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RETOUR A MARX Author(s): Henri Lefebvre Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 25 (Juillet-Décembre 1958), pp. 20-37 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689038 . Accessed: 12/06/2014 22:52 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.108 on Thu, 12 Jun 2014 22:52:00 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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RETOUR A MARXAuthor(s): Henri LefebvreSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 25 (Juillet-Décembre1958), pp. 20-37Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689038 .

Accessed: 12/06/2014 22:52

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RETOUR A MARX par Henri Lefebvre

Maître de Recherches au C.N.R.S.

Dans la période qui se termine, Ton avait fini par admettre sans examen, l'existence d'une philosophie marxiste ou d'un marxisme philosophique : le matérialisme dialectique. Seuls quelques penseurs, que Ton faisait passer pour des réactionnaires ennemis du marxisme, du socialisme, du communisme (et qui d'ailleurs souvent l'étaient) tiraient argument de ce que l'expres- sion « matérialisme dialectique » ne figure pas chez Marx. De l'ensemble des controverses, résultaient d'autres antinomies : ou bien le marxisme est une philosophie, ou il n'est rien qu'un moment dépassé de l'histoire comme science, ou de l'économie politique, ou de la sociologie...

D'ailleurs, dès que l'on admet le marxisme philosophique, c'est-à-dire le matérialisme dialectique, les antinomies résumées ci-dessus réapparaissent. Le matérialisme dialectique devient un dogmatisme, ou bien il se dilue dans un syncrétisme inconsistant (les deux processus pouvant d'ailleurs se combiner). Il prétend régir les sciences, fixer aux savants leurs # méthodes, leurs domaines, leurs cheminements, ou bien il se contente d'entériner et d'interpréter les résultats obtenus par les savants. Il se transforme en philosophie d'État, ou bien dans certains de ses courants dérivés, il donne une vaine polémique contre telle ou telle forme d'État.

Ces dilemmes et antinomies insolubles obligent à se demander : « Gomment en sortir ? est-il possible que la pensée révolutionnaire de Marx, d'Engels et de Lénine nous enferme dans de telles difficultés, les mêmes que nous lègue la philosophie traditionnelle ? Que pensent-ils exactement de la philosophie ? Nous ont-ils trans- mis une philosophie ? N'aurait-on pas déformé leur pensée ? »

L'examen des difficultés actuelles du marxisme, dans le cadre plus général des difficultés (des antinomies) de la philosophie réclame un travail immense, qui dépasse les forces d'un seul homme : un travail collectif. Ces pages contiennent donc à leur

on

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manière une communication, un message, un appel à approfondir (certains liront : à « réviser ») un certain nombre de questions en allant jusqu'aux fondements et jusqu'à l'exigence des preuves.

Marx et Engels sur la philosophie. - Hegel a repris, dans sa Philosophie de Vhisloire, l'image d'Œdipe pour indiquer le sens de la transition entre la pensée égyptienne et la pensée grecque. Le Sphinx, « image égyptienne de l'énigme elle-même », aurait posé la question énigmatique, que résolut le Grec Œdipe en déclarant que le mot de l'énigme, c'était l'homme. Par sa réponse, il précipita le Sphinx du haut de son rocher et le détruisit (1).

Nous pouvons reprendre l'image à propos de Marx, de la transition entre l'hégélianisme et le marxisme et du « miracle marxiste ». En 1842, Marx entre dans sa vingt-cinquième année. Le jeune philosophe aperçoit devant lui, barrant la route, deux monstres froids, deux masses géantes aussi écrasantes que les pyramides d'Egypte et le Sphinx qui les garde : l'État, le Système. Nouvel Œdipe, Karl Marx va résoudre l'énigme proposée par le Sphinx, animal humain, homme encore animal, image de l'énigme. Il précipite les colosses du haut de leur grandeur, il les détruit, en détruisant d'abord l'incertitude de la double nature, de l'exis- tence ambiguë du Sphinx. Le mot de l'énigme, c'est l'Homme, et l'homme seul. Ni la nature en soi, ni l'Esprit en soi...

Il y a pour lui un lien doublement réel (historique et logique) entre la philosophie et la politique, donc entre l'État moderne et le Système hégélien. L'État moderne représente l'apogée, l'achèvement de l'État, la forme accomplie éclairant les formes antécédentes. Le Système représente l'achèvement de la philo- sophie, la forme achevée donnant leur sens aux formes inachevées qui l'ont précédée. Le Système ne peut pas ne pas contenir une théorie de la politique, donc une philosophie de l'État et une théorie de l'État moderne. Cette théorie doit être sa clef de voûte, son lien avec l'actualité. Réciproquement, l'État prussien voulant se faire passer pour la forme moderne et définitive de l'État, a besoin de la philosophie systématique. C'est donc à bon droit que Hegel proclame dans sa préface à la philosophie du Droit que la philosophie ne peut plus être pratiquée chez nous au titre d'art privé, comme chez les Grecs ; elle a maintenant une existence publique, en relation avec le public, au service de l'État (2). Hegel nous rend ainsi l'éminent service de montrer

(1) Cf. Philosophie der Weltgeschichte, 510 {Morceaux choisis, par N. Guterman et H. Lefebvre, p. 224). _ .

(2) Critique de la philosophie du droit de Hegel, Mega ( marx-tsngeis Gesamtausgabe), I, 1, p. 409. Cf. mon étude plus développée sur Philosophie et politique dans les premières œuvres de Marx, Revue de métaphysique et de morale, 1958, n» 3.

