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JID:YHMAT AID:2845 /BRV [m3SC+YHMAT; v 1.188; Prn:28/02/2014; 12:15] P.1(1-3) Disponible en ligne à www.sciencedirect.com ScienceDirect Historia Mathematica ••• (••••) •••••• www.elsevier.com/locate/yhmat Revue du livre Cantor et la France. Correspondance du mathématicien allemand avec les Français à la fin du XIXe siècle By Anne-Marie Décaillot. Paris (Editions Kimé). 2008. ISBN 978-2-84174-467-1. 348 pp. 29 Translated into German by Klaus Volkert as Cantor und die Franzosen. Mathematik, Philosophie und das Unendliche Mathematik im Kontext. Berlin (Springer). 2011. ISBN 978-3-642-14868-2. 230 pp. 35 Des vingt cahiers dans lesquels Cantor conservaient les brouillons de courriers envoyés, il ne restait à l’issue de la Seconde Guerre mondiale que trois volumes : ceux dans lesquels le mathématicien avait consigné des esquisses de lettres rédigées au cours des années 1884–1896. Anne-Marie Décaillot 1 a choisi, dans ce livre, de se concentrer sur ces échanges épistolaires. Et elle l’a fait de façon inédite, puisqu’elle a sélectionné, pour les traduire en français et les analyser, celles des missives que Cantor avait adressées à des correspondants français entre 1886 et 1896. A première vue, le projet pourrait paraître arbitraire : pourquoi n’examiner que les lettres envoyées à destination de la France ? Pourquoi se concentrer sur un pays, et un seul pays ? L’ouvrage qu’Anne- Marie Décaillot publie sous le titre Cantor et la France convainc pourtant le lecteur de la pertinence de ce parti-pris, par l’intérêt saisissant de l’éclairage qu’il jette sur Cantor. La raison fondamentale du succès de l’entreprise d’Anne-Marie Décaillot est simple : si la France peut rétrospectivement paraître constituer un choix arbitraire, tel n’est plus le cas lorsqu’on adopte le point de vue de Cantor. Par suite, cette coupe met en valeur des aspects de l’activité du mathématicien qui demeurent habituellement dans l’ombre. Esquissons-en quelques-uns. La France est tout d’abord, en 1886, le pays qui a essuyé, une quinzaine d’années plus tôt, une défaite marquante face à l’Allemagne, et les relations mathématiques entre les deux pays sortent de ce conflit pas- sablement dégradées. Peut-être est-ce en écho à des préventions que Cantor anticipe de ce fait chez ses interlocuteurs et pour dissiper leur méfiance : il éprouve le besoin d’expliquer longuement à ses correspon- dants français que l’histoire de sa famille le lie à plusieurs régions d’Europe, et qu’il n’éprouve par suite pas d’attachement plus important vis-à-vis de l’Allemagne que de n’importe quel autre pays. C’est dans une lettre à Poincaré que Cantor insère la déclaration la plus nette à ce sujet, en des termes où pointe le thème de la liberté qui lui est cher et qu’il décline de mille manières au long de ces textes : « aucun souci d’ordre national ne m’embarrasse, ne me retient » (lettre du 7 janvier 1896, p. 244–246). Tout au contraire, internationaliste convaincu, ces missives le montrent activement à l’œuvre pour éta- blir des relations mathématiques non pas seulement entre la France et l’Allemagne, mais plus largement au niveau mondial. Cantor a formé le projet, selon son témoignage vers 1890, de créer des institutions 1 Enseignante émérite à l’Université Paris Descartes et historienne des mathématiques, Anne-Marie Décaillot s’est éteinte le 22 novembre 2011, à la suite d’une longue maladie qu’elle avait combattue avec courage et sourire. En hommage à son travail, j’ai choisi de rédiger ce compte rendu en français. Je le dédie à la mémoire d’une femme lucide, passionnée par sa recherche et capable de ces attentions envers son entourage qui signalent les êtres authentiques. Nous n’oublierons pas. http://dx.doi.org/10.1016/j.hm.2014.01.007

