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REVUE DE PRESSE - Jean-Philippe Toussaint · 2013-10-08 · 2 Bénie soit Marie, qui aura inspiré à Jean-Philippe Toussaint une tétralogie roma-nesque aussi passionnelle que passionnante

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REVUE DE PRESSE

JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT

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Bénie soit Marie, qui aura inspiré à Jean-Philippe Toussaint une tétralogie roma-nesque aussi passionnelle que passionnante.Voici en effet que paraît, avec Nue, le der-nier volume d’un cycle commencé il y aonze ans avec Faire l’amour, prolongé avecFuir et La Vérité sur Marie. On y aura vu,saison après saison, un couple s’aimer, seséparer, se regretter, se retrouver – le narra-teur toujours dans l’ombre, et Marie, la créa-trice de mode, l’artiste performeuse, lafemme d’affaires, souvent dans la lumière.Lui, tellement grave et comme empêché.Elle, légère, liquide, insoucieuse, et si heu-reuse quand elle peut se promener nue. L’unnéo-proustien, l’autre nouvelle tendance.Avec eux, on aura beaucoup voyagé, de laChine au Japon et de l’île d’Elbe à Paris,entre la rue de la Vrillière et la rue des Filles-Saint-Thomas.Évidemment, on ne dévoilera pas l’épiloguede cette grande histoire d’amour sans cesseexaltée et contrariée, mais la réussite de Nueest telle qu’on peut lire ce roman sansconnaître les trois précédents. Il s’ouvre parune scène inaugurale époustouflante : ledéfilé, intitulé « Maquis d’automne », dansun grand hôtel de Tokyo, d’une top-modèlenue, recouverte de miel corse, et suivie d’unvrombissant essaim d’abeilles. Et il se ter-mine sur l’île d’Elbe, où, après l’incendied’une chocolaterie, d’écœurantes vapeurs decacao montent de la pierre mouillée d’un

cimetière. Autant de scènes inoubliables dontcet écrivain-cinéaste a le secret (qu’on sesouvienne notamment du pur-sang emballésur un tarmac japonais). Entre les deux îles,le roman fait escale à Paris, dans des lieuxqui nous sont désormais familiers. Marie etle narrateur, qui étaient séparés, se donnentrendez-vous place Saint-Sulpice et décident,à l’occasion d’un enterrement (pas de sexesans mort), de retourner sur l’île d’Elbe. Àla fois lumineux et crépusculaire, trépidantet assagi, ironique et poignant, horizontal etvertigineux, superposant plus que jamais lepassé, le présent et le futur, et coulé dansune langue d’une éclatante sobriété, Nue estvraiment le point d’orgue de la collectionprintemps-été-automne-hiver de Jean-Phi-lippe Toussaint. Écrire, prétendait-il dansL’Urgence et la Patience, c’est « fermer lesyeux en les gardant ouverts ». Le lire, aussi.

J. G.

Le Nouvel Observateur. Saviez-vous, enécrivant Faire l’amour, que ce romaninaugurerait un cycle de quatre volumes,quatre saisons de la vie de Marie 4xM,Marie Madeleine Marguerite de Mon-talte ?Jean-Philippe Toussaint. Je ne le savais pasconsciemment, mais peut-être de façon sub-liminale. J’ai toujours rêvé d’écrire un livrede 700 pages, une « somme », j’en plaisan-tais il y a plus de vingt ans avec Jérôme Lin-

29 AOÛT 2013

« Je suis très connu, mais personne ne le sait »Un entretien avec Jean-Philippe Toussaint

Avec Nue, Jean-Philippe Toussaint, 55 ans, au sommet de son art,clôt son cycle amoureux commencé il y a plus de dix ans.

Il en explique la genèse à Jérôme Garcin.

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don. Eh bien, voilà, c’est fait. C’est très sti-mulant d’écrire des livres qui sont à la foisautonomes, mais qui s’inscrivent dans unensemble romanesque plus large, avec lesmêmes personnages, et des lieux qui revien-nent à chaque fois et créent un véritableespace littéraire et mental, à la fois réel etimaginaire : l’appartement de la rue de laVrillière, le petit deux-pièces de la rue desFilles-Saint-Thomas, le Contemporary ArtSpace de Shinagawa ou la Rivercina, la mai-son du père de Marie à l’île d’Elbe. Lesquatre romans se complètent, s’enrichissentmutuellement. Chaque livre fait partie d’unensemble, mais on peut très bien les lireséparément, et dans l’ordre qu’on souhaite.Je pourrais même, pour chacun d’eux, trou-ver une bonne raison de dire que c’est par celui-là qu’il faut commencer : Fairel’amour, parce que c’est le premier que j’aiécrit, Fuir, parce que c’est le premier dansla chronologie de l’histoire du narrateur etde Marie, La Vérité sur Marie, parce qu’iloffre la structure romanesque la plus com-plexe et qu’il ravira les amateurs de chevaux,et Nue, parce que c’est le dernier et que j’ap-porte un élément narratif déterminant quis’apparente à un dénouement au regard del’ensemble du cycle.

La fin de Nue, qu’on ne racontera pas, n’empêcherait d’ailleurs pas l’hypo-thèse d’un cinquième volume. Y avez-vouspensé ?Oui. Lorsque j’ai envoyé le manuscrit à IrèneLindon, je lui ai écrit : « Mais j’espère queNue, s’il se confirme qu’il est bien le der-nier livre du cycle de Marie, a quand mêmed’autres vertus que le simple mérite d’avoirsu m’arrêter à temps. »

Désormais on sait presque tout de Marie,et pourtant on peine à se la représenterphysiquement. Pourquoi ce choix de nepas la décrire, est-ce pour laisser le lec-teur libre de l’imaginer et, peut-être, del’aimer à son tour ?Oui, c’est la force de la littérature de laisserune grande place à l’imagination. Je ne

décris pas Marie physiquement pour quechacun puisse se l’approprier, mais cela nem’empêche pas de donner des détails trèsprécis sur ses gestes, ses attitudes ou sadémarche – son échevellement, ses flam-boyances et ses extravagances –, qui endisent bien plus long sur elle que la couleurde ses yeux ou de ses cheveux.

Êtes-vous étonné si je vous dis que je vousimagine davantage dans la tête de Marie,capable d’« agir sur ce qui échappe »,que dans celle du narrateur ? C’est elle,d’ailleurs, la créatrice qui est dans lalumière, c’est elle qui a le pouvoir, qui estdominante dans le couple...Marie, comme moi, est une artiste un peusecrète, qui n’aime pas trop les mondanitésni apparaître à la télévision. J’avais mêmeenvisagé un moment de lui prêter une phraseque j’avais imaginée pour moi : « Je suis trèsconnu, mais personne ne le sait. » Ce qui estla pure vérité, d’ailleurs, c’est exactementmon cas. Mais, curieusement, cette formule,pourtant assez drôle et fondée, j’ai essayéplusieurs fois de la placer dans la bouche deMarie, mais je l’ai à chaque fois suppriméeen me relisant. En réalité, les influences sonttoujours multiples quand on construit un per-sonnage. Marie est très proche de moi parbien des aspects, mais elle est égalementtrès proche de ma femme, proche d’autresfemmes aussi, proche de personnages de fic-tion, proche du rêve et de l’imagination. Jele dis explicitement dans L’Urgence et laPatience : « Ce réseau d’influences multi -ples, de sources autobiographiques variées,qui se mêlent, se superposent, se tressent ets’agglomèrent jusqu’à ce qu’on ne puisseplus distinguer le vrai du faux, le fictionnelde l’autobiographique, se nourrit autant derêve que de mémoire, de désir que de réa-lité. »

Comment définiriez-vous la « dispositionocéanique » dont vous écrivez deux foisqu’elle caractérise Marie ?J’ai forgé cette notion de « disposition océa-nique » à partir du concept de sentiment

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océanique, que Romain Rolland définit,dans une lettre à Freud, comme la volontéde faire un avec le monde hors de toutecroyance religieuse. Marie possède ce don,cette capacité singulière de trouver intuiti-vement un accord spontané avec les élémentsnaturels, avec la mer, dans laquelle elle sefond avec délices, avec l’air, avec la terre.

C’est un étrange amour que celui du nar-rateur et de Marie. Commencé de manièrefulgurante dans un hôtel de Tokyo, il estfait ensuite de séparations et de retrou-vailles, d’éloignements et de fusion, iljongle avec les fuseaux horaires et tous lesmoyens de communication, et pourtantc’est un grand amour. On dirait que vousvous ingéniez à sans cesse le mettre àl’épreuve...C’est un amour d’aujourd’hui, du début duXXIe siècle, ce qui explique la multiplicité desvoyages et des fuseaux horaires, mais c’estaussi un amour intemporel, que bercent lessaisons et que mettent à l’épreuve les déchaî-

nements immémoriaux de la nature (trem-blement de terre, incendie de forêt, pluies,orages). Une autre façon pour moi de mettrecet amour à l’épreuve est d’intégrer des élé-ments qui s’apparentent au roman policier,comme tout ce qui concerne l’épisode del’incendie criminel de la chocolaterie dansNue. Il y a là un énorme pan secret du livre,enfoui, non divulgué, qui est comme la par-tie invisible de sa structure. C’est la mêmechose avec l’épisode du trafic de droguedans Fuir, qui n’est jamais explicitementabordé, mais qui renforce la dramatisationdu récit. J’attache en général une grandeimportance aux détails romanesques, quipeuvent s’apparenter à ce qu’au cinéma onappelle les accessoires. Les frères Dardenneexpliquent que c’est toujours de l’accessoirequ’il faut partir, que c’est l’accessoire qui vaamener l’arrière-plan psychologique, histo-rique ou philosophique. Il ne faut pas com-mencer par chercher une signification sym-bolique à une scène pour ensuite trouverl’accessoire qui conviendrait le mieux à la

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situation, il faut au contraire partir d’un élé-ment concret, ponctuel, qui sera porteur designifications qui le dépassent. Il y a tou-jours, dans mes livres, la présence d’élé-ments inquiétants, parfois très simples, trèsanodins, des bidons d’essence dans le coffred’une voiture dans le cas de Nue, une enve-loppe d’argent liquide dans Fuir. Ces élé-ments ont une double fonction. D’abord, etsimplement, ils participent au plaisir de lalecture, au suspense, à la volonté de tournerles pages pour voir comment cela se termine.Mais aussi, ils créent un contexte d’insécu-rité, d’inquiétude, autour des personnages,qui exacerbe leurs sentiments et les« dénude » face au danger ou aux déchaîne-ments de la nature.

