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Revue philosophique étudiante Vol. XVIII n o . 1 Hiver 2018

Revue philosophique étudianterevuephares.com/wp-content/uploads/2018/04/Phares-XVIIIa.pdf · 2018. 4. 30. · 37 La Trahison du dolorisme – Le stoïcien, le masque et le renard

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Revue philosophique eacutetudiante

Vol XVIII no 1 Hiver 2018

Nous remercions nos partenaires

bull La Faculteacute de philosophie de lrsquoUniversiteacute Lavalbull La Chaire de recherche du Canada en Antiquiteacute critique et moderniteacute

eacutemergente (ACME)bull LrsquoAssociation des eacutetudiantes et des eacutetudiants de Laval inscrits

aux eacutetudes supeacuterieures (AELIEacuteS)bull La Confeacutedeacuteration des associations drsquoeacutetudiantes et drsquoeacutetudiants

de lrsquoUniversiteacute Laval (CADEUL)bull LrsquoAssociation des chercheurs eacutetudiants en philosophie

de lrsquoUniversiteacute Laval (ACEP)bull LrsquoAssociation geacuteneacuterale des eacutetudiantes et eacutetudiants preacutegradueacuteEs

en philosophie de lrsquoUniversiteacute Laval (AGEEPP)bull La Fondation de lrsquoUniversiteacute Laval

Revue PharesBureau 514Pavillon Feacutelix‑Antoine‑SavardUniversiteacute Laval QueacutebecG1K 7P4

revuepharesfpulavalcawwwrevuepharescom

ISSN 1496‑8533

Direction et reacuteDaction

Cassandre Bois Thomas Anderson

eacutelaboration Du Dossier

laquo Religion et romantisme au xixe siegravecle en France raquo

Philip Knee Cassandre Bois

Thomas Anderson

infographe et mise agrave jour Du site web

Pierre Moreau

comiteacute De reacuteDaction

Tristan Ampleman‑Tremblay Mathilde Bois

Mathieu Gagnon Feacutelix Garieacutepy

Francis Lacroix Jean‑Philippe Murray

Jade Neacuteron Nicolas Pouliot

Jean‑Franccedilois Rioux Feacutelix Saint‑Germain

Pier‑Alexandre Tardif Anne‑Catherine Vadnais

Comme son nom lrsquoindique la revue Phares essaie de porter quelques lumiegraveres sur lrsquoobscur et redoutable oceacutean philosophique Sans preacutetendre offrir des reacuteponses aptes agrave guider ou agrave eacuteclaircir la navigation en philosophie cette revue vise en soulevant des questions et des problegravemes agrave signaler certaines voies feacutecondes agrave lrsquoexploration et agrave mettre en garde contre les reacutecifs susceptibles de conduire agrave un naufrage En outre le pluriel de Phares montre que cette revue entend eacutevoluer dans un cadre aussi varieacute et contrasteacute que possible Drsquoune part le contenu de la revue est formeacute drsquoapproches et drsquoeacuteclaircissements multiples chaque numeacutero comporte drsquoabord un ou plusieurs Dossiers dans lesquels une question philosophique est abordeacutee sous diffeacuterents angles puis une section Varia qui regroupe des textes drsquoanalyse des comptes rendus des essais etc et enfin une section reacutepliques par laquelle il est possible de reacutepondre agrave un texte preacuteceacutedemment publieacute ou drsquoen approfondir la probleacutematique Drsquoautre part la revue Phares se veut un espace drsquoeacutechanges de deacutebats et de discussions ouvert agrave tous les eacutetudiants inteacuteresseacutes par la philosophie Pour participer aux prochains numeacuteros voir la politique eacuteditoriale publieacutee agrave la fin du preacutesent numeacutero

Nous vous invitons agrave consulter notre site Internet (wwwrevuepharescom) ougrave vous aurez accegraves agrave tous les articles parus dans Phares

Table des matiegraveresDossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France Dossier theacutematique dirigeacute par Philip Knee

9 Avant‑propos philip Knee

17 Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo strateacutegies apologeacutetiques de Chateaubriand et de Joseph de Maistre antoine Blais-laroche

37 La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard Jean-christophe naDeau

53 Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage simon pelletier

75 De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte‑Beuve thomas anDerson

93 Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte‑Beuve sarah Gauthier-Duchesne

107 Le dandysme baudelairien Delphine GinGras

127 Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire eacutemilie anne chartier

Varia

149 La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de Hegel Jean-christophe anDerson

171 Le reacutealisme moral et la convergence des croyances Feacutelix Garieacutepy

195 Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions GaBriel Geacutelinas

215 Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος laurence GoDin

239 Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagande seacuteBastien lacroix

Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en FranceDossier theacutematique dirigeacute par Philip Knee

Phares 9

Avant‑proposphilip Knee Universiteacute Laval

Les textes reacuteunis dans ce dossier ont pour origine des travaux preacutesenteacutes dans des seacuteminaires de 2e‑3e cycles agrave la Faculteacute de philosophie de lrsquoUniversiteacute Laval entre 2014 et 2017 Sous le titre geacuteneacuterique laquo Litteacuterature et philosophie raquo ces seacuteminaires ont eacuteteacute surtout consacreacutes agrave la penseacutee franccedilaise du xixe siegravecle et ont pris pour thegravemes laquo La deacutecadence raquo laquo Moderniteacute et anti‑moderniteacute chez Baudelaire raquo laquo Lrsquoexpeacuterience religieuse raquo et laquo Les repreacutesentations de la meacutelancolie raquo Les sept articles qui en sont issus traitent drsquoenjeux et drsquoauteurs qui se font parfois eacutecho mais qui sont aussi tregraves diffeacuterents et nous ne chercherons pas agrave leur confeacuterer apregraves‑coup une uniteacute drsquointention qursquoils nrsquoont pas ni agrave les preacutesenter comme formant un tableau de cette eacutepoque (on notera de grands absents comme Victor Hugo et des domaines neacutegligeacutes comme la politique) Ces textes offrent neacuteanmoins un aperccedilu de lrsquoinquieacutetude qui srsquoinstalle durablement dans les esprits apregraves la Reacutevolution franccedilaise ainsi que du foisonnement litteacuteraire et philosophique qui en est lrsquoexpression dans les deacutecennies suivantes

Cette peacuteriode est marqueacutee par ce qursquoon a lrsquohabitude drsquoappeler la conscience de lrsquohistoriciteacute crsquoest‑agrave‑dire la deacutecouverte drsquoune histoire qui procegravede des hommes eux‑mecircmes et nrsquoest plus drsquoembleacutee intelligible par une instance transcendante et par un reacutecit partageacute qui en eacutemane Neacuteanmoins crsquoest une histoire qui eacutechappe agrave ces hommes car si elle deacutepend drsquoeux elle reste agrave comprendre par la reacuteflexion et agrave faire par lrsquoaction pour qursquoelle livre son sens Dans ce contexte drsquoincertitude crsquoest surtout par la grande vague du romantisme que srsquoexpriment les espoirs et les peurs agrave partir de 1800 mais celle‑ci prend des formes multiples autant celles du traditionalisme que de lrsquoutopie celles du deacutesenchantement que de la sacralisation de lrsquoarthellip Si ces formes diverses ont une uniteacute elle pourrait se trouver dans lrsquoexpeacuterience religieuse dont de nombreux eacutecrivains tentent de prendre en charge les modaliteacutes apregraves la critique des Lumiegraveres

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

Cette question des formes subjectives du religieux irrigue une bonne part de la vie intellectuelle et artistique de cette peacuteriode et elle nourrit agrave travers le sentiment mecircme drsquoune perte une interrogation individuelle et collective ineacutedite qui est faite de meacutelancolie autant que drsquoune remarquable creacuteativiteacute Par exemple lrsquoheacuteteacuteronomie religieuse semble renaicirctre horizontaliseacutee par la dureacutee historique dans le positivisme drsquoun Auguste Comte et sa loi des trois eacutetats ou encore la question du sens peut rester ouverte comme chez un Tocqueville qui reacutefleacutechit sur la porteacutee de lrsquoheacuteritage chreacutetien au sein du processus drsquoeacutegalisation des conditions Mais tous les eacutecrivains de cette eacutepoque ndash poegravetes romanciers historiens ndash portent un regard inquiet sur lrsquoexigence drsquoune reacutehabilitation drsquoun renouvellement en tout cas drsquoune reconfiguration du religieux Les partisans du progregraves qui cherchent agrave deacutefinir les eacutetapes drsquoune eacutemancipation qui se deacuterobe non moins que les deacutenonciateurs de lrsquoaffaiblissement du pouvoir monarchique ou papal tous srsquointerrogent sur lrsquoheacuteritage moral et spirituel qursquoil leur faut accueillir pour ecirctre en mesure justement de le reconfigurer Plus preacuteciseacutement tous tentent de cerner lrsquoautoriteacute ndash dans le sens le plus noble du terme ndash qui pourrait fournir les repegraveres et lrsquoorientation dont leur liberteacute a besoin

Jusqursquoagrave la Reacutevolution en effet les penseurs des Lumiegraveres pouvaient critiquer lrsquoautoriteacute religieuse et politique en quelque sorte tranquillement parce qursquoelle eacutetait solide ou qursquoelle semblait lrsquoecirctre ils pouvaient compter secregravetement sur lrsquoordre qursquoils fustigeaient agrave lrsquoinstar de Rousseau qui nrsquoheacutesite pas en se remeacutemorant son parcours dans les Confessions agrave souligner ce qui le liait agrave la socieacuteteacute qursquoil combattait tandis que je faisais laquo agrave Paris lrsquoanti‑despote et le fier reacutepublicain eacutecrit-il je sentais en deacutepit de moi-mecircme une preacutedilection secregravete pour cette mecircme nation que je trouvais servile et pour ce gouvernement que jrsquoaffectais de fronder1 raquo Mais quand lrsquoautoriteacute combattue srsquoeffondre agrave la fin du siegravecle ou du moins quand les revendications de transparence et drsquoeacutegaliteacute srsquoassurent de reacuteelles victoires la question de lrsquoautoriteacute nouvelle srsquoimpose et exige une reacuteponse La socieacuteteacute deacutemocratique naissante se retourne sur elle‑mecircme ndash comme elle le fait encore aujourdrsquohui peut‑ecirctre ndash pour srsquointerroger faute drsquoadversaire sur lrsquoheacuteritage qui malgreacute tout la fait

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Avant-propos

vivre Les eacutecrivains postreacutevolutionnaires ont certes eacuteteacute effaroucheacutes par la Terreur et par lrsquoirreacuteligion qui ont fait rage agrave la fin du xViiie

siegravecle mais leur questionnement va maintenant beaucoup plus loin Il ne concerne pas seulement la violence la mise en cause du pouvoir de lrsquoEacuteglise ou des privilegraveges de la noblesse sous lrsquoAncien Reacutegime mais le principe de transmission dont toute vie sociale a besoin Ces eacutecrivains se retrouvent deacuteconcerteacutes par la perspective ndash ou par lrsquoabicircme ndash drsquoune socieacuteteacute qui nrsquoaurait rien au‑delagrave drsquoelle‑mecircme qui se fonderait et se reproduirait agrave partir seulement de ses propres ressources Srsquoadressant agrave ceux qui se font gloire de leur succegraves au lendemain de la Reacutevolution Maistre dit avec eacuteloquence ce deacutesarroi laquo Vous craigniez la force de la coutume lrsquoascendant de lrsquoautoriteacute les illusions de lrsquoimagination il nrsquoy a plus rien de tout cela il nrsquoy a plus de coutume il nrsquoy a plus de maicirctre lrsquoesprit de chaque homme est agrave lui La philosophie ayant rongeacute le ciment qui unissait les hommes il nrsquoy a plus drsquoagreacutegations morales2 raquo

Crsquoest en Allemagne bien sucircr que srsquoeacutepanouit la penseacutee philosophique sur lrsquohistoriciteacute alors que la contribution franccedilaise porte plutocirct sur la vie politique et les deacutebats qui accompagnent les soubresauts que connait la socieacuteteacute tout au long du siegravecle lrsquoEmpire la Restauration les soulegravevements populaires de 1830 et de 1848 le coup drsquoEacutetat de 1851 etc Mais le geacutenie franccedilais se manifeste surtout par sa riche exploration litteacuteraire des territoires nouveaux que deacutecouvre peu agrave peu la conscience sociale affective spirituelle On voit rayonner au fil du siegravecle un type drsquoeacutecrivain dont la France a jadis donneacute des exemples prestigieux avec Montaigne Pascal ou Rousseau des eacutecrivains agrave la frontiegravere des disciplines chevauchant parfois lrsquohistoire et la philosophie la fiction et la theacuteorie la poeacutesie et lrsquoessai qui deacutecrivent les ressorts et les replis de lrsquoexistence et qui chemin faisant font eacutemerger des formes litteacuteraires inattendues comme chez Maistre encore qui est lrsquoauteur drsquoEntretiens dont lrsquoallure philosophique deacutetonne par rapport agrave la theacuteologie seacutevegravere qui les anime et agrave la soumission intellectuelle qursquoils preacuteconisent ou comme chez Baudelaire qui est lrsquoinventeur drsquoeacutetonnants poegravemes en prose dans son Spleen de Paris ougrave il recueille ses impressions de flacircneur deacutecouvrant lrsquoeacuteclairage des rues dans la nuit urbainehellip

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

Quatre textes de ce dossier affrontent directement la question religieuse dont nous venons de rappeler lrsquoimportance drsquoautres privileacutegient lrsquoexpeacuterience inteacuterieure la conduite sociale ou lrsquoactiviteacute litteacuteraire comme telle Ils dessinent le portrait drsquoun groupe insolite ougrave se cocirctoient des figures contrasteacutees Maistre (1753‑1821) Constant (1767‑1830) Sainte‑Beuve (1804‑1869) et Baudelaire (1821‑1867) y conduisent un dialogue imaginaire auquel se mecirclent plus discregravetement ici et lagrave les voix de Chateaubriand (1768‑1848) Barbey drsquoAurevilly (1808‑1889) Bloy (1846‑1917) Proust (1871‑1922)

Antoine Blais‑Laroche propose le face‑agrave‑face eacuteclairant de deux lectures de la tradition chreacutetienne au tout deacutebut du siegravecle celles du Geacutenie du christianisme (1802) de Chateaubriand et des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg (1821) de Maistre dont la premiegravere connait un vif succegraves et exerce une influence consideacuterable Elles appartiennent lrsquoune et lrsquoautre au camp traditionaliste mais la premiegravere prend acte agrave regret sans doute de la dynamique des Lumiegraveres et preacutesente une vision apaiseacutee des beauteacutes de lrsquoEacutevangile en cherchant agrave les concilier avec la quecircte de bonheur des hommes du xViiie siegravecle tandis que la seconde durcit le dogme du peacutecheacute et exige du croyant rien moins qursquoune sainte acceptation du sacrifice Approfondissant lrsquoanalyse de lrsquoouvrage de Maistre Jean‑Christophe Nadeau met en eacutevidence la valorisation de la douleur qui y est deacutefendue et qui inspirera plusieurs auteurs neacuteo‑catholiques dans la suite du siegravecle Car si Maistre condamne la violence de la Reacutevolution bien sucircr et y voit lrsquoexpression de la preacutesomption des hommes il adjoint agrave cette critique un autre diagnostic qui semble aller en sens inverse cette violence serait aussi le chacirctiment imposeacute par Dieu aux hommes pour les punir de leur preacutesomption et agrave ce titre les croyants devraient se reacutejouir de cette eacutepreuve Maistre eacutelargit agrave lrsquoensemble de la vie humaine (la maladie les catastrophes naturelles) cette thegravese de la douleur meacuteriteacutee comme punition du peacutecheacute et lrsquoarticle montre comment dans les Soireacutees il la distingue du rapport agrave la souffrance qursquoon trouve dans la tradition stoiumlcienne Une incursion dans deux romans plus tardifs mais tributaires lrsquoun et lrsquoautre de la doctrine maistrienne Un precirctre

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Avant-propos

marieacute (1865) de Barbey drsquoAurevilly et Le deacutesespeacutereacute (1887) de Leacuteon Bloy permet de preacuteciser les contours de ce dolorisme

Lrsquoeacutetude du fait religieux par Benjamin Constant dans laquelle se plonge Simon Pelletier se veut plus distancieacutee et elle annonce un type de recherches qui se deacuteveloppera beaucoup au xixe siegravecle dans ce qursquoon appelle aujourdrsquohui les sciences sociales Lrsquoarticle srsquoappuie sur un ouvrage qui est demeureacute meacuteconnu jusqursquoagrave tout reacutecemment alors que lrsquoauteur est ceacutelegravebre par ailleurs pour son roman Adolphe (1816) et pour ses interventions politiques Inacheveacute et publieacute en partie de faccedilon posthume De la religion (1824‑1831) est surtout une immense enquecircte historique sur les religions polytheacuteistes de lrsquoAntiquiteacute dont il convient selon Constant de tirer les leccedilons pour appreacutehender lrsquoavenir des rapports entre lrsquoEacuteglise et lrsquoEacutetat apregraves la Reacutevolution En privileacutegiant lrsquoanalyse de la vie inteacuterieure du sauvage qui est traiteacutee au deacutebut de lrsquoouvrage lrsquoarticle indique en quoi Constant reprend la meacutethode rousseauiste tout en en reacutecusant certains aspects et en quoi cet heacuteritier des Lumiegraveres veut faire reconnaitre agrave la fois la permanence du sentiment religieux et lrsquoeacutevolution des religions vers des formes eacutepureacutees ougrave le sacerdoce occupe progressivement une moindre place

Thomas Anderson analyse un roman qui ne compte pas parmi les plus ceacutelegravebres de la peacuteriode romantique mais qui est peut‑ecirctre lrsquoun des plus repreacutesentatifs de ses enjeux psychologiques Volupteacute (1834) de Sainte‑Beuve se situe au carrefour du premier romantisme de Chateaubriand dont il porte la marque et du postromantisme plus ironique et plus sombre de Baudelaire sur lequel il exercera une profonde influence Le roman est drsquoautant plus intrigant qursquoil offre une reacuteponse chreacutetienne au mal du siegravecle qui affecte la jeunesse de 1830 ndash un mal qursquoon qualifiait volontiers de langueur ou drsquoindiffeacuterence ndash au moment preacutecis ougrave lrsquoauteur est en train de rompre avec son ancienne foi et drsquoadopter un scepticisme en matiegravere religieuse En prenant pour fil conducteur la question du souvenir lrsquoarticle deacutecrit lrsquoopeacuteration par laquelle la meacutemoire du heacuteros Amaury en srsquoabandonnant agrave la gracircce divine sur le modegravele des Confessions drsquoAugustin retrouve la trame secregravete qui donne agrave sa vie sa direction Sarah Gauthier‑Duchesne srsquointeacuteresse pour sa part au critique

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

litteacuteraire qursquoeacutetait surtout Sainte‑Beuve une activiteacute de critique ougrave a pu se deacuteployer son scepticisme Cet article preacutesente le grand enjeu de meacutethode auquel est associeacute son nom depuis sa seacutevegravere condamnation par Proust Leur deacutebat nrsquoappartient pas vraiment au xixe siegravecle puisque Proust nrsquoeacutecrit son Contre Sainte-Beuve qursquoen 1908‑10 qui nrsquoest eacutediteacute pour le grand public que plus tard encore Son influence est donc reacutecente mais la preacutesentation de leur deacutesaccord sur la place de la biographie dans la reacuteception des œuvres (notamment par la lecture du magnifique poegraveme de Baudelaire laquo Les petites vieilles raquo) est lrsquooccasion de rappeler lrsquoestime dont jouissait la critique beuvienne avant qursquoelle nrsquoacquiegravere la reacuteputation neacutegative qursquoelle a aujourdrsquohui Crsquoest aussi une invitation agrave srsquointeacuteresser aux textes critiques de Sainte‑Beuve eux‑mecircmes ndash en particulier sur le xViie siegravecle de Pascal et de Racine ndash dont la qualiteacute est indeacuteniable quoiqursquoon puisse penser de leur meacutethode Cette qualiteacute justifie pleinement agrave nos yeux le jugement somme toute mesureacute qui ressort de cet article

Delphine Gingras attire lrsquoattention sur une figure sociale singuliegravere le dandy dont le deacutesir de distinction agrave lrsquoeacutepoque ougrave srsquoimposent peu agrave peu lrsquouniformiteacute et la trivialiteacute semble manifester le passage difficile de la socieacuteteacute aristocratique agrave la socieacuteteacute deacutemocratique Pheacutenomegravene agrave la fois mondain et litteacuteraire venu drsquoAngleterre et imiteacute en France agrave partir de la Restauration le dandysme est abordeacute ici par lrsquoanalyse preacutecise des deux textes qui en marquent le destin franccedilais celui du romancier et critique Barbey drsquoAurevilly en 1845 et celui ndash tregraves bref mais plus connu ndash de Baudelaire qui constitue un chapitre du laquo Peintre de la vie moderne raquo en 1863 Deacutenonccedilant une socieacuteteacute dont il a pourtant besoin comme public et multipliant les paradoxes par son eacuteleacutegance vestimentaire ou son usage de lrsquoargent le dandy semble insaisissable au point que se pose la question de son rapport agrave toute regravegle qui preacutetendrait le deacutefinir la question de lrsquoimpossibiliteacute de theacuteoriser sa conduite celle‑ci ne prenant forme que par lrsquoexcentriciteacute et la provocation Crsquoest vers le Baudelaire des Fleurs du mal (1857‑61) que se tourne enfin Eacutemilie Anne Chartier particuliegraverement vers son expeacuterience du temps dans un univers deacutesenchanteacute Lrsquoarticle examine drsquoabord lrsquointerpreacutetation qursquoil convient de donner agrave ses reacutefeacuterences litteacuteraires au passeacute notamment aux trageacutedies drsquoEschyle

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Avant-propos

et de Shakespeare dans le poegraveme laquo Lrsquoideacuteal raquo puis il se risque agrave aborder lrsquoun de ses poegravemes les plus commenteacutes laquo Le cygne raquo ougrave agrave lrsquooccasion drsquoune promenade dans le Paris drsquoHaussmann en pleine mutation Baudelaire fait se croiser des reacuteminiscences mythiques architecturales et affectives Loin drsquoouvrir sur la nostalgie drsquoun acircge drsquoor disparu la perte temporelle semble servir de meacutetaphore au piegravege ontologique ougrave se sent enfermeacute le poegravete source chez lui drsquoune souffrance sans recours si ce nrsquoest la beauteacute qursquoil fait jaillir drsquoelle

1 Rousseau Les confessions (1770) Œuvres complegravetes eacutedition de B Gagnebin et M Raymond Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1959 tome I p 182

2 Maistre Consideacuterations sur la France (1797) Œuvres eacutedition de P Glaudes Paris Robert Laffont (coll Bouquins) 2007 p 231

Phares 17

Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo strateacutegies apologeacutetiques de Chateaubriand et de Joseph de Maistreantoine Blais-laroche Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article vise agrave approfondir deux facettes importantes de lrsquoexpeacuterience religieuse franccedilaise au deacutebut du xixe siegravecle Si Chateaubriand essaie de concilier dans le Geacutenie du Christianisme lrsquoesprit des Lumiegraveres et la deacutefense de la religion chreacutetienne Joseph de Maistre dans son œuvre la plus connue (Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg) se montre beaucoup plus hostile aux revendications du siegravecle preacuteceacutedent Face agrave une Eacuteglise fragiliseacutee par les reacutecents orages reacutevolutionnaires les deux apologistes usent de strateacutegies fort diffeacuterentes pour faire valoir le bien‑fondeacute et la neacutecessiteacute du christianisme Nous montrons toutefois qursquoen deacutepit de leurs divergences ideacuteologiques parfois profondes les deux auteurs participent chacun agrave leur maniegravere drsquoun recentrement du religieux sur le for intime qui se traduit par une appropriation individuelle de la religion

IntroductionLrsquoexpeacuterience religieuse en France au xixe siegravecle srsquoouvre sur le

souvenir des violences reacutevolutionnaires qui achevegraverent drsquoeacutebranler lrsquoautoriteacute de lrsquoEacuteglise deacutejagrave grandement fragiliseacutee par les positions souvent anticleacutericales des penseurs des Lumiegraveres Face au deacutesarroi religieux qui traverse le moment 1800 ndash laquo au milieu des deacutebris de nos temples1 raquo ndash des auteurs comme Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand et Joseph de Maistre adoptent des strateacutegies fort diffeacuterentes pour deacutefendre le christianisme deacutecrier sa perte drsquoinfluence au sein de la socieacuteteacute franccedilaise et montrer sa pertinence sociale et politique Si le

Phares 18

Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

premier affirme dans le Geacutenie du Christianisme (1802) qursquoil faut laquo se peacuteneacutetr[er] de la connaissance du siegravecle raquo et laquo tempeacuter[er] les vertus de la foi par celles de la chariteacute2 raquo le second maintient une ligne dure en matiegravere religieuse et en appelle agrave une religion seacutevegravere centreacutee sur lrsquoautoriteacute et qui fait peu de place aux sentiments de compassion de pitieacute ou de miseacutericorde sentiments qui risqueraient drsquoaccorder trop drsquoimportance aux individus Au sentimentalisme religieux de Chateaubriand Joseph de Maistre oppose dans Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg (1821) une laquo pastorale de la peur3 raquo qui place le couple peacutecheacute‑chacirctiment au premier plan Agrave partir de ces auteurs phares de lrsquoexpeacuterience religieuse du tournant du siegravecle nous tenterons de porter un eacuteclairage sur ces deux mouvements qui parmi drsquoautres animent le christianisme au commencement du xixe siegravecle et qui se construisent agrave partir drsquoune reacuteaction aux ideacutees des Lumiegraveres La question de la souffrance et de sa signification chreacutetienne srsquoimpose comme un point de partage essentiel entre Chateaubriand et de Maistre le premier insistant sur les valeurs de tendresse et de compassion propres au christianisme qui doivent sinon justifier du moins amoindrir les maux humains le second sur une justice divine punitive qui srsquoappuie sur le dogme du peacutecheacute originel et qui pense la souffrance non en fonction de lrsquoindividu mais plutocirct en vue drsquoune communauteacute des hommes La chariteacute et le repentir mais aussi le pardon et lrsquoindulgence de Dieu souligneacutes agrave grands traits par Chateaubriand semblent avoir pour correspondant dans le systegraveme de Maistre une penseacutee sacrificielle qui reacuteduit au minimum le pouvoir drsquointervention de lrsquoindividu sur sa destineacutee et sur celle de ses semblables Or mecircme si les deux auteurs diffegraverent sur le degreacute drsquoautonomie qursquoils accordent agrave lrsquohomme sur le plan ideacuteologique tous deux par leurs œuvres respectives tendent agrave imprimer une marque singuliegravere sur la religion qursquoils deacutepeignent traduisant ainsi un rapport individuel subjectif laquo moderne raquo agrave la religion

1 Sens et valeur de la souffrance humaineChateaubriand et Joseph de Maistre adoptent deux rapports

diffeacuterents face agrave la souffrance des hommes qui sont peut‑ecirctre autant de rapports agrave la condition humaine Pour Maistre la souffrance doit

Phares 19

Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo

ecirctre appreacutehendeacutee agrave partir de la condition peacutecheresse voire criminelle de lrsquohomme Toujours meacuteriteacutee par nos propres fautes ou par le fruit drsquoune heacutereacutediteacute malheureuse elle appelle moins la compassion qursquoune justification rationnelle Surtout la souffrance est valoriseacutee ndash sans aller jusqursquoau dolorisme drsquoun Leacuteon Bloy cependant ndash pour ses vertus expiatrices purificatrices Pour sa part Chateaubriand tout en reconnaissant le scheacutema explicatif chreacutetien du peacutecheacute originel accorde agrave lrsquohomme plus drsquoautonomie (par le repentir et la chariteacute notamment) et deacuteploie une repreacutesentation du christianisme qui srsquoaccorde plus facilement avec certaines ideacutees des Lumiegraveres

Dans la Preacuteface du Geacutenie du Christianisme de lrsquoeacutedition Ladvocat (1826‑1828) Chateaubriand annonce drsquoentreacutee de jeu cette orientation

Aurait‑on bien fait demande‑t‑il de suivre le chemin que jrsquoavais traceacute pour rendre agrave la religion sa salutaire influence Je le crois En entrant dans lrsquoesprit de nos institutions en se peacuteneacutetrant de la connaissance du siegravecle en tempeacuterant les vertus de la foi par celles de la chariteacute on serait arriveacute sucircrement au but Nous vivons dans un temps ougrave il faut beaucoup drsquoindulgence et de miseacutericorde Une jeunesse geacuteneacutereuse est precircte agrave se jeter dans les bras de quiconque lui precircchera les nobles sentiments qui srsquoallient si bien aux sublimes preacuteceptes de lrsquoEacutevangile mais elle fuit la soumission servile et dans son ardeur de srsquoinstruire elle a un goucirct pour la raison tout agrave fait au‑dessus de son acircge4

Pour en arriver agrave une prise de parole efficace suggegravere Chateaubriand il faut se laisser peacuteneacutetrer de cette laquo connaissance du siegravecle raquo dans une deacutemarche qui ressemble agrave une recherche de compromis avec lrsquoesprit des Lumiegraveres dont on connait les reacuteserves vis‑agrave‑vis de certains dogmes precirccheacutes par lrsquoEacuteglise celui du peacutecheacute originel ou de la gracircce notamment Voltaire par exemple dira vouloir prendre le parti de lrsquohumaniteacute contre le laquo misanthrope sublime raquo qursquoest Pascal et en appellera dans ses Lettres philosophiques agrave une religion eacutepureacutee centreacutee sur lrsquohomme et sur son veacutecu laquo Le christianisme eacutecrit Voltaire nrsquoenseigne que la simpliciteacute lrsquohumaniteacute la chariteacute vouloir le reacuteduire agrave la meacutetaphysique crsquoest vouloir en faire

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une source drsquoerreurs5 raquo Sans eacutevidemment cautionner lrsquoœuvre de Voltaire (il critique le laquo ridicule [que celui‑ci a] jeteacute sur la religion effaceacutee6 raquo) Chateaubriand semble prendre acte de cette critique de la religion et preacutesenter un christianisme qui insiste sur le sentiment plutocirct que sur une raison abstraite un christianisme qui serait tireacute du cocircteacute de lrsquohomme et qui lui offrirait degraves cette vie laquo indulgence raquo et laquo miseacutericorde raquo plutocirct que de le livrer sans relacircche aux chacirctiments expiateurs drsquoun Dieu courrouceacute On peut lire au livre I (chapitre IV) du Geacutenie du Christianisme une conception de lrsquoEacutevangile dont ni Voltaire ni le Vicaire Savoyard de Rousseau nrsquoauraient eu agrave redire laquo Sa doctrine [celle de lrsquoEacutevangile] nrsquoa point son siegravege dans la tecircte mais dans le cœur elle nrsquoapprend pas agrave disputer mais agrave bien vivre7 raquo La strateacutegie apologeacutetique de Chateaubriand srsquoeacuteloigne donc drsquoune theacuteologie rationnelle abstraite meacutetaphysique qui deacuteposseacutederait les individus de leur pouvoir drsquoagir et ancre au contraire le christianisme dans le veacutecu affectif et concret des hommes en insistant sur la morale positive des Eacutevangiles qui enseignent non agrave laquo disputer raquo mais agrave laquo bien vivre raquo Avec une ironie mordante Leacuteon Bloy critiquera ce sentimentalisme religieux ndash celui de Hugo certes mais aussi par lien de filiation celui de Chateaubriand ndash et il en fera lrsquoauxiliaire moderne de la penseacutee des Lumiegraveres laquo Admirable et providentiel renfort srsquoexclame‑t‑il dans le style grinccedilant qursquoon lui connait La sentimentaliteacute religieuse accourant agrave la rescousse des modernes perseacutecuteurs [les penseurs du xViiie siegravecle ldquole plus sot des siegraveclesrdquo]8 raquo Mecircme si le diagnostic de Bloy peut sembler poleacutemique il a le meacuterite de situer la laquo sentimentaliteacute religieuse raquo de Chateaubriand dans la continuiteacute du mouvement des Lumiegraveres

Certes lrsquoauteur du Geacutenie du Christianisme en bon apologegravete chreacutetien ne peut reacutecuser comme Voltaire ou Rousseau le dogme fondamental du peacutecheacute originel laquo qui explique lrsquohomme9 raquo et qui justifie theacuteologiquement la souffrance Mais contrairement agrave Maistre qui rapporte tout agrave ce dogme Chateaubriand le tempegravere en convoquant drsquoautres dimensions ou drsquoautres figures du christianisme susceptibles drsquoadoucir les misegraveres et les souffrances de lrsquohomme et de lui offrir un certain apaisement Dans ce contexte la souffrance nrsquoest pas proprement valoriseacutee Elle est une donneacutee de lrsquoexistence

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humaine qui appelle moins une justification meacutetaphysique srsquoadressant agrave la raison (comme ce sera le cas chez Maistre) qursquoune effusion de sentiments de pitieacute et de compassion

Parmi les figures convoqueacutees par Chateaubriand qui traduisent la tendresse du christianisme vis‑agrave‑vis de la souffrance humaine celle de la vierge Marie srsquoimpose comme lrsquoune des plus importantes en ce deacutebut du xixe siegravecle appeleacute agrave ecirctre traverseacute quelques deacutecennies plus tard (dans les anneacutees 1840‑50) drsquoune laquo bulle mariale raquo sans preacuteceacutedent10

Cette tendre meacutediatrice entre nous et lrsquoEacuteternel eacutecrit Chateaubriand ouvre avec la douce vertu de son sexe un cœur plein de pitieacute agrave nos tristes confidences et deacutesarme un Dieu irriteacute dogme enchanteacute qui adoucit la terreur drsquoun Dieu en interposant la beauteacute entre notre neacuteant et la majesteacute divine [hellip] On reconnait dans cette fille des hommes le refuge des peacutecheurs la consolation des affligeacutes elle ignore les saintes colegraveres du Seigneur elle est toute bonteacute toute compassion toute indulgence11

laquo Pitieacute raquo laquo tendresse raquo laquo bonteacute raquo laquo compassion raquo laquo indulgence raquo le reacuteconfort qursquooffre le christianisme agrave lrsquoindividu affligeacute se deacutecline sous plusieurs formes Marie est ici la laquo tendre meacutediatrice raquo entre lrsquohomme et un Dieu qui nrsquoest pas sans seacuteveacuteriteacute (il est laquo irriteacute raquo et animeacute de laquo saintes colegraveres raquo) mais qui peut se laisser fleacutechir et dispenser le pardon Dans cette relation agrave Dieu agrave travers Marie lrsquohomme nrsquoest pas deacutepeint comme un criminel qursquoil faudrait seacutevegraverement chacirctier mais comme un homme peacutecheur qui porte en lui laquo de tristes confidences raquo en reacuteaction desquelles le christianisme ouvre la voie au repentir laquo Quand la nature et les hommes sont impitoyables eacutecrit Chateaubriand il est bien touchant de trouver un Dieu precirct agrave pardonner il nrsquoappartenait qursquoagrave la religion chreacutetienne drsquoavoir fait deux sœurs de lrsquoinnocence et du repentir12 raquo Le Geacutenie du Christianisme preacutesente donc un Dieu de pardon dont la justice deacutepasse celle des hommes en ce qui touche la miseacutericorde En revanche chez Maistre le constat est diameacutetralement opposeacute La justice des hommes ne chacirctiant le crime que partiellement Dieu doit

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redoubler ses coups pour punir les hommes et lancer sur eux les laquo fleacuteaux du ciel raquo comme les guerres agrave titre de chacirctiments

Aux cocircteacutes du pardon le christianisme offre agrave lrsquohomme chez Chateaubriand plusieurs ressources susceptibles drsquoamoindrir sa souffrance Lrsquoespeacuterance par exemple est la laquo nourrice des infortuneacutes raquo et laquo berce [lrsquohomme] dans ses bras le suspend agrave sa mamelle intarissable et lrsquoabreuve drsquoun lait qui calme ses douleurs13 raquo Vertu laquo rigoureusement exigeacutee pour le chreacutetien raquo lrsquoespeacuterance est deacutecrite comme un don de Dieu placeacute en lrsquohomme pour soulager sa misegravere De mecircme la chariteacute meacutelange drsquoamour drsquoamitieacute et de pitieacute spiritualiseacutes agrave travers Dieu est laquo un puits drsquoabondance dans les deacuteserts de la vie14 raquo une assistance pour les besoins de lrsquoaffligeacute Degraves lors nrsquoeacutetant pas reacuteduit agrave seulement accepter sa souffrance ce dernier peut trouver au sein du christianisme agrave travers la chariteacute la foi et lrsquoespeacuterance quelque sujet de reacuteconfort

Si Chateaubriand parle au cœur des hommes en leur montrant laquo les nobles sentiments raquo de lrsquoEacutevangile Maistre semble pour sa part srsquoagissant de la souffrance adopter une position qui tend agrave mettre agrave distance les sentiments On srsquoeacutetonne en lisant les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg de la seacuteveacuteriteacute de certaines propositions de Maistre qui au nom drsquoune penseacutee geacuteneacuterale et meacutetaphysique neacuteglige la souffrance des individus dans sa dimension veacutecue Ce nrsquoest pas qursquoil eacutelude la question de la souffrance individuelle ndash il en parle inlassablement et en cela on peut sans doute reconnaicirctre lrsquoheacuteritage paradoxal de la penseacutee des Lumiegraveres ndash mais la plupart du temps il srsquoefforce de neutraliser les sentiments qui pourraient ecirctre rattacheacutes agrave lrsquoexpeacuterience de la souffrance Puisque tout homme participe du peacutecheacute laquo en sa qualiteacute drsquohomme raquo et qursquoil est par conseacutequent ineacutevitablement coupable (personne nrsquoeacutetant reacuteellement innocent) il faut eacuteviter de reacuteagir agrave la souffrance par un excegraves de pitieacute et voir plutocirct dans cet eacutetat un chacirctiment meacuteriteacute que les hommes se sont eux‑mecircmes attireacute en irritant Dieu Lrsquoindulgence et la douceur le repentir et le pardon lrsquoespeacuterance et la chariteacute souligneacutes par Chateaubriand comme faisant partie des consolations dispenseacutees par le christianisme sont chez Maistre releacutegueacutes au second plan dans lrsquoombre drsquoune justice providentielle qui est penseacutee en fonction du tout plutocirct que des parties

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Dans les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg la critique que fait le personnage du Comte du laquo Poegraveme sur le deacutesastre de Lisbonne raquo eacutecrit par Voltaire en 1756 est agrave cet eacutegard inteacuteressante Agrave travers ce poegraveme le philosophe de Ferney use des ressources du langage pour mettre en relief la sympathie et la pitieacute que font naicirctre en lui les conseacutequences humaines du cataclysme Il formule la matrice ndash sentimentaliste et individualiste ndash contre laquelle Maistre reacuteagira

Ces femmes ces enfants lrsquoun sur lrsquoautre entasseacutes Sous ces marbres rompus ces membres disperseacutes Cent mille infortuneacutes que la terre deacutevore Qui sanglants deacutechireacutes et palpitants encore Enterreacutes sous leurs toits terminent sans secours Dans lrsquohorreur des tourments leurs lamentables jours15

La souffrance est ici penseacutee en fonction de lrsquoindividu en fonction de ces enfants et de ces femmes laquo lrsquoun sur lrsquoautre entasseacutes raquo sans raison apparente elle est associeacutee dans un eacutelan de sympathie et de pitieacute propre au poegravete agrave une horreur sans mesure Or pour Maistre cette attitude de reacutevolte indigneacutee devant la souffrance des hommes tient preacuteciseacutement de lrsquoorgueil de lrsquohybris et trahit une ignorance effronteacutee du systegraveme geacuteneacuteral et invisible structurant le monde humain

Je me flatte dit le Comte que Voltaire nrsquoavait pas plus sincegraverement pitieacute que moi de ces malheureux enfants sur le sein maternel eacutecraseacutes et sanglants mais crsquoest un deacutelire de les citer pour contredire le preacutedicateur qui srsquoeacutecrie Dieu srsquoest vengeacute ces maux sont le prix de nos crimes car rien nrsquoest plus vrai en geacuteneacuteral16

Pour Maistre la preacutetendue pitieacute de Voltaire tourne au deacutelire degraves lors qursquoelle nourrit un esprit de contradiction qui remet en question lrsquoordre providentiel Le cœur et son cortegravege de sentiments ceux que Voltaire expose dans son poegraveme amegravenent lrsquohomme agrave accuser la providence car laquo le cœur humain continuellement reacutevolteacute contre lrsquoautoriteacute qui le gecircne fait des contes agrave lrsquoesprit qui les croit17 raquo

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Dans ce contexte Maistre sans reacuteprouver les sentiments de pitieacute ou de compassion face agrave la souffrance humaine tente drsquoeacuteviter de leur donner preacuteseacuteance sur des consideacuterations plus geacuteneacuterales Il se livre agrave un travail de neutralisation par lequel les concessions au sentiment rapidement eacutenonceacutees sont immeacutediatement deacutetourneacutees eacutetouffeacutees par un appel agrave la raison

Au reste dit le Comte la pitieacute est sans doute un des plus nobles sentiments qui honorent lrsquohomme et il faut bien se garder de lrsquoeacuteteindre de lrsquoaffaiblir mecircme dans les cœurs cependant lorsqursquoon traite des sujets philosophiques on doit eacuteviter soigneusement toute espegravece de poeacutesie et ne voir dans les choses que les choses mecircmes18

Cela signifie certes de ne pas voir comme Voltaire laquo cent milles infortuneacutes que la terre deacutevore raquo lagrave ougrave il nrsquoy en eut dans les faits que vingt milles Mais plus encore la laquo poeacutesie raquo contre laquelle Maistre nous met en garde est celle qui consisterait agrave voiler lrsquoordre invisible sous les choses concregravetes le geacuteneacuteral sous le particulier Agrave bien consideacuterer les choses dit le Comte laquo une foule de circonstances ne sont que pour les yeux19 raquo Les sentiments de pitieacute ou de compassion en nous deacutetournant de lrsquoordre invisible auquel tout doit se rapporter risquent de nous faire meacuteconnaicirctre la justice divine justice dans laquelle les individus ont peu de poids20 La souffrance doit ecirctre penseacutee en fonction de la communauteacute des hommes dont tous les membres sont solidaires les uns des autres laquo La ville a eacuteteacute punie agrave cause de son crime et sans ce crime elle nrsquoaurait pas souffert21 raquo dit le Comte agrave propos drsquoune ville hypotheacutetique qui se serait rebelleacutee contre lrsquoautoriteacute et qui aurait eacuteteacute apregraves coup chacirctieacutee par son souverain Illustrant par cet exemple le fonctionnement de la justice de Dieu le Comte dit que ce ne sont pas seulement les individus rebelles qui essuieront la correction mais bien la ville dans son ensemble dans une vision organique de la socieacuteteacute des hommes

Par ailleurs au regard de la justice geacuteneacuterale la sympathie pour la souffrance des hommes peut mecircme leur ecirctre deacuteleacutetegravere En eacutepargnant des coupables elle rend neacutecessaire une intervention de Dieu qui

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pourra prendre la forme de la guerre laquo Si la justice humaine les frappait tous [les coupables] il nrsquoy aurait point de guerre mais elle ne saurait en atteindre qursquoun petit nombre et souvent mecircme elle les eacutepargne sans se douter que sa feacuteroce humaniteacute contribue agrave neacutecessiter la guerre22 raquo Lrsquooxymore laquo feacuteroce humaniteacute raquo (le mot laquo humaniteacute raquo eacutetant pris au sens drsquoune vertu de douceur) opegravere un renversement tregraves net quant aux valeurs chreacutetiennes de tendresse de compassion et drsquoindulgence Une trop grande laquo humaniteacute raquo parmi les hommes en eacutepargnant les coupables segravemerait pour toute lrsquohumaniteacute les germes drsquoun chacirctiment agrave venir plus grand

Malgreacute le caractegravere autoritaire du Dieu de Maistre et le peu de poids que semble avoir lrsquoindividu dans lrsquoexercice de sa justice il faut voir ses chacirctiments comme un laquo gage manifeste drsquoamour23 raquo Dieu prenant plaisir agrave laquo perfectionner raquo son ouvrage De sa main laquo tendrement seacutevegravere raquo il punit rigoureusement car laquo si la tendresse ne pardonne rien crsquoest pour nrsquoavoir plus rien agrave pardonner24 raquo La tendresse est ici associeacutee agrave la seacuteveacuteriteacute et agrave la rigueur de Dieu qui agrave la maniegravere drsquoun pegravere ou drsquoun meacutedecin (deux images freacutequemment convoqueacutees par Maistre) gueacuterit le mal par le mal Les afflictions envoyeacutees aux hommes ne sont pas deacuteplorables ni tragiques elles sont au contraire une preuve de lrsquoamour de Dieu car crsquoest par elles (et par la priegravere) que lrsquohomme pourra se perfectionner dans cette vie et en vue de lrsquoautre vie La laquo perfectibiliteacute raquo de lrsquohomme tant ceacuteleacutebreacutee au siegravecle des Lumiegraveres est ici rameneacutee non sans insistance dans une perspective theacuteocentreacutee ougrave lrsquohomme ne peut se perfectionner qursquoen subissant passivement la souffrance que la main de Dieu lui envoie Ce laquo perfectionnement raquo pourra srsquoeacutelargir agrave la communauteacute des hommes agrave travers la reacuteversibiliteacute des peines les maux accepteacutes par les uns pouvant compenser pour la faute des autres

2 De la laquo chariteacute raquo au laquo sacrifice raquo Chez Maistre cette reacuteversibiliteacute des peines ouvre la porte au

sacrifice que nous pourrions voir comme une forme radicale de la chariteacute ou de lrsquoamour du prochain qui srsquoappuie sur le dogme de laquo lrsquoinnocence payant pour le crime25 raquo Les souffrances du juste ne sont pas seulement utiles pour lui‑mecircme mais laquo elles peuvent par

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une sainte acceptation tourner au profit des coupables raquo le juste en souffrant ainsi se laquo sacrifi[ant] reacuteellement pour tous les hommes26 raquo Lrsquoœuvre meacuteritoire et lrsquoexercice de la vertu semblent ecirctre laisseacutes dans lrsquoombre drsquoune logique sacrificielle ougrave lrsquoacceptation laquo sainte raquo de la souffrance par le juste peut seule aider les hommes agrave faire eacutequilibre aux maux dont ils sont collectivement les auteurs Il est agrave cet eacutegard inteacuteressant de noter que chez Maistre la figure du Christ est presque exclusivement eacutevoqueacutee dans sa dimension sacrificielle ses œuvres et ses enseignements eacutetant sauf exception laisseacutes en plan Par cette omission lrsquoauteur des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg nous donne agrave travers la figure du Christ un modegravele de sacrifice davantage qursquoun modegravele de vertu positive nous informant en cela du faible degreacute drsquoautonomie qursquoil accorde agrave lrsquohomme

Si le sacrifice peut ecirctre volontaire (comme dans le cas des laquo deacutevouements raquo et des austeacuteriteacutes des communauteacutes religieuses) il est assez souvent subi involontairement lors des guerres par exemple par lrsquoeffet drsquoune laquo loi occulte et terrible qui a besoin du sang humain27 raquo

Ainsi srsquoaccomplit sans cesse depuis le ciron jusqursquoagrave lrsquohomme la grande loi de la destruction violente des ecirctres vivants La terre entiegravere continuellement imbibeacutee de sang nrsquoest qursquoun autel immense ougrave tout ce qui vit doit ecirctre immoleacute sans fin sans mesure sans relacircche jusqursquoagrave la consommation des choses jusqursquoagrave lrsquoextinction du mal jusqursquoagrave la mort de la mort28

Le personnage du Seacutenateur preacutesente dans cet extrait la terre comme un autel imbibeacute de sang ougrave les hommes sont continuellement sacrifieacutes agrave la faveur des guerres ou des catastrophes naturelles Le rocircle des individus dans la justice providentielle est ainsi deacuterisoire chacun pouvant ecirctre appeleacute sur lrsquoautel du sacrifice afin de payer pour les crimes commis par lrsquoensemble des hommes

Agrave cette penseacutee sacrificielle qui srsquoappuie sur un Dieu seacutevegravere laquo qui aime agrave srsquoappeler Dieu de la guerre29 raquo Chateaubriand oppose un Dieu bienveillant dont la justice admet le repentir et le pardon et rejette ainsi la neacutecessiteacute du sacrifice Si pour Maistre

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la justice humaine semble deacutecouler de la justice divine30 et en ecirctre un reflet Chateaubriand comme nous lrsquoavons deacutejagrave souligneacute tend agrave deacutesolidariser ces deux ordres de justice deacutepeignant le premier comme implacable et avide de sang et le second comme tendre et sensible au repentir des hommes