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JID:YHMAT AID:2845 /BRV [m3SC+YHMAT; v 1.188; Prn:28/02/2014; 12:15] P.1 (1-3)

Disponible en ligne à www.sciencedirect.com

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Historia Mathematica ••• (••••) •••–•••www.elsevier.com/locate/yhmat

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Cantor et la France. Correspondance du mathématicien allemand avec les Français à la fin du XIXesiècleBy Anne-Marie Décaillot. Paris (Editions Kimé). 2008. ISBN 978-2-84174-467-1. 348 pp. 29 €

Translated into German by Klaus Volkert asCantor und die Franzosen. Mathematik, Philosophie und das UnendlicheMathematik im Kontext. Berlin (Springer). 2011. ISBN 978-3-642-14868-2. 230 pp. 35 €

Des vingt cahiers dans lesquels Cantor conservaient les brouillons de courriers envoyés, il ne restaità l’issue de la Seconde Guerre mondiale que trois volumes : ceux dans lesquels le mathématicien avaitconsigné des esquisses de lettres rédigées au cours des années 1884–1896. Anne-Marie Décaillot1 a choisi,dans ce livre, de se concentrer sur ces échanges épistolaires. Et elle l’a fait de façon inédite, puisqu’elle asélectionné, pour les traduire en français et les analyser, celles des missives que Cantor avait adressées àdes correspondants français entre 1886 et 1896.

A première vue, le projet pourrait paraître arbitraire : pourquoi n’examiner que les lettres envoyéesà destination de la France ? Pourquoi se concentrer sur un pays, et un seul pays ? L’ouvrage qu’Anne-Marie Décaillot publie sous le titre Cantor et la France convainc pourtant le lecteur de la pertinence de ceparti-pris, par l’intérêt saisissant de l’éclairage qu’il jette sur Cantor.

La raison fondamentale du succès de l’entreprise d’Anne-Marie Décaillot est simple : si la France peutrétrospectivement paraître constituer un choix arbitraire, tel n’est plus le cas lorsqu’on adopte le point devue de Cantor. Par suite, cette coupe met en valeur des aspects de l’activité du mathématicien qui demeurenthabituellement dans l’ombre. Esquissons-en quelques-uns.

La France est tout d’abord, en 1886, le pays qui a essuyé, une quinzaine d’années plus tôt, une défaitemarquante face à l’Allemagne, et les relations mathématiques entre les deux pays sortent de ce conflit pas-sablement dégradées. Peut-être est-ce en écho à des préventions que Cantor anticipe de ce fait chez sesinterlocuteurs et pour dissiper leur méfiance : il éprouve le besoin d’expliquer longuement à ses correspon-dants français que l’histoire de sa famille le lie à plusieurs régions d’Europe, et qu’il n’éprouve par suitepas d’attachement plus important vis-à-vis de l’Allemagne que de n’importe quel autre pays. C’est dansune lettre à Poincaré que Cantor insère la déclaration la plus nette à ce sujet, en des termes où pointe lethème de la liberté qui lui est cher et qu’il décline de mille manières au long de ces textes : « aucun soucid’ordre national ne m’embarrasse, ne me retient » (lettre du 7 janvier 1896, p. 244–246).

Tout au contraire, internationaliste convaincu, ces missives le montrent activement à l’œuvre pour éta-blir des relations mathématiques non pas seulement entre la France et l’Allemagne, mais plus largementau niveau mondial. Cantor a formé le projet, selon son témoignage vers 1890, de créer des institutions

1 Enseignante émérite à l’Université Paris Descartes et historienne des mathématiques, Anne-Marie Décaillot s’est éteinte le22 novembre 2011, à la suite d’une longue maladie qu’elle avait combattue avec courage et sourire. En hommage à son travail, j’aichoisi de rédiger ce compte rendu en français. Je le dédie à la mémoire d’une femme lucide, passionnée par sa recherche et capablede ces attentions envers son entourage qui signalent les êtres authentiques. Nous n’oublierons pas.

