Stephen

— Je préfère visiter la maison d'abord, avoua Jess en souriant. Comme la cuisine, le séjour était relativement Spartiate, même si le

canapé de cuir noir et le fauteuil assorti placés de part et d'autre de la cheminée paraissaient confortables. De grandes portes-fenêtres donnaient sur des bosquets de chênes majestueux derrière lesquels étincelaient les eaux du lac et, au- delà, les lumières de la ville.

Jess aima les tapis aux tons doux qui recouvraient le plancher de bois clair, et les quelques peintures abstraites accrochées aux murs. La bibliothèque basse remplie de livres d'art et les CD de musique classique empilés près de la chaîne stéréo lui permirent de se faire une meilleure idée des goûts de Stephen, mais elle trouva néanmoins la pièce impersonnelle, et surtout trop bien rangée. La présence, même épisodique, d'un enfant y aurait créé une tout autre atmosphère.

Sa surprise fut d'autant plus grande quand, au cours de la visite, elle entra dans une chambre et y vit des jeux, des livres et des articles de sport appartenant manifestement à un petit garçon. Rien de tout cela n'était neuf, et un ours en peluche semblait même avoir fait l'objet d'une affection particulière pendant des années, à en juger par sa fourrure râpée. Un ordre parfait régnait pourtant dans la pièce, comme si personne n'y avait joué ni dormi depuis longtemps.

— Qui occupe cette chambre ? demanda Jess en se tournant vers son compagnon. Je croyais que tu n'avais pas d'enfants ?

— Je n'en ai pas, répondit Stephen. Son visage exprimait un curieux mélange de tristesse et de

contrariété, comme s'il avait un instant oublié l'existence de cette pièce et regrettait d'avoir laissé la jeune femme en pousser la porte.

— Alors je ne comprends pas, déclara Jess. Qui loge ici? — Euh... mon neveu, que je reçois de temps en temps. Stephen n'aimait pas mentir, mais le moment lui paraissait

spécialement mal choisi pour parler de David : il ne voulait pas que l'évocation du passé vienne assombrir cette soirée, et il trouvait de toute façon indélicat d'évoquer la mort d'un enfant devant une femme dont la fille était gravement malade.

C'était la première fois que Stephen mentionnait l'existence de ce neveu, ou d'une quelconque famille, pensa Jess, et elle n'en savait pas beaucoup plus sur les autres aspects de sa vie privée. Mieux valait cependant attendre ses confidences que les provoquer ; c'était une question de respect. Le fait qu'il réserve une pièce de sa maison au seul usage d'un neveu qui ne lui rendait pas souvent visite en disait d'ailleurs

128

long sur sa solitude et son désir d'être père. Peut-être même l'échec de son mariage était-il dû au refus de son ex-femme de lui donner un enfant...

La tension qu'elle sentait chez lui diminua un peu quand il lui montra sa chambre, aussi sobrement meublée que le séjour. Et le temps qu'ils regagnent la cuisine et allument le barbecue sur la terrasse, tout malaise s'était dissipé : l'homme hanté par quelque mystérieux souvenir avait de nouveau cédé la place au grand médecin blond, chaleureux et souriant, qu'elle avait rencontré au zoo et appris à aimer.

Le soleil commençait de se coucher et la température était fraîche, dehors, mais Jess n'y prêtait pas attention. Blottie contre l'épaule de Stephen, qui faisait griller les steaks tout en lui indiquant le nom des différents gratte-ciel dont la silhouette se découpait à l'horizon, elle se sentait merveilleusement bien. Le présent lui suffisait, et Stephen finirait par lui révéler son secret, elle en avait la certitude. Il lui fallait juste se montrer patiente.

Ils dînèrent à la table de la cuisine, devant le feu. Les steaks furent accompagnés de pommes de terre cuites sous la cendre et d'une délicieuse salade grecque composée de tomates, d'oignons, de feta et d'olives noires.

Pendant le repas, ils parlèrent d'Annie, des Todd, des problèmes de Jacob Fortune — de tout, sauf de ce qui occupait pourtant de plus en plus leurs pensées : le désir qui montait en eux, et que chacun avait le troublant plaisir de voir briller dans les yeux de l'autre.

— Tu veux que je t'aide à ranger ? demanda Jess après avoir refusé le dessert que Stephen lui proposait.

— Non, ça attendra demain, répondit-il d'une voix un peu rauque. — Qu'allons-nous faire, alors ? déclara-t-elle, mi- charmeuse, mi-

espiègle. — Que dirais-tu de quelque chose dont nous avons très envie tous les

deux depuis la sortie d'Annie de l'hôpital ? — Que je n'attends que ça, murmura la jeune femme. La pleine lune éclairait la chambre de Stephen de sa douce clarté

quand ils y retournèrent, et ils n'allumèrent aucune lampe : ce que leurs yeux ne pourraient voir, leurs mains et leurs bouches en exploreraient chaque parcelle jusqu'à s'en créer la plus durable des images — celle de deux corps dont les différences formeraient en s'unissant un tout parfait.

Leurs vêtements ne tardèrent pas à se retrouver en tas sur le sol, et Stephen enlaça étroitement Jess en chuchotant :

129

— Je te tiens enfin dans mes bras... Tu ne peux pas savoir avec quelle impatience j'attendais ce moment.

— Bien sûr que si, parce que j'ai éprouvé la même, répliqua-t-elle. Oui, elle était impatiente, songea-t-il, et elle le lui montrait, toute

retenue oubliée. Mon Dieu, qu'il aimait cette femme ! Si belle, si distinguée, avec ses formes sveltes et son accent d'Anglaise cultivée, et en même temps si amoureuse ! Elle était pour Stephen la femme idéale — rose délicate le jour, amante fougueuse la nuit.

— Depuis que nous avons fait l'amour chez moi, continua-t-elle, je rêve tous les soirs avant de m'endormir de te voir entrer par la fenêtre et te glisser entre mes draps.

L'idée de surprendre dans son lit une Jess tiède et abandonnée électrisa les sens de Stephen. Refusant pour l'instant de penser que l'avenir de leur liaison dépendait de l'évolution de la maladie d'Annie, il s'allongea et attira doucement sa compagne près de lui.

— Tu aurais dû me le dire, murmura-t-il en la serrant tendrement contre sa poitrine. Je n'aurais pas hésité à sauter par-dessus la clôture électrique pour arriver jusqu'à toi.

Au cours des deux semaines suivantes, ils « dînèrent » ensemble encore de nombreuses fois, approfondissant toujours plus leur relation et permettant à Mme Larsen, qui s'occupait d'Annie comme si c'était sa petite-fille, d'arrondir notablement ses fins de mois.

Un après-midi, alors que Stephen remplissait des papiers dans son bureau, sa secrétaire l'appela par l'Interphone pour l'informer que son ex-femme demandait à lui parler.

— Passez-la-moi ! ordonna-t-il, un peu inquiet. Son appréhension se révéla cependant injustifiée. — Je voulais te remercier du conseil que tu m'as donné le soir du

colloque d'hématologie, déclara Brenda d'une voix enjouée lorsqu'il l'eut au bout du fil.

— Moi, je t'ai donné un conseil ? Je n'en ai aucun souvenir ! — Alors je vais te rafraîchir la mémoire : quand je t'ai dit que Tom et

moi envisagions de nous marier et que j'avais peur d'avoir d'autres enfants, tu m'as engagée à « me lancer ». Eh bien, nous nous marions dans huit jours, et j'ai un secret à te confier : je suis enceinte !

Cette nouvelle inattendue réduisit Stephen au silence. Il recouvra ensuite assez de sang-froid pour féliciter son ex-femme. En raccrochant, toutefois, il était songeur. Brenda lui avait paru vraiment heureuse pour la première fois depuis l'annonce de la maladie de David et, si elle avait eu le courage de parier sur l'avenir au lieu de laisser le passé la paralyser, pourquoi ne suivrait-il pas son exemple ?

130

Il avait eu l'intention, à la fin de sa journée de travail, de rentrer directement chez lui se changer pour aller dîner avec Jess et Annie. Le moment venu, cependant, il ne prit pas la direction du lac Travis, mais celle d'une bijouterie où il s'était acheté une montre quelques mois plus tôt. Par chance, le magasin était encore ouvert, et Stephen trouva à se garer dans la rue.

Le propriétaire le reconnut et lui dit avec un sourire aimable : — Bonsoir, docteur Hunter ! Que puis-je faire pour vous,

aujourd'hui? Ignorant la peur qui l'étreignait, Stephen répondit : — Montrez-moi votre choix de bagues de fiançailles, s'il vous plaît. Je

voudrais quelque chose de simple, comme le solitaire qui est exposé en vitrine.

— Je vais le sortir, pour que vous puissiez le voir de plus près. Le bijoutier lui expliqua ensuite que ce diamant de deux carats et

demi monté sur platine était l'une des plus belles pierres qu'il avait en magasin.

C'était aussi l'une des plus chères, mais Stephen avait largement les moyens de l'acheter : son statut de médecin hospitalo-universitaire lui assurait des revenus plus que confortables.

Le problème était de savoir si la blessure laissée dans son cœur par la mort de David était suffisamment guérie pour qu'il offre cette bague à Jess. Il l'aimait, mais l'avenir était encore si incertain... Que se passerait-il s'il ne parvenait pas à sauver Annie ? En plus d'en éprouver un profond chagrin et un cuisant sentiment d'échec, ne perdrait-il pas aussi Jess ?

Pendant qu'il réfléchissait ainsi, le bijoutier attendait patiemment sa décision, et Stephen finit par lui dire d'un air gêné :

— Vous devez bien vous douter que je songe à me marier, mais je n'en ai pas encore parlé à l'intéressée... Si j'achète cette bague et qu'elle ne lui plaît pas, ou qu'il n'y a finalement pas de fiançailles, pourrai-je... euh... la rapporter ?

Le sourire indulgent qui salua cette question fit comprendre à Stephen que son interlocuteur l'avait déjà entendue des dizaines de fois.

— Rassurez-vous, déclara-t-il. Vous ne serez pas obligé de la garder. Une lueur malicieuse s'alluma dans ses yeux, et il enchaîna : — Mais croyez-en ma vieille expérience, docteur Hunter : il est rare

qu'une femme refuse un bijou aussi beau... et offert par un homme comme vous !

La bague était pourtant encore dans la poche de Stephen le dimanche suivant, quand Jess, Annie et lui se rendirent chez les Todd

131

pour un barbecue. Les arbres avaient commencé de revêtir leur livrée d'automne, mais la température était douce, en cette fin d'après-midi, et les eaux du lac étincelaient sous le soleil.

Jess avait eu la surprise de voir Stephen arriver en bateau — un petit voilier acheté des années plus tôt, lui avait-il expliqué après l'y avoir fait monter avec Annie.

Un béret enfoncé jusqu'aux oreilles protégeait du vent la tête de la fillette, et un gilet de sauvetage à sa taille donnait un semblant d'épaisseur à son buste chétif. Depuis le départ, elle regardait Stephen manœuvrer l'embarcation avec une admiration évidente.

— Tu m'apprendras à naviguer, quand je serai guérie ? lui demanda-t-elle au bout d'un moment.

— Très volontiers ! répondit-il tout en virant de bord pour mettre le bateau face au ponton des Todd. Si ta maman est d'accord, tu peux même avoir ta première leçon dès maintenant.

L'autorisation demandée ayant été accordée, Annie alla rejoindre Stephen, qui la souleva et la cala dans le creux de son bras afin de lui permettre de poser les mains sur la barre, à côté des siennes.

Ce tableau émut profondément Jess. Stephen traitait Annie avec tant de douceur qu'il aurait pu être son père — rôle que le vrai, lui, n'avait jamais assumé. Même sur le plan physique, il aurait été possible de s'y tromper, car ils avaient l'un comme l'autre le teint clair et les cheveux blonds.

Combien de temps dureraient ces moments magiques où ils formaient tous les trois ce qui ressemblait à la plus heureuse des familles ? songea la jeune femme. Seraient-ils toujours ensemble dans un an, aussi gais, unis et en bonne santé qu'aujourd'hui, ou bien le malheur frapperait-il avant, sous la forme d'une rupture avec Stephen, d'une aggravation de la maladie d'Annie, ou pire encore ?

Le début de la manœuvre d'accostage tira Jess de ses réflexions. Frank Todd et son fils les attendaient sur le ponton, et elle aperçut derrière la fenêtre de la cuisine Lindsay et Chelsea, qui agitaient joyeusement la main.

Ils mangeraient dans une heure, annonça Frank à ses invités quand ils eurent débarqué. Les adultes bavarderaient et profiteraient du beau temps sur la terrasse, pendant que les enfants s'ouvriraient l'appétit en jouant dans le jardin.

Les choses ne se passèrent cependant pas comme prévu : Lindsay était de garde ce jour-là, et à peine les deux couples s'étaient-ils assis que son portable sonna.

132

— On a besoin de moi aux urgences, expliqua-t-elle après avoir répondu. J'espère être vite de retour, mais si je ne suis pas là dans une heure, commencez à manger sans moi. Les entrées et les salades sont déjà prêtes ; il suffit de les sortir du réfrigérateur.