Voici eacutecrit‑il un des plus hauts spectacles de la terre aux deux coins de cet eacutechafaud les deux Justices sont en preacutesence la Justice humaine et la Justice divine lrsquoune implacable et appuyeacutee sur un glaive est accompagneacutee du deacutesespoir lrsquoautre tenant un voile trempeacute de pleurs se montre entre la pitieacute et lrsquoespeacuterance lrsquoune a pour ministre un homme de sang lrsquoautre un homme de paix lrsquoune condamne lrsquoautre absout Innocente ou coupable la premiegravere dit agrave la victime laquo Meurs raquo la seconde lui crie laquo Fils de lrsquoinnocence ou du repentir montez au ciel raquo 31

Agrave lrsquoeacutechelle de la providence lrsquoexpiation des hommes nrsquoa donc pas agrave venir du sang et de la douleur La religion trempeacutee de pleurs de pitieacute et drsquoespeacuterance nrsquoexige pas de sacrifices plus qursquohumains et les hommes peuvent se gueacuterir de leur faute par leur repentir Cette place accordeacutee par Chateaubriand agrave la vertu active tend agrave redonner une certaine autonomie agrave lrsquoindividu qui peut deacutesormais srsquoacquitter de ses fautes autrement que par le sang ou lrsquoacceptation passive de la douleur

Dans Atala piegravece de fiction qui eacutetait inteacutegreacutee aux premiegraveres eacuteditions du Geacutenie du Christianisme le personnage du Pegravere Aubry deacutenonce le trop grand enthousiasme religieux dont fait preuve le personnage drsquoAtala qui srsquoempoisonne afin drsquoeacuteviter de rompre par amour pour Chactas les vœux de chasteteacute qursquoelle avait prononceacutes devant sa megravere alors que cette derniegravere eacutetait mourante

Les treacutesors du repentir vous eacutetaient ouverts lui dit‑il il faut des torrents de sang pour effacer nos fautes aux yeux des hommes une seule larme suffit agrave Dieu Rassurez-vous donc ma chegravere fille votre situation exige du calme adressons-nous agrave Dieu qui gueacuterit toutes les plaies de ses serviteurs32

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Le Dieu eacutevoqueacute ici est un dieu drsquoindulgence (laquo une seule larme lui suffit raquo) sensible aux remords des hommes et capable de pardon Crsquoest prendre le contrepied de Maistre qui ne cesse de reacutepeacuteter les vertus expiatrices du laquo sang raquo en vertu desquelles le sacrifice srsquoimpose comme voie de salut pour tous les hommes

Les hommes dit le personnage du Comte nrsquoont jamais douteacute que lrsquoinnocence ne pucirct satisfaire pour le crime et ils ont cru de plus qursquoil y avait dans le sang une force expiatrice de maniegravere que la vie qui est le sang pouvait racheter une autre vie33

Reposant sur des ressorts cosmiques et obeacuteissant agrave une fataliteacute religieuse qui ne voit en lrsquohomme qursquoun peacutecheur la penseacutee sacrificielle de Maistre semble atteacutenuer le message chreacutetien de bonteacute drsquoindulgence et de miseacutericorde en confeacuterant agrave ces valeurs un sens ineacutedit Au contraire Chateaubriand dans sa critique du sacrifice modegravere la dimension punitive du christianisme et exalte ses valeurs de pitieacute de pardon et de miseacutericorde confeacuterant ainsi agrave lrsquohomme dans la relation qui lrsquounit agrave Dieu un pouvoir drsquointervention qui se solde par un surcroicirct drsquoautonomie

3 Appropriation individuelle de la religionMalgreacute leurs positions divergentes sur la liberteacute qursquoils accordent

agrave lrsquoindividu dans lrsquoordre providentiel Maistre et Chateaubriand participent tous deux drsquoun recentrement du religieux sur le for intime ndash fucirct‑il en apparence paradoxal ndash qui se traduit par une appropriation individuelle de la religion

Lorsqursquoil dit srsquoadresser agrave laquo une jeunesse geacuteneacutereuse raquo qui laquo fuit la soumission servile raquo tout en eacutetant laquo precircte agrave se jeter dans les bras de quiconque lui precircchera les nobles sentiments qui srsquoallient si bien aux sublimes preacuteceptes de lrsquoEacutevangile34 raquo Chateaubriand ouvre la porte agrave un rapport plus individualiseacute agrave la religion agrave lrsquointeacuterieur duquel srsquoinsegravere une dimension intime centreacutee nous lrsquoavons vu sur le sentiment Cette jeunesse fuyant la laquo soumission servile raquo peut elle‑mecircme srsquoapproprier le christianisme et le projet mecircme de Chateaubriand (laquo passer de lrsquoeffet agrave la cause ne pas prouver que le christianisme

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est excellent parce qursquoil vient de Dieu mais qursquoil vient de Dieu parce qursquoil est excellent35 raquo) implique un rapport plus personnel plus immeacutediat agrave Dieu

Quant agrave Maistre son œuvre deacutecoule en deacutepit des appels agrave lrsquoautoriteacute qui la ponctuent drsquoune certaine prise de liberteacute individuelle Comme Chateaubriand Maistre est laiumlc36 et la vision singuliegravere du christianisme qursquoil propose nrsquoeacutemane pas de lrsquoautoriteacute drsquoun ministre de Dieu mais procegravede plutocirct drsquoun nouveau sacerdoce laiumlque celui exerceacute par lrsquoeacutecrivain en contexte de seacutecularisation Il srsquoensuit que la religion deacutecrite par Maistre mecircme srsquoil preacutetend la faire reposer sur laquo lrsquooreiller de lrsquoautoriteacute raquo est investie drsquoune certaine reacutesonance subjective lrsquoauteur fucirct‑il reacutesolument antimoderne se fait architecte agrave sa maniegravere de lrsquoexpeacuterience religieuse qursquoil met de lrsquoavant Pour Michel Despland cette tendance est assez geacuteneacuteraliseacutee chez les auteurs du xixe siegravecle mecircme chez ceux qui comme Maistre affectent de reacutesister agrave la moderniteacute et agrave son nouveau souffle drsquoindividualisme

Qursquoelle soit de droite ou de gauche protestante ou catholique la religion ne peut plus vivre sans lrsquoeacutevocation consciente ou non de dimensions intimes sans le deacutebut drsquoune articulation drsquoarriegraveres‑mondes ou srsquoeacuteprouve quelque chose dont le sujet est par neacutecessiteacute le seul juge [hellip] Chateaubriand Constant de Maistre Kierkegaard ont beau se preacutesenter comme des auteurs qui deacutefinissent la religion et eacutelaborent une certaine theacuteorisation agrave son sujet ils sont aussi des litteacuteraires qui impriment un certain style agrave leur propos de maniegravere agrave susciter de nouvelles reacutesonances dans ceux qui les lisent37

La deacutemarche litteacuteraire de Maistre est donc agrave prendre en consideacuteration srsquoagissant de la place qursquoil accorde agrave lrsquoindividu puisqursquoelle peut venir concurrencer certaines positions ou ideacutees deacutefendues dans le contenu des entretiens Agrave cet eacutegard la forme mecircme des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg est significative Lrsquoentretien ou la symposie permet de faire naicirctre les ideacutees agrave partir de la discussion laquo Nous parlons pour nous instruire et pour nous consoler38 raquo dit le personnage du Chevalier au Huitiegraveme entretien Crsquoest la symposie qui produit la connaissance le dialogue qui instruit et en ce sens

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la religion deacutecrite semble se recentrer quelque peu sur lrsquohomme en empruntant un genre habituellement mis au service de la philosophie (qui par le questionnement et la discussion tend naturellement agrave remettre en question lrsquoautoriteacute au profit de la raison individuelle qui lui sert de mesure39) Maistre ne fait pas un travail drsquoexeacutegegravese biblique et il ne srsquoen remet pas pleinement agrave lrsquoautoriteacute des textes sacreacutes Au contraire comme le note Antoine Compagnon il prend beaucoup de liberteacute par rapport agrave certains dogmes officiels quelques-unes de ses propositions ndash sur le mystegravere de lrsquoimputation notamment ndash frocirclant lrsquoheacutereacutesie40

Mais plus encore tout ce systegraveme religieux proposeacute par Maistre semble reposer sur une expeacuterience intime du siegravecle et de la Reacutevolution qui constitue cet laquo arriegravere‑monde raquo dont parle Despland et drsquoougrave jaillit peut‑ecirctre un rapport subjectif agrave la religion Lrsquoeacutevocation au Neuviegraveme entretien du laquo journal raquo du Comte genre de lrsquointime par excellence est agrave cet eacutegard tregraves inteacuteressante

Crsquoest lagrave que depuis plus de trente ans jrsquoeacutecris tout ce que mes lectures me preacutesentent de plus frappant Quelques fois je me borne agrave de simples indications drsquoautres fois je transcris mot agrave mot des morceaux essentiels souvent je les accompagne de quelques notes et souvent aussi jrsquoy place ces penseacutees du moment ces illuminations soudaines qui srsquoeacuteteignent sans fruit si lrsquoeacuteclair nrsquoest fixeacute par lrsquoeacutecriture Porteacute par le tourbillon reacutevolutionnaire en diverses contreacutees de lrsquoEurope jamais ces recueils ne mrsquoont abandonneacute et maintenant vous ne sauriez croire avec quel plaisir je parcours cette immense collection Chaque passage reacuteveille dans moi une foule drsquoideacutees inteacuteressantes et de souvenirs meacutelancoliques mille fois plus doux que tout ce qursquoon est convenu drsquoappeler plaisirs41

Ce passage aux reacutesonances reacutesolument intimes sert agrave introduire les deux livres (celui de Jennyngs intituleacute Examen de lrsquoeacutevidence intrinsegraveque du Christianisme et celui de Maistre Consideacuterations sur la France) qui serviront de base agrave la discussion qui va suivre sur la reacuteversibiliteacute des peines Tout se passe comme si le carnet de notes de lecture se substituait aux deux ouvrages en question que

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le Comte dit ne pas posseacuteder Ainsi la religion passe agrave travers le prisme de lrsquoindividualiteacute Certes on convoque lrsquoautoriteacute de sources exteacuterieures mais leur sont ajouteacutees laquo ces penseacutees du moment raquo qui viennent enrichir la reacuteflexion sur le christianisme lrsquoindividualiser et lrsquoinscrire peut‑ecirctre dans un horizon moderne

ConclusionAinsi Chateaubriand et Maistre reacuteagissent sur deux modes

diffeacuterents au legs des Lumiegraveres et aux conseacutequences de la Reacutevolution franccedilaise Si le premier precircche un laquo eacutevangile modeacutereacute raquo qui peut se concilier avec la penseacutee des Lumiegraveres le second mise sur la rupture et se positionne agrave contrecourant de la vague drsquoautonomisation de lrsquohomme qui caracteacuterise la moderniteacute depuis au moins la Reacuteforme et Descartes Devant le vide spirituel laisseacute par la Reacutevolution il srsquoagit dans un cas de modeacuterer lrsquoautoriteacute religieuse pour la rendre acceptable et digeste pour les individus de cette nouvelle socieacuteteacute et dans lrsquoautre cas de raffermir cette autoriteacute et drsquoaffaiblir la liberteacute individuelle au risque que le geste mecircme drsquoeacutecriture par la liberteacute dont il procegravede entre en tension avec le propos En somme mecircme en srsquoopposant agrave lrsquolaquo esprit moderne raquo heacuteriteacute des Lumiegraveres Chateaubriand et Maistre comme bon nombre drsquoauteurs reacuteactionnaires de la mecircme eacutepoque y prennent pleinement appui et y puisent certaines de leurs strateacutegies apologeacutetiques

1 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand Le Geacutenie du Christianisme Pierre Reboul (eacuted) Paris Garnier‑Flammarion 1966 t I p 43

2 Ibid p 463 Nous empruntons lrsquoexpression agrave Jean Delumeau qui lrsquoutilise agrave propos

de la pastorale chreacutetienne drsquoAncien reacutegime et qui srsquoapplique bien nous le verrons dans ce qui suit au discours reacuteactionnaire que tient Joseph de Maistre (cf Jean Delumeau Le peacutecheacute et la peur La culpabilisation en Occident xiiie-xviiie siegravecles Paris Fayard 1983 741 p)

4 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 46 5 Voltaire Lettres philosophiques Freacutedeacuteric Deloffre (eacuted) Paris

Gallimard (coll Folio classique) p 157 6 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 45

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7 Ibid p 728 Leacuteon Bloy Le deacutesespeacutereacute Paris Flammarion 2010 p 1659 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 6710 Alain Corbin Jean‑Jacques Courtine Georges Vigarello [dir] Histoire

des eacutemotions vol 2 Paris Seuil 2016 p 328 11 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 74 12 Ibid p 7813 Ibid p 106 14 Ibid p 10715 Voltaire Meacutelanges Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade)

1961 p 304 httpsfrwikisourceorgwikiPoegraveme_sur_le_deacutesastre_de_Lisbonne (page consulteacutee le 1er mai 2017)

16 Joseph de Maistre Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence suivies De la traduction de Plutarque sur les deacutelais de la justice divine Paris Eacuteditions de la Maisnie 1980 t I p 228 (nous soulignons)

17 Ibid p 2518 Joseph de Maistre op cit t I p 231 (nous soulignons) Voir aussi au

Neuviegraveme entretien laquo Je sens bien que dans toutes ces consideacuterations nous sommes continuellement assaillis par le tableau si fatigant des innocents qui peacuterissent avec les coupables mais sans nous enfoncer dans cette question qui tient agrave tout ce qursquoil y a de plus profond on peut la consideacuterer seulement dans son rapport avec le dogme universel et aussi ancien que le monde de la reacuteversibiliteacute des douleurs de lrsquoinnocence au profit des coupables raquo (Joseph de Maistre op cit t II p 122) Dans cet extrait Maistre descend sur le terrain des Lumiegraveres et reconnait ecirctre laquo continuellement assaill[i] par le tableau si fatigant des innocents qui peacuterissent avec les coupables raquo Mais au lieu de tomber comme Voltaire dans une laquo poeacutesie raquo qui placerait le sentiment au centre des analyses il invoque un dogme plus geacuteneacuteral celui de lrsquoexpiation par le sacrifice deacuteplaccedilant le regard du lecteur sur un ordre supeacuterieur transcendant le veacutecu individuel de la souffrance Un peu plus loin au Dixiegraveme entretien on reconnait une strateacutegie analogue laquo Vous ne croyez pas sans doute dit le Seacutenateur que je veuille eacutetouffer la compassion dans les cœurs et vous savez ce que les crimes reacutecents ont fait souffrir au mien neacuteanmoins agrave srsquoen tenir agrave la rigoureuse raison que veut‑on dire raquo (Ibid p 166 [nous soulignons]) La laquo rigoureuse raison raquo vient ici comme ailleurs tempeacuterer le sentiment et mecircme si le Seacutenateur dit ne pas vouloir laquo eacutetouffer raquo la compassion on peut se demander si la seacutevegravere theacuteodiceacutee maistrienne ne

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Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo

conduit pas justement agrave cet effet drsquoeacutetouffement et si la concession nrsquoest pas qursquoune figure de rheacutetorique

19 Joseph de Maistre op cit t I p 23120 Comme le fait remarquer Antoine Compagnon laquo chez de Maistre pour

comprendre la distribution du mal dans le monde il faut srsquoeacutelever au‑dessus de lrsquoindividu et saisir la justice eacuteternelle raquo (Antoine Compagnon Les antimodernes De Joseph de Maistre agrave Roland Barthes Paris Gallimard (coll Folio essai) p 133)

21 Joseph de Maistre op cit t I p 22722 Ibid p 24 (nous soulignons)23 Ibid p 8724 Ibid p 12925 Ibid p 12326 Ibid p 12927 Ibid p 1428 Ibid p 25‑2629 Ibid p 3830 Chez Maistre la justice des hommes dans lrsquoordre temporel est

deacutetermineacutee par une loi divine ce qui fait que les deux ordres de justice sont enchacircsseacutes lrsquoun dans lrsquoautre laquo Dieu ayant voulu faire gouverner les hommes par des hommes du moins exteacuterieurement il a remis aux souverains lrsquoeacuteminente preacuterogative de la punition des crimes et crsquoest en cela surtout qursquoils sont ses repreacutesentants raquo (Joseph de Maistre op cit t I p 28)

31 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t II p 132 32 Id Atala-Reneacute-Les aventures du dernier Abenceacuterage Fernand

Letessier (eacuted) Paris Classiques Garnier 1965 p 12433 Joseph de Maistre op cit t II p 12434 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 46 35 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 56 36 En cela ils srsquoinscrivent bien dans leur temps Dans Le Christ des

Barricades Frank Paul Bowman explique que le discours theacuteologique au deacutebut du xixe siegravecle est massivement investi et pris en charge par des auteurs laiumlcs laquo Sans doute agrave aucun moment de son histoire ajoute‑t‑il le discours theacuteologique catholique nrsquoa connu une aussi forte participation laiumlque avec le renouveau et la liberteacute que comporte un certain caractegravere autodidacte raquo (Le Christ des Barricades 1789-1848 Paris Les eacuteditions du Cerf 1987 p 35)

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37 Michel Despland laquo Lrsquoexpeacuterience religieuse au xixe siegravecle I Le for intime et lrsquoestheacutetique de lrsquoexistence raquo dans Laval theacuteologique et philosophique Queacutebec vol 50 no 3 (octobre 1994) p 612

38 Joseph de Maistre op cit t II p 7939 Au Huitiegraveme entretien le personnage du Comte dit agrave propos des

philosophes qursquolaquo il nrsquoy a point drsquoautoriteacute qui ne leur deacuteplaise raquo (ibid p 109)

40 Antoine Compagnon op cit p 12641 Joseph de Maistre op cit t II p 118‑119

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renardJean-christophe naDeau Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Dans cet article je tacircche de montrer en quoi le thegraveme du stoiumlcisme est lrsquoun des fils conducteurs des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg et en quoi il permet de mieux comprendre le dolorisme de Joseph de Maistre La philosophie de la Stoa est selon Maistre agrave la fois proche du christianisme et opposeacutee agrave lui Si ses fondements theacuteoriques sont conformes aux dogmes de lrsquoEacuteglise il nrsquoen demeure pas moins que les pratiques de ses diffeacuterents adeptes sont des manifestations du peacutecheacute drsquoorgueil Ainsi lrsquoindiffeacuterence agrave la douleur la construction drsquoun ethos rheacutetorique et la discussion sur les maux constituent pour Maistre des trahisons de la penseacutee chreacutetienne Ces critiques du stoiumlcisme deacutevoilent alors quatre injonctions proprement doloristes que je me propose de restituer ici souffrir srsquoabstenir prier attendre

IntroductionLes Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg entretiennent une relation

eacutetrangement ambigueuml avec le stoiumlcisme Sous la plume de Maistre les personnages du Comte du Seacutenateur et du Chevalier vont et viennent entre lrsquoeacuteloge et le blacircme agrave lrsquoendroit des philosophes du Portique Le lecteur attentif remarquera tout drsquoabord que Seacutenegraveque repreacutesente lrsquoune des figures centrales aux yeux des trois amis Citeacute sans cesse comme figure drsquoautoriteacute au fil des entretiens son importance est telle que le Chevalier se fera un devoir drsquointercaler des extraits seacuteneacutequiens dans le manuscrit qui deviendra le miroir de leurs conversations laquo Si je ne me trompe il [cet ami agrave qui je ferai lire ces entretiens] croira mecircme que vous avez ajouteacute aux raisons de Seacutenegraveque qui devait ecirctre cependant un tregraves grand geacutenie car il est citeacute de tout cocircteacute1 raquo

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Cependant les reacuteserves du Comte sont nombreuses Quoiqursquoun livre tel que Seacutenegraveque Chreacutetien ait pu paraicirctre et qursquoil existe une rumeur selon laquelle ce mecircme stoiumlcien aurait entretenu une relation eacutepistolaire avec Saint‑Paul Seacutenegraveque eacutetait laquo retenu par les preacutejugeacutes du siegravecle de patrie et drsquoeacutetat2 raquo Et quoiqursquoau fait des dogmes chreacutetiens il semble aux dires du Comte que cet exemple de vertu soit en quelque sorte deacutecaleacute par rapport agrave lrsquoideacuteal de la chreacutetienteacute

Plusieurs indices disseacutemineacutes agrave travers les onze Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence3 me portent agrave penser que lrsquoattitude stoiumlcienne repreacutesente agrave la fois lrsquoexemple et la trahison drsquoune attitude authentiquement doloriste et deacutebrouiller cette ambiguiumlteacute permettra je lrsquoespegravere de jeter un regard plus lucide sur le rapport de Maistre agrave la souffrance Pour y parvenir je propose drsquoarticuler cette recherche autour drsquoun eacutepisode du troisiegraveme entretien des Soireacutees Jrsquoexaminerai en un premier temps les deux figures ideacuteales (le Sage et le Juste) qui eacutevoluent en parallegravele au sein des deux doctrines Ce regard initial me megravenera agrave distinguer lrsquoattitude philosophique et lrsquoattitude proprement religieuse Cette clef de lecture permettra en un deuxiegraveme temps de comprendre en quoi deux eacutepisodes tireacutes de romans qui appartiennent agrave la tradition maistrienne repreacutesentent des contre‑exemples en regard du dolorisme veacuteritable Ce parcours me conduira agrave comprendre en quoi lrsquoattitude stoiumlcienne ainsi que ses eacutemules incarne une faute aux yeux de Joseph de Maistre et comment le Juste repreacutesente le rapport le plus digne de louanges face agrave la douleur

1 Le stoiumlcisme et les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg11 Souffrir et srsquoabstenir la fillette de dix-huit ans

Jrsquoaimerais deacutebuter cette recherche en rappelant lrsquoeacutepisode qui mrsquoapparait deacutecisif dans cette affaire

Je ne puis mrsquoempecirccher dans ce moment de songer agrave cette jeune fille devenue ceacutelegravebre dans cette grande ville parmi les personnes bienfaisantes qui se font un devoir sacreacute de chercher le malheur pour le secourir Elle a dix‑huit ans il y en a cinq qursquoelle est tourmenteacutee par un horrible cancer qui lui ronge la tecircte Deacutejagrave les yeux et le nez ont disparu et le mal srsquoavance

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

sur ses chairs virginales comme un incendie qui deacutevore un palais En proie aux souffrances les plus aiguumles une pitieacute tendre et presque ceacuteleste la deacutetache entiegraverement de la terre et semble la rendre indiffeacuterente ou inaccessible agrave la douleur Elle ne dit pas comme le fastueux stoiumlcien Ocirc douleur tu as beau faire tu ne me feras jamais convenir que tu sois un mal Elle fait mieux elle nrsquoen parle pas Jamais il nrsquoest sorti de sa bouche que des paroles drsquoamour de soumission et de reconnaissance4

Plusieurs eacuteleacutements dessinent deacutejagrave une piste interpreacutetative On pourra noter en un premier temps lrsquoadjectif servant agrave deacutecrier un certain Posidonius5 comme laquo fastueux raquo Deuxiegravemement ndash et je crois que cela donne tout son sens agrave la premiegravere remarque ndash il semble que le critegravere de distinction entre les deux protagonistes de cet eacutepisode reacuteside dans la parole La fillette ne fait pas comme le stoiumlcien alors que ce dernier combat verbalement la douleur en essayant de lui refuser son statut de mal la jeune fille se tait sur ce sujet Posidonius serait ainsi un exemple de fatuiteacute voire de vaniteacute et drsquoorgueil en vertu de son rapport oral agrave la souffrance critique tregraves seacutevegravere si lrsquoon considegravere que crsquoest un chreacutetien qui profegravere une telle accusation agrave lrsquoeacutegard de lrsquoadepte de la Stoa Je voudrais drsquoabord examiner en quoi cet acte drsquoeacutenonciation constitue une profanation selon le Comte

12 Le Sage qui nrsquoest point le JusteIl faut cependant rendre agrave Ceacutesar ce qui est agrave Ceacutesar et agrave Dieu ce

qui est agrave Dieu en montrant en quoi les assises theacuteoriques du stoiumlcisme sont louangeacutees par le Comte Il affirme

Il faut rendre justice aux stoiumlciens Cette secte seule a meacuteriteacute qursquoon la nommacirct fortissimam et sanctissimam sectam [une secte entre toutes courageuse et veacuteneacuterable] Elle seule a pu dire (hors du christianisme) qursquoil faut aimer Dieu que toute la philosophie se reacuteduit agrave deux mots souffrir et srsquoabstenir qursquoil faut aimer celui qui nous bat et pendant qursquoil nous bat Elle a produit lrsquohymne de Cleacuteanthe et a inventeacute le mot de Providence6

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Ainsi la doctrine du Portique aurait anticipeacute la majeure partie des fondements de lrsquoattitude doloriste promue par les trois personnages des Soireacutees Elle a su dire avec un certain geacutenie qursquoil faut accepter son destin crsquoest‑agrave‑dire accorder sa volonteacute sur la Volonteacute Les stoiumlciens disent encore qursquoil faut accueillir les maux comme une manifestation du divin et qursquoil faut pour cette raison suivre les indications de la Providence On se souviendra de lrsquoexemple canonique du chien et de la charrette

Eux aussi Zeacutenon et Chrysippe affirmaient que tout est destin avec lrsquoexemple suivant Quand un chien est attacheacute agrave une charrette srsquoil veut la suivre il est tireacute et il la suit faisant coiumlncider son acte spontaneacute avec la neacutecessiteacute mais srsquoil ne veut pas la suivre il y sera contraint dans tous les cas De mecircme en est‑il des hommes mecircme srsquoils ne le veulent pas ils seront dans tous les cas contraints de suivre leur destin7

Lrsquoeacutethique stoiumlcienne se reacutesumerait ainsi aux termes sustine et abstine crsquoest‑agrave‑dire endurer les maux en refusant leur affect Le veacuteritable Sage serait ainsi celui qui a fait sienne la parole de Posidonius selon laquelle il ne faut pas convenir que la douleur soit veacuteritablement un mal Accordant sa volonteacute sur la Providence il ferait ainsi preuve drsquoune liberteacute vraie et authentique

[Il faut rendre] justice aux stoiumlciens qui devinegraverent jadis un dogme fondamental du christianisme en deacutecidant que le sage seul est libre Aujourdrsquohui ce nrsquoest plus un paradoxe crsquoest une veacuteriteacute incontestable et du premier ordre Ougrave est lrsquoesprit de Dieu lagrave se trouve la liberteacute8

On pourrait ainsi reacutesumer les adeacutequations entre stoiumlcien et veacuteritable chreacutetien au sens de Maistre dans les Soireacutees tous deux reconnaissent lrsquoexistence drsquoune Providence divine agrave lrsquoœuvre dans la creacuteation et tacircchent drsquoaccorder leur volonteacute agrave cette derniegravere Le Juste et le Sage suivraient docilement la charrette du Saint‑Pegravere de lrsquohumaniteacute en tacircchant drsquoentretenir un rapport ndash ou plutocirct une attitude ndash face agrave la douleur qui soit en accord avec sa Volonteacute On

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

notera aussi que les figures du Sage et du Juste sont deacutecrites par les deux doctrines comme eacutetant pratiquement impossibles agrave incarner au point ougrave lrsquoon est en droit de se demander srsquoil srsquoagit de modegraveles ideacuteaux de vertu de simples chimegraveres de lrsquoesprit ou encore de rares possibiliteacutes Maistre introduit drsquoailleurs lrsquoeacutepisode de la fillette en ces termes

Il nrsquoy a point de juste sur la terre Celui qui a prononceacute ce mot [Job] devint lui‑mecircme une grande et triste preuve des eacutetonnantes contradictions de lrsquohomme mais ce juste imaginaire je veux bien le reacutealiser un moment par la penseacutee et je lrsquoaccable de tous les maux possibles Je vous le demande qui a le droit de se plaindre dans cette supposition Crsquoest le juste apparemment crsquoest le juste souffrant Mais crsquoest preacuteciseacutement ce qui nrsquoarrivera jamais [hellip] [Suit lrsquoeacutepisode de la fillette] Certainement messieurs si lrsquoinnocence existe quelque part elle se trouve sur ce lit de douleur aupregraves duquel le mouvement de la conversation vient de nous amener un instant9

Ce passage qui permet drsquoassocier la fillette de dix-huit ans agrave une figure qui se rapproche le plus possible du Juste ideacuteal (car nous sommes tous peacutecheurs) fait retrouver le critegravere de distinction sur lequel jrsquoai mis lrsquoaccent plus haut Le Juste souffrant quoiqursquoil aurait toute la leacutegitimiteacute du monde agrave cet eacutegard ne se plaindrait pas de sa situation mecircme srsquoil eacutetait accableacute des pires maux du monde crsquoest dit le Comte laquo preacuteciseacutement ce qui nrsquoarrivera jamais10 raquo La fillette il faut le rappeler nrsquoen parle pas Elle se tait contrairement au Sage

Comme annonceacute agrave la section preacuteceacutedente jrsquoaimerais maintenant explorer en quoi ce champ seacutemantique de la parole et du silence est un eacuteleacutement capital agrave la compreacutehension drsquoun rapport authentiquement chreacutetien agrave la souffrance

13 Parole et silence la philosophie contre la religionLrsquoune des rares critiques adresseacutees de front agrave Seacutenegraveque est formuleacutee

de la maniegravere suivante par le Comte au huitiegraveme entretien

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La seule observation critique que je me permettrai sur votre theacuteologie [la theacuteologie du Chevalier] peut ecirctre aussi ce me semble adresseacutee agrave ce mecircme Seacutenegraveque laquo Aimeriez‑vous mieux disait‑il ecirctre Sylla que Reacutegulus etc raquo Mais prenez garde je vous prie qursquoil nrsquoy ait pas ici confusion drsquoideacutees Il ne srsquoagit point du tout de la gloire attacheacutee agrave la vertu qui supporte tranquillement les dangers les privations et les souffrances car sur ce point tout le monde est drsquoaccord il srsquoagit de savoir pourquoi il a plu agrave Dieu de rendre ce meacuterite neacutecessaire Vous trouverez des blaspheacutemateurs et mecircme des hommes simplement leacutegers disposeacutes agrave vous dire Que Dieu aurait bien pu dispenser la vertu de cette sorte de gloire Seacutenegraveque ne pouvant reacutepondre aussi bien que vous parce qursquoil nrsquoen savait pas autant que vous (ce que je vous prie de bien observer) srsquoest jeteacute sur cette gloire qui precircte beaucoup agrave la rheacutetorique et crsquoest ce qui donne agrave son traiteacute de la Providence drsquoailleurs si beau et estimable une leacutegegravere couleur de deacuteclamation11

Ce passage chargeacute en information est tregraves difficile agrave interpreacuteter Je crois pourtant y deacuteceler une remarque fondamentale pour la recherche qui mrsquooccupe Il srsquoagit en fait de renverser une parole de Seacutenegraveque contre lui‑mecircme Que dit cette parole Seacutenegraveque srsquoadressant agrave son lecteur demande laquo aimeriez‑vous mieux ecirctre Sylla que Reacutegulus 12 raquo crsquoest‑agrave‑dire preacutefegravereriez‑vous ecirctre Sylla cet homme agrave qui on fraya un passage agrave coup drsquoeacutepeacutee jusqursquoau forum cet homme qui souffre qursquoon lui preacutesente des tecirctes de consulaires et qui enfin verse sur les fonds publics le prix de ces assassinats ou bien preacutefeacutereriez‑vous ecirctre Reacutegulus ce geacuteneacuteral qui essuyant un revers de la Fortune se retrouva les paupiegraveres arracheacutees et qui fut mutileacute par drsquoinnombrables clous13 Agrave cette question Seacutenegraveque reacutepond qursquoil faut preacutefeacuterer ecirctre Reacutegulus agrave Sylla car ce dernier accepte de payer ce prix pour lrsquoexercice de la vertu et ne reacutecupegravere pas la gloire attacheacutee agrave lrsquoeacutepreuve de la douleur

Or ndash et crsquoest lagrave ougrave Maistre retourne lrsquoargument de Seacutenegraveque contre lui‑mecircme ndash Seacutenegraveque reacutecupegravere et fait usage drsquoune telle gloire Alors qursquoil recommande le silence et la reacutesignation ce stoiumlcien construit son ethos en se fondant sur une telle gloire Il nrsquoest pas agrave la hauteur de

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

ses propres mots et adopte lrsquoattitude drsquoun Sylla face agrave ses souffrances veacutecues son expeacuterience de la douleur devient un outil rheacutetorique qui donne une hauteur deacuteclamatoire agrave son ouvrage On retrouve ici la meacutefiance face agrave Posidonius dans lrsquoeacutepisode de la fillette eacutenoncer son indiffeacuterence agrave la douleur lui permet de consolider sa reacuteputation drsquohomme fort et sage Lagrave Maistre enfonce son premier clou dans la doctrine stoiumlcienne il srsquoagit drsquoun discours qui nrsquoest pas agrave la hauteur de la Veacuteriteacute de son ideacutee Un extrait tireacute du premier entretien eacuteclaire ce point

La philosophie seule avait devineacute depuis longtemps que toute la sagesse de lrsquohomme eacutetait renfermeacutee en deux mots sustine et aBstine Et quoique cette faible leacutegislatrice precircte au ridicule mecircme par ses meilleures lois parce qursquoelle manque de puissance pour se faire obeacuteir cependant il faut ecirctre eacutequitable et lui tenir compte des veacuteriteacutes qursquoelle a publieacutees Elle a fort bien compris que les plus fortes inclinaisons de lrsquohomme eacutetant vicieuses au point qursquoelles tendent eacutevidemment agrave la destruction de la socieacuteteacute il nrsquoavait pas de plus grand ennemi que lui‑mecircme et que lorsqursquoil a appris agrave se vaincre il savait tout14

La philosophie qui est ici associeacutee agrave la doctrine stoiumlcienne est dit Maistre une faible leacutegislatrice crsquoest‑agrave‑dire qursquoelle gouverne faiblement les hommes Enfermeacutee dans le discours (quoique ses discours contiennent plusieurs veacuteriteacutes theacuteoriques) elle nrsquoa pas de veacuteritable empire sur lrsquoesprit de celui qui deacutelibegravere gracircce agrave ses soins Cette lecture peut ecirctre confirmeacutee par le passage suivant tireacute cette fois du neuviegraveme entretien

Qursquoimporte que tel ou tel homme ait pu dire quelques mots mal prononceacutes sur lrsquoamour de Dieu Il ne srsquoagit pas drsquoen parler il srsquoagit de lrsquoavoir il srsquoagit mecircme de lrsquoinspirer aux autres et de lrsquoinspirer en vertu drsquoune institution geacuteneacuterale agrave porteacutee de tous les esprits Or voilagrave ce qursquoa fait le christianisme et voilagrave ce que jamais la philosophie nrsquoa fait ne fera ni ne peut faire On ne saurait assez le reacutepeacuteter elle ne peut rien sur le cœur de lrsquohomme ndash Circum prœcordia ludit [Elle a ses entreacutees

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aux alentours du cœur] Elle se joue autour du cœur jamais elle nrsquoentre15

Ainsi la philosophie serait impuissante agrave peacuteneacutetrer le cœur de celui qui incarne sa doctrine Toutes les theacuteories les reacuteflexions les analyses les raisonnements seraient vains car ils ne reacuteussiraient pas agrave trouver les entreacutees dans lrsquoacircme humaine ou pour le dire dans un langage chreacutetien ils ne permettent pas drsquoy glisser la fermeteacute de la foi On peut degraves lors apercevoir qursquoune incommensurabiliteacute seacutepare lrsquoattitude qui est issue de la doctrine philosophique de celle qui reacutepond de la doctrine proprement religieuse les hommes ne peuvent ecirctre philosophiquement chreacutetiens Crsquoest une voie qursquoils peuvent tenter drsquoemprunter16 mais elle ne permet pas de se mettre veacuteritablement en accord avec la divine Providence

De son cocircteacute la religion eacutevite de parler (contrairement agrave son antagoniste) de lrsquoamour de Dieu Pour ecirctre agrave la hauteur de la priegravere veacuteritable (que Ta Volonteacute soit faite ) le chreacutetien doit se taire telle la fillette de dix-huit ans Le complet accueil de la douleur doit srsquoeffectuer sans mecircme ouvrir agrave la possibiliteacute de la plainte car alors on sombrerait dans le discours ce qui eacutecarterait le chreacutetien de sa peacutenitence ce serait retomber dans la philosophie qui eacutetant confineacutee agrave sa prison deacutelibeacuterative est impuissante agrave franchir la frontiegravere qui seacutepare les pourtours du cœur de son sein Victoire donc de la religion puisqursquoelle permet de vivre jusque dans sa chair la douleur

2 Ascegravese et hypocrisie le masque de fer de lrsquoideacutee21 Le Laceacutedeacutemonien et le renard

Jrsquoen suis arriveacute agrave la conclusion selon laquelle pour Maistre la philosophie en geacuteneacuteral ndash et plus particuliegraverement le stoiumlcisme ndash est confineacutee dans une zone qui lrsquoempecircche de faire ce saut de la foi qui rendrait le porteur de la doctrine proprement chreacutetien On pourrait malgreacute tout objecter agrave Maistre que ces pauvres stoiumlciens font simplement face agrave la finitude de leurs moyens et qursquoils ont dans lrsquoeacutechec de leur parole une noble aspiration agrave la vertu

Si Maistre nrsquoavait abordeacute que cet aspect les stoiumlciens srsquoen tireraient agrave bon compte Cependant je crois qursquoil y a bel et bien un

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affront au christianisme de la part des adeptes de la philosophie du Portique Dans le passage qui suit immeacutediatement lrsquoobjection de Sylla et Reacutegulus agrave Seacutenegraveque le Comte fait le commentaire suivant

Quant agrave vous M le seacutenateur en mettant mecircme cette consideacuteration agrave lrsquoeacutecart vous avez rappeleacute avec beaucoup de raison que lrsquohomme souffre parce qursquoil est homme parce qursquoil serait Dieu srsquoil ne souffrait pas et parce que ceux qui demandent un homme impassible demandent un autre monde17

Deux choses me portent agrave lier ce passage agrave une critique agrave demi‑mot de lrsquoattitude stoiumlcienne La premiegravere est le contexte drsquoeacutenonciation qui fait immeacutediatement suite comme je lrsquoai dit agrave la critique adresseacutee agrave Seacutenegraveque La seconde est plus reacuteveacutelatrice le Comte fait mention drsquoun homme impassible et drsquoune espegravece de supeacuterioriteacute divine de celui qui serait au‑dessus de la souffrance Nul doute qursquoil srsquoagit ici drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoascegravese du Sage stoiumlcien Le lecteur attentif comprendra que lrsquoaffront est majeur le Sage stoiumlcien par le moyen de lrsquoascegravese joue agrave Dieu En se disant (je pegravese mes mots) au‑dessus des maux (il est bon je crois drsquoavoir en tecircte la parole de Posidonius dont il a eacuteteacute question plus haut) le tenant drsquoune posture asceacutetique se place orgueilleusement par‑delagrave la creacuteation crsquoest‑agrave‑dire hors du monde Son affront le voici il rejette la souffrance au lieu de lrsquoaccueillir il refuse de participer agrave la reacuteparation du peacutecheacute originel par le biais de la reacuteversibiliteacute18 La condamnation maistrienne vise ainsi une palette beaucoup plus large de chreacutetiens de parole que les seuls stoiumlciens toutes les formes drsquoascegravese qui reacutecupegravereraient ainsi la souffrance constitueraient ainsi un tout condamnable

Je voudrais pour exemplifier ce peacutecheacute de type asceacutetique puiser au sein drsquoun eacutepisode rapporteacute par Plutarque dans sa Vie de Lycurgue qui permet de poser le problegraveme de lrsquoascegravese et du rapport agrave la souffrance

Les enfants [de la ville de Laceacutedeacutemone] prennent le vol tellement au seacuterieux que lrsquoun drsquoentre eux dit‑on qui avait deacuterobeacute un renardeau et le cachait dans son manteau se laissa pour ne pas ecirctre pris deacutechirer le ventre par les griffes et les dents de lrsquoanimal sans broncher il en mourut19

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Il suffit de remplacer dans lrsquoanecdote lrsquoenfant par un sage stoiumlcien (un Posidonius ou un Seacutenegraveque par exemple) pour voir la faute ecirctre mise en lumiegravere Le renardeau qui fait ici office drsquoavatar de la douleur ronge les chairs du voleur comme punition drsquoun crime commis (dans le contexte chreacutetienmaistrien qui concerne cette recherche crsquoest le peacutecheacute originel) On remarque lrsquoineacutevitable reacutesultat qursquoil revecircte un masque drsquoindiffeacuterence ou bien qursquoil pleure son martyr le criminel mourra Cependant ndash et crsquoest lagrave le fond de lrsquoaffaire ndash tout se joue dans lrsquoattitude face agrave la souffrance laquo il se laissa pour ne pas ecirctre pris deacutechirer le ventre par les griffes et les dents de lrsquoanimal sans broncher20 raquo Lrsquohypocrite stoiumlcien afin drsquoeacuteviter la honte plaque sur son visage le sourire de marbre qui dissimule agrave tous sa douleur crsquoest lrsquoaffront de lrsquohomme jouant agrave Dieu drsquoautant plus srsquoil exalte par la parole son indiffeacuterence Le meacutepris de la douleur ainsi que la plainte sont deux rapports erroneacutes au grand mystegravere de la Justice divine rapports qui ne se limitent pas agrave lrsquoexemple stoiumlcien mais qui incarnent lrsquoaffront-type de lrsquohypocrisie asceacutetique

Pour montrer en quoi cet affront‑type est une clef de lecture pour la compreacutehension maistrienne du rapport chreacutetien agrave la douleur jrsquoaimerais porter un bref regard sur deux eacutepisodes tireacutes de romans du xixe siegravecle qui appartiennent agrave la tradition maistriennedoloriste agrave savoir Un Precirctre marieacute et Le Deacutesespeacutereacute

22 Deux exemples de peacutecheacute dans le rapport agrave la douleur221 Sombreval et le masque de fer

Le premier exemple est celui du precirctre ayant consommeacute son apostasie tel que preacutesenteacute par Barbey drsquoAurevilly dans Un Precirctre marieacute Lrsquoeacutepisode dont il est ici question est celui ougrave Neacuteel accompagne le precirctre marieacute hors de la ville alors qursquoil srsquoapprecircte agrave entreprendre son hypocrite pegravelerinage qui devra le faire passer pour saint aux yeux de lrsquoEacuteglise Lrsquoapostat srsquoeacutetait alors reacutesolu agrave srsquoinfliger lui-mecircme mille tourments (autoflagellation etc) pour montrer agrave tous ndash et surtout agrave sa fille ndash sa volonteacute de se reconvertir au christianisme Alors que Neacuteel regardait Sombreval srsquoeacuteloigner vers le monastegravere

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Il se demandait si malgreacute sa fiegravere eacutenergie cet homme pourrait comprimer toute sa vie une nature semblable agrave la sienne et rester le masque de fer de son ideacutee Or srsquoil ne le pouvait pas si un jour le fond du sacrilegravege brisait le masque en se gonflant si la foudroyante veacuteriteacute allait en sortir sous le coup de quelque providentielle catastrophe alors lrsquoeacuteternelle question laquo Que deviendrait Calixte raquo lui reprenait le cœur21

Tel le Laceacutedeacutemonien il plaque sur son visage le masque de fer qui dissimule agrave tous sa douleur Il reste totalement impassible au sein des mutilations qursquoil srsquoinflige lui-mecircme pour expier son crime Son effort attire tellement les regards des moines qui lrsquoentourent qursquoil en devient agrave leurs yeux laquo lrsquoeacutedification de la communauteacute22 raquo

Cependant la faute est double non seulement son indiffeacuterence agrave la douleur fait de lui un orgueilleux peacutecheur qui joue agrave Dieu (tel le stoiumlcien) mais encore il reacutecupegravere agrave son compte la reacuteputation de saint martyr qui deacutecoule de sa peacutenitence (tel un Seacutenegraveque)

Sombreval [hellip] poussait la perfection de lrsquohypocrisie jusqursquoagrave la sinceacuteriteacute drsquoune peacutenitence qui aurait effrayeacute bien des acircmes croyantes et qui agrave la sainteteacute mecircme eucirct paru redoutable Oui crsquoeacutetait lui Sombreval qui avait voulu toutes les rigueurs drsquoun chacirctiment que lrsquoeacutevecircque plus indulgent ne lui aurait peut‑ecirctre pas infligeacutees [hellip] Crsquoeacutetait lui qui lrsquoavait voulue cette peacutenitence et demandeacutee plus publique encore et si dure que lrsquoeacutevecircque avait refuseacute de condescendre agrave son deacutesir23

On pourrait ecirctre tenteacute de louer les efforts de Sombreval pour assurer le salut de sa fille mais du point de vue drsquoun maistrien rigoureux endurer les maux dans une perspective utilitariste transforme le rapport agrave la douleur en ascegravese hypocrite et mensongegravere et agrave celui qui jugerait que Sombreval nrsquoentretient pas veacuteritablement un rapport utilitaire agrave la souffrance jrsquoobjecterais le passage ougrave son masque de fer (sa reacutesolution) se brise livrant ainsi au lecteur le fond de la penseacutee de lrsquoapostat

Je nrsquoy croyais pas agrave leur Dieu mais parce que tu y croyais [sa fille Calixte] jrsquoai fait comme si jrsquoy croyais Jrsquoai menti

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

Crsquoest pour toi que je leur ai joueacute cette comeacutedie dont tous ils ont eacuteteacute la dupe tant je la jouais bien parce que je la jouais pour toi Jrsquoaurais vieilli et je serais mort portant le fardeau de lrsquohypocrisie sur mon acircme [hellip] Et je serais mort agrave leur faire croire agrave tous que jrsquoeacutetais un saint et pour te faire moins pleurer ma fillette hellip Mais tu es morte et je repousse avec horreur cette comeacutedie qui nrsquoavait de sens que parce que je la jouais pour toi Et je redeviens ce que jrsquoeacutetais Je redeviens le Sombreval qui nrsquoa jamais eu drsquoautre Dieu que toi 24

Sombreval serait ainsi une illustration de cet affront-type au dolorisme maistrien comparable agrave celui des stoiumlciens des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg

222 Marchenoir la pauvreteacute volontaire et le miracle du christianisme

Le second exemple qui me parait reacuteveacutelateur est celui de la condamnation de la pauvreteacute volontaire telle que preacutesenteacutee par Marchenoir dans Le Deacutesespeacutereacute de Leacuteon Bloy Une bregraveve mise en contexte srsquoimpose Marchenoir est un chreacutetien qui reconnait son incapaciteacute agrave obeacuteir agrave la regravegle du silence et agrave devenir un chartreux quelque chose le retient agrave lrsquoexteacuterieur du cloicirctre Contrairement aux apparences Marchenoir respecte malgreacute tout lrsquoinjonction maistrienne du silence il se tait sur sa douleur mais abonde en invectives sur tous les meacuteprisables hommes qui coexistent avec lui dans ce monde condamneacute agrave lrsquoapocalypse Lrsquoeacutepisode que je souhaite examiner est celui de sa condamnation de la pauvreteacute volontaire qui permet en contrepoint de deacutevoiler une attitude convenable agrave adopter lors de son seacutejour parmi les hommes

Crsquoest qursquoen effet la pauvreteacute volontaire est encore un luxe et par conseacutequent nrsquoest pas la vraie pauvreteacute que tout homme abhorre On peut assureacutement devenir pauvre mais agrave condition que la volonteacute nrsquoy soit pour rien Saint‑Franccedilois drsquoAssise eacutetait un amoureux et non pas un pauvre Il nrsquoeacutetait indigent de rien puisqursquoil posseacutedait son Dieu et vivait par son extase hors du monde sensible Il se baignait dans lrsquoor de ses lumineuses guenilleshellip La pauvreteacute veacuteritable est

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

involontaire et son essence est de ne pouvoir jamais ecirctre deacutesireacutee Le christianisme a reacutealiseacute le plus grand miracle en aidant les hommes agrave la supporter par la promesse drsquoulteacuterieures compensations Srsquoil nrsquoy a pas de compensations au diable tout Il est insenseacute drsquoespeacuterer mieux de notre nature 25

Que comprendre des mots de Marchenoir Le clergeacute a pour habitude de louer la pauvreteacute et entretient une noble pitieacute agrave lrsquoeacutegard des miseacutereux Or dit Marchenoir lrsquohomme qui souhaiterait ecirctre pauvre et qui se deacutebarrasserait de tout son bien pour expeacuterimenter la misegravere ne serait qursquoun neacutecessiteux de faccedilade rechercher volontairement un tel eacutetat serait ainsi du mecircme ordre que lrsquohypocrisie drsquoun Sombreval recherchant volontairement la souffrance expiatoire La veacuteritable misegravere ndash celle qui est digne de chreacutetiennes louanges ndash serait alors celle qursquoon subit comme un revers de la Providence et comme ce qui ne peut jamais ecirctre deacutesireacute Le chreacutetien authentique accueille et tacircche de supporter lrsquoeacutepreuve divine de son seacutejour sur terre lagrave est le miracle de la religion Ainsi la foi en une justice divine qui reacutepare tous les torts au jour du jugement dernier donne la force de supporter les maux