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HENBI LEFEBVRE

le lien entre la philosophie et l'État. Ils ne coïncident pas, sans quoi ils ne pourraient se soutenir l'un l'autre. Mais ils s'étayent nécessairement. L'homme réel (à la fois individuel et social» naturel et cultivé, non sans conflits entre ces aspects ou éléments) devient abstrait et irréel de deux façons différentes : dans et par la Philosophie - dans et par l'État. Des deux côtés, indique Marx, il se projette hors de soi, il s'extériorise dans une réalité illusoirement objective, définitive, absolue. L'homme réel, agis- sant, produit des objets et des œuvres ; il a un besoin - - un besoin fondamental - de s'objectiver. Il ne se produit lui-même et ne se crée en tant qu'homme que par le détour des produits et des œuvres. Mais sa propre œuvre l'arrache à lui. Il la fétichise* II se perd en elle et se déréalise au point d'une expression de soi apparemment supérieure, d'autant plus que cette expression lui semble plus haute, et définitive et achevée et l'achevant. L'homme réel ¿aliène ainsi de deux façons différentes dans l'État et le Système. Ces deux aliénations, l'aliénation politique et l'aliéna- tion philosophique ne coïncident pas, et cependant elles ont le même sens et le même fondement. Le Système et l'État présentent à l'homme social (réel) chacun à sa manière une image séparée de lui. Il se représente sous deux modalités différentes, bien que semblablement séparées de lui, dans l'État en tant qu'homme pratique, et dans le Système en tant qu'homme connaissant. Chacune de ces représentations, à la fois totale et partielle, achève dans le représentation le mouvement nécessaire par lequel l'homme réel (social) se scinde, se sépare de soi, s'oppose à soi, dans le processus de sa réalisation.

Le Système et l'État « représentent » donc la réalité de l'homme et ses intérêts les plus profonds, en prétendant que cette « représentation » est vraie, absolue, définitive. Le Système la représente dans un tableau composé avec des concepts ayant un contenu mais qu'il détache de leur contenu pour constituer ce tableau fixe. L'État, lui, représente la pratique Sociale dans des « représentants » en chair et en os, vivants et agissants, incarnant les aspects de la vie sociale (le peuple, la famille, la société civile, le système des besoins) et prétendant dominer leurs conflits et contradictions. En tant que représentatif l'État moderne se prétend rationnel, conforme aux exigences de là raison accomplie« De même, le Système. Et c'est ainsi qu'ils sa soutiennent l'un l'autre. Dans les deux il s'agit d'une Raison accomplie, achevée, réalisée, donc à lá fois acceptant le réel accompli, immanente à lui, et cependant extérieure à ce réel en tant que sa « représentation ». Première contradiction. Il ne peut s'agir que d'une réalité et d'une raison aliénées dons la représentation. La philosophie, en tant que représentation

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abstraite, apporte un « certificat philosophique » au pouvoir, représentation agissante.

Dès que l'on conçoit, comme Marx, que la racine de l'homme, c'est l'homme lui-même, le double prestige du Système et de l'État s'effondre. L'homme se saisit dans sa réalité : dans sa « maté- rialité ». Il ne peut plus se confondre avec sa représentation politique ou philosophique. Bien plus : le philosophe découvre qu'une raison qui se fixe dans ma représentation, qui abandonne la critique du réel et de sa représentation (l'un en l'autre, l'un par l'autre) cesse d'être une raison vivante, une raison réelle. Le philosophe redécouvre ainsi et reconnaît l'essence de la philo- sophie, que le Système et l'État s'efforcent de contenir en eux, de réprimer, de rendre idéale, en la prétendant accomplie dans leur sein. La philosophie a pour essence l'aspiration vers la Liberté. Elle est essentiellement critique et consiste en une critique radicale, c'est-à-dire en une critique qui va jusqu'aux racines, jusqu'aux fondements. Comme telle, la philosophie coïncide avec la négativité. Mais cette négativité enveloppe la positivité totale. Elle est sa racine, son fondement. Elle s'identifie, avec l'aspiration de l'homme vers l'humain, puisque l'homme est la racine et le fondement de l'homme. La mission de la philosophie, c'est donc de démasquer et d'extirper l'aliénation sous toutes ses formes, de l'image sainte (la religion) aux repré- sentations profanes, y compris l'aliénation politique et l'aliénation philosophique elle-même. Ainsi la critique du ciel se transforme en critique de la terre : la critique de la religion devient critique du droit et de l'État, de leur légitimation philosophique, de leur justification spéculative.

Pour le jeune Marx, en 1842-1843, la philosophie et le philo- sophe se trouvent dans une situation singulière, c'est-à-dire singulièrement contradictoire. Ils sont saisis par un ensemble de contradictions, que seule la pensée dialectique (conquête et résultat suprême de la philosophie) peut maîtriser et résoudre. La philosophie et le philosophe reviennent à leur essence, retrouvent et reconnaissent leur mouvement fondamental, la négativité. Mais cette essence n'a rien d'éternel et d'extra- historique. La concevoir ainsi la nierait d'une façon non dia- lectique. Le philosophe ne peut penser comme si le Système n'existait pas. Or le système accomplit la philosophie. Pour le philosophe et la philosophie, il n'est donc plus question de nier (dialectiquement) par la critique radicale ceci ou cela, telle philosophie, tel concept philosophique, mais la philosophie elle-même. Seule la négation dialectique - le dépassement ~ de la philosophie correspond aujourd'hui aux exigences fonda- mentales de la philosophie. La philosophie, en se dépassant,

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HE NB l LE F E BV RE

en se réalisant concrètement, doit se nier. Et réciproquement. Comment cela ? D'abord en concevant que la négation radi-

cale et le dépassement de l'existant ne s'accomplissent pas par la voie théorique, par la voie philosophique, mais par l'énergie pratique. La catégorie de négativité, si on la développe, contient ces déterminations et ces moments : critique radicale, volonté pratique. Tant qu'elle ne se fixait que des tâches théoriques, la philosophie n'a rien accompli ; ses décisions (éthiques par exemple) restaient de vains décrets, que personne n'exécutait. Elle ne devenait efficace qu'en justifiant l'accompli, donc en consacrant sa propre impuissance dans le Système. La philosophie dépassée renouvelle la critique, en montrant que la critique ne se suffît pas. Prise isolément, la critique - même radicale - change en chaînes idéales les chaînes réelles des hommes et ne les détruit qu'idéalement. Elle transforme en combats d'idées les luttes réelles des hommes.