A la surprise générale, Lindsay revint trois quarts d'heure plus tard. — Fausse alerte, murmura-t-elle en se rasseyant près de son mari et

en lui prenant la main. Ce geste dans lequel il sentit du désarroi inquiéta Frank. Il lança un

regard interrogateur à sa femme et lui demanda tendrement : — Qu'y a-t-il, ma chérie ? Les yeux de Lindsay se posèrent sur Jess, puis elle annonça : — Pendant que j'étais à l'hôpital, j'ai croisé un des laborantins du

service d'hématologie. Les résultats des dernières analyses sanguines sont disponibles, et nous avons trouvé un donneur pour Annie... Il s'agit de Chelsea.

133

10.

—Oh ! Lindsay... Malgré la joie et l'immense soulagement qu'elle éprouvait, Jess

devinait aisément ce que Lindsay ressentait. Elle la savait partagée entre la satisfaction de voir les recherches d'un donneur couronnées de succès et la peur d'exposer sa fille aux désagréments — sans parler des risques potentiels — d'une intervention chirurgicale.

Il en allait sans doute de même pour son mari. Que décideraient-ils tous deux, maintenant que le dilemme ne se posait plus dans l'abstrait, mais de façon très concrète ?

Un silence pesant s'installa. Les Todd échangèrent un long regard, puis se tournèrent d'un même mouvement vers Annie et Chelsea qui jouaient sur la pelouse avec Carter sans se douter du drame dont elles étaient le centre.

La main de Stephen se mit à caresser doucement l'épaule de Jess, et elle lui fut reconnaissante de ce discret témoignage de sympathie.

Elle avait envie de prendre congé afin de laisser ses hôtes débattre du problème en tête à tête, mais Lindsay s'opposerait sûrement à ce départ prématuré, aussi Jess se borna-t-elle à lui déclarer :

— Je crois que Frank et vous devriez vous isoler un moment pour discuter.

— Bonne idée, approuva Stephen. Allez faire un tour en voiture, si vous voulez. Jess et moi surveillerons les enfants, pendant ce temps.

Leurs hôtes se consultèrent du regard et, après les avoir remerciés de leur compréhension, s'éloignèrent main dans la main en direction du lac. Jess, qui les avait suivis des yeux, les vit s'asseoir sur le ponton, et

134

elle pria silencieusement le ciel pour qu'ils acceptent de venir en aide à Annie.

Pour se distraire l'esprit, elle proposa à Stephen une partie de croquet avec les enfants et, au bout d'une demi-heure, les Todd les rejoignirent. Ils avaient le même air grave mais serein ; quelle que soit leur décision, ils l'avaient de toute évidence mûrement pesée et prise d'un commun accord.

Le cœur de Jess s'était arrêté de battre : de ce qu'elle allait entendre dépendait le destin de sa fille. Faute de bénéficier rapidement d'une greffe de moelle osseuse, Annie ne vivrait peut-être pas assez longtemps pour fêter ses six ans...

Sans presque s'en rendre compte, la jeune femme saisit la main de Stephen et la serra fort dans la sienne.

— Je sais que l'attente vous a paru longue, lui déclara Lindsay, et il va malheureusement falloir vous armer encore de patience. Nous voulons aider votre fille, mais nous ne sommes pas les seules personnes concernées dans l'affaire : aussi jeune qu'elle soit, Chelsea a voix au chapitre. Nous lui expliquerons les problèmes de santé d'Annie et le rôle qu'elle peut jouer dans sa guérison, mais sans lui cacher que cet acte exige du courage et n'est pas totalement indolore.

— Si Chelsea accepte l'opération une fois qu'elle en aura compris les tenants et les aboutissants, enchaîna Frank, nous respecterons sa décision. Nous lui en parlerons ce soir et vous informerons demain matin de sa réponse. Inutile de vous dire que nous espérons qu'elle sera positive.

Même si cela signifiait qu'elle allait passer le reste de la journée et la nuit dans les affres de l'incertitude, Jess ne songea pas un instant à faire pression sur les Todd pour qu'ils renoncent à consulter Chelsea. Leur choix lui semblait parfaitement justifié, et sans doute qu'à leur place, elle aurait agi de la même façon.

La gravité de la situation pesa comme une chape de plomb sur le barbecue qui suivit. Jess mangea du bout des dents le hamburger que Frank lui avait préparé, et toucha à peine aux salades composées, pourtant excellentes, de Lindsay. En dépit de ses efforts pour se montrer sociable, elle se surprenait toutes les dix secondes à fixer sa fille en se demandant si la chance de guérison qui s'offrait à elle n'allait pas disparaître aussitôt entrevue.

Stephen proposa à Jess de partir dès que le repas fut terminé, et elle accepta malgré les protestations d'Annie qui serait volontiers restée plus longtemps. Mais plus tôt ils s'en iraient, plus vite Frank et Lindsay

135

parleraient à Chelsea, et elle ne se sentait de toute façon pas la force de jouer la comédie de l'insouciance pendant une minute de plus.

De retour au pavillon, elle attendit qu'Annie eût pris la direction de sa chambre pour dire à Stephen :

— J'aimerais que tu passes la nuit ici. Sans toi, je ne suis pas sûre de pouvoir supporter cette horrible attente.

— Mais je croyais que la présence de ta fille... — Nous coucherions tout habillés sur le canapé du séjour et, si jamais

elle se réveillait, cela lui paraîtrait peut-être surprenant, mais pas choquant.

Depuis que Lindsay avait annoncé la découverte d'un donneur en la personne de Chelsea, Stephen avait eu le temps de réfléchir aux conséquences de cette nouvelle sur sa vie privée. Il ne s'était pas encore résolu à offrir la bague de fiançailles à Jess, et voilà soudain que les craintes qui l'en avaient empêché prenaient un caractère d'une réalité terrifiante... Soit la greffe ne se faisait pas, et Jess serait anéantie, soit elle se faisait, avec le risque d'échec inhérent à ce type d'opération. Dans les deux hypothèses, il pouvait perdre la femme et l'enfant qu'il aimait.

Survivrait-il à la répétition du drame qu'avaient été l'agonie et la mort de David ? songea-t-il. Et si, en plus d'Annie, il voyait Jess sortir de sa vie parce qu'il aurait manqué à ses devoirs envers elle, comme Brenda l'en avait accusé dans les mêmes circonstances ? La question ne se poserait même plus : il en mourrait de chagrin.

Il avait voulu suivre l'exemple de son ex-épouse, mais, depuis l'achat de la bague, il s'était rendu compte que leurs situations différaient sur un point essentiel : contrairement à Jess, Tom McCaffrey n'avait pas, lui, d'enfant gravement malade.

Aucune menace prévisible ne pesait donc sur le bonheur de Brenda, conclut Stephen, et elle pouvait envisager avec confiance l'avenir de son couple. Il en allait tout autrement pour lui.

L'enquête sur la mort de Monica Malone, dont tous les résultats accusaient jusque-là Jake, finit par apporter un élément susceptible de faire pencher la balance en sa faveur. Ce fut Aaron Silberman qui lui annonça la bonne nouvelle : lors d'un nouvel examen de la maison de l'actrice, les techniciens de scène de crime avaient découvert dans le garage et la terre meuble d'une plate-bande des empreintes de semelle dont le dessin était caractéristique d'une certaine marque de chaussures de sport.

— Possédez-vous des tennis de cette marque, ou en avez-vous possédé ? demanda l'avocat.

— Non. Je n'achète que des Nike depuis vingt ans au moins.

136

— Quel genre de chaussures portiez-vous le soir du meurtre, quand vous êtes allé chez Monica Malone ?

— Des mocassins, indiqua Jake après un moment de réflexion. Silberman lui expliqua alors, avec une satisfaction évidente, que les

policiers avaient retrouvé, près de l'endroit où il avait dit avoir garé sa voiture, une empreinte de pas correspondant aux mocassins qu'il avait aux pieds le lendemain du crime. Ils avaient également comparé, sans résultat, les traces mystérieuses avec la semelle de toutes ses chaussures, ainsi que celles de Brandon Malone et des domestiques.

Lorsque Jake déplora que cet élément nouveau ne puisse servir à incriminer le fils de Monica, l'avocat répliqua, une pointe d'impatience dans la voix :

— Brandon est de toute façon déjà hors de cause : plusieurs témoins attestent qu'il était en Californie ce soir-là. L'importance de cette découverte réside dans le fait que la police a maintenant la preuve de la présence sur les lieux de quelqu'un qui n'avait rien à y faire ! C'est la confirmation de la thèse que nous défendons depuis le début, à savoir que l'assassin s'est caché aux alentours de la maison pour attendre votre départ et commettre ensuite son forfait.

Les pensées se bousculaient dans la tête de Jake. Allait-il vraiment être innocenté ?

— En réalité, il y a peut-être deux assassins, reprit Silberman. Les enquêteurs ont en effet relevé dans le garage une autre empreinte laissée par une chaussure de femme qui n'appartient, elle aussi semble-t-il, à aucune des personnes ayant des liens connus avec la victime.

Pour la première fois depuis des mois, Jake eut l'impression que le sort cessait de s'acharner contre lui et lui offrait enfin une chance de sortir du tunnel.

— Comment avez-vous appris tout cela ? demanda-t-il à l'avocat. — Grâce à une excellente loi qui oblige l'accusation à me

communiquer avant le procès toutes les pièces versées à son dossier. Cela vaut aussi pour moi, bien sûr, et si nous identifions les premiers le coupable, je devrai aussitôt en informer le ministère public. Ça ne vous ennuie pas trop, j'espère ?

Jake sourit, ce qui ne lui était pas arrivé une seule fois depuis sa deuxième arrestation, et déclara :

— La prison me manquera, mais je me ferai une raison ! Juste avant de partir, Silberman annonça qu'il avait demandé à Gabe

Devereax de redoubler d'efforts pour trouver parmi les voisins de Monica quelqu'un qui aurait vu une personne autre que Jake quitter la maison de l'actrice aux environs de l'heure du crime.

137

—En dehors de cette vieille folle qui promenait son chien et affirme avoir aperçu une femme répondant au signalement de votre sœur Lindsay, observa-t-il, il doit bien y avoir un habitant du quartier qui a des choses intéressantes à dire. La déposition d'un témoin digne de foi pourrait convaincre le juge de vous libérer au bénéfice du doute.

Après une nuit d'attente fiévreuse, passée sur un canapé trop étroit

pour deux, Jess arpentait nerveusement son séjour. Si seulement Stephen était encore là ! songea-t-elle. Sa présence

aurait rendu l'angoisse plus supportable, mais il avait dû partir aux aurores pour l'hôpital...

Il était maintenant 9 heures. Pourquoi Lindsay n'appelait-elle p as ? Comme pour répondre à cette question, le téléphone sonna alors.

Jess courut décrocher et bredouilla : — A... allô ? — Jess ? Lindsay, à l'appareil, déclara la voix douce de la pédiatre.

J'ai le plaisir de vous annoncer que la greffe va se faire. Une fois au courant de la situation, Chelsea n'a pas eu une seconde d'hésitation. Si je ne vous ai pas appelée dès hier soir, c'est parce que Frank et moi avons voulu lui donner un délai de réflexion. Mais ce matin, elle était toujours aussi décidée à subir ce prélèvement de moelle osseuse.

Une onde de joie submergea Jess : sa fille était sauvée ! Les greffes de ce type comportaient des risques, bien sûr, mais elle préférait ne pas y songer pour l'instant.

— Jamais je ne vous remercierai assez, Frank, Chelsea et vous ! s'écria-t-elle. Grâce à vous, Annie va guérir !

Si Lindsay pensait, elle, aux problèmes qui pouvaient encore survenir, elle n'en parla pas, se bornant à préciser :

— L'opération doit avoir heu le plus vite possible, pendant que les effets bénéfiques de la chimiothérapie se font encore sentir, mais Chelsea aura neuf ans la semaine prochaine, et cela nous ennuierait qu'elle fête son anniversaire à l'hôpital.

— Oui, je comprends très bien... Oh ! Lindsay, je vous suis tellement reconnaissante que, si vous étiez là, je vous serrerais dans mes bras à vous étouffer !

— Comme je tiens à la vie, j'ai eu raison de vous annoncer la nouvelle au téléphone ! remarqua la pédiatre en riant. Que diriez-vous de dîner avec moi ce soir ? Je pense que votre enthousiasme se sera suffisamment calmé pour que je ne coure plus aucun danger ! Frank

138

rentrera tard, mais moi, je quitterai l'hôpital assez tôt, et ma sœur Rebecca m'a donné rendez-vous dans un restaurant du centre-ville. Nous voulons parler des problèmes de Jake, mais comme vous êtes de la famille, cela vous concerne aussi... J'ai déjà tout arrangé avec Mme Larsen : vous pourrez déposer Annie chez moi en fin d'après-midi.

Le décor de l'établissement où les trois femmes se retrouvèrent le

soir imitait celui d'une vieille taverne anglaise, et Jess fut touchée de ce choix, sûrement destiné à lui rappeler son pays natal.

Les plats proposés, eux, n'avaient rien d'anglais — il s'agissait essentiellement de grillades et de fruits de mer —, mais Jess n'en fut aucunement contrariée.

« Je suis en train de m'américaniser », pensa-t-elle gaiement, avant de froncer les sourcils en se souvenant de son coup de téléphone du matin à Stephen. Il avait été manifestement heureux d'apprendre la décision des Todd, mais il avait malgré tout accueilli la nouvelle avec une certaine réserve. Annie n'était pas encore tirée d'affaire, avait-il souligné, et cela avait fait à Jess l'effet d'une douche froide.

Dieu merci, ses deux compagnes semblaient, elles, décidées à fêter l'événement.