Rien, dans Nue comme dans les troisromans précédents, ne permet d’identifierprécisément l’époque à laquelle cettechronique amoureuse se déroule. Pour-quoi le choix de se placer en dehors del’Histoire ?

Il est vrai que mes livres semblent se dérou-ler en dehors de tout contexte politique etsocial, mais ils sont clairement situés audébut des années 2000. Pour moi, c’est unenécessité que les écrivains parlent du mondecontemporain, l’observent et le restituent. Lechoix de situer Fuir en Chine, par exemple,révèle une volonté d’aller vers le mondecontemporain tel qu’il est en train de seconstruire aujourd’hui, le monde qui bouge,qui vit et se transforme. La Chine, pour moi,c’est le contemporain.

Je reviens à La Vérité sur Marie. À pro-pos de chevaux, auxquels j’ai comprisqu’il convenait de « parler en français »,vous faites délibérément vomir Zahir dansl’avion en plein vol. Or vous rappelez àjuste titre que les chevaux ne peuvent pasvomir. Ce détail très révélateur n’ex-prime-t-il pas la primauté de la littératuresur la réalité ? N’est-ce pas là pour rap-peler que le cycle de Marie est, finale-ment, de pure imagination ?

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Oui. Dans la postface à l’édition de pochede La Vérité sur Marie, qui paraît en mêmetemps que Nue, Pierre Bayard signe avecmoi une enquête littéraire appelée « L’Au-teur, le narrateur et le pur-sang », où nousabordons précisément ces questions. PierreBayard fait par exemple remarquer que, dansLa Vérité sur Marie, deux scènes impor-tantes sont racontées avec force détails parun narrateur qui n’est pas présent. Il y estbeaucoup question de Borges, de DanielArasse et même de Woody Allen. Mais per-mettez-moi de ne pas dévoiler les conclu-sions de notre enquête...

Vous vivez à Bruxelles, mais semblez tou-jours être ailleurs, de Tokyo à Paris enpassant par Shanghai et la Corse. Pouvez-vous imaginer écrire sans « fuir » ? Et l’îled’Elbe est-elle seulement une métaphorede la Corse ou la connaissez-vous bien ?L’île d’Elbe que je décris est en effet large-ment inspirée de la Corse, vous avez raison.Cette Méditerranée brumeuse, automnale ethumide que je décris dans Nue, je la connaistrès bien. Mais, naturellement, à cette Corseintime, dont je me suis inspiré pour lesdétails du paysage – les sentiers, les criques,la végétation – s’ajoute un véritable travailde documentation sur l’île d’Elbe (j’aiconsulté beaucoup de livres, des guides tou-ristiques et de nombreuses cartes). En no -vembre 2010, j’ai même fait un voyage derepérage à l’île d’Elbe spécialement pourNue. J’ai pris une chambre à l’hôtel ApeElbana et je me suis promené sous la pluiedans Portoferraio désert.

Vous aviez vous-même porté à l’écrandeux de vos livres, Monsieur et L’Appareil-photo. Pourriez-vous envisager d’adapterle cycle de Marie ?Oui, pourquoi pas. Mais ce n’est pas d’ac-tualité. Depuis quelque temps, comme mapriorité allait à ce cycle de Marie qui occu-pait toute mon énergie, je me suis contentéde réaliser quelques films courts, plutôtexpérimentaux, destinés à des centres d’artou des musées, comme l’Espace culturel

Louis Vuitton, ou le Musée du Louvre, oùj’ai présenté Trois Fragments de Fuir, pen-dant la durée de mon exposition. Ennovembre dernier, en Chine, j’ai adapté unescène de La Vérité sur Marie, la scène del’embarquement du pur-sang dans un aéro-port. Le film s’appelle Zahir, il dure sixminutes, avec une musique envoûtante dugroupe Delano Orchestra, et sera présenté enavant-première au MAC/VAL le 15 sep-tembre, dans le cadre de l’exposition d’AngeLeccia.

Où et comment passez-vous votre été ?En Corse et en bermuda, je le crains, et unesemaine à Venise, pour un projet dans lecadre de la Biennale off.

Attendez-vous la sortie de Nue avec émo-tion, curiosité ou indifférence ?Avec sérénité...

À l’exception de La Main et le Regard,vous avez toujours été fidèle aux Éditionsde Minuit et aux Lindon, de père en fille.Peut-on comparer cette fidélité littéraire àune histoire d’amour ?Euh... Disons que j’attache beaucoup d’im-portance à la loyauté. C’est une valeur pré-cieuse, souvent bafouée, avec laquelle je netransige pas. Jérôme Lindon a découvert LaSalle de bain, que personne ne voulait publier,et il en a fait un succès. Irène Lindon poursuitson œuvre, avec courage, avec rigueur, avecténacité. Je me sens très bien aux Éditions deMinuit, et je me réjouis de voir de nouveauxauteurs y publier leur premier roman : JuliaDeck ou Vincent Almendros.

Dans la notice du Dictionnaire des écri-vains par eux-mêmes, que j’avais dirigé en1989, vous écriviez de vous : « Il fut cham-pion du monde junior de Scrabble(Cannes, 1973). Un massacre. » Je n’aijamais su si c’était la vérité... Pouvez-vousme la dire, aujourd’hui ?La vérité, toute la vérité, rien que la vérité !

Propos recueillis par JÉRÔME GARCIN

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« Suis-je amoureux ? – Oui, puisque j’at-tends. » Le principe, posé par Barthes dansses Fragments d’un discours amoureux, sevérifie pour le narrateur de Nue, le nouveauroman de Jean-Philippe Toussaint. Rentré àl’instant de voyage, les bagages non défaitsabandonnés sur le sol à côté de lui, il estposté à la fenêtre, d’où il regarde partir letaxi qui vient de le déposer chez lui. Danslequel est restée Marie. Et le voilà à attendre,déjà, que sonne le téléphone, que se fasseentendre à l’autre bout du fil la voix deMarie, avec qui il était en voyage et qu’ilvient tout juste de quitter – « Et cette inter-minable demi-heure que je passai là devantla fenêtre à attendre vainement le coup detéléphone de Marie fut comme un condensédes deux mois d’attente que j’allais vivre enattendant un signe de sa part ». Car oui,décidément, « l’identité fatale de l’amoureuxn’est rien d’autre que : je suis celui quiattend », insistait Roland Barthes...L’insaisissable Marie, les lecteurs de Jean-Philippe Toussaint la connaissent, qui sui-vent depuis une dizaine d’années le récitde cet amour incessamment empêché, quiaimante autant qu’il écarte l’un de l’autre lenarrateur et ladite Marie. Il y eut, en 2002,Faire l’amour ; en 2005, Fuir ; et, quatre ansplus tard, La Vérité sur Marie – composant,avec le présent Nue, un ensemble roma-nesque intitulé Marie Madeleine Margueritede Montalte. Mais que le lecteur qui com-mencerait par la fin, et rencontrerait Mariepour la première fois aujourd’hui, dans cetultime volet de la fugue en quatre momentsque Toussaint lui consacre, n’en soit pasalarmé : il en est dit assez sur elle pour qu’ilne soit pas désorienté – étourdi certes, etmême chamboulé, mais cela par la fluiditédes phrases de Toussaint, par le mouvement

qu’il imprime à son récit, par la limpidegrâce qui irradie de ce nouvel épisode dugrand roman d’amour qu’est Marie Made-leine Marguerite de Montalte.Amour contrarié : par l’humeur changeantede Marie, par les distances qui s’imposentaux deux amants, souvent les séparent, allerset retours – ballet géographique entre Tokyoet Paris, passant par l’île d’Elbe... Amourqui, donc, souvent, rime avec absence, défec-tion, manque. Mais il faut bien qu’il en soitainsi, afin que, de Marie, le narrateur deNue, l’amant en souffrance, fasse son obses-sion, son tourment. Qu’elle habite ses pen-sées, sa mémoire, ses fantasmes, ses projets.Que les ima ges d’elle se multiplient sanscesse et à l’infini, changeantes, complémen-taires, contradictoires. Marie scrutée à tra-vers un hublot, ou dans le reflet amplifiéd’un jeu de miroirs. Marie rêvée ou Marieconcrète et prosaïque. Marie tendre ou indif-férente. « Marie, femme de son temps, active,débordée et urbaine, qui vivait dans desgrands hôtels et traversait en coup de ventdes halls d’aéroport en trench-coat masticdont la ceinture pendouillait au sol », maisaussi Marie et sa « disposition océanique »,sa faculté à atteindre « d’instinct la dimen-sion cosmique de l’existence ».Marie qui, quoi qu’il en soit, présente ouabsente – attendue, espérée –, occupe toutl’espace. Mais « tout véritable amour [...],et, plus largement, tout projet, toute entre-prise, fût-ce l’éclosion d’une fleur, la matu-ration d’un arbre ou l’accomplissementd’une œuvre, n’ayant qu’un seul objet etpour unique dessein de persévérer dans sonêtre, n’est-il pas toujours, nécessairement,un ressassement ? »

NATHALIE CROM

28 SEPTEMBRE 2013

Rêvée, tendre, indifférente... Marie, l’insaisissable, réapparaît dans le quatrième volet

d’un grand roman d’amour à la grâce limpide.