La pensée ainsi transformée renvoie dos à dos les interpréta- tions philosophiques, matérialisme et spiritualisme. Le matéria- lisme abstrait se rapproche du spiritualisme abstrait par l'abstrac- tion philosophique. Il n'est que le spiritualisme abstrait de la matière.

Cette pensée qui n'est plus philosophique, mais qui contient en soi le principe de la philosophie - négativité radicale, aspi- ration à la liberté - entre en lutte avec l'ordre existant, le réel prétendument rationnel, en se liant à ceux qui luttent efficace- ment et pratiquement contre lui. Cette critique n'est plus une passion de la tête mais la tête de la passion. Elle n'est pas un couteau de dissection, mais une arme. Son objet est l'ennemi qu'elle ne veut pas réfuter mais anéantir. Sa passion essentielle est Vindignation, sa tâche essentielle la dénonciation. Elle entre dans la mêlée, pour enseigner au peuple l'épouvante devant lui-même, afin de lui donner le courage révolutionnaire. Elle ne laisse tranquille aucune « sphère » de la société ; elle fait entrer dans la danse les conditions pétrifiées et figées, en leur jouant leur propre mélodie.

Mais cette tâche du philosophe, ressaisissant sa négativité, se dépassant et s'accomplissant, n'aurait aucun sens s'il n'y avait dans la société une classe universelle, déterminée et totale- ment négative, assumant la situation de la société entière, de telle sorte que les tares de cette société représentée par une classé dominante se concentrent en la classe dominée.

Pour que la volonté ou l'élan philosophique gardent un sens et prennent un sens nouveau, il faut qu'une classe déterminée soit la sphère du scandale général, qu'elle incarne l'insuffisance générale, qu'elle « représente » concrètement le crime de la société

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existante et la dissolution de toutes les conditions particulières de là société.

Si cette classe existe, avec elle nous atteignons la vérité de la philosophie et aussi la vérité de la politique et de l'État : leur double vérité sociale. Avec elle finissent à la fois la philosophie comme telle et la politique comme telle, le Système et l'État.

Étant la négation et la perte totale de l'homme, cette classe ne peut se reconquérir sans se nier radicalement, sans reconquérir totalement l'humain : sans conquérir l'homme total. En elle, la philosophie reconnaît le caractère négatif et total qu'elle a reconnu en elle-même ; elle la rejoint, trouve en elle sa vérité et lui apporte la vérité.

Cette négativité radicale qui contient en elle toute la positivité a un nom : le prolétariat. Le prolétariat comme classe correspond aux exigences de la philosophie, d'une 4 façon qui paraîtrait singulière s'il s'agissait chez Marx d'une déduction logique ou d'une constation empirique, et non du double aspect de la néga- tivité dialectique. Dans et par le prolétariat, le mouvement critique et négatif du réel existant devient réel et pratique. Lorsque le prolétariat proclame la destruction de l'ordre existant comme son but pratique, il ne fait qu'énoncer le secret de sa propre existence. Il exécute la sentence que la société fondée sur la propriété privée prononce contre elle-même, en privant de propriété le prolétariat. Ainsi la classe ouvrière devient sujet philosophique, sujet et objet vivant de la philosophie. Marx découvre son existence philosophique en dépassant la philosophie. Le mouvement par lequel le prolétariat détruit l'existant s'iden- tifie avec celui par lequel la pensée héritière de la philosophie détruit les justifications philosophiques de l'existant. Sans la philosophie, le prolétariat ne saurait pas ce qu'il veut. Sans le prolétariat la philosophie resterait vaine.

D'où le texte aussi fameux qu'obscur dans lequel Marx résume, avec ses idées sur la philosophie hégélienne du Droit et de l'État, ses idées sur la philosophie :

De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, de même le prolétariat trouve dans la philo- sophie ses armes spirituelles... La tête de cette émancipation (de l'homme) est la philosophie, son cœur le prolétariat. La philosophie ne peut se réaliser sans la suppression du prolétariat, le prolétariat

, ne peut s'abolir sans réaliser la philosophie... (1).

Ainsi la philosophie qui nie et dépasse le Système comme totalité figée, qui se nie et se dépasse, conserve un caractère

(1) Cf. Mega, 1,1*, p. 620

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HENfìl LEFEBVHE

total, mois dans la conscience du dépassement de l'abstraction et de l'uni atéralité philosophiques, d'une part, et d'âutfe part dans la conscience du lien entre la critique radicale et l'autre aspect de la négativité : la vérité sociale, la force révolutionnaire pratique du prolétariat. Cherchant l'homme et l'humain, Marx a d'abord rencontré sa forme négative, la classe ouvrière.

Cette prise de position ne représente dans le développement de la pensée de Marx qu'un moment : le moment critique, le moment négatif (celui de la négativité).

Marx passera ensuite au moment positif. La critique, h négatif et la négativité, ne comportent pas la pure et simple destruction de l'existant, mais son dépassement, qui le continue sur un plan supérieur.

Plus tard, Marx découvrira comment son adhésion au prolé- tariat, conçu d'abord comme sujet philosophique et négativité critique, se transforme en renouvelant les sciences particulières et la conception de l'ensemble des sciences. La critiqué de l'histoire donne une nouvelle histoire, celle de l'économie politique une nouvelle économie politique. Celle enfin de la politique et de TÉtat une nouvelle politique et une nouvelle théorie de l'État. A la négativité critique et à la critique négative, il substituera donc une analyse approfondie des concepts et catégories dès sciences particulières.