— A la guérison d'Annie ! dit Rebecca en levant son verre. Et à Chelsea, pour son courage et sa générosité ! Et aussi à Jake qui sera toujours notre frère — et votre oncle, Jess ! — que le sang des Fortune coule ou non dans ses veines. J'espère que nous allons trouver un moyen de le sortir de prison !

Ce vœu ne se réalisa malheureusement pas : après avoir étudié sous tous les angles ce qu'elles savaient de l'affaire, les trois femmes durent admettre leur impuissance.

— J'ai une idée ! s'écria alors Rebecca, réputée dans la famille pour son esprit d'entreprise. Si on organisait une séance de spiritisme pour essayer d'entrer en contact avec maman ? Je connais justement un médium. C'est une femme qui s'appelle Mme Ivanova et habite Saint Paul. Pendant la préparation d'un de mes romans, je lui avais demandé un entretien pour savoir comment se passait ce genre de réunion, et elle m'a proposé d'en faire moi-même l'expérience. Je n'en ai pas encore eu le temps, mais nous pouvons engager ses services et voir si elle réussit à évoquer l'esprit de maman.

En bonne scientifique, Lindsay jugea ce projet complètement farfelu, mais sa sœur ne se laissa pas décourager.

139

— Quoi qu'il arrive, ce sera amusant ! déclara-t-elle. Et il faut que vous veniez aussi, Jess... Nous ferons cela dans la maison du lac Travis ; l'atmosphère y sera particulièrement favorable, et comme Jake n'y est pas en ce moment, elle est à notre disposition. Je me charge d'obtenir l'accord de Sterling.

Bien que Jess ne fût ni apparentée à Kate, ni convaincue de la possibilité de communiquer avec l'au-delà, elle décida d'accepter l'invitation. Cela lui permettrait de pénétrer dans l'ancienne demeure familiale des Fortune qu'elle avait depuis longtemps envie de visiter et où, lui avait appris Lindsay, se trouvaient plusieurs portraits de Ben, son grand-père américain.

— Si vous pensez que je ne serai pas de trop, je me joindrai volontiers à vous, dit-elle donc.

Sterling ne répondit pas tout de suite à Rebecca quand elle lui

demanda la permission d'utiliser la maison du lac Travis pour une séance de spiritisme. Il ne l'avoua évidemment pas, mais il voulait d'abord en parler à Kate.

Un déjeuner avec elle dans un petit restaurant de Saint Paul lui en fournit l'occasion.

—Il n'y a pas vraiment de raison de refuser, observa-t-il, mais cette idée me déplaît. Si la presse apprend que vos filles s'adressent à vous par l'intermédiaire d'un médium pour essayer de tirer leur frère d'affaire, elle va s'en donner à cœur joie ! Le procès n'est même pas encore commencé, et toute information concernant les Fortune fait déjà la une des journaux !

L'avocat ne vit pas les yeux de Kate se remplir de larmes, car ils étaient dissimulés par les lunettes de soleil qui complétaient aujourd'hui sa tenue de sortie — un pantalon de laine grise, un poncho péruvien et un chapeau de feutre à large bord. La vieille dame était en effet profondément émue : Rebecca et Lindsay voulaient lui demander conseil ! Si différentes de caractère — l'une impulsive et fantasque, l'autre douce et réfléchie —, elles étaient pourtant tombées d'accord pour recourir au seul moyen qu'elles pensaient avoir de la consulter...

Comme elle aurait aimé les serrer dans ses bras, leur raconter ses aventures, leur avouer qu'elle se cachait depuis des mois à Minneapolis — tout près d'elles !

Mais à en croire Sterling, il aurait été dangereux de réintégrer trop tôt le monde des vivants. Le mystérieux ennemi qui avait essayé de la

140

tuer risquait de recommencer s'il apprenait que sa première tentative avait échoué.

Il y avait pourtant peut-être un autre moyen de communiquer avec ses filles et de les aider à sauver Jake...

Avant de lui parler de la séance de spiritisme projetée, Sterling avait informé Kate des derniers développements de l'affaire Malone : la découverte d'empreintes de pas qui pouvaient avoir été laissées par le ou les véritables meurtriers, et l'ordre donné à Gabe Devereax d'interroger de nouveau les voisins de Monica dans l'espoir que l'un d'eux se rappellerait avoir vu le ou les personnes en question près de la maison de l'actrice la nuit du meurtre.

De l'avis de Kate, Sterling et les autres n'accordaient pas assez d'importance aux dires du témoin qui promenait son chien et avait rapporté la présence dans les environs d'une femme répondant au signalement de Lindsay.

Kate n'en était pas trop étonnée : Lindsay ayant un alibi inattaquable, cette piste ne semblait mener nulle part. Mais la vieille dame était d'un avis différent. Pour avoir eu l'idée de monter son escroquerie, l'aventurière qui se prétendait la jumelle de Lindsay kidnappée à la naissance — sauf qu'il s'agissait d'un jumeau, mais cela, seuls Kate et le F.B.I. le savaient — ressemblait forcément beaucoup à Lindsay. Décidée à s'approprier une partie des biens des Fortune, cette Tracey Ducet pouvait très bien avoir voulu faire chanter Jake, elle aussi. Il était tout à fait possible qu'elle soit allée ce soir-là chez Monica dans le but de voler les documents dévoilant le secret des origines de Jake et de les utiliser ensuite comme moyen de pression sur lui.

Aux yeux de Kate, cette hypothèse valait la peine d'être vérifiée mais, si elle en parlait à Sterling, la prendrait-il au sérieux ? La jugerait-il assez intéressante pour l'exposer à Silberman et à Gabe Devereax ?

La séance de spiritisme suggérée par Rebecca apparaissait maintenant à la vieille dame comme une façon idéale, et beaucoup plus amusante, de communiquer l'information. Pendant ses loisirs forcés, elle s'était essayée au théâtre et s'était fait de nombreux amis dans le milieu du spectacle — dont plusieurs éclairagistes et ingénieurs du son.

En face d'elle, Sterling s'était arrêté de manger et la regardait d'un air inquiet.

—Dites quelque chose ! finit-il par s'écrier. Votre silence me rend nerveux.

Le lent sourire qui se forma sur les lèvres de son amie augmenta encore ses craintes.

141

— Contrairement à vous, annonça Kate, je trouve l'idée de Rebecca excellente. Je vais même récompenser son esprit d'initiative en me manifestant au cours de cette petite réunion. Je connais des gens qui ont les compétences et le matériel nécessaires pour réaliser des hologrammes, et je suis certaine de pouvoir compter sur leur aide et leur discrétion.

L'avocat savait que l'holographie était une méthode permettant d'enregistrer et de projeter à distance des images animées et en trois dimensions. Elle utilisait des phénomènes optiques compliqués pour les profanes, comme la diffraction de la lumière et les interférences de faisceaux laser, mais c'était une technique éprouvée, sûrement simple pour des spécialistes... et idéale pour mettre de l'animation dans une séance de spiritisme.

Pour amusante qu'elle soit, l'entreprise semblait beaucoup trop risquée à Sterling, et il ne manqua pas de le souligner :

— Vous n'êtes pas raisonnable, Kate ! Vos amis sont peut-être très compétents, mais vos filles ne se laisseront pas abuser : elles comprendront tout de suite qu'elles ne sont pas en présence d'un esprit. Jessica Holmes sera là, elle aussi, et c'est une jeune femme qui a la tête sur les épaules... Si vous réalisez ce projet, cela équivaudra à publier dans le journal local une annonce disant que vous êtes toujours en vie !

— Pas du tout ! protesta la vieille dame. Je serai dans une autre pièce, et je connais la maison comme ma poche. Si quelqu'un part à ma recherche, je peux m'y cacher ou en sortir en moins de deux secondes.

Sceptique mais convaincu que rien ne la ferait changer d'avis, Sterling émit sans conviction une dernière objection :

— Quand ils sauront de quoi il retourne, vos techniciens ne vont-ils pas vous demander beaucoup d'argent en échange de leur silence ?

— Non ! répliqua Kate. Ce sont des gens honnêtes, en qui j'ai toute confiance. Ils ignorent d'ailleurs mon vrai nom : je me suis présentée à eux sous celui de Kate Anderson. Ils me croiront simplement de mèche avec le médium... qui, entre parenthèses, va grâce à moi se tailler le plus gros succès de sa carrière !

Le jour dit, Lindsay et Jess avaient pris les dispositions nécessaires

pour être libres le soir : Annie irait dormir chez les Todd où Frank jouerait les baby-sitters.

Tandis que leurs mères se dirigeaient vers la demeure des Fortune dans la MG de Jess et que Frank rangeait la cuisine avec l'aide de

142

Carter, les deux fillettes allèrent dans la chambre de Chelsea pour jouer à la poupée.

— Si je te dis un secret, tu le répéteras pas ? demanda Annie à son amie tout en disposant sur le sol les minuscules assiettes d'une dînette en porcelaine.

— Non, répondit Chelsea. — Eh bien, j'ai vu Stephen et maman s'embrasser, mais ils savent pas

que je les ai vus. — Ah bon ? Ils vont se marier, alors ? — Peut-être, et ce serait chouette... Maman est heureuse, avec lui.

Elle l'aime beaucoup, et moi aussi. — J'ai été demoiselle d'honneur au mariage de mon cousin Michael...

Tu le seras peut-être aussi, si ta maman et Stephen se marient. Tu auras une belle robe, une couronne de fleurs dans les cheveux...

— Oui, mais après, qu'est-ce qui se passera ? On ira vivre en Angleterre, ou on restera ici ?

— Vous resterez ici, déclara Chelsea d'un ton ferme. Comme ça, tu pourras être ma meilleure amie toute la vie, et on pourra continuer à jouer ensemble.

Arrivées à la demeure des Fortune avec une demi- heure d'avance, Jess et Lindsay remirent leur sac et leur manteau à la gouvernante, Mme Laughlin.

—Venez ! dit Lindsay à sa compagne. Comme nous avons un peu de temps devant nous, je vais vous montrer la maison.

Presque craintive maintenant que sa curiosité allait être satisfaite, Jess emboîta le pas à la pédiatre. Des différents portraits de son grand-père maternel qu'elle vit pendant la visite, ce fut celui de la salle de billard qui l'intéressa le plus. Ben Fortune y était représenté dans la tenue de cow-boy qu'il devait porter lors de ses séjours dans son ranch du Wyoming, et son visage arborait une expression mi-suffisante, mi-ironique, comme si l'idée de se faire peindre le flattait et l'amusait à la fois.

Vêtu d'un jean et d'une chemise unie, il avait choisi d'attirer le regard du spectateur sur une taille qui commençait à s'épaissir en mettant une ceinture ornée d'une grosse boucle indienne en argent serti de turquoises. C'était comme s'il voulait montrer qu'à plus de cinquante ans, et malgré des excès de toutes sortes, il était encore convaincu de son propre charme.

143

Jess avait lu sur l'affaire Monica Malone des articles dont les auteurs laissaient entendre que l'actrice avait pu être informée des véritables origines de Jake pendant la liaison qu'elle avait eue avec Ben du temps de leur jeunesse. Cette liaison était apparemment un secret de Polichinelle dans la bonne société de Minneapolis.

Celia Warwick n'avait donc pas été la seule maîtresse de Ben, songea Jess. Il en avait peut-être même eu des dizaines. Epouse trompée comme Kate Fortune — mais par un mari qui l'aimait et la respectait sûrement moins —, elle n'était pas encline à éprouver de la sympathie pour l'homme séduisant mais arrogant dont les yeux semblaient la fixer depuis le mur. Elle ne pouvait cependant s'empêcher de lui trouver du charme, et d'espérer découvrir sur son visage des traits de ressemblance avec elle.

Lindsay l'arracha à sa contemplation en lui rappelant qu'il leur restait plusieurs pièces à voir. La visite se termina par la bibliothèque et le grand salon, dont les deux femmes sortaient juste quand Rebecca franchit la porte d'entrée, suivie de Gabe Devereax — un homme brun et très viril. Visiblement en colère contre le détective privé, elle expliqua sans se soucier d'être entendue de lui qu'elle n'avait pas réussi à le dissuader de venir.

Mme Ivanova était une femme ponctuelle : son chauffeur la déposa devant le perron exactement à l'heure convenue. Petite, replète et grisonnante, elle avait des manières affectées et, sur le plan vestimentaire, un goût prononcé pour le rouge, le violet et le mauve — couleurs qui, malheureusement, juraient entre elles et la grossissaient.

A part son accent russe, rien ne la distinguait de ces vieilles dames excentriques et un peu précieuses que comptaient presque toutes les familles anglaises, pensa Jess.

Après avoir présenté la nouvelle venue à la ronde et rapidement conféré avec elle, Rebecca annonça que la séance aurait lieu dans la salle à manger. Elle envoya ensuite la gouvernante chercher des bougies pendant que tout le monde s'asseyait autour de la table.

Les lumières électriques furent éteintes à la demande du médium dès que les bougies fournies par Mme Laughlin et installées dans un chandelier d'argent eurent été allumées.

Les rideaux tirés et la lueur vacillante des flammes, reflétée par les grands miroirs et les surfaces de bois brillant, créèrent aussitôt dans la pièce une atmosphère singulière. De violentes rafales de vent, dehors, agitaient les branches des vieux chênes et faisaient craquer la charpente de la maison, si bien que d'étrange, l'ambiance devint très vite franchement sinistre.