Une foi authentique ne cherche pas agrave srsquoeacutecarter de la douleur Elle ne cherche pas non plus agrave srsquoeacutelever au‑dessus drsquoelle ou agrave la nier la foi veacuteritable est drsquoaccepter de souffrir Le miseacutereux devra eacutevoluer dans le monde en criant sans cesse laquo que Ta Volonteacute soit faite raquo en tacircchant drsquoaccueillir toute la douleur du monde et de la vivre pleinement dans sa chair alors seulement il pourra espeacuterer participer pieusement agrave la Justice divine

3 Conclusion souffrir srsquoabstenir prier attendreUn doloriste veacuteritable ne saurait srsquoautoriser aucun eacutecart de

conduite Pour un penseur tel que Joseph de Maistre la plainte lrsquoorgueil et lrsquoutilitarisme au regard de la douleur sont toutes des attitudes qui offensent la Creacuteation et qui srsquoinscrivent agrave contrecourant de la Volonteacute divine Agrave partir de lrsquoexemple stoiumlcien jrsquoai chercheacute agrave deacutegager les diverses maniegraveres par lesquelles lrsquoindividu croyant bien faire se retrouve agrave trahir la penseacutee du Comte dans les Soireacutees

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de Saint-Peacutetersbourg Un rapport agrave la douleur qui serait digne du message chreacutetien serait celui qui accueille la Volonteacute divine qui se preacutesente sous la forme drsquoune eacutepreuve des maux en tant que reacuteparation des peacutecheacutes de lrsquohumaniteacute La simple intellection de la souffrance agrave la maniegravere drsquoun philosophe ne permet pas de participer convenablement agrave la reacuteversibiliteacute des peines Pour meacuteriter le titre de Juste lrsquohomme doit chercher agrave supporter la douleur au sein de sa chair via une conviction qui peacutenegravetre son cœur en eacutevitant la plainte la deacuteclamation et la construction drsquoun ethos rheacutetorique Enfin le chreacutetien veacuteritable doit faire lrsquoeacutepreuve involontaire de la douleur et ne pas la rechercher car il serait orgueilleux de preacutetendre connaicirctre les maux qui lui sont destineacutes

Maistre avait pour habitude de vanter deux termes employeacutes par la philosophie pour reacutesumer son approche du christianisme souffrir et srsquoabstenir Je crois qursquoau regard de cette recherche il faudrait adjoindre deux autres mots pour approfondir les points de doctrine qui sous‑tendent le dolorisme Ainsi on pourrait le reacutesumer via une quadruple injonction qui srsquoincarne dans lrsquoexemple de la fillette il faut souffrir (crsquoest‑agrave‑dire pacirctir dans sa chair sans chercher agrave eacuteviter la douleur) srsquoabstenir (crsquoest‑agrave‑dire se taire sur sa souffrance) prier (crsquoest‑agrave‑dire accorder sa volonteacute avec la Volonteacute et enjoindre ses contemporains agrave faire de mecircme) et attendre (crsquoest‑agrave‑dire conserver la foi et accepter lrsquoineacutevitable retour de lrsquoeacutepreuve) Si ces quatre conditions sont ducircment remplies on serait autoriseacute agrave dire avec le Seacutenateur laquo Si le juste (tel qursquoil peut exister) accepte les souffrances dues agrave sa qualiteacute drsquohomme et si la justice divine agrave son tour accepte cette acceptation je ne vois rien de plus heureux pour lui ni de si eacutevidemment juste26 raquo

1 Joseph de Maistre Les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg Œuvres Paris Robert Laffont (coll Bouquins) 2007 Neuviegraveme entretien p 714 Crsquoest le Chevalier qui parle

2 Ibid Neuviegraveme entretien p 715 Crsquoest le Comte qui parle3 Sous‑titre des Soireacutees4 Ibid Troisiegraveme entretien p 548 Crsquoest le Comte qui parle

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5 Ses paroles sont rapporteacutees par Ciceacuteron dans les Tusculanes Je me fie ici aux notes que Pierre Glaudes a inseacutereacutees dans son eacutedition des Œuvres de Maistre Cf Joseph de Maistre op cit p 1010

6 Joseph de Maistre op cit Sixiegraveme entretien note VII de Maistre p 642

7 Hippolyte Reacutefutations de toutes les heacutereacutesies I 21 LS 62A 8 Joseph de Maistre op cit Sixiegraveme entretien p 618 Crsquoest le Comte qui

parle9 Ibid Troisiegraveme entretien p 547‑548 Crsquoest le Comte qui parle10 Ibid11 Ibid Huitiegraveme entretien p 69112 Ibid13 Je mrsquoappuie ici sur les notes de Pierre Glaudes qui eacutetablit le parallegravele

entre ce passage de Maistre et un extrait du Traiteacute de la Providence de Seacutenegraveque ougrave il est essentiellement question de lrsquoideacutee selon laquelle le malheur profite agrave lrsquohomme de bien Cf Joseph de Maistre op cit p 1051

14 Joseph de Maistre op cit Premier entretien p 475 Crsquoest le Comte qui parle

15 Ibid Neuviegraveme entretien note III de Maistre p 72316 Cette tentative se soldera par un eacutechec mais il est possible que par

cette eacutepreuve lrsquohomme srsquoeacuteveillera agrave une saisie plus eacuteleveacutee des choses divines

17 Joseph de Maistre op cit Huitiegraveme entretien p 691 Crsquoest le Comte qui parle

18 Ideacutee maistrienne selon laquelle la souffrance des uns est reacutecupeacutereacutee afin drsquoexpier les peacutecheacutes des autres En conseacutequence la souffrance des enfants est juste

19 Plutarque laquo Vie de Lycurgue raquo Vies Parallegraveles XVIII 1 Paris Gallimard (coll Quarto) 2001 p 147

20 Id21 Barbey drsquoAurevilly Un Precirctre marieacute Paris GF‑Flammarion 1993

chapitre XX p 30422 Ibid chapitre XXIV p 36523 Ibid chapitre XXIV p 36724 Ibid chapitre XXIX p 42425 Leacuteon Bloy Le Deacutesespeacutereacute Paris Flammarion (coll GF) 2010 laquo La

fin raquo LXVIII p 39026 Joseph de Maistre Les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg op cit Huitiegraveme

entretien p 689 Crsquoest le Seacutenateur qui parle

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvagesimon pelletier Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Le preacutesent article entend inscrire ce qui constitue certainement la piegravece maitresse de lrsquoœuvre de Benjamin Constant le traiteacute De la religion au sein de lrsquoune des grandes traditions des lettres franccedilaises celle du dialogue feacutecond avec les cultures eacutetrangegraveres situeacutees tout agrave fait hors des bornes qui deacutelimitent le champ de la familiariteacute et de lrsquohabitude De la religion examine en effet diverses figures de lrsquoalteacuteriteacute dont celle qui nous inteacuteresse ici particuliegraverement le sauvage Nous entendons montrer que lrsquoeacutetude du culte des sauvages y engage de deux faccedilons celui qui la megravene drsquoune part elle le pousse agrave explorer les replis intimes de sa propre inteacuterioriteacute pour parvenir agrave deacutegager une compreacutehension approfondie de celle de lrsquoautre drsquoautre part et inversement elle le transforme en justifiant pleinement lrsquoadoption drsquoune viseacutee pour ses actions journaliegraveres

IntroductionLa deacutecouverte par les Europeacuteens de territoires inconnus drsquoeux

ndash tels que lrsquoAmeacuterique ndash ne signifie pas seulement la deacutecouverte de vastes espaces agrave conqueacuterir ou encore drsquoabondantes ressources agrave exploiter Elle signifie aussi celle drsquoune alteacuteriteacute nouvelle qui srsquoajoute au souvenir de lrsquoAntiquiteacute et qui entraine en cela une seacuterie de tremblements de terre culturels La logique exteacuterieure de conquecircte et drsquoappropriation est en effet doubleacutee drsquoune logique inteacuterieure plus subtile souvent oublieacutee et pourtant reacuteelle Lrsquoobservation ndash directe ou par la meacutediation des lettres ndash de mœurs et de coutumes eacutetrangegraveres favorise de nouvelles maniegraveres de se rapporter agrave soi en ce qursquoelle deacutevoile un mode drsquoexistence humaine hors de tout horizon drsquoattente

Les tribus laquo sauvages raquo semblent avoir tout speacutecialement susciteacute cet eacutetonnement feacutecond car elles ont parfois occasionneacute lrsquoimpression

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de donner agrave voir ce que drsquoinnombrables couches de convention recouvraient chez les autres peuples lrsquoaspect naturel et originaire de lrsquohomme Lrsquoimage du sauvage rendrait ainsi manifeste quelque chose de celui qui pose sur elle un regard curieux et qui normalement lui eacutechappe Elle possegravede encore le pouvoir de renverser la relation normale que lrsquoobservateur entretient avec les usages de la culture dont il est issu usages qui peacutetrissent habituellement lrsquoesprit de ceux qui y baignent parce qursquoelle tend agrave faire reacutealiser agrave lrsquoobservateur lrsquoeacutetrangeteacute de ses propres mœurs et par conseacutequent agrave glisser entre elles et lui une distance favorable agrave la reacuteflexion critique Lrsquoacte drsquoobservation modifie ainsi celui qui observe lrsquoobjet de la reacuteflexion modifie le sujet qui reacutefleacutechit

La litteacuterature franccedilaise contient de nombreux et magnifiques exemples de ce pheacutenomegravene Nous pouvons penser agrave lrsquoessai sur les cannibales de Michel de Montaigne mais aussi et peut‑ecirctre surtout aux deacuteveloppements sur lrsquohomme naturel qursquoils inspiregraverent agrave Jean‑Jacques Rousseau Cet article vise agrave eacutetudier lrsquoun des moments moins connus de cette relation feacuteconde agrave lrsquoalteacuteriteacute la reacuteflexion de Benjamin Constant sur la figure du sauvage Pour cela nous adopterons pour objet drsquoeacutetude le second livre de son grand traiteacute sur la religion intituleacute De la religion consideacutereacutee dans sa source ses formes et ses deacuteveloppements1 En faire une analyse minutieuse nous permettra drsquoobserver que la description de lrsquoalteacuteriteacute engage ici de deux faccedilons celui qui entreprend de la deacutecrire drsquoune part parce qursquoune compreacutehension approfondie de lrsquoautre appelle et requiert une investigation des mouvements intimes de lrsquointeacuterioriteacute crsquoest‑agrave‑dire une eacutetude de soi drsquoautre part parce que la constitution du portrait de lrsquoautre engendre insensiblement une transformation de soi dans la mesure ougrave elle permet drsquoisoler et de fixer des buts capables de diriger lrsquoaction En drsquoautres mots deacutecrire le sauvage crsquoest travailler en grande partie agrave partir de mateacuteriaux puiseacutes agrave mecircme la substance de celui qui deacutecrit crsquoest aussi inversement et neacutecessairement mettre en comparaison diverses configurations du social et juger certaines preacutefeacuterables agrave drsquoautres

Notre analyse se deacuteploiera en trois temps Nous ferons drsquoabord valoir les speacutecificiteacutes de la deacutemarche de Constant en la mettant en relation avec celle de Rousseau Nous poursuivrons en traccedilant une

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

esquisse de la faccedilon dont Constant comprenait les mouvements du cœur humain ce qui nous permettra de deacutemontrer la place preacutepondeacuterante de sa psychologie dans le tableau qursquoil brosse de la religion des sauvages Enfin nous montrerons que sa description du jongleur crsquoest‑agrave‑dire du laquo precirctre raquo sauvage eacutetaye une thegravese libeacuterale celle selon laquelle la liberteacute de religion est souhaitable voire neacutecessaire en socieacuteteacute

1 Faits et sentimentDans lrsquohistoire des ideacutees De la religion se deacutemarque en partie

par lrsquoabsence de ce qui eacutetait devenu depuis la seconde moitieacute du xViie siegravecle un lieu commun de lrsquoeacutetude philosophique de lrsquohomme et de ses origines lrsquohypothegravese drsquoun eacutetat de nature de lrsquohumaniteacute Dans la tradition franccedilaise Rousseau eacutetait notamment devenu ceacutelegravebre au XVIIIe pour avoir entrepris drsquoen brosser le portrait gracircce agrave une meacutethode bien particuliegravere consistant agrave deacutepouiller intellectuellement lrsquohomme de tout ce qui en lui provient de la vie sociale (intelligence langage etc) Autrement dit il avait entrepris de lrsquoimaginer laquo reacuteduit agrave ce qursquoil serait srsquoil avait toujours veacutecu isoleacute2 raquo Dans son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les hommes (1755) il deacutepeint ainsi lrsquohomme naturel comme laquo errant dans les forecircts sans industrie sans parole sans domicile sans guerre et sans liaisons sans nul besoin de ses semblables comme sans nul deacutesir de leur nuire peut‑ecirctre mecircme sans en reconnaicirctre aucun individuellement3 raquo Selon cette perspective lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature constitue pour ainsi dire le reacutesultat de la neacutegation de tous les attributs qui appartiennent en propre agrave lrsquohomme civiliseacute4 Agrave cette liste de neacutegation on pourrait drsquoailleurs ajouter laquo sans religion raquo Rousseau cherche par lagrave agrave peindre un eacutetat si eacuteloigneacute dans le temps que les faits historiques deviennent pratiquement inutiles dans sa recherche Tout au plus certains faits ethnographiques peuvent srsquoaveacuterer utiles mais seulement dans la mesure ougrave ils permettent drsquoaccompagner lrsquoimagination vers cette eacutepoque reculeacutee qursquoil srsquoefforce de concevoir5 Il faut donc selon lui prendre dans ce genre de recherche un autre guide une connaissance fine du cœur humain qursquoon peut eacutetablir par introspection

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On pourrait dire que lrsquoapproche de Constant vise agrave prendre le contrepied de la meacutethode employeacutee par Rousseau En tentant de deacutepouiller lrsquohomme de tout ce qursquoil tient de la vie sociale on ne parvient en effet qursquoagrave lrsquoimaginer sans ce qursquoil y a en lui de speacutecifiquement humain laquo Lrsquohomme nrsquoest pas religieux parce qursquoil est timide il est religieux parce qursquoil est homme Il nrsquoest pas sociable parce qursquoil est faible il est sociable parce que la sociabiliteacute est dans son essence6 raquo La remonteacutee intellectuelle jusqursquoagrave lrsquoeacutetat originel de lrsquohumaniteacute constitue par lagrave une tentative laquo chimeacuterique raquo en ce qursquoelle megravene agrave deacutecrire un eacutetat dont aucun fait nrsquoatteste lrsquoexistence et dont par conseacutequent on ignore tout Partant lrsquoeacutetat sauvage qui a eacuteteacute et peut encore ecirctre observeacute ne srsquoidentifie nullement pour Constant agrave un eacutetat de nature Crsquoest donc apregraves avoir laisseacute en suspens lrsquoeacutenigme du point de deacutepart de lrsquohumaniteacute qursquoil prend lrsquoeacutetat sauvage comme point de deacutepart de son enquecircte7

Il y a chez lui la volonteacute de rester le plus pregraves possible du teacutemoignage des explorateurs et des savants sur le caractegravere des peuples qursquoil veut peindre Cependant cela ne signifie nullement que les deacutecouvertes de lrsquointrospection jouent chez lui un rocircle neacutegligeable celles‑ci gardent au contraire une place de choix Elles permettent drsquointerpreacuteter les faits de les trier voire de les expliquer De surcroicirct crsquoest sur la base drsquoune convergence entre le teacutemoignage des faits drsquoune part et sa connaissance des mouvements du cœur humain drsquoautre part que Constant est ameneacute agrave proposer lrsquoune des thegraveses majeures de son ouvrage la religion nrsquoa pas une origine exteacuterieure agrave lrsquohomme ce que laisse parfois penser lrsquohypothegravese de lrsquoeacutetat de nature elle est au contraire attacheacutee intimement agrave son inteacuterioriteacute et nrsquoa donc agrave proprement parler pas drsquoorigine Certes il existe de multiples et consideacuterables variations des formes et des opinions religieuses selon les lieux et les eacutepoques Mais le fait religieux est preacutesent chez tous les peuples connus que ceux‑ci soient sauvages ou civiliseacutes Ce seul constat devrait selon lui nous mener agrave consideacuterer la religion comme un simple fait humain comme une laquo loi fondamentale de notre nature8 raquo On peut de plus trouver en la religion un noyau drsquouniversaliteacute si lrsquoon deacutelaisse le plan des coutumes des routines ou des dogmes religieux et que lrsquoon remonte jusqursquoau plan du sentiment

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Il existe en effet chez lrsquohomme un sentiment laquo eacutetranger agrave tout le reste des ecirctres vivants9 raquo le sentiment religieux Il nous faut nous arrecircter quelque peu sur ce sentiment avant de preacuteciser la faccedilon dont il influence lrsquoexistence de lrsquoeacutetat sauvage car les faits rapporteacutes dans lrsquoouvrage ne valent que parce qursquoils deacutemontrent et illustrent son action

Constant deacutefinit le sentiment religieux de plusieurs faccedilons il repreacutesente agrave ses yeux laquo le besoin de connaicirctre les rapports qui existent entre lrsquohomme et les ecirctres invisibles qui influent sur sa destineacutee10 raquo laquo le besoin que lrsquohomme eacuteprouve de se mettre en communication avec la nature qui lrsquoentoure et les forces inconnues qui lui semblent animer cette nature11 raquo ou encore laquo le besoin de se rapprocher des ecirctres dont on invoque la protection12 raquo Cette pluraliteacute de deacutefinitions traduit en fait une difficulteacute agrave deacutefinir le sentiment religieux difficulteacute dont Constant eacutetait conscient Il la croyait imputable aux limites mecircmes du langage incapable drsquoenfermer et de circonscrire en une formule mecircme rigoureusement eacutetablie la nature drsquoun sentiment de cette espegravece laquo Tous nos sentiments intimes semblent se jouer des efforts du langage la parole rebelle par cela seul qursquoelle geacuteneacuteralise ce qursquoelle exprime sert agrave deacutesigner agrave distinguer plutocirct qursquoagrave deacutefinir Instrument de lrsquoesprit elle ne rend bien que les notions de lrsquoesprit Elle eacutechoue dans tout ce qui tient drsquoune part aux sens et de lrsquoautre agrave lrsquoacircme13 raquo Cette infirmiteacute du langage srsquoavegravere par ailleurs lrsquoun des thegravemes qursquoil aborde dans Adolphe14 Il en reacutesulte que pour communiquer la nature et lrsquoaction de nos sentiments Constant favorise les descriptions plutocirct que les deacutefinitions

En colligeant et en croisant plusieurs passages disperseacutes ccedila et lagrave dans son œuvre nous sommes cependant en mesure de proposer une reconstitution de la faccedilon dont il concevait le cœur humain Cela nous permettra de mieux comprendre le sentiment religieux

Tout dans le cœur humain ndash nos besoins nos deacutesirs mais aussi nos sentiments ndash peut ecirctre rattacheacute de pregraves ou de loin au mobile principal des actions humaines lrsquointeacuterecirct personnel Or reacuteduire la vie affective de lrsquoacircme agrave une quecircte toujours renouveleacutee de satisfaction eacutegoiumlste crsquoest se condamner agrave porter sur elle un regard singuliegraverement eacutetroit et borneacute Il y a indeacuteniablement en nous une tendance nous poussant

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agrave faire de nous‑mecircmes le centre auquel nous rapportons tout Mais il y a aussi en nous une tendance contraire qui nous incite agrave sortir de nous‑mecircmes et agrave adopter un laquo centre inconnu invisible sans nulle analogie avec la vie habituelle et les inteacuterecircts journaliers15 raquo Nous sommes ici plutocirct loin de la psychologie rousseauiste des passions dans laquelle tout sentiment deacuterivait en deacutefinitive de lrsquoamour de soi mecircme la pitieacute16 Par contraste Constant reconnait lrsquoexistence drsquoun authentique eacutelan altruiste dans lrsquoacircme humaine En effet les vexations du quotidien la finitude de toute chose et surtout la nocirctre17 favorisent pour lui le sentiment de lrsquoinsuffisance de toutes les satisfactions poursuivies par lrsquointeacuterecirct laquo [Au] milieu de ses succegraves et de ses triomphes ni cet univers qursquoil a subjugueacute ni ces organisations sociales qursquoil a eacutetablies ni ces lois qursquoil a proclameacutees ni ces besoins qursquoil a satisfaits ni ces plaisirs qursquoil diversifie ne suffisent agrave son acircme Un deacutesir srsquoeacutelegraveve sans cesse en lui et lui demande autre chose18 raquo Nous eacuteprouvons alors le besoin laquo de sortir des limites qui nous renferment19 raquo Notre imagination qui eacutepouse cet eacutelan franchit alors les bornes qui nous importunent elle pointe vers un ailleurs caracteacuteriseacute par leur absence Il lui faut laquo un monde dont elle dispose et qursquoelle embellisse agrave son greacute20 raquo

Lrsquoactiviteacute de lrsquoimagination permet ainsi la naissance drsquoun deacutesir drsquoabsolu drsquoeacuteterniteacute drsquoinfini deacutesir qui nous deacutesinteacuteresse des autres satisfactions et nous dispose donc au sacrifice de nous-mecircmes Tous nos sentiments laquo geacuteneacutereux raquo et laquo profonds raquo (tels que lrsquoamour le besoin de gloire ou encore la pitieacute) incluent cette reacutefeacuterence agrave lrsquoinfini et agrave lrsquoeacuteterniteacute21 Aussi sont‑ils le produit de la cohabitation en nous de deux tendances contraires lrsquoune eacutegocentrique et donc eacutegoiumlste lrsquoautre allocentrique et pour cela altruiste22 Crsquoest drsquoailleurs cette contradiction constitutive qui reacuteside au fond de toutes ces passions qui les rend si difficiles agrave traduire en deacutefinition

Qursquoest‑ce donc que le sentiment religieux Quoiqursquoinseacuteparable du deacutesir drsquoinfini drsquoeacuteterniteacute et drsquoabsolu le sentiment religieux ne srsquoidentifie pas complegravetement agrave lui Si nous le comprenons bien il srsquoagit en fait du postulat eacuteprouveacute pour ainsi dire sur le plan de la sensibiliteacute que lrsquoobjet de ce deacutesir existe sous une forme ou une autre

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

Nous eacuteprouvons un deacutesir confus de quelque chose de meilleur que ce que nous connaissons le sentiment religieux nous preacutesente quelque chose de meilleur Nous sommes importuneacutes des bornes qui nous resserrent et qui nous froissent le sentiment religieux nous annonce une eacutepoque ougrave nous franchirons ces bornes nous sommes fatigueacutes de ces agitations de la vie qui sans se calmer jamais se ressemblent tellement qursquoelles rendent agrave la fois la satieacuteteacute ineacutevitable et le repos impossible le sentiment religieux nous donne lrsquoideacutee drsquoun repos ineffable toujours exempt de satieacuteteacute En un mot le sentiment religieux est la reacuteponse agrave ce cri de lrsquoacircme que nul ne fait taire agrave cet eacutelan vers lrsquoinconnu vers lrsquoinfini que nul ne parvient agrave dompter entiegraverement de quelques distractions qursquoil srsquoentoure avec quelque habileteacute qursquoil srsquoeacutetourdisse ou qursquoil se deacutegrade23

Le sentiment religieux constitue la plus laquo pure24 raquo de nos passions laquo nobles deacutelicates et profondes25 raquo De la mecircme espegravece qursquoelles celui‑ci srsquoen distingue neacuteanmoins en ce qursquoil nrsquoy a que tregraves peu drsquoeacutegoiumlsme en lui raison pour laquelle Constant tend parfois dans De la religion agrave le confondre avec lrsquoaltruisme mecircme Redevable agrave lrsquoactiviteacute de lrsquoimagination ce postulat sensible de lrsquoexistence du divin nrsquoest cependant pas consideacutereacute par Constant comme une erreur imprimeacutee en nous de maniegravere indeacuteleacutebile celui‑ci tend au contraire agrave lui attribuer une valeur de veacuteriteacute laquo Pour refuser agrave ce sentiment une base reacuteelle il faudrait supposer dans notre nature une inconseacutequence drsquoautant plus eacutetrange qursquoelle serait la seule de son espegravece Rien ne paraicirct exister en vain Tout symptocircme indique une cause toute cause produit son effet26 raquo Par lagrave le sentiment religieux paraicirct malgreacute tout assez proche de la laquo lumiegravere27 raquo ou du laquo sentiment inteacuterieur28 raquo que le Vicaire Savoyard dans lrsquoEacutemile prenait pour guide dans ses recherches meacutetaphysiques et religieuses laquo Loin de croire que qui juge drsquoapregraves lui soit sujet agrave se tromper je crois que jamais il ne nous trompe et qursquoil est la lumiegravere de notre faible entendement lorsque nous voulons aller plus loin que ce que nous pouvons concevoir29 raquo eacutecrivait Rousseau Si Constant se seacutepare de lrsquoune des facettes de la

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penseacutee de Rousseau ce nrsquoest donc que pour mieux srsquoen approprier une autre et lui faire connaicirctre un deacuteveloppement tout agrave fait ineacutedit

2 Le culte sauvage comme reflet des contradictions du cœur humainLrsquoambition de Constant nrsquoest pas seulement de deacutecrire le culte

des sauvages30 il srsquoagit aussi drsquoexpliquer les eacuteleacutements dont il se compose Pour cette raison il est ameneacute agrave recourir agrave sa connaissance des rouages du cœur humain et agrave preacutesenter ce culte comme le produit drsquoune lutte feacuteconde de ses deux tendances fondamentales et contradictoires En drsquoautres mots il y a sous lrsquoimmobiliteacute apparente de lrsquoeacutetat sauvage31 des mouvements souterrains des conflits plongeant leurs racines dans lrsquointeacuterioriteacute mecircme de lrsquohomme laquo On peut donc envisager le culte des Sauvages sous deux points de vue suivant qursquoon srsquoattache agrave ce qui vient du sentiment ou agrave ce qui est lrsquoœuvre de lrsquointeacuterecirct Le sentiment eacuteloigne lrsquoobjet de son culte pour mieux lrsquoadorer lrsquointeacuterecirct le rapproche pour mieux srsquoen servir32 raquo Si lrsquointelligence joue aussi son rocircle dans le processus de creacuteation de la forme religieuse des sauvages elle srsquoavegravere en revanche devanceacutee par lrsquoaction du sentiment et pervertie par celle de lrsquointeacuterecirct Son rocircle reste donc secondaire voire subordonneacute

Penchons‑nous quelque peu sur lrsquoaspect de ce culte non pour en faire une description exhaustive mais pour deacutemontrer suffisamment ce point Degraves le deacutebut du livre II la preacutesentation des faits est eacutetroitement unie agrave leur explication

Lrsquohomme [hellip] place toujours dans lrsquoinconnu ses ideacutees religieuses Pour le sauvage tout est inconnu Son sentiment religieux srsquoadresse donc agrave tout ce qursquoil rencontre [hellip] Entoureacute de la sorte drsquoobjets puissants actifs influant sans cesse sur sa destineacutee il adore parmi ces objets celui qui frappe le plus fortement son imagination Le hasard en deacutecide Crsquoest le rocher crsquoest la montagne quelquefois une pierre souvent un animal33

Les lois de la nature qui environne le sauvage lui sont inconnues Celle‑ci lui semble donc remplie de volonteacutes puissantes et intelligentes Son sentiment religieux le pousse ainsi agrave concevoir et agrave se faccedilonner avec ce qursquoil a sous la main de petites diviniteacutes portatives qui le

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remplissent de respect auxquelles il voue une adoration deacutesinteacuteresseacutee et avec lesquelles il partage ce qui lui est agreacuteable Ces idoles ont reccedilu plusieurs noms au cours de lrsquohistoire les starryks chez les Ostiaques les manitous chez les Iroquois etc Constant utilise quant agrave lui un nom geacuteneacuterique invention des voyageurs europeacuteens les feacutetiches Le sentiment religieux suscite la genegravese des feacutetiches parce qursquoil est chez lui dans lrsquoinconnu Cependant comme il tend eacutegalement vers les notions drsquoinfini et drsquoabsolu il ajoute agrave la religion des sauvages laquo une notion plus vague plus mysteacuterieuse moins applicable agrave la vie commune et qui cependant remplit drsquoun respect plus profond drsquoune eacutemotion plus intime lrsquoacircme de lrsquoadorateur34 raquo il srsquoagit de lrsquoideacutee drsquoun Grand Esprit Il y a donc dans le feacutetichisme quelque chose de fort au‑dessus du feacutetichisme reacutesultat des laquo efforts35 raquo du sentiment religieux pour srsquoeacutelever au‑dessus des conceptions que lui suggegravere lrsquoignorance

Lrsquointelligence ainsi surpasseacutee par le sentiment degraves ses premiers pas exerce neacuteanmoins son influence sur la forme religieuse propre agrave lrsquoeacutetat sauvage laquo Le besoin inteacuterieur que lrsquohomme eacuteprouve drsquoadorer des ecirctres avec lesquels il corresponde et dont les soins protecteurs veillent sur lui suffit au sentiment religieux pour concevoir des dieux tuteacutelaires Lrsquointelligence qui observe avant de juger tire des pheacutenomegravenes exteacuterieurs qursquoelle compare et qursquoelle rapproche des conclusions en partie diffeacuterentes36 raquo Comme le sauvage soupccedilonne que des intentions se cachent derriegravere les pheacutenomegravenes de la nature et que ceux‑ci peuvent lui ecirctre soit favorables soit deacutefavorables il est conduit agrave supposer qursquoil existe deux types de dieux ceux qui sont bienveillants envers lui ainsi que ceux qui sont ses ennemis laquo Les Araucaniens croyaient en un dieu hostile et les Iroquois dans leurs harangues srsquoexhortent reacuteciproquement agrave ne pas eacutecouter la diviniteacute perverse qui se plaicirct agrave les tromper pour les perdre37 raquo Or fait inteacuteressant Constant note que le sentiment religieux laquo srsquoeacutelegraveve toujours contre cette conception38 raquo et qursquoil tacircche de lrsquoadoucir en eacutetablissant la supreacutematie du bon principe sur le mauvais Le cadre drsquoanalyse deacuteployeacute dans lrsquoouvrage par Constant le megravene ainsi agrave repreacutesenter le sentiment religieux comme luttant contre la forme qursquoil participe pourtant agrave creacuteer contre la forme qui reacutesulte de ses demandes mecircmes et ce afin de la perfectionner

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Cette lutte est drsquoautant plus vigoureuse que lrsquointeacuterecirct deacutetermine comme le sentiment de larges pans du culte sauvage Agrave lrsquoimage de notre nature double en effet la relation du sauvage envers son feacutetiche est ambigueuml au mouvement deacutesinteacuteresseacute de respect qui remplit son cœur srsquoajoute un mouvement inteacuteresseacute qui agit en sens contraire Lrsquointeacuterecirct mobilise ainsi lrsquointelligence agrave son service et lui enjoint de comprendre les ecirctres divins avec qui il communique pour chercher agrave deacutecouvrir les moyens de srsquoattirer leurs faveurs laquo Ce nrsquoest plus le sentiment religieux qui domine crsquoest lrsquoesprit armeacute pour lrsquointeacuterecirct et reacutefleacutechissant sur lrsquoobjet que lui a preacutesenteacute le sentiment religieux39 raquo La religion devient alors semblable agrave un commerce un trafic

Pour atteindre son but il srsquoefforce de juger de cet objet mysteacuterieux Or il nrsquoen peut juger que par lrsquoanalogie qursquoil lui suppose avec la seule chose dont il ait quelque connaissance crsquoest‑agrave‑dire avec lui‑mecircme Comme il srsquoirrite contre qui lrsquooffense srsquoadoucit envers qui lrsquoapaise devient bienveillant pour qui le sert ou le flatte ce qui nrsquoest qursquoune autre maniegravere de promettre de le servir il en conclut que lrsquoobjet qursquoil adore agit ainsi qursquoil agirait40

Le sentiment religieux eacutelevait le sauvage au‑dessus de lui‑mecircme mais lrsquointeacuterecirct qui favorise lrsquoanthropomorphisme rabaisse le feacutetiche au niveau du sauvage Lrsquoinconveacutenient est que la morale tend ainsi agrave deacutelaisser la figure du feacutetiche Celui-ci devient un ecirctre laquo eacutegoiumlste et avide raquo exigeant en eacutechange de sa protection non seulement des laquo victimes raquo et des laquo offrandes41 raquo mais encore des preuves de soumission des deacutemonstrations de laquo deacutevouement raquo et laquo drsquoabneacutegation de soi42 raquo Srsquoimpose alors lrsquoideacutee que lrsquoadorateur doit srsquoinfliger des souffrances et des privations de toutes sortes pour obtenir les faveurs de son feacutetiche43 Cette dynamique a pour effet de faire deacutevier de sa direction premiegravere la tendance altruiste du cœur de lrsquohomme car sa disposition spontaneacutee au sacrifice de soi fruit du sentiment religieux se trouve alors reacutecupeacutereacutee et instrumentaliseacutee par lrsquointeacuterecirct Il ne suffit donc pas de dire que lrsquointeacuterecirct fait de la religion un processus drsquoeacutechange il faut aussi ajouter que ce trafic puise de remarquables forces dans la disposition au sacrifice de soi qui habite lrsquohomme

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Or agrave nouveau tout se passe comme si le sentiment religieux se reacutevoltait neacutecessairement contre cette face hideuse de la religion sauvage engendreacutee par la tendance eacutegoiumlste du cœur humain En effet bien que le feacutetiche ne constitue pas une figure morale le sentiment religieux avance Constant reacuteussit tout de mecircme agrave faire peacuteneacutetrer par laquo mille routes invisibles44 raquo des notions de justice dans la religion et ce parce que la morale est un sentiment laquo Elle srsquoassocie au sentiment religieux parce que tous les sentiments se tiennent45 raquo Ainsi la religion exerce bel et bien un effet salutaire sur les liens humains

Drsquoabord en ne la consideacuterant que dans son rapport le plus circonscrit le traiteacute qursquoelle suppose entre lrsquoadorateur et son dieu implique une ideacutee de fideacuteliteacute aux engagements par conseacutequent une notion de morale En second lieu mecircme dans lrsquoeacutetat sauvage une espegravece drsquoassociation existe Les individus drsquoune horde sont unis entre eux par un inteacuterecirct commun Cet inteacuterecirct commun doit avoir aussi sa diviniteacute tuteacutelaire La religion le prend sous sa sauvegarde elle protegravege lrsquoassociation contre ses membres et les membres de lrsquoassociation les uns contre les autres46

Toute forme de relation implique une forme de laquo contrat raquo tacite ou explicite visant agrave favoriser lrsquointeacuterecirct commun de ceux qui y souscrivent Or lrsquointeacuterecirct personnel ne peut seul garantir le respect de ce contrat ndash il y a en effet des cas ougrave on peut tirer avantage drsquoune parole violeacutee Crsquoest ici que lrsquoautre tendance du cœur humain entre en jeu Le serment est une forme de garantie des engagements et la religion une garantie que chacun respectera le serment Pour le sauvage le serment a quelque chose de sacreacute car il laquo prend son feacutetiche agrave teacutemoin dans les circonstances solennelles et soumet de la sorte agrave un joug invisible sa passion du moment et son humeur changeante47 raquo La religion des sauvages produit donc spontaneacutement lrsquoeffet que la religion naturelle savamment manieacutee par le preacutecepteur du traiteacute drsquoeacuteducation de Rousseau suscite chez Eacutemile48

La lutte de lrsquointeacuterecirct et du sentiment religieux srsquoillustre dans de nombreux autres exemples dont les longues descriptions que fait Constant des ideacutees des sauvages sur la vie apregraves la mort49 Ce qui

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preacutecegravede suffit cependant pour montrer que la preacutesentation des faits historiques et anthropologiques est directement relieacutee agrave ce que faute drsquoun meilleur terme nous pourrions appeler une psychologie

3 Le rocircle des precirctres sauvagesLa preacutesentation de Constant fait une large place agrave lrsquoinfluence des

precirctres dans lrsquoeacutetat sauvage En y precirctant attention nous verrons que lrsquoanalyse qursquoil en dresse pointe fortement en direction drsquoune position libeacuterale concernant la liberteacute individuelle de religion Certes Constant se deacutefend drsquoavoir mecircleacute agrave son eacutetude eacuterudite des consideacuterations partisanes laquo Historiens fidegraveles nous nrsquoavons deacutenatureacute aucun fait ni sacrifieacute agrave des consideacuterations secondaires aucune veacuteriteacute Nous avons tacirccheacute drsquooublier en eacutecrivant le siegravecle les circonstances et les opinions contemporaines50 raquo Cependant il convient de noter que la penseacutee de Constant est drsquoune espegravece particuliegravere elle cherche agrave srsquoorganiser en totaliteacute coheacuterente et agrave embrasser dans une seule somme tous les champs de la vie humaine Partant ses consideacuterations sur lrsquohistoire et la nature de la religion sont loin drsquoecirctre sans rapport avec ses positions sur lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion bien au contraire elles lrsquoeacutetayent Lrsquoœil de lrsquoeacuterudit est pour ainsi dire dirigeacute malgreacute lui par ses preacuteoccupations les plus brucirclantes

Replongeons quelque peu dans le deacutetail du livre II

Aussitocirct que lrsquohomme a conccedilu lrsquoideacutee drsquoecirctres supeacuterieurs agrave lui avec lesquels il a des moyens de communication il doit supposer que ces moyens ne sont pas tous eacutegalement infaillibles Il lui importe de distinguer entre leurs degreacutes drsquoefficaciteacute Srsquoil nrsquoespegravere pas deacutecouvrir les meilleurs et les plus sucircrs par ses propres efforts il srsquoadresse naturellement agrave ceux de ses semblables qursquoil croit eacuteclaireacutes par plus drsquoexpeacuterience ou qui se proclament possesseurs de plus de lumiegraveres Il cherche autour de lui ces mortels privileacutegieacutes favoris confidents organes des dieux et degraves qursquoil les cherche il les trouve51

Ainsi apparaissent les precirctres sauvages laquo que les Tartares appellent schammans les lapons noaiumlds les Samoyegravedes

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tadiles52 raquo Constant utilise quant agrave lui pour les deacutesigner un autre nom geacuteneacuterique invention des voyageurs europeacuteens les jongleurs Aussitocirct qursquoils existent les jongleurs tendent agrave former un corps distinct et hermeacutetique tendance qui lorsqursquoelle connaicirctra plus tard dans lrsquohistoire son plein deacuteveloppement se reacutevegravelera au principe de tregraves grands maux pour le corps social dans son ensemble Malgreacute cela Constant note que la preacutesence des jongleurs dans lrsquoeacutetat sauvage est souhaitable Crsquoest que leur apparition et leur reacuteunion en corps sont le simple reacutesultat de la laquo nature raquo de laquo la force des choses53 raquo

Lrsquoideacutee est sous sa plume drsquoune grande importance car elle renvoie agrave un passage ulteacuterieur dans lequel lrsquoeacutecrivain se prononce sur le grand problegraveme de la geacuteneacutealogie du mal laquo Le mal nrsquoest jamais dans ce qui existe naturellement mais dans ce qursquoon prolonge ou dans ce qursquoon reacutetablit par la ruse ou la force Le veacuteritable bien crsquoest la proportion La nature la maintient toujours quand on laisse la nature libre Toute disproportion est pernicieuse Ce qui est useacute ce qui est hacirctif est eacutegalement funeste54 raquo Toutes les institutions les mœurs ou encore les opinions constituant les produits neacutecessaires de la force des choses que cette laquo force des choses raquo renvoie agrave la cateacutegorie de nature ou encore agrave celle drsquohistoire ne sauraient srsquoaveacuterer entiegraverement nocives leur existence nrsquoest pas vaine en ce qursquoelle reacutepond agrave un besoin En revanche ce dont on rallonge indument lrsquoexistence ou encore ce dont on hacircte lrsquoapparition rompt lrsquoeacutequilibre deacutelicat entre les opinions les coutumes les institutions et le degreacute drsquoavancement du corps social En ce sens la christianisation des sauvages dont lrsquoAtala de Chateaubriand avait offert quelques anneacutees plus tocirct une vision idyllique55 paraicirct aberrante agrave Constant parce que lrsquoinstitution des jongleurs leur convient tout simplement mieux56

Cela dit le traitement reacuteserveacute agrave lrsquoinfluence des jongleurs sur le culte des sauvages est malgreacute tout assez neacutegatif dans son ensemble parce que ceux‑ci tirent leur autoriteacute de la partie du culte sauvage produite par lrsquointeacuterecirct laquo Ils tournent donc le plus exclusivement qursquoils le peuvent vers cette portion de la religion lrsquoattention du sauvage Ils le distraient de lrsquoideacutee drsquoun Grand Esprit [hellip] Ils concentrent les vœux des hordes qui les eacutecoutent dans leurs relations mateacuterielles avec les feacutetiches puissances subalternes plus au niveau de lrsquohomme

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et qui appartiennent au plus offrant57 raquo En srsquoefforccedilant de reacuteduire la religion des sauvages aux notions geacuteneacutereacutees chez elle par la tendance eacutegoiumlste du cœur humain les jongleurs travaillent simultaneacutement agrave se rendre maicirctres de cette derniegravere et ce en tentant de srsquoeacuteriger en intermeacutediaires incontournables dans la relation drsquoeacutechange entre lrsquohomme et son feacutetiche Ils soulignent drsquoailleurs pour cela le caractegravere avide et vorace de ces idoles De plus parce qursquoils en retirent de grands avantages ils accompagnent et precirctent appui au processus de deacutevoiement par lrsquointeacuterecirct de la disposition humaine au sacrifice laquo De ce que le sacrifice pour ecirctre agreacuteable aux dieux doit ecirctre peacutenible agrave celui qui lrsquooffre il srsquoensuit qursquoon invente agrave chaque instant de nouveaux sacrifices toujours plus peacutenibles et par lagrave plus meacuteritoires De ce que les dieux se plaisent aux privations de leurs adorateurs il en reacutesulte qursquoon multiplie le nombre et qursquoon raffine sur la nature de ces privations58 raquo Ainsi favorisent‑ils des pratiques que le sentiment religieux tient en horreur comme le sacrifice de la pudeur et celui de vies humaines59

Il est deacutesormais possible de voir quels inconveacutenients reacutesultent de leur action Le pouvoir des corps de jongleurs se fondant sur des opinions bien preacutecises ils doivent donc pour le maintenir et lrsquoeacutetendre exercer leur emprise sur celles‑ci Ce faisant les precirctres sauvages accentuent ce contre quoi dans la religion le sentiment religieux se reacutevolte Ils incitent ainsi le sentiment religieux agrave se deacutetacher de la forme qursquoil srsquoeacutetait creacuteeacutee et agrave chercher agrave tacirctons des ideacutees qui lui conviennent davantage Or au rebours de la marche des notions religieuses qui preacutepare progressivement la deacutesueacutetude drsquoune forme qui vexe le sentiment les precirctres travaillent agrave maintenir immobiles et intacts les dogmes dont leur autoriteacute deacutepend Le sacerdoce laquo fait perpeacutetuellement des efforts pour arrecircter ou retarder cette marche et en effet le jongleur du feacutetichisme lutte contre le polytheacuteisme qui en attribuant aux dieux la figure humaine brise les simulacres hideux des feacutetiches et deacutetruit lrsquoinfluence des eacutevocations et des sortilegraveges de leurs interpregravetes60 raquo Ainsi les jongleurs conviennent agrave lrsquoeacutetat sauvage pour la raison mecircme qursquoils ne sauraient convenir agrave lrsquoeacutetat qui doit lui succeacuteder tocirct ou tard en se crispant contre le mouvement de lrsquohistoire ceux‑ci favorisent le prolongement drsquoune forme peacuterimeacutee

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et tendent agrave faire naicirctre cette disproportion nocive dont nous parlions un peu plus haut

Dans lrsquoeacutetat sauvage les maux qursquoentraine la preacutesence des jongleurs bien que reacuteels demeurent cependant plus ou moins contenus par la forme mecircme du feacutetichisme En effet le feacutetiche demeure malgreacute les efforts des jongleurs un ecirctre portatif disponible et avec lequel il reste possible de traiter directement sans leur meacutediation61 Cette relative indeacutependance religieuse du sauvage entraine une limitation du pouvoir des jongleurs limitation que lrsquoon peut deacutesormais juger absolument souhaitable En adoptant une perspective plus large sur De la religion on remarque que transporteacutee ou eacutetablie sur de nouvelles bases dans les cultes ulteacuterieurs agrave celui de lrsquoeacutetat sauvage lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion procure sensiblement les mecircmes avantages puisque lrsquoaction du sacerdoce reste toujours plus ou moins la mecircme favoriser dans la religion les notions produites par lrsquointeacuterecirct se preacutesenter en tant que meacutediateur neacutecessaire entre lrsquoindividu et ses dieux et peacutetrifier les dogmes dont il tire avantage agrave contrecourant du mouvement progressif de lrsquohistoire qui les enveloppe et les transforme pourtant irreacutesistiblement62

ConclusionRousseau proposait agrave partir de lrsquoimage statique de lrsquoeacutetat de nature

une histoire hypotheacutetique de la lente naissance de la sociabiliteacute qui srsquoavegravere simultaneacutement celle de la genegravese du mal qui ronge lrsquohomme Dans ce processus la religion ne jouait sous sa plume aucun rocircle drsquoimportance ndash du moins dans le Discours sur lrsquoineacutegaliteacute63 Crsquoest ce versant de lrsquoœuvre de Rousseau que Constant souhaite deacutepasser et ce en proposant une approche qui srsquoapproprie et deacuteveloppe un autre de ses versants importants Sa deacutemarche le megravenera agrave consideacuterer le fait religieux comme indissociable de la nature de lrsquohomme et agrave en faire lrsquoun des eacuteleacutements centraux de la genegravese du mal dans les socieacuteteacutes humaines Cette diffeacuterence recouvre neacuteanmoins de nouveau une similariteacute car chez lrsquoun comme chez lrsquoautre la description du problegraveme contient virtuellement sa solution

Pour comprendre le sauvage cet ecirctre si radicalement diffeacuterent de lui Constant utilise sa connaissance de ce qursquoil pense leur ecirctre

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commun crsquoest‑agrave‑dire sa connaissance des rouages intimes du cœur humain Le teacutemoignage des faits toujours respecteacute et pris en compte se marie ainsi dans sa preacutesentation agrave une psychologie qui permet de lrsquoexpliquer jusque dans ses moindres deacutetails Comprenant lrsquointeacuterioriteacute humaine comme traverseacutee de deux tendances fondamentales et contradictoires Constant deacutecrit ainsi ces tendances comme peacuteneacutetrant et deacuteterminant de larges pans du culte sauvage comme geacuteneacuterant les eacuteleacutements conflictuels dont il se compose Lrsquoexamen sous lrsquoaune psychologique des reacutecits de voyageurs tout comme des traiteacutes historiques et ethnographiques touche eacutegalement ses descriptions du jongleur si bien qursquoon doit faire remarquer que la preacutesentation des faits porte fortement lrsquoempreinte de lrsquoeacutecrivain que la description de la figure du sauvage fait appel agrave des ressources que trouve en lui celui qui entreprend de la deacutecrire Or cette figure produit aussi son effet sur Constant en ce qursquoelle tend agrave confirmer ses propres positions politiques sur la place qursquoil convient drsquoaccorder agrave la religion dans lrsquoEacutetat

Le projet geacuteneacuteral de Constant dans les quinze livres dont est constitueacute le traiteacute De la religion consiste en effet agrave deacutemontrer que les religions libres (crsquoest‑agrave‑dire celles ougrave existe sous une forme ou une autre lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion) sont infiniment preacutefeacuterables aux religions sacerdotales (celles ougrave le pouvoir de deacuteterminer les dogmes est posseacutedeacute exclusivement par des corporations de precirctres) Le livre II ne pose certes que les preacutemisses de cette deacutemonstration mais il est inteacuteressant de signaler que celles‑ci pointent deacutejagrave en direction de sa conclusion car on y comprend le danger de laisser un pouvoir sans borne aux corporations sacerdotales Parallegravelement la thegravese libeacuterale de la neacutecessiteacute drsquoune seacuteparation de lrsquoEacuteglise et de lrsquoEacutetat se trouve gracircce agrave cet angle drsquoanalyse grandement solidifieacutee dans ses assises car cette seacuteparation se reacutevegravele indispensable pour eacuteviter la naissance drsquoune dissonance entre drsquoun cocircteacute les dogmes religieux admis socialement agrave la fois cristalliseacutes par lrsquoaction du sacerdoce et imposeacutes par celle du politique et drsquoun autre cocircteacute le sentiment religieux en phase avec les avanceacutees de lrsquointelligence