Cette transformation passera elle-même par plusieurs stades. La théorie de la praxis révolutionnaire dépassera les perspectives critiques. L'analyse concrète du prolétariat, de sa place dans la société globale, de sa mission et de sa positivité historique, remplacera la pure négativité philosophique.

La question qui se posé alors est celle-ci : comment caractériser lé moment critique dans la pensée de Marx ? Aurions-nous une époque moralisante et critique, suivie par uñe époque de la praxiê^ puis par une époque scientifique (restituant l'économie politique et l'histoire et l'accompagnant d'une critique de l'idéologie) - chacune de ces périodes abolissant purement et simplement les précédentes ?

Cette thèse ne s'impose pas. Chaque moment, chaque élément dégagé s'intègre - bien que transformé par le dépassemeût - à l'ensemble du marxisme.

En particulier, sut la philosophie, son dépassement et ââ réalisation, la pensée dé Marx n'a paâ changé. Si l'on prend cette thèse, ou cette hypothèse, comme fil conducteur, les textes apparaissent sous un nouvel éclairage.

Dans lés Manuscrits de 1844, leä catégories et nôtioftà fon- damentales de la philosophie sont examinées et critiquées, et une partie d'entre elles rejetées, y compris les concepts dö rttãtéria-

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lisine et d'idéalisme. Qu'est là « substance » au sens philosophique de ce mot ? se demande Marx* Et il répond : c'est là naturi métaphysiqaêment travestie dans 9â séparation d'avec l'hômmê* Et qu'est-ce que la conscience ? C'est l'esprit humain mêtaphysi» quement travesti dans sa séparation d'avec la nature (1). Dès que l'on saisit dans leur unité l'homme et la nature, les concepts philosophiques n'ont plus de contenu valable et plus d'âpplicâ* tion. Feuerbach a donné le coup de grâce à la vieille opposition du matérialisme et de son adversaire philosophique. Les deux inter- prétations philosophiques contradictoires du monde tombent avec la conception révolutionnaire de la praxis. Elles perdent leur opposition et par suite leur existence (cf. ibid., pp. 33-34).

D'après ces textes, il conviendrait de reconsidérer et de redéfinir l'originalité de la pensée marxiste, son caractère révolu- tionnaire (donc son caractère spécifique de classe). Ils ne consis- teraient pas en une prise de position décidée et décisive pour le matérialisme philosophique, mais en une affirmation fondamen- tale concernant la praxis. La pratique sociale et sa prise de conscience dépassent la spéculation, donc la philosophie comme telle, donc le matérialisme et l'idéalisme. Certains parmi les concepts philosophiques, ceux précisément qui servirent aux systématisations nommées « matérialisme » et « idéalisme », sont dissociées par la critique. Dans la mesure où ils sont spé- culatifs, unilatéraux, détachés de la praxis, la pensée les rejette. Pour autant qu'ils représentent abstraitement des éléments de la praxis - la réalité sensible de la nature matérielle, l'activité intellectuelle de l'homme connaissant - la pensée les intègre à la notion fondamentale de la praxis.

N'est-ce pas ainsi qu'il convient de comprendre les thèses sur Feuerbach ? :

Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières; il importe maintenant de le transformer (thèse XI).

Les deux formes contradictoires de la spéculation philoso- phique en tant que séparées de la praxis se retrouvent dans la philosophie dépassée ; elles disparaissent devant la théorie de là praxis qui change le monde, qui révolutionne sans cesse les conditions d'existence de l'homme, et dont la prise de conscience est nécessairement révolutionnaire. La vie sociale est essentielle- ment praxis et les mystères spéculatifs trouvent leur Solution dans l'intelligence de cette praxis (cf. thèse VIII) (2).

(1) Cf. p. 23 de là traduction Mòlitoã, t. VI des Œuvres philosophiques. (2) Dâti9 les Problèmes actuels du marxisme, p. 44, j'ai * interprété » la

thèse XI sur les interprétations de façon à sauver le matérialisme (dialectique) comme philosophie. Je considère aujourd'hui cette interprétation odinítiê

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HENRI LEFEBVRE

La matérialisme a considéré l'objet, la réalité, la matérialité, en dehors de l'activité et de la praxis , non subjectivement, donc en éliminant la subjectivité humaine. Et voilà pourquoi les côtés actifs de la pratique humaine ont été développés abstraitement, en opposition avec le matérialisme, par V idéalisme (thèse I). Ce qui signifie que, dans leur commune unilatéralité, dans leur abstraction, l'idéalisme était autant - et aussi peu - valable que le matérialisme. Quant à la thèse II sur le « critère de la pratique », elle renvoie dans la pure et simple scolastique les controverses philosophiques sur la réalité ou la non-réalité de la pensée, c'est-à-dire la théorie entière (philosophique) de la connaissance.

Il est vrai que ces thèses « reflètent » un révolutionnarisme total, encore romantique.

C'est lorsqu'on aura compris que la famille terrestre est le secret de la Sainte-Famille qu'il faudra anéantir théoriquement et pratiquement la première.

Nous retrouverons, à maintes reprises cette difficulté. Il est vrai encore que les thèses font allusion à un nouveau matérialisme :

Le point de vue de l'ancien matérialisme est la société bour- geoise, le point de vue du nouveau matérialisme, c'est la société humaine ou l'humanité socialisée (thèse X).

Nous retrouverons également, sur notre chemin, à plusieurs reprises, ce problème. Si cette thèse parle du nouveau matéria- lisme, elle ne le présente plus comme une philosophie, mais comme un point de vue historique et sociologique, inhérent à la société enfin humaine et humanisée. Ce « point de vue » historique et sociologique éclaire l'ancien matérialisme (philosophique) en le faisant apparaître comme « point de vue » spécifique, unila- téral, de la société bourgeoise.