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30 SEPTEMBRE 2013

Ni tout sucre ni tout mielJean-Philippe Toussaint clôt en beauté

sa tétralogie sur Marie.

Une bouteille d’acide chlorhydrique. C’estsur cette image que s’ouvrait Faire l’amour(Minuit, 2002) et, avec lui, l’ensemble ro -manesque dit « Marie Madeleine Margueritede Montalte », consacré à la rupture tou -jours recommencée entre cette dernière, créa -trice de mode, artiste, femme d’affaires, et lenarrateur. Avec le dangereux flacon, quecelui-ci gardait à portée de main, Jean-Philippe Toussaint annonçait que son cyclesur l’amour, qui nous emmènerait de Tokyo(Faire l’amour) à l’île d’Elbe (La Vérité surMarie, 2009), en passant par la Chine (Fuir,2005) et Paris, se plaçait sous l’égide du cor-rosif et de la menace.Et voici que Nue, le dernier tome de sa tétra-logie superbe – dont chacun peut se lire iso-lément –, débute sur du miel. Dans la scèneinaugurale, sans lien direct avec les aven-tures amoureuses en cours depuis onze ans,Marie s’est mis en tête de créer une robecomposée de cette matière (« Une robe enlévitation, légère, fluide, fondante, lentementliquide et sirupeuse ») et de faire défiler unmannequin ainsi enduit, suivi par un essaimd’abeilles.Est-ce à dire que ce roman de clôture esttissé de sucre, doublé de guimauve ? Quenenni. Prends garde à la douceur, sembleavertir Jean-Philippe Toussaint : il suffit d’unpas légèrement hésitant, d’un temps de re -tard, pour que les abeilles fondent ensem-ble sur la jeune femme tout emmiellée. Dans ce basculement, dans la magie qui

se rompt, Jean-Philippe Toussaint dit quel -que chose du pacte de lecture passé avecnous, qui l’autorise à inventer cette robe im -possible et sublime, et nous à y croire, même si le danger de voir s’effondrer l’édi-fice fictionnel est là, tout près. En quoi cemoment rappelle une scène frappante de LaVérité sur Marie, où un pur-sang vomissaitdans un avion, alors que le narrateur affir-mait qu’une telle réaction était physiologi-quement impossible à un cheval (l’auteurrevient sur ce coup de force narratif dans unentretien avec Pierre Bayard, ajouté à laréédition en poche de La Vérité...).Mais reprenons : nous avions laissé les deuxpersonnages sur l’île d’Elbe, où se trouve lamaison familiale de Marie, occupés à fairel’amour après avoir échappé à un incendie.Fallait-il en déduire que leur histoire avaitrepris ? Pas du tout : à peine rentré à Paris,le narrateur se retrouve à attendre un coupde fil qui ne viendra pas avant deux mois.Le temps de se remémorer des événementsadvenus à Tokyo, et qui avaient été tenushors champ de La Vérité sur Marie, en unecascade temporelle et un jeu avec les pers-pectives épatants.

Effluves écœurantsAprès être revenu en pensée sur les lieuxtokyoïtes de leur (dés)amour, le narrateur varetourner avec Marie sur l’île d’Elbe, quandelle lui aura demandé de l’y accompagnerpour assister à des obsèques. Ils y seront

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accueillis par un nouvel incendie, celuid’une chocolaterie, dont les effluves écœu-rants viennent définitivement annihiler l’idéeque Nue pourrait être un roman sucré. Ar -penter les mêmes lieux, refaire les mêmesgestes... «Tout véritable amour (...) n’est-ilpas toujours, nécessairement, un ressasse-ment ? », demande le narrateur. Un ressas-sement ou une « continuelle reprise » qui estle cœur de la démarche de Jean-PhilippeToussaint dans ce cycle, et l’une des carac-téristiques du personnage de Marie, avec sa« disposition océanique », qui saute soudainaux yeux de son (ex- ou pas) amant, dispo-sition qui tient à sa « forme d’exaltation par-ticulière », mais aussi au ressac de ses sen-timents pour lui.La dimension miraculeuse de l’amour tient,elle, peut-être, à ce que cette alternance demarées sentimentales hautes et basses nerepousse pas plus le narrateur qu’ils ne las-sent le lecteur.Car l’océan change sans cesse. Et Marieaussi, qui reste certes « tuante », mais qui,

dans la scène liminaire du miel, révèle unnouvel aspect de sa personnalité. À la findu défilé, en pleine catastrophe, la créatricevient saluer, « comme si c’était elle quiétait à l’origine de ce tableau vivant ».L’obsessionnelle de « la perfection, l’excel-lence, l’harmonie » a « apposé sa signaturesur la vie même, ses accidents, ses hasards,ses imperfections ». Connu pour faire naîtrel’apparente simplicité de ses textes d’unlong travail, comme il le détaillait dansL’Urgence et la Patience (Minuit, 2012),Jean-Philippe Toussaint, au moment declore ce cycle extraordinairement travaillé,intriqué, dit la part de hasard dans la créa-tion. C’est comme si cet aveu le libérait,l’autorisait à tenter de nouvelles expé-riences avec sa phrase – plus libre, plusrythmée. Et à glisser quelques gouttes demiel dans son flacon d’acide.

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En 1708, Roger de Piles publie des Coursde peinture par principes qui vont marquerleur siècle. « Entre les choses qui donnentde l’âme au paysage, écrit-il, il y en a cinqqui sont essentielles : les figures, les ani-maux, les eaux, les arbres agités du vent, etla légèreté du pinceau. On pourrait y ajou-ter les fumées, quand le Peintre a l’occasiond’en faire paraître. » C’est une bonne cri-tique des derniers livres de Jean-PhilippeToussaint : le cycle « Marie Madeleine Mar-guerite de Montalte » – quatre romans dontle dernier, Nue, clôt la tétralogie –, c’est dela peinture, cette peinture-là, mais à l’encre.Il y a les figures, les animaux (le désormaiscélèbre cheval en avion à la Géricault peut-être empoisonné dans La Vérité sur Marie,dans Nue un furieux essaim d’abeilles), leseaux, les arbres agités du vent, la légèreté dupinceau et, en guise de « fumées », deux for-midables incendies sur l’île d’Elbe, l’unnaturel, l’autre criminel, tous deux inspiréspar des feux vus en Corse, où Toussaintréside volontiers : « La documentation, c’estl’île d’Elbe. L’expérience, c’est la Corse. »

Chocolaterie. Le premier incendie, dans LaVérité sur Marie, on l’a lu tandis qu’il serépandait : l’histoire de l’héroïne et du nar-rateur prenait alors feu, elle aussi. Quand ondécouvre le second, à la fin de Nue, il a eulieu. Une vieille chocolaterie a été détruite,peut-être par des mafieux. On lit les vestigesfumant dans l’histoire qui s’achève. S’ex-prime dans les deux cas par le récit desodeurs et de l’atmosphère, tout l’art dupeintre écrivain, qui profite de ce qu’il décritpour préciser sa manière de décrire : « Maiscette odeur de brûlé, au départ indifféren-ciée, que j’avais simplement constatée sans

pouvoir vraiment la définir, commença à sepréciser dans mon esprit depuis que j’avaisappris que c’était une usine à chocolat quiavait brûlé, et mon cerveau, aidé par cetindice, parvint à en prendre la mesure et àla reconstituer, à l’affiner, à la cerner com-plètement, je commençai moi-même à luitrouver des nuances plus douces, presquesucrées, pour faire naître dans mon imagi-nation une vraie odeur de chocolat subjec-tive et veloutée. » C’est l’odeur de Nue, « unlivre qui commence dans le miel et qui finitdans le chocolat ». De ce qui a brûlé remontele temps amoureux perdu, puis revécu.Les quatre « saisons » de Marie, c’est l’his-toire d’un homme qui court assez lentementderrière une femme – ou qui l’attend, ou quine fait pas grand-chose pour la retrouver.Marie apparaît, disparaît. Elle est styliste,classe internationale. On ne saura ni la cou-leur de ses yeux, ni celle de ses cheveux :«“Elle avait le nez aquilin”, etc., c’est leroman du XIXe siècle, je ne peux pas écrirecomme ça, dit Toussaint. Ma vision de Marieest mentale, c’est comme une esquisse deMatisse en trois traits. Je cherche à la sai-sir, à l’incarner, c’est toujours mieux que dela décrire. » La voici, telle que le narrateurla vit : « La dernière inconstance de Mariede m’inviter ainsi à passer deux semainesavec elle à l’île d’Elbe pour me négligerensuite et ne plus me faire aucun signe,n’était que l’ultime manifestation de sa radi-cale désinvolture. » La désinvolture : unetrace d’amour, lorsqu’il vous menace. Lenarrateur porte là-dessus un regard d’unebienveillance chic et anémiée.Dans Nue, Marie crée une robe de miel. Elledonne à Toussaint l’occasion de se « fantas-mer en créateur de haute couture », à tra-

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Marie pleine de classeLe dernier volet de la tétralogie amoureuse

de Jean-Philippe Toussaint.