144

L'air satisfait, Mme Ivanova demanda à Rebecca : —Vous avez apporté un objet ayant appartenu à la défunte ? Avec ses cheveux auburn et ses traits aristocratiques, la plus jeune

fille de Kate Fortune ressemblait de façon frappante au portrait de sa mère que Jess avait vu dans le grand salon. En silence, elle sortit de sa poche une montre en or sertie de diamants et la tendit au médium en expliquant que Ben l'avait offerte à sa femme un an avant sa mort.

Mme Ivanova referma les doigts dessus, la tint un moment dans sa paume, puis la pressa contre son front comme pour en absorber les ondes invisibles. Elle la posa ensuite sur la table et déclara :

— Avez-vous des questions précises à formuler ? — Ma sœur et moi avons envie d'entendre la voix de notre mère,

répondit Rebecca. Nous espérons qu'elle pourra nous suggérer un moyen d'aider notre frère Jake à résoudre ses problèmes actuels.

— Très bien ! Nous allons tous nous donner la main, fermer les yeux et nous concentrer pour essayer d'entrer en contact avec Kate Fortune.

Joignant le geste à la parole, le médium prit la main des deux personnes assises le plus près d'elle — Rebecca et Lindsay. Tout le monde l'imita, même Gabe Devereax, qui ne cachait pourtant pas son scepticisme.

Plusieurs minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles Mme Ivanova demanda plusieurs fois à Kate de se manifester, mais sans résultat. Le détective privé commença alors de s'agiter sur sa chaise, et il finit par s'écrier :

— Inutile de continuer ! Tout cela n'est qu'une vaste plaisanterie, je le savais depuis le début !

— Chut ! murmura Rebecca. Ce fut à ce moment-là qu'apparut dans la pièce une forme lumineuse

dont les contours, un peu flous, n'en dessinaient pas moins sans conteste la silhouette de Kate.

Cachée avec deux complices dans une chambre du premier étage, cette dernière entendit les exclamations de surprise des personnes rassemblées en bas grâce aux micros dissimulés au rez-de-chaussée. Elle avait revêtu pour l'occasion une robe du soir à col montant que ses filles l'avaient souvent vue porter, et, pour achever de les convaincre, elle dit de sa voix aisément identifiable :

— Je suis là, mes enfants ! Dans la salle à manger, un silence de mort s'abattit sur l'assistance,

et quand Mme Ivanova s'évanouit, son corps s'affaissant d'un coup dans son siège, tout le monde crut qu'elle était entrée en transe.

145

D'abord frappé de stupeur, comme les autres, Gabe Devereax retrouva cependant vite assez de sang-froid pour exprimer son incrédulité.

— Je ne sais pas comment elle fait ça, s'exclama- t-il, mais c'est tout du trucage !

— Taisez-vous ou je vous tords le cou ! grommela Rebecca, furieuse, en lui enfonçant ses ongles dans le bras.

Lindsay, d'habitude si calme et maîtresse d'elle- même, tremblait comme une feuille.

— Maman ! chuchota-t-elle, la gorge nouée. — Oui, déclara Kate. Qu'attendez-vous de moi ? Sa voix était presque aussi étranglée que celle de Lindsay. Jusqu'à cet instant, elle n'avait pas songé à la puissante

émotion qu'éprouveraient ses filles en la voyant se matérialiser devant elle.

Ce fut Rebecca, cette fois, qui prit la parole : — Jake a de graves ennuis. Que pouvons-nous faire pour lui ? — Je suis au courant de ses problèmes, indiqua Kate, et voici mon

conseil : n'oubliez pas la femme qui ressemblait à Lindsay. Son image s'estompa, puis disparut complètement et ne revint plus.

Gabe Devereax se leva alors, alluma la lumière et se précipita dans l'office attenant pour y chercher des preuves de la supercherie dont il était sûr d'avoir été victime.

A sa grande déception, il n'en trouva aucune, et regagna la salle à manger juste au moment où le médium sortait de son évanouissement.

— Je vais fouiller la maison, annonça le détective privé à la cantonade. — Aidez d'abord Stephen à ramener Mme Ivanova à sa voiture ! lui

lança sèchement Rebecca. Pendant ce temps, Lindsay pleurait dans les bras de Jess. — C'était... maman, bredouilla-t-elle entre deux sanglots. Pourtant,

c'est impossible. Je n'arrive pas à y croire... Oh ! mon Dieu, pourquoi est-elle morte ? Pourquoi nous a-t-elle abandonnés ?

— Allons dehors, suggéra Jess. Un peu d'air frais nous fera du bien à tous.

146

11.

Tandis que Gabe raccompagnait Mme Ivanova à sa voiture et que Jess, sur le perron, essayait de réconforter les filles de Kate, celle-ci envoya un de ses complices récupérer les micros installés au rez- de-chaussée. L'autre technicien rassembla rapidement le reste du matériel, puis toute la petite troupe quitta la maison par la porte de service et monta dans le canot dissimulé à l'avance sur la rive du lac, sous un grand saule pleureur.

La vieille dame s'assit sur l'un des bancs de bois de l'embarcation sans se soucier de mouiller ou de salir sa somptueuse robe du soir, cadeau de son mari à l'occasion d'un de ses anniversaires, dans les années quatre-vingt. Patrick O'Malley et Jeff Sanderquist, les deux experts en effets spéciaux qui l'avaient aidée à réaliser son plan, prirent place en face d'elle et empoignèrent les rames.

L'idée d'avoir pris le médium à son propre jeu amena un petit sourire sur les lèvres de Kate. La séance lui avait également permis d'attirer l'attention de ses filles sur la femme qui se prétendait la jumelle de Lindsay, mais le choc que leur avait causé sa brève apparition la remplissait de remords.

Sterling avait essayé de la détourner de ce projet, mais elle ne l'avait pas écouté, bien entendu... La prochaine fois, il faudrait lui prêter une oreille plus attentive, pensa-t-elle... tout en sachant que, le moment venu, elle n'en ferait de nouveau qu'à sa tête.

Pendant que le canot s'éloignait du rivage, Gabe Devereax était rentré dans la maison et avait entrepris d'en fouiller chaque recoin. Les lumières de la grande demeure s'allumèrent une à une tandis qu'il allait

147

de pièce en pièce, à la recherche d'une preuve pour étayer sa thèse d'une mise en scène.

Mais à part quelques fils électriques trouvés dans des placards où ils ne semblaient remplir aucune fonction, le détective privé ne découvrit rien.

Cela ne l'empêcha pas, en retournant dans la salle à manger, de dire à Rebecca sur un ton sarcastique :

— Vous êtes d'une crédulité qui frise l'aveuglement ! Dans votre propre intérêt, je vous conseille d'apprendre à distinguer la réalité de la fiction.

— Et moi, je vous conseille de partir. Vous n'avez rien à faire ici ! répliqua la romancière, piquée au vif.

— Ne vous inquiétez pas : je n'ai aucune envie de rester ! Sur ces mots, et sous le regard surpris des témoins de cette prise de

bec, le détective sortit en trombe de la maison. L'anniversaire de Chelsea tombait un samedi, et comme le temps

était exceptionnellement beau pour une fin de mois de septembre, Lindsay avait décidé d'organiser dans le jardin le goûter qui réunirait à cette occasion voisins, parents et camarades de classe de sa fille.

Comme si le ciel voulait remercier cette dernière d'avoir accepté d'aider son amie malgré les désagréments que cela pouvait lui causer, la journée fut douce et ensoleillée. Le lac Travis scintillait, et sur ce fond d'un bleu profond se détachait le somptueux feuillage des arbres du jardin, que l'automne parait de pourpre et d'or.

La plus grande animation régna chez les Todd dès le début de l'après-midi. Lindsay avait engagé une troupe de clowns, occupés pour l'instant à gonfler des ballons, ainsi qu'un prestidigitateur qui préparait son spectacle dans la maison pendant que le meilleur traiteur de Minneapolis et ses employés déchargeaient de leur camion boissons et pâtisseries de toutes sortes, dont un énorme gâteau d'anniversaire.

Les invités commencèrent à arriver vers 16 heures. Jess s'était proposée pour s'occuper des enfants, mais elle eut malgré tout le temps de parler avec de nombreux membres de la famille Fortune — certains qu'elle connaissait déjà, d'autres qu'elle voyait là pour la première fois.

Kristina, la fille de Nate et de Barbara Fortune, vint notamment la rejoindre et, après l'avoir saluée, considéra un moment le groupe d'enfants d'un air attendri.

148

— C'est Annie, n'est-ce pas, cette petite fille en robe bleu clair et aux boucles blondes très courtes ? finit-elle par demander.

— Oui, répondit Jess. Ses cheveux viennent à peine de repousser. Malheureusement, il va lui falloir subir une seconde chimiothérapie, avant sa greffe.

— La pauvre... Ce doit être dur, à son âge, d'être soumise à des traitements aussi pénibles !

Murmurant une excuse, Kristina s'éloigna, et Lindsay s'approcha alors de Jess pour lui présenter Grant McClure.

— C'est le demi-frère de Kristina, le fils qu'a eu Barbara de son premier mariage, expliqua la pédiatre. Il est venu à Minneapolis pour les noces d'argent de sa mère et de Nate, qui se sont fêtées hier. Sans cette heureuse coïncidence, vous ne l'auriez peut-être jamais rencontré, car il aime tellement son ranch du Wyoming qu'il est très difficile de le lui faire quitter.

Le visage hâlé, avec des yeux très bleus qui semblaient habitués à fixer les grands espaces, Grant adressa un sourire chaleureux à la jeune Anglaise.

— Enchanté, Jessica ! dit-il. Je vous ai vue parler avec ma sœur, tout à l'heure, mais elle a de nouveau disparu... Je la cherche depuis un moment pour l'emmener à l'aéroport.

— Elle s'est dirigée vers la maison, indiqua Jess. Je crois qu'elle voulait retoucher son maquillage.

Le sourire de Grant s'agrandit, et une lueur d'indulgence brilla dans ses prunelles.

— Alors nous avons le temps de bavarder ! observa-t-il gaiement. Vous savez, Jessica, j'ai été très heureux d'apprendre que votre fille avait trouvé en Chelsea un donneur compatible. Je me serais soumis à un test génétique, moi aussi, s'il y avait eu la moindre chance que le résultat soit positif, mais comme je ne suis pas apparenté à votre grand-père...

Pendant qu'ils discutaient ainsi, une personne invisible ne perdait pas une miette de ce qui se passait dans le jardin des Todd.

Inoccupée depuis des mois, l'habitation voisine appartenait en effet à un client et ami de Sterling Foster parti vivre en Europe. Kate avait appris qu'il en avait confié la clé à l'avocat, et elle s'était débrouillée pour persuader ce dernier de la faire entrer dans la maison.

Sterling avait bien sûr commencé par protester : — Vous ne trouvez pas que vous avez déjà pris assez de risques

comme ça, avec cette apparition qui a failli donner un infarctus au

149

médium ? Eh oui, je sais que Mme Ivanova s'est évanouie... Vous vous êtes bien gardée de me le dire, mais Gabe Devereax m'a tout raconté !

— Essayez de comprendre..., avait déclaré la vieille dame d'une voix enjôleuse. Toute ma famille sera là, et je souffre tellement d'en être séparée ! Je vous jure de ne pas me montrer : je resterai à l'intérieur, et je me contenterai de ce que je pourrai voir avec une paire de jumelles.

Comme d'habitude, Sterling s'était incliné et, le samedi, il avait conduit Kate jusqu'à la maison de son ami, où il l'avait laissée en annonçant qu'il reviendrait la chercher une heure plus tard.

Armée de ses jumelles, Kate s'était installée derrière la fenêtre de la salle à manger, et elle observait maintenant avec émotion les trois générations de Fortune réunies chez Lindsay. Les nouveaux couples qui s'étaient formés dans sa famille depuis sa « mort » l'intéressaient vivement, mais c'était ses propres enfants — Jake, Nate, Lindsay et Rebecca

— qui lui manquaient le plus. Sterling avait beau la tenir au courant des événements heureux ou malheureux qui se produisaient dans l'existence de chacun, elle supportait de plus en plus mal de n'avoir aucun contact direct avec eux.

Il lui fallait pourtant continuer de se cacher jusqu'à ce que tout danger soit écarté. Sa raison devait l'emporter sur ses sentiments.

L'heure que lui avait accordée Sterling passa trop vite et, quand il revint la chercher, elle le supplia de la laisser rester encore un peu. Bien que visiblement à contrecœur, il accepta et, tandis qu'elle braquait de nouveau ses jumelles sur tel ou tel membre de sa famille, ils parlèrent des changements survenus dans la vie de beaucoup de ses petits-enfants grâce aux legs qu'elle leur avait faits.

— En fait, cela leur aura servi de catalyseur, nota Kate, et ma disparition aura au moins été utile en ce sens qu'elle a forcé Caroline, Kyle, Ali et les autres à prendre leur destin en main. J'ai conscience d'avoir eu trop d'influence sur eux par le passé, et je voudrais qu'ils fondent tous un jour un foyer aussi heureux que ceux de Lindsay ou de Nate. Rebecca devrait, elle aussi, se marier : je m'inquiète de la voir encore célibataire et sans enfants à plus de trente ans. Quant à Jake...

La vieille dame ne termina pas sa phrase, mais Sterling devina ce qu'elle ressentait. Son fils aîné lui causait beaucoup de souci — et à juste titre.