Plus Marx (en coopération avec Engels) approfondit sa pensée, plus elle se précise en ce qui concerne le destin de la philosophie. Les textes de la Deutsche Ideologie indiquent ce qui va remplacer la philosophie et les interprétations du monde : un nouveau mode de pensée. L'action, la volonté, la pratique révolutionnaire du prolétariat, ne suffisent pas à réaliser la philosophie et à la dépasser. Il faut une nouvelle méthode.

contestable. Dans ce même livre, j'ai posé un certain nombre de pièges pour les dogmatiques. Mais enfin, quand on vous dit que l'existence de l'arbre hors de toute conscience pose un problème, cela ne signifie pas que Ton conteste l'existence de l'arbre hors de notre conscience (humaine) ; cela signifie par exemple que Ton peut supposer à V arbre une conscience embryonnaire î

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RETOUR A MARX

Là où, avec la vie réelle, s'arrête la spéculation, commence la science réelle, positive, l'exposition de l'activité pratique, du pro- cessus pratique du développement des hommes. Les phrases creuses sur la conscience s'interrompent, le savoir réel doit pendre leur place. La philosophie autonome perd son milieu d'existence dès que l'on expose la réalité... (1).

D'où cette conclusion importante : à ce moment, Marx et Engels ne reconnaissent qu'une seule science fondamentale, Vhistoire. Pas l'histoire au sens des historiens, ni une philosophie de l'histoire, mais une histoire renouvelée, élargie : celle de la formation de l'homme, en bref le matérialisme historique.

Par « philosophie » la Deutsche Ideologie entend l'effort pour comprendre le monde, et pour déterminer ainsi la direction de l'activité humaine. La critique vise d'abord la philosophie alle- mande et le parti de la théorie, dont Marx estime qu'il a cru pouvoir réaliser la philosophie sans la supprimer (cf. MEGA, I, 13). Elle porte contre toute philosophie, contre la philosophie comme telle, en tant que savoir indépendant (sellständig). Non seulement la philosophie n'explique rien, mais elle est elle-même expliquée par l'histoire. La philosophie se définit comme attitude contem- plative, qui accepte l'existant (alors que la praxis la transforme sans arrêt). Elle ne change pas le monde mais les interprétations du monde. Cette attitude contemplative résulte de la division du travail ; elle se réduit à une activité mutilée, partielle. Or le vrai c'est le tout (la totalité de la praxis créatrice). En tant qu'activité contemplative, mutilée et mutilante, inversant le réel (reflet idéologique de ce réel) la philosophie ne peut prétendre au titre d'activité suprême et totale. Ou bien l'exposé qui déploie dans toute son étendue la « praxis » rend inutiles les concepts philosophiques comme tels ; ou bien les résultats de cette activité contemplative sont incompatibles avec les faits empiriquement constatables. Il n'y a pas d'absolu immobile ; il n'y a pas d'au-delà spirituel. Tout absolu se révèle comme un masque justifiant l'exploitation de l'homme par l'homme (c'est-à-dire une pratique sociale de classe). Les abstractions philosophiques n'ont en soi aucune signification précise ; elles ne servent à rien pour l'étude des faits. Car le vrai, c'est le concret, le concret de la praxis. Ou bien les propositions de la philosophie ne sont que des tautologies, sans contenu. Ou bien elles ne reçoivent un sens et un contenu

(1) « Da, wo die Spekulation aufhört, beim wirklichen Leben, beginnt also die wirkliche, positive Wissenschaft, die Darstellung der praktischen Betäti-

fing, des praktischen Entwicklungsprozesses der Menschen. Die Phrasen von

ewusstsein hören auf, wirkliches Wissen muss au ihre Stelle treten. Die selbständige Philosophie verliert mit der Darstellung der Wirklichkeit ihr Existenzmedium » (Mega, V, p. 16).

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HENfll LUFEBVRE

que par l'histoire, en tant qu'histoire de la praxis et de l'homme empirique. S'élever au-dessus du monde par la pure réflexion, c'est en réalité s'enfermer dans la réflexion (cf. Deutsche Ideologie , passim, notamment p. 16 et p. 238).

Il ne s'ensuit pas que Marx et Engels abandonnent les « universaux » et parviennent à un empirisme sensualiste ou à un nominalisme, Bien au contraire. Ils pensent que les « uni- versaux », les. concepts et notions dégagés par la philosophie et que les philosophes s'approprient comme domaine privilégié sortent de la Praxis et sont fondés en elle et par elle. Car elle est objective (mais c'est çn elle et par elle que se constitue le,« sujet », la conscience réelle de l'homme réel, La dialectique ne s'impose pas du dehors, aux faits, comme une forme à un contenu exté- rieur. Elle se saisit dans les faits, mais non daiis les faits au sens empirique habituel, dans les sensations ou les objets isolés ; elle se saisit dans les actes de la praxis productrice, ou le partiel (activité de l'individu ou du groupe) renvoie au total et réciproquement. L 'empiriquement et immédiatement consta- table n'est jamais du concret, ou du total, mais de l'immédiat qui renvoie à autre chose (à des médiations), du concret qui se révèle abstrait par rapport à un concret plus profond, un tout qui se révèle partiel par rapport à une totalité plus vaste.- Et cela s&ns sortir de la praxis.