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vers une scène tout en virtuosité – l’une desrares du livre à se hausser du col, et dont lagrammaire correspond à l’esprit de perfor-mance du défilé. La mannequin est enduitede miel comme une James Bond girl estpeinte à l’or dans Goldfinger. La JamesBond girl en mourait. La mannequin estravagée par l’essaim qui la suit – commel’est un cœur par l’excès de sentiments quil’assaillent, ou un artiste par les consé-quences inattendues de sa création. Toussaintn’est jamais allé à un défilé : « C’est ma col-lection, mais c’est une robe de mots, avecun effet de réel. Ma mode est la littérature. »

Biche. Comme dans les trois précédentslivres, on est à Tokyo, Shanghai, Paris, surl’île d’Elbe – trois des quatre livres s’achè-vent dans ce lieu d’où Napoléon s’enfuit. Nisans Marie ni avec, le narrateur continued’aller d’hôtels asiatiques en bords de merméditerranéens, de cadre d’exception encadre d’exception, avec son long manteaugris noir, « qui est un autoportrait et quivient de La Salle de bain », premier romande l’auteur. C’est son côté lonesome cow-boy sans exploit et tout le charme discret desa bourgeoisie. Une scène rappelle Missionimpossible. Votre mission, si vous l’accep-tez, est de surveiller Marie et de la con -vaincre de l’amour qu’elle vous inspire. Cequi compte, c’est l’approche initiatique etnon chronologique de cette femme fantôme,ébauchée par couleurs et par mouvements,de cette biche au fond du bois. De cetteœuvre à « facettes », elle est la ligne de fuite.La maison de couture de Marie s’appelleAllons-y, Allons-o. C’est ce que répète Bel-mondo à Anna Karina dans Pierrot le fou,lorsqu’elle le secoue pour qu’ils bougent.Marie, la ligne de fuite, a une grande lignede chance, et le narrateur aime son imper-ceptible ligne de hanche. Les parents deToussaint disaient souvent la phrase de Bel-mondo : « Dans mon univers, elle a toujoursexisté, j’aime son allant et son énergie. Maisle réalisateur qui m’a influencé, c’est An -tonioni : cette Méditerranée brumeuse, cesénigmes elliptiques, ces petites choses dontj’essaie d’obtenir, avec très peu de matière,le maximum d’effet. » L’autre œuvre qui l’a

« accompagné » pendant ces douze ans devie imaginaire avec Marie, c’est Le Quatuord’Alexandrie, de Lawrence Durrell, deuxfois lu. Il l’a ouvert à 40 ans ; parce qu’ilétait invité au festival de cinéma d’Alexan-drie, où il n’est pas allé.Nue évolue, comme les trois autres volets,dans des espaces vidés par l’élégance. Marieest parfaite dans ses moindres gestes, sesabsences, ses caprices. Le narrateur est lechevalier un peu mou qui lui sert d’écrin.Dans le monde de Toussaint, on tient la porteaux femmes qui regardent ailleurs, on attendqu’elles vous rappellent et on caresse leurparfum quand elles ont disparu. Il ne fautattendre de personne la moindre trivialité. Et,quand Marie demande des olives noires à unserveur du café de la place Saint-Sulpice,c’est si beau que la prose semble les avoirdénoyautées.

Tombeau. Toussaint a un art efficace et dis-cret de la composition : des scènes pâles,d’une texture presque transparente, partantdes « petites choses » ou d’observationscommunes, forment le fond d’où se déta-chent deux ou trois morceaux de bravourequi, d’un tableau, seraient les centres ner-veux. Ici, l’essaim d’abeilles fondant sur letop-model, la recherche d’un enterrementqu’on ne trouve pas, la chocolaterie incen-diée, qui donne au sucre amoureux l’ombred’une destruction et cette odeur de brûlé.Lues de près, comme en gros plan, les des-criptions semblent banales, presque mièvres.À légère distance, elles ne le sont plus. L’or-dinaire se fond dans le tableau qu’il tisse –dans le motif et la matière.Le livre s’achève à la Toussaint – commesi l’écrivain, en quelque sorte, fleurissaitson propre tombeau. Le mot, Toussaint, appa -raît deux fois. Puis vient la dernière phrase,dite par Marie, ce fantôme muet. C’est uncri éperdu, enfantin : « Mais tu m’aimes,alors ? » Quatre livres et tout ça pour ça ?Bien sûr. Les obstacles à l’amour font par-tie des rares haies qui méritent, sans fin,d’être sautées.

PHILIPPE LANÇON

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« Le sexe et la mort font la force des livres »Entretien avec Jean-Philippe Toussaint.

C’est l’un des événements de la rentrée littéraire :le Belge Jean-Philippe Toussaint (La Salle de bain,L’Appareil-Photo) livre le dernier volet d’unensemble romanesque qui l’aura occupé plus dedix ans. Entamé à l’aube du XXIe siècle avec Fairel’amour, poursuivi avec Fuir et La Vérité surMarie, le cycle trouve aujourd’hui en Nue sasublime résolution. Soit l’histoire d’une lente rup-ture traversée de moments d’amour, et le portraiten forme de tentative d’épuisement de Marie,créatrice de haute couture et insaisissable amantedu narrateur. Une partition littéraire d’une maîtriseet d’une beauté envoûtantes qui devrait compter àl’heure de la grande distribution des prix littérairesd’automne...

Le Vif/L’Express : Quand vous vous êtes lancédans la rédaction de Nue, aviez-vous consciencequ’il serait le dernier volet de l’ensemble roma-nesque Marie Madeleine Marguerite de Mon-talte ?Jean-Philippe Toussaint : Non, et de m’en tenir là aété une décision extrêmement difficile à prendre,j’ai passé un mois à y réfléchir. Ma conclusion, dansun premier temps, c’était que ce n’était pas fini,qu’après Nue il y aurait encore deux livres – aumoins deux. Puis, en janvier dernier, quand j’ai relule manuscrit de Nue, et alors que je préparais la lettrequi accompagnerait l’envoi du livre à Irène Lindon,je me suis dit que ce n’était pas satisfaisant d’être aumilieu de quelque chose. Ça com mençait à fairelégèrement fonctionnaire... (sourire). Je trouvaisque s’il fallait un roman pour clore l’ensemble, cedevait être Nue, que je venais de terminer. J’ai alorsdonné un titre à ce qui devenait une tétralogie – ou un quatuor. Ce titre, Marie Madeleine Margueritede Montalte, soit le nom de l’héroïne, a célébré larésolution de mes doutes.

Vous avez conçu votre tétralogie comme unensemble souple, chaque livre pouvant être luindépendamment des trois autres...L’idée, c’est qu’on n’y perd pas si on n’a pas suivil’ensemble depuis le début. Il n’y a pas une seuleentrée possible, il y a plusieurs portes. On pour-rait en fait dire qu’il y a quatre portes, puisqu’ily a quatre volets – j’aime bien le terme de volet,

il y a l’idée de fenêtre juste derrière. C’est unefigure géométrique à quatre facettes et on peut laregarder dans tous les sens. Normalement, unlivre, c’est une ligne chronologique avec un début,un milieu, une fin. Ici, tout est sur le même plan,et chaque livre répond aux autres.

Marie et le narrateur n’en finissent pas de (nepas) se quitter. Au final, s’agit-il d’une histoired’amour ou de rupture ?J’ai choisi l’angle d’une rupture, parce que c’estautre ment plus romanesque, plus porteur. Fairel’histoire d’un amour que rien ne menace auraitmanqué d’énergie, aurait été extrêmementennuyeux et guimauve. Alors que l’idée de sépa-ration permettait d’entrevoir un amour plus émou-vant. Cela ne s’est dessiné que petit à petit com-bien, dans le fond, c’était une histoire d’amour. Jene le savais pas moi-même, au départ... Il y a dixans, quand j’ai commencé, je n’aurais d’ailleursjamais osé revendiquer écrire une histoired’amour, en plusieurs tomes a fortiori (sourire).

Dans Nue, vous développez une idée magni-fique, et assez inédite, celle d’une faille venantmenacer non pas l’amour de vos personnages,mais leur rupture. D’où vous est venue cetteidée ?J’ai toujours adoré le décalage. C’est un lieu com-mun de dire qu’il y a une faille qui s’insinue dansl’amour d’un couple. Une fêlure, une lézarde quicommence et dont on pressent qu’elle ne va faireque s’agrandir et mener à une séparation. Commeje n’écrivais pas une histoire d’amour mais unehistoire de rupture, j’ai imaginé que la faille sesituait dans la rupture, avec l’idée que cette failleallait grandir et que, si ça continuait comme ça,elle viendrait menacer jusqu’au principe même deleur séparation, avec le risque de les voir seremettre à s’aimer. C’était amusant de présenterça comme une menace (sourire).

Vous êtes publié chez Minuit, une maison d’édi-tion exigeante, qui a notamment publié Beckett,Alain Robbe-Grillet et toute l’école du NouveauRoman. Vous sentez-vous leur héritier?

13 SEPTEMBRE 2013

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Je suis bien sûr de fait rattaché à ce courant litté-raire. Minuit est un très grand éditeur, avec une tradition littéraire très intéressante – celle du Nou -veau Roman. C’est une littérature exigeante qui aconscience des vrais enjeux littéraires, et c’est danscette tradition-là que je m’inscris, c’est sûr. Maisen même temps, je n’ai pas envie d’en paraître l’hé-ritier strict. Mon travail s’inscrit dans un chemincomplètement solitaire. Pour Fuir, le deuxièmetome du cycle, je me souviens que j’avais accom-pagné l’envoi de mon manuscrit d’une citation à l’intention d’Irène Lindon. Il s’agis sait d’unephrase de Faulkner qui disait quelque chose comme : « Ne pas se préoccuper de ses contem-porains ou de ses prédécesseurs, tâcher d’êtremeilleur que soi-même. » Et c’est exactement ça :ce qui m’importe, c’est de me dépasser moi-même.A fortiori dans un cycle, où les romans que j’écri-vais reprenaient les mêmes ingrédients et lesmêmes personnages, j’avais à être meilleur quemoi-même. Cette consigne est forcément devenuede plus en plus dif ficile à tenir au fil des livres...À un moment donné, je me suis dit que je ne par-viendrais plus à être meilleur que moi-même, et çaa participé de l’idée d’en rester là.