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Le chapitre final de son vaste traiteacute recommande ainsi de faccedilon conseacutequente de supprimer tout obstacle agrave la mobiliteacute ineacuteluctable des formes religieuses Mais cette recommandation se trouve aussitocirct nuanceacutee par une autre qui semble aller en sens contraire laquo En geacuteneacuteral il faut eacuteviter de proclamer les changements [touchant les dogmes religieux] si la neacutecessiteacute nrsquoest pas urgente Crsquoest leur susciter des reacutesistances Tout se fait graduellement et pour ainsi dire imperceptiblement par la nature Les hommes doivent lrsquoimiter Pourvu qursquoil nrsquoy ait point de contrainte exerceacutee sur les consciences point drsquoobstacle opposeacute agrave la pratique des cultes divers le nom est utile agrave conserver Il ne nuit point au fond des choses et il rassure les esprits susceptibles de srsquoeffaroucher64 raquo Pour reacutealiser lrsquoobjectif qursquoil poursuit Constant doit montrer hors de tout doute possible la nature souple et transitoire des formes religieuses et mettre en eacutevidence les leccedilons sociales et politiques qui en deacutecoulent Or voilagrave qursquoune tension apparaicirct dans son systegraveme si rien ne doit srsquoeacuteriger contre la perfectibiliteacute du fait religieux en revanche il srsquoavegravere politiquement prudent de recouvrir drsquoun voile les changements graduels de la religion de laisser ceux‑ci se produire laquo insensiblement raquo agrave lrsquoinsu pour ainsi dire de ceux qursquoils touchent

Comment comprendre lrsquoapparition drsquoune si deacuteroutante tension En fait celle‑ci semble paradoxalement une conseacutequence neacutecessaire du point de deacutepart de son enquecircte Le sentiment religieux en effet constitue certes lrsquoune des causes motrices du fait religieux mais il nrsquoen demeure pas moins comme nous lrsquoavons vu le reacutesultat drsquoune neacutegation de la finitude des choses par notre faculteacute drsquoimaginer Il vit ainsi drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoeacuteterniteacute inscrite dans notre sensibiliteacute mecircme et geacutenegravere voire se lie consubstantiellement au besoin qursquoeacuteprouve lrsquohomme de rendre laquo reacuteguliers raquo et surtout laquo permanents65 raquo ses contacts avec le divin tout comme les moyens utiliseacutes pour les eacutetablir Les aspirations du sentiment religieux le portent donc agrave occasionner les multiples meacutetamorphoses des cultes dont il suscite lrsquoexistence mais aussi simultaneacutement agrave deacutetourner drsquoelles son regard Ce sont ces deux caracteacuteristiques capitales du sentiment religieux que lrsquoaction du fin politique doit savoir respecter

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Ainsi les travaux de Constant sur la religion lui permettent‑ils de reacutepondre par la meacutediation drsquoune eacutetude de lrsquoalteacuteriteacute agrave ses questions les plus urgentes de faccedilon agrave diminuer lrsquoopaciteacute du contexte dans lequel il devait vivre et agrave trouver un but vers lequel diriger son action de publiciste et drsquohomme politique Crsquoest de cette maniegravere que dans ce cas-ci lrsquoacte drsquoobservation modifie celui qui observe que lrsquoobjet de la reacuteflexion modifie le sujet qui reacutefleacutechit

Lrsquoauteur tient agrave remercier le Programme de bourses drsquoeacutetudes supeacuterieures du Canada Vanier pour son preacutecieux soutien financier

1 Voici lrsquoeacutedition agrave laquelle nous allons nous reacutefeacuterer dans cet article Benjamin Constant De la religion consideacutereacutee dans sa source ses formes et ses deacuteveloppements Paris Actes Sud (coll Thesaurus) 1999 Nous la deacutesignerons deacutesormais par un titre abreacutegeacute De la religion

2 Eacutemile Durkheim Le Contrat social de Rousseau Paris Eacuteditions Kimeacute (coll Philosophie en cours) 2008 p 37

3 Jean‑Jacques Rousseau Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les hommes dans Œuvres complegravetes Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1964 t III p 159‑160

4 Lagrave‑dessus voir lrsquoanalyse classique de Starobinski selon qui Rousseau deacuteploie une laquo anthropologie neacutegative raquo Cf Jean Starobinski laquo Le discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute raquo dans Jean-Jacques Rousseau la transparence et lrsquoobstacle suivi de sept essais sur Rousseau Gallimard (coll Tel) Paris 1971 p 342 Voir aussi son essai laquo Rousseau et lrsquoorigine des langues raquo (ibid p 361)

5 Cf Jean Starobinski laquo Le discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute raquo (ibid p 241)

6 Benjamin Constant De la religion op cit p 467 Ibid p 848 Ibid p 39 Voir aussi p 799 Ibid p 3910 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees

religieuses raquo Eacutecrits politiques textes choisis preacutesenteacutes et annoteacutes par Marcel Gauchet Paris Gallimard (coll Folio essais) 1997 p 635

11 Benjamin Constant De la religion op cit p 9912 Ibid p 57513 Ibid p 50

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14 Cf Benjamin Constant Adolphe Paris Gallimard (coll Folioplus classiques) 2007 p 27

15 Ibid p 49 Todorov parle en cela drsquoune disposition laquo allocentrique raquo chez lrsquohomme Cf Tzvetan Todorov Benjamin Constant La passion deacutemocratique Paris Hachette litteacuterature (coll Coup double) 1997 p 127

16 Voir Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile dans Œuvres complegravetes Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1969 t IV p 491

17 Cf Benjamin Constant De la religion op cit p 116‑11718 Ibid p 48 19 Ibid p 6720 Ibid21 Cf Henri Gouhier Benjamin Constant devant la religion Paris Descleacutee

de Brouwer 1967 p 55 22 Prenons lrsquoexemple de lrsquoamour qui est si bien le produit du meacutelange de

ces tendances qursquoAdolphe le confond alternativement avec la piqucircre de lrsquoamour‑propre et la morsure de la pitieacute

Drsquoune part en effet on pourrait le deacutepeindre comme la plus eacutegoiumlste de nos passions en ce qursquoil laquo a pour but une jouissance deacutetermineacutee que ce but est pregraves de nous et qursquoil aboutit agrave lrsquoeacutegoiumlsme raquo (Benjamin Constant laquo Principes de politique raquo Eacutecrits politiques op cit p 465‑466) Or lrsquoamour se nourrit aussi de lrsquoillusion de lrsquoeacuteterniteacute Deux amants qui viennent de se rencontrer ont lrsquoimpression de srsquoecirctre toujours connus (Benjamin Constant Adolphe op cit p 42) De surcroicirct il srsquoennoblit et srsquoeacutepure parce laquo qursquoaussi longtemps qursquoil dure il croit ne pas devoir finir raquo (Benjamin Constant Polytheacuteisme romain citeacute dans T Todorov op cit p 151) Ce faisant il dispose singuliegraverement le cœur humain au sacrifice laquo inseacuteparable de toute affection vive et profonde raquo (Benjamin Constant De la religion op cit p 107)

23 Ibid p 5024 Benjamin Constant Principes de politique op cit p 46625 Ibid p 46526 Benjamin Constant De la religion op cit p 51 27 Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile op cit p 56928 Jean‑Jacques Rousseau Lettre agrave M de Franquiegraveres (25 mars 1769)

Œuvres complegravetes op cit t IV p 113829 Ibid p 1138‑113930 Nous utiliserons dans les pages qui suivent le mot laquo forme raquo comme

synonyme de laquo culte raquo Le mot laquo forme raquo fait partie de la terminologie employeacutee par Constant Si le sentiment religieux est le laquo besoin que

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lrsquohomme eacuteprouve de se mettre en communication avec la nature qui lrsquoentoure raquo la forme religieuse se deacutefinit comme laquo le moyen qursquoil emploie pour eacutetablir cette communication raquo (Benjamin Constant De la religion op cit p 99)

31 Constant preacutesente en effet souvent lrsquoeacutetat sauvage comme un eacutetat stationnaire Voir par exemple Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees religieuses raquo op cit p 629

32 Benjamin Constant De la religion op cit p 126 Voir aussi pour la mecircme ideacutee p 132‑133

33 Ibid p 10134 Ibid p 10335 Ibid p 11136 Ibid p 10537 Ibid p 10638 Ibid39 Ibid40 Ibid p 10741 Ibid p 10942 Ibid p 10743 Ibid p 107‑10844 Ibid p 11345 Ibid p 115 Voir aussi p 6346 Ibid p 11347 Ibid p 11448 Voir Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile op cit p 645‑652 49 Benjamin Constant De la religion op cit p 116‑12450 Ibid p 2851 Ibid p 12652 Ibid p 12753 Ibid54 Ibid p 13855 Voir le chapitre laquo Les laboureurs raquo dans Atala Cf Franccedilois‑Reneacute de

Chateaubriand Atala Reneacute Le dernier Abencerage Paris Gallimard (coll Folio classique) 1971 p 85‑97

56 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees religieuses raquo op cit p 634 Pour quelques exemples des effets positifs qursquoont les jongleurs sur la socieacuteteacute sauvage voir Benjamin Constant De la religion op cit p 138

57 Ibid p 13358 Ibid p 133‑134

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

59 Ibid p 134‑13560 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees

religieuses raquo op cit p 640‑64161 Ibid p 64362 Benjamin Constant De la religion op cit p 56663 Rousseau ne se fait vraiment loquace sur lrsquoeffet politique et social des

religions dans lrsquohistoire que dans le chapitre final du Contrat social (IV viii)

64 Benjamin Constant De la religion op cit p 57565 Ibid p 52 (nous soulignons)

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte‑Beuvethomas anDerson Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Lrsquoobjet du roman Volupteacute (1834) de Sainte‑Beuve est la description drsquoun penchant par lequel une acircme deacutetourneacutee de Dieu ne sachant plus vouloir srsquoeacutetiole en recircveries et langueurs Le narrateur Amaury y raconte son ancien eacutetat de voluptueux proche de la meacutelancolie et sa reacutedemption par une conversion au christianisme Cette confession neacutecessite cependant un recours agrave la meacutemoire qui ne va pas de soi vu la nature de la volupteacute le ressouvenir paraicirct en effet proceacuteder de la mecircme faiblesse du vouloir que celle affligeant le voluptueux Comment le souvenir peut‑il ainsi agrave la fois ecirctre une manifestation de cette confusion de la volonteacute et participer de son redressement Cet article tentera de mettre au clair cette double caracteacuterisation du souvenir dans le roman de Sainte‑Beuve

IntroductionLe roman Volupteacute de Sainte‑Beuve emprunte agrave premiegravere vue un

scheacutema augustinien assez classique Le converti Amaury raconte agrave un jeune ami de quelle maniegravere la foi lrsquoa deacutelivreacute du penchant voluptueux qui affligeait son acircme1 Cette narration de soi implique un recours agrave la meacutemoire que le protagoniste tente de justifier au fil de sa confession Lrsquoenjeu consiste agrave leacutegitimer le ressouvenir et sa participation agrave la foi chreacutetienne malgreacute le fait que la meacutemoire puisse constituer un eacutecueil susceptible de couler le voluptueux et drsquoentraver sa gueacuterison Nous souhaitons proposer une lecture du thegraveme du souvenir dans Volupteacute qui saurait englober aussi bien son articulation probleacutematique avec le mal dont souffre Amaury que sa participation agrave la reacutedemption du voluptueux Il srsquoagira ainsi de mettre en eacutevidence la connivence

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entre souvenir et volupteacute pour ensuite montrer comment ce rapport peut ecirctre tout compte fait deacutepasseacute

Notre eacutetude interrogera agrave cette fin (1) les conditions drsquoeacutemergence du souvenir dans Volupteacute puis (2) tacircchera de reconstruire la description du deacutesordre immeacutediat de la meacutemoire proposeacutee par Amaury (3) Nous pourrons enfin exposer de quelle maniegravere lrsquoadoption du fil conducteur de la gracircce permet de retracer le sens du passeacute remeacutemoreacute

1 Eacutemergence du souvenir dans Volupteacute11 La laquo meacutemoire involontaire raquo

Examinons pour commencer les conditions exteacuterieures de lrsquoeacutemergence du souvenir La question qui nous guidera est toute simple comment Amaury en vient‑il agrave se souvenir Il conviendra dans cette section de coller au comment crsquoest‑agrave‑dire au processus qui deacuteclenche le souvenir Le tout deacutebut du chapitre xV agrave cette fin constitue un passage tout agrave fait capital Amaury y confie agrave son jeune ami la situation lors de laquelle lui est venue lrsquoideacutee de se raconter On y retrouve en fait le preacutetexte de tous les meacutemoires qui une fois assembleacutes constituent les vingt‑cinq chapitres de Volupteacute

Mais avant de continuer mon ami jrsquoai besoin de vous fixer en quelques mots la situation preacutesente drsquoougrave je vous eacutecris ces pages Agrave peine eacutetais‑je en rapide chemin vers ce nouveau monde ougrave Dieu mrsquoappelle [hellip] le temps qui avait eacuteteacute assez gros jusque‑lagrave devint plus menaccedilant et nous rabattit aux Sorlingues tout se mecircla bientocirct dans une furieuse tempecircte [hellip] Or la tempecircte en me tenant agrave chaque instant preacutesente aux yeux lrsquoideacutee de ma mort avait ressusciteacute en moi toutes les images de ma premiegravere vie non pas seulement les formes ideacuteales et pleurantes qui srsquoen deacutetachent et srsquoeacutelegravevent comme des statues consacreacutees le long drsquoun Pont‑des‑Soupirs mais elle avait remueacute aussi le fond du vieux fleuve et le limon le plus anciennement deacuteposeacute2

La laquo furieuse tempecircte raquo qui causera le naufrage du navire sur lequel voyageait Amaury ravive donc chez lui laquo lrsquoideacutee de [sa] mort raquo et les souvenirs de son ancienne vie La description suggegravere un

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

paralleacutelisme entre la tempecircte qui agite la mer et celle qui soudainement remue le laquo fond raquo de son laquo vieux fleuve raquo inteacuterieur ndash une tempecircte qui bouleverse les strates les plus profondes de la meacutemoire Consideacuterons cette description rigoureusement Amaury y laisse sous‑entendre que le souvenir est le reacutesultat drsquoun deacuteterminant exteacuterieur Lrsquoimage inteacuterieure qui ressurgit trouve ainsi sa source dans un eacutetat du monde exteacuterieur elle srsquoeacuteveille agrave la suite drsquoune sorte drsquoappel au‑dehors

Un ceacutelegravebre passage des Meacutemoires drsquooutre-tombe exploite un scheacutema analogue agrave celui dessineacute par Sainte‑Beuve dans Volupteacute Ainsi Chateaubriand laquo tireacute de [ses] reacuteflexions par le gazouillement drsquoune grive percheacutee sur la plus haute branche drsquoun bouleau raquo est‑il subitement transporteacute dans le passeacute les images du domaine paternel ougrave il entendait laquo si souvent siffler la grive raquo reparaissant pour ainsi dire agrave ses yeux3 Le statut du reacuteel dans les Meacutemoires srsquoapparente agrave celui drsquoun preacutetexte pour la remeacutemoration les rencontres du preacutesent offrent agrave la conscience une occasion pour rebondir vers un passeacute imagineacute ou veacutecu Le preacutesent ne trouve en dernier ressort de compleacutetude ontologique que dans la mesure ougrave il renvoie agrave la meacutemoire

Le preacutesent tel que deacutecrit par Amaury possegravede de la mecircme maniegravere ce statut de preacutetexte pour le ressouvenir La tempecircte place Amaury en situation de proximiteacute avec la mort et cette imminence le ramegravene aux morts qui peuplent sa meacutemoire Ce qursquoil srsquoagit surtout de montrer ici est que le souvenir nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun acte de la volonteacute de la part drsquoAmaury il nrsquoest pas voulu au sens fort du terme Un lecteur comme Jean‑Franccedilois Perrin emploie la formule proustienne de laquo meacutemoire involontaire raquo pour deacutecrire le pheacutenomegravene4 Le terme laquo involontaire raquo deacutesigne un processus de ressouvenir qui relegraveve drsquoune passiviteacute fondamentale chez Amaury ndash passiviteacute qui preacutedispose son ecirctre agrave conjuguer immeacutediatement une affection exteacuterieure preacutesente au passeacute

Amaury remarque par ailleurs que certains moments et peacuteriodes sont plus susceptibles drsquoexciter sa meacutemoire On pense notamment aux ceacuteleacutebrations de Noeumll qui concluent chaque anneacutee et aux dimanches soirs qui annoncent la fin drsquoune semaine laquo Quand ma legravevre de jeune homme brucirclait de saluer les aurores nouvelles quelque

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chose au fond de moi pleurait ce qui srsquoen est alleacute Mais agrave certaines heures agrave certains jours en particulier aux soirs du dimanche cette impression augmente tous mes anciens souvenirs se reacuteveillent et sont naturellement convoqueacutes5 raquo

On peut noter exactement la mecircme disposition passive neacutecessaire agrave lrsquoeacutemergence du souvenir chez lrsquoami laquo mondain raquo drsquoAmaury ndash celui avec lequel il partageait sa condition de voluptueux et qui est parvenu agrave se reprendre en main Voici un extrait drsquoune de ses lettres rapporteacute par Amaury au chapitre xx laquo Il est des eacutepoques les printemps surtout les premiegraveres brises dans la forecirct ougrave toutes les acircmes que nous avons aimeacutees et blesseacutees reviennent agrave nous elles reviennent dans les feuilles dans les parfums de lrsquoair dans lrsquoeacutecorce aux gerccedilures saignantes qui simulent des chiffres eacutebaucheacutes elles nous assiegravegent elles nous peacutenegravetrent notre cœur est en proie par tous les points6 raquo La reacutecurrence de la meacutemoire aussi bien chez Amaury que chez son ami anciennement libertin se calque ainsi sur la configuration cyclique du temps7 Certains laquo eacutetats raquo du monde la preacutedisposent agrave srsquoactualiser et agrave assieacuteger lrsquoacircme La description proposeacutee par lrsquoami est justement inteacuteressante en ce qursquoelle inverse la relation naturelle entre le deacutetenteur du souvenir et le souvenir deacutetenu crsquoest le souvenir qui tient lrsquoacircme et qui srsquoempare drsquoelle plutocirct que ce ne soit la volonteacute qui en appelle agrave lui Le deacutetenteur devient le deacutetenu il nrsquoest preacuteciseacutement pas maicirctre de sa meacutemoire La passiviteacute qui conditionne son rapport au monde exteacuterieur accentue preacuteciseacutement cette impression drsquoimpuissance chez celui qui se remeacutemore

Il convient drsquoinsister sur cette dimension laquo involontaire raquo de la reacuteminiscence car elle illustre un trait essentiel du mal qui touche Amaury soit son manque de volonteacute La faiblesse de la volonteacute est en effet en cause dans le penchant que le prologue du roman propose de nommer laquo volupteacute raquo crsquoest‑agrave‑dire une tendance par laquelle le centre de lrsquoacircme laquo nrsquoexiste plus nulle part raquo de maniegravere fixe si bien que le vouloir laquo nrsquoa plus drsquoappui8 raquo et se voit dissolu Ce manque de fermeteacute du vouloir constituait ndash il faut se rappeler ndash la raison principale de lrsquoincapaciteacute du jeune Amaury pour la priegravere lui qui pouvait uniquement laquo recircver9 raquo Mecircme diagnostic pour expliquer sa conversion rateacutee lors drsquoun Noeumll agrave Couaeumln laquo La volonteacute en moi

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

ne voulut pas la gracircce drsquoen haut glissa comme une lueur10 raquo On remarque donc une eacutetrange connivence entre la propension au souvenir qui caracteacuterise Amaury et la faiblesse de sa volonteacute

12 Meacutelancolie et tradition chreacutetienneLrsquoenjeu que ces consideacuterations permettent de dessiner nrsquoest

donc pas neacutegligeable pour notre eacutetude il srsquoagit de se demander en quoi le souvenir peut revecirctir un sens chreacutetien si la teneur passive de la meacutemoire est une manifestation du mal dont souffre Amaury du manque de volonteacute qui preacuteciseacutement vient faire eacutechouer le retournement vers Dieu Il serait mecircme possible drsquoaller plus loin et drsquoajouter que cette preacutedisposition au souvenir involontaire envisageacutee du point de vue du converti repreacutesente un risque en ouvrant une voie pour la penseacutee impure pour le peacutecheacute Rappelons agrave ce sujet la meacutefiance entretenue de tout temps par la tradition catholique envers la meacutelancolie dans la mesure ougrave par celle‑ci la meacutemoire se voyait en danger de se pervertir en lieu de lrsquoadvenir du peacutecheacute Jean Starobinski nrsquoheacutesite pas agrave deacutefendre que lrsquoaceacutedia (ou aceacutedie lrsquoun des sept peacutecheacutes capitaux) est la conception proprement chreacutetienne de la meacutelancolie Deux eacuteleacutements meacuteritent drsquoecirctre souleveacutes

(1) On peut deacutefinir lrsquoaceacutedie comme une indiffeacuterence spirituelle ou laquo un deacutesespoir total agrave lrsquoeacutegard du salut11 raquo qui engendrent un deacutegoucirct de lrsquoaction Lrsquoaceacutedie se traduit geacuteneacuteralement par lrsquooisiveteacute chez celui qui en est atteint Lrsquoeffort de pieacuteteacute est regardeacute comme peacutenible tout mouvement de deacutevotion avorte pour ainsi dire agrave lrsquoavance Le penchant oisif de lrsquoacircme servait justement agrave deacuteterminer lrsquoune des nombreuses deacuteclinaisons de la volupteacute dans la toute premiegravere phrase du prologue12 Une theacutematisation plus avant de lrsquoaceacutedie pourrait ainsi permettre de consideacuterer le laquo veacuteritable objet raquo du roman de Sainte‑Beuve en le situant dans son horizon theacuteologique (2) On trouve eacutegalement une correspondance dans la tradition catholique entre lrsquoaceacutedie et le laquo deacutemon de midi13 raquo Ce deacutemon est eacutevoqueacute dans le Psaume 91 de lrsquoAncien Testament comme un laquo fleacuteau qui deacutevaste agrave midi14 raquo La tradition srsquoest repreacutesenteacute ce laquo deacutemon raquo comme la tentation de la deacutebauche qui accable lrsquohomme agrave la moitieacute de sa vie On peut penser que cet aspect de lrsquoaceacutedia est un redoublement bien pire encore que le vice initial preacutesenteacute plus

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haut le manque de vigueur spirituelle laisse ici place agrave une perversion de la volonteacute Cette perversion guettait entre autres les moines et les pegraveres du deacutesert (les ermites du deacutesert eacutegyptien de lrsquoAntiquiteacute tardive) qui lrsquoont redouteacutee avec une attention tregraves seacuterieuse Or Amaury peint son inconstance et son manque de volonteacute au chapitre xx un peu avant sa conversion deacutefinitive en reacutefeacuterant explicitement agrave lrsquoaceacutedie de ces pegraveres du deacutesert

Mais drsquoautres fois ce nrsquoest que vers midi apregraves la premiegravere matineacutee bien passeacutee que lrsquoennui vague le deacutegoucirct du logis un besoin errant si connu des solitaires de la Theacutebaiumlde eux‑mecircmes et qursquoils ont appeleacute le deacutemon du milieu du jour vous pousse dehors converti fragile et deacutejagrave lasseacute Les images riantes des lieux les ombrages de nos collines preacutefeacutereacutees et de nos Tempeacutes agitent en nous leurs fantocircmes On se rappelle ces mecircmes heures qui srsquoeacutecoulaient autrefois dans des entretiens si doux15

Amaury continue sa description quelques lignes plus loin en exposant agrave partir de sa propre expeacuterience la lutte inteacuterieure agrave laquelle se livrent les accidiosi

Apregraves quelque reacutepit et assoupissement drsquoun quart drsquoheure des formes robustes eacutepaisses deacutelices des preacutetoriens violentes des formes qursquoon nrsquoa vues qursquoune fois agrave peine il y a un an deux ans peut‑ecirctre qui nous ont ou rassasieacutes alors ou mecircme deacuteplu nous reviennent dans une acircpre et aride saveur Crsquoest lagrave un des malheurs des anciennes chutes Il semble qursquoune fois vues et quitteacutees ces femmes srsquooublient nrsquoexcitant chez nous aucun amour Erreur Elles laissent dans les sens des traces des retours bizarres qui se raniment agrave de longs intervalles on veut agrave un moment tout retrouver16

Encore une fois la reacutesurgence du souvenir est montreacutee comme le reacutesultat drsquoune lassitude et drsquoune passiviteacute du heacuteros La version chreacutetienne de la meacutelancolie est donc elle aussi la conseacutequence drsquoune laquo meacutemoire involontaire raquo Ici cette meacutemoire est aussi une entiteacute charnelle le corps se souvient de ses anciennes sensations

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peacutecheresses et la tentation du voluptueux se ranime agrave leur eacutevocation La reacutesurgence du passeacute ravive la tentation oublieacutee Le danger du ressouvenir est donc que son mouvement peut retransporter malgreacute elle lrsquoimagination vers la faute Le but de cette digression sur lrsquoaceacutedie et la meacutelancolie chreacutetienne eacutetait simplement de faire ressortir que la dimension chreacutetienne du souvenir ne va pas de soi si on considegravere le danger de la tentation renfermeacute dans la meacutemoire Le pheacutenomegravene de lrsquoeacutemergence de la meacutemoire se rapproche bien plutocirct drsquoun peacuteril duquel doivent se meacutefier aussi bien le chreacutetien que le voluptueux qui tente drsquoemprunter le chemin drsquoune nouvelle vie En plus de provenir de la mecircme absence de volonteacute qui eacuteloigne de la priegravere le souvenir lorsqursquoil se manifeste ainsi agrave mecircme la chair compromet toute deacutemarche de chasteteacute agrave laquelle voudrait se tenir le converti

2 Les profondeurs de la meacutemoire21 Le souvenir comme fait brut et le problegraveme de lrsquoaccegraves agrave soi

Il nous faut maintenant affronter un autre enjeu lieacute agrave la meacutemoire ndash outre sa proximiteacute avec la volupteacute ndash avant drsquoen libeacuterer la dimension chreacutetienne Cette difficulteacute tient agrave lrsquoabsence drsquoun sens preacutedeacutetermineacute auquel pourrait se rattacher le souvenir Nous souhaitons demander si le passeacute dont on se ressouvient est en deacutefinitive susceptible drsquointeacutegrer une sphegravere de sens Le souvenir peut‑il retrouver une coheacuterence agrave lrsquointeacuterieur du tout de la meacutemoire Peut‑on lui confeacuterer reacutetrospectivement une direction

Plusieurs passages du roman pointent vers lrsquoembarras dans lequel se retrouve celui qui srsquoessaye agrave une telle entreprise Amaury fait parfois savoir agrave lrsquoami auquel il se raconte lrsquoheacutesitation avec laquelle il appreacutehende et tente de comprendre son passeacute Il srsquointerroge par exemple sur sa nouvelle proximiteacute avec Madame de Couaeumln au deacutebut de leur seacutejour agrave Paris

Ougrave en eacutetais‑je donc de mes sentiments alors En quelle nuance nouvelle Sous quel reflet de mon nuage grossissant et diffus Crsquoest ce qui me devient de plus en plus difficile agrave suivre mon ami Car en avanccedilant toujours en perdant les points les plus isoleacutes qui me servaient de mesure je suis peu agrave peu comme sur lrsquoOceacutean quand on a quitteacute le rivage17

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La narration de soi est compareacutee par Amaury agrave une navigation peacutenible dans lrsquoeacuteleacutement de la meacutemoire Une certaine opaciteacute contrarie la meacutediation entre le soi preacutesent et le soi passeacute laquo toutes mes alleacutees sont peupleacutees drsquoOmbres raquo dira agrave cet effet le compagnon reconverti drsquoAmaury18 Il semble donc que la clarteacute ne puisse repeacuteneacutetrer tout agrave fait lrsquoeacutetat drsquoacircme remeacutemoreacute ndash du moins pour certains endroits laquo troubles et indistincts19 raquo de la meacutemoire Cela tient en partie selon Amaury laquo agrave lrsquoeacutetat essentiel de lrsquoacircme dans le moment des circonstances raquo ressouvenues et en partie agrave ce que comme agrave travers un filtre laquo nous nous souvenons du passeacute agrave travers et avec notre acircme drsquoaujourdrsquohui20 raquo

La meacutemoire est par ailleurs souvent repreacutesenteacutee comme une profondeur inerte qui ne se laisse pas aiseacutement appreacutehender Au chapitre xx Amaury la qualifie meacutetaphoriquement de laquo limon le plus anciennement deacuteposeacute raquo au laquo fond [drsquoun] vieux fleuve21 raquo Il avait deacutejagrave compareacute ses souvenirs plus tocirct au chapitre ii agrave laquo une poussiegravere drsquoinnombrables atomes raquo qui sommeillaient dans les laquo recoins22 raquo de son esprit Les souvenirs deviennent ensuite au chapitre xiii des laquo deacutebris isoleacutes23 raquo de lrsquoesprit Le manque drsquouniteacute immeacutediate des souvenirs suggegravere que la meacutemoire srsquoapparente agrave un complexe dont les parties srsquoarticulent invisiblement pour un premier regard Ce qui est donneacute agrave voir agrave celui qui se replonge en elle ressemble agrave un amas sans vie dont la dispariteacute ne laisse deviner aucun sens

22 Les laquo tombeaux raquo inteacuterieurs de la meacutemoireBaudelaire fera de ce deacutesordre sans vie de la meacutemoire une

manifestation essentielle du spleen dans les Fleurs du mal Andreacute Guyaux suggegravere dans sa preacuteface agrave Volupteacute que Baudelaire se serait reconnu en Amaury24 Nous pensons que ce rapprochement trouve sa leacutegitimation sur le terrain de la meacutemoire Mentionnons notamment le laquo tiroir encombreacute raquo et le laquo fouillis raquo du boudoir qui se rapportent au cerveau du poegravete dans laquo Spleen lxxVi25 raquo laquo Il y a en nous des mondes26 raquo dira en outre Amaury dans une formule qui preacutefigure le premier vers du poegraveme (laquo Jrsquoai plus de souvenirs que si jrsquoavais mille ans raquo) Mais crsquoest agrave notre avis lrsquoimaginaire de la mort qui habite la meacutemoire drsquoAmaury qui semble avoir le plus marqueacute la lecture de

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Volupteacute par Baudelaire Poursuivons le rapprochement avec laquo Spleen lxxVi raquo le cerveau en proie au spleen est compareacute tour agrave tour agrave un laquo immense caveau raquo contenant laquo plus de morts que la fosse commune raquo et agrave un laquo cimetiegravere raquo peupleacute des laquo morts raquo chers au poegravete27 Il nrsquoen va pas autrement de la meacutemoire dans le roman de Sainte‑Beuve on ne peut srsquoempecirccher de voir une anticipation du spleen baudelairien lorsque Amaury parle de lrsquoeacuteveil des souvenirs en lui comme de la laquo cendre qui tremblait en [son] tombeau28 raquo La meacutemoire est ici lieu de mort comme chez Baudelaire Le mecircme thegraveme est exploiteacute au chapitre ii par un Amaury effrayeacute par les images conserveacutees en son cœur laquo le passeacute a deacuteposeacute ses deacutebris en seacutepultures successives raquo en laquo toute acircme qui de bonne heure a veacutecu29 raquo La meacutemoire se reacutevegravele laquo comme un lieu rempli des inhumations preacuteceacutedentes comme une salle de destin funegravebre ougrave siegravegent tous ces fantocircmes des acircges que nous avons veacutecus30 raquo

On trouve ainsi dans les Fleurs du mal des eacutechos du traitement reacuteserveacute au souvenir dans Volupteacute sur deux points preacutecis (1) le deacutesordre apparent de la meacutemoire et (2) les images de mort qui hantent la conscience qui se remeacutemore Chez Sainte‑Beuve les laquo seacutepultures raquo deacuteposeacutees en laquo deacutebris raquo dans les zones les plus obscures de la meacutemoire composent une masse inerte ou pour ainsi dire une laquo latence raquo au plus profond de soi‑mecircme La meacutemoire dans son immeacutediateteacute est donc caracteacuteriseacutee par lrsquoinanimation aussi bien du point de vue de son contenu (elle constitue un laquo tombeau raquo qui abrite le souvenir des ecirctres chers) que de sa forme (elle est avant tout un agreacutegat poussieacutereux) Lrsquoenjeu de la difficulteacute drsquoacceacuteder agrave son passeacute refait ici surface la remeacutemoration offre‑t‑elle la possibiliteacute de ranimer ce qui drsquoembleacutee se donne comme mort et deacutesagreacutegeacute Le souvenir peut‑il faire revivre authentiquement le passeacute La question est tout agrave fait connexe agrave celle concernant le manque drsquoune structure de sens preacuteeacutetablie dans laquelle lrsquoeacuteveacutenement du passeacute pourrait srsquointeacutegrer aussitocirct que ressouvenu Ranimer le souvenir pourrait en effet aussi bien vouloir dire lui confeacuterer un sens dans la totaliteacute de la meacutemoire

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3 La meacutemoire comme lieu de la gracircce retrouveacutee31 Recomposition de la meacutemoire

La prochaine section de notre eacutetude visera agrave deacutenouer les problegravemes qui ont eacuteteacute exposeacutes jusqursquoagrave maintenant Nous tenterons de montrer que lrsquoadoption du fil conducteur de la gracircce permet drsquoapercevoir la teneur chreacutetienne du souvenir dans Volupteacute Nous avons jusqursquoagrave maintenant deacuteclineacute le caractegravere probleacutematique du souvenir de cette maniegravere (1) la meacutemoire involontaire paraicirct proceacuteder du mal qui afflige Amaury ndash la faiblesse de sa volonteacute ndash plutocirct que de sa solution (2) le mouvement involontaire du souvenir repreacutesente un danger pour celui dont le passeacute est un lieu de tentation (3) la meacutemoire est un lieu funegravebre duquel nrsquoeacutemane a priori aucune articulation de sens

La reacutesolution de ce dernier enjeu laisse deacutejagrave preacutesager le deacutenouement des deux premiers La meacutemoire qui est de prime abord deacutecomposeacutee en impressions et en eacuteveacutenements isoleacutes les uns des autres peut trouver une recomposition si elle est envisageacutee comme le terrain drsquoune manifestation de la gracircce Amaury eacutevoque en effet cette heureuse recomposition de la meacutemoire lorsque le ressouvenir procegravede drsquoune disposition religieuse

Tous les anneaux rompus du passeacute se remettent agrave trembler dans leur cours agrave se chercher les uns les autres eacuteclaireacutes drsquoune molle et magique lumiegravere Aujourdrsquohui et en cet instant mecircme mon ami crsquoest un de ces soirs du dimanche et dans la contreacutee eacutetrangegravere drsquoougrave je vous eacutecris tandis que les mille cloches en fecircte sonnent le Salut et lrsquoAve Maria toute ma vie eacutecouleacutee se rassemble en un sentiment merveilleux tous mes souvenirs se reacutepondent comme ils feraient sous des cieux et agrave des eacutechos accoutumeacutes31

On observe ainsi qursquoune trame secregravete ouvre la voie agrave une nouvelle coheacutesion au sein mecircme du passeacute remeacutemoreacute la lumiegravere de la gracircce permet de deacuteceler une harmonie lagrave ougrave on ne soupccedilonnait pourtant qursquoune chaicircne rompue et discontinue Cette lumiegravere laisse deacutecouvrir la laquo vie cacheacutee raquo et le laquo sens austegravere raquo dissimuleacutes derriegravere les laquo deacutebris isoleacutes raquo et laquo peu marquants32 raquo qui confondent la meacutemoire dans son premier reacuteveil33 Les acircges heacuteteacuteroclites de la jeunesse (nos

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laquo fantocircmes raquo inteacuterieurs) deviennent en regard de la gracircce laquo de purs esprits reacuteconcilieacutes qui veillent du dedans et qui chantent de concert implorant la deacutelivrance commune34 raquo

Le souvenir consideacutereacute immeacutediatement et dans son isolement peut reacuteinteacutegrer une sphegravere de sens agrave lrsquointeacuterieur du paradigme religieux laquo tout me revient et me parle35 raquo eacutecrira Amaury pour deacutecrire cette reconquecircte Il srsquoagit drsquoune veacuteritable reacutesurrection agrave mecircme la meacutemoire pour le chreacutetien qui se souvient laquo les temps et les lieux se rejoignent et il srsquoexhale de ce vaste champ qui freacutemit de cette valleacutee de Josaphat en moi‑mecircme un sentiment inexprimable et rien que religieux36 raquo Amaury songe vraisemblablement ici agrave la reacutesurrection des morts avant le Jugement dernier que le Livre de Joeumll (3 2‑12) dans lrsquoAncien Testament situe dans la valleacutee de Josaphat La perspective renouveleacutee offerte par la gracircce transforme ainsi la meacutemoire en laquo valleacutee de Josaphat raquo crsquoest‑agrave‑dire en lieu ougrave le passeacute se voit ranimeacute et ougrave la vie peut ecirctre reacuteassumeacutee

Maintenant il est leacutegitime de srsquointerroger sur la nature du sens que confegravere la gracircce au passeacute Amaury emploie agrave plusieurs reprises le terme laquo Providence raquo pour qualifier le fil directeur qui se deacutevoile reacutetrospectivement agrave lui quand il se souvient de son ancienne vie Ce deacutevoilement est le reacutesultat drsquoune deacutemarche qui consiste agrave reacuteinvestir la meacutemoire en portant attention agrave toute trace drsquoune action divine et salvatrice que pourrait renfermer notre existence passeacutee Il srsquoagit donc bien de retrouver apregraves coup en se ressouvenant une direction et une intention agrave lrsquoœuvre dans notre vie Amaury parle de cette capaciteacute comme drsquoun laquo don spirituel raquo

Ce don consiste agrave retrouver Dieu et son intention vivante partout jusque dans les moindres deacutetails et les plus petits mouvements agrave ne perdre jamais du doigt un certain ressort qui conduit Tout prend alors un sens un enchaicircnement particulier une vibration infiniment subtile qui avertit un commencement de nouvelle lumiegravere37

Pour le chreacutetien cette trame est laquo toujours certaine lagrave mecircme ougrave elle se deacuterobe38 raquo Le souvenir se reacutevegravele une maniegravere tout indiqueacutee de laquo rendre sensible raquo cette trame pour celui qui eacutetait aveugle agrave la

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lumiegravere divine dans le passeacute Les meacutemoires reacutedigeacutees par Amaury pour son jeune ami constituent agrave ce titre une sorte drsquoexercice par lequel leur auteur peut octroyer agrave ses souvenirs une pleacutenitude de sens que les eacuteveacutenements ne posseacutedaient pas au moment ougrave ils ont eacuteteacute veacutecus On peut penser que sur cet aspect preacutecis les eacuteveacutenements ressouvenus possegravedent un avantage ou mecircme une supeacuterioriteacute sur le preacutesent vivant la reacutetrospection rend plus manifeste la direction providentielle emprunteacutee par notre existence

Une fois ce sens devenu visible il devient possible de srsquoabandonner agrave la destineacutee traceacutee pour nous par Dieu La faiblesse de la volonteacute dont souffre Amaury peut ici se renverser en un accord avec la volonteacute divine ndash car il faut non seulement concevoir lrsquoœuvre bienfaisante de Dieu mais eacutegalement y consentir

Vous nous offrez parfois Seigneur quand vous le daignez faire lrsquointention et le canevas dessineacute de la trame comme agrave lrsquoapprenti du tisserand il faut que nous y mettions la main pour lrsquoachever il faut que notre volonteacute dise oui ou non agrave votre proposition redoutable ou notre indiffeacuterence muette est deacutejagrave mecircme une maniegravere funeste de terminer39

Si le jeune Amaury demeurait incapable de vouloir le vouloir divin la meacutemoire lui laisse une seconde chance de dire laquo oui raquo Nous avons lagrave une configuration tout agrave fait eacutetonnante la meacutemoire qui se deacuteclenchait involontairement est transformeacutee en lieu ougrave le vouloir peut se consolider De la faiblesse de la volonteacute nous passons au vouloir raffermi en Dieu Le souvenir devient ainsi un carrefour laquo ougrave la volonteacute et la gracircce [concordent] mysteacuterieusement40 raquo

32 Dire la meacutemoire la confession dans VolupteacuteNous pouvons faire un pas suppleacutementaire et affirmer que crsquoest

deacutejagrave rendre gracircce agrave Dieu que de reconnaicirctre sa gracircce agissante et drsquoaccorder reacutetrospectivement notre vouloir avec celle‑ci Cela implique eacutegalement agrave lrsquoinverse de reconnaicirctre sa propre faute agrave chaque endroit ougrave notre vouloir srsquoest montreacute trop heacutesitant pour concorder avec le plan divin Avouer sa faute et louer Dieu nous

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

tenons ici deux aspects qui se complegravetent reacuteciproquement dans la confession augustinienne41

Or Amaury place justement ses meacutemoires sous le signe de la confession laquo Ces pages ne sont qursquoune confession de moi agrave Dieu et de moi agrave vous42 raquo Il semble que pour Amaury la reconnaissance de soi comme peacutecheur doive passer par le souvenir et surtout par le repentir La confession lui offre ainsi une occasion pour affronter son passeacute ndash son ancien mal ndash sans retomber dans la tentation qui le posseacutedait autrefois Elle constitue en quelque sorte une garantie que laquo lrsquoombre des creacuteatures cheacuteries raquo du passeacute nrsquoest pas ranimeacutee en vue de jouir de sa contemplation mais bien plutocirct dans une viseacutee pieuse laquo le repentir seacuterieux doit mecircler alors son intercession et ses larmes aux soupirs involontaires que notre faiblesse eacuteternise43 raquo Cette entreprise doit cependant srsquoaccompagner drsquoune certaine prudence ndash notamment lorsque le souvenir porte directement sur la faute commise Amaury eacutecrit alors laquo Je nrsquoignore pas que le repentir lui‑mecircme ne doit repasser dans de tels souvenirs qursquoavec circonspection et tremblement en se bouchant maintes fois les yeux et les oreilles44 raquo Le ressouvenir demeure un exercice deacutelicat mecircme pour le converti

On peut penser en outre que la circonspection dans la confession vise aussi bien agrave se preacuteserver soi‑mecircme de retomber dans la mollesse qursquoagrave proteacuteger le jeune ami voluptueux agrave qui sont destineacutes les meacutemoires Le souvenir doit pouvoir profiter agrave autrui la confession se structure en mecircme temps sur un axe vertical (laquo de moi agrave Dieu raquo) et sur un axe horizontal (laquo de moi agrave vous raquo) Augustin nourrissait le mecircme projet en eacutecrivant se confesser agrave la gloire de Dieu laquo de maniegravere agrave ce que les hommes entendent45 raquo Srsquoavouer peacutecheur et coller de pregraves agrave sa faute pour la mettre en lumiegravere deacutebouche ultimement sur la possibiliteacute drsquoun redressement moral pour le destinataire Amaury se justifie laquo Plus je serre de pregraves mon mal et vous lrsquoindique agrave sa source plus il y a de chance pour que vous disiez ldquo Crsquoest comme cela en moi rdquo et que vous preniez courage en songeant drsquoougrave je suis revenu46 raquo

Sainte‑Beuve lui‑mecircme semble admettre ndash au moins au conditionnel et avec une dose de scepticisme ndash une certaine utiliteacute

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morale au souvenir lorsqursquoil affirme dans le prologue de Volupteacute que de cette laquo sorte de confession geacuteneacuterale sur un point si chatouilleux de lrsquoacircme raquo pourrait ressortir laquo ccedila et lagrave quelque bien pour quelques uns47 raquo Nous pouvons en tout cas consideacuterer avec lui que lrsquoentreprise de remeacutemoration agrave laquelle se livre Amaury ne trahit pas en deacutefinitive laquo les intentions du chreacutetien48 raquo

ConclusionQui considegravere avec seacuterieux la question de la meacutemoire dans

Volupteacute doit finalement en conclure que cette reconquecircte de la volonteacute divine par le ressouvenir et la confession est elle‑mecircme une manifestation de la gracircce On pourrait affirmer sans craindre une apparence de paradoxe que la gracircce est une condition pour que le passeacute renfermeacute en la meacutemoire puisse ecirctre interpreacuteteacute comme lieu de la gracircce agissante On ne semble donc pas pouvoir eacutechapper agrave une sorte de cercle ndash qui ne renferme toutefois aucune contradiction il faut recevoir la gracircce pour en retracer reacutetrospectivement lrsquoaction dans son passeacute La mecircme ideacutee deacuteclineacutee diffeacuteremment peut recevoir une formulation qui ne reacutevegravele au fond rien de plus qursquoune eacutevidence le souvenir qui deacutecoule de la gracircce divine nrsquoentre pas en contradiction avec le christianisme Notre eacutetude a cependant fait ressortir lrsquoarriegravere‑plan tout agrave fait probleacutematique sur lequel pouvait reposer une telle eacutevidence Le ressouvenir demeure une entreprise dangereuse drsquoun point de vue chreacutetien pour celui qui ne veut pas en Dieu Celui dont le vouloir concorde mysteacuterieusement avec la gracircce peut agrave lrsquoinverse et avec Amaury affirmer

Mais sans que ce soit je le pense une contradiction avec les espeacuterances immortelles et dans tout ce qui est de lrsquoordre humain moi jrsquoai toujours eu agrave cœur le souvenir plutocirct que lrsquoespeacuterance le sentiment et la plainte des choses eacutevanouies plutocirct que lrsquoeacutetreinte du futur Le souvenir en mes moments drsquoeacutequilibre a toujours eacuteteacute le fond reposant et le plus bleu de ma vie ma porte familiegravere drsquoentreacutee au Ciel Je me suis en un mot constamment senti plus pieux quand je me suis beaucoup et le plus eacutegalement souvenu49

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

Nous sommes deacutesormais en mesure de comprendre cette laquo pieacuteteacute raquo du souvenir dont parle Amaury ndash drsquoen saisir le sens chreacutetien La meacutemoire est une porte drsquoentreacutee au Ciel uniquement dans la mesure ougrave elle permet de srsquoabandonner avec plus de fermeteacute agrave la providence divine En ce cas le souvenir constitue pour Amaury une laquo persuasion raquo et un laquo rappel au bien50 raquo Il vient en quelque sorte parachever la vertu drsquoespeacuterance crsquoest en se tournant vers le passeacute qursquoun converti comme Amaury peut avec confiance attendre de Dieu gracircce en ce monde et salut eacuteternel au Ciel

1 Sur cette question voir la preacuteface eacutecrite par Andreacute Guyaux dans Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Volupteacute Paris Gallimard (coll Folio classique) p 18

2 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Volupteacute Paris Gallimard (coll Folio classique) p 224‑225

3 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand Meacutemoires drsquooutre-tombe Livre III Paris Livre de Poche Pochothegraveque 1998 p 75‑76

4 Jean‑Franccedilois Perrin laquo Romantisme et meacutemoire involontaire le cas de Volupteacute raquo dans Romantisme no 91 (1996) p 43‑52

5 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 1946 Ibid p 3037 Cf Jean‑Franccedilois Perrin loc cit p 448 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 1499 Ibid p 8410 Ibid p 11711 Jean Starobinski laquo Recettes eacuteprouveacutees pour chasser la meacutelancolie raquo

dans Nouvelle revue de psychanalyse no 32 (1985) p 7112 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 3113 Jean Starobinski loc cit p 7214 laquo Psaume 91 1 raquo La Bible de Jeacuterusalem trad sous la direction de

lrsquoEacutecole biblique de Jeacuterusalem Paris Eacuteditions du Cerf 2000 p 97615 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 31216 Ibid p 31317 Ibid p 13918 Ibid p 30319 Ibid p 19220 Ibid p 192‑19321 Ibid p 225

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22 Ibid p 5123 Ibid p 19424 Voir agrave ce sujet sa preacutesentation dans Ibid p 2225 Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal Paris Gallimard Folio classique

1996 laquo Spleen lxxVi raquo p 10526 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 5227 Charles Baudelaire op cit laquo Spleen lxxVi raquo p 10528 Ibid p 22529 Ibid p 51‑5230 Ibid p 22031 Ibid p 19432 Ibid33 Pour une courte analyse de ce passage cf Jean‑Franccedilois Perrin loc cit

p 4934 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 22135 Ibid p 19536 Ibid37 Ibid p 33138 Ibid39 Ibid p 28240 Ibid p 11741 Cf Michel Pellegrino Les Confessions de Saint-Augustin Guide de

lecture Paris Alsatia 1960 p 28‑29 42 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 15743 Ibid p 5244 Ibid p 15745 Augustin Les Confessions trad Louis de Mondadon Paris Seuil (coll