M&rx et Engels contestent qu'il y ait plusieurs espècçs de connaissance, la philosophie et la science, qualitativement diffé- rentes, entre lesquelles se poseraient d'insolubles problèmes de rapports, (Je préséance et de hiérarchie. Le résumé des résultats les plus généraux de l'étude du développement historique, que les philosophes ont poursuivi de façon indépendante, les abstrayant des connaissances scientifiques particulières, et que la philosophie s'attribuait, ce résumé se poursuivra sur des basçs nouvelles. La connaissance deviendra cohérente et une en posant la praxis comme entière à la fois comme origine, fin, vérification de la connaissance. La Deutsche Ideologie ne cherche d'ailleurs pas à formuler une méthodologie générale. La nouvelle conception historique se justifie d'abord par le désir et lç besoin <J$ restituer à la pensée sa force pleine et entière, perdue au cours de la division croissante du travail ; ensuite par Ja « décision philosophique » de ne plus être dupe des illusions de l'époque, y compris Içs illusions philosophiques ; enfin par la « décision philosophique » de créer enfin une doctrine réellement et concrètement universelle.

Ainsi la notion du tout ou de la lotaUtéx élaborée par les philosophes, accaparée par eux, détournée de son sens, se retourne eontre la philosophie et reprend son contenu. La praxi$ sociale est un tout. Le marxisme nie la philosophie dialeçtiquemçnt :

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m la déposant, il la réalise en acte. S'il y a encore philosophie dans cette conception, elle se situe au niveau çle h « décision philosophique » de dépasser la philosophie ; mais cette « décision philosophique » récuse et rejette la philosophie en tant que telle, puisque les philosophies sont dupes de la philosophie. Dès que U philosophe commence à réfléchir sur ce fait que la philosophie est un aspect de ce monde que la philosophie critique vis à vis de soi, il cesse de vouloir réaliser la volonté pu le besoin philoso- phiques sans supprimer la philosophie. La décision philosophique du dépassement est le dernier acte du philosophe.

Une triple exigence, qui pourrait passer pour philosophique, niais qui en fait et en droit chez Marx et Engels surmonte la philosophie (exigence d'une pensée efTicace parce que pratique et fondée sur h pratique - exigence d'une pensée vraie parce que concrète - exigence d'une pensée universelle parce qu'enve- loppant la totalité de la praxis) une triple exigence transparaît dans tous les thèmes de Y Idéologie allemande. Et notamment dans les trois principaux thèmes traités à titre d'illustrations ou d'échantillons de la nouvelle méthode, la dialectique historique concrète : celui de l'idéologie en général, celui de l'aliénation, celui de l'individu.

Marx et Engels ébauchent une théorie des idéologies (des reflets mutilés et inversés du réel donné dans la praxis). Leur ébauche reste incomplète, car elle montre mal en quoi et comment une idéologie diffère d'une théorie vraie (donc d'une théorie qui peut être fausse, mais en tout cas peut se confronter avec le réel). Une idéologie se définit comme une théorie inconsciente de ses bases dans la pratique ; les éléments qu'elle tient de la pratique, elle les présente comme venant d'ailleurs ; elle est inefficace, sinon de manière détournée ; elle présente un intérêt particulier comme général ou universel en se servant dans ce but d'obstacles fétichisés. Ces divers caractères de l'idéologie ne sont malheureusement pas systématisés par les auteurs, ce qui laisse dans l'obscurité une grande partie de leur pensée. Notamment les caractères différents attribués aux idéologies reviennent à attribuer des sens différents au terme « idéologie ». On ne voit pas bien si pour Marx et Engels toutes les théories antérieures à la leur - - au marxisme ~ étaient des idéologies ; si le marxisme marque la fin des idéologies ; si le marxisme pour devenir efficace doit ou non se servir d'éléments idéologiques (comme par exemple la notion de justice) alors que par essence, il les détruit...

Dans la Deutsche Ideologie, Marx et Engels s'efforcent de décanter la notion d'aliénation en la purifiant de Unit contenu au sens spéculatif. Ils la définissent comme un aspect pour

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HENRI LEFEBRVE

Vindividu du processus global qui socialement et historiquement constitue le mouvement vers le communisme.

Enfin, la plus grande partie de l'ouvrage se consacre à l'esquisse d'une théorie de l'individu et de l'individualité, esquisse assez confuse, mêlée de polémiques, mais dont l'intérêt et l'impor- tance restent considérables. Stirner ayant affirmé que le commu- nisme posait et supposait une exigence morale absolue, Marx et Engels s'efforcent de réfuter l'objection. Ils montrent que leur doctrine ne découle pas d'une sorte de nouvel impératif caté- gorique, d'une attitude morale. L'étude concrète de l'histoire et de la pratique sociale dégage l'idée du pouvoir croissant des hommes sur la nature. Ce pouvoir s'accompagne d'une multiplica- tion et d'une réalisation également croissantes des virtualités de l'individu humain. Il devient possible à l'individu de se réaliser de plus en plus complètement. Lorsque l'individu moderne conçoit cette direction de l'histoire vers la multiplication des puissances humaines et sur leur réalisation - vers la liberté - il peut donner son assentiment et par son activité consciente contribuer à affirmer ce sens. L'activité révolutionnaire n'a pas d'autre fondement et n'en a pas besoin. Le sens de la vie consiste seulement en un développement et un accomplissement des virtualités de Vindividu. Les limitations et entraves, dans une situation donnée (des forces productives, du pouvoir sur la nature) ne viennent pas de la « nature humaine », mais du caractère de classe des rapports. La philosophie a trop souvent cru nécessaire d'assurer le développement d'une élite au détriment de la masse ; or V universalité de Vindividu n'est possible que si V individualisme devient à la fois universel et concret (donc perd les caractères de l'individualisme abstrait).