— Vous vous inquiétez pour Jake, n'est-ce pas ? observa l'avocat d'une voix douce.

— Oui et non. De tous mes enfants, c'est celui qui a toujours le plus dépendu de moi psychologiquement. Même quand il ignorait que Ben

150

n'était pas son vrai père, il ne se sentait pas à l'aise dans la famille. Je ne suis pas là pour le guider et le réconforter dans la phase la plus critique de son existence, mais je commence à me demander si ce n'est pas mieux ainsi, au fond. Il y a des semaines, vous m'avez dit qu'une fois la tempête passée, Jake saurait enfin qui il est et ce qu'il veut. Il va devoir puiser en lui-même la force de surmonter cette épreuve, et je pense qu'il la trouvera.

— Je suis ravi de constater que, pour une fois, vous vous rangez à mon avis ! Vous êtes une femme remarquable, Kate, mais il vous manque quelque chose.

— Vraiment ? Et quoi donc, s'il vous plaît ? — Un homme capable de tempérer votre nature fougueuse... en vous

sermonnant de temps en temps s'il le faut. En fait, je pourrais bien décider un de ces jours de jouer ce rôle de façon permanente.

Kate sourit, baissa ses jumelles et se tourna vers Sterling. Les circonstances ne se prêtaient pas pour l'instant au projet de mariage qu'il nourrissait visiblement, mais plus tard, quand les choses seraient rentrées dans l'ordre, peut-être accepterait-elle de l'épouser.

— Et moi, répliqua-t-elle, je pourrais bien décider un jour de vous laisser jouer ce rôle... à condition que la perte d'une partie de mon indépendance soit compensée par des satisfactions d'une autre nature, si vous voyez ce que je veux dire. De cela aussi, vous vous sentez capable?

Puis, sans attendre la réponse, elle se détourna et remit les jumelles devant ses yeux.

Dans le jardin attenant, Lindsay était en train de parler à Natalie lorsqu'un reflet métallique venant d'une fenêtre de la maison voisine attira son regard.

L'idée que quelqu'un observait la réception avec un instrument d'optique lui traversa aussitôt l'esprit. Les McDermott étant encore en Europe — elle avait reçu une carte postale d'eux la semaine précédente, des paparazzi pouvaient très bien s'être introduits chez eux pour prendre des photos de la famille Fortune au téléobjectif et les vendre ensuite aux tabloïds.

Le sang de Lindsay ne fit qu'un tour : s'excusant auprès de sa nièce, elle se dirigea d'un pas décidé vers la haie de fusains qui séparait son jardin de celui des McDermott, se fraya un chemin entre deux arbustes... et eut la surprise de découvrir, garée dans l'allée de ses voisins, une Lincoln dont elle reconnut aussitôt le numéro d'immatriculation : c'était la voiture de Sterling Foster.

151

Perplexe, la pédiatre alla sonner à la porte d'entrée. Pas de réponse. Elle recommença, de façon continue, cette fois, et l'avocat vint finalement lui ouvrir.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Vous vous êtes trompé d'adresse ? La fête a lieu à côté !

— Oui, je sais, déclara Sterling sans ciller, mais vos voisins sont aussi mes clients, et ils songent à vendre leur maison. Je suis en train de la montrer à une personne qui veut garder l'incognito.

Kate écoutait la conversation depuis la salle à manger, et la peur que lui avait causée le bruit strident de la sonnette cédait maintenant la place à une puissante vague de nostalgie : la voix douce de Lindsay lui faisait plus que jamais regretter son ancienne vie.

Il lui fallut un gros effort de volonté pour rester cachée, mais elle tint bon. Pour l'instant, elle était plus utile aux siens morte que vivante, et cela seul comptait.

De son côté, Lindsay était de plus en plus perplexe : les McDermott ne lui avaient jamais parlé de mettre leur maison sur le marché, et même si c'était vrai, pourquoi un acheteur potentiel dissimulerait-il son identité ? Il n'y avait rien de honteux ni de compromettant dans le fait de visiter une propriété à vendre...

La pédiatre essaya d'en savoir plus, mais Sterling se réfugia derrière le secret professionnel, et elle finit par rejoindre ses invités. Ses devoirs d'hôtesse l'appelaient, sans compter que le moment approchait où Chelsea ouvrirait ses cadeaux.

L'incident ayant cependant piqué sa curiosité, elle jeta ensuite de fréquents coups d'œil à la maison de ses voisins, et put ainsi en voir sortir au bout d'un quart d'heure environ une femme qu'un chapeau à large bord, des lunettes noires et un grand manteau protégeaient des regards indiscrets. Quelque chose dans son maintien parut néanmoins vaguement familier à Lindsay.

Peut-être était-ce une ancienne vedette de cinéma qui, à l'instar de Greta Garbo autrefois, fuyait le monde, pensa-t-elle. Il ne s'agissait pas de Monica Malone, en tout cas... C'était déjà ça !

La veille du jour où Annie devait retourner à l'hôpital pour y subir les traitements de préparation à sa greffe, Jess et Stephen l'emmenèrent au cinéma. Le film, qui racontait les aventures d'un chien aussi pataud qu'attendrissant, les fit rire, mais sans les délivrer de leurs appréhensions.

Ensemble, et avec d'infinies précautions, ils avaient expliqué à la petite fille ce qui l'attendait : ses cheveux tomberaient de nouveau, et la seconde chimiothérapie la rendrait sans doute encore plus malade que

152

la première. Cela ne durerait bien sûr que quelques jours et, ensuite, la greffe lui donnerait une chance de guérir définitivement.

— Est-ce qu'on sera dans la même chambre, Chelsea et moi ? avait demandé Annie.

Elle savait en effet que son amie allait être hospitalisée, elle aussi, mais Jess n'était pas sûre qu'elle comprenait vraiment le lien entre ces deux événements.

— On va t'installer dans la même chambre stérile que la dernière fois, et tu y resteras le temps que ton nouveau système immunitaire soit capable de lutter contre les infections, avait répondu Stephen. Seuls ta mère et le personnel soignant seront autorisés à y entrer. Chelsea sera au même étage, mais vous ne pourrez pas vous voir.

Annie, qui avait gardé un très mauvais souvenir de son premier séjour au C.H.R., s'était alors mise à pleurer.

— Je vais bien, maman..., avait-elle gémi. Dis- lui, toi ! J'ai mal nulle part depuis très, très longtemps... J'ai plus besoin de ce vilain médicament qui fait vomir...

Ses pleurs reprirent le lendemain matin, quand l'heure fut venue de partir pour l'hôpital. Elle se débattit au moment où Jess voulut lui attacher sa ceinture de sécurité, à l'arrière de la Mercedes, et elle parvint même à ressortir de la voiture. Sa mère dut lui courir après, sous le regard d'un Stephen au supplice, car il se rappelait qu'un incident semblable avait eu heu avec David.

Jess réussit finalement à calmer Annie et à la persuader de revenir s'asseoir dans la voiture, mais le reproche qu'elle lut dans ses yeux en l'embrassant ensuite l'atteignit en plein cœur.

Le reste de la journée fut à l'image de ces douloureux instants. Il y eut d'abord la séance de radiothérapie, pendant laquelle la jeune femme fut séparée de sa fille, puis, en fin d'après-midi, arriva le moment tant redouté de la chimiothérapie.

La même infirmière que la première fois entra dans la chambre d'Annie pour lui poser sa perfusion. Le cathéter fut cette fois introduit dans une veine de la poitrine ; il servirait de voie d'accès à la substance anticancéreuse, aux antibiotiques, aux composants sanguins dont l'apport était nécessaire, et enfin à la moelle osseuse elle-même.

Le système immunitaire de la fillette devait cependant être totalement neutralisé pour laisser la place au nouveau, et son organisme débarrassé de toute cellule maligne, si bien que la dose de produit chimique serait cette fois très forte.

Déjà sous monitoring cardiaque parce que la chimiothérapie affaiblissait parfois le cœur, Annie semblait résignée. Même si un cri lui

153

échappa quand l'aiguille pénétra dans la veine, elle se comporta comme une patiente modèle.

La perfusion fut mise en route, et les yeux brillants de la petite malade perdirent bientôt leur éclat tandis que sa tête blonde s'abandonnait avec lassitude sur l'oreiller. Les nausées arrivèrent bientôt, plus précoces et plus violentes que la première fois.

Le spectacle des souffrances endurées par sa fille était une véritable torture pour Jess, et elle s'efforçait de ne pas penser au risque de les voir finalement ne servir à rien. Il ne fallait y songer que comme une étape nécessaire sur le chemin de la guérison.

Plus calme en apparence que Jess, car son expérience de médecin lui avait appris à cacher ses émotions, Stephen n'en ressentait pas moins une profonde compassion pour Annie. Il l'aimait comme sa fille, et plus le moment décisif de la greffe approchait, plus il avait peur.

Peur de perdre encore un enfant qu'il chérissait, et peur de ne pouvoir ensuite apporter à Jess le soutien moral qu'elle était en droit d'espérer de lui.

Il n'avait pas su répondre aux attentes légitimes de son ex-femme dans les mêmes circonstances, alors pourquoi, si l'histoire se répétait, réagirait-il mieux ?

L'état d'Annie s'était un peu amélioré, deux jours plus tard, quand

Lindsay alla dans sa chambre l'examiner et donner à Jess les dernières nouvelles sur l'affaire Monica Malone.

Lorsque Rebecca avait transmis au lieutenant Harbing le message reçu de Kate pendant la séance de spiritisme, lui expliqua-t-elle, le policier s'était montré sceptique. La brigade criminelle avait cependant commencé d'enquêter sur Tracey Ducet et son petit ami, qui pourraient bien se retrouver dans peu de temps soumis à un interrogatoire en règle.

Un autre élément nouveau permettait d'envisager l'avenir de Jake avec encore plus d'optimisme : plusieurs cheveux découverts sur les lieux du crime et analysés par le laboratoire de la police scientifique s'étaient révélés n'appartenir ni à Jake, ni à Monica, ni à aucune des personnes de son entourage immédiat. Les analyses avaient en outre révélé que l'un de ces cheveux au moins cachait sa couleur blond vénitien naturelle sous une teinture exactement du même brun que les cheveux de Lindsay — et ceux de Tracey Ducet.

154

— Jake a bien meilleur moral, maintenant, souligna Lindsay. D'après Rebecca, il se serait fait tester s'il avait pensé avoir la moindre chance de compatibilité génétique avec Annie. Mais le plus étonnant, c'est qu'il a téléphoné à Nate de la prison pour s'excuser de sa responsabilité dans leurs conflits passés. Il a même admis que Nate avait raison en demandant à le remplacer temporairement à la tête de Fortune Cosmetics, et il a promis de l'aider du mieux qu'il pourrait.

Fréquentant la famille Fortune depuis presque deux mois et demi, Jess était au courant de la rivalité entre les fils de Kate et du chagrin qu'en éprouvaient leurs sœurs — sans parler des problèmes que cela posait dans l'entreprise familiale.

— Voilà une excellente nouvelle, observa-t-elle. avec autant d'enthousiasme que ses soucis personnels lui permettaient d'en montrer. Je sais que Rebecca et vous étiez très désireuses de voir vos frères se réconcilier. Maintenant, dites-moi, comment va Chelsea ?

Cette remarque dut réveiller les craintes de Lindsay au sujet de l'intervention chirurgicale qui allait être pratiquée sur sa fille, car elle déclara alors :

—Très bien. Stephen m'a dit tout à l'heure que le prélèvement aurait lieu après-demain. Nous avons pu le retarder parce que, avec un total incroyable de cinq antigènes sur six en commun, il n'a pas été nécessaire d'effectuer un examen préliminaire de la moelle osseuse de Chelsea. J'en ai été soulagée, mais l'attente n'en demeure pas moins éprouvante. Elle l'est encore plus pour vous, naturellement, et quand je me vois trembler à l'idée de ce que ma petite fille va subir, je mesure mieux la force morale dont vous faites preuve, depuis des mois, face aux souffrances de la vôtre.

155

12.

Frank et Lindsay amenèrent Chelsea à l'hôpital le jour dit. Es avaient pris leur matinée et s'installèrent dans la chambre de leur fille pour attendre son retour du bloc.

Elle était déjà sur la table d'opération et sous anesthésie quand Stephen entra dans la salle, vêtu d'une tenue chirurgicale stérile.

Avant de commencer l'intervention, il considéra un moment sa petite patiente. Il était rare d'effectuer un prélèvement de moelle osseuse sur quelqu'un d'aussi jeune. Grâce à la générosité de Chelsea, Annie allait avoir une chance de vaincre définitivement sa terrible maladie.

« Tu es une petite fille courageuse, dit silencieusement Stephen à l'enfant endormie. Tes parents peuvent être fiers de toi, et je te promets de tout faire pour que tu souffres le moins possible. »

Puis, comme le reste de l'équipe attendait, il demanda un bistouri à l'instrumentiste et pratiqua les quatre ou cinq minuscules incisions nécessaires au prélèvement.

Ayant déjà réalisé cet acte des dizaines de fois, Stephen mit à peine quarante minutes à recueillir la quantité de moelle osseuse dont Annie avait besoin. Il posa ensuite un baiser sur le front de Chelsea et chargea une infirmière de l'emmener en salle de réveil, avec pour instructions de lui administrer des antibiotiques et de lui transfuser le demi-litre de sang qu'on lui avait prélevé deux semaines plus tôt en prévision de l'opération.