Votre cycle romanesque s’est ouvert en mêmetemps que le XXIe siècle. Cela a-t-il joué dans leprojet d’inscrire vos romans dans l’ultracon-temporain?Je pense que c’est fondamental que les livres inter-rogent le présent, parlent du contemporain. Monhistoire d’amour est une histoire d’amour du débutdu XXIe siècle par le monde qui l’entoure – lesBoeing 747, les fuseaux horaires, les télé phonesportables. Et en même temps, mon histoire estremplie d’éléments intemporels : il y a des chosesde l’amour qui étaient les mêmes à la Renaissance– dans Nue, je mets en exergue une citation deDante – « Dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’au-cune.» Et c’est ça qui est intéressant : mélangerl’universel (le sexe et la mort, les saisons, l’eau,le feu, les élé ments) et le temps présent. Ce tempsprésent, je ne le surplombe pas, je n’en fais pasune analyse sociologique ou journalistique, je leperçois de l’intérieur, par moi et en moi. C’estassez solipsiste, mais en même temps il y a uneouverture.

Vous avez un vrai sens de l’image. On pourraità chacun des quatre livres rattacher deux, troisscènes marquantes, de vraies scènes d’antho -logie...J’aime que l’action de mes livres procède à coupsde grandes scènes. Aller chercher le quotidien, lebanal, et, à force de le faire macérer, de le travailler,en tirer une scène réellement littéraire, qui aura unpoids beaucoup plus grand qu’elle n’avait dans lavie réelle. Dans ces scènes auxquelles je m’attèle,

je suis extrêmement généreux en détails, en infor-mations, comme si j’épuisais la réalité de ce quej’écris, mais ensuite, je peux laisser des périodesde deux ou trois mois dont je ne dis absolumentrien, où on ne sait rien de ce qu’ont fait Marie oule narrateur. Je laisse beaucoup de blancs, demanques. J’aime bien que ce vide puisse être com-plété – c’est de l’air pour le lecteur. Je n’envisa-gerais pas de tout décrire, c’est pour ça que cesscènes doivent être paroxystiques et isolées. C’estvraiment une question de stratégie...

Avez-vous parfois le fantasme, exprimé parFlaubert en son temps, de faire un livre « surrien », qui ne tienne que par la force de sonstyle?L’histoire en tant que telle ne m’intéresse pas.Raconter des histoires, c’est juste un outil. Pourmoi, les grands livres créent avant tout du tempset de l’espace. Selon moi, c’est l’enjeu même dela littérature. J’essaie de faire des livres qui don-nent beaucoup de plaisir, mais je voudrais que cesoit un plaisir très raffiné, très subtil, parce que jene m’appuie sur aucune des béquilles classiquesqui seraient l’histoire ou les personnages. J’essaiede faire des romans qui procurent un plaisir uni-quement littéraire. C’est d’une très grande ambi-tion : s’enlever tous les ingrédients habituels etvouloir écrire des livres qu’on ne quitte pas, deslivres qui soient prenants.

Vous écrivez la plupart de vos livres dans deslieux récurrents, en Corse et à Ostende notam-ment. Comment les investissez-vous?Je choisis avant tout des lieux agréables et confor-tables, mais le plus important, c’est d’être isolé.Je loue par exemple régulièrement des apparte-ments à Ostende avec vue sur mer – les hivers ysont d’un calme absolu. J’y suis complètementisolé mentalement. Et je procède alors par super-position d’espaces. J’ai passé plusieurs hivers à lamer du Nord pendant lesquels mentalement j’étaiscomplètement à Tokyo... Je me souviens qu’unjour je me baladais à Ostende, un fait divers s’étaitdéroulé près de la Poste, il y avait des éclabous-sures de sang sur une planche. J’étais en pleindans le processus d’écriture : ce sang séché, je l’aiutilisé, je l’ai mis dans la scène du train de nuiten Chine de Fuir.

Comment appréhende-t-on un arc romanesquesur dix ans de vie?Dix ans, ce n’est pas si long. En dix ans, je n’aipas changé – et en tout cas pas comme écrivain.Même si c’est toujours améliorable, je comprendsen tout cas toujours très bien ce que j’ai voulufaire. Il y a des œuvres qui ont été écrites sur vingtou trente ans, prenez L’Homme sans qualités, parexem ple : Musil devait y corriger des choses qu’il

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avait écrites vingt ans plus tôt. Je peux reprendredes phrases que j’ai écrites il y a dix ans pourFaire l’amour, elles ne sont pas loin...

Vous alternez régulièrement les scènes de sexeet les scènes de catastrophe – ou de mort.Qu’allez-vous chercher dans cette confronta-tion?Écrire des scènes de sexe, c’était assez nouveaupour moi. Il y avait bien eu quelques pages de sexetrès joyeux dans mon roman La Télévision, maisici je mets en scène un sexe beaucoup plus graveet explicite. J’avais envie de travailler des imagescrues, pudiques et retenues tout à la fois, je sou-haitais qu’on puisse trouver ces scènes très belles.En les mêlant à cette sorte de menace, de violencepotentielle, de mort qui plane sur chacun de meslivres, ça donnait une force très particulière. Lesscènes de sexe, autant que celles de mort, font laforce des livres. Ce sont les scènes qui marquent.C’est la rencontre d’Eros et Thanatos, depuis la nuitdes temps, et c’est une constante fondamentale dela nature humaine.

Pourquoi êtes-vous devenu écrivain ?Ça, si vous voulez, c’est une question qui n’estplus d’actualité pour moi (long silence). C’est tel-

lement naturel. Il y a quelque chose de l’ordre du :« C’est fait, maintenant.» Il ne m’arrive plus dem’interroger là-dessus. Il y a le jour où j’ai com-mencé à écrire, un peu brusquement. Depuis, iln’y a pas d’alternative.

Comment appréhendez-vous la suite?Le fait de finir ce cycle, ça va être un peu compli-qué pour moi, parce que je ne vais pas pouvoirenchaîner sur un nouveau tome avec tout cet espaceromanesque déjà installé. Je vais devoir recons-truire quelque chose entièrement. Je vous avoueque les dix prochaines années sont floues. Je n’aiaucune idée. Là, je suis en pleine promotion, j’enparle partout, je suis en plein dans le bénéfice...(sourire). Après, on verra (silence).

C’est une perspective qui vous angoisse ?Disons qu’elle ne me rassure pas complètement(rires).

Propos recueillispar YSALINE PARISIS

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Jean-Philippe Toussaint en finit avec lecycle de Marie, son feuilleton assez char-mant de la dépendance amoureuse. Mariequi soigne ses dépressions avec un œuf àla coque ! D’abord, l’auteur atteint un som-met de dandysme quintessencié quand, audébut du roman, Marie exhibe une robe demiel moulée sur sa nudité, lors d’un défiléde mode à Tokyo. Un essaim d’abeillesqu’on dirait cornaqué par Konrad Lorenzaccompagne la prestation ailée. Cette his-toire inaugurée dans le miel finira dans lechocolat. Toussaint entame une carrière deconfiseur.Une scène de vaudeville non moins extra-vagante succède au défilé, il s’agit d’unvernissage dont l’éclectique Marie estencore la vedette. Mais les amants se sontfâchés entre-temps et le narrateur estcondamné à assister à la manifestation,grimpé sur le toit, posté derrière un hublot.Le capiteux Tokyo de Toussaint dans le halode Marie Madeleine Marguerite de Mon-talte (s’il vous plaît !), c’est l’inverse del’Yvetot d’Annie Ernaux et de son fameuxcafé-épicerie qui bientôt fera partie d’untour-opérateur littéraire avec Illiers-Com-bray !Justement, on constate ici l’invasion d’ad-jectifs de tonalité très proustienne : « imma-térielle, onctueuse, laiteuse et vanil lée, uneenvoûtante odeur de chocolat », et la récur-rence de « fluide, ondoyant, ambré ». Cettepréciosité crée un monde en apesanteur,caractéristique d’une certaine marque Minuit. « ... un ruban de vie éphémère,aérien, torsadé, vain et momentané ». Voilà

qui résume chez Toussaint une esthétiquebienvenue de l’adjectif sottement banni parla vulgate.Mais Proust, c’est du lourd ! Or dans le bal-let amoureux des deux partenaires, sanscesse unis et séparés, il y a quelque chosedes amours de Swann. Dans les chichis, lamélancolie aussi, certaines tournures dephrase, la jalousie, le voyeurisme, la han-tise de la perte. Toussaint confiseur prous-tien, cela s’enrichit ! Et on assiste à un deces retournements dont il est friand. Leludique le cède à son contraire. Un climatde deuil assombrit le roman, avec la mortde Maurizio, le gardien du domaine de l’îled’Elbe qui appartient à la famille de Marie.Pourtant, le comique ne disparaît pas com-plètement, les amants se trompent de cime-tière, une usine de chocolat explose dansdes circonstances mafieuses.

Toute Marie est promesse de crècheCe qui est intéressant chez Toussaint, c’estqu’il ne se confine pas, comme certains deses collègues, dans la bulle protectrice etdorée du second degré, de l’évitement pho-bique et de l’ironie française. Ses volutes,son élégance ne l’empêchent jamais d’af-fronter le premier degré de l’amour, de lamort et ici de la naissance. Toute Marie estpromesse de crèche. Toussaint ne recule pas devant le lyrisme de l’aveu et de laromance. C’est en ne craignant pas d’êtrebête que Toussaint ne l’est jamais. En art,il faut oser mettre les pieds dans le plat.

PATRICK GRAINVILLE

19 SEPTEMBRE 2013

Un confiseur proustien

L’écrivain met un point final à son feuilletonsur la dépendance amoureuse.

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1-15 SEPTEMBRE 2013

L’imprévu vivifieÀ la fin de Nue, qui clôt le cycle de Marie, une question faussement naïve (à moins qu’elle le soit vraiment) est posée par l’héroïne au narrateur.