Marx et Engels donnent en passant de remarquables indica- tions sur les besoins. Les « valeurs » et idées sont déterminées par des besoins, ceux des hommes concrets, réels, individuels et sociaux à la fois, vivant dans telles conditions historiques. Ces besoins, eux-mêmes changeants et plastiques, expriment l'interaction « homme-nature ». Mais dans la Deutsche Ideologie, il n'y a plus de place pour l'Homme, pseudo-concept philoso- phique. Il n'y a plus que des hommes, des besoins, des situations historiques. Le terme « homme » ou le mot « nature » ne s'emploient que pour résumer un ensemble d'idées et de faits. Tout problème philosophique profond se résout très simplement dans un fait empirique.

Ces trois illustrations de la dialectique historique concrète montrent qu'il ne s'agit pas d'une philosophie de l'histoire, mais d'une tentative d'histoire totale, ce qui est radicalement différent.

Le communisme se définit comme mouvement et conscience - 32 -

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du mouvement qui va vers la plus haute forme actuellement concevable d'organisation sociale. Il met fin à la querelle entre l'homme et la nature et entre l'homme et l'homme, entre l'exis- tence et l'essence, entre l'objectivation et l'affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et l'espèce. Il résout dans la pratique et dans la pensée théorique ces contra- dictions qui constituaient le « mystère de l'histoire », ce mystère que la philosophie utilisait, éclaircissait et résolvait fictivement. Dès maintenant le communisme, envisagé comme mouvement, sait qu'il les résout. Et c'est ainsi que la réalisation de la philoso- phie s'accomplit, en la supprimant, en supprimant ses problèmes et les termes des problèmes. Les plus vastes ambitions des philosophes, y compris la fin de l'aliénation humaine et l'unité cohérente des aspects de la vie humaine, s'accomplissent, et au delà. La philosophie devient le monde. Il n'y a pas seulement un devenir philosophique. Le devenir philosophique du monde se transforme en devenir-monde de la philosophie. C'est en devenant le monde qu'elle se termine. Il n'y a déjà plus de philosophie.

Marx pouvait ainsi écrire, un peu plus tard, contre Proudhon : De même que les économistes sont les représentants scienti-

fiques de la la classe bourgeoise, de même les socialistes et les communistes sont les théoriciens de la classe prolétarienne... A mesure que l'histoire marche, et qu'avec elle la lutte du prolétariat se dessine plus nettement, ils n'ont plus besoin de chercher de la science dans leur esprit, ils n'ont qu'à se rendre compte de ce qui se passe sous leurs yeux... [Misère de la philosophie, VI, p. 191).

Mais c'est aussi le sens des âpres critiques dirigées dans la Sainte-Famille contre le matérialisme philosophique, qui dans son développement est devenu unilatéral :

La qualité sensible se déflore et devient la qualité sensible du géomètre... Le matérialisme devient misanthrope. Pour pouvoir battre sur son propre terrain l'Esprit misanthrope et décharné, le matérialisme lui-même doit mortifier sa chair et se faire ascète. Il se présente comme un être de raison...

On dira sans aucun doute qu'il s'agit dans ce texte du maté- rialisme bourgeois, mécaniste, non dialectique. Mais il montre le contraste saisissant entre ce mouvement théorique d'origine anglaise et la « configuration pratique » de la vie française au xvme siècle, orientée vers le présent immédiat, vers les plaisirs et les intérêts mondains... Lorsque Helvétius, dans son traité De Vhomme, donne au matérialisme son caractère spécifiquement français, il le prend immédiatement dans la vie sociale. Il fonde une morale sur les aptitudes sensibles, l'amour-propre, le plaisir,

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HENRI LEFEBVRE

l'intérêt bien entendu, l'égalité naturelle des intelligences humaines, la bonté naturelle de l'homme. Par contre, le Système de la nature d'Holbach comprend une partie physique retenant l'héritage du matérialisme philosophique antérieur, anglais et français, d'une partie morale empruntée à Helvétius. C'est donc bien Helvétius qui a indiqué la direction aboutissant au socia- lisme et au communisme, en résorbant le matérialisme dans une anthropologie ou une sociologie ou un éventail ouvert de sciences sociales, et non point au nom d'une philosophie matérialiste de la nature (textes dans les Morceaux choisis de Marx, pp. 55-62).

Des textes beaucoup plus tardifs d'Engels renforcent ceux que Ton vient de citer :

Hegel marque la fin de la philosophie comme telle, d'un côté parce que dans son système il en résume le développement, d'autre part parce que sans le savoir il nous montre la voie qui conduit, hors de ce labyrinthe des systèmes, à la connaissance réelle et positive du monde... (1).

De la philosophie entière que reste-t-il à Vêlât indépendant ? La science de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique. Tout le reste passe dans la science positive de la nature et de Vhistoire (Introduction à Y Anlidiirhing). Soulignons ici que, pour Engels, la conception dialectique de la nature n'a plus rien à voir avec une philosophie ou un système de la nature. Au contraire : elle rend impossible la philosophie de la nature (2). Dans tous les domaines, les enchaînements (Zusammenhänge) doivent se tirer des faits. La philosophie est chassée de la nature comme de l'histoire ; l'arrêt de mort porté contre elle condamne tous les secteurs autres que l'étude des principes du processus de la pensée, pour autant qu*il existe encore (so weit es noch übrig bleibt).

Si nous revenons maintenant vers les travaux scientifiques de Marx, nous les comprendrons autrement et peut-être mieux dans cette perspective.

La méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait au concret n'est pour la pensée que la façon de s'approprier le concret, de le repro- duire intellectuellement en tant que concret » (das Konkrete anzueignen, es als ein Konkretes geistig zu reproduzieren), écrit Marx dans l'Introduction à la Critique de V économie politique. Et il précise sa méthode dans un texte déjà maintes fois

(1) « Mit Megel schliesst diê Philosophie überhaupt ab... », Peuerbaçh, éd. Berlin, 1946, p. 11.

(2) « ... die dialektische Auffassung der Natur [macht] alle Naturphilosophie ebenso unnötig wie unmöglich... », Feuerbach, p. 5.