Juste après, ne prenant que le temps d'enlever ses gants de chirurgien, il alla rassurer les Todd.

— Tout s'est bien passé, leur annonça-t-il, et votre fille a été formidable. J'étais là quand elle a reçu sa prémédication, et ni la piqûre

156

ni le cadre de l'hôpital n'ont eu l'air de l'effrayer. A mon avis, nous avons là un futur médecin...

— Pour l'instant, elle veut devenir ballerine, déclara Lindsay, soulagée mais avec un sourire un peu tremblant. Elle m'a dit de te demander quand elle pourrait reprendre ses cours de danse.

Avant d'être injectée par intraveineuse à Annie, la moelle osseuse

prélevée devait subir un processus de filtrage destiné à en éliminer le sang et les fragments d'os. Cette opération terminée, elle fut apportée à la petite malade dans une poche de plastique qu'une infirmière raccorda au cathéter de la perfusion sous l'œil attentif de Stephen.

Jess était là, elle aussi, vêtue de la blouse, du masque et des gants réglementaires qu'il lui fallait mettre avant de pénétrer dans la chambre stérile. Elle ne put contenir ses larmes en voyant la substance salvatrice commencer à couler dans le corps de sa fille.

Ce moment tant attendu était enfin arrivé, et les choses paraissaient si simples, après tous les efforts déployés pour les rendre possibles ! La précieuse poche de moelle osseuse ressemblait à s'y méprendre à celles qui étaient déjà accrochées à la perche de perfusion, et pourtant...

La jeune femme savait que c'était le seul espoir qui restait à Annie, la seule chance qu'elle avait maintenant de grandir, de choisir une carrière, de connaître l'amour et de se marier.

Tout danger n'était cependant pas écarté, Jess en avait également conscience. Malgré les précautions prises par Stephen, une infection pouvait toujours se déclarer avant que le nouveau système immunitaire d'Annie ne soit prêt à la combattre.

Une réaction de rejet était la seconde grande menace inhérente à toute greffe. A cause de l'antigène qui manquait pour une compatibilité totale entre la moelle osseuse de Chelsea et celle d'Annie, le risque existait que certains tissus de cette dernière, identifiés comme « étrangers », provoquent la sécrétion d'anticorps destinés à les détruire.

Si une violente attaque de ce type se produisait, avait expliqué Stephen, la vie d'Annie serait en danger, et Jess, assise au chevet de sa fille, se dit que les prochains jours allaient être les plus longs de toute son existence.

Chelsea quitta l'hôpital en fin de matinée. Il ne lui fut pas permis

d'entrer dans la chambre de son amie, mais elle lui fit bonjour de la

157

main depuis le couloir. Les heures s'écoulèrent ensuite, lentes, angoissantes. Jess passa la nuit dans le fauteuil inclinable installé près du lit de sa fille. A l'affût du moindre signe de complication, elle ne dormit pratiquement pas, mais il ne se produisit rien d'inquiétant et, après une deuxième journée et une deuxième nuit sans incident, elle s'autorisa à espérer que tout irait bien.

La chimiothérapie avait donné des troubles gastro-intestinaux à Annie et lui avait enlevé tout appétit. Il n'était pas encore revenu, mais elle acceptait maintenant de boire, et adressait de temps en temps à sa mère un sourire avant de retomber dans un sommeil qualifié par Stephen de réparateur.

Ce dernier, toutefois, semblait dormir aussi peu et aussi mal qu'elle, songea Jess un matin en notant comme chaque jour les cernes qu'il avait sous les yeux. Elle avait aussi remarqué qu'il restait anormalement tard à l'hôpital depuis l'intervention, comme s'il redoutait qu'un problème ne survienne en son absence. Et bien que l'état d'Annie se soit de toute évidence amélioré, il continuait de réserver son diagnostic.

Cette attitude prudente, presque frileuse, s'appliquait également à ses rapports avec Annie et Jess. La jeune femme le sentait notamment plus froid et distant dans les rares moments d'intimité que leur laissaient leurs obligations respectives. Ce devait être l'inquiétude, se disait-elle pour se rassurer.

Neuf jours après la greffe, Stephen ponctionna quelques milligrammes de la nouvelle moelle osseuse d'Annie, dont l'examen révéla qu'elle commençait de fonctionner. Il annonça la bonne nouvelle à Jess, mais la prévint en même temps que cette phase du traitement était celle où le risque de rejet était le plus élevé.

Malgré tout soulagée, la jeune femme trouva plus facilement le sommeil cette nuit-là, et elle dormait profondément quand, vers 3 heures du matin, un bruit la réveilla. Deux infirmières munies d'une lampe électrique étaient penchées sur Annie.

— Elle a de la fièvre et une éruption cutanée, chuchota l'une d'elles. Il faut appeler le Dr Hunter.

Jess eut beau les supplier, elle n'obtint aucune explication sur l'origine de ces troubles. Le médecin de sa fille lui fournirait des informations complémentaires s'il le jugeait opportun, lui déclarèrent les infirmières.

Son affolement se calma un peu quand elle apprit que Stephen allait venir à l'hôpital au lieu de transmettre des consignes par téléphone. Cette détente fut cependant de courte durée : l'expression de son

158

compagnon au moment où il entra dans la chambre raviva, et augmenta même ses craintes.

— Stephen ! s'écria-t-elle en s'élançant vers lui, toute sa peur et son espoir contenus dans ce simple mot.

— Laisse-moi l'examiner, dit-il, le bras tendu pour la tenir à distance. Ravalant la question qui lui brûlait les lèvres, elle attendit

anxieusement qu'il eût ausculté Annie et donné des instructions aux infirmières. Il fit ensuite signe à Jess de le suivre dans le couloir, et la porte de la chambre était à peine refermée qu'elle lui demanda :

— C'est le rejet dont tu m'as parlé ? — Elle en a tous les symptômes, répondit-il sombrement. En cas

d'intolérance, le système immunitaire du donneur attaque l'organisme du receveur en trois endroits différents : la peau, le foie et l'appareil gastro-intestinal. Annie a déjà des problèmes cutanés, son système digestif irrité par la chimiothérapie risque d'être également touché et, bien qu'elle ne présente encore aucun signe de jaunisse, j'ai prescrit divers examens hépatiques.

— Je pensais qu'avec cinq antigènes sur six en commun, ce genre de complication ne surviendrait pas.

— Le niveau de compatibilité entre Annie et Chelsea était en effet plus élevé que je n'aurais osé l'espérer pour deux personnes qui ne sont pas jumelles. L'antigène manquant est malheureusement celui que les médecins appellent « D », faute de lui avoir trouvé un autre nom, et il joue un rôle essentiel dans le déclenchement de la réponse immunologique aux cellules et tissus étrangers.

Ces explications scientifiques n'intéressaient pas Jess. Elles ne lui apportaient ni le soutien ni le réconfort qu'elle attendait de Stephen.

— Tu m'as dit que cette réaction pouvait mettre la vie du receveur en danger, n'est-ce pas ? observa-t-elle en le suppliant intérieurement de lui préciser que le phénomène n'avait pas chez Annie un caractère de violence suffisant pour la tuer.

Stephen sentait que sa compagne lui demandait de la rassurer, mais il estimait lui devoir la vérité.

— Oui, certains patients en meurent, déclara-t-il donc. Selon les études publiées sur le sujet, cependant, ceux qui y survivent ont ensuite des chances de guéri- son complète plus élevées que la moyenne.

Le ton presque froid sur lequel il parlait augmenta la détresse de Jess.

— Je ne veux pas la perdre ! cria-t-elle, au bord des larmes. L'angoisse serra le cœur de Stephen comme dans un étau. Ses pires

craintes étaient en train de se réaliser : la mort rôdait autour de l'enfant

159

confiée à ses soins et, même s'il mettait tout en œuvre pour la sauver, les traitements disponibles n'étaient pas assez efficaces pour le protéger d'un échec. Cette idée, et la vue d'Annie, amaigrie et fiévreuse dans son lit d'hôpital, avec sept ou huit poches de plastique accrochées à sa perche de perfusion, le replongeaient dans le cauchemar des derniers jours de David et lui donnaient envie de se replier sur lui-même pour ruminer en paix son chagrin.

Se réfugiant dans son rôle de médecin comme sous une carapace, il expliqua :

— Presque la moitié des malades qui ont subi une allogreffe manifestent des réactions d'intolérance, et la plupart d'entre eux les surmontent. Les médicaments destinés à les combattre sont déjà administrés à Annie par intraveineuse, et la dose vient d'en être augmentée sur mon ordre. Il n'y a plus qu'à attendre, et tu devrais aller t'allonger dans la salle de repos réservée aux familles. Une aide-soignante t'apportera une couverture.

— Non ! Je veux être près de ma fille. — J'ai dit à l'une des infirmières de la baigner toutes les dix minutes

pour faire baisser la fièvre. En restant dans la chambre, tu gênerais plus qu'autre chose.

La voix grave de Stephen, qui avait murmuré à Jess tant de mots d'amour, avait maintenant un ton impersonnel. Elle comprit qu'il était en train d'ériger un mur entre eux, mais le souci d'éviter tout acte préjudiciable à sa fille la persuada d'obéir sans discuter.

En sortant de la salle de repos, une demi-heure plus tard, elle tomba sur la surveillante du service.

— Où est le Dr Hunter ? lui demanda-t-elle. — Il a dû rentrer chez lui, et je vous conseille de vous recoucher, vous

aussi, madame Holmes. Ne vous inquiétez pas pour Annie : nous prendrons bien soin d'elle.

La surveillante ne semblait pas certaine que Stephen ait quitté l'hôpital, mais à moins de le faire biper ou d'aller vérifier sur le parking si la Mercedes était encore là, Jess n'avait aucun moyen de s'en assurer.

Où qu'il soit, d'ailleurs, cela ne changeait rien. Il n'était pas à ses côtés, et c'était tout ce qu'elle voyait. L'homme qu'elle aimait, et dont elle pensait être aimée, l'avait abandonnée au moment où elle avait le plus besoin de lui. Ils auraient aussi bien pu ne jamais avoir été amants... Le Stephen rencontré au zoo, puis aux urgences, s'était montré plus chaleureux et attentionné que celui d'aujourd'hui...

160

Ni Jess ni la surveillante ne se doutaient que Stephen était en fait tout près — dans la salle de repos des médecins, allongé sur un divan, mais les yeux grands ouverts et son bipeur à portée de la main.

Quand elle surprit ses parents en train de parler des problèmes de

santé d'Annie, Chelsea fut anéantie. — Je voulais l'aider, pas la rendre encore plus malade ! déclara-t-elle

en allant se blottir dans les bras de son père. Frank s'efforça de la réconforter. — Tu n'y es pour rien, lui expliqua-t-il. Ce genre de complications

survient après de nombreuses greffes — près de la moitié de celles où le donneur et le receveur ne sont pas de vrais jumeaux. Mais cette réaction peut se révéler bénéfique, en permettant à Annie de se débarrasser des cellules cancéreuses que la chimiothérapie n'aurait pas détruites.

Pendant ce temps, et à quelques kilomètres de là, Erica discutait avec son mari dans le parloir de la prison. Des membres de la famille lui avaient appris le changement d'attitude de Jake envers Nate, et cela lui laissait espérer qu'il serait disposé à faire la paix avec elle aussi.

— Que nous divorcions ou non, lui dit-elle, je serai toujours là pour toi. Après cinq enfants et près de trente-trois ans de vie commune, il serait désolant que nous ne restions pas au moins amis.

Ces paroles surprirent agréablement Jake. Il s'était toujours senti dans l'obligation de se montrer à la hauteur de l'image idéalisée qu'Erica semblait avoir de lui, mais si, après l'avoir vu tomber aussi bas, elle lui demeurait attachée, peut-être leur mariage pouvait-il encore être sauvé...

Un brusque élan de tendresse le souleva et, si une vitre ne les avait pas séparés, il aurait sûrement cédé à l'envie de prendre Erica dans ses bras.

— Je serais ravi que nous restions amis, annonça-t-il, mais j'espère qu'il y a d'autres possibilités... et que nous ne divorcerons pas... Dans tous les cas, sache que je te suis infiniment reconnaissant de tes visites et de ton soutien.

Au moment de se quitter, ils posèrent la main au même endroit de la vitre, dans un geste spontané qui en disait long sur leur désir de contact physique.

Jake regagna ensuite sa cellule et se mit à réfléchir à sa vie et à l'avenir, plus sereinement qu'il ne l'avait fait depuis des années.

161

S'il arrivait à prouver son innocence et à se tirer de ce pétrin, pensa-t-il, il ne retomberait pas dans ses erreurs passées. Il accorderait plus d'attention à sa famille, et il s'efforcerait de réaliser ses rêves de jeunesse — ou du moins ce qui en était encore réalisable pour un homme de son âge.

Désespérée de voir que l'état de sa fille ne s'améliorait pas et que

Stephen paraissait l'éviter, Jess se confia un après-midi à Lindsay. — Il se comporte comme s'il voulait oublier que nous avons été liés,

déclara-t-elle tristement. Chaque fois que je lui parle d'Annie, il se lance dans de grandes explications techniques. Je me sens plus mal à l'aise avec lui que je ne le serais avec un médecin que je connaîtrais à peine. Qu'ai-je donc fait, pour qu'il me traite de cette façon ?