Entretemps, des surprises et rebondissements auront confirmé que cette femme a quelque chose de bien singulier, voire d’exceptionnel.

Nous connaissons Marie depuis Fairel’amour, paru en 2002. Alors, c’était l’hiver,elle se séparait du narrateur à Tokyo au termed’une dernière nuit amoureuse. L’été était ladeuxième saison de Marie, mais on la voyaitpeu dans Fuir, qui se déroulait en Chine,entre Shanghai et Pékin, dans une atmo-sphère étrange, tissée d’événements énigma-tiques. Puis dans La Vérité sur Marie, prin-temps-été, les ex-amants se retrouvaient pourl’en terrement du père de Marie sur l’îled’Elbe, après un épisode à Tokyo, racontémais pas vécu par le narrateur. Il relatait lamort soudaine de Jean-Christophe de G.,amant de Marie. Nue ramène le lecteur àTokyo et à Elbe, mais en des moments dif-férents, l’un situé juste après la ruptureracontée dans Faire l’amour, l’autre deuxmois après la mort du père de Marie. Cesrappels ne sont pas inutiles. Non qu’il failleavoir lu le cycle pour apprécier Nue. Maiscette construction montre comment le narra-teur remplit le « pro gramme » annoncé par lacitation de Dante en ouverture : « Dire d’ellece qui jamais ne fut dit d’aucune. » L’une desbeautés de ce roman tient à la vision kaléi-doscopique que nous avons de l’héroïne. Vuepar le narrateur – et l’on verra que le verbevoir est important –, Marie s’offre sous toutesses dimensions, en diverses strates tem -porelles. Elle s’imagine aussi bien. Dans uneinté ressante postface à La Vérité sur Marie,Toussaint explique à son interlocuteur, PierreBayard, comment les épisodes mettant enscène Marie et Jean-Christophe de G. sontconçus, le narrateur n’étant plus témoin ouacteur : « La réalité extérieure est entière-

ment reconstruite dans l’esprit du narrateur,à partir de souvenirs réels, de témoi gnages,de rêves et de fantasmes. » Et c’est ainsi, parle jeu entre la proximité et la distance, par larelation entre ce qui est vu, senti, entendu, etce qui est construit par l’imagination, ques’élabore Nue, et, partant, tout le cycle.

Tout commence ici par une scène incroyable.Marie organise un défilé dont le clou est lapré sentation d’une robe en miel. Les prépa-ratifs de l’événement sont minutieux, précis.Pour confec tionner cet objet qui ne dépare-rait pas dans la col lection de Peau d’Âne,Marie convoque des api culteurs, un derma-tologue, un allergologue, des assureurs etavocats, met au point une chorégraphie quine souffre pas le moindre écart. Bref, elle tra-vaille sur les « détails de détail », comme ellel’a toujours fait. Une nuée d’abeilles suit sareine, entoure le jeune mannequin qui défile.Une erreur de sortie provoque la catastropheet l’hallali. Marie sauve son œuvre en trans-formant l’accident imprévu en volonté : « Laconclusion inattendue du défilé du Spiral luifit alors prendre conscience que, dans cettedualité inhérente à la création – ce qu’oncontrôle, ce qui échappe –, il est égalementpossible d’agir sur ce qui échappe, et qu’il ya place, dans la création artistique, pouraccueillir le hasard, l’involontaire, l’incons-cient, le fatal et le fortuit. » Les lecteurs deL’Urgence et la Patience, de Jean-PhilippeToussaint, auront retrouvé là l’une des dua-lités qui lui sont chères. Mais cet événe mentqui ouvre le roman trouvera des échos dansla suite aussi bien à Tokyo qu’à l’île d’Elbe.

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Deux mois s’écoulent entre le retour de l’île,après la mort du père, une nouvelle étreinteentre des amants qu’on croyait séparés, et cefeu ravageur qui a failli détruire la propriétéfamiliale. On est en septembre et chacun arejoint son appartement parisien. Le narra-teur est à sa fenêtre et il contemple l’im-meuble nu qui lui fait face, ressassant lesmoments passés, attendant que Marie le rap-pelle, souffrant autant de son absence qu’ilse sent agacé par la jeune femme. Il se rap-pelle alors la fin du séjour à Tokyo, l’expo-sition « Maquis » que pro posait Marie aumusée de Shinagawa. Il n’était pas entré dansla salle où les invités allaient et venaient,mais observait de haut la scène. La comédiesociale qui se jouait prenait des airs de vau-deville, avec un quiproquo qui donne àconnaître Jean-Christophe de G. et son amiPierre Signorelli. Le premier se vante de sor-tir de l’exposition au bras de Marie sans laconnaître. Il rencontre une Marie qui com-mente les œuvres avec le ton snob propre àces circonstances et le lecteur découvre ainsiun homme qu’il a vu mort dans le tome pré-cédent. Voir à distance mais ne jamais perdrede vue, épier, chercher du regard, voilà ce quireste au narrateur après la rupture. Marie seprête au jeu puisqu’elle se distingue desautres par sa distance, se tenant à l’écart,comme si elle n’était qu’une spectatriceparmi d’autres : « Marie était là, je l’avaissous les yeux mainte nant, je l’apercevaisdans la foule, et il émanait d’elle quelquechose de lumineux, une grâce, une élégance,une évidence. » Marie se dégage du « réelankylosé », de la « réalité ouatée » que per -cevait jusque-là le narrateur, et dans toutesles cir constances, il en ira de même. Lesretrouvailles place Saint-Sulpice, un soird’octobre, dans une atmosphère de bord demer où il la contemple « elle, dehors, enfigure de proue, devant l’océan invisible »annonce le voyage à Elbe, pour les obsèquesde Maurizio, le gardien de la propriété pater-nelle. Les imprévus se multiplient, liés entreautres au comportement étrange de Giu-seppe, le très antipathique fils du défunt.L’automne à Elbe est sinistre, froid et plu-vieux. Marie et le narrateur arrivent aprèsqu’un incendie a détruit la cho colaterie.

D’abord « immatérielle, onctueuse, laiteuseet vanillée, une envoûtante odeur de choco-lat » imprègne les lieux. Elle devient bientôtécœurante, envahissante. La pluie ou labrume enveloppe les êtres, les choses. L’in-cendie était d’origine criminelle et le romanprend des allures d’énigme policière, la véri-table énigme tenant au comportement deMarie qui retarde depuis le début un aveu.Nous le tairons.

Roman d’amour, roman à rebondissements,Nue tient pour partie son titre de l’habitudequ’a Marie d’aller et venir sans aucun vête-ment sur elle. C’est aussi une allusion à sa« disposition océanique », « cette facultémiraculeuse, de parvenir dans l’instant à nefaire qu’un avec le monde, de connaître l’har-monie entre soi et l’uni vers, dans une disso-lution absolue de sa propre conscience ».Nue, elle l’est alors par son indif férencetotale aux codes sociaux, aux hiérarchies etaux conventions, pour devenir pure sensation.

Nue est aussi le roman de révélations retar-dées. Les parenthèses qui émaillent le textemettent la distance ironique dont le roman-cier Jean-Philippe Toussaint est familier. Ons’amuse pas mal à noter ce que le narrateurdit de lui-même ou des autres. Parfois, unesimple virgule suffit. Ainsi, quand le narra-teur dresse le portrait de son rival : « Soncharme était irrésistible, c’était exactement legenre d’hommes dont Marie disait : “Jedéteste ce genre de mecs”. » Mais plus sou-vent on sera émerveillé par l’écriture deToussaint, par ses cascades d’adjectifs auxsonorités accordées qui retardent, comme lessujets inversés et les incises, digressions ousubordonnées, le moment de la révélation. Laforme s’accorde pleinement à ce qui est dit,de même que, dans telle Annon ciation, l’at-tente se lit entre l’esprit qui vient et la Viergequi l’accueille.

Comme dans les meilleurs romans d’amouret dans les contes de fées, le cycle de Mariese termine bien (si l’on se place en lecteurnaïf et heureux de l’être). Quant à savoir siavec Marie quelque chose peut se conclure,nous en laisse rons le lecteur juge.

NORBERT CZARNY

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5 SEPTEMBRE 2013

Toussaint ou l’émotion nue

Dans Nue, l’écrivain poursuit sa peintured’une relation amoureuse

tout en explorant les mystères de la création

Dans Faire l’amour (2002), qui ouvrait uncycle de quatre romans – ce que nousignorions alors, nous, lecteurs, et peut-êtretout autant Jean-Philippe Toussaint lui-même –, le narrateur donnait la raison desa séparation d’avec Marie : « Le peu demal que nous nous faisions nous étaitdevenu insupportable. » Cette séparationdouloureuse fut l’aiguillon de cette œuvredans l’œuvre. Mais pas sa justification.Sur ce point, en disent davantage le sur-titre qui, dans la page « Du mêmeauteur », réunit désormais l’ensemble –« Marie Madeleine Marguerite de Mon-talte » – mais surtout le titre de l’avant-dernier opus, La Vérité sur Marie, et celuidu roman qui clôt aujourd’hui le cycle,Nue. Il s’agissait d’approcher cette jeunefemme séduisante et moderne, styliste àla peau claire, de s’approcher tout prèsd’elle, de la comprendre, et finalement,comme le narrateur, de l’aimer.