Points) 1982 X 3 3 p 25046 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 22347 Ibid p 3248 Ibid49 Ibid p 193 Jean‑Franccedilois Perrin suggegravere de maniegravere inteacuteressante

qursquoAmaury ajouterait ici le souvenir aux trois autres vertus theacuteologales (loc cit p 50) Il convient agrave notre avis de modeacuterer cette proposition on remarque en effet que la vertu theacuteologale est drsquoun point de vue chreacutetien bonne en elle‑mecircme et agrave toute condition alors que le souvenir demeure probleacutematique voire dangereux pour le voluptueux En drsquoautres termes et crsquoest ce que le preacutesent article a tenteacute de montrer mecircme si le souvenir peut participer de la vertu chreacutetienne en permettant agrave la volonteacute et agrave la gracircce de concorder le contraire est eacutegalement

possible le souvenir peut tout aussi bien refleacuteter lrsquoeacutechec drsquoune volonteacute qui se refuse au vouloir divin

50 Ibid p 193

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Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte‑Beuvesarah Gauthier-Duchesne Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article aborde une question agrave la fois philosophique et litteacuteraire devrait‑on seacuteparer lrsquoœuvre litteacuteraire de son creacuteateur Crsquoest en nous appuyant sur les theacuteories litteacuteraires de Sainte‑Beuve et de Proust que nous esquissons une reacuteponse Drsquoun cocircteacute Sainte-Beuve affirme que la biographie de lrsquoauteur ouvre des portes sur la compreacutehension de lrsquoœuvre De lrsquoautre Proust critique avec virulence cette theacuteorie et affirme que lrsquoœuvre drsquoart doit ecirctre appreacutecieacutee indeacutependamment de son creacuteateur Dans cet article nous tentons de deacutefendre la thegravese de Proust en lrsquoappliquant aux poegravemes de Baudelaire Nous voulons toutefois nuancer la position de Proust et souligner qursquoune relecture mise en parallegravele avec la biographie de lrsquoauteur peut apporter une certaine richesse agrave lrsquointerpreacutetation

IntroductionCharles Baudelaire est un grand litteacuteraire peut‑ecirctre le meilleur de

son eacutepoque Mais est‑il un grand philosophe Certainement pas Il serait difficile drsquoaccorder agrave Baudelaire une theacuteorisation systeacutematique et claire de ce qursquoil propose dans ses eacutecrits Toutefois si la litteacuterature a un avantage sur la philosophie crsquoest drsquoecirctre un veacutehicule de beauteacute et de sentiment En quelque sorte la litteacuterature permet agrave la philosophie de dire ce qursquoelle ne peut pas dire La philosophie peut certainement parler de la beauteacute et du sentiment mais son but nrsquoest jamais de les faire vivre Ainsi il faut voir la philosophie et la litteacuterature comme des disciplines compleacutementaires qui possegravedent chacune leur propre meacutethode ndash la philosophie systeacutematise et la litteacuterature fait vivre ndash et qui peuvent alors srsquoeacuteclairer mutuellement La philosophie de Baudelaire se trouve ainsi dans sa litteacuterature mais crsquoest agrave nous de faire le travail pour deacutecouvrir cette philosophie

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Toutefois dans le cadre de cette reacuteflexion nous ne tenterons pas de trouver quelle est la philosophie de Baudelaire nous souhaitons plutocirct nous questionner sur la relation entre Baudelaire et son œuvre En philosophie on peut facilement deacutetacher les thegraveses de leur auteur Une theacuteorie philosophique peut en quelque sorte vivre drsquoelle‑mecircme puisqursquoelle se veut habituellement objective En est‑il autrement pour la litteacuterature Plusieurs srsquoentendraient pour dire que non Lrsquoœuvre litteacuteraire est tellement lieacutee agrave son auteur tellement chargeacutee de son propre veacutecu qursquoil est difficile de faire une nette seacuteparation entre elle et son auteur Par contre ce nrsquoest pas lrsquoavis de tous En effet le romancier Marcel Proust croit que cette seacuteparation est possible et mecircme neacutecessaire thegravese qursquoil preacutesente dans son texte inacheveacute Contre Sainte-Beuve Dans cet article fragmentaire Proust preacutesente sa theacuteorie litteacuteraire en attaquant celle de Sainte‑Beuve et en la testant sur Baudelaire

Nous nous proposons ainsi de commencer notre exposeacute par une bregraveve preacutesentation de la meacutethode de critique litteacuteraire de Sainte‑Beuve Puis nous nous pencherons sur la critique par Proust de cette meacutethode pour ensuite nous tourner vers lrsquointerpreacutetation de Baudelaire par Proust Finalement nous testerons cette interpreacutetation en la mettant en lien avec diverses œuvres de Baudelaire

1 La meacutethode de Sainte-BeuveCharles‑Augustin Sainte‑Beuve eacutetait un critique litteacuteraire

contemporain de Baudelaire Il a reacutevolutionneacute le monde de la critique litteacuteraire en formulant et en appliquant agrave son sujet une nouvelle theacuteorie Pour reacutesumer grossiegraverement la theacuteorie de Sainte‑Beuve consiste agrave faire lrsquoeacutetude de la biographie drsquoun auteur pour bien comprendre son œuvre Proust deacutecrit lui‑mecircme la theacuteorie de Sainte‑Beuve mais nous avons cru bon drsquoaller jeter un coup drsquoœil chez Sainte‑Beuve lui‑mecircme pour valider les propos de Proust Dans ses Portraits litteacuteraires Sainte‑Beuve critique les biographes qui pensent connaicirctre lrsquohomme agrave travers leurs œuvres seulement laquo Les biographes srsquoeacutetaient imagineacute je ne sais pourquoi que lrsquohistoire drsquoun eacutecrivain eacutetait tout entiegravere dans ses eacutecrits et leur critique superficielle ne poussait pas jusqursquoagrave lrsquohomme au fond du poegravete1 raquo Sainte‑Beuve

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a donc deacuteveloppeacute sa theacuteorie en srsquoopposant agrave ce genre drsquohistoire litteacuteraire Selon lui il faut faire une histoire tregraves seacuterieuse du passeacute du poegravete pour arriver agrave le comprendre Si on arrive agrave saisir les moments charniegraveres de la vie drsquoun artiste on arrive agrave saisir son œuvre

[Le] point essentiel dans une vie de grand eacutecrivain de grand poegravete est celui‑ci saisir embrasser et analyser tout lrsquohomme au moment ougrave par un concours plus ou moins lent ou facile son geacutenie son eacuteducation et les circonstances se sont accordeacutes de telle sorte que qursquoil [sic] ait enfanteacute son premier chef‑drsquoœuvre Si vous comprenez le poegravete agrave ce moment critique si vous deacutenouez ce nœud auquel tout en lui se liera deacutesormais si vous trouvez pour ainsi dire la clef de cet anneau mysteacuterieux moitieacute de fer moitieacute de diamant qui rattache sa seconde existence radieuse eacuteblouissante et solennelle agrave son existence premiegravere obscure refouleacutee solitaire et dont drsquoune fois il voudrait deacutevorer la meacutemoire alors on peut dire de vous que vous posseacutedez agrave fond et que vous savez votre poegravete2

Ainsi Sainte‑Beuve renverse ce qui eacutetait pratiqueacute avant lui on passe de lrsquoeacutetude de lrsquoœuvre pour comprendre lrsquoartiste agrave lrsquoeacutetude de lrsquoartiste pour comprendre son œuvre Crsquoest la vie de lrsquoartiste lui‑mecircme qui eacuteclaire son œuvre et non lrsquoinverse

Pour faire ses critiques drsquoœuvres litteacuteraires Sainte‑Beuve faisait de veacuteritables enquecirctes allait voir les proches de ceux qursquoil eacutetudiait pour pouvoir appliquer sa meacutethode Par exemple pour pouvoir parler de lrsquoœuvre de Stendhal il allait avant tout cocirctoyer et interroger les amis de Stendhal Ceux‑ci pouvaient lui reacuteveacuteler des choses meacuteconnues sur leur ami ce qui permettait agrave Sainte‑Beuve de deacutevelopper des liens avec son œuvre De cette maniegravere Sainte‑Beuve a beaucoup eacutecrit sur ses contemporains et a aideacute ces derniers agrave percer dans le monde litteacuteraire

2 Le Contre Sainte‑Beuve de ProustProust srsquoattaquera agrave cette theacuteorie de Sainte‑Beuve Il reprochera

agrave Sainte‑Beuve lrsquoimportance qursquoil accorde agrave la biographie de lrsquoartiste pour comprendre son œuvre sa faccedilon de laquo ne pas seacuteparer lrsquohomme

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et lrsquoœuvre3 raquo Selon Proust il y a une distinction importante agrave faire entre lrsquoindividu mondain et lrsquoartiste creacuteateur en lui Au moment de lrsquoeacutecriture lrsquoartiste se deacutetache de lrsquoindividu il agit de maniegravere autonome laquo Un livre est le produit drsquoun autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes dans la socieacuteteacute dans nos vices Ce moi‑lagrave si nous voulons essayer de le comprendre crsquoest au fond de nous‑mecircme en essayant de le recreacuteer en nous que nous pouvons y parvenir4 raquo Ce deuxiegraveme moi lrsquoartiste nrsquoest compreacutehensible que par lrsquoindividu qui lrsquohabite et non par un tiers exteacuterieur mecircme si ce tiers est tregraves proche de lrsquoindividu Lrsquoartiste nrsquoest accessible agrave personne il ne se reacutevegravele jamais en tant que personne faisant partie de la socieacuteteacute mais seulement agrave travers ses œuvres Comme nous lrsquoavons dit plus haut Sainte‑Beuve croyait qursquoil eacutetait important drsquointerroger les gens proches de lrsquoartiste eacutetudieacute pour pouvoir mieux le connaicirctre lui et sa poeacutesie Au contraire Proust affirme que lrsquoamitieacute peut nuire au jugement laquo En quoi le fait drsquoavoir eacuteteacute lrsquoami de Stendhal permet‑il de le mieux juger Il est probable au contraire que cela gecircnerait beaucoup pour cela5 raquo En effet un ami peut avoir une vision biaiseacutee de son proche Il peut vouloir le deacutefendre caricaturer ses qualiteacutes omettre ses deacutefauts etc

En somme Proust nrsquoest pas du tout un sympathisant de la meacutethode de Sainte‑Beuve et voici ce qui peut reacutesumer sa critique geacuteneacuterale laquo En aucun temps Sainte‑Beuve ne semble avoir compris ce qursquoil y a de particulier dans lrsquoinspiration et le travail litteacuteraire et ce qui le diffeacuterencie entiegraverement des occupations des autres hommes et des autres occupations de lrsquoeacutecrivain6 raquo

Il est possible de mettre en relation cette critique de Sainte‑Beuve par Proust avec lrsquoœuvre baudelairienne ndash quoique Sainte‑Beuve ait tregraves peu eacutecrit sur ce dernier Proust fait une distinction claire et preacutecise entre lrsquoindividu et le poegravete Lrsquoindividu Baudelaire est le Baudelaire de la vie de tous les jours agrave la fois le dandy et laquo lrsquohomme drsquoesprit raquo de Sainte‑Beuve Cet individu peut ecirctre profond il peut entretenir des relations sincegraveres avec les amis mais il se distingue tout de mecircme du poegravete Le poegravete Baudelaire est secret cacheacute au plus profond de lrsquoindividu Baudelaire et ne ressort que dans la creacuteation artistique Proust en vient agrave affirmer laquo que lrsquohomme qui vit dans

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un mecircme corps avec tout grand geacutenie a peu de rapport avec lui que crsquoest lui que ses intimes connaissent et qursquoainsi il est absurde de juger comme Sainte‑Beuve le poegravete par lrsquohomme ou par le dire de ses amis Quant agrave lrsquohomme lui‑mecircme il nrsquoest qursquoun homme et peut parfaitement ignorer ce que veut le poegravete qui vit en lui7 raquo Cette deacuteclaration est extrecircmement lourde et puissante Proust fait une seacuteparation si marqueacutee entre lrsquoindividu et le poegravete qursquoil est fort possible que lrsquoindividu ne puisse mecircme pas comprendre le poegravete qui vit en lui

Pour mieux illustrer son propos Proust nous fait part de sa theacuteorie sur lrsquoindividu laquo Notre personne morale se compose de plusieurs personnes superposeacutees Cela est peut‑ecirctre plus sensible encore pour les poegravetes qui ont un ciel de plus un ciel intermeacutediaire entre le ciel de leur geacutenie et celui de leur intelligence de leur bonteacute de leur finesse journaliegravere crsquoest leur prose8 raquo Une personne a ainsi plusieurs facettes en elle et elle montre la plupart de ses facettes durant la vie de tous les jours Toutefois les artistes ont une facette de plus qursquoils ne montrent pas de faccedilon journaliegravere et crsquoest leur inspiration poeacutetique

On peut ainsi comprendre ce que Proust reproche agrave Sainte‑Beuve Bien entendu srsquoil considegravere qursquoil y a une seacuteparation nette entre la personne et lrsquoartiste que le cocircteacute artistique drsquoun poegravete se deacuterobe agrave tout le monde voire agrave lrsquoindividu mecircme chez lequel il se manifeste on comprend facilement que Proust soit contre lrsquoideacutee drsquoanalyser une œuvre agrave partir de lrsquoindividu laquo Dans lrsquohomme dans lrsquohomme de la vie des dicircners de lrsquoambition il ne reste plus rien et crsquoest celui‑lagrave agrave qui Sainte‑Beuve preacutetend demander lrsquoessence de lrsquoautre dont il nrsquoa rien gardeacute9 raquo Lrsquoautre crsquoest le poegravete Il est absurde de demander agrave lrsquoindividu mondain des renseignements qui pourraient expliquer sa poeacutesie alors que cet individu nrsquoest pas le poegravete

3 Le Baudelaire de ProustDeacutesormais nous savons que Proust srsquooppose fermement agrave la

meacutethode de Sainte‑Beuve De plus nous savons que Proust pense pouvoir appliquer sa propre theacuteorie agrave Baudelaire Voyons maintenant de quelle faccedilon concregravetement Proust interpregravete la poeacutesie de

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Baudelaire Proust commente plusieurs vers de Baudelaire drsquoune maniegravere assez disparate Nous nous proposons de seulement nous pencher sur un des poegravemes citeacutes par Proust laquo Les Petites Vieilles raquo Nous choisissons en particulier ce poegraveme des Fleurs du mal pour plusieurs raisons Premiegraverement crsquoest lrsquoun des poegravemes les plus citeacutes par Proust Deuxiegravemement il rend bien compte des thegraveses de Proust Troisiegravemement nous pourrons nous‑mecircme le reprendre pour faire notre propre critique de cette probleacutematique autour de Baudelaire

Proust souligne une opposition dans la poeacutesie de Baudelaire Il y remarque un meacutelange de sensibiliteacute et drsquoinsensibiliteacute Dans laquo Les Petites Vieilles raquo on constate cette alternance entre la compassion et une certaine cruauteacute Quel est le sentiment de Baudelaire Est‑il compatissant souffre‑t‑il lui‑mecircme de la douleur de ces vieilles dames qursquoil appelle des laquo monstres raquo

Ils rampent flagelleacutes par les bises iniques Freacutemissant au fracas roulant des omnibus [hellip] Se traicircnent comme font les animaux blesseacutes10

Ou au contraire jouit‑il de leur souffrance

Mais moi moi qui de loin tendrement vous surveille Lrsquoœil inquiet fixeacute sur vos pas incertains Tout comme si jrsquoeacutetais votre pegravere ocirc merveille Je goucircte agrave votre insu des plaisirs clandestins11

Ces deux passages sont citeacutes par Proust pour montrer le talent de Baudelaire dans sa manipulation de la sensibiliteacute Agrave propos du premier passage Proust affirme laquo cruel il [Baudelaire] lrsquoest dans sa poeacutesie cruel avec infiniment de sensibiliteacute drsquoautant plus eacutetonnant dans sa dureteacute que les souffrances qursquoil raille qursquoil preacutesente avec cette impassibiliteacute on sent qursquoil les a ressenties jusqursquoau fond de ses nerfs Il est certain que dans un poegraveme sublime comme ldquo Les Petites Vieilles rdquo il nrsquoy a pas une de leurs souffrances qui lui eacutechappe [hellip] il est dans leur corps il freacutemit avec leurs nerfs il frissonne avec leur[s] faiblesses12 raquo Donc drsquoapregraves les premiers vers du poegraveme Proust est

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drsquoavis que Baudelaire est doteacute drsquoune grande sensibiliteacute qursquoil a ducirc souffrir de la mecircme faccedilon que les vieilles Toutefois il affirmera plus loin que la force de la poeacutesie de Baudelaire vient de sa capaciteacute agrave peindre la souffrance sans la ressentir Crsquoest ce qursquoil va dire agrave propos du deuxiegraveme passage laquo cette subordination de la sensibiliteacute agrave la veacuteriteacute agrave lrsquoexpression est‑elle au fond une marque du geacutenie de la force de lrsquoart supeacuterieur agrave la pitieacute individuelle Mais il y a plus eacutetrange que cela dans le cas de Baudelaire Dans les sublimes expressions qursquoil a donneacutees de certains sentiments il semble qursquoil ait fait une peinture exteacuterieure de leur forme sans sympathiser avec eux13 raquo Plus loin laquo Il semble qursquoil eacuteternise par la force extraordinaire inouiumle du verbe [hellip] un sentiment qursquoil srsquoefforce de ne pas ressentir au moment ougrave il le nomme ougrave il le peint plutocirct qursquoil ne lrsquoexprime14 raquo Pour appuyer son propos Proust fait encore une fois reacutefeacuterence au poegraveme laquo Les Petites Vieilles raquo Il souligne ces vers

Lrsquoune par sa patrie au malheur exerceacutee Lrsquoautre que son eacutepoux surchargea de douleurs Lrsquoautre par son enfant Madone transperceacutee Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs 15

Proust en dit laquo Exerceacutee est admirable surchargeacutee est admirable transperceacutee est admirable Chacun pose sur lrsquoideacutee une de ces belles formes sombres eacuteclatantes nourrissantes Mais a‑t‑il lrsquoair de laquo compatir raquo drsquoecirctre dans ces cœurs 16 raquo

Ainsi si nous comprenons bien les propos de Proust et que nous tentons de faire le lien avec sa critique de Sainte‑Beuve lrsquoindividu Baudelaire aurait eacutenormeacutement souffert aurait possiblement compati avec les vieilles femmes qursquoil deacutecrit mais lors de lrsquoeacutecriture lorsque le poegravete Baudelaire prend le controcircle cette sensibiliteacute et cette compassion ne sont plus Crsquoest lrsquoinspiration poeacutetique qui entre en jeu Agrave travers ses poegravemes on peut possiblement deviner que Baudelaire a souffert mecircme Sainte‑Beuve le dit laquo Vous avez ducirc beaucoup souffrir mon cher enfant17 raquo Mais apregraves avoir dit cela est‑ce que lrsquoon en apprend plus sur sa poeacutesie La reacuteponse de Proust serait certainement non Selon lui la beauteacute du verbe de Baudelaire vient

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justement de la cruauteacute des portraits du manque de sensibiliteacute dans la peinture de choses qui en requiegraverent tant Qui est capable de faire preuve drsquoun tel manque de sensibiliteacute Certainement pas lrsquoindividu mais bien sucircr le poegravete

La partie du Contre Sainte-Beuve dans laquelle Proust fait part de ses ideacutees sur Baudelaire se termine par une audacieuse proposition qui suggegravere que lrsquoinspiration serait un objet transcendant les eacutepoques laquo Il [Baudelaire] a surtout [hellip] une ressemblance fantastique avec Hugo Vigny et Leconte de Lisle comme si tous les quatre nrsquoeacutetaient que des eacutepreuves un peu diffeacuterentes drsquoun mecircme visage du visage de ce grand poegravete qui au fond est un depuis le commencement du monde dont la vie intermittente mais aussi longue que celle de lrsquohumaniteacute eut en ce siegravecle ses heures tourmenteacutees et cruelles18 raquo La theacuteorie litteacuteraire de Proust srsquoapplique alors semble‑t‑il agrave nrsquoimporte quel artiste ndash du moins agrave nrsquoimporte quel poegravete Elle suppose une sorte drsquoinspiration poeacutetique transcendante qui surgit agrave travers lrsquoœuvre drsquoartistes qui ont su la capter et la transmettre Une telle vision de lrsquoart est assureacutement critiquable drsquoun point de vue meacutetaphysique eacutetant extrecircmement lourde de conseacutequences mais elle est drsquoune richesse bien plus grande que celle de Sainte‑Beuve drsquoun point de vue litteacuteraire

4 Comment faut-il lire Baudelaire La critique de Proust nous paraicirct remarquable et assez

convaincante Toutefois nous souhaitons y apporter quelques nuances De prime abord le personnage de Baudelaire est si complexe qursquoil nous semble agrave la fois vain et indispensable de faire une certaine eacutetude biographique pour comprendre son œuvre vain drsquoapregraves la theacuteorie de Proust mais eacutegalement agrave cause de la complexiteacute du personnage pouvant facilement mener agrave des incoheacuterences avec ses textes indispensable car cette mecircme complexiteacute peut expliquer la complexiteacute de son œuvre Nous proposons ainsi qursquoil est leacutegitime de faire deux sortes drsquoeacutetude litteacuteraire La premiegravere serait celle suggeacutereacutee par Proust une eacutetude de lrsquoœuvre pour elle‑mecircme sans se soucier du veacutecu de son auteur La deuxiegraveme incorporerait des eacuteleacutements biographiques de lrsquoauteur mais seulement pour expliquer certains

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Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte-Beuve

eacuteleacutements incompreacutehensibles et non pour expliquer toute lrsquoœuvre Dans les deux cas nous rejetons la meacutethode de Sainte‑Beuve qui nous semble ecirctre de lrsquohistoire plutocirct que de la litteacuterature

La theacuteorie litteacuteraire de Proust est tregraves convaincante dans lrsquoeacutetude de poegravemes comme laquo Les Petites Vieilles raquo En effet que lrsquoon sache si Baudelaire a reacuteellement souffert avec ces vieilles dames ou non cela a peu drsquoimportance dans la lecture du poegraveme Toutefois nous croyons que la seacuteparation que fait Proust entre le poegravete et lrsquoindividu mondain est trop forte On ne peut pas nier que lrsquoindividu et le poegravete soient la mecircme personne et que chaque cocircteacute de cette personne influence lrsquoautre Par exemple le dandy est une posture agrave la fois mondaine et litteacuteraire chez Baudelaire Le dandy litteacuteraire influence certainement le dandy apparent et vice versa

De plus en affirmant que le poegravete en tant qursquoinspiration coupeacutee de lrsquoindividu peut parfois agir sans que lrsquoindividu srsquoen rende totalement compte fait surgir lrsquoideacutee drsquoinconscient En effet lrsquoinconscient pourrait ecirctre cette inspiration deacutetacheacutee de lrsquoindividu qui agit en quelque sorte sans que lrsquoautre srsquoen rende compte Agrave lrsquoinverse le poegravete pourrait ecirctre influenceacute inconsciemment par sa vie mondaine Il se joue ainsi une eacutetrange interaction entre le poegravete lrsquoindividu et lrsquoinconscient le veacutecu influence lrsquoinconscient qui lui-mecircme influence le poegravete En fait nous ne croyons pas que Proust serait neacutecessairement contre une telle affirmation Tout ce que Proust veut signaler crsquoest qursquoil ne faut pas chercher de reacuteponse dans la vie drsquoun poegravete mais plutocirct dans lrsquoœuvre elle-mecircme Au final que ce soit lrsquoinconscient le poegravete ou lrsquoindividu mondain qui fait le travail drsquoartiste cela a peu drsquoimportance puisque ce que lrsquoon doit consideacuterer crsquoest lrsquoœuvre pour elle‑mecircme

Nous croyons ainsi qursquoil ne faut pas nier les liens entre le poegravete et lrsquoindividu mondain ce serait absurde Toutefois pour savoir appreacutecier une œuvre comme Les Fleurs du mal il est souvent sans importance de connaicirctre la vie de Baudelaire Et mecircme parfois cela peut nuire agrave lrsquoeffet sur le lecteur que de tenter de faire des liens avec lrsquoauteur La force de la theacuteorie de Proust vient ainsi de la possibiliteacute drsquointerpreacuteter lrsquoœuvre pour elle‑mecircme elle accorde une autonomie agrave lrsquoœuvre qui permet une plus grande liberteacute au lecteur

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Par contre peut‑on eacutetudier tous les textes de Baudelaire de cette faccedilon En effet les textes de Baudelaire ne sont pas tous comme Les Fleurs du mal Ce recueil de poeacutesie ne se veut pas une œuvre autobiographique bien qursquoelle contienne certainement des eacuteleacutements importants relieacutes agrave la vie de son auteur Comme nous lrsquoavons dit plus haut mecircme si une œuvre est influenceacutee par la vie de son auteur lrsquoœuvre peut vivre drsquoelle‑mecircme Toutefois qursquoen est‑il des textes qui srsquoaffichent comme autobiographiques ou comme des reacuteflexions personnelles Baudelaire nrsquoa pas composeacute que de la poeacutesie que lrsquoon peut lire uniquement pour soi il a eacutegalement eacutecrit des textes plus intimes Des textes comme Fuseacutees et Mon cœur mis agrave nu font partie de ce qursquoon appelle les Journaux intimes de Baudelaire et ont un caractegravere bien plus personnel que Les Fleurs du mal Comment doit‑on lire ces textes en particulier Est‑ce que la theacuteorie litteacuteraire de Proust srsquoapplique agrave ce genre de textes Telles sont les questions sur lesquelles nous voulons nous pencher pour clore notre eacutetude

Bien que des textes comme Fuseacutees et Mon cœur mis agrave nu soient plus personnels que Les Fleurs du mal il reste qursquoils ne doivent pas ecirctre consideacutereacutes comme simplement et neacutecessairement autobiographiques Ces œuvres sont des fragments de manuscrits de Baudelaire et ont eacuteteacute publieacutees agrave titre posthume uniquement Elles ont eacuteteacute rassembleacutees sous le titre Journaux intimes un peu agrave tort puisqursquoelles ne sont pas le fruit drsquoun partage quotidien de Baudelaire Lui-mecircme affirme tregraves clairement que Mon cœur mis agrave nu nrsquoest pas un journal mais plutocirct un texte dans lequel il peut noter ses reacuteflexions quand lrsquoinspiration est preacutesente laquo (Je peux commencer Mon cœur mis agrave nu nrsquoimporte ougrave nrsquoimporte comment et le continuer au jour le jour suivant lrsquoinspiration du jour et de la circonstance pourvu que lrsquoinspiration soit vive)19 raquo Mecircme agrave partir des mots de Baudelaire on peut voir lrsquoimportance primordiale de lrsquoinspiration comme le suggegravere Proust Ainsi mecircme pour des textes plus proches encore de la vie de lrsquoartiste il est possible de les lire pour eux‑mecircmes

Toutefois cela ne veut pas dire que lrsquoeacutetude drsquoun texte litteacuteraire en lien avec la biographie de lrsquoauteur soit complegravetement futile On peut sans doute lire Mon cœur mis agrave nu sans rien connaicirctre de Baudelaire et en retirer quelque chose Mais on peut en retirer autre chose si

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Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte-Beuve

lrsquoon fait des liens avec le veacutecu de Baudelaire Mon cœur mis agrave nu nrsquoest peut‑ecirctre pas une œuvre autobiographique mais elle reste un partage de reacuteflexions personnelles que lrsquoon peut sans doute mieux comprendre si on les met en lien avec la vie de lrsquoauteur Il y a une certaine richesse dans lrsquoeacutetude des liens entre lrsquoauteur et son œuvre car elle permet une compreacutehension non seulement plus juste de la penseacutee de lrsquoauteur mais surtout possiblement diffeacuterente

En drsquoautres mots il y a certainement un bienfait agrave lire un texte en le rapportant agrave des faits veacutecus de lrsquoauteur Cela nrsquoempecircche pas lrsquoautonomie de lrsquoœuvre drsquoart Elle arrive tout de mecircme agrave vivre par elle‑mecircme Nous voulons simplement dire que les deux niveaux de lecture apportent une richesse diffeacuterente et sont ainsi compleacutementaires Si lors de la lecture drsquoun poegraveme de Baudelaire le lecteur ressent quelque chose mais qursquoil se rend ensuite compte que ce nrsquoeacutetait sucircrement pas lrsquoobjectif de Baudelaire cela nrsquoenlegraveve rien au sentiment deacutejagrave veacutecu

ConclusionEn reacutesumeacute nous avons preacutesenteacute diffeacuterentes theacuteories litteacuteraires

pour nous aider agrave mieux lire Baudelaire Celle de Sainte‑Beuve suggegravere qursquoil faille eacutetudier la vie drsquoun auteur pour bien comprendre son œuvre Au contraire Proust propose de seacuteparer nettement lrsquoœuvre de son auteur et de la lire uniquement pour elle‑mecircme Pour nuancer nous avons affirmeacute qursquoune meacutethode alliant les deux theacuteories peut ecirctre fructueuse mecircme si nous croyons que celle de Proust ne doit pas ecirctre mise de cocircteacute La theacuteorie de Proust nous semble enrichissante mais il ne faut pas rejeter complegravetement une certaine analyse biographique qui peut apporter une vision compleacutementaire de lrsquoœuvre Toutefois lrsquoanalyse uniquement biographique de Sainte‑Beuve du moins telle que Proust la preacutesente nous paraicirct superficielle

Ainsi agrave la question laquo Comment faut‑il lire Baudelaire raquo nous reacutepondons qursquoil y a deux faccedilons de le faire la premiegravere eacutetant de laisser lrsquoœuvre parler drsquoelle‑mecircme la deuxiegraveme eacutetant de faire des liens avec le veacutecu de lrsquoartiste Plutocirct que de mettre une sorte drsquointerpreacutetation au‑dessus drsquoune autre nous estimons qursquoil est preacutefeacuterable de ne pas se limiter agrave une seule ou de ne pas accorder une importance trop grande agrave une seule Neacuteanmoins peut‑on reconnaicirctre

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un bon auteur par sa capaciteacute agrave faire vivre son œuvre par elle‑mecircme Voilagrave une autre question inteacuteressante agrave laquelle Proust reacutepondrait probablement oui

1 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Portraits litteacuteraires Paris Robert Laffont 1993 p 23

2 Ibid p 243 Marcel Proust laquo Contre Sainte‑Beuve raquo Contre Sainte-Beuve preacuteceacutedeacute

de Pastiches et meacutelanges et suivi de Essais et articles Paris Gallimard 1971 p 221

4 Ibid p 221‑2225 Ibid p 2226 Ibid p 2247 Ibid p 2488 Ibid p 2499 Ibid p 25010 Charles Baudelaire Les Fleurs du mal et autres poegravemes Paris Garnier‑

Flammarion 1964 p 11111 Ibid p 11312 Marcel Proust loc cit p 25013 Ibid p 252 14 Ibid15 Charles Baudelaire op cit p 11216 Marcel Proust loc cit p 25317 Ibid p 24418 Ibid p 26219 Charles Baudelaire laquo Mon cœur mis agrave nu raquo dans Mon cœur mis agrave nu

Fuseacutees Penseacutees eacuteparses Paris Livre de poche 1972 p 45

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Le dandysme baudelairienDelphine GinGras Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Le dandysme comporte deux aspects qui srsquoinfluencent lrsquoun et lrsquoautre Drsquoun cocircteacute il y a le dandy mondain lrsquoexemple historique de la maniegravere par laquelle le dandysme srsquoest veacutecu dans le monde de lrsquoautre il y a le dandysme litteacuteraire tel qursquoil a eacuteteacute incarneacute par des personnages de fiction et dans les ouvrages qui ont eacuteteacute eacutecrits sur le sujet Les exemples de Jules Barbey DrsquoAurevilly et de Charles Baudelaire nous permettront de comprendre la relation entre ces deux aspects Ces deux auteurs ont une influence sur la notion de dandysme autant par leur mode de vie que par leurs eacutecrits Le preacutesent article propose de comparer les textes theacuteoriques de Barbey DrsquoAurevilly et de Baudelaire pour comprendre ces relations et faire ressortir lrsquooriginaliteacute de la position baudelairienne

IntroductionLe dandysme srsquoinstalle en France en 18151 et y gagne drsquoabord

les Boulevards et le Paris mondain avant de devenir la figure intellectuelle du dandy dit litteacuteraire ce qui marque une transformation dans la notion de laquo dandysme raquo Plusieurs noms peuvent ecirctre associeacutes agrave la deuxiegraveme forme du dandysme Entre autres on compte parmi ceux qui ont permis le passage au monde litteacuteraire Jules Barbey drsquoAurevilly qui a eacutecrit la premiegravere theacuteorie du dandysme dans son essai de 1845 Du dandysme et de George Brummell et Charles Baudelaire qui a theacuteoriseacute sur le dandysme dans certains de ses textes notamment le neuviegraveme chapitre du Peintre de la vie moderne paru en 1863 Je mrsquointeacuteresserai ici aux theacuteories du dandysme qui ressortent de ces textes phares en mettant lrsquoaccent sur lrsquooriginaliteacute de la position de Baudelaire

Baudelaire a lu Barbey et en parle degraves 1846 dans le Salon de 18462 Entre ce texte et le Peintre de la vie moderne Baudelaire forge sa propre theacuteorie et incarne le dandysme agrave sa maniegravere En

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faisant ressortir les innovations de cet auteur sur cette notion je souhaite rendre compte de la reacuteception litteacuteraire de Barbey chez Baudelaire dans ce qui lui est propre Je preacutesenterai drsquoabord quelques notions importantes pour notre sujet avant de mrsquoarrecircter aux theacuteories respectives de nos deux auteurs puis je relegraveverai certains thegravemes (le contexte lrsquoapparence et le rapport agrave la norme) pour y montrer les particulariteacutes de chacun de ces auteurs

1 Dandysme mondain et dandysme litteacuteraireIl faut drsquoabord marquer la distinction entre le dandysme mondain

et le dandysme litteacuteraire Dans son ouvrage de 2010 Le dandysme litteacuteraire en France au xixe siegravecle Karin Becker marque drsquoentreacutee de jeu le caractegravere double du pheacutenomegravene du dandysme en montrant qursquoil est au xixe siegravecle un pheacutenomegravene agrave la fois social et litteacuteraire Ces deux aspects sont lieacutes drsquoune maniegravere qui ne donne pas plus drsquoimportance agrave lrsquoun ou lrsquoautre si le dandysme litteacuteraire a eu besoin du pheacutenomegravene social pour exister le dandy mondain nrsquoen est pas moins inspireacute et modeleacute par ce qui srsquoest eacutecrit sur lui incarnant dans le monde le mythe qursquoil permet lui‑mecircme de bacirctir En ce sens Becker note dans son introduction

Si le terme eacutetait au deacutebut peacutejoratif deacutesignant une personne ridicule raide hautaine et bizarrement habilleacutee [hellip] la reacuteputation du dandy ne tarde pas agrave srsquoameacuteliorer avec la monteacutee progressive du pheacutenomegravene dans la capitale franccedilaise au cours de la Monarchie de Juillet Cette nouvelle valorisation reacutesulte surtout de la naissance du dandysme litteacuteraire deacutesormais un laquo dandy raquo nrsquoest plus neacutecessairement un mondain vaniteux un mannequin adonneacute aux plaisirs des boulevards mais un eacutecrivain ou un artiste qui se deacutefinit par une digniteacute toute spirituelle se situant au‑dessus du commun des hommes gracircce agrave ses talents creacuteateurs En mecircme temps cette forme drsquoexistence devient un objet drsquoeacutetude3

Ce passage souligne bien la relation entre le pheacutenomegravene social et lrsquoaspect litteacuteraire mais nous eacuteclaire aussi sur la nature du dandy litteacuteraire Barbey et Baudelaire ne se deacutemarquent pas qursquoen

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Le dandysme baudelairien

theacuteorisant sur le dandysme leur faccedilon drsquoincarner le dandysme fait se modifier le concept Lrsquoaspect social et vestimentaire des premiers dandys se transforme et prend la forme drsquoun mode de vie litteacuteraire particuliegraverement avec Baudelaire comme nous le verrons De plus leur inteacuterecirct pour la figure du dandy alors qursquoils sont eux-mecircmes dandys illustre bien les mots de Baudelaire laquo crsquoest une espegravece de culte de soi‑mecircme4 raquo

Le dandy historique ou mondain crsquoest celui qui habite les villes qui porte tel ou tel vecirctement eacuteleacutegant crsquoest lrsquohomme5 concret Crsquoest aussi le dandy qui ne se soucie que de la part concregravete du dandysme Nous le verrons avec Baudelaire pour certains pour la masse le dandysme nrsquoest qursquoune affaire de style et de mode de vie Il suffirait de suivre certaines regravegles de base pour ecirctre tout agrave coup consideacutereacute comme un dandy Baudelaire deacutecriera cette interpreacutetation Le dandysme litteacuteraire quant agrave lui est une justification intellectuelle et spirituelle de la position marginale du dandy dans la socieacuteteacute telle que deacuteveloppeacutee dans le discours litteacuteraire Cette notion renvoie aux personnages fictifs aux eacutecrivains et au dandysme theacuteorique ideacutealiseacute tel que les textes le deacutecrivent mais que lrsquohomme du monde eacutechoue agrave reproduire Cela dit la forme historique du dandysme nrsquoest pas disqualifieacutee par lrsquoincapaciteacute de lrsquohomme agrave incarner le dandy ideacuteal de la litteacuterature Au contraire le dandy historique est la condition drsquoexistence du discours sur le dandysme et les deux aspects sont interdeacutependants Becker insiste sur cette relation et en fait le fil conducteur de tout son ouvrage eacutecrivant laquo il faut retenir le fait historique que le dandysme litteacuteraire est justement issu de ce dandysme mondain gracircce agrave la volonteacute des dandys‑poegravetes de se deacutefinir par une noblesse de lrsquoesprit qui deacutepasse lrsquoeffet facile drsquoune apparence splendide6 raquo

11 George BrummellAvant de consideacuterer les theacuteories respectives des deux auteurs

qui nous inteacuteressent ici dressons un portrait de lrsquoinventeur du dandysme George Brummell Dit laquo Beau Brummell raquo il se trouve agrave la base de lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly et sera aussi nommeacute par Baudelaire comme lrsquoun des pegraveres du dandysme Becker mettant

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en application ce qui a eacuteteacute eacutetabli preacuteceacutedemment preacutesente un tel portrait dans ce qursquoil a de paradoxal Lrsquoexemple de Brummell justifie sa deacutemarche les faits reacuteels sont recouverts par quantiteacute drsquoanecdotes ce qui rend difficile drsquoeacutecrire une biographie deacutefinitive de ce personnage Or crsquoest justement lagrave que lrsquoaspect litteacuteraire entre en jeu Le dandysme srsquoest construit sur le modegravele de Brummell mais crsquoest autant lrsquohomme reacuteel que lrsquohomme litteacuteraire qui marque les esprits Le livre que Barbey drsquoAurevilly eacutecrira sur lui est tributaire de cela Srsquoil srsquointeacuteresse vaguement aux faits historiques son texte fixe lrsquoimage du dandysme drsquoune maniegravere quasiment mythique Il ne pourrait en ecirctre autrement puisque Brummell nrsquoa livreacute son ecirctre qursquoagrave la maniegravere drsquoun spectacle laquo Les admirateurs de Beau Brummell sont donc dupes drsquoune construction en trompe‑lrsquoœil le personnage mythique du dandy est une belle illusion et sa vie entiegravere une œuvre drsquoart largement inventeacutee7 raquo Il nrsquoimporte guegravere que les faits rapporteacutes par Barbey drsquoAurevilly deacutecoulent plus du mythe que de la reacutealiteacute puisque la reacutealiteacute tient elle‑mecircme de la fiction que Brummell a pris soin de construire et drsquoentretenir Degraves le deacutepart la theacuteorie du dandysme repose sur une construction qui se soucie bien peu de la reacutealiteacute historique tout en ayant un effet sur le pheacutenomegravene social laquo ce sera Barbey qui creacuteera par son discours suggestif lrsquoimage eacuteternelle de la creacuteature parfaite sans eacutegale hors de porteacutee pour le commun des hommes il fait sublimer le personnage dans une mesure qui en fait lrsquoincarnation atemporelle du dandy8 raquo Faisant de Brummell lrsquoarcheacutetype inaccessible du dandysme il se sert de son exemple pour en dresser les codes creacuteant agrave partir de lui une abstraction agrave laquelle les autres devront tant bien que mal tenter de ressembler

Autant dans lrsquoouvrage de Becker que dans le texte de Barbey drsquoAurevilly la preacutesentation du dandysme par lrsquoexemple de Brummell passe par des consideacuterations biographiques et des anecdotes Neacute sans titre en Angleterre en 1778 George Brummell srsquoest deacutemarqueacute dans la bonne socieacuteteacute anglaise de Londres de 1798 agrave 18169 par son eacuteleacutegance et son originaliteacute veacuteritable tyran de lrsquoapparence et du bon mot Tous craignaient semble‑t‑il ses remarques alors qursquoil passait rapidement dans une soireacutee mondaine la quittant tout de suite apregraves

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Le dandysme baudelairien

srsquoecirctre deacutemarqueacute Deux sources informent sur le personnage qursquoa eacuteteacute Brummell une chronique reacutedigeacutee de faccedilon tregraves meacutethodique et objective par le capitaine drsquoinfanterie William Jesse (The Life of Beau Brummell 1844) et lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly paru lrsquoanneacutee suivante (Du dandysme et de George Brummell 1845) Barbey connaicirct la chronique de Jesse il la mentionne mais ne srsquoy conforme pas et va mecircme jusqursquoagrave la discreacutediter deacuteccedilu que son auteur laquo nrsquoait abouti qursquoagrave une chronique timoreacutee sans le dessous de cartes de lrsquohistoire Crsquoest lrsquoexplication historique qui manque agrave Brummell10 raquo dit‑il alors que lui‑mecircme livre un ouvrage subjectif faisant dire agrave lrsquoun des reacutecents commentateurs du texte que laquo prenant Brummell pour preacutetexte Barbey veut en reacutealiteacute eacutecrire le texte de son propre dandysme11 raquo

Ce qui ressort des biographies de nos trois dandys quand nous les mettons cocircte agrave cocircte ce sont les traits qursquoils ont en commun tous ils ont eu les moyens financiers de leur excentriciteacute gracircce agrave un heacuteritage qursquoils ont rapidement dilapideacute dans les objets de luxe et le jeu Certains scandales eacuteclatent dans chacune de ces vies les problegravemes financiers de Brummell qui le poussent agrave lrsquoexil en France ougrave il finira tout de mecircme en prison pour les dettes qursquoil aura accumuleacutees mecircme apregraves son deacutepart de lrsquoAngleterre les relations amoureuses et les textes de Barbey sont lrsquoobjet de controverses (il entretient une liaison pendant un certain temps avec la femme de son cousin et il est accuseacute de blasphegraveme agrave la sortie de son recueil Les diaboliques en 1874) pour ce qui est de Baudelaire il y a eacutevidemment le procegraves des Fleurs du mal Dans le cas de ces trois personnages lrsquoexcentriciteacute est souligneacutee par les biographes Tous sont convaincus de leur supeacuterioriteacute avec ou sans les moyens financiers pour lrsquoeacutetablir Cette attitude sera drsquoailleurs deacutecisive chez Baudelaire qui appuie sa theacuteorie du dandysme sur son expeacuterience personnelle arrivant agrave eacutetablir sa supeacuterioriteacute gracircce agrave un passage du dandysme mondain agrave un dandysme intellectuel qui se deacutemarque par ses qualiteacutes spirituelles plutocirct que par un train de vie luxueux Avant de deacutevelopper sur ces aspects de la theacuteorie baudelairienne il convient toutefois drsquoeacutetudier le travail de son preacutedeacutecesseur Barbey drsquoAurevilly

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2 Deux theacuteories du dandysme21 Le dandysme selon Barbey drsquoAurevilly

Le texte de Barbey drsquoAurevilly illustre bien la thegravese que nous suivons ici agrave savoir que les contextes historiques et litteacuteraires doivent ecirctre pris conjointement pour bien saisir la figure du dandy au xixe siegravecle Drsquoune part la composition mecircme de son texte repose sur ces deux aspects mais drsquoautre part le texte lui-mecircme a une influence des deux cocircteacutes en tant que premier texte theacuteorique sur ce mouvement lu par tous ses successeurs dont Baudelaire bien sucircr Son ouvrage sur le dandysme aura influenceacute autant la maniegravere drsquoecirctre dandy dans le monde que la litteacuterature

Barbey met lrsquoaccent sur le contexte drsquoeacutemergence du pheacutenomegravene du dandysme Agrave plusieurs reprises il rappelle le caractegravere anglais de la chose allant jusqursquoagrave affirmer que laquo Comme tout ce qui est universel humain a son nom dans la langue de Voltaire ce qui ne lrsquoest pas on est obligeacute de lrsquoy mettre et voilagrave pourquoi le mot Dandysme nrsquoest pas franccedilais Il restera eacutetranger comme la chose qursquoil exprime [hellip] [C]rsquoest la force de lrsquooriginaliteacute anglaise srsquoimprimant sur la vaniteacute humaine [hellip] qui produit ce qursquoon appelle le Dandysme Nul moyen de partager cela avec lrsquoAngleterre Crsquoest profond comme son geacutenie mecircme Singerie nrsquoest pas ressemblance12 raquo Ainsi quoique les Franccedilais essaient tant bien que mal drsquoimiter les dandys anglais il leur est impossible de devenir effectivement dandys puisque crsquoest le caractegravere anglais qui rend cela possible Barbey nrsquoen dresse pas moins une comparaison entre les Anglais et les Franccedilais pour mieux illustrer son point en insistant sur la fausseteacute de ce que les Franccedilais produisent en srsquoessayant agrave lrsquoimitation Crsquoest donc un caractegravere particulier typiquement anglais qui a rendu possible lrsquoapparition du dandysme selon Barbey drsquoAurevilly Lrsquoennui tregraves profond des Anglais les aurait rendus reacuteceptifs agrave un caractegravere tel que celui de Brummell qui dans sa vaniteacute et son originaliteacute brisait la monotonie de leur socieacuteteacute

Bien que la vaniteacute soit dans une certaine mesure agrave la base du dandysme cette caracteacuteristique ne peut produire le dandy nrsquoimporte ougrave Chez les Franccedilais ndash Barbey nomme Richelieu comme exemple paradigmatique ndash le vaniteux nrsquoest pas reccedilu de la mecircme maniegravere

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ce peuple est laquo nervo‑sanguin raquo selon lrsquoauteur il laquo va jusqursquoaux derniegraveres limites dans la foudre de ses eacutelans13 raquo Sans un certain type de foule la personnaliteacute de lrsquohomme ne produit pas le bon effet La froideur des Anglais fait briller le caractegravere du dandy Le contexte est donc tout aussi important pour la possibiliteacute du dandysme que le caractegravere de lrsquoindividu Apregraves tout le dandy trouve tout son eacuteclat dans un contexte social Hors de la socieacuteteacute il nrsquoest rien puisqursquoil nrsquoa plus de public pour reacuteagir agrave son caractegravere

Le caractegravere nrsquoen reste pas moins le terme central du traiteacute de Barbey drsquoAurevilly et crsquoest sur ce point qursquoil critique ses concitoyens En essayant drsquoimiter les Anglais les Franccedilais ne srsquointeacuteressent qursquoagrave lrsquoaspect exteacuterieur qursquoaux vecirctements et au luxe sans se preacuteoccuper de la maniegravere drsquoecirctre Crsquoest pourtant lagrave ce qui distingue le laquo mannequin de mode14 raquo du dandy pour reprendre les termes que Becker utilise dans son analyse Elle explique drsquoailleurs tregraves bien cette dynamique entre lrsquoecirctre et le paraicirctre insistant sur lrsquoaspect critique du traiteacute de Barbey

Crsquoest donc dans une ambition critique et engageacutee qursquoil deacutecrit pour ses lecteurs franccedilais le personnage de Beau Brummell qursquoil pose en modegravele absolu et parfait Son intention premiegravere est didactique voire moralisante il explique agrave son public ignorant le laquo veacuteritable dandysme raquo comme un projet total et coheacuterent englobant agrave la fois lrsquoecirctre et le paraicirctre laquo lrsquoart de la mise raquo et laquo la maniegravere drsquoecirctre raquo qui sont conccedilus comme deux pheacutenomegravenes compleacutementaires qui se conditionnent reacuteciproquement15