La pédiatre lui lança un regard surpris et répondit : — Vous ne trouvez pas cette attitude normale de la part d'un homme

dont le fils de huit ans est mort d'un cancer des os, et qui a ensuite divorcé à cause des conflits que ce drame avait provoqués entre sa femme et lui ?

— Stephen a perdu un fils ? s'écria Jess, stupéfaite. — Oui, David, il y a trois ans... Vous ne le saviez pas ? — Mais non ! Il ne m'en a jamais soufflé mot ! — Alors je comprends mieux votre perplexité. Mais maintenant que

vous êtes au courant, vous admettrez qu'il lui a fallu beaucoup de courage, vu les circonstances, pour écouter la voix de son cœur. Par amour pour vous, il a pris le risque de... Enfin, vous voyez ce que je veux dire.

— Cad, et je n'ose imaginer ce qu'il éprouve en ce moment... Il doit avoir l'impression de revivre une tragédie dont le souvenir le hante encore... Il faut que je lui parle, que je le réconforte...

Jess sortit en courant de la chambre et partit à la recherche de Stephen. Elle finit par le trouver dans la cafétéria du personnel, attablé devant une tasse de café à laquelle il n'avait pas touché. La tête baissée, il semblait en proie à la plus profonde détresse.

La jeune femme s'approcha de lui et lui toucha doucement l'épaule. Il leva les yeux vers elle, la fixa un moment d'un air douloureux, puis observa à voix basse :

— Tu viens me reprocher d'avoir trahi ta confiance, en tant qu'homme et en tant que médecin, n'est-ce pas ? Tu as raison, je...

162

— Non, je ne suis rien venue te reprocher, au contraire, déclara Jess en s'asseyant près de lui. Lindsay m'a tout raconté : la mort de David et les problèmes avec ton ex-épouse qui en ont résulté. Cela m'a aidée à comprendre beaucoup de choses. Tu fais tout ce que tu peux pour sauver Annie, je le sais, et quoi qu'il arrive mes sentiments pour toi resteront inchangés.

Ces paroles ne suffirent pas à persuader Stephen de mettre son cœur à nu devant Jess. Il n'avait pas envie de lui avouer ce qui constituait encore une faute impardonnable à ses yeux : son incapacité à soutenir Brenda dans l'épreuve. Et surtout, il ne voulait pas ajouter aux problèmes qu'avait déjà Jess en lui parlant des siens.

Mais il ne voulait pas non plus la perdre, et cette crainte finit par l'emporter sur toute autre considération. N'écoutant plus que son instinct, il enlaça la jeune femme, l'attira contre lui et murmura :

— Mon plus cher désir est de fonder une nouvelle famille avec Annie et toi, mais je ne suis pas sûr de pouvoir être un bon mari et un bon père. Mon ex épouse m'a souvent accusé de n'être ni l'un ni l'autre. J'ai tendance à me renfermer en moi-même quand les choses vont mal, et mon travail m'occupe beaucoup... Je ne sais pas si tu le supporteras.

— Nous en rediscuterons un autre jour, dit Jess. Contente-toi pour l'instant de me tenir dans tes bras, comme maintenant. Je ne t'en demande pas plus... mais n'hésite pas à recommencer chaque fois que l'envie t'en prendra.

Cette dernière phrase fut ponctuée d'un sourire, et un élan d'admiration souleva Stephen devant tant de courage et de générosité.

— Je te le promets, déclara-t-il en resserrant son étreinte. Ils regagnèrent ensemble le service d'hématologie quelques minutes

plus tard, et Jess laissa son compagnon ausculter Annie sans le harceler de questions, comme elle avait soudain conscience de l'avoir fait trop souvent. Il souffrait déjà assez sans qu'elle lui impose, en plus, le fardeau de ses angoisses.

Le visage de Stephen arborait pourtant une expression moins tourmentée que les jours précédents quand il eut fini son examen et se tourna vers Jess.

— Il me semble voir un léger mieux, annonça-t-il d'une voix posée, mais où perçait une secrète allégresse.

Ce diagnostic se confirma le lendemain : lorsque Jess se réveilla après une nouvelle nuit agitée dans le fauteuil inclinable, Annie était adossée à son oreiller et demandait à boire à l'une des infirmières.

163

Le cœur inondé de bonheur, la jeune femme sauta sur ses pieds et courut embrasser la petite malade. Le cauchemar était terminé... Sa fille allait recouvrer la santé et mener bientôt une existence normale...

Au cours des heures suivantes, Jess s'efforça de transformer son exaltation en un optimisme prudent. Annie n'était peut-être pas encore complètement hors de danger, et en s'autorisant trop tôt à la croire sauvée, elle s'exposait à la plus cruelle des désillusions.

Stephen adopta la même attitude circonspecte lors de sa visite matinale quotidienne. L'amélioration était maintenant évidente, dit-il, mais il fallait attendre un peu pour chanter victoire.

Il serait bien resté ensuite dans la chambre, mais d'autres patients — dont certains gravement atteints — requéraient ses soins. Bien qu'il en brûlât d'envie, il ne proposa pas non plus à Jess de venir passer la nuit chez lui. Elle accordait pour l'instant la priorité à sa fille, et c'était parfaitement normal.

L'impression désagréable de revivre le dilemme qui avait empoisonné son mariage ne l'en taraudait pas moins. Il était de nouveau contraint de choisir entre ses devoirs professionnels et sa vie privée. Ce problème avait été à l'origine de nombreuses disputes avec Brenda avant même que David ne tombe malade, et après, les choses n'avaient bien sûr fait qu'empirer.

Qu'en pensait Jess ? s'interrogea Stephen en quittant la chambre. Elle ne lui avait pas répondu, la veille, parce que son inquiétude au sujet d'Annie ne lui permettait pas d'envisager l'avenir à long terme, mais maintenant que sa fille allait mieux ? Après toutes les épreuves qu'elle avait traversées, dont un mariage malheureux, accepterait-elle d'épouser un homme qui consacrerait beaucoup de temps à son travail, rentrerait souvent tard le soir, annulerait parfois une sortie à la dernière minute et la laisserait assumer presque seule l'éducation de leurs enfants ?

Leurs enfants... Ce fut seulement en entendant ces mots résonner dans sa tête que Stephen eut conscience de vouloir donner à Annie un demi-frère ou une demi- sœur.

Mais avait-il le droit de demander cela à Jess — si tant est qu'elle consente à devenir sa femme —, alors qu'il lui imposerait déjà de lourds sacrifices ?

Kate était en train de tourner en rond dans son appartement, ce soir-

là, quand Sterling lui fit une visite surprise.

164

—Allumez la télévision ! ordonna-t-il sans préambule. L'affaire Monica Malone vient de connaître un rebondissement inattendu.

Intriguée, la vieille dame obéit pendant que l'avocat remplissait deux verres de whisky. Ils s'installèrent avec dans le canapé, et les informations régionales commencèrent peu après.

La curiosité de Kate céda la place à une vive excitation en voyant que le premier sujet traité concernait un certain flacon reconnaissable entre tous : celui-ci contenait une crème de beauté révolutionnaire, mise au point par les laboratoires Fortune Cosmetics et avait été volé au siège de la société pendant l'un des mystérieux cambriolages qui y avaient eu Heu des mois plus tôt.

Encore revêtu de l'étiquette de la compagnie, sur laquelle Nick Valkov, directeur de la recherche et du développement, et mari de Caroline, avait gribouillé des notes de son écriture presque illisible, ce flacon avait été retrouvé par la police dans la maison de Monica Malone.

Les nouveaux indices qui ne cessaient d'apparaître avaient en effet amené les enquêteurs à se demander si Jake n'était pas innocent, finalement. Ils avaient donc effectué au domicile de l'actrice décédée une autre perquisition qui leur avait permis de faire cette étonnante découverte.

Kate lança un regard surpris à Sterling, puis reporta son attention sur l'écran.

— Le flacon volé l'an dernier était dans une boîte à chaussures cachée sous un lavabo et contenant tout un assortiment d'échantillons de parfum et de produits de beauté, continua le présentateur. La police a cependant refusé de nous dire si cela pouvait influer sur le procès de Jacob Fortune, inculpé du meurtre de Mlle Malone.

Le journaliste passa ensuite à la dernière réunion du conseil municipal, et Kate coupa le son avec la télécommande avant de s'exclamer :

— Incroyable ! Ainsi, c'était Monica l'instigatrice de ces cambriolages... Elle voulait de toute évidence nous empêcher de commercialiser Divine, et il se pourrait bien que la tentative de meurtre dont j'ai été victime lui soit aussi imputable. Elle devait être prête à tout pour nous nuire.

— Je suis de votre avis, déclara Sterling, mais seule une enquête approfondie nous apportera une certitude. L'autre grande question, c'est...

— Les conséquences que cela aura sur la situation de Jake, coupa la vieille dame, et elles ne seront pas forcément bonnes. Cette découverte peut aussi bien renforcer les soupçons contre lui, en lui donnant une

165

raison supplémentaire de tuer Monica, que lancer la police sur la piste du vrai coupable.

Sterling admira une nouvelle fois la lucidité et la vivacité d'esprit de son amie. En trente secondes, elle avait exposé les données du problème avec une remarquable clarté : le fait que Monica soit à l'origine des cambriolages du laboratoire avait beau la désigner comme la commanditaire possible de tous les actes de malveillance commis contre les Fortune, il ne constituait en rien une preuve de l'innocence de Jake.

—Je vais engager une procédure civile pour récupérer le flacon, dit l'avocat, car la police voudra sûrement le garder comme pièce à conviction. Cela aura au moins l'avantage d'attirer l'attention de la justice et du public sur notre statut de victimes.

L'état d'Annie s'améliorait de jour en jour. Le mois d'octobre était à

présent bien entamé, et les arbres perdaient leurs feuilles, annonçant l'arrivée prochaine de l'hiver.

Jess s'en rendait cependant à peine compte. Sa fille allait mieux, et c'était tout ce qui comptait : elle pouvait maintenant quitter son ht pour passer un peu de temps assise dans un fauteuil, absorber des aliments comme de la soupe et de la compote au heu d'être nourrie par perfusion, et, à sa plus grande joie, elle eut même droit, un dimanche, à un cheeseburger. Ses forces revenaient, ainsi que son intérêt pour les albums de coloriage, les figurines de plastique offertes par Stephen et les dessins animés diffusés à la télévision. Elle se mit aussi à demander à sa mère, de façon de plus en plus fréquente et insistante, quand elle retournerait dans « leur cottage ».

Les résultats des ponctions de moelle osseuse régulièrement pratiquées expliquaient ces progrès : après avoir menacé sa vie, son nouveau système immunitaire fonctionnait parfaitement bien, lui donnant d'excellentes chances de guérison complète et définitive.

Le jour où Stephen annonça à Jess que, sauf imprévu, Annie pourrait quitter l'hôpital à la fin du mois, elle se jeta dans ses bras. C'était la première fois depuis leur discussion à la cafétéria du personnel qu'elle s'autorisait ce genre de geste, et, sa première réaction de jubilation passée, elle s'écarta de lui. L'accord qu'ils avaient conclu restait fragile, elle le savait : même si Stephen avait déclaré vouloir fonder une nouvelle famille avec Annie et elle, son instinct lui disait qu'il s'inquiétait toujours à l'idée de ne pas être un bon père et un bon mari.

166

Ils n'avaient pas fait l'amour, ni même été souvent seuls ensemble, depuis la seconde hospitalisation d'Annie. Jess rentrait tous les soirs au pavillon, maintenant que sa fille allait mieux, et ils auraient donc pu se voir en dehors du C.H.R., mais elle avait résolu de laisser son compagnon prendre l'initiative. Il avait besoin de temps et de tranquillité pour réfléchir. La victoire d'Annie sur la maladie lui avait redonné à elle suffisamment de sérénité pour mesurer la force de son amour pour Stephen, mais elle se refusait à exercer des pressions sur lui. Si ses sentiments pour elle étaient aussi profonds, ils finiraient par triompher.

Jess avait pris une autre décision. Ayant à présent obtenu des Fortune la seule chose qui l'intéressait — la précieuse moelle osseuse nécessaire à la survie d'Annie —, elle ne voulait pas abuser de leur générosité. Il lui faudrait rester à Minneapolis jusqu'à ce que la période de surveillance post-hospitalière de sa fille soit terminée et l'avenir de ses relations avec Stephen arrêté, mais elle allait quitter le pavillon et louer un appartement.

Après quelques prospections, la jeune femme trouva exactement ce qu'elle cherchait : un joli deux-pièces situé tout près du C.H.R., où Annie devrait se soumettre régulièrement à des bilans de santé pendant les six prochains mois au moins. Jess retint l'appartement en payant un mois de loyer d'avance, et dit au propriétaire qu'elle y emménagerait le 8 novembre.

A l'exception des chênes à feuilles persistantes, les arbres étaient entièrement dénudés quand le 31 octobre arriva, et le vent froid qui soufflait depuis quelques jours avait fait chuter la température.

Jess n'en avait pas moins le cœur en joie : c'était aujourd'hui, en fin de matinée, que sa fille sortait de l'hôpital. Elle avait invité quelques personnes à dîner pour célébrer ce retour : les Todd, Stephen et Rebecca. Annie aurait ainsi le temps de s'installer et de se reposer, Chelsea et Carter celui de fêter dignement Halloween en se déguisant après l'école pour aller de maison en maison réclamer des bonbons.