En tant que dernier mouvement de cette« ode à Marie » en quatre parties, Nue estune véritable coda. Il reprend des motifsdéjà connus sous un angle différent, endéveloppe de nouvelles variations, avectoujours ses états de conscience brumeuxet ses morceaux de bravoure. Comme cespages où, se retrouvant de nouveau surl’île d’Elbe (cf. La Vérité sur Marie),

Marie et le narrateur sont à la recherched’un enterrement alors que l’endroit estenvahi par les odeurs suaves d’une cho-colaterie dévastée par un incendie.Mais on y perçoit aussi une inflexion différente, une attention envers Marie quele narrateur n’avait jamais eue, ou alorsfugacement, une attention d’une luciditémodérée ou d’une justesse cristalline,mais toujours profondément empathique.Il décrit par exemple ce qu’il appelle la« disposition océanique » de la jeunefemme : « Marie avait ce don, cette capa-cité singulière, cette faculté miraculeuse,de parvenir, dans l’instant, à ne fairequ’un avec le monde, de connaître l’har-monie entre soi et l’univers, dans une dis-solution absolue de sa propre cons -cience. » Ce qui confère à ce roman unecouleur particulière, où l’émotion estmoins distanciée, moins tempérée par lespointes d’ironie. En vérité, elle s’offre, ici,nue comme jamais.L’humour n’a pourtant pas déserté l’auteurde La Salle de bain. Celui-ci se manifestesouvent sous forme de brefs commen-taires, traits de métadiscours désinvoltes,placés entre parenthèses. Ou dans cer-taines situations, comme celle qui ouvrele livre, long chapitre narrativement indé-pendant du reste, qui raconte un défiléde nouveaux modèles confectionnés par

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Marie, avec pour clou du spectacle unerobe de miel, portée par un mannequinsuivi par un essaim d’abeilles.

Cette entrée en matière est embléma-tique de ce nouveau roman. Il reste fidèleà la marque de fabrique Toussaint. Enl’occurrence, le doux burlesque tourne àla farce tragique, car un incident gravesurvient lors de ce défilé. Il est aussi l’oc-casion de découvrir un nouveau pan de lapersonnalité de Marie, qui, dans cettesituation, feint d’avoir organisé l’imprévu.« La conclusion inattendue du défilé, ditle narrateur, lui fit alors prendre cons -cience que, dans cette dualité inhérente à la création – ce qu’on contrôle, ce quiéchappe –, il est également possible d’agirsur ce qui échappe, et qu’il y a place, dansla création artistique, pour accueillir lehasard, l’involontaire, l’inconscient, lefatal et le fortuit. »

Cette phrase constitue plus qu’un indicepour saisir ce que recouvre aussi l’amourdu narrateur pour Marie. La dévoiler et lacomprendre, c’est pénétrer les mystères dela création. Non seulement parce queMarie, artiste elle-même, est partie pre-nante de ces mystères. Mais parce que lefait même de l’invoquer de l’imaginer, dela concevoir – l’auteur et le narrateur nefaisant alors plus qu’un – relève du gestede création. Quelques pages de Nue, auxaccents proustiens, en mettent au jour sansambiguïté le processus. Marie est donc làbien davantage qu’une muse, mais l’objetmétaphorisé, qui parfois se dérobe, pour-suivi par tout écrivain : la littérature. Onne s’étonnera donc pas que ce superberoman soit le fruit d’une relation finale-ment féconde entre Marie et le narrateur...

CHRISTOPHE KANTCHEFF

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Place de Brouckère à Bruxelles. D’un côté, un mul-tiplexe gris, de l’autre, la belle façade de l’hôtelMétropole. Il pleut par intermittence. Il pleut,comme souvent dans les romans de Jean-PhilippeToussaint qui aime développer les métaphoresaqueuses, aquatiques, océaniques.Jean-Philippe Toussaint vient de publier Nue. Ledernier volet d’un cycle de quatre romans qui acommencé en 2002 avec Faire l’amour, qui s’estprolongé avec Fuir en 2005, puis par La Vérité surMarie en 2009. Dans Nue, qui paraît en cette ren-trée 2013, on retrouve la pluie qui cingle la placeSaint-Sulpice à Paris et celle chargée d’effluves dechocolat brûlé qui s’abattra sur l’île d’Elbe. On yretrouve, aussi et surtout, un narrateur, déjà hérosdes trois romans précédents, et une femme, Marie,qui obsède ce narrateur et vers laquelle il ne cessede revenir.Le Japon, la Chine, Paris et l’île d’Elbe, voilà leslieux où Jean-Philippe Toussaint a tissé son jeu depiste, a bâti son histoire et inventé la très lente rup-ture amoureuse qui occupe le narrateur et Marie,une femme fascinante, capricieuse, merveilleuse,qu’il aime probablement. […]

Le Temps : Comment voyez-vous ces quatre livres aujourd’hui ? On a le sentiment qu’ils sedéploient de façon palpable dans l’espace…Jean-Philippe Toussaint : Je vois une sorte defigure géométrique à quatre facettes, mais à quatrefacettes transparentes. L’idéal serait qu’il n’y ait pasde début, qu’on puisse commencer par n’importelequel des romans et que chacun ait des résonancesavec les trois autres. C’est comme un objet en troisdimensions, qu’on peut tourner pour avoir des éclai-rages différents, selon où on est, ce qu’on a lu, cedont on se souvient… Ce qui compte le plus pourmoi, ce sont les échos, les résonances de livre enlivre… Je pense que chacun de ces romans se suf-fit à lui-même. Mais qu’ils gagnent tous à être com-plétés par les autres.Les thèmes s’entrelacent…Dans une construction musicale, dans une sympho-nie, des thèmes sont traités, puis se rejoignent.Disons qu’il y a quatre thèmes majeurs, que deuxse rejoignent, puis deux autres et qu’on en ajoute

un troisième jusqu’à une sorte de résolution finaleoù se retrouvent les quatre thèmes. Dans Nue, onretrouve les quatre thèmes, ce qui signifie que celapeut être le dernier des romans du cycle de Marie.Ça « peut » ? Ce n’est donc pas sûr ?Ce n’est pas sûr. Mais on y trouve une sorte de réso-lution. Il y a ce motif du ressassement : j’ai repristous les motifs précédents. Il y a aussi le fait quej’ai choisi un titre à l’ensemble du cycle. Il s’agitdu nom complet de Marie : « Marie Madeleine Mar-guerite de Montalte ». La décision semble doncprise que je m’arrête là. Mais ensuite, ce que je vaisfaire ? Je n’en sais rien.Ce livre-là, Nue, on voit bien comment il s’inscritdans le cycle de Marie, mais comment est-il né ?Nue, je l’ai construit en suivant une thématiquefacile à repérer. Cela commence dans le miel, celafinit dans le chocolat. La façon dont j’ai créé etinventé cette usine de chocolat vient de plusieurséléments. Le thème du chocolat lui-même m’inté-ressait. À partir de là, j’ai inventé l’usine, j’aiinventé l’incendie et supposé qu’il pouvait être cri-minel. Petit à petit, j’y ajoute des éléments.Le chocolat précède le miel ?En l’occurrence, non. Le miel m’a donné une pre-mière image. Un titre provisoire du roman étaitd’ailleurs La Robe en miel. Mais l’image du cho-colat est finalement devenue très importante pourla suite et même pour l’équilibre du livre. Je le disun peu comme si j’avais tout pensé depuis très long-temps, mais ce n’est pas aussi clair que ça, bien sûr.J’ai eu envie de traiter toutes les facettes de l’odeurdu chocolat : l’odeur du chocolat comme un ravis-sement, comme une sorte de délice – ça sent bon–, puis cela se met à sentir le brûlé – c’est déjà plusmystérieux – et puis, finalement, l’odeur devienthorrible, il pleut une espèce de mélasse chocolatéequi va se mêler aux odeurs de fer de l’île d’Elbe,de Portoferraio, des sucs des défunts et cela devienttotalement écœurant.C’est le premier de vos romans où l’odeur et legoût occupent autant de place ?Oui. C’est vraiment un élément nouveau. Il y a dûy avoir quelques petites touches, des odeurs auJapon, à l’île d’Elbe, mais c’est en effet une atten-tion nouvelle à l’olfaction.

14 SEPTEMBRE 2013

Jean-Philippe Toussaint, maître en jeux de pisteNue vient achever un cycle de quatre romans

autour de la figure fascinante de Marie. Les livres du romancierbelge s’emboîtent et évoquent un objet tridimensionnel et translucide.

LE TEMPS

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Dans Nue, vous dites beaucoup plus de véritéssur Marie que dans La Vérité sur Marie…C’est vrai, le développement sur la « dispositionocéanique » de Marie peut apparaître comme « La »vérité sur Marie. Mais vous avez remarqué que dansFaire l’amour, ils ne font pas tellement l’amour, quedans La Vérité sur Marie, on n’en apprend pas tantque ça, etc. Je ne dirai pas que dans Nue, ils sonttoujours habillés, mais ils gardent tout le temps leurmanteau…Dans Nue, n’est-ce pas la vérité qui est toutenue ?Marie permet une réflexion sur l’amour qui dure etqui devient un ressassement. À un moment, dansNue, le narrateur est à la fenêtre et se rend compteque toutes ses pensées en reviennent toujours àMarie. Le narrateur est proche de moi : finalement,on en revient tous deux toujours à Marie. On pour-rait me reprocher comme écrivain d’en revenir tou-jours à Marie. Mais cette idée du ressassement mesemble intéressante puisqu’elle est finalement essen-tielle ou consubstantielle de l’amour qui dure. Onpeut le regretter, mais il n’y a pas d’autre possibi-lité. Ou alors il faut renouveler l’amour. Une desvérités sur Marie pourrait être ce que le narrateurdécouvre, isole, cette « disposition océanique » chezMarie.La « disposition océanique », qu’est-ce quec’est ?Romain Rolland dans une lettre à Freud définit le« sentiment océanique » qui serait celui de faire unavec le monde, indépendamment de tout sentimentreligieux. Ce concept m’a toujours fasciné. RomainRolland n’en dit pas beaucoup plus. On sait simple-ment qu’il en a parlé à Freud et que cela ne l’a pasbeaucoup intéressé. Ce qui me plaît, c’est l’intuitionpoétique, le mot « océanique », magnifiquementtrouvé. Comme je suis assez obsédé par tout ce quiest eau, je me suis approprié le concept et j’ai poussécette métaphore. Le mot « océanique » réapparaîtdans Nue, dans l’épisode de la place Saint-Sulpice àParis, où la place est vue, sous la pluie, de façonassez océanique comme si elle était au bord de lamer, comme si le café dans lequel sont Marie et lenarrateur était la passerelle d’un navire…Vous convoquez une autre métaphore : la phy-sique quantique…La métaphore quantique me paraît pertinente parcequ’on ne peut pas déterminer la position des parti-cules à un moment donné du temps. Les particulessont à la fois ici et là. Cela me semblait intéressant.En termes plus littéraires, je cite L’Invention deMorel de Bioy Casares, dont l’histoire est extraordi-naire. Morel invente une machine qui enregistre lepassé en trois dimensions. Un homme arrive dansune île et il est confronté à des personnages en troisdimensions qui parlent, vivent. Il doit se cacher, maisil les observe tout le temps et finit par tomber amou-reux d’un des personnages. Mais ils ne sont qu’uneprojection. Le livre fait coexister un passé révolu, lespersonnages projetés sont déjà tous morts, et le pré-