Elle entreprend ensuite un deacutecoupage assez bref et systeacutematique de lrsquoouvrage que je reprendrai rapidement pour faire ressortir quelques points importants les deux premiers chapitres srsquointeacuteressent aux ideacutees de vaniteacute et de fatuiteacute les troisiegraveme et quatriegraveme chapitres portent sur le contexte historique le cinquiegraveme chapitre preacutesente les deacutefinitions du dandysme les chapitres 6 agrave 11 srsquointeacuteressent agrave la biographie de Brummell et aux anecdotes agrave son sujet finalement le chapitre 12 preacutesente la conclusion et les reacuteflexions de lrsquoauteur Le deacutecoupage de lrsquoouvrage est tregraves formel et le rend semblable agrave un livre

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drsquoeacuterudition mais le lecteur doit ecirctre mis en garde sur la vraie nature de ce traiteacute

Seulement il srsquoagit lagrave drsquoun artifice de lrsquoauteur qui tend ainsi un piegravege agrave ses lecteurs et plus drsquoun historien moderne compte parmi les dupes de lrsquoeacutecrivain Car il ne faut pas oublier que le dandy‑poegravete est un speacutecialiste de lrsquoarteacutefact qui sait inventer des constructions en trompe‑lrsquoœil Il srsquoagit lagrave drsquoune strateacutegie eacuteminemment dandy qui creacutee une illusion livresque dans laquelle lrsquoeffet provoqueacute prime sur la veacuteritable nature de lrsquoouvrage16

Il faut donc prendre le texte avec preacutecautions Il preacutesente certes la theacuteorie du dandysme de Barbey drsquoAurevilly mais ses preuves sont presque une construction la preacutesentation de la biographie de Brummell eacutetant plus une confirmation forceacutee de ce qursquoavance Barbey qursquoun texte reacuteellement historique Cependant on le verra en le comparant avec Baudelaire certains eacuteleacutements theacuteoriques sont assureacutement preacutesents dans le texte bien qursquoil soit difficile de faire ressortir quelque chose de systeacutematique de la deacutemarche de lrsquoauteur qui se veut explicitement frivole (comme lrsquoeacutenonce la preacuteface) Passons donc au texte de Baudelaire afin de pouvoir mettre en place certains eacuteleacutements de comparaison

22 Le dandysme selon BaudelaireLa laquo theacuteorie raquo du dandysme de Baudelaire est principalement

preacutesenteacutee dans le chapitre IX du Peintre de la vie moderne sans toutefois srsquoy limiter La nouvelle La Fanfarlo par exemple ou certains passages de Mon cœur mis agrave nu preacutesenteraient aussi quelques eacuteleacutements de reacuteponse quant agrave la maniegravere qursquoa Baudelaire de deacutefinir le dandy Le chapitre IX du Peintre de la vie moderne srsquoouvre ainsi

Lrsquohomme riche oisif et qui mecircme blaseacute nrsquoa pas drsquoautre occupation que de courir agrave la piste du bonheur lrsquohomme eacuteleveacute dans le luxe et accoutumeacute degraves sa jeunesse agrave lrsquoobeacuteissance des autres hommes celui enfin qui nrsquoa pas drsquoautre profession

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que lrsquoeacuteleacutegance jouira toujours dans tous les temps drsquoune physionomie distincte tout agrave fait agrave part Le dandysme est une institution vague aussi bizarre que le duel tregraves ancienne puisque Ceacutesar Catilina Alcibiade nous en fournissent des types eacuteclatants tregraves geacuteneacuterale puisque Chateaubriand lrsquoa trouveacutee dans les forecircts et au bord des lacs du Nouveau Monde Le dandysme qui est une institution en dehors des lois a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets quelles que soient drsquoailleurs la fougue et lrsquoindeacutependance de leur caractegravere17

Ce premier de sept paragraphes semble eacutenoncer simplement une deacutefinition du dandy eacutenumeacuterant des critegraveres comme srsquoil suffisait de remplir la liste pour ecirctre tout agrave coup dandy On aurait tort drsquoy voir le ton de tout le chapitre dont Becker souligne le caractegravere ironique18 Drsquoailleurs lrsquoironie dont fait preuve Baudelaire dans sa theacuteorie est en accord avec lrsquoun des traits essentiels du dandy Il cherche par lagrave agrave laquo surprendre [ses] lecteurs par des provocations souvent ambivalentes19 raquo La provocation est essentielle pour le dandy qui projette son individualiteacute dans la foule et a besoin pour confirmer son originaliteacute de la reacuteaction du public Il y a lagrave paradoxe pour achever son individualisme qursquoil pousse agrave lrsquoextrecircme le dandy a besoin de la socieacuteteacute pour se distinguer Srsquoil joue un rocircle la foule est le lieu neacutecessaire de sa mise en scegravene

Apregraves le premier paragraphe Becker souligne le changement de ton de Baudelaire Les deuxiegraveme et troisiegraveme paragraphes forment les deux facettes drsquoune argumentation dialectique ougrave Baudelaire affirme drsquoabord lrsquoimportance de certains critegraveres exteacuterieurs (lrsquoargent lrsquoeacuteleacutegance lrsquoamour) avant de retourner son propos avec des preacutecisions qui modifient complegravetement le sens de ce que le lecteur aurait drsquoabord pris agrave la leacutegegravere Ainsi au deuxiegraveme paragraphe il insiste laquo les Franccedilais [hellip] ont drsquoabord pris soin et tregraves judicieusement de doter leurs personnages de fortunes assez vastes pour payer sans heacutesitation toutes leurs fantaisies20 raquo mais au troisiegraveme paragraphe il preacutecise laquo Si jrsquoai parleacute drsquoargent crsquoest parce que lrsquoargent est indispensable aux gens qui se font un culte de leurs passions mais le dandy nrsquoaspire pas agrave lrsquoargent comme agrave une chose essentielle

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un creacutedit indeacutefini pourrait lui suffire il abandonne cette grossiegravere passion aux mortels vulgaires21 raquo Ce proceacutedeacute permet de formuler ce qui distingue le dandy du laquo mortel vulgaire raquo Srsquoil semble avoir les mecircmes besoins que la foule il est pourtant deacutecisif que ce qui est une fin pour lrsquohomme vulgaire nrsquoest qursquoun moyen pour le dandy qui a un teacutelos beaucoup plus eacuteleveacute

La composition de ce chapitre nrsquoest pas laisseacutee au hasard Le lecteur est pousseacute agrave la reacuteflexion par le changement de ton qui eacutetait leacuteger et eacutenumeacuteratif mais qui effectue maintenant un renversement point par point faisant voir avec eacutevidence qursquoil ne srsquoagit pas comme le premier paragraphe le laissait entendre de suivre les regravegles du dandysme pour ecirctre dandy Un ecirctre moyen remplirait ces critegraveres sans comprendre que crsquoest la disposition inteacuterieure qui fait le dandy Baudelaire met lrsquoaccent assez clairement sur ce qui eacutetait deacutejagrave apparent chez Barbey lrsquoimportance du caractegravere Il theacuteorise cependant de faccedilon beaucoup plus systeacutematique que son preacutedeacutecesseur Le ton de son texte est plus seacuterieux plus scientifique Becker note

Toutes ces strateacutegies stylistiques [lrsquoargumentation structureacutee par des conjonctions et des adverbes les tournures explicatives les uniteacutes syntaxiques bregraveves lrsquoabstraction dans le vocabulaire la concision la deacuteduction logique] concourent agrave creacuteer un systegraveme de reacuteflexion rationnel qui est agrave la base drsquoune codification formaliseacutee et crsquoest exactement cette fixation des observations qui eacutetablit la theacuteorie du dandysme Baudelaire semble donc prendre au pied de la lettre la remarque de Barbey selon laquelle le dandysme serait une laquo science raquo qui meacuteriterait une eacutetude eacuterudite il offre donc une analyse seacuterieuse drsquoun sujet apparemment leacuteger [hellip] Baudelaire eacutecrit ce texte laquo seacuterieux raquo que Barbey ne voulait pas reacutealiser et il ose proposer une deacutefinition du dandysme lagrave ougrave Barbey refusait toute tentative22

Le texte de Baudelaire continue sur ce ton en abordant les thegravemes du spiritualisme et de la reacutevolte Ces deux notions reacutefegraverent agrave un critegravere interne et un critegravere externe pour caracteacuteriser le dandysme

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Le dandysme baudelairien

Le laquo spiritualisme raquo (ou laquo stoiumlcisme raquo) reacutefegravere agrave la maicirctrise des sentiments plus qursquoagrave une quelconque religion Il srsquoagit drsquoun eacutetat drsquoacircme qursquoil faut agrave tout prix conserver une maicirctrise de soi qui peut effectivement justifier la reacutefeacuterence aux stoiumlciens Becker deacutecrit le but de Baudelaire dans ce passage

[Il] ne vise pas du tout lrsquoaspect de la transcendance il insiste plutocirct sur le caractegravere institutionnel rituel et sacral sur les regravegles contraignantes sur la discipline inteacuterieure des dandys qursquoil compare aux pratiques despotiques drsquoune secte orientale et aux doctrines seacutevegraveres des jeacutesuites qui exigent une obeacuteissance aveugle Le dandysme ressemble ainsi agrave une socieacuteteacute secregravete avec ses ceacutereacutemonies et mystegraveres ougrave regravegne une loi tacite laquo non eacutecrite raquo dont la rigueur inflexible fait des adeptes laquo agrave la fois les precirctres et les victimes raquo Il srsquoagit donc drsquoune institution laquo eacutetrange raquo paradoxale puisqursquoelle exige drsquoune part la soumission absolue agrave des regravegles preacutecises et repose drsquoautre part sur lrsquoideacutee de lrsquoindeacutependance de lrsquoesprit23

Baudelaire deacutepasse le simple traiteacute de mode et donne un seacuterieux et une structure au dandysme qursquoil renforce en faisant sentir que toute activiteacute qursquoeffectue le dandy se fait agrave la maniegravere drsquoun exercice pour forger sa personnaliteacute

Le dandysme gagne aussi une porteacutee politique avec lrsquoideacutee de reacutevolte que Baudelaire introduit en disant que laquo tous sont issus drsquoune mecircme origine tous participent du mecircme caractegravere drsquoopposition et de reacutevolte tous sont des repreacutesentants de ce qursquoil y a de meilleur dans lrsquoorgueil humain de ce besoin trop rare chez ceux drsquoaujourdrsquohui de combattre et de deacutetruire la trivialiteacute De lagrave naicirct chez les dandys cette attitude hautaine de caste provocante mecircme dans sa froideur24 raquo Le dandy se deacutemarque maintenant avec des qualiteacutes qui sont agrave la fois la force de caractegravere et une reacutesistance froide agrave la trivialiteacute ce qui contraste largement avec ce que le deacutebut du chapitre deacutecrivait que lrsquoironie du ton de lrsquoauteur nous fait voir comme eacutetant lrsquoopinion commune exprimeacutee sur le dandysme Le spiritualisme eacutetait un critegravere interne crsquoest la disposition inteacuterieure qui fait le dandy mais celui‑ci a aussi un effet sur le monde exteacuterieur

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par le seul fait qursquoil se deacutemarque du commun ce qui constitue en soi une reacutevolte Cette reacutevolte crsquoest celle de lrsquohomme qui continue agrave ecirctre le meilleur de soi‑mecircme malgreacute la trivialiteacute ambiante En ce sens il faut agrave nouveau rappeler que le contexte est essentiel agrave lrsquoapparition du dandy Baudelaire le nomme laquo dernier eacuteclat drsquoheacuteroiumlsme dans les deacutecadences25 raquo puisqursquoil reste froid aristocratique et orgueilleux malgreacute la monteacutee de la deacutemocratie qui produit la meacutediocriteacute en nivelant tout La reacutevolte du dandy consiste agrave se distinguer dans un siegravecle ougrave plus personne ne se deacutemarque

La biographie de Baudelaire nous apprend que son beau‑pegravere a restreint ses moyens financiers en surveillant ses deacutepenses apregraves qursquoil se soit mis agrave dilapider lrsquoheacuteritage reccedilu de son pegravere Cette contrainte financiegravere a permis agrave Baudelaire drsquoincarner le dandysme drsquoune maniegravere nouvelle et lrsquoa fait se distancier des objets de luxe sans pour autant lui faire perdre lrsquoideacutee de sa supeacuterioriteacute Maintenant qursquoil est forceacute de quitter la vie mondaine il devient le dandy‑poegravete26 Ses moyens financiers reacuteduits ne lrsquoempecircchent pas de briller sur le plan intellectuel et creacuteatif La part spirituelle du dandysme dont il traite dans son chapitre du Peintre de la vie moderne est donc issue du mode de vie que la mise sous tutelle lui a imposeacute Son milieu change et avec lui les critegraveres qursquoil pourra utiliser pour se distinguer mais il nrsquoen reste pas moins dandy La porteacutee politique de ce changement est parfaitement ancreacutee dans lrsquoegravere deacutemocratique qui est la sienne Maintenant que le dandysme a pris une tournure intellectuelle il nrsquoest plus reacuteserveacute aux eacutelites mais il devient reacuteellement une question de caractegravere Avec Brummell le dandysme permettait agrave un homme sans titre de se deacutemarquer Lrsquohabit noir qursquoil adoptait eacutetait celui de la deacutemocratisation des cercles sociaux traditionnellement reacuteserveacutes aux bourgeois Avec Baudelaire le dandy nrsquoa mecircme plus besoin de la bonne socieacuteteacute il se deacutemarque ougrave qursquoil aille

3 ComparaisonEntre ces deux auteurs les distinctions ne font pas neacutecessairement

ressortir des erreurs de lrsquoun ou lrsquoautre dans leur description du dandysme mais surtout lrsquooriginaliteacute propre de chacun et leur apport respectif agrave un concept qui laisse place par essence agrave

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Le dandysme baudelairien

lrsquoindividualisme Des nombreuses diffeacuterences qui seacuteparent ces deux textes (agrave commencer par le style dont je ne reparlerai pas) je retiens principalement la flexibiliteacute de Baudelaire quant agrave la possibiliteacute du dandysme agrave lrsquoexteacuterieur du contexte anglais

31 Le contexteLe moment historique drsquoeacutemergence du dandysme est capital

pour nos deux auteurs Pour Barbey il nrsquoy aurait pas eu de George Brummell dans un autre contexte comme on lrsquoa dit Le caractegravere du dandy a eu beau exister agrave drsquoautres endroits en drsquoautres moments crsquoest la froideur ambiante de la socieacuteteacute anglaise qui fait tout lrsquoeacuteclat du pheacutenomegravene On lrsquoa vu et on lrsquoa deacutecrit le dandysme est un fait anglais et ne peut qursquoecirctre imiteacute par les Franccedilais le contexte social ne permettant pas lagrave lrsquoapparition drsquoun vrai dandy Drsquoailleurs dans sa conclusion il affirme qursquoil y aura toujours des dandys en Angleterre laquo De Dandy comme Brummell on nrsquoen reverra plus mais des hommes comme lui et mecircme en Angleterre quelque livreacutee que le monde leur mette on peut affirmer qursquoil y en aura toujours Ils attestent la magnifique varieacuteteacute de lrsquoœuvre divine ils sont eacuteternels comme le Caprice27 raquo Cela ne peut srsquoappliquer agrave la theacuteorie de Baudelaire selon qui le contexte historique est deacutecisif quant agrave la possibiliteacute drsquoeacutemergence du dandysme mecircme si le contexte nrsquoy est pas toujours favorable Barbey drsquoAurevilly exprime lagrave plus lrsquoimpossibiliteacute pour un Franccedilais drsquoecirctre dandy que le caractegravere exclusivement anglais du pheacutenomegravene Il conclut drsquoailleurs son traiteacute en disant qursquolaquo Alcibiade fut le plus beau type chez la plus belle des nations28 raquo

Baudelaire aussi insiste sur le contexte politique qui favorise lrsquoapparition du dandy mais en tirant des conclusions diffeacuterentes Pour lui aussi crsquoest le moment historique qui a rendu possible le dandysme mais il est important de preacuteciser que pour Baudelaire au contraire de ce qursquoen dit Barbey plusieurs peacuteriodes similaires ont deacutejagrave existeacute dans lrsquohistoire laquo Le dandysme apparaicirct surtout aux eacutepoques transitoires ougrave la deacutemocratie nrsquoest pas encore toute‑puissante ougrave lrsquoaristocratie nrsquoest que partiellement chancelante et avilie29 raquo Chez Baudelaire le rapport au contexte social est tout autre et un homme sera dandy srsquoil a le caractegravere qursquoil faut et si les conditions politiques

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sont favorables ougrave qursquoil se trouve Juste apregraves ce passage il indique drsquoailleurs que laquo le dandysme est le dernier eacuteclat drsquoheacuteroiumlsme dans les deacutecadences et le type du dandy retrouveacute par le voyageur dans lrsquoAmeacuterique du Nord nrsquoinfirme en aucune faccedilon cette ideacutee car rien nrsquoempecircche de supposer que les tribus que nous nommons sauvages soient les deacutebris de grandes civilisations disparues30 raquo Chez Barbey le contexte social speacutecifique de lrsquoAngleterre rendait de tout temps possible lrsquoapparition du dandysme Ici on voit que le dandysme est plutocirct une figure laquo heacuteroiumlque raquo qui apparaicirct aux eacutepoques transitoires ougrave que cela soit Il y a donc une bien plus grande flexibiliteacute chez Baudelaire mais dans les deux cas les auteurs sont critiques de la reacuteception du dandysme en France mecircme si Baudelaire ne va pas jusqursquoagrave conclure agrave lrsquoexclusion des Franccedilais de ce pheacutenomegravene

32 Lrsquoapparence et le rapport agrave la regravegleSi ces distinctions ont permis de deacutegager une certaine flexibiliteacute

dans la deacutefinition du dandy les ressemblances restent plus nombreuses entre les deux auteurs malgreacute leur diffeacuterence de ton Chez lrsquoun et lrsquoautre on note le soin tregraves grand qui est apporteacute par le dandy agrave son apparence physique en insistant toutefois sur le fait qursquoil serait reacuteducteur de limiter le dandysme agrave cela Pour Barbey ces consideacuterations sont importantes sans expliquer complegravetement le pheacutenomegravene laquo Les esprits qui ne voient les choses que par leur plus petit cocircteacute ont imagineacute que le Dandysme eacutetait surtout lrsquoart de la mise une heureuse et audacieuse dictature en fait de toilette et drsquoeacuteleacutegance exteacuterieure Tregraves certainement crsquoest cela aussi mais crsquoest bien davantage31 raquo Chez Baudelaire aussi il y a une remarque en ce sens mais lui va plus loin en montrant que lrsquoapparence nrsquoest qursquoune manifestation du caractegravere inteacuterieur critegravere essentiel du vrai dandy Dans les deux cas bien que le dandy se deacutemarque par son style il nrsquoy a pas de regravegles particuliegraveres qui reacutegissent son apparence Lrsquohabit noir nrsquoest pas une exigence Barbey lui‑mecircme ne lrsquoa pas adopteacute Lrsquoapparence du dandy est bien plus une expression de son caractegravere que le critegravere par lequel il marque sa supeacuterioriteacute On lrsquoa vu avec le texte de Baudelaire celui qui limiterait le dandy agrave ses vecirctements nrsquoa rien compris de la profondeur de ce personnage

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Le dandysme baudelairien

Chez ces deux auteurs le dandy est deacutecrit comme ayant un rapport ambivalent agrave la regravegle Jrsquoen ai parleacute plus tocirct pour Baudelaire il se moque du lecteur potentiel qui penserait qursquoil ne suffit que de respecter certains codes pour ecirctre dandy mais il insiste tout de mecircme sur le fait qursquoil y a des regravegles du dandysme (simplement ce ne sont pas celles que lrsquohomme vulgaire pourrait croire) Ce thegraveme est eacutegalement abordeacute par Barbey laquo Le Dandysme au contraire se joue de la regravegle et pourtant la respecte encore Il en souffre et srsquoen venge tout en la subissant il srsquoen reacuteclame quand il y eacutechappe il la domine et en est domineacute tour agrave tour double et muable caractegravere 32 raquo Cependant il est inteacuteressant de noter que lagrave ougrave Barbey a bel et bien transgresseacute les regravegles laisseacutees par son modegravele Brummell en deacutelaissant lrsquohabit noir et en portant des habits tregraves voyants Baudelaire lui a suivi les codes deacutejagrave poseacutes en suivant de beaucoup plus pregraves le style de Brummell Cela dit ce choix de vecirctement illustre le caractegravere individualiste du dandysme en mecircme temps que les positions respectives de nos deux auteurs Lrsquoindividualiteacute de chacun doit pouvoir srsquoexprimer puisque crsquoest lrsquooriginaliteacute propre de lrsquohomme qui fait de lui un dandy

Comme le note Becker le vecirctement de Barbey drsquoAurevilly fait sens avec sa theacuteorie du dandysme Il srsquoagit bien lagrave drsquoune laquo maniegravere drsquoecirctre raquo plus que de laquo lrsquoart de la mise33 raquo Au chapitre 5 de son traiteacute Du dandysme il exprime tregraves clairement lrsquoideacutee que lrsquoon retrouve exprimeacutee par son apparence laquo Aussi une des conseacutequences du Dandysme un de ses principaux caractegraveres [hellip] est‑il de produire toujours lrsquoimpreacutevu ce agrave quoi lrsquoesprit accoutumeacute au joug des regravegles ne peut pas srsquoattendre en bonne logique [hellip] Crsquoest une reacutevolution individuelle contre lrsquoordre eacutetabli quelquefois contre la nature34 raquo Suivant Becker je noterai que cette reacutevolution individuelle se fait diffeacuteremment chez Barbey que chez Brummell question de contexte Brummell eacutetait un homme sans titre au sein de lrsquoaristocratie son habit noir tendait agrave la deacutemocratisation des hautes sphegraveres de la socieacuteteacute laquo au nivellement deacutemocratique du siegravecle bourgeois [le costume agrave la Brummell] devenant lrsquohabit classique du gentleman moderne35 raquo Au contraire Barbey reacuteagit agrave la laquo mode eacutegalitaire36 raquo par sa toilette eacuteclatante Il est un aristocrate il le souligne par son choix de vecirctement par le rouge qursquoil affiche fiegraverement srsquoeacuteloignant du noir deacutemocratique instaureacute par

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son modegravele Il nrsquoest donc pas eacutetonnant de voir Baudelaire retourner agrave cet habit noir sa situation eacutetant beaucoup plus proche de celle de Brummell Ce vecirctement colle aussi parfaitement agrave la theacuteorie qursquoil sous‑entend Pour lui lrsquohabit noir permet de se fondre dans la masse Avec cet habit lrsquoindividualisme nrsquoa plus besoin du vecirctement pour srsquoexprimer crsquoest maintenant reacuteellement la personnaliteacute et lrsquoesprit du dandy qui font sa supeacuterioriteacute37 Le tournant spirituel et intellectuel du dandysme est amorceacute par Baudelaire qui lrsquoincarne et le theacuteorise

ConclusionLe dandysme est une notion complexe qui laisse place par nature

agrave lrsquoindividualiteacute de celui qui lrsquoexprime Les exemples que nous avons exploreacutes ici nous ont montreacute que le vrai dandy ne peut se contenter de reproduire ce que drsquoautres ont deacutejagrave fait avant lui il doit se deacutemarquer par son propre caractegravere Cela est aussi vrai des auteurs qui se sont pencheacutes sur ce thegraveme Lorsque Baudelaire eacutecrit un chapitre du Peintre de la vie moderne consacreacute au dandysme il est certes tributaire de ce qui srsquoest eacutecrit avant lui mais il innove et transforme le concept pour qursquoil srsquoapplique agrave son propre mode de vie Geacutenie litteacuteraire il insiste sur les caracteacuteristiques internes du dandy qui le font se distinguer du reste de la socieacuteteacute deacutemocratique ce qui srsquoaccorde avec sa propre maniegravere drsquoecirctre Deacutejagrave chez son preacutedeacutecesseur lrsquoimportance du caractegravere eacutetait au centre de la theacuteorie du dandysme Avec Baudelaire la speacutecificiteacute individuelle reste le trait le plus important du dandy mais il devient intellectuel et spirituel Ainsi chacun de nos deux auteurs accorde sa faccedilon drsquoincarner le dandysme avec sa personnaliteacute et sa situation mais Baudelaire fera sortir le dandysme des cercles bourgeois pour en faire quelque chose qui ressemblerait agrave une secte si la secte pouvait exister autour drsquoune personne seule En ce sens ce qursquoil deacutesigne sous le nom de laquo spiritualisme raquo est ce qui distingue le plus la theacuteorie baudelairienne du dandysme de celle de Barbey drsquoAurevilly Nous avons dit que le contexte est crucial pour rendre compte de lrsquoattitude du dandy puisque celui‑ci doit ecirctre consideacutereacute dans le contraste qursquoil incarne par rapport agrave la meacutediocriteacute de la foule Dans le cas des auteurs qui ont eacutecrit sur le dandysme crsquoest drsquoautant plus vrai qursquoils vont jusqursquoagrave adapter la theacuteorie agrave leur

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Le dandysme baudelairien

mode de vie Le dandy qursquoeacutetait Baudelaire srsquoest modeleacute de deux maniegraveres drsquoune part par son apparence avec lrsquohabit sobre qursquoil a choisi et drsquoautre part par les reacuteflexions qursquoil nous livre sur ce mode de vie dans ses eacutecrits

Lrsquoattitude de Baudelaire fera dire agrave Foucault qursquoil est lrsquoincarnation de la moderniteacute Pour Foucault le travail que Baudelaire fait sur lui‑mecircme fait de lui lrsquohomme moderne par excellence

Cependant pour Baudelaire la moderniteacute nrsquoest pas simplement forme de rapport au preacutesent crsquoest aussi un mode de rapport qursquoil faut eacutetablir agrave soi‑mecircme Lrsquoattitude volontaire de moderniteacute est lieacutee agrave un asceacutetisme indispensable Ecirctre moderne ce nrsquoest pas srsquoaccepter soi-mecircme tel qursquoon est dans le flux de moments qui passent crsquoest se prendre soi‑mecircme comme objet drsquoune eacutelaboration complexe et dure ce que Baudelaire appelle selon le vocabulaire de lrsquoeacutepoque le laquo dandysme raquo38

Le dandysme de Baudelaire est ici preacutesenteacute dans toute sa profondeur et cette citation illustre agrave merveille lrsquoinnovation de notre poegravete sur cette notion Lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly quoiqursquoil se veuille theacuteorique ne saisit pas toute lrsquoampleur du caractegravere dandy Srsquoil insiste sur cette notion il ne la deacuteveloppe pas comme le fera Baudelaire et crsquoest lagrave que se joue lrsquooriginaliteacute de ce dernier Le caractegravere du dandy est la cleacute Barbey lrsquoa remarqueacute mais crsquoest Baudelaire qui ira jusqursquoagrave dire que comme le style le caractegravere doit ecirctre travailleacute peaufineacute agrave lrsquoaide drsquoexercices spirituels Crsquoest lagrave la tacircche de tout bon dandy

1 Karine Becker Le dandysme litteacuteraire en France au xixe siegravecle Orleacuteans Paradigme 2010 p 1

2 Charles Baudelaire Œuvres complegravetes Paris Robert Laffont 2011 p 688

3 Karine Becker op cit p 8 4 Charles Baudelaire op cit p 8075 Jrsquoaurais voulu utiliser une formule plus neutre non genreacutee mais cela

aurait impliqueacute de modifier le propos de Baudelaire 6 Karine Becker op cit p 10 7 Ibid p 21

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8 Ibid9 Ibid p 1110 Jules Barbey drsquoAurevilly Du dandysme et de George Brummell Paris

Eacutemile‑Paul fregraveres 1918 p 2211 Freacutedeacuteric Schiffter laquo Preacuteface raquo dans Jules Barbey drsquoAurevilly Du

dandysme et de George Brummell Paris Payot amp Rivages (coll Rivages poche) 1997 p 15

12 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 4‑513 Ibid p 714 Karine Becker op cit p 10415 Ibid16 Ibid p 10417 Charles Baudelaire op cit p 80618 Karine Becker op cit p 116 et suivantes 19 Ibid p 5 20 Charles Baudelaire op cit p 806‑80721 Ibid22 Karine Becker op cit p 118‑119 23 Ibid p 12124 Charles Baudelaire op cit p 807 25 Ibid26 Karine Becker op cit p 110 27 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 94 28 Ibid p 9429 Charles Baudelaire op cit p 807‑80830 Ibid31 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 1232 Ibid p 16 33 Ibid34 Ibid p 15 35 Karine Becker op cit p 9936 Ibid p 9937 Ibid p 113 38 Michel Foucault laquo Qursquoest‑ce que les Lumiegraveres raquo Dits et eacutecrits

1954-1988 Paris Gallimard 2001 p 1389

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaireemilie anne chartier Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Lrsquoimagerie du passeacute occupe une place consideacuterable dans le recueil Les Fleurs du mal de Baudelaire Les nombreuses reacutefeacuterences aux mythes fondateurs et aux figures anciennes issues de diffeacuterentes eacutepoques jouent un rocircle cleacute dans sa critique de la moderniteacute Notre article cherche cependant agrave montrer que ces reacutefeacuterences ne sont pas lrsquoexpression drsquoun regret ou mecircme la repreacutesentation drsquoune eacutepoque meilleure Nous nous inteacuteresserons agrave la fonction de lrsquoappareil mythologique et symbolique chez Baudelaire agrave partir des poegravemes laquo LrsquoIdeacuteal raquo et laquo Le Cygne raquo pour voir ce qursquoils reacutevegravelent sur la perte de lrsquoideacuteal Lrsquoeacutetude de ces deux poegravemes mis en relation avec drsquoautres œuvres nous permettra de mieux comprendre la nature de lrsquointervention du passeacute mythique et montrera par le fait mecircme la place du mal chez le poegravete

Crsquoest surtout dans le cœur universel de lrsquohomme et dans lrsquohistoire de ce cœur que le poegravete dramatique trouvera des tableaux universellement intelligibles1

Charles Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris

IntroductionCrsquoest avec un ton endeuilleacute que Baudelaire eacutecrit dans un poegraveme

sans titre des Fleurs du mal que laquo les natives grandeurs raquo et les laquo eacutepoques nues raquo forment agrave preacutesent un passeacute reacutevolu digne drsquoamour et drsquohommages2 La fertiliteacute de Cybegravele a eacuteteacute troqueacutee pour un laquo Dieu de lrsquoutile raquo celui du progregraves moderne qui srsquoempare de Paris agrave son eacutepoque Le souvenir de ce temps mythique ougrave lrsquoon pouvait jouir laquo sans mensonge raquo semble affliger le poegravete drsquoun certain sentiment

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de nostalgie Bien que dans ce poegraveme la lumiegravere soit associeacutee au temps mythique alors que la moderniteacute est preacutesenteacutee comme un laquo noir tableau plein drsquoeacutepouvantement raquo et que les corps maigres de nos laquo races maladives raquo aient piegravetre allure devant le laquo cœur gonfleacute raquo de la louve romaine la perte dont parle Baudelaire est agrave comprendre avant tout en termes ontologiques Ainsi les laquo lumiegraveres raquo du passeacute nrsquoapparaissent pas comme les rayons drsquoune eacutepoque meilleure mais fournissent plutocirct lrsquoeacuteclairage neacutecessaire pour saisir le caractegravere atemporel du mal Les figures mythologiques ne sont plus simplement des reacutefeacuterences historiques ou poeacutetiques mais elles deviennent sous la plume de Baudelaire des meacutetaphores qui expriment lrsquouniversaliteacute de sa souffrance Car crsquoest bien lrsquohistoire de ce cœur universel que le poegravete tente de deacutechiffrer dans ses Fleurs du mal et agrave laquelle nous nous inteacuteresserons dans cette eacutetude Plus preacuteciseacutement nous tacirccherons de comprendre comment lrsquointervention du passeacute chez Baudelaire agit davantage comme un vecteur poeacutetique de sa meacutelancolie qursquoagrave titre drsquoideacuteal Le poegraveme laquo LrsquoIdeacuteal3 raquo fournira le premier tableau de notre analyse et permettra drsquoeacutetablir que les reacutefeacuterences agrave un passeacute reacutevolu ne preacutesentent pas tant lrsquoexpression drsquoun regret mais lrsquoillustration drsquoune deacutefaite irreacutemeacutediable Par la suite lrsquoeacutetude du poegraveme laquo Le Cygne4 raquo nous permettra de comprendre pourquoi cette chute est interpreacuteteacutee en termes drsquoexil par le poegravete La promenade dans Paris est chargeacutee drsquoune dimension alleacutegorique et le sentiment de perte qui en ressort est restitueacute par des reacutefeacuterences au passeacute des meacutetaphores neacutees du souvenir drsquoun autre monde qui surgissent dans sa meacutemoire Or comme nous nous efforcerons de le montrer il ne srsquoagit pas drsquoun appel nostalgique agrave la terre perdue mais drsquoune tentative drsquoinscrire son expeacuterience dans un reacutecit alleacutegorique ougrave le preacutesent cocirctoie le passeacute

La chute de lrsquoideacutealPour comprendre la nature de lrsquointervention du passeacute chez

Baudelaire il est neacutecessaire drsquointerroger le statut de lrsquoideacuteal tel qursquoil apparaicirct dans le poegraveme homonyme issu des Fleurs du mal lequel offre un portrait reacuteveacutelateur du rocircle qursquooccupe le passeacute dans la repreacutesentation de lrsquoideacuteal et parallegravelement dans lrsquoeacutechec de celui‑ci La premiegravere strophe srsquoouvre sur une description des beauteacutes

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

divertissantes de son laquo siegravecle vaurien raquo que le poegravete considegravere comme impropres agrave son cœur Alors qursquoelles sont pourtant le produit de son eacutepoque Baudelaire dit de ces laquo beauteacutes de vignettes raquo qursquoelles sont deacutejagrave avarieacutees et donc qursquoelles ne traverseront pas le temps Pointeacute du doigt dans la deuxiegraveme strophe comme disciple de ce siegravecle Gavarni est un dessinateur de tradition deacutecorative qui deacutecrit les mœurs et les galanteries de lrsquoeacutepoque avec leacutegegravereteacute et humour Pour Baudelaire il est paradigmatique drsquoun siegravecle qui se complait dans le superficiel et deacutepeint de fausses beauteacutes aneacutemiques Ce laquo poegravete des chloroses raquo ne produit que des roses pacircles sans force alors que lui a besoin de rouge vif laquo je ne puis trouver parmi ces pacircles roses Une fleur qui ressemble agrave mon rouge ideacuteal5 raquo La teinte laquo ideacuteale raquo qui pourra satisfaire son cœur abyssal est agrave trouver ailleurs dans des figures du passeacute Les trois derniegraveres strophes du poegraveme relateront le voyage temporel qursquoeffectue le poegravete pour trouver la fleur ideacuteale voyage qui comme nous le verrons prendra plutocirct les traits drsquoune chute dans le passeacute

Baudelaire aperccediloit en premier lieu son rouge ardent chez Lady Macbeth personnage shakespearien ceacutelegravebre tant en raison de lrsquoorchestration reacutepeacuteteacutee de meurtres que pour la blancheur de ses mains et dont lrsquoacircme est dite laquo puissante au crime raquo Son histoire est le theacuteacirctre de multiples contradictions agrave la fois meurtriegravere et innocente elle trouve sa puissance dans le fait drsquointroduire la mort dans la vie mais cette mecircme puissance la poussera au suicide Femme steacuterile elle transforme le lait symbole de la bonteacute de la vie en fiel6 Si Baudelaire y reconnaicirct son rouge ideacuteal ce nrsquoest pas en raison de son affiniteacute scabreuse avec la mort mais plutocirct parce qursquoelle incarne la mise en mots du mal Ce qursquoelle creacutee passe uniquement par le langage sa parole est puissante au crime non ses mains Dans la piegravece de Shakespeare Lady Macbeth ne tue personne mais elle incite au mal par la persuasion Le seul meurtre commis de ses propres mains et non par lrsquointermeacutediaire de la parole est dirigeacute contre elle‑mecircme La volonteacute de puissance et lrsquoeacutenergie vitale qui lrsquohabitent sont hautement paradoxales puisqursquoelles sont productrices et destructrices agrave la fois De plus son somnambulisme leacutegendaire caracteacuterise une forme de luciditeacute dans le recircve une capaciteacute agrave voir dans la nuit auquel le poegravete

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srsquoidentifie agrave de nombreuses reprises dans les Fleurs du mal7 Lady Macbeth poursuit‑il au onziegraveme vers est le recircve drsquoEschyle qui se reacutealise en meacutediterraneacutee (laquo climat drsquoautans raquo) Pegravere de la trageacutedie grecque il met en scegravene le recircve de Clytemnestre dans la piegravece Les Choeacutephores Tel que rapporteacute par le chœur la megravere srsquoy vit porter dans son ventre un serpent Apregraves qursquoelle lrsquoeut mis au monde elle nourrit le monstre au sein Son fils Oreste en eacutecoutant le reacutecit de ce recircve demanda si le sein de sa megravere eacutetait blesseacute par la bouche du serpent laquo Si ndash reacutepondit le chœur ndash Un caillot de sang se mecirclait agrave son lait8 raquo Agrave lrsquoaune de cette propheacutetie et pousseacute par sa sœur Oreste deviendra lui‑mecircme lrsquoenfant monstre et fera couler le sang de sa megravere Cette image du lait maternel changeacute en sang ou en poison que Lady Macbeth et Clytemnestre ont en partage est embleacutematique de la vitaliteacute qui devient une maleacutediction Chez Baudelaire la maleacutediction de la megravere qui enfante le monstre poegravete apparaicirct degraves la premiegravere strophe du tout premier poegraveme des Fleurs du mal laquo Beacuteneacutediction9 raquo Lrsquoœuvre srsquoouvre sur lrsquoarriveacutee du poegravete dans le monde et crsquoest drsquoabord la megravere laquo eacutepouvanteacutee raquo et laquo pleine [enceinte] de blasphegravemes raquo qui lance un cri au ciel et maudit la nuit laquo ougrave [son] ventre a conccedilu [son] expiation10 raquo Le malheur du poegravete est preacutesenteacute comme une condition incurable son existence est maudite et degraves sa naissance la vie prend les traits drsquoun chacirctiment

Un pas de plus est franchi dans la derniegravere strophe une fouleacutee qui amegravene le lecteur aux temps primitifs par lrsquointermeacutediaire de La Nuit de Michel‑Ange statue repreacutesentant la deacuteesse grecque Nyx Fille du chaos primordial et diviniteacute primitive elle nrsquoa pas de megravere mais elle‑mecircme engendrera entre autres Hypnos (le sommeil) et Thanatos (la mort) Les traits de Nyx sont laquo faccedilonneacutes aux bouches des Titans raquo ils ne sont pas faits pour celles des hommes Le poegraveme met en contraste les beauteacutes de vignettes de son siegravecle et les laquo appas raquo de la deacuteesse respectivement mentionneacutes au premier et dernier vers Bien plus qursquoune simple expression de grandeur les Titans renvoient aux diviniteacutes primordiales issues des enfants de Chaos et repreacutesentent les forces primitives du monde fondamentalement neacutegatives11 Ils incarnent les diffeacuterents types de violences et drsquoeacutenergies sombres que lrsquoon retrouve chez les mortels Ce sont en quelque sorte les

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

forces inverses de lrsquoordre du monde qui luttent contre lrsquoharmonie que Zeus tente drsquoinstaurer Tout agrave lrsquoopposeacute de la faiblesse aneacutemique ils emploient agrave dessein leur puissance pour empecirccher lrsquoavanceacutee du progregraves rationnel qursquoincarne le dieu du Ciel

Les deux premiegraveres strophes du poegraveme se font lrsquoeacutecho du temps preacutesent le xixe siegravecle de Baudelaire et de Gavarni Les deux derniegraveres strophes plus courtes contiennent agrave elles seules trois eacutepoques qui apparaissent en ordre anteacutechronologique le xVie siegravecle de Shakespeare le Vie siegravecle av J‑C avec Eschyle et le temps primitif de Nyx et des Titans Ce qui au deacutepart semblait offrir un triptyque de lrsquoideacuteal poeacutetique de Baudelaire apparaicirct maintenant comme le tableau drsquoune chute de la deacutefaite de lrsquoideacuteal Autant de figures tragiques qui deacutevoilent la veacuteritable couleur des forces creacuteatrices exhortant le lecteur agrave reconnaicirctre lrsquoempreinte du mal dans le monde Le poegraveme ne consiste pas agrave rappeler de maniegravere nostalgique les veacuteritables beauteacutes qui eacutetaient reconnues au temps de Shakespeare car Lady Macbeth nrsquoa jamais eacuteteacute une idole elle eacutetait un personnage tout aussi noir et tragique trois siegravecles auparavant Ce que laquo LrsquoIdeacuteal raquo expose est avant tout la deacutefaite de lrsquoideacuteal En tacircchant drsquoarrecircter son cœur sur une figure qui saurait satisfaire la profondeur de son acircme le poegravete effectue une chute dans le passeacute jusqursquoau fond du gouffre agrave savoir jusqursquoau mythe de la creacuteation de lrsquounivers Il fixe le sens de la deacutefaite dans un reacutecit mythologique Les Titans dernier mot du poegraveme injectent le mal dans lrsquohumaniteacute degraves ses balbutiements faisant de la souffrance une marque constitutive de lrsquoexistence La reacutefeacuterence agrave ce passeacute mythique reacutevegravele que lrsquoeacutechec inexorable de lrsquoideacuteal est le fait de la condition humaine et parallegravelement montre lrsquoimpossibiliteacute drsquoune reacuteelle nostalgie La tacircche du poegravete ne sera donc pas de chercher ou mecircme de reacutecreacuteer un nouvel ideacuteal mais de cueillir les fleurs qui naissent de ces racines maudites Crsquoest agrave cette feacuteconditeacute dans le mal qursquoil faut agrave preacutesent srsquointeacuteresser en interrogeant la porteacutee poeacutetique de lrsquoexpeacuterience de la perte

La meacutetaphore en exilExtrait des laquo Tableaux parisiens raquo le poegraveme intituleacute laquo Le Cygne12 raquo

relate une promenade dans la ville de Paris agrave lrsquoegravere de grandes

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transformations qui marquent lrsquoarriveacutee de la moderniteacute et fait resurgir dans la meacutemoire de Baudelaire le reacutecit de personnages eacuteternellement eacutetrangers Deacutedicaceacute agrave Victor Hugo qui eacutetait exileacute au moment ougrave Baudelaire eacutecrit tout le poegraveme se preacutesente comme un hommage agrave la figure de lrsquoexil Il permet drsquointerroger le statut de lrsquoexil imaginaire de Baudelaire et de remettre en question la nature du regret Ce pegravelerinage poeacutetique commence dans le Carrousel de Paris certes mais le poegraveme srsquoouvre dans lrsquoesprit de Baudelaire avec le souvenir drsquoAndromaque Il pense au Simoiumls non pas au fleuve de Troie mais agrave son double laquo menteur raquo situeacute agrave Buthrote et baptiseacute ainsi en souvenir de lrsquooriginal de la terre natale perdue Il apparaicirct dans lrsquoEacuteneacuteide de Virgile lorsque la veuve Andromaque se reacutefugie dans une forecirct sacreacutee pour pleurer le cercueil vide drsquoHector son deacutefunt mari13 Quelle que soit la plume qui inspire lrsquoAndromaque de Baudelaire ndash Homegravere Euripide Virgile Racine ndash les grands traits de son reacutecit font drsquoelle une figure paradigmatique de lrsquoexil et plus preacuteciseacutement de la nostalgie maladive de la terre perdue Eacutepouse drsquoHector fils du roi de Troie qui fucirct tueacute par Achille lors du massacre de la ville la veuve Andromaque sera prise comme butin de guerre marieacutee de force agrave Pyrrhus et contrainte agrave lrsquoexil Agrave la mort de Pyrrhus elle reprendra le royaume avec le fregravere drsquoHector Heacuteleacutenus dans lequel ils reproduiront une ville simulacre de Troie dans lrsquoespoir de trouver une certaine consolation agrave travers le souvenir de leur paradis perdu

Il est inteacuteressant de constater que Baudelaire se remeacutemore le Simoiumls menteur et non le fleuve ideacuteal Eacutetrangement crsquoest ce premier qui fait resplendir la grandeur drsquoAndromaque alors qursquoil repreacutesente pourtant la perte de ce qui la rendait puissante lrsquoillustration mecircme de sa deacutefaite Pour Baudelaire ce qui fait laquo lrsquoimmense majesteacute raquo de cette femme est sa condition de vaincue ses laquo douleurs de veuve raquo et non ce qursquoelle eacutetait avant Degraves lrsquoouverture il apparaicirct donc clair que lrsquoexpeacuterience de nostalgie propre agrave lrsquoexil est veacutecue diffeacuteremment par le poegravete La beauteacute est agrave tirer de la souffrance du mal constitutif dont cette expeacuterience preacutesente les signes et non du monde perdu sublimeacute par lrsquoexileacute Ce renversement permet de comprendre que le poegravete bien qursquoil exegravecre reacuteellement la moderniteacute y trouve neacuteanmoins un objet de fascination ndash objet qui est proprement poeacutetique comme

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

nous le verrons par la suite ndash en tant qursquoil offre un tableau du mal qui avive sa meacutemoire

Le souvenir de cette figure mythologique laquo a feacutecondeacute sa meacutemoire fertile raquo alors qursquoil marchait dans le nouveau Carrousel eacutecrit le poegravete dans la deuxiegraveme strophe14 Sa promenade a lieu agrave lrsquoeacutepoque des travaux du Baron drsquoHaussmann qui transforment voire reacuteinventent la ville de Paris dans la seconde moitieacute du xixe

siegravecle Le projet est meneacute dans une optique bien plus large que la simple reacutevolution architecturale il a une viseacutee ideacuteologique Ces transformations cherchent agrave faire table rase des eacuteveacutenements reacutecents agrave eacutetouffer le climat insurrectionnel qui pouvait subsister chez les habitants et par le fait mecircme se preacutesentent comme le refus obstineacute drsquoassurer la continuiteacute historique La laideur eacutetant un terreau fertile pour lrsquoimmoraliteacute et lrsquoesprit de reacutevolte les lieux comme le vieux Carrousel seront videacutes de leur essence En plus drsquoecirctre peupleacute par la classe ouvriegravere il srsquoagissait drsquoun repegravere pour les intellectuels anticonformistes et les hommes de lettres marginaux Baudelaire lorsqursquoil localise le moment deacuteclencheur de sa reacuteminiscence dans la traverseacutee du nouveau Carrousel reacutefegravere consciemment agrave ce tournant drsquooubli forceacute qui donna agrave certains habitants lrsquoeacutetrange sentiment drsquoecirctre exileacutes chez soi Crsquoest en ce sens que le poegravete eacutecrit dans la deuxiegraveme strophe qursquoune ville peut changer sans neacutecessairement suivre le rythme du cœur des mortels Lrsquoassainissement de la ville repreacutesente pour Baudelaire un pas dans la direction inverse de celle qui oriente son travail poeacutetique Alors que les transformations de la ville marquent une avanceacutee dans la moderniteacute le poegravete effectue un retour eacuteclaireacute au passeacute Il voit en esprit toutes ces constructions inacheveacutees et le spectacle de ce chantier lui rappelle ce qui srsquoy trouvait auparavant agrave savoir une meacutenagerie La meacutenagerie dont il se souvient nrsquoest pas celle du jardin des plantes qui a eacuteteacute eacutepargneacutee par la vague haussmannienne mais il srsquoagit plutocirct drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoatmosphegravere qui reacutegnait naguegravere dans lrsquoancien quartier du Carrousel Lrsquoimage du cygne lourde de signification fait son apparition dans le poegraveme de Baudelaire agrave la maniegravere drsquoun messager venu drsquoun autre monde Lrsquooiseau blanc laquo eacutevadeacute de sa cage raquo relegraveve donc avant tout drsquoune meacutetaphore en tant qursquoil est le symbole mecircme

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de la meacutetamorphose Cette reacutefeacuterence implicite agrave Ovide autre figure embleacutematique de lrsquoexil qui deviendra explicite agrave la septiegraveme strophe permet de renforcer cette ideacutee Dans ses Meacutetamorphoses la forme du cygne en est toujours une laquo emprunteacutee raquo crsquoest‑agrave‑dire qursquoelle est ultimement le produit drsquoune transformation et en ce sens sa signification premiegravere est agrave trouver ailleurs qursquoen lrsquoanimal lui‑mecircme15 Il porte avec lui le souvenir et la charge symbolique des mythes anciens mais une fois placeacute dans le monde moderne toute sa splendeur deacutetonne Son plumage blanc se noircit au contact de la poussiegravere qui couvre le laquo sol raboteux raquo et il cherche lrsquoeau dans ce qui eacutetait autrefois un eacutetang mais est agrave preacutesent videacute de son contenu Il en appelle au ciel et exhorte la nature agrave reprendre son cours La situation paradoxale du cygne dans la ville dont la discordance est renforceacutee par lrsquousage drsquooxymores (sa blancheur noircie le ruisseau sans eau etc) permet drsquoexprimer de maniegravere alleacutegorique celle du poegravete plongeacute dans la moderniteacute et comme nous le verrons par la suite celle du poegravete qui laquo apparaicirct en ce monde ennuyeacute16 raquo