http://dx.doi.org/10.1016/j.hm.2014.01.007

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internationales qui réuniraient l’ensemble des mathématiciens et organiseraient des congrès mondiaux. Ilinsiste sur le fait que seul le « côté français » peut lancer cette initiative mondiale (lettre à Poincaré du22 janvier 1896, p. 251–259). Son action s’inscrit dans un mouvement général qui voit dans les mêmesannées nombre de disciplines fonder des associations nationales et institutionnaliser la coopération interna-tionale. Les lettres témoignent de ce que Cantor en est parfaitement conscient. Il tente de tirer parti de cetteopportunité et cherche à s’inspirer, en vue de réunir l’ensemble des mathématiciens, des modalités selonlesquelles les associations internationales d’autres communautés disciplinaires ont déjà été fondées (lettreà Laisant du 19 mars 1896, p. 283–286). En l’occurrence, c’est avec deux de ses correspondants français,Lemoine et Laisant, que Cantor jouera un rôle clef dans la mise sur pied des congrès internationaux desmathématiciens, dont le premier en 1897 à Zürich doit être immédiatement suivi par un second à Paris.

Les brouillons des lettres envoyées à des personnalités françaises éclairent la manière dont Cantor recrutepar courrier pour son projet. Il organise la « propagande » (Propaganda) : le mot figure explicitement dansses lettres (p. 268, lettre à Laisant du 1er mars 1896, p. 267–273). Ainsi, il tente de gagner à sa causedes personnes influentes du milieu académique mathématique en France, comme Camille Jordan ou HenriPoincaré. Mais il s’appuie également sur des personnalités importantes du monde associatif comme EmileLemoine et Charles-Ange Laisant, qui sont au cœur de l’Association Française pour l’Avancement desSciences. C’est de fait parmi eux que Cantor trouvera ses plus importants alliés pour la création des congrèsinternationaux.

Ce fait ne doit pas surprendre. On sait — et les lettres en témoignent par plus d’un biais également — lerôle clef joué par Cantor dans la création de la Deutsche Mathematiker-Vereinigung (DMV) et plus généra-lement son goût pour les mouvements associatifs. Anne-Marie Décaillot a également souligné l’importancede l’Association Française pour l’Avancement des Sciences (AFAS) dans l’établissement, en France, de re-lations scientifiques internationales (Décaillot, 2007). Ce que les lettres montrent d’inattendu, en revanche,c’est que Cantor trouve aussi, à l’AFAS, un milieu au sein duquel il peut discuter en confiance de travauxscientifiques d’un caractère inédit dans l’ensemble de son œuvre — au point que, comme Anne-Marie Dé-caillot le souligne, ils ne sont pas représentés dans l’édition de ses œuvres complètes. Ce milieu de l’AFASconstitue en effet, en France, un monde scientifique bien particulier, dont les activités mathématiques neportent pas toujours sur les sujets sur lesquels les mathématiciens plus académiques se concentrent, pasplus qu’elles ne recourent aux mêmes méthodes. C’est là un second trait par lequel la coupe que constitue,dans la correspondance de Cantor, la sélection des lettres adressées à des correspondants français présenteun intérêt spécifique. Le milieu de l’AFAS offre en particulier à ses membres un cadre où s’adonner à desdisciplines et user de méthodes qui ne sont pas en vogue dans les milieux plus académiques et y sont dece fait délaissées. A titre d’exemple, on y explore, parfois de façon empirique, des questions de théorie desnombres considérées ailleurs comme de peu d’importance. Anne-Marie Décaillot s’est intéressée à ce phé-nomène dès sa thèse consacrée à Edouard Lucas (Décaillot, 1999) et plus généralement (Décaillot, 2007).2

Or c’est précisément dans le contexte de cette correspondance que Cantor explore la conjecture de Gold-bach et développe des réflexions qu’il présentera en 1894 à un congrès de l’AFAS à Caen. Et c’est la tracela plus significative que nous ayons de son intérêt pour la théorie des nombres. A côté d’une analyse pro-prement mathématique du travail de Cantor, Anne-Marie Décaillot examine comment le genre des lettresest propice à nous le montrer au travail. Il y expérimente sur les nombres, organise ses calculs selon desmises en page propices à faire apparaître des phénomènes et formule des conjectures. Il s’agit là d’un desaspects du livre les plus surprenants et les plus novateurs.