sent de celui qui les observe. Il se passe un peu lamême chose dans La Jetée de Chris Marker, où lehéros va être témoin de son propre assassinat. C’estun peu un thème de science-fiction mais qui peutavoir une portée poétique très forte. La littératurepermet cette superposition de présents, plusieurs pré-sents en même temps. On peut penser être à la foisici à l’hôtel Métropole à Bruxelles et en même tempsà Tokyo. C’est une grande force du littéraire, duromanesque, du rêve aussi. Mais dans les romans,on est téléportés d’une certaine façon.[…]Saviez-vous, en écrivant Faire l’amour, quec’était le début d’un cycle ?Non. C’est venu en cours de route. Mais écrire deslivres autonomes qui s’inscrivent dans un ensembleplus vaste, le côté chambre des échos, m’a rapide-ment intéressé. Du coup, je n’ai jamais construitd’espace romanesque, de lieux aussi forts. Cela faitdix ans que je construis ce même espace. Le faitque des thèmes, des lieux reviennent induit un rap-port particulier au temps. J’ai eu envie, par exemple,de jouer consciemment avec la perception du tempspar le lecteur. Ceux qui ont lu Faire l’amour en2002 quand il est paru et qui lisent Nue, aujour-d’hui, lisent, onze ans plus tard, des événements quise produisent trois jours après ce qu’ils ont lu, onzeans plus tôt, dans Faire l’amour. Cela donne, il mesemble une densité au temps… Je me sers du tempsréel, de la perception réelle du temps par le lecteurpour donner de l’épaisseur à mon temps roma-nesque.[…]Vous retrouvez dans Nue une composante récur-rente des livres qui ont précédé le cycle deMarie : l’humour.Dans Nue, il y a un comique de situation avec lepersonnage de Jean-Christophe de G. qui se trompede Marie. Et le narrateur se moque de lui. LorsqueJean-Christophe de G. s’en rend compte, il veutquitter les lieux, et même quitter le récit, un récitoù manifestement on se fiche de lui ! Tout à faitconsciemment, j’ai eu envie de retrouver la veinede La Télévision (Minuit, 1997). Dans le cycle deMarie, le thème de la rupture amoureuse induit uneplus grande gravité et j’avais envie d’une scènedrôle. Je m’en suis donné à cœur joie, j’avais unpersonnage dont je pouvais me moquer. C’est legenre d’amateur d’art qui s’intéresse à la cote desœuvres et qui n’a pas besoin de les regarder… Jelui trouve quand même du charme.De roman en roman, vous avez finalement bâtitout un jeu de piste…Oui, et je laisse le lecteur le compléter. Je donnebeaucoup, mais je crois aussi qu’il y a de la placepour le lecteur. Il n’est pas exclu des livres, il est,au contraire, mis à contribution. S’il ne les com-plète pas, cela ne tient pas. Mes livres ont besoinde lecteurs…[…]

Propos recueillis par ELEONORE SULSER

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15 SEPTEMBRE 2013

Dégustation d’un roman sucré

Nue est le quatrième et dernier volet desaventures très romanesques de MarieMadeleine Marguerite de Montalte,appelée simplement Marie par sonamant, le narrateur, et par Jean-PhilippeToussaint. De son imagination fertile etmalicieuse, l’écrivain a sorti ce coupleimprévisible dont, imité de quelquesdizaines de milliers de lecteurs, je suisle parcours commencé avec Fairel’amour (2002). Puis Fuir (2005), LaVérité sur Marie (2009). Il est probableque les Éditions de Minuit réuniront, unjour, les quatre romans dans un coffret,offrant ainsi la possibilité à ceux quin’ont pas encore approché la fantasqueMarie et son amant jamais découragé desuivre en continu leurs zigzags sur lacarte du monde et la carte du Tendre.De retour de l’île d’Elbe, où ils vivaientensemble mais charnellement séparés,ils ont gagné leurs domiciles respectifsà Paris. Il attend maintenant que Mariel’appelle au téléphone. Il est toujours entrain de l’attendre, de la chercher, del’espérer. Il s’est habitué à son incons-tance, à sa « radicale désinvolture ». Ila le temps de recenser tous ses défauts,et ils sont nombreux. Mais il l’admiretellement pour le don qui est le sien etqui est très rare d’être toujours en har-monie avec l’univers. Il appelle celaune « disposition océanique ». Ainsi,nue dans la mer ou dans son jardin de

l’île d’Elbe, elle lui offrait le gracieuxspectacle d’un exquis naturel, d’une évi-dente simplicité qu’elle montre aussiavec les personnes qu’elle est amenée àrencontrer dans ses activités de créatricede haute couture comme dans ses rela-tions avec des gens modestes.Marie ne l’appelant décidément pas, etcomme il ne pense qu’à elle, il a tout leloisir d’évoquer longuement comment,à son insu, il avait assisté, à Tokyo, auvernissage de son exposition au Con -temporary Art Space de Shinagawa.Pourquoi et comment il avait déjoué lesystème de sécurité pour se hisser sur letoit du bâtiment et épier Marie par unhublot. Comment il avait appris qu’untype riche, fanfaron et joueur, avaitdécidé de la draguer, la confondant fina-lement avec une autre éblouissanteMarie.C’est dans ce genre de scène que Jean-Philippe Toussaint montre toute sonhabileté et son grand talent. Car plus ilest précis et rigoureux dans ses descrip-tions des décors, des personnages, deleurs mouvements, plus il est divertis-sant. Son humour rocambolesque maisdistancié, ébouriffant mais tenu, est unrégal.Chacun de ses romans contient aumoins une inoubliable scène d’antholo-gie. Ainsi, dans Fuir, la folle randonnéedans Pékin de trois fugitifs sur une moto

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poursuivie par la police chinoise. DansLa Vérité sur Marie, la cavalcade d’unpur-sang sur l’aéroport de Tokyo noyéde pluie et bientôt paralysé par l’animal.Dans Nue, le dernier mannequin de l’ex-position automne-hiver de Marie se pré-sente entièrement recouvert de miel,tandis qu’un essaim d’abeilles l’accom-pagne en bourdonnant. Pour qualifiercet épisode, « morceau de bravoure »est l’expression qui convient.Le monde de Jean-Philippe Toussaint estjuste un peu décalé par rapport aumonde réel. Il lui ajoute une touche defantaisie, un rien de sophistication, oubien il lui retire un brin de logique, àmoins qu’il ne joue avec certains de sescodes et usages.Le narrateur a attendu pendant deuxmois le coup de fil de Marie. Enfin, çay est, elle l’a appelé. Elle lui a fixé ren-dez-vous dans le café de la place Saint-Sulpice. Elle l’informe que le gardien de

la propriété de son père, à l’île d’Elbe,est mort, et qu’elle compte sur lui pourl’accompagner aux obsèques. Aucunlecteur ne peut imaginer qu’il refusera.Quand ils débarquent, ils sont assaillispar l’odeur douceâtre et oppressanted’une chocolaterie en feu. La « disposi-tion océanique » de Marie est troubléepar des mystères de l’île. Mais le nar-rateur et ex-amant n’a pas tort de pen-ser que le vrai mystère, le plus inat-tendu, c’est Marie qui le détient.Nue commence par le défilé du man -nequin à la robe de miel. Le romans’achève dans l’épaisse fumée chocola-tée de l’incendie. Sucre au début, sucreà la fin.Mais le chef Toussaint sait bien que lapâtisserie moderne utilise aussi sel etpoivre. Le dosage est parfait.

BERNARD PIVOTde l’académie Goncourt

FAIRE L’AMOUR

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NRIs.a.s.,

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0 Lon

rai (Imprimé en France)

JEAN-PHILIPPE TOUSSAINTa publié

aux Éditions de Minuit :

LA SALLE DE BAIN, roman, 1985, (« double », n° 32)MONSIEUR, roman, 1986L’APPAREIL-PHOTO, roman, 1989, (« double », n° 45)LA RÉTICENCE, roman, 1991LA TÉLÉVISION, roman, 1997, (« double », n° 19)AUTOPORTRAIT (À L’ÉTRANGER), 2000, (« double », n° 78)LA MÉLANCOLIE DE ZIDANE, 2006L’URGENCE ET LA PATIENCE, 2012

MARIE MADELEINE MARGUERITE DE MONTALTE

I. FAIRE L’AMOUR, hiver ; 2002, (« double », n° 61)II. FUIR, été ; 2005, (« double », n° 62)III. LA VÉRITÉ SUR MARIE, printemps-été ; 2009, (« double », n° 92)IV. NUE, automne-hiver ; 2013

www.jptoussaint.com

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