Cet animal dissonant est preacutesenteacute par Baudelaire comme un laquo mythe eacutetrange et fatal raquo mythe ovidien certes mais que le poegravete se reacuteapproprie Dans la derniegravere strophe de la premiegravere partie Baudelaire meacutetamorphose ndash et plus preacuteciseacutement anthropomorphise ndash le cygne en lui donnant la forme de lrsquohomo erectus drsquoOvide laquo Vers le ciel quelquefois comme lrsquohomme drsquoOvide Vers le ciel ironique et cruellement bleu Sur son cou convulsif tendant sa tecircte avide Comme srsquoil adressait des reproches agrave Dieu 17 raquo Au premier livre des Meacutetamorphoses lrsquohomme est deacutecrit comme le plus distingueacute des animaux puisqursquoil est debout sa tecircte est tendue vers le ciel pour contempler le monde divin tandis que les autres becirctes sont courbeacutees18 En redressant la tecircte de son oiseau Baudelaire opegravere un double renversement Drsquoune part le regard dirigeacute vers les cieux nrsquoest plus tant contemplatif que plaintif son cou est tendu laquo comme srsquoil adressait des reproches agrave Dieu19 raquo Drsquoautre part le comportement distinctif de lrsquoecirctre humain est attribueacute agrave lrsquoanimal Dans la meacutetamorphose de Paris crsquoest lrsquohomme qui a les yeux riveacutes sur le paveacute Tout comme agrave la dixiegraveme strophe Andromaque est deacutepeinte drsquoapregraves le portrait ovidien de lrsquoanimal laquo Andromaque

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des bras drsquoun grand eacutepoux tombeacutee Vil beacutetail sous la main du superbe Pyrrhus Aupregraves drsquoun tombeau vide en extase courbeacutee20 raquo En reprenant ces deux caracteacuteristiques propres au reacutecit de la genegravese des Meacutetamorphoses ndash la courbure et lrsquoeacuterection ndash Baudelaire montre que la souffrance est une posture fondamentale de lrsquoecirctre humain Lrsquoexil tant celui du cygne que celui drsquoAndromaque prend les traits de la condition humaine originaire telle qursquoOvide lrsquoa imagineacutee De plus en inversant la forme animale et humaine Baudelaire offre une nouvelle signification au cygne et agrave Andromaque qui nrsquoest plus seulement symbolique ou mythologique mais relegraveve drsquoune mecircme alleacutegorie illustrant la souffrance du poegravete La verticaliteacute est attribueacutee agrave lrsquooiseau et la courbure agrave lrsquoecirctre humain donnant ainsi agrave ces personnages une fonction eacutequivalente de porte‑parole du poegravete21 Comme le formule justement John E Jackson laquo Baudelaire [pense] sa propre situation historique agrave la fois agrave travers lrsquoidentification agrave une figure mythique et agrave travers une vision qui pourrait-on dire alleacutegorise celle-ci en mecircme temps qursquoelle deacutefinit son rapport agrave son eacutepoque22 raquo Cette identification aux mythes permet certes de deacutefinir son rapport agrave la moderniteacute mais agrave plus forte raison elle deacutelocalise la souffrance du poegravete pour la reacuteinscrire dans une expeacuterience plus geacuteneacuterale du mal qui nrsquoest pas propre agrave une eacutepoque

Degraves la fin de la premiegravere partie nous sommes agrave mecircme de comprendre que la nature de lrsquointervention du cygne est alleacutegorique Elle incarne lrsquoexpeacuterience de la poeacutesie ovidienne expeacuterience qui pourrait se comprendre comme lrsquoalleacutegorisation du monde le geste poeacutetique de relire les transformations de Paris en tant que meacutetamorphoses Lrsquoimage du cygne prend sur elle lrsquoensemble des figures de lrsquoexil qui apparaissent dans le poegraveme Si la reacutefeacuterence agrave Ovide nous permet de saisir le caractegravere originel que revecirct cette souffrance chez Baudelaire les gestes du cygne ne sont toutefois plus du mecircme ordre Lrsquoauteur des Meacutetamorphoses voyait dans lrsquoeacuteleacutevation de lrsquoecirctre humain une deacutemonstration de la proximiteacute entre le divin et lui une obligation agrave contempler son semblable alors que dans laquo Le Cygne raquo ndash et tout au long des Fleurs du mal ndash cette condition humaine est veacutecue comme une maleacutediction pour le poegravete Elle illustre lrsquoexpeacuterience de la perte que Baudelaire associe

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agrave celle drsquoecirctre jeteacute dans le monde la fuite du poegravete hors de la cage maternelle Un rapprochement peut ecirctre fait avec laquo Beacuteneacutediction raquo ougrave le geste de contemplation devient un geste de lamentation Tout comme le cygne ne peut qursquoaccuser le ciel de ses souffrances le poegravete ne peut qursquoaccepter la souffrance condition irreacutemeacutediable qui lrsquoafflige comme une beacuteneacutediction fatale reccedilue drsquoun trocircne vide

Vers le Ciel ougrave son œil voit un trocircne splendideLe Poeumlte serein legraveve ses bras pieuxEt les vastes eacuteclairs de son esprit lucideLui deacuterobent lrsquoaspect des peuples furieux

ndash laquo Soyez beacuteni mon Dieu qui donnez la souffrance Comme un divin remegravede agrave nos impureteacutes23

De maniegravere analogue et drsquoautant plus significative cette association entre le mouvement de plainte et la figure du poegravete exileacute sur terre fait eacutecho au poegraveme laquo Les Phares raquo dans lequel Baudelaire rend hommage agrave huit grands peintres qui ont su faire le portrait de la souffrance et extraire la beauteacute du mal Apregraves avoir eacutenumeacutereacute ces laquo phares raquo de lrsquohistoire en passant par Michel‑Ange et Goya le poegraveme se clocirct sur trois strophes que nous nous permettrons de citer in extenso

Ces maleacutedictions ces blasphegravemes ces plaintesCes extases ces cris ces pleurs ces Te DeumSont un eacutecho redit par mille labyrinthes Crsquoest pour les cœurs mortels un divin opium

Crsquoest un cri reacutepeacuteteacute par mille sentinellesUn ordre renvoyeacute par mille porte‑voix Crsquoest un phare allumeacute sur mille citadellesUn appel de chasseurs perdus dans les grands bois

Car crsquoest vraiment Seigneur le meilleur teacutemoignageQue nous puissions donner de notre digniteacuteQue cet ardent sanglot qui roule drsquoacircge en acircgeEt vient mourir au bord de votre eacuteterniteacute 24

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Cet laquo ardent sanglot raquo apparaicirct comme le propre de la condition humaine dont certains artistes nous offrent le teacutemoignage ou du moins le propre drsquoune certaine ligneacutee de laquo cœurs mortels raquo dans laquelle Baudelaire srsquoinscrit en parlant au laquo nous raquo Il nrsquoest pas sans rappeler le cri que pousse le cygne vers le ciel pour teacutemoigner de la violence de sa condition un animal mythique et divin jeteacute dans la crasse drsquoun Paris ougrave srsquoeacutechafaude la moderniteacute Sa condition est de lrsquoordre de la laquo maleacutediction raquo du laquo blasphegraveme raquo et son cri est la seule deacutemonstration possible de sa laquo digniteacute raquo Dans son bassin vide lrsquooiseau se lamente laquo ldquoEau quand donc pleuvras‑tu quand tonneras‑tu foudre rdquo25 raquo Le chant du cygne prend ici la forme drsquoune plainte poeacutetique la derniegravere expression de sa souffrance Lrsquousage que fait lrsquoanimal de figures de style comme le chiasme et le ton lyrique de ce vers renforcent cette ideacutee selon laquelle le chant symbolise ultimement lrsquoacte poeacutetique

Lrsquoalleacutegorie comme remegravedeLa seconde partie du poegraveme srsquoeacuteloigne en quelque sorte de la

promenade dans la ville pour laisser place agrave une exploration plus intime des penseacutees du poegravete Si laquo Paris change raquo la meacutelancolie de Baudelaire elle ne bouge pas Cette deacutesynchronisation entre la souffrance du poegravete resteacutee intacte et la meacutetamorphose de son environnement donne agrave son expeacuterience meacutelancolique les traits drsquoun exil Tout pour lui laquo palais neufs raquo ou laquo vieux faubourgs raquo est transformeacute en alleacutegorie Baudelaire illustre ce sentiment drsquoecirctre en deacutecalage avec le monde exteacuterieur en inversant le rocircle du reacuteel et de lrsquoimaginaire laquo tout pour moi devient alleacutegorie Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs26 raquo Tout ce qui est matiegravere reacuteelle est pour lui matiegravere agrave alleacutegorie Et inversement les penseacutees qui surgissent dans son esprit sont plus concregravetes que la pierre devant ses yeux Par ce jeu alleacutegorique le poegravete souligne agrave la fois sa distanciation par rapport au reacuteel et lrsquoomnipreacutesence de son monde inteacuterieur le seul qui lui semble vrai Les transformations de Paris sont interpreacuteteacutees comme des meacutetamorphoses le reacuteel devient un monde poeacutetique et ce qui colonise sa meacutemoire agrave savoir son imagination et ses souvenirs a une plus grande force drsquoattraction que le monde exteacuterieur Agrave la

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maniegravere drsquoAndromaque qui construit un royaume agrave partir du souvenir de son ideacuteal deacutechu dans lequel chaque monument est porteur drsquoune double signification le sentiment drsquoexil de Baudelaire lrsquoamegravenera dans son propre Paris imaginaire ougrave les eacutechafaudages sont des meacutetaphores et ougrave lrsquoeacutetang videacute de son eau prend la forme du Simoiumls menteur

Agrave la neuviegraveme strophe le spectacle du chantier de Paris rappelle une image agrave son esprit laquo Aussi devant ce Louvre une image mrsquoopprime Je pense agrave mon grand cygne avec ses gestes fous Comme les exileacutes ridicule et sublime Et rongeacute drsquoun deacutesir sans trecircve 27 raquo Lorsqursquoil est devant le Louvre ce nrsquoest pas tant le palais qui lrsquoopprime mais lrsquoalleacutegorie que sa vue fait naicirctre dans son esprit Ce monument qui devait ecirctre une laquo Mecque de lrsquointelligence [hellip] ougrave lrsquoon [trouverait] tous les magnifiques progregraves de lrsquoart contemporain28 raquo eacutevoque chez Baudelaire le souvenir oppressant de son cygne eacutegareacute Il est ridicule car il nrsquoappartient pas au monde dans lequel il est jeteacute et il deacutetonne dans le deacutecor moderne Toutefois le sublime de la scegravene est preacuteserveacute puisque le cygne conserve dans sa meacutemoire le souvenir de sa nature il est dit plein de deacutesirs et son cœur ne peut changer agrave la convenance du monde exteacuterieur Agrave plus forte raison crsquoest le caractegravere alleacutegorique du poegravete en exil qui rend la scegravene sublime preacuteciseacutement parce que sa signification transcende les eacutepoques Le mal que nous deacutecrit le poegraveme nrsquoest donc pas le propre de son temps mais relegraveve plutocirct drsquoune condition ontologique laquelle peut ecirctre illustreacutee par lrsquoexpeacuterience drsquoAndromaque laquo [tombeacutee] des bras drsquoun grand eacutepoux raquo et condamneacutee agrave se courber devant un tombeau vide ou par laquo quiconque [ayant] perdu ce qui ne se retrouve jamais29 raquo En ce sens la deacuteroute de lrsquooiseau blanc dans laquo Le Cygne raquo renvoie agrave une expeacuterience plus geacuteneacuterale que lrsquoeacutechec du poegravete qui est plutocirct celle drsquoecirctre au monde Le rapprochement avec laquo LrsquoAlbatros30 raquo est certainement des plus parlants puisque le poegravete est deacutecrit comme laquo exileacute sur le sol au milieu des hueacutees raquo semblable agrave un oiseau qui est beau dans son eacuteleacutement mais ridicule sur terre Le poegravete y est compareacute agrave ces voyageurs aileacutes les albatros qui sont miseacuterables et risibles avec leurs longues ailes qui trainent sur laquo les planches raquo Bien qursquoils soient laquo infirmes raquo ils ne le sont qursquoen fonction de la

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reacutealiteacute qui les entoure alors qursquoils sont sublimes ailleurs tout comme le cygne Lrsquoalbatros est le laquo roi de lrsquoazur raquo le laquo prince des nueacutees raquo mais eacutegalement une becircte apathique et absurde une fois jeteacute hors de son paradis ceacuteleste Lrsquoexpeacuterience de la moderniteacute est comparable certes agrave celle de lrsquoexil ou de la deacutefaite mais lrsquoideacuteal perdu nrsquoen ressort pas ideacutealiseacute a posteriori car lrsquoexil est avant tout une meacutetaphore qui illustre le sentiment drsquoeacutetrangeteacute au monde une condition dont la veuve Andromaque et lrsquoalbatros nous fournissent un preacutecieux teacutemoignage

Lrsquoavant‑derniegravere strophe du poegraveme fait reacutefeacuterence au mythe fondateur de la civilisation romaine avec lrsquohistoire des fregraveres Remus et Romulus allaiteacutes par la Louve31 Baudelaire pense alors agrave tous ces orphelins du monde qui nrsquoont que la douleur pour srsquoabreuver laquo Agrave quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais jamais agrave ceux qui srsquoabreuvent de pleurs Et tegravetent la Douleur comme une bonne louve Aux maigres orphelins seacutechant comme des fleurs 32 raquo En comparant lrsquoexpeacuterience de lrsquoexil agrave une fleur qui segraveche Baudelaire fournit une importante cleacute de lecture pour le poegraveme Les fleurs dont il nous parle sont des beauteacutes extraites de la souffrance les fleurs que le poegravete cueille dans le mal Pour tous les exileacutes quelle que soit leur eacutepoque le sol nouveau est inadeacutequat agrave leur nature mais il est neacuteanmoins un terreau fertile pour la meacutemoire En remontant jusqursquoau mythe civilisateur de la citeacute romaine Baudelaire donne agrave voir lrsquoatemporaliteacute de cette condition et expose le caractegravere constitutif de la perte de lrsquoideacuteal Indeacutependamment des deacuteterminations propres agrave chaque eacutepoque le sentiment meacutelancolique drsquoecirctre partout en exil ne change pas Le refuge du poegravete sera laquo la forecirct ougrave mon esprit srsquoexile raquo le vaste monde de la meacutemoire ougrave les souvenirs peuvent reacutesonner laquo agrave plein souffle du cor raquo ougrave le poegravete peut changer les monuments en alleacutegories et rappeler agrave la vie les vaincus33 Ce nrsquoest donc pas un lieu ou une eacutepoque deacutechue agrave proprement parler qui servira drsquoasile au poegravete mais un exil hors du monde reacuteel dans son imaginaire Une ideacutee analogue est formuleacutee dans le poegraveme en prose issu du Spleen de Paris laquo Any where out of the world raquo mettant en scegravene un dialogue entre le poegravete et son acircme au sujet de laquo cette question de deacutemeacutenagement34 raquo Le poegraveme a recours agrave lrsquoimage de lrsquohocircpital comme

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meacutetaphore de la vie ougrave tous les malades qui y seacutejournent incluant Baudelaire ont lrsquointime croyance qursquoils seraient mieux ailleurs et mecircme qursquoils pourraient gueacuterir si leur lit eacutetait deacuteplaceacute dans ce lieu ideacuteal Cet laquo ailleurs raquo est perccedilu ainsi uniquement parce que son ideacutealisation est imaginaire et qursquoil nrsquoa pas encore eacuteteacute exposeacute agrave la preacutesence du malade crsquoest‑agrave‑dire qursquoil est encore immuniseacute contre la souffrance laquo Je serai toujours bien lagrave ougrave je ne suis pas raquo eacutecrit par la suite Baudelaire Incapable de situer un monde qui convienne agrave son cœur il en conclut non sans sagesse que lrsquounique paradis possible est laquo nrsquoimporte ougrave pourvu que ce soit hors de ce monde35 raquo Le poegraveme se clocirct sur lrsquoaveu drsquoeacutechec de son acircme qui laisse croire que seule la mort pourrait le gueacuterir de cette maladie qursquoest la vie Cependant comme laquo Le Cygne raquo nous a permis de le constater cet ailleurs peut prendre une autre forme que la mort laquo Hors du monde raquo signifie eacutegalement laquo hors de ce monde raquo faisant de lrsquoexil de Baudelaire une expeacuterience poeacutetique ougrave le laquo deacutemeacutenagement raquo se vit agrave travers lrsquoalleacutegorie36

Au regard des preacuteceacutedentes consideacuterations sur laquo Le Cygne raquo force est drsquoadmettre qursquoon ne peut deacuteduire de lrsquointime solidariteacute voire fraterniteacute dont Baudelaire fait preuve envers les exileacutes une forme de regret envers une eacutepoque perdue ou un deacutesir de vivre dans le passeacute Lrsquoeacutenumeacuteration sans fin du dernier vers ndash laquo [Je pense] aux captifs aux vaincus hellip agrave bien drsquoautres encor 37 raquo ndash restitue le sentiment de lrsquoexil dans la condition ontologique du poegravete dont la naissance est symbole de chute comme lrsquoindiquaient laquo LrsquoAlbatros raquo et laquo Beacuteneacutediction raquo Le poegravete utilise ce retour dans le temps infini agrave la maniegravere drsquoune promenade agrave rebours pour montrer qursquoon ne peut ni arrecircter ni situer ce long sanglot qui pour reprendre la formule du poegraveme laquo Les Phares raquo finira par mourir au bord de lrsquoeacuteterniteacute Il nrsquoest donc pas tant le fait drsquoune eacutepoque que le deacutevoilement drsquoun mal radical qui aiguillonnent certains cœurs tragiques alors que drsquoautres le reacutepriment et le nient Baudelaire nrsquoideacutealise pas le passeacute auquel il reacutefegravere mais lrsquoutilise pour construire une alleacutegorie qui transcende lrsquoexpeacuterience temporelle Les reacutefeacuterences aux figures mythologiques sont parties prenantes de cette alleacutegorie puisqursquoelles offrent les signes drsquoun mal plus geacuteneacuteral atemporel et constitutif de lrsquoexistence

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

humaine Le regard en apparence nostalgique qursquoil pose par derriegravere son eacutepoque est une maniegravere de redonner agrave la condition humaine son aspect tragique tout comme la figure de lrsquoexileacute devient une meacutetaphore pour exprimer lrsquoexpeacuterience drsquoune souffrance commune En remontant jusqursquoau temps mythique et en terminant sur une eacutenumeacuteration infinie laquo Le Cygne raquo permet drsquoinscrire dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute lrsquoexpeacuterience drsquoune souffrance qui peut sembler a priori isoleacutee il fait du mal un mythe un reacutecit alleacutegorique dont le poegravete a pour tacircche de deacutechiffrer les symboles

ConclusionAu sujet de lrsquoacircge drsquoor chez Baudelaire Patrick Labarthe eacutecrit

laquo Lrsquoappareil mythologique nrsquoest lagrave que pour deacutenoncer lrsquohiatus entre lrsquoacircge heacuteroiumlque et un acircge ougrave la reacuteduction systeacutematique des objets agrave leur valeur marchande voue les figures du mythe agrave nrsquoecirctre que les vestiges pluraliseacutes les signes vides drsquoune pleacutenitude perdue38 raquo Lrsquointervention du temps mythique et des Anciens a certes une valeur deacutenonciatrice comme nous lrsquoavons vu avec la premiegravere partie du poegraveme laquo Le Cygne raquo mais elle ne peut ecirctre reacuteduite agrave ce rocircle neacutegatif Loin de servir agrave la simple deacutemonstration de la perte qui accompagne lrsquoarriveacutee du monde moderne les reacutefeacuterences mythologiques semblent bien occuper une fonction positive chez Baudelaire Lagrave ougrave le progregraves aspire au deacutevoilement des mystegraveres et agrave la simplification de la vie humaine le poegravete reacuteinjecte le mythe dans le monde et rappelle lrsquoimportance du chaos primitif de notre laquo race maladive raquo Comme nous avons chercheacute agrave le montrer lrsquointervention drsquoune figure comme celle drsquoAndromaque les souvenirs drsquoun temps mythique et les reacutefeacuterences agrave une eacutepoque reacutevolue sont avant tout des meacutetaphores une matiegravere poeacutetique qui reacutevegravele la profondeur des racines du mal Le poegraveme laquo LrsquoIdeacuteal raquo ne fait pas lrsquoeacuteloge drsquoun acircge drsquoor mais annonce plutocirct le caractegravere irreacutemeacutediable drsquoune perte qui elle est hors du temps Alors que traditionnellement lrsquoideacuteal agit comme une force qui appelle au deacutepassement la deacutefaite de lrsquoideacuteal chez Baudelaire conditionne le retour symbolique au passeacute Dans laquo Le Cygne raquo le teacutemoignage intime de sa meacutelancolie cocirctoie des figures mythologiques et iconologiques et si ces diffeacuterentes tonaliteacutes srsquoentrechoquent

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parfois elles deviennent harmonieuses une fois replaceacutees dans une mecircme alleacutegorie Devant le spectacle drsquoun monde au laquo paveacute sec raquo et au laquo sol raboteux raquo Baudelaire rappelle que laquo le mythe est un arbre qui croicirct partout en tout climat sous tout soleil spontaneacutement et sans boutures [hellip] Comme le peacutecheacute est partout la reacutedemption est partout le mythe partout39 raquo Et la laquo forecirct ougrave [son] esprit srsquoexile raquo celle ougrave les mythes fertilisent le sol de sa meacutemoire devient lrsquounique eacutechappatoire agrave ce laquo camp de baraques raquo en apparence steacuterile40

1 Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris Paris Les Belles Lettres (coll Le Corps Eacuteloquent) 1994 II p 26

2 Id Les Fleurs du mal eacuted Claude Pichois Paris Gallimard (coll Nrf) 1996 V p 40‑41 (Toute reacutefeacuterence future au recueil des Fleurs du mal se fera agrave cette eacutedition)

3 Ibid XVIII p 52‑534 Ibid LXXXIX p 125‑1275 Ibid p 536 Shakespeare Macbeth Cambridge Cambridge University Press 1997

Acte 1 Scegravene 5 p 1267 Nous pouvons penser entre autres agrave laquo De Profundis Clamavi raquo ougrave la vie

du poegravete ressemble agrave une nuit eacuteveilleacutee sans fin laquo Je jalouse le sort des plus vils animaux Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide raquo (Baudelaire Les Fleurs du mal op cit XXX p 65) Le sommeil rend possible lrsquooubli agrave la maniegravere drsquoune mort temporaire il permet de marquer le passage du temps et le commencement drsquoune nouvelle journeacutee Le poegravete souffre de sa luciditeacute nocturne qursquoil rapproche de la lumiegravere des eacutetoiles dans laquo Obsession raquo laquo Comme tu me plairais ocirc nuit sans ces eacutetoiles Dont la lumiegravere parle un langage connu Car je cherche le vide et le noir et le nu raquo (Baudelaire Les Fleurs du mal op cit LXXIX p 114) Lady Macbeth partage avec Baudelaire cette expeacuterience de luciditeacute nocturne ougrave le recircve et la reacutealiteacute se confondent Cela permet eacutegalement drsquoexpliquer lrsquoimportance de la deacuteesse Nyx (la nuit) qui apparaicirctra dans la derniegravere strophe

8 Eschyle Trageacutedies trad P Mazon Paris Les Belles Lettres (coll Budeacute) 1962 p 301

9 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 3510 Ibid

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

11 Sur la geacuteneacutealogie des diviniteacutes primitives de Chaos aux descendants de Zeus cf Heacutesiode Theacuteogonie trad A Bonnafeacute Paris Payot amp Rivages 1993

12 Publieacute en janvier 1860 dans le journal La Causerie laquo Le Cygne raquo fera partie de la section laquo Tableaux Parisiens raquo qui fucirct annexeacutee aux Fleurs du mal en 1861

13 Cf Virgile Eacuteneacuteide trad J‑P Chausserie‑Lapreacutee Paris Eacuteditions de la Diffeacuterence 1993 Chant III lignes 300‑305 p 135

14 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 12515 Il apparaicirct aux livres II et VI Cf Ovide Les Meacutetamorphoses trad

G Lafaye Paris Les Belles Lettres 1969 vol 1‑2 De plus le cygne est souvent utiliseacute pour symboliser le poegravete en geacuteneacuteral Lrsquooiseau eacutetant associeacute agrave Apollon il repreacutesente la grandeur de la poeacutesie et de la musique De maniegravere analogue le laquo chant du cygne raquo renvoie agrave la derniegravere œuvre drsquoun artiste expression formeacutee agrave partir de la leacutegende voulant que lrsquooiseau ne puisse chanter qursquoagrave lrsquoapproche de sa mort Notons eacutegalement que lrsquoappellation laquo Cygne de Mantoue raquo est une reacutefeacuterence agrave Virgile poegravete qui est agrave la fois lrsquoinspirateur de Baudelaire et drsquoOvide au sujet de la figure drsquoAndromaque

16 Tel que formuleacute dans laquo Beacuteneacutediction raquo17 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 126 18 Ovide op cit Livre I p 72‑88 19 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 12620 Ibid p 126‑12721 Cf John E Jackson laquo Mythe et histoire dans Les Fleurs du mal raquo

LrsquoAnneacutee Baudelaire Paris vol 13‑14 (2009‑2010) p 28722 Ibid p 28623 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 3724 Ibid p 4325 Ibid p 126 26 Ibid27 Ibid28 En feacutevrier 1848 peu avant son exil Victor Hugo eacutecrivit au sujet de

lrsquoachegravevement du Louvre une note expliquant sa vision du palais et donnant son approbation pour la suite des travaux Cf Victor Hugo Œuvres complegravetes Paris Hetzel amp Quantin 1882 vol I laquo Avant lrsquoexil 1841‑1851 raquo note 6 p 574

29 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 126‑127 30 Ibid II p 38

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31 Cela fait eacutecho aux diverses reacutefeacuterences que nous avons mentionneacutees preacuteceacutedemment concernant le lait maternel leacutetal ndash avec Lady Macbeth qui change le lait en fiel ndash et la maleacutediction qui afflige la megravere ndash avec Clytemnestre qui met au monde sa propre maleacutediction tout comme la megravere de Baudelaire dans laquo Beacuteneacutediction raquo

32 Ibid p 12733 Ibid 34 Id Le Spleen de Paris Petits poegravemes en prose eacuted R Kopp Paris

Gallimard (coll Nrf) 1994 XLVIII p 220‑22135 Ibid p 22136 Ibid p 220‑22137 Id Les Fleurs du mal op cit p 12738 Patrick Labarthe laquo La dialectique de lrsquoancien et du moderne dans

lrsquoœuvre de Baudelaire raquo Bulletin de lrsquoAssociation Guillaume Budeacute no 1 (mars 1997) p 70

39 Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris op cit p 42‑4340 Id Les Fleurs du mal op cit p 125‑127

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La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de HegelJean-christophe anDerson Universiteacute drsquoOttawa

REacuteSUMEacute Lrsquoœuvre de Hegel est souvent perccedilue comme lrsquoexemple le plus spectaculaire drsquoune philosophie cherchant agrave ordonner la totaliteacute de la connaissance agrave lrsquointeacuterieur drsquoun systegraveme auquel rien nrsquoeacutechapperait Sans viser agrave contredire cette ideacutee cet article se propose de deacutemontrer comment celle‑ci est parfaitement compatible avec une autre importante ambition de Hegel qui pourrait agrave premiegravere vue paraicirctre contradictoire agrave savoir le souhait drsquoeacutelaborer une philosophie ne reposant sur absolument aucune preacutesupposition En prenant pour observatoire le commencement du systegraveme heacutegeacutelien crsquoest‑agrave‑dire le projet drsquoune nouvelle logique srsquoautoconstruisant il devient possible de constater que Hegel ne deacuteroge jamais aux exigences qursquoil se fixe lui-mecircme Combiner les ideacuteaux drsquoune penseacutee de lrsquoabsolu et drsquoune penseacutee entiegraverement pure exige cela dit de concevoir lrsquoentreprise philosophique comme une entreprise circulaire et non plus agrave la maniegravere des premiers modernes comme une entreprise drsquoinspiration geacuteomeacutetrique

IntroductionLe point de deacutepart de la philosophie de Hegel paraicirct au premier

abord difficilement conciliable avec lrsquointention clairement eacutenonceacutee dans plusieurs textes drsquoeacutelaborer une penseacutee absolument deacutepourvue de preacutesupposition Hegel ne trahit-il pas en effet en identifiant comme premier principe un concept meacutetaphysique aussi chargeacute que laquo lrsquoecirctre raquo un deacutesir non questionneacute drsquoatteindre lrsquoabsolu par lrsquoentremise drsquoune notion omni‑englobante Comment sans maintenir silencieusement une preacutefeacuterence inaugurale pour la totaliteacute et lrsquouniversel aurait‑il drsquoailleurs pu soutenir drsquoembleacutee que la philosophie est laquo neacutecessairement systegraveme1 raquo Et comment aurait‑il pu extraire

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de la plus veacuteritable indeacutetermination un savoir encyclopeacutedique aussi riche Drsquoun point de vue exteacuterieur il pourrait sembler raisonnable voire neacutecessaire drsquoaccorder agrave lrsquoesprit systeacutematique de la philosophie de Hegel un primat sur sa lettre ou agrave tout le moins sur certaines de ses preacutetentions initiales

Le corpus heacutegeacutelien pour autant que lrsquoon accepte de suivre son deacuteploiement offre neacuteanmoins une certaine reacutesistance agrave une telle hypothegravese Hegel faisait effectivement remarquer que lrsquoon ne saurait affirmer quoi que ce soit au sujet drsquoune philosophie se voulant sans preacutesupposition sans drsquoabord rejoindre sa marche afin de veacuterifier que nos analyses ne reposent pas elles-mecircmes sur une logique infondeacutee et irreacutefleacutechie2 Il importe semble‑t‑il drsquoexaminer de maniegravere immanente les ambitions premiegraveres de Hegel Et cette unique exigence fournit drsquoelle-mecircme un programme bien deacutefini afin drsquoeacutevaluer les fondements de la philosophie heacutegeacutelienne faisant lrsquoobjet de doutes il faut preacutealablement se precircter au jeu et srsquoassurer de pouvoir reacutepondre agrave une question tregraves simple agrave quoi correspond exactement pour Hegel une philosophie sans preacutesupposition Lrsquoexamen requis nous renvoie naturellement au commencement du systegraveme heacutegeacutelien agrave ses premiers pas et alors lrsquoavenue agrave explorer est indiqueacutee par Hegel lui‑mecircme qui soutint agrave plus drsquoune reprise que la Science de la logique3 (SL) se trouvait agrave la source de sa penseacutee

Cet ouvrage quoique indeacuteniablement aride se voit introduit par une seacuterie de courts textes dont la freacutequentation srsquoavegravere pour nous drsquoune utiliteacute inestimable Leur examen nous permettra drsquoabord de comprendre pourquoi selon Hegel (1) lrsquoeacutelaboration drsquoune philosophie sans preacutesupposition eacutetait synonyme de lrsquoeacutelaboration drsquoune nouvelle logique deacutepassant les insuffisances des travaux de ses preacutedeacutecesseurs et en particulier ceux de Kant Ces consideacuterations se montreront agrave leur tour indispensables afin (2) de deacutegager de ses apparentes contradictions le point de deacutepart de la logique heacutegeacutelienne et drsquoexposer le sens veacuteritable de cet eacutenigmatique commencement que Hegel associe agrave la penseacutee de lrsquoecirctre pur Expliciter minutieusement ces deux seuls eacuteleacutements loin de constituer une simple redite repreacutesente une eacutetape essentielle pour tout jugement ulteacuterieur du systegraveme de Hegel Nous chercherons en conseacutequence agrave deacutemontrer que la logique

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heacutegeacutelienne agrave travers le caractegravere novateur de son traceacute initial parvient agrave supprimer lrsquoapparente dissonance creacuteeacutee par le deacutesir de mettre au monde une philosophie de lrsquoabsolu ne srsquoappuyant sur rien

1 Lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition et le statut de la logique

Quel que soit notre avis au sujet du systegraveme final de Hegel lrsquoon ne saurait raisonnablement nier que lrsquointention de constituer une philosophie sans preacutesupposition fait figure de leitmotiv agrave travers son œuvre Hegel ne cachait nullement ses intentions laquo ainsi faut‑il que le commencement soit un commencement absolu ou ce qui signifie ici la mecircme chose abstrait il ne lui est pas permis de preacutesupposer quoi que ce soit4 raquo Lrsquoensemble des remarques agrave venir qui seront pour la plupart puiseacutees au sein de textes ayant pour but drsquointroduire la SL ne vise donc pas agrave justifier a priori le contenu de lrsquoouvrage qui constitue le veacuteritable commencement du systegraveme heacutegeacutelien Ces preacutecisions ne doivent en reacutealiteacute servir qursquoagrave nous approcher du point de vue requis pour la mise en marche de la penseacutee Kerveacutegan formule le tout avec eacuteleacutegance laquo il srsquoagit moins drsquoindiquer et de justifier le contenu deacutetermineacute du point de deacutepart ndash car le faire serait le deacuteduire donc le deacutefaire de son immeacutediateteacute ndash que de rendre possible en entrrsquoouvrant lrsquoespace de la penseacutee pure5 raquo lrsquoexercice drsquoun penser pur ou drsquoune nouvelle logique

11 La logique comme chemin laquo srsquoauto-construisant raquoDe lrsquoaveu de Hegel lui‑mecircme le projet drsquoune philosophie sans

preacutesupposition deacutecoule de la laquo transformation complegravete que la maniegravere de penser philosophique a subie6 raquo au confluent des xViiie et xixe siegravecles La parution de la Critique de la raison pure mais aussi les eacutevegravenements de la Reacutevolution franccedilaise teacutemoignaient pour lui du point de vue plus eacuteleveacute atteint par la conscience de soi de lrsquoesprit au moment ougrave le chantier de la SL se mettait en branle Lrsquoideacutee de Hegel avec cette œuvre imposante se comprend donc ainsi affranchir la logique de tous les preacutejugeacutes lrsquoaffligeant de lrsquoexteacuterieur et la hisser puisqursquoelle aussi est fille de son temps au point de vue de la liberteacute et de lrsquoautodeacutetermination laquo [L]rsquoesprit nouveau [hellip] nrsquoa pas encore

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donneacute trace de lui en elle7 raquo lit‑on dans la preacuteface de la premiegravere eacutedition de la SL Crsquoest un deacutefaut auquel Hegel entendait remeacutedier Mais pourquoi dans le cadre de lrsquoeacutelaboration geacuteneacuterale drsquoune penseacutee libre et sans preacutesupposition commencer par actualiser la logique et non pas un autre pan de la philosophie En fait pour qui entrevoit la radicaliteacute de lrsquoentreprise heacutegeacutelienne il est clair que le souhait de laquo recommencer par le commencement raquo ne pouvait aller de pair qursquoavec une deacutemarche logique Tout autre point de deacutepart precircte en effet le flanc agrave la critique Le simple fait que les autres sciences des matheacutematiques agrave la zoologie8 aient un objet et une meacutethode diffeacuterents lrsquoun de lrsquoautre teacutemoigne par exemple drsquoune scission en elles drsquoune deacutecision appelant une justification preacutealable Ce contenu et cette meacutethode dans les sciences en geacuteneacuteral sont au surplus reccedilus de lrsquoexteacuterieur puis adopteacutes sous forme de lemmes On ne demande pas agrave lrsquoarithmeacutetique fait notamment remarquer Hegel dans son Encyclopeacutedie de justifier la neacutecessiteacute du nombre on la lui concegravede sans exiger drsquoexplication Or il est manifeste qursquoune penseacutee pure sans preacutesupposition ne peut se contenter drsquoun tel commencement relatif et le primat de la logique tient justement au fait qursquoelle seule parvienne agrave eacuteviter cet eacutecueil Pour autant que lrsquoon entende bien ce que Hegel deacutesigne par laquo logique raquo agrave savoir une science de la penseacutee ou plus simplement et plus justement la penseacutee se pensant elle‑mecircme le statut insigne de cette discipline srsquoimpose de lui‑mecircme En tant que laquo chemin qui se construit lui‑mecircme raquo la logique est la penseacutee qui gagne la laquo subsistance‑par‑soi et [l]rsquoindeacutependance agrave lrsquoeacutegard du concret9 raquo la penseacutee qui chez soi nrsquoa affaire qursquoagrave elle‑mecircme10

Tacircchons de preacuteciser cette affirmation Le contenu de cette nouvelle logique puisqursquoil est avant de se deacuteployer le simple laquo penser qui conccediloit11 raquo ne peut assureacutement srsquoengendrer qursquoau fil du parcours de la penseacutee Pour lrsquoexaminer il faut ineacutevitablement penser et concevoir Il est donc clair qursquoil ne saurait ecirctre preacutesupposeacute les cateacutegories avec lesquelles opegravere toute penseacutee coiumlncident avec lrsquoentreprise logique elle‑mecircme Lrsquoideacutee est analogue pour ce qui est de la meacutethode logique qui ne correspond agrave rien drsquoautre qursquoaux regravegles et aux lois de la penseacutee Elle ne peut non plus ecirctre reccedilue de lrsquoexteacuterieur dans la mesure ougrave elle est un eacuteleacutement constitutif de la penseacutee qui

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conccediloit crsquoest elle qui la dirige Pour reprendre les mots de Hegel la meacutethode est laquo lrsquoacircme immanente du contenu lui‑mecircme12 raquo La strateacutegie se reacutesume alors ainsi la penseacutee se deacuteployant librement deacutetermine le contenu vivant de la logique et la reacuteflexion de celui-ci en pose et en engendre les regravegles Crsquoest donc dire que la logique possegravede le don unique de pouvoir croicirctre agrave partir drsquoelle‑mecircme ce que confirme au demeurant la SL dans laquelle chaque cateacutegorie est engendreacutee par le simple approfondissement de lrsquoauto‑examen de la penseacutee En ce sens la logique reflegravete parfaitement les aspirations modernes agrave lrsquoautodeacutetermination Lrsquoon pourrait sans doute ecirctre tenteacute drsquoobjecter que la discipline preacutesuppose agrave tout le moins qursquoelle est une science qui se construit elle‑mecircme mais cette reacuteplique est superficielle la logique de fait ignore agrave lrsquoavance ce qursquoelle est Une penseacutee authentiquement libre selon Hegel se retrouve initialement seule et crsquoest justement pourquoi elle ne peut que prendre la forme drsquoune logique drsquoune penseacutee se pensant

Les derniegraveres remarques font voir assez clairement que Hegel reacutecusait lrsquoideacutee drsquoune logique prise comme laquo simple forme drsquoune connaissance raquo devant recevoir sa matiegravere laquo suivant une autre provenance13 raquo Offrir agrave la science une figure pleinement changeacutee impliquait effectivement pour Hegel lrsquoabandon de cette identification reacuteductrice de la logique aux seules conditions formelles de la veacuteriteacute cette seacuteparation naiumlve de la forme et du contenu de la connaissance est une preacutesupposition qui ne peut reacutesister longtemps aux exigences de la philosophie On preacutesuppose dans la logique traditionnelle laquo que le mateacuteriau de la connaissance est preacutesent en et pour soi comme un monde tout precirct en dehors de la penseacutee raquo laquo que la penseacutee est pour elle‑mecircme vide raquo que chacune des deux sphegraveres est laquo seacutepareacutee de lrsquoautre raquo et qursquoil existe une hieacuterarchie entre lrsquoobjet acheveacute pouvant se passer de la logique et la penseacutee prise comme laquo comme forme molle indeacutetermineacutee raquo devant laquo srsquoaccommoder agrave lrsquoobjet14 raquo En clair la logique habituelle interpregravete lrsquoorganisation de la penseacutee comme ce qui srsquoapplique agrave la teneur de la connaissance crsquoest‑agrave‑dire agrave son contenu indeacutependant agrave ses eacutenonceacutes au lieu de voir comme lrsquoeacutetablira agrave terme une logique sans preacutesupposition qursquoelle est laquo la teneur elle‑mecircme15 raquo Si la seacuteparation de la penseacutee et de la reacutealiteacute lorsqursquoelle fut

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initialement accomplie par lrsquoentendement reacutefleacutechissant repreacutesentait le laquo commencement de la connaissance raquo lrsquoerreur des modernes consiste agrave nrsquoavoir pas pousseacute jusqursquoagrave son terme cette reacuteflexion visant agrave deacutepasser lrsquoimmeacutediat concret et agrave le deacuteterminer en srsquoen seacuteparant et ce malgreacute les eacutevidentes contradictions qui la traversent Hegel eacutecrit ainsi avec une pointe drsquoironie que la philosophie de son eacutepoque en cessant de suivre le deacuteploiement de la penseacutee pure jusqursquoagrave lrsquolaquo eacuteleacutevation de la raison au‑dessus des limitations de lrsquoentendement16 raquo a reflueacute

12 La refonte de la logique et le projet kantienCette critique qui cherche sans contredit agrave faire de Kant lrsquoun

des artisans de ce reflux a de quoi surprendre Lrsquoon pourrait en sens contraire ecirctre naturellement porteacute agrave soutenir que la logique pure agrave laquelle aspirait Hegel se retrouvait deacutejagrave dans le programme du criticisme Kant nrsquoa‑t‑il pas clairement fait valoir la neacutecessiteacute premiegravere pour la penseacutee de se connaicirctre elle‑mecircme17 Et en confeacuterant un sens transcendantal au logique la reacutevolution copernicienne de Critique de la raison pure ne reacuteunit‑elle pas lrsquoobjet et la penseacutee La parenteacute des deacutemarches est flagrante et affirmer que Hegel a eacutetabli les grandes lignes de son programme logique en srsquoinspirant de Kant relegraveve aujourdrsquohui du truisme18 Comme Kant Hegel tente drsquoexhiber une logique eacutemergeant directement de la spontaneacuteiteacute de la penseacutee et eacutetant constamment en jeu dans notre expeacuterience Lrsquousage des cateacutegories eacutecrit‑il transparaicirct laquo dans tout comportement naturel de lrsquohomme19 raquo Ce nrsquoest agrave son avis que par la clarification de ces concepts ndash geste tout agrave fait kantien ndash que lrsquoon peut espeacuterer passer drsquoun agir inconscient et disloqueacute agrave un agir intelligent et libre dans la sphegravere de la penseacutee comme dans la sphegravere de lrsquoaction humaine

Srsquoil faut ainsi reconnaicirctre la dette qursquoentretient Hegel agrave lrsquoeacutegard de la doctrine kantienne des cateacutegories chacun sait eacutegalement que le tournant critique examineacute agrave la lumiegravere du problegraveme du commencement nrsquooffrait rien de satisfaisant agrave ses yeux De lrsquoavis de Hegel Kant conserve une vision obstineacutement formaliste de la logique ce qui explique drsquoailleurs le criant manque de justification de ses cateacutegories Examinons le reproche Il est bien connu que le kantisme deacutegage des formes qui ne comportent aucune application

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aux choses en soi mais croyant ecirctre teacutemoins drsquoun tour de force lrsquoon se demande rarement deacuteplore Hegel comment un scheacutema aussi curieux a pu finir par srsquoimposer Cette impossibiliteacute drsquoatteindre la chose ne serait agrave vrai dire que la conseacutequence du maintien des preacutesuppositions drsquoune logique suranneacutee au milieu de perceacutees veacuteritables Il est certes vrai que la logique transcendantale prend ses distances avec lrsquoancienne logique faisant abstraction de son contenu En associant les cateacutegories de lrsquoentendement aux conditions de possibiliteacute de lrsquoexpeacuterience Kant offre agrave celles‑ci une digniteacute indeacuteniable Mais cette promotion puisqursquoelle ne va pas de pair avec un rejet complet de la vieille logique engendre aux yeux de Hegel drsquoabsurdes contradictions Les cateacutegories priveacutees de lrsquointuition sensible demeurent chez Kant des formes vides Et ce dualisme de la forme et du contenu participe au maintien drsquoun autre preacutejugeacute majeur Kant nrsquoenvisage jamais de lester son systegraveme de lrsquoideacutee drsquoun objet indeacutependant et parfaitement accompli la chose en soi Crsquoest ce qui le contraint finalement agrave introduire la sphegravere de lrsquoexpeacuterience pheacutenomeacutenale au sein de laquelle le logique bien qursquoil soit en lui‑mecircme laquo quelque chose de non‑vrai20 raquo car purement formel puisse ecirctre lrsquoun des eacuteleacutements constitutifs drsquoune connaissance leacutegitime On se retrouve alors avec une meacutecanique drsquoune rare incongruiteacute les cateacutegories transcendantales formelles et non‑vraies participeraient drsquoune connaissance vraie qui ne connaicirctrait pourtant pas lrsquoobjet tel qursquoil est en soi Autant dire que la connaissance vraie est quelque chose de non‑vrai et nier le projet mecircme du connaicirctre21 Hegel se permet cette tirade laquo crsquoest comme si on attribuait un discernement juste agrave un homme en ajoutant qursquoil ne serait pourtant pas capable de discerner quoi que ce soit de vrai mais seulement du non‑vrai22 raquo La comparaison illustre de faccedilon eacuteclatante en quoi il est absurde pour la philosophie moderne de continuer agrave preacutesupposer la seacuteparation de lrsquoecirctre et de la penseacutee

La charge heacutegeacutelienne est drsquoautant plus forte qursquoelle souligne avec justesse que tout en octroyant aux cateacutegories une validiteacute pour lrsquoexpeacuterience la critique kantienne nrsquoa opeacutereacute en elles aucune modification Elle les a pour ainsi dire laisseacutees identiques agrave la maniegravere dont les pensait la logique formelle Lrsquoaccusation nrsquoest pas

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mince si Kant a indeacuteniablement changeacute le statut des formes de la penseacutee il nrsquoaurait pas senti la neacutecessiteacute drsquoen changer la figure Bien au contraire il les aurait tout simplement emprunteacutees directement de faccedilon lemmatique agrave lrsquohistoire de la logique et plus particuliegraverement agrave Aristote agrave qui il reprochait ironiquement drsquoavoir eacutetabli la liste des concepts purs de lrsquoentendement agrave la maniegravere drsquoun rhapsode23 Crsquoest ce que Kant au demeurant reconnaicirct lui‑mecircme selon Hegel lorsqursquoil preacutetend trouver chez le Stagirite un laquo preacutecoce achegravevement raquo de la logique et qursquoil eacutevite par le fait mecircme de se lancer dans lrsquoentreprise pour le moins intimidante drsquoune totale refonte de cette science Le fait est que Kant nrsquoa pas examineacute les formes de la penseacutee en et pour elles‑mecircmes preacutefeacuterant supposer qursquoelles eacutepousaient mysteacuterieusement les diffeacuterents types de jugement Il nrsquoa donc pu offrir agrave ces formes une justification plus solide qursquoun simple appel agrave lrsquoexpeacuterience24 On lit effectivement dans le chapitre de la Critique de la raison pure ougrave srsquoopegravere la laquo deacuteduction transcendantale raquo des cateacutegories que du fait que ces cateacutegories sont laquo de cette espegravece et de ce nombre une raison se laisse tout aussi peu fournir qursquoon en peut donner du fait que nous ayons ces fonctions du jugement et non pas drsquoautres ou de ce qui fait que lrsquoespace et le temps sont les seules formes de notre intuition sensible25 raquo Kant aussi eacutetonnant que cela puisse paraicirctre aurait preacutesupposeacute le cœur de sa logique

Crsquoest lagrave au fond lrsquoessentiel du reproche que lui adresse Hegel sa logique ne jouit drsquoaucune neacutecessiteacute parce qursquoelle nrsquoest pas un chemin srsquoauto‑construisant sans intervention exteacuterieure Elle est plutocirct une penseacutee seacuteparant sans raison forme et contenu et donc marqueacutee par des divisions statiques dont ne peut se satisfaire une philosophie veacuteritablement critique En souhaitant avant la mise en marche de la penseacutee laquo deacutejagrave y voir clair dans la connaissance26 raquo Kant srsquoest lui‑mecircme condamneacute agrave deacutevelopper un systegraveme imparfait et truffeacute de preacutejugeacutes Ce nrsquoest pas un hasard si les laquo formes‑de‑penseacutees bien connues raquo sont chez lui laquo comme les os sans vie drsquoun squelette qui plus est reacutepandus en deacutesordre27 raquo Les deacuteterminations de lrsquoentendement nrsquoeacutetant pas dans le systegraveme kantien puiseacutees agrave mecircme la marche libre de la penseacutee elles ne peuvent qursquoapparaicirctre fixes et sans uniteacute organique elles sont mortes Drsquoougrave lrsquourgence drsquoune logique