C’est à un troisième titre que la France n’est pas un pays anodin pour Cantor. Les innovations qui luiont assuré une postérité ne reçoivent pas un accueil enthousiaste dans le milieu académique allemand. Leslettres éclairent les stratégies que Cantor suit, par voie de conséquence, pour faire connaître ses travaux

2 Sur l’Association Française pour l’Avancement des sciences, voir (Gispert, 2002).

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ailleurs. Les courriers qu’il adresse à quelques Français bien choisis ont pour objectif de faire traduire,et le mieux possible, certains de ses écrits en vue d’assurer à ses idées la diffusion qu’il pense mériter.Ses missives mentionnent l’action de Peano pour faire paraître une traduction italienne, tandis qu’ellesexplorent les possibilités en France.

On le voit, ce sont différentes facettes de la personnalité de Cantor que cette correspondance éclaire, etdes facettes souvent mal connues, voire inconnues. Si Anne-Marie Décaillot les traite l’une après l’autre, enles mettant impeccablement en contexte, les lettres, elles, les mélangent, révélant les faisceaux variés d’in-térêts que Cantor partage spécifiquement avec chacun de ses correspondants. Il m’est impossible de rendrejustice à chacune de ces facettes dans le contexte d’un compte rendu, et de montrer tout ce que révèlentd’inattendu ces brouillons de Cantor. Je me réjouis de laisser ainsi, à qui s’aventurera dans cet ouvrage d’unstyle particulièrement agréable et d’une lecture stimulante, le plaisir de les découvrir, tout en pénétrant dansnombre d’écrits inédits de Cantor. Anne-Marie Décaillot donne de ces inédits une transcription allemandeainsi qu’une traduction en français superbement annotée. Elle ne poursuivra pas l’œuvre entamée. Je formeici le vœu qu’elle saura inspirer des vocations et que d’autres reprendront la piste qu’elle a dû abandonner.

Références

Décaillot, A.-M., 1999. Edouard Lucas (1842–1891) : le parcours original d’un scientifique français dans la deuxièmemoitié du XIXè siècle. Université Paris Descartes, Paris.

Décaillot, A.-M., 2007. Number Theory at the Association française pour l’avancement des sciences. In: Goldstein, C.,Schappacher, N., Schwermer, J. (Eds.), The Shaping of Arithmetic after C.F. Gauss’s Disquisitiones Arithmeticae.Springer, Berlin–Heidelberg.

Gispert, H., 2002. “Par la science, pour la patrie” : L’association française pour l’avancement des sciences(1872–1914). Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 372 pp.

Karine ChemlaUniversité Paris 7 – CNRS,

Laboratoire SPHERE UMR 7219 (ex-REHSEIS),Case 7093,

5 rue Thomas Mann,75205 Paris CEDEX 13,

FranceAdresse e-mail : [email protected]

Karine Chemla is currently Senior Researcher at the French National Center for Scientific Research (CNRS),France, in the research group SPHERE. Her interest is in the history of mathematics in ancient China within thecontext of a world history. She also researches modern European mathematics. In both cases, she focuses, from ahistorical anthropology viewpoint, on the relationship between mathematics and the various cultures in the contextof which it is practiced and cultivated. Chemla published, with Guo Shuchun, Les neuf chapitres (2004) and edi-ted The History of Mathematical Proof in Ancient Traditions (2012). Since 2011, with Agathe Keller and ChristineProust, she is the head of the project “Mathematical Sciences in the Ancient World” (SAW). More information at:http://www.sphere.univ-paris-diderot.fr/spip.php?article524.