Avant de partir pour le C.H.R., Jess décora le séjour du pavillon avec des guirlandes de papier crépon, des ballons et une banderole portant l'inscription : « Bienvenue à la maison ! »

Une demi-heure plus tard, elle était au chevet d'Annie, et des larmes de bonheur lui montèrent aux yeux lorsque Stephen, le dernier examen de contrôle terminé, baissa son stéthoscope et déclara à la fillette avec un grand sourire :

— Tout va bien ! Tu es comme neuve !

167

Des infirmières qui s'étaient attachées à leur petite patiente entrèrent ensuite dans sa chambre pour lui dire au revoir. Elles avaient acheté un gros chien en peluche, que la surveillante du service lui remit en observant :

— Il remplacera celui que tu as laissé en Angleterre, en attendant que tu le retrouves.

Après avoir embrassé Annie et lui avoir fait promettre de ne pas les oublier, les infirmières quittèrent la pièce. Jess aida alors sa fille à s'habiller, rassembla ses affaires et redescendit avec elle sur le parking.

Toute cette agitation avait fatigué Annie et, une fois arrivée au pavillon, elle accepta sans protester de se coucher. Jess passa les quelques heures suivantes à préparer le dîner, puis commença à remplir des cartons en prévision du déménagement.

Les Todd arrivèrent à 19 heures. Installée dans le canapé du séjour avec une couverture de laine sur les genoux, Annie admira beaucoup les costumes de Chelsea et de Carter, respectivement déguisés en princesse indienne et en pirate.

Rebecca les suivit de près, les bras chargés de livres d'images pour Annie et de fleurs pour la maîtresse de maison mais, à 19 h 30, Stephen n'était toujours pas là. Et même s'il avait téléphoné en fin d'après-midi pour annoncer qu'il serait probablement en retard, Jess s'inquiétait : était-il retenu par ses obligations professionnelles, ou bien l'idée de se retrouver avec elle dans le cadre intime du pavillon l'effrayait-elle ?

La brusque aggravation de l'état d'un de ses patients avait, en fait, bouleversé l'emploi du temps de Stephen, et il était près de 20 heures quand il put enfin quitter l'hôpital.

Jess devait s'être résignée à commencer le dîner sans lui, pensa-t-il en montant dans sa voiture, et c'était un parfait exemple de ce qu'il lui faudrait supporter si elle acceptait de l'épouser. Il n'en avait pas moins l'intention de le lui demander le soir même. Si elle pouvait lui pardonner d'avoir attendu qu'Annie soit hors de danger pour le faire, peut-être pourrait-il se le pardonner à lui-même.

Comme Stephen l'avait prévu, le repas était presque terminé quand il arriva au pavillon après une courte halte chez lui pour y prendre la bague achetée près d'un mois plus tôt. La jeune femme l'embrassa sur la joue, avec le mélange de tendresse et de réserve qu'elle lui montrait à chacune de leurs rencontres depuis leur conversation à la cafétéria du personnel.

Mais contrairement aux autres fois, Stephen eut du mal à résister à l'envie de la serrer contre lui et de s'emparer de ses lèvres. Les chaînes d'une passion trop longtemps réprimée étaient en train de se rompre,

168

songea-t-il, étonné de la force de l'élan qui le poussait vers Jess. Il lui fallait cependant attendre d'être seul avec elle pour donner libre cours à son désir.

Maîtrisant à grand-peine le tumulte d'émotions qui l'agitait, il posa un baiser sur le front d'Annie, salua Rebecca et les Todd, puis alla se laver les mains dans la salle de bains. La porte de la chambre de Jess était ouverte, et il vit en passant des cartons pleins de vêtements.

Son cœur s'arrêta de battre. A cause de ses hésitations, Jess avait décidé de rentrer en Angleterre sans l'en avertir !

La jeune femme sentit que Stephen n'était pas dans son assiette à la seconde même où il regagna la cuisine. Un peu nerveux mais d'humeur sociable à son arrivée — il avait dit mourir de faim et être alléché par les bonnes odeurs qui flottaient dans la maison —, il refusa de manger une fois à table, se contentant d'une tasse de café noir qu'il but d'un air sombre et sans participer à la conversation.

Même Annie remarqua ce changement. —Ça va pas ? lui demanda-t-elle d'un ton inquiet. Tu es malade ? Jess ne put s'empêcher d'en vouloir à Stephen de gâcher ainsi une

soirée qui aurait dû être joyeuse, et, visiblement conscients de la tension qui régnait entre eux, Rebecca et les Todd s'en allèrent tôt. La jeune femme emmena tout de suite après Annie se laver les dents, se mettre en pyjama et se coucher, laissant Stephen ruminer sa douleur et son amertume dans le séjour.

Quand elle le rejoignit enfin, il sentit pourtant sa rancœur le quitter, remplacée par une volonté farouche de la retenir. Elle était si belle, si émouvante avec ses grands yeux bruns où brillait une lueur de défi et sa peau de pêche que le feu d'une colère rentrée rosissait ! Il ne pouvait pas la laisser partir... Il allait la prendre dans ses bras et la sommer de l'épouser. Tout était maintenant clair dans son esprit : ils entameraient les démarches nécessaires pour se marier, elle s'installerait chez lui avec Annie dès le lendemain, et il irait lui-même chercher Herkie à Londres s'il le fallait.

Avant que Stephen n'ait eu le temps d'esquisser un geste ou de prononcer un mot, cependant, Jess déclara d'un ton belliqueux :

— Pourquoi me fais-tu la tête depuis ton arrivée ? — Pas tout à fait depuis mon arrivée, protesta-t-il. — Peu importe... Dis-moi ce que tu as sur le cœur ! — Eh bien, je suis un peu... contrarié que tu aies décidé de retourner

en Angleterre sans juger utile d'en discuter d'abord avec moi. Quand j'ai vu ces cartons dans ta chambre, je...

169

— Tu te trompes complètement ! s'écria Jess, les yeux écarquillés. J'ai juste loué un appartement près de l'hôpital ! Je l'ai annoncé à Lindsay et à Rebecca pendant le dîner, mais tu n'étais pas encore là. Bien qu'elles aient tenté de me dissuader de déménager, je ne trouve pas normal de rester indéfiniment ici après avoir affirmé aux Fortune que j'attendais seulement d'eux la moelle osseuse nécessaire à ma fille. Comment as-tu pu croire que je priverais Annie de tes soins si peu de temps après sa greffe ?

Jess avait une autre raison de prolonger son séjour aux Etats-Unis : son amour pour Stephen. A présent qu'une partie de leurs problèmes étaient résolus, elle espérait qu'il la demanderait en mariage, mais elle craignait d'avoir l'air de lui forcer la main en lui avouant ses sentiments.

C'était maintenant ou jamais, pensa Stephen. S'il hésitait une minute de plus, Jess le quitterait. Les explications de la jeune femme lui avaient toutefois donné le temps de réfléchir. L'idée d'user d'autoritarisme pour la convaincre de l'épouser lui paraissait maintenant stupide, mais il était toujours aussi résolu à le lui proposer. Le bonheur était à portée de main et, même s'il savait que la cicatrice laissée par la mort de son fils ne se refermerait jamais complètement, David n'aurait sûrement pas voulu que la vie de ses proches s'arrête avec la sienne.

Annie avait besoin d'un père, Jess d'un mari, et lui, il avait besoin d'elles à un point qu'il ne soupçonnait pas avant de s'être imaginé les avoir vraiment perdues.

— Tu pourrais économiser le prix d'un loyer..., déclara-t-il, recourant à l'humour pour cacher son émotion.

— Comment cela ? dit Jess d'une voix un peu étranglée. — Tu as très bien compris, mais comme tu tiens apparemment à une

demande en bonne et due forme, voilà... Acceptes-tu de devenir ma femme ? J'ai une bague dans ma poche, et le cœur rempli d'amour pour toi et ton adorable fille.

L'âme inondée de joie, Jess courut vers Stephen et se jeta dans ses bras avant de répondre :

— Rien ne saurait me rendre plus heureuse ! — Alors marions-nous le plus vite possible : cette semaine, ou même

demain, si les formalités à accomplir ne sont pas trop longues. Stephen avait l'impression de renaître à la vie. De merveilleuses

images dansaient dans sa tête : Jess et lui se réveillant le matin dans les bras l'un de l'autre, jouant dans la neige avec Annie, discutant le soir au coin du feu... Il voulait lui donner tout ce qu'il avait, tout ce qu'il était. Et un enfant, aussi, qui serait le demi-frère ou la demi-sœur de David et d'Annie.

170

D'instinct, il sentit que les pensées de Jess allaient dans le même sens, et il eut le sentiment de parler pour eux deux en déclarant :

— J'ai une grande maison... Il y a largement assez de place pour loger une famille de quatre personnes.

— Ou plus, souligna Jess avec un sourire radieux. — Je ne demande pas mieux, mais tu n'as pas peur que cela te... — Non. Rien ne m'effraie du moment que tu es à mes côtés. J'ai une

seule objection à formuler. — A quel sujet ? questionna Stephen, envahi par une brusque

angoisse. — Celui de la date de notre mariage. Il faudrait reporter la cérémonie,

car Annie n'aura pas repris assez de forces pour y être demoiselle d'honneur avant plusieurs semaines, et je voudrais tant qu'elle le soit ! Et puis, il nous faut le temps de faire venir Herkie d'Angleterre...

Infiniment soulagé, Stephen s'écria : — Accordé ! — Mais je n'ai pas envie d'attendre aussi longtemps pour faire l'amour

avec toi, enchaîna Jess. Cette faveur-là aussi, tu me l'accordes ? La réponse à cette question lui fut donnée sous la forme d'un baiser

bien plus éloquent que des mots.

171

Epilogue

Tandis que Stephen appelait Mme Larsen pour lui demander de venir garder Annie pendant une heure ou deux, le temps que Jess et lui aillent « boire un verre en ville », Nate se rendait à la prison afin de faire signer quelques papiers à Jake. Les deux frères se voyaient maintenant souvent et, à leur grande surprise, ces rencontres se déroulaient dans une atmosphère dénuée de toute agressivité.

Un gardien se chargea de vérifier le contenu des documents et de les apporter à Jake, qui les parapha sans discussion.

— Peut-être suffisait-il de mettre une vitre entre nous pour que nous cessions de nous battre ? remarqua-t-il ensuite d'un ton désabusé.

— Non, déclara Nate. Avec ou sans vitre entre nous, tu restes le frère dont les travers m'irritent depuis des années... sans que cela m'empêche de l'aimer.

— Je te retourne le compliment ! répliqua Jake en riant. Mais sérieusement... J'ai eu le temps de réfléchir, tout seul dans ma cellule, et je suis parvenu à la conclusion que tu devais jouer un rôle plus important dans la direction du groupe, et pas seulement de façon temporaire. Si mon innocence est finalement reconnue, j'ai l'intention d'abandonner une partie de mes responsabilités dans la compagnie et de fonder une association d'aide médicale aux enfants du tiers monde. Je suis maintenant trop âgé pour devenir médecin, comme je le voulais étant jeune, mais je peux au moins mettre mon intérêt pour ce domaine et mes compétences de gestionnaire au service d'une bonne cause.

Impressionné par les projets humanitaires de son frère et soulagé de le voir prêt à partager avec lui les rênes de l'entreprise familiale, Nate observa :

172

— Je retire ce que j'ai dit tout à l'heure : en fait, tu as beaucoup changé, et j'espère me montrer digne de ta confiance.

Ni l'un ni l'autre n'abordèrent ouvertement le sujet, mais ils savaient tous les deux que, faute d'être acquitté lors de son procès ou blanchi avant, Jake ne pourrait jamais réaliser ses généreux desseins.

Une fois rentré chez lui, Nate téléphona à Sterling Foster et lui rapporta sa conversation avec son frère.

— Je ne pensais pas que nous arriverions un jour à nous entendre aussi bien, conclut-il.

L'avocat répéta fidèlement le récit de Nate à Kate qui l'avait invité à venir boire une tisane, et ils s'interrogèrent ensuite sur l'avenir.

— Plus le temps passe et plus je suis certaine que Jake va être disculpé, annonça la vieille dame. Il y a désormais trop d'indices tendant à prouver qu'une ou plusieurs autres personnes ont rendu visite à Monica le soir du crime. Et je ne serais pas étonnée si l'énigme de l'attentat commis contre moi trouvait en même temps sa solution.

— Je l'espère de tout cœur, dit Sterling bien qu'il ne partageât pas entièrement l'optimisme de son amie. Rien ne me ferait plus plaisir que de vous voir reprendre votre place parmi les vôtres.

Toujours aussi jeune et belle à ses yeux qu'autrefois, dans la robe d'intérieur vert jade qu'elle avait revêtue pour le recevoir, Kate lui lança un regard narquois.

— Vous en êtes vraiment sûr ? demanda-t-elle. Sterling était bien obligé d'admettre que son rôle d'intermédiaire entre Kate et les autres membres du clan Fortune lui

avait permis de nouer avec elle des liens plus étroits qu'il n'aurait osé l'espérer. Pour que ces liens débouchent sur un mariage, cependant, il fallait qu'elle n'ait plus à se cacher, et donc que l'ennemi secret de sa famille soit démasqué.

— Vous me connaissez : je ne suis jamais sûr de rien, répondit-il d'un ton léger. Disons que c'est le souhait le plus désintéressé que je forme pour vous. Quant aux autres, nous en parlerons le moment venu.