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commenté (1). Le Capital ne prendrait-il pas ainsi son véritable sens ? Après avoir déterminé la portée universelle de la notion de praxis, Marx étudie la praxis de la société industrielle ; il montre comment cette société peut et doit surmonter ses anta- gonismes internes, se donner une organisation cohérente en passant du capitalisme au socialisme par la double voie de l'action du prolétariat comme classe et de la connaissance scientifique.

Le Capital peut se concevoir comme investigation différenciée portant sur une totalité différenciée. Marx dispose d'un outillage conceptuel hautement complexe. Il attaque sa « matière » pour »e l'approprier par tous les moyens. Tantôt il raisonné en logicien (il définit, il déduit et induit). Tantôt il pense en dialecticien, détecte des contradictions, les situe en profondeur, en détermine les conséquences.

La « matière » elle-même, la société capitaliste, se détermine à des niveaux différents, qui d'ailleurs interfèrent, réagissent les uns sur les autres, se transforment l'un en l'autre, l'un ou l'autre prévalant et devenant déterminatif, sans que pour cela l'analyse de la réalité globale et la reconstitution dans la pensée du mouve- ment total tombent dans la confusion. Marx réfléchit tour à tour en économiste, déterminant des objets économiques et des contradictions à ce niveau - en historien, déterminant des pro- cessus dans le temps historique - en sociologue, étudiant des réalités sociologiques (les rapports concrets de la ville et de la campagne, par exemple - ou la famille bourgeoise avec son éthique et son droit - ou encore les groupes concrets qui consti- tuent cette société, paysans, artisans, commerçants, industriels, avec leurs idéologies)...

Bref, et en renvoyant à des ouvrages plus complets, on se trouve devant une <t interprétation » de la pensée marxiste qui, pour n'être pas entièrement nouvelle, n'en heurte pas moins beaucoup d'idées communément reçues.

La décision philosophique dernière et suprême ce serait de nier (dialectiquement) la philosophie. Le matérialisme philo- sophique disparaît doncy non pas parce qu'il est faux comme matérialisme, mais parce qu'il est inutile comme philosophie. La notion de matière se résout dans celles de praxis et d'apprùpriation. Pas de praxis sans une réalité objective sur laquelle elle agit, qu'elle connaît et dont elle tire un produit. Quant à la dialectique, elle se saisit dans les faits, dans les acte» et les moments de la praxis. La praxis étant objectivement dialectique, l'objectivité concrète de la dialectique se fonde sur celle de la praxis. Nous

(1) Cf. Problèmes actuels du marxisme, pp. 50 et sq.

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HENRI LE F EB V RE

n'avons pas le droit d'utiliser spéculativement, hors du concret, ni la notion de matière, ni celle de dialectique. La conscience du mouvement dialectique dans la praxis apporte une méthode, qui permet à la pensée de s'approprier le concret, mais n'autorise à déterminer un mouvement dialectique que là où il se saisit comme tel.

Le matérialisme se résorbe dans une anthropologie, c'est-à- dire dans un ensemble de sciences de l'homme constituant une anthropologie générale. L'homme total et la société totale sont deux concepts étroitement liés (bien que ne coïncidant pas) parce qu'ils ont le même contenu : la praxis totale.

Ceci étant, l'emploi de la dialectique concrète astreint à saisir dans les faits (au sens précisé plus haut) des relations immédiates ou lointaines, des répétitions, des analogies, des différences, des interférences, des niveaux et degrés. Comme Marx dans Le Capital, L'économique, l'historique, le sociologique, le psychologique se définiraient ainsi non comme des secteurs séparés ou domaines distincts, mais comme des niveaux ou degrés dans la praxis totale.

Pour l'étude de la praxis dans la société industrielle qui nous entoure - la société capitaliste - diverses méthodes également dialectiques et convergentes dialectiquement semblent possibles.

L'une plus empirique partirait de la praxis en tant qu'immé- diate, partielle et vécue pour des hommes, des « praticiens », dans l'exercice de leurs fonctions sociales et de leur travail professionnel (donc spécialisé et parcellaire). Le sociologue essaierait de réunir ces hommes de la praxis réelle (médecins, psychiatres, pédagogues, publicistes, syndicalistes, etc.), pour confronter leurs expériences et leur poser des questions sur ce qu'ils font. Comment changent-ils, dans les limites de leur capa- cité et de leur spécialité, les êtres humains qu'ils « travaillent » (les enfants pour les pédagogues, etc.) ? Comment les abordent- ils ? Comment traitent-ils leur « matière humaine » ? Comment recouper leurs apports ? En bref, qu'ont-ils à nous dire et sur eux et sur ceux dont ils s'occupent ?

Une autre méthode consiste à partir des concepts déjà éla- borés, à les affiner, à leur permettre de saisir des « structures » plus délicates et des mouvements plus complexes. Par exemple, le concept de totalité, dont l'usage exige des différenciations de plus en plus poussées : totalités partielles - totalités spéci- fiques - convergences, juxtapositions, contradictions de totalités dans la praxis totale, etc.

Dans cette perspective, la sociologie n'épuiserait pas la réalité sociale comme telle : la praxis. Elle n'opérerait qu'à un certain niveau, dans l'ensemble. Elle laisserait donc leur place à de

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multiples disciplines, méthodes et techniques de recherche : économie politique, histoire, etc.

De plus, aucune de ses multiples branches et rameaux ne saurait prétendre à épuiser la réalité étudiée par la sociologie. Celle-ci comporterait donc à côté de la sociologie du travail, une sociologie des besoins, à côté de la sociologie de la vie quoti- dienne, la sociologie de la connaissance, la sociologie politique, etc.

G.N.R.S., Paris.

~mm~ O7 -

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