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La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de Hegel

absolument deacutepourvue de preacutesuppositions qui en srsquoeacutelaborant agrave partir drsquoelle‑mecircme pourrait dynamiser son contenu en mecircme temps qursquoelle le purifierait

Il a jusqursquoici eacuteteacute montreacute que le projet heacutegeacutelien drsquoune philosophie sans preacutesupposition prend vie dans la SL par lrsquoexposition de lrsquoorganisation de la penseacutee dans son activiteacute immanente et par lrsquoabandon de la conception logique qui srsquoest maintenue pour le dire un peu simplement drsquoAristote jusqursquoagrave Kant La logique heacutegeacutelienne si reacuteputeacutee pour sa complexiteacute nous apparaicirct en fin de compte motiveacutee par une unique ambition reprendre les choses agrave partir drsquoun commencement veacuteritablement pur Pour lrsquoinstant neacuteanmoins ce commencement agrave partir duquel doit ecirctre extrait lrsquoensemble du systegraveme de Hegel demeure fort obscur et nous nous trouvons toujours dans lrsquoimpossibiliteacute drsquoattester de lrsquoabsence veacuteritable de preacutesupposition dans la mise en marche reacuteelle de la penseacutee heacutegeacutelienne Si le programme que nous venons drsquoesquisser offre une profondeur nouvelle aux preacutetentions de Hegel il reste encore agrave voir de quelle maniegravere ce programme se reacutealise

2 Recommencer le commencementIl est en effet indubitablement plus simple drsquoaffirmer que le projet

drsquoune philosophie sans preacutesupposition doit deacutebuter par lrsquoexposition systeacutematique du deacuteveloppement neacutecessaire de la penseacutee que drsquoamorcer lrsquoentreprise logique elle‑mecircme Car ougrave trouvera‑t‑on un commencement absolument pur Et comment srsquoassurer qursquoil ne soit vicieacute par aucun preacutejugeacute Crsquoest dans un court texte intituleacute laquo Par quoi faut‑il faire commencer la science 28 raquo que Hegel expose sa reacuteponse sous la forme drsquoune courte proposition le commencement doit ecirctre lrsquoecirctre pur Le tout meacuterite certes quelques explications puisqursquoune telle reacutefeacuterence agrave laquo lrsquoecirctre raquo ndash concept meacutetaphysique on ne peut plus lourd ndash paraicirct aller en sens contraire du projet drsquoeacutelaborer une philosophie nouvelle ne reposant sur rien drsquoautre qursquoelle‑mecircme Bien qursquoagrave nouveau notre tacircche ne soit pas de justifier ce point de deacutepart il demeure tout de mecircme leacutegitime de chercher agrave fournir la raison de son intelligibiliteacute29 Ce nrsquoest qursquoen eacutecartant les objections qui semblent

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ici entraver le projet de la philosophie heacutegeacutelienne que nous pourrons comprendre de quelle maniegravere il respecte les exigences qui lrsquoaniment

21 Un commencement probleacutematiqueLe deacutesarroi face agrave la difficulteacute de commencer une philosophie

sans preacutesupposition deacutecoule des acquis de la conscience moderne laquo crsquoest seulement dans les temps modernes soutient Hegel que lrsquoon a pris conscience que crsquoest une difficulteacute que de trouver un commencement en philosophie30 raquo Il suffit de retourner en arriegravere pour le constater le point de deacutepart constituait un enjeu bien moins embarrassant pour les Anciens (particuliegraverement pour les penseurs preacutesocratiques remarque Hegel) parce que ces derniers nrsquoavaient drsquointeacuterecirct que pour le principe de toutes choses que pour le commencement laquo objectif raquo de la science Ils ne srsquointeacuteressaient guegravere agrave la maniegravere drsquoentreprendre leurs enquecirctes31 Thalegraves fait de lrsquoeau un principe absolu alors qursquoAnaxagore opte pour le Noucircs mais ni lrsquoun ni lrsquoautre ne meacuteditent sur le commencement laquo en tant qursquoil est quelque chose de subjectif32 raquo Tous deux se lancent dans leurs exposeacutes de maniegravere indiffeacuterente et dogmatique De leur cocircteacute les philosophes modernes refusant de commencer laquo comme en tirant un coup de pistolet33 raquo ne se sentent plus dispenseacutes souligne Hegel de reacutefleacutechir sur la maniegravere de srsquoy prendre dans la connaissance et sur la maniegravere drsquoarriver leacutegitimement agrave un principe premier Lrsquoagir subjectif crsquoest‑agrave‑dire lrsquoacte du connaicirctre lui‑mecircme est compris par eux comme un moment essentiel de la veacuteriteacute ce qui fait en sorte qursquoils ne peuvent plus seacuteparer le choix de ce qui vient en premier et la meacutethode emprunteacutee pour arriver agrave ce choix Hegel nous lrsquoavons expliqueacute se concentre avant tout sur la logique par deacutesir drsquounir la forme et le principe de la philosophie Ainsi lit‑on laquo le principe doit ecirctre aussi commencement et ce qui est le prius pour la penseacutee doit ecirctre aussi ce qui est le premier dans la marche de la penseacutee34 raquo Toute deacutemarche preacuteservant un eacutecart entre le principe de la philosophie et le penser y menant ne peut cela est clair rendre compte de la validiteacute de ce penser initial

Lrsquoexigence moderne incontournable entraicircne neacuteanmoins avec elle une antinomie en apparence insoluble qui est drsquoautant

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plus embecirctante qursquoelle semble miner la possibiliteacute drsquoeacutelaborer une penseacutee sans preacutesupposition Car qui admet que le commencement doit ecirctre quelque chose drsquoabsolument premier selon lrsquoordre de la penseacutee srsquoexpose aux critiques longtemps adresseacutees aux philosophies dogmatiques sans toutefois pouvoir trouver une eacutechappatoire Pourquoi cet immeacutediat-ci et non pas un autre Comment justifier le choix du point de deacutepart et ecirctre certain de son potentiel si plus rien ne doit ecirctre penseacute avant celui‑ci Suivant sa forme le commencement de la philosophie moderne ne peut ecirctre qursquoun objet immeacutediat mais suivant sa nature nous deacutecouvrons qursquoil doit simultaneacutement se preacutesenter comme quelque chose de meacutediatiseacute crsquoest‑agrave‑dire comme preacutesupposant une certaine justification le rendant neacutecessaire et non purement contingent35 Lrsquoune des deux exigences devrait‑elle primer sur lrsquoautre Hegel offre une reacuteponse allant en sens contraire laquo Le commencement de la philosophie doit neacutecessairement ecirctre ou bien quelque chose de meacutediatiseacute ou bien quelque chose drsquoimmeacutediat et il est facile de montrer qursquoil ne peut ecirctre ni lrsquoun ni lrsquoautre du coup lrsquoune ou lrsquoautre maniegravere de commencer trouve sa reacutefutation36 raquo Cette deacuteclaration mecircme apregraves plusieurs relectures ne livre pas drsquoelle‑mecircme son secret Agrave vrai dire pour Hegel il nrsquoy a rien au ciel ou dans la nature ou dans lrsquoesprit qui ne contienne agrave la fois lrsquoimmeacutediateteacute et la meacutediation Mais puisque le rapport entre ces deux opposeacutes ne sera mis au clair qursquoau sein mecircme de la logique il ne peut en commenccedilant contraindre son lecteur agrave le suivre aveugleacutement Il suggegravere donc plutocirct une deacutemarche raisonnable eacuteviter la preacutecipitation et revenir en amont des cateacutegories qui semblent nous bloquer la voie (meacutediat immeacutediat principe objectif principe subjectif etc) pour simplement laquo consideacuterer comment le commencement logique apparaicirct37 raquo Le commencement passe pour impossible aux yeux du sujet philosophant parce que son objection est exteacuterieure au mouvement de la penseacutee Pour deacutenouer lrsquoaporie il faut simplement vouloir entrer dans la science Il faut autrement dit coller agrave lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition et agrave la tacircche preacuteceacutedemment deacutecrite drsquoune logique nrsquoeacutetant que le chemin de la penseacutee srsquoautodeacuteterminant Pour Hegel semble‑t‑il srsquoen tenir au commencement en tant qursquoil doit se produire dans lrsquoeacuteleacutement de la

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penseacutee qui est libre pour elle-mecircme suffira agrave montrer agrave terme que lrsquoantinomie perccedilue est illusoire

Lrsquooubli de cette reacutesolution pourtant peu complexe ndash laisser sa penseacutee se deacuteployer librement ndash engendre encore un paradoxe qui retarde une fois de plus notre entreacutee en la matiegravere Pour les lecteurs de Hegel il est flagrant que le point de vue qursquoadopte la SL crsquoest‑agrave‑dire celui drsquoune penseacutee nrsquoeacutetant plus freineacutee par des oppositions statiques et ayant laquo abandonneacute le savoir qursquoelle avait drsquoelle‑mecircme comme drsquoun ecirctre qui serait en face de lrsquoob‑jectif38 raquo est la veacuteriteacute ultime de la conscience Le savoir pur est de fait le point drsquoorgue de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit (PhE) Lrsquoentreprise logique du fait qursquoelle preacutetende ne srsquoappuyer sur rien cacherait‑elle donc paradoxalement un preacutesupposeacute aussi majeur qursquoun livre entier Hegel affirme sans deacutetour en 1832 que sa logique a laquo la science de lrsquoesprit en son apparaicirctre pour preacutesupposition une preacutesupposition qui contient et exhibe la neacutecessiteacute et par lagrave la preuve de la veacuteriteacute du point de vue constitueacute par le savoir pur39 raquo La logique doit‑on comprendre ne srsquoouvre qursquoagrave la condition que la conscience ait rameneacute agrave elle une exteacuterioriteacute deacutesormais deacutefinie comme la laquo sienne propre40 raquo ce qui paraicirct prouver que le deacuteveloppement drsquoune penseacutee libre ne preacutesupposant plus rien est impossible puisqursquoil exige de maniegravere contradictoire un travail preacutealable de la conscience Sans nier qursquoil srsquoagisse lagrave drsquoun problegraveme interpreacutetatif important il est permis de refuser de situer le commencement de la science heacutegeacutelienne dans les premiegraveres pages de la PhE et de soutenir que la logique ne renonce jamais agrave ecirctre lrsquoexposition drsquoune penseacutee srsquoengendrant elle‑mecircme sans preacutesupposition Comme on peut drsquoailleurs le comprendre en survolant la premiegravere version de la Doctrine de lrsquoecirctre se rapporter agrave la PhE comme agrave lrsquoauthentique commencement de la philosophie ne fait que deacuteplacer le problegraveme dans la mesure ougrave le point de deacutepart de la conscience dans la certitude sensible implique lui aussi deacutejagrave la preacutesupposition (inconsciente) du savoir absolu41 Mais en quel sens degraves lors devrions‑nous comprendre les remarques de Hegel situant son premier ouvrage laquo avant raquo lrsquoentreprise logique

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Puisqursquoelle est souligneacutee dans le cadre drsquoune introduction exteacuterieure agrave la science il apparaicirct plus que plausible que la preacutesupposition qursquoest la marche de lrsquoesprit en son apparaicirctre nrsquoest preacutesupposition que pour lrsquoœil du philosophe deacutejagrave dans lrsquoeacuteleacutement de la science et sondant reacutetrospectivement son cheminement Pour la conscience ordinaire ou pour le philosophe dont la conversion agrave lrsquoheacutegeacutelianisme nrsquoest pas encore parfaitement reacutealiseacutee la PhE est lrsquoinverse drsquoune preacutesupposition elle est lrsquoentreprise venant agrave bout des preacutesuppositions elle est laquo une perte de soi‑mecircme42 raquo Son reacutesultat final demeure laquo purement formel sans contenu propre43 raquo car le savoir vrai en se posant a simultaneacutement nieacute tout savoir pheacutenomeacutenal Crsquoest lagrave le laquo cocircteacute neacutegatif44 raquo de la logique Il est donc coheacuterent de croire que la penseacutee ayant atteint le seuil de la logique apregraves la PhE ne preacutesuppose plus rien Si elle deacutecouvre le savoir pur ce nrsquoest pas agrave ses yeux du moins au sens drsquoune deacuteduction consciente et assumeacutee du point de deacutepart de la science Ce simple jeu de perspectives eacuteclaircit avec succegraves lrsquoun des volets du rapport ambigu entre la PhE et la SL Srsquoil paraicirct exageacutereacute de faire du premier texte un ouvrage dont lrsquoutiliteacute est purement neacutegative lrsquoon peut neacuteanmoins se rallier mecircme du point de vue du philosophe agrave lrsquointerpreacutetation modeacutereacutee faisant de lui une propeacutedeutique45 agrave la science heacutegeacutelienne Nous en revenons alors agrave cette simple ideacutee deacutejagrave reacutepeacuteteacutee mainte fois pour que le commencement issu du savoir pur reste immanent agrave sa science laquo il nrsquoy a rien drsquoautre agrave faire que de consideacuterer ou bien plutocirct en mettant de cocircteacute toutes les reacuteflexions toutes les opinions que lrsquoon a par ailleurs de seulement accueillir ce qui est donneacute46 raquo sans chercher drsquoembleacutee agrave survoler son parcours Lrsquoessentiel pour deacutebuter est de prendre la penseacutee pour elle‑mecircme

22 Lrsquoecirctre pur comme immeacutediateteacute absolueEn clair les multiples faces du problegraveme du commencement

se dissoudront drsquoelles‑mecircmes agrave condition que lrsquoon accepte en un premier temps drsquolaquo oublier sa particulariteacute47 raquo et que lrsquoon prenne pour unique reacutesolution ndash qui peut ecirctre vue comme un vouloir arbitraire48 ndash de laquo consideacuterer la penseacutee en tant que telle49 raquo Ayant fait nocirctre la volonteacute drsquoeacutecarter toute immixtion en la penseacutee et de

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prendre le commencement dans sa pure immeacutediateteacute nous ne savons qursquoune seule chose agrave savoir que ce commencement doit ecirctre un commencement abstrait nrsquoayant aucun fondement connu Et alors apparaicirct enfin de lui-mecircme notre point de deacutepart dans toute son laquo eacutevidence raquo lrsquoimmeacutediateteacute simple dans son expression veacuteritable nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoecirctre pur Cette eacutequation est plus aiseacutee agrave appreacutehender qursquoil nrsquoy paraicirct Il faut simplement eacuteviter drsquoenvisager le concept de lrsquoecirctre pur comme celui drsquoune laquo chose raquo immeacutediate lrsquoecirctre pur nrsquoest pas une substance immeacutediate il est lrsquoimmeacutediat lui-mecircme Car que reste‑t‑il pour la penseacutee se voyant agrave lrsquoœuvre une fois ses preacutesuppositions mises agrave lrsquoeacutecart sinon une ideacutee vague de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral laquo sans aucune deacutetermination ni remplissement suppleacutementaire50 raquo Cet ecirctre pur nrsquoest donc pas lrsquoobjet de la penseacutee libre et Hegel ne cherche pas agrave prouver qursquoil existe une penseacutee inaugurale drsquoun ecirctre ce qui supposerait une distinction impossible dans lrsquoeacuteleacutement du savoir absolu Le commencement de la logique est la penseacutee qui saisit immeacutediatement son ecirctre point Houlgate formule la chose ainsi la penseacutee ayant mis de cocircteacute toute preacutesupposition concernant son propre contenu ne peut penser agrave rien sinon au simple fait qursquoelle est drsquoune maniegravere totalement indeacutetermineacutee et agrave deacuteterminer51 Il importe ici drsquoinsister sur cette totale indeacutetermination afin de preacuteserver la pureteacute voire la laquo vacuiteacute52 raquo du commencement de la philosophie

Agrave proprement parler il faudrait mecircme remarquer que lrsquoecirctre nrsquoest pas un laquo commencement raquo car drsquoougrave tiendrait‑il une quelconque justification pour ce titre Ce nrsquoest qursquoau fil du procegraves de la logique qursquoil la conquerra Crsquoest ce que Hegel confirme en remarquant qursquoune souche de la philosophie critique ndash il pense ici agrave Reinhold ndash a dans son errance exhibeacute cette consideacuteration essentielle que la progression philosophique est en reacutealiteacute laquo une reacutetrogradation ramenant dans le fondement agrave lrsquooriginaire et au vrai dont deacutepend et par quoi est en fait produit ce avec quoi lrsquoon a commenceacute53 raquo La logique nous lrsquoavons deacutejagrave partiellement annonceacute srsquoeacutetablira progressivement sous la forme drsquoun cercle dans lequel ce qui est premier deviendra aussi dernier et ce qui est dernier deviendra aussi premier54 Lrsquoecirctre pur surgit certes comme lrsquoimmeacutediateteacute

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mecircme mais il ne pourra ecirctre justifieacute comme commencement (crsquoest-agrave‑dire devenir meacutediatiseacute) qursquoau terme de la logique lorsque lrsquoideacutee absolue ou lrsquouniteacute concregravete de toutes les cateacutegories confirmera son rocircle initial Lrsquoimportant pour nous nrsquoest pas de comprendre dans le deacutetail comment srsquoeffectuera un tel retour mais plutocirct de voir que cette circulariteacute nous force agrave reconsideacuterer in fine le statut de lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition Crsquoest un critegravere qui vise moins agrave offrir agrave la science des laquo assises pures raquo des laquo fondations raquo pour une entreprise drsquoinspiration geacuteomeacutetrique qursquoagrave permettre au sujet philosophant de srsquoimmiscer dans le mouvement circulaire de la penseacutee Le commencement une fois situeacute dans le tout de la science apparaicirctra de toute faccedilon pour ce qursquoil est vraiment un immeacutediat‑meacutediatiseacute Crsquoest pourquoi Hegel pouvait annoncer en introduisant son texte que le commencement nrsquoest ni simplement meacutediatiseacute ni purement immeacutediat Mais pour nous qui nous arrecirctons aux portes de la logique et qui ne pouvons par conseacutequent envisager qursquoun commencement unilateacuteral lrsquoessentiel est de retenir que lrsquoecirctre pur en tant que point de deacutepart non deacuteveloppeacute deacutepourvu de contenu laquo nrsquoest pas encore dans le commencement veacuteritablement connu55 raquo Il est dans cette optique primordial pour Hegel de reacuteprimer la tentation de dire quelque chose agrave propos de lrsquoecirctre Il nrsquoest ni une substance indeacutetermineacutee ni une matiegravere appelant une forme il est seulement ce qui est totalement vide Bien que cela puisse paraicirctre deacuteroutant Hegel assure qursquoil nrsquoest aucunement besoin laquo de plus amples reacuteflexions et points de jonction56 raquo pour commencer agrave philosopher

Le problegraveme du commencement drsquoune philosophie sans preacutesupposition malgreacute les innombrables remarques devant neacutecessairement lrsquoaccompagner se regravegle ainsi par une reacuteponse tregraves bregraveve la penseacutee pure srsquoidentifie initialement agrave lrsquoecirctre pur Comme nous le mentionnions drsquoentreacutee de jeu lrsquointention de Hegel dans les textes introductifs agrave la SL et par conseacutequent la nocirctre nrsquoeacutetait pas drsquooffrir une justification agrave ce commencement mais drsquoen clarifier le sens qui peut de prime abord paraicirctre admettons‑le brutalement abstrait Le projet heacutegeacutelien drsquoune penseacutee sans preacutesupposition se reacutevegravele plutocirct comme nous venons de le constater brutalement simple

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ConclusionLrsquoon ne saurait eacutevidemment preacutetendre en fin de parcours avoir

effaceacute de maniegravere deacutefinitive les tensions apparentes se trouvant agrave la source du systegraveme heacutegeacutelien Le travail accompli demeure cela dit non neacutegligeable un survol des textes introductifs agrave la SL a permis drsquoeacutetablir sans deacutetour qursquoune philosophie ne preacutesupposant absolument rien pas mecircme son objet ou sa meacutethode prenait initialement la forme pour Hegel drsquoune logique pure ou ce qui est deacutesormais la mecircme chose drsquoune penseacutee posant de faccedilon dynamique son contenu et ses regravegles laquo dans les calmes espaces raquo ougrave laquo parvenue agrave elle‑mecircme raquo elle laquo nrsquo[a] drsquoecirctre que dans elle‑mecircme57 raquo Ce rejet de la logique traditionnelle srsquoil a pu paraicirctre engendrer certaines difficulteacutes relatives au commencement a finalement permis de cerner dans toute sa simpliciteacute le point de deacutepart de la logique heacutegeacutelienne lrsquoecirctre pur Au lieu de constituer un concept laquo axiomatique raquo se retrouvant agrave la base de la logique ce commencement nous lrsquoavons mentionneacute doit ecirctre envisageacute comme une porte drsquoentreacutee dans le cercle de la penseacutee qui est et qui se deacuteveloppe agrave partir et surtout agrave travers lrsquouniteacute de toutes les cateacutegories logiques Cette derniegravere preacutecision est capitale Elle nous oblige en deacutefinitive agrave reacuteeacutevaluer la valeur veacuteritable des doutes que suscite le plus communeacutement le systegraveme absolu de Hegel bien que ce dernier preacutetende deacutevelopper sa philosophie en ne prenant initialement appui sur aucun donneacute reccedilu de maniegravere non critique il est deacutesormais clair que cette preacutetention ne va nullement de pair avec une tentative drsquoeacutechapper agrave la regravegle du ex nihilo nihil fit Penser sans preacutesupposition ne veut pas dire penser agrave partir du vide mais plutocirct penser de maniegravere agrave laisser la penseacutee se deacutevelopper selon son mouvement propre afin de pouvoir en extirper le neacutecessaire contenu Hegel reconnaicirctrait donc sans problegraveme que le commencement de la logique entretient deacutejagrave un certain rapport avec la totaliteacute Mais pour le deacutecouvrir la seule avenue possible est de laisser la penseacutee se deacuteployer librement bref de ne pas preacutejuger la pertinence drsquoune penseacutee systeacutematique Pour le dire encore autrement la SL nous contraint agrave envisager selon une perspective nouvelle lrsquoapparent contraste creacuteeacute par le rapprochement des preacutetentions initiales et du reacutesultat final du systegraveme de Hegel Drsquoun point de vue immanent le

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systegraveme de la philosophie heacutegeacutelienne dans son prius ne contient aucune preacutesupposition et crsquoest preacuteciseacutement pourquoi il peut se targuer drsquoentretenir degraves ce prius un eacutetroit rapport avec la totaliteacute

Il va sans dire que le libre deacuteploiement de lrsquoecirctre pur en une science absolue meacuteriterait son propre examen Notons neacuteanmoins que le passage de ce premier concept aux autres cateacutegories logiques dans lrsquooptique heacutegeacutelienne ne devrait poser aucun problegraveme pour autant que lrsquoon accepte en tant que sujet philosophant de laisser ce premier concept se mouvoir et se deacutevelopper en lui‑mecircme et par lui‑mecircme La penseacutee croit Hegel doit assister en spectatrice aux valses de lrsquoIdeacutee sans dicter le chemin agrave suivre58 Ce serait ainsi une erreur de croire que la meacutethode dialectique agrave lrsquoœuvre dans la SL repreacutesente agrave coup sucircr une preacutesupposition injustifieacutee elle est en fait la marche de la Chose mecircme dans toute sa liberteacute une laquo marche sans interruption pure nrsquoaccueillant rien de lrsquoexteacuterieur59 raquo Chaque cateacutegorie lorsque examineacutee attentivement srsquoavegraverera contenir en elle ndash et permettre par le fait mecircme ndash sa propre neacutegation son autre Si la dynamique des engendrements peut varier drsquoune cateacutegorie agrave lrsquoautre il nrsquoen demeure pas moins que la totaliteacute de la science speacuteculative heacutegeacutelienne se deacuteveloppera en preacuteservant agrave chaque nouveau pas sa relation avec lrsquoimmeacutediateteacute premiegravere que nous avons chercheacute agrave exhiber60 Chaque nouvelle cateacutegorie reacutevegravelera une nouvelle tranche du contenu de lrsquoecirctre indeacutetermineacute Crsquoest pourquoi lrsquoon peut affirmer que lrsquolaquo ideacutee absolue raquo qui marque la fin de la SL reacuteunit le contenu entier de lrsquoœuvre au sein de son commencement et vient justifier ce point de deacutepart La totaliteacute se deacutevoile au final comme eacutetant toujours deacutejagrave preacutesente au cœur de la penseacutee

1 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la logique (1817) 2e eacuted trad B Bourgeois Paris Vrin 1979 sect 7 p 158

2 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre trad B Bourgeois Paris Vrin 2015 laquo Preacuteface raquo (1832) p 43

3 Pour un traitement exhaustif de la question du commencement chez Hegel cf Frank Fischbach Du commencement en philosophie Eacutetude sur Hegel et Schelling Paris Vrin 1999

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4 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 81 cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la logique (1830) op cit sect 78 p 342

5 Jean‑Franccedilois Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo dans Archives de philosophie vol 75 no 1 (eacuteteacute 2012) p 205

6 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Preacuteface raquo (1812) p 27

7 Ibid p 288 Cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1817) op cit sect 1 p 1539 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832)

p 6010 Bernard Bourgeois laquo Avant‑propos raquo dans G W F Hegel Science de la

logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 1611 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 4912 Ibid laquo Preacuteface raquo (1812) p 3113 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5014 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5115 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 3816 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5217 Cf Immanuel Kant Critique de la raison pure trad A Renaut Paris

Flammarion 2007 p 65 (AK IV 9)18 Terry Pinkard laquo How Kantian Was Hegel raquo dans The Review of

Metaphysics vol 43 no 4 (juin 1990) p 831 19 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Preacuteface raquo

(1832) p 3320 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5321 Joeumll Biard et al Introduction agrave la lecture de la Science de la logique de

Hegel I Paris Aubier Montaigne 1981 p 1822 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo

(1832) p 5323 Immanuel Kant op cit p 163 (AK III 93 IV 66)24 Richard Winfield Hegelrsquos Science of Logic A Critical Rethinking in

Thirty Lectures Plymouth Rowman and Littlefield Publishers 2012 p 27

25 Immanuel Kant op cit p 206 (AK III 116)26 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑

il commencer la science raquo (1832) p 7927 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 33

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28 Les prochaines remarques srsquoappuient plus directement sur la version de 1832 de ce texte

29 Joeumll Biard et al op cit p 1430 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑

il commencer la science raquo (1832) p 7731 Cf Id Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J‑P Lefebvre Paris

Flammarion 2012 laquo Preacuteface raquo p 8032 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 7733 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 77‑7834 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 7835 Cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1817) op cit sect 2 p 15436 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 7737 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 7838 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8039 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8040 Frank Fischbach op cit p 17741 Lrsquoon remarque ainsi un fort paralleacutelisme entre les deux premiers grands

ouvrages de Hegel Jean‑Franccedilois Kerveacutegan parle mecircme drsquoune laquo relation de preacutesupposition circulaire raquo entre les deux livres (loc cit p 201)

42 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit op cit laquo Introduction raquo p 119‑121

43 Bernard Bourgeois loc cit dans G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 12

44 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832) p 66

45 Jean‑Franccedilois Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel Paris Ellipses 2004 p 12

46 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 80

47 Id Leccedilons sur la Logique trad Nueacutee‑Wittmann Paris Vrin 2007 p 35‑36 citeacute par Jean‑Franccedilois Kerveacutegan loc cit p 206

48 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 81

49 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8150 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8151 Stephen Houlgate The Opening of Hegelrsquos Logic West Lafayette

Purdue University Press 2006 p 31 ndash Cette reformulation du premier

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moment de la logique est ouvertement carteacutesienne Lrsquoon se gardera neacuteanmoins sagement drsquoidentifier totalement le doute temporaire de Descartes et le point de vue adopteacute au commencement de la logique heacutegeacutelienne

52 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Ecirctre raquo (1832) p 103

53 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8454 Cf Id Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit op cit p 6955 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 8656 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8757 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 3658 Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1830) op cit EHegadd sect 238 p 62359 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832)

p 6160 Cf Bernard Bourgeois loc cit dans G W F Hegel Science de la

logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 13

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyancesFeacutelix Garieacutepy Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article a pour objectif drsquoexpliciter une conseacutequence du reacutealisme moral Srsquoil y a des faits moraux objectifs et connaissables alors deux pairs eacutepisteacutemiques parfaitement rationnels et parfaitement informeacutes des faits non moraux auront neacutecessairement les mecircmes croyances morales En effet pour tout eacutenonceacute moral de tels individus ideacutealiseacutes sont ou bien en accord ou bien en deacutesaccord Or srsquoils sont en deacutesaccord il devient alors rationnel pour eux de suspendre leur jugement dans la mesure ougrave le simple fait qursquoun pair eacutepisteacutemique entretient une croyance morale contraire agrave la nocirctre suffit pour qursquoon doute de cette derniegravere Conseacutequemment pour tout eacutenonceacute moral ou bien des individus ideacutealiseacutes sont en accord ou bien ils suspendent leur jugement Dans les deux cas il y a convergence

Introduction Lrsquoaide meacutedicale agrave mourir me semble une pratique moralement

acceptable de mecircme que le mariage homosexuel et lrsquoameacutelioration artificielle des capaciteacutes cognitives Dans un dilemme du tramway jrsquoactiverais le levier pour sauver les cinq personnes mais je ne pousserais pas un homme obegravese en bas drsquoun pont pour immobiliser le veacutehicule1 Je suis aussi drsquoavis qursquoil est leacutegitime de mentir dans certaines circonstances et drsquoimposer des sanctions aux criminels Toutes ces croyances morales sont controverseacutees et il y a de bonnes chances que si je continuais la liste de mes opinions je pourrais trouver pour chacune drsquoelle quelqursquoun qui en entretient une contraire

Le fait que la plupart des propositions de lrsquoeacutethique normative fassent objet de deacutesaccords pose un certain problegraveme aux philosophes ndash les reacutealistes moraux ndash qui soutiennent que les questions morales ont

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des reacuteponses objectives et connaissables En effet si ces philosophes ont raison comment expliquer qursquoil y ait autant de deacutesaccords en eacutethique normative Certains drsquoentre eux reacutepondent qursquoil nrsquoy aurait pas de deacutesaccord moral si on srsquoentendait drsquoabord sur les faits non moraux et qursquoon srsquoassurait drsquoecirctre parfaitement rationnel dans nos reacuteflexions2 Autrement dit si le reacutealisme moral est une thegravese vraie alors les croyances morales de deux individus rationnels et informeacutes des faits non moraux devraient converger Crsquoest ce que je vais deacutefendre dans cet article

Les quatre premiegraveres sections seront consacreacutees agrave lrsquoexposition du problegraveme et agrave la deacutefinition des concepts qui le composent Dans la cinquiegraveme je preacutesenterai la position de Sarah McGrath philosophe qui a reacutecemment soutenu une thegravese contraire agrave celle que je mrsquoapprecircte agrave deacutefendre Selon elle le reacutealisme moral peut tregraves bien ecirctre vrai sans que deux individus rationnels et informeacutes des faits non moraux aient les mecircmes croyances morales car la meilleure meacutethode pour justifier des croyances morales permet de justifier des croyances contraires Je tenterai de reacutefuter son argument dans la sixiegraveme section en montrant qursquoelle oublie de consideacuterer que le deacutesaccord lui‑mecircme fait en sorte qursquoil devient rationnel pour deux individus rationnels et informeacutes de suspendre son jugement Je terminerai en consideacuterant une objection possible

1 Reacutealisme moral et rationaliteacute theacuteorique Je comprendrai le reacutealisme moral comme la conjonction des trois

thegraveses suivantes (1) Thegravese ontologique il y a des faits moraux De mecircme que crsquoest un fait que je suis assis au moment ougrave jrsquoeacutecris ces lignes de mecircme crsquoest un fait si oui ou non il est moralement permis de torturer un prisonnier de guerre pour obtenir des informations De plus ces faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux3 Que faut‑il comprendre par lagrave La valeur de veacuteriteacute drsquoeacutenonceacutes moraux est tregraves souvent fonction de faits non moraux lrsquoimportance de lrsquoinformation reacuteveacuteleacutee par la torture est par exemple un fait non moral dont semble deacutependre le caractegravere eacutethique de ce geste Les faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux au sens ougrave la valeur de veacuteriteacute des eacutenonceacutes moraux ne deacutepend jamais uniquement de faits non moraux

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(2) Thegravese seacutemantique les eacutenonceacutes moraux ont une valeur de veacuteriteacute et ils sont vrais si et seulement srsquoils repreacutesentent correctement les faits moraux En ce sens ils sont objectifs car leur valeur de veacuteriteacute ne varie pas en fonction des personnes qui les prononcent Cela implique drsquoailleurs que lorsqursquoon pose un jugement moral on affirme au moins une croyance On ne fait pas qursquoexprimer des attitudes non‑cognitives comme des sentiments des deacutesirs des approbations ou des deacutesapprobations

(3) Thegravese aleacutethique certains eacutenonceacutes moraux sont vrais Il est important de le speacutecifier puisqursquoil est possible drsquoaccepter les deux premiegraveres thegraveses tout en maintenant qursquoaucun eacutenonceacute moral nrsquoest vrai comme le font les philosophes qui adhegraverent agrave la theacuteorie de lrsquoerreur4

On distingue souvent la rationaliteacute pratique de la theacuteorique Grossiegraverement on peut dire que la premiegravere nous informe de ce qursquoil faut faire et la seconde de ce qursquoil faut croire La premiegravere vise la bonne action lrsquoautre vise un but eacutepisteacutemique qursquoon comprend tantocirct comme laquo la veacuteriteacute raquo tantocirct comme la meilleure explication tantocirct comme un ensemble de croyances justifieacutees

Lrsquoeacutethique normative est au premier chef une affaire de rationaliteacute pratique La recherche dans cette discipline a toujours pour but de nous aider agrave mieux agir agrave accomplir des actions bonnes et rationnelles agrave mieux mener nos vies Or une caracteacuteristique particuliegravere du reacutealisme moral est que lorsqursquoon y adhegravere on est ameneacute agrave renforcer le rocircle que joue en eacutethique normative la rationaliteacute theacuteorique En effet du moment ougrave on pense qursquoil est possible drsquoavoir des croyances morales vraies lrsquoeacutethique devient aussi une recherche theacuteorique qui doit deacutecouvrir des veacuteriteacutes morales et les repreacutesenter correctement par des eacutenonceacutes

Bien que le reacutealisme moral deacutedouble ainsi lrsquoobjectif de lrsquoeacutethique normative la viseacutee theacuteorique reste semble‑t‑il subordonneacutee agrave la pratique puisqursquoon veut connaicirctre lrsquohypotheacutetique veacuteriteacute morale uniquement pour srsquoy conformer dans nos actions Le lien entre faits moraux et normativiteacute est drsquoailleurs agrave la source drsquoune controverse importance en meacutetaeacutethique que Christine Korsgaard appelle laquo la question normative5 raquo laquo Srsquoil est seulement factuel qursquoune certaine

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action est bonne un fait qursquoon peut appliquer ou pas agrave la deacutelibeacuteration alors il reste agrave savoir si on doit lrsquoappliquer6 raquo Dans ce travail je ne chercherai pas agrave reacutepondre agrave la question normative Plutocirct mon inteacuterecirct se portera exclusivement sur la dimension theacuteorique de lrsquoeacutethique crsquoest‑agrave‑dire sur lrsquoeacutethique en tant que recherche de croyances morales vraies etou justifieacutees

2 Convergence Mon objectif est de deacutefendre la thegravese suivante si le reacutealisme moral

est vrai alors des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales Je ferai reacutefeacuterence agrave cette thegravese avec lrsquoabreacuteviation RRC pour laquo reacutealisme requiert convergence raquo Dans cette section je preacuteciserai les diffeacuterents eacuteleacutements de cette thegravese

Je consideacutererai drsquoabord que si quelqursquoun croit que p alors il juge que p Lrsquoargument que je construirai ne deacutepend pas de cette assimilation du jugement moral agrave la croyance morale je lrsquoopegravere uniquement pour simplifier le propos De plus si deux personnes ont les mecircmes croyances agrave lrsquoeacutegard drsquoun eacutenonceacute je dirai qursquoelles convergent ou qursquoelles sont en accord Si elles nrsquoont pas les mecircmes croyances elles divergent ou sont en deacutesaccord Enfin puisqursquoune croyance est une attitude propositionnelle je dirai qursquoelle est morale si et seulement si son contenu propositionnel est un eacutenonceacute moral Quant agrave la notion drsquoeacutenonceacute moral je juge correct de la laisser indeacutefinie car je ne crois ni que cela nuira agrave mon exposeacute ni que mon argument deacutepende drsquoune conception particuliegravere de lrsquoeacutenonceacute moral

Deux individus sont des pairs eacutepisteacutemiques (1) srsquoils ont des capaciteacutes intellectuelles semblables de sorte que les jugements qursquoils posent dans un certain domaine mdash lrsquoeacutethique en occurrence mdash ont des probabiliteacutes similaires drsquoecirctre vrais et (2) si chacun drsquoeux sait que lrsquoautre lui est eacutequivalent en ce sens Je preacutecise ainsi que ce sont des pairs eacutepisteacutemiques qui ont des croyances morales similaires car sans cela la supeacuterioriteacute intellectuelle de lrsquoun sur lrsquoautre pourrait ecirctre cause de deacutesaccord ce qui reacutefuterait automatiquement RRC

Un individu ideacutealiseacute est agrave la fois parfaitement informeacute des faits non moraux pertinents (clause drsquoinformation) et parfaitement rationnel quant agrave la reacuteflexion eacutethique (clause de rationaliteacute) Si je pose la clause

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drsquoinformation crsquoest encore une fois pour eacuteviter que la thegravese RRC ne soit trivialement fausse En effet dans la mesure ougrave comme nous lrsquoavons vu la valeur de veacuteriteacute drsquoun eacutenonceacute moral deacutepend tregraves souvent de donneacutees empiriques lrsquoignorance de ces donneacutees peut ecirctre agrave la source drsquoun deacutesaccord Par exemple il nrsquoy aura probablement pas drsquoentente agrave propos du statut eacutethique drsquoun nouvel impocirct sur le revenu srsquoil nrsquoy a pas drsquoabord entente agrave propos des conseacutequences concregravetes de cette mesure7

La clause de rationaliteacute a la mecircme fonction Sans mecircme deacutefinir rigoureusement laquo rationaliteacute raquo on peut deacutejagrave se figurer que si de deux personnes lrsquoune eacutetait complegravetement irrationnelle on ne devrait pas srsquoattendre agrave ce que leurs croyances morales soient les mecircmes Par exemple en admettant tregraves hypotheacutetiquement que quelqursquoun est rationnel seulement si entre autres il ne commet par drsquoerreur dans ses modus ponens et que telle croyance morale est le produit drsquoun modus ponens alors deux pairs eacutepisteacutemiques ne convergeraient pas neacutecessairement agrave propos de cette croyance si lrsquoon ne posait pas la clause de rationaliteacute

La thegravese RRC ne stipule pas que les individus ideacutealiseacutes sont parfaitement rationnels mais parfaitement rationnels quant agrave la reacuteflexion eacutethique Deux raisons motivent cette preacutecision Premiegraverement elle sert agrave isoler la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique Il mrsquoest seulement neacutecessaire que les pairs eacutepisteacutemiques soient rationnels dans la formation de leurs croyances morales il nrsquoimporte pas qursquoils nrsquoagissent pas en fonction de ces croyances (possible irrationaliteacute pratique) ou qursquoils croient que le geacuteneacuteral Wolfe avait 5431 cheveux (possible irrationaliteacute quant agrave la reacuteflexion historique) Je veux ainsi eacuteviter une confusion potentielle Crsquoest un peu comme si on disait laquo lrsquoaction de boire la ciguumle agrave minuit a causeacute la mort de Socrate raquo le fait que ce soit agrave minuit nrsquoa rien agrave voir dans la relation de causaliteacute donc inclure laquo agrave minuit raquo dans lrsquoeacutenonceacute peut porter agrave confusion De mecircme parler de personnes parfaitement rationnelles et non de personnes parfaitement rationnelles quant agrave la reacuteflexion eacutethique peut obscurcir la discussion en sous‑entendant que la rationaliteacute pratique ou la rationaliteacute au sens large sont impliqueacutees dans la convergence des croyances La deuxiegraveme raison est qursquoil

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est beaucoup moins ambitieux de deacutefinir la rationaliteacute quant agrave la reacuteflexion eacutethique que la rationaliteacute tout court

La rationaliteacute theacuteorique eacutetant avant tout une affaire de croyance rationnelle il me semble relativement prudent drsquoaffirmer qursquoun individu ideacutealiseacute est parfaitement rationnel quant agrave la reacuteflexion eacutethique srsquoil nrsquoentretient que des croyances morales rationnelles Ma proposition est relativement simple une croyance morale est rationnelle si et seulement si elle est justifieacutee par la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique8 Notons qursquoune croyance rationnelle peut ainsi ecirctre fausse Par exemple si la meilleure meacutethode en histoire nous demande de consideacuterer attentivement toutes les sources eacutecrites avant de poser un jugement alors il est irrationnel de croire que le geacuteneacuteral Wolfe avait 5431 cheveux mecircme srsquoil est vrai que son cracircne eacutetait couvert drsquoexactement 5431 cheveux (je suppose que les textes drsquoeacutepoque ne nous informent pas de ce fait)

On peut degraves lors expliciter ma thegravese Imaginons deux individus ideacutealiseacutes qui connaissent tous les faits non moraux pertinents agrave une reacuteflexion morale Ils ont des capaciteacutes cognitives similaires et se reconnaissent entre eux comme des eacutegaux intellectuels De plus chacun drsquoeux nrsquoentretient que des croyances morales rationnelles crsquoest‑agrave-dire des croyances justifieacutees par la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique Je suis drsquoavis que si le reacutealisme moral est vrai alors de tels individus auront neacutecessairement les mecircmes croyances morales

3 Lrsquoapproche descriptive et lrsquoapproche normative Agrave lrsquoencontre de ma thegravese on pourrait penser que la convergence

de pairs eacutepisteacutemiques est un fait empirique pouvant faire lrsquoobjet drsquoune expeacuterimentation et que ce faisant on pourrait infirmer ou non le reacutealisme moral en deacuteployant un argument comme le suivant

1 Si le reacutealisme moral est vrai alors des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales

2 Il est faux que des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales

3 Le reacutealisme moral est faux9

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Confirmer RRC reviendrait donc agrave parcourir le monde agrave la recherche de pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes et rationnels et agrave deacuteterminer si leurs croyances morales sont les mecircmes Certains ont tenteacute de construire un argument de ce genre en se servant de cas documenteacutes par des recherches anthropologiques10 Je ne crois cependant pas qursquoune telle approche descriptive soit tregraves prometteuse parce qursquoelle bute contre au moins deux difficulteacutes majeures

La premiegravere est de connaicirctre les faits non moraux pertinents En effet comment srsquoassurer que deux personnes sont parfaitement informeacutees des faits non moraux si on ne connaicirct pas soi‑mecircme ces faits Le problegraveme est que tregraves souvent ils sont assez complexes Par exemple un deacutesaccord moral agrave propos drsquoune nouvelle taxe est peut‑ecirctre causeacute par un deacutesaccord sur ses conseacutequences socio‑eacuteconomiques Certains considegraverent mecircme que parmi les faits non moraux pertinents on compte des faits meacutetaphysiques concernant par exemple le statut ontologique de lrsquoacircme apregraves la mort ou drsquoun fœtus avant la naissance Or connaicirctre les conseacutequences socio‑eacuteconomiques drsquoune mesure ou le statut meacutetaphysique drsquoun fœtus est loin drsquoecirctre une tacircche facile voire possible11

Une seconde difficulteacute mdash qui mrsquoapparaicirct plus grave mdash est de trouver deux collegravegues eacutepisteacutemiques qui satisfont la clause de rationaliteacute Plus haut jrsquoai donneacute une deacutefinition formelle de la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique est rationnelle la personne dont les croyances morales sont justifieacutees par la meilleure meacutethode de recherche eacutethique Or pour pouvoir veacuterifier la convergence il faut drsquoabord deacutefinir la meilleure meacutethode puis prouver empiriquement qursquoun individu est agrave un moment donneacute parfaitement rationnel Par exemple supposons que notre meilleure meacutethode de recherche en eacutethique justifie seulement les jugements poseacutes par des individus qui sont en eacutetat de mener une reacuteflexion eacutethique correcte La veacuterification de ce critegravere requiert un accegraves aux eacutetats mentaux des individus comment srsquoy prend-on Fort possiblement la veacuterification empirique de la rationaliteacute demandera souvent de deacuteterminer si telle personne a tel eacutetat mental agrave tel moment ce qui semble assez probleacutematique12

Pour eacuteviter ces difficulteacutes je favoriserai une approche normative qui reacuteduit RRC agrave un problegraveme normatif Je ne chercherai pas agrave

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savoir si des individus ideacutealiseacutes convergent bel et bien mais srsquoils doivent converger en admettant le reacutealisme moral Compte tenu de ma deacutefinition de la rationaliteacute la question est alors la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique exige‑t‑elle de deux pairs eacutepisteacutemiques qursquoils aient des croyances morales convergentes La thegravese RRC est une reacuteponse positive agrave cette question

4 Meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi Dans son article Moral Realism Without Convergence Sarah

McGrath soutient que dans une perspective reacutealiste deux individus peuvent tregraves bien ecirctre rationnels et ne pas partager les mecircmes croyances morales puisque la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique permet de justifier des jugements moraux contraires La rationaliteacute nrsquoexige donc pas drsquoeux la convergence13 Avant drsquoexaminer cette proposition il est neacutecessaire de se pencher sur la question de la meilleure meacutethode En existe‑t‑il une si oui quelle est‑elle

Selon plusieurs philosophes14 la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi mdash legs de Nelson Goodman15 et surtout de John Rawls16 mdash est la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique Dans les mots de T M Scanlon laquo cette meacutethode si elle est bien comprise est la meilleure faccedilon de former ses opinions agrave propos de la morale et de beaucoup drsquoautres sujets Voire crsquoest la seule meacutethode deacutefendable les autres sont illusoires17 raquo McGrath prend pour acquis que la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi est une bonne faccedilon de justifier des croyances morales je ferai comme elle

On peut diviser cette meacutethode en trois eacutetapes18 La premiegravere est de former un ensemble de jugements moraux bien peseacutes (considered judgments) Ce qui rend un jugement moral bien peseacute ce nrsquoest pas son contenu mais lrsquoattitude de celui qui le pose Pour Scanlon un jugement bien peseacute doit neacutecessairement ecirctre laquo quelque chose qui me semble clairement ecirctre vrai lorsque je reacutefleacutechis au sujet dans de bonnes conditions pour poser des jugements de la sorte19 raquo Bref nous formulons une seacuterie drsquoeacutenonceacutes moraux qui nous semblent intuitivement avoir une tregraves forte creacutedibiliteacute pourvu que nous soyons en eacutetat de raisonner correctement ce qui suppose que nous ayons laquo la capaciteacute lrsquoopportuniteacute et le deacutesir de parvenir agrave une deacutecision

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correcte20 raquo Ces jugements bien peseacutes forment le point de deacutepart de la meacutethode

La deuxiegraveme eacutetape est drsquoanalyser ces eacutenonceacutes moraux Cela implique avant tout la recherche de principes plus geacuteneacuteraux qui en rendent compte laquo des principes tels que si quelqursquoun avait essayeacute de les appliquer directement au lieu de deacutecider ce qui est le cas agrave propos du sujet en question il aurait eacuteteacute conduit aux mecircmes jugements consideacutereacutes21 raquo On analyse ensuite lrsquoensemble de nos jugements bien peseacutes et de nos principes qui en rendent compte afin drsquoy deacuteceler les inconsistances ce qui arrive ineacutevitablement

La troisiegraveme eacutetape consiste agrave apporter les modifications neacutecessaires agrave nos jugements moraux bien peseacutes et aux principes qui en rendent compte afin drsquoeacuteviter les inconsistances reacuteveacuteleacutees agrave la deuxiegraveme eacutetape On est ainsi conduit agrave abandonner certaines croyances agrave en modifier et agrave en ajouter drsquoautres Pour tester ces modifications on retourne agrave la deuxiegraveme eacutetape et on recommence le mecircme processus

Le but est de parvenir agrave un ensemble consistant de croyances morales On dit que des croyances qui forment un tel ensemble sont en eacutetat drsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et qursquoun eacutequilibre reacutefleacutechi est large (wide) si pour y parvenir on a tenu compte agrave la deuxiegraveme eacutetape de toutes les theacuteories morales et tous les arguments qui les soutiennent (cet aspect dialectique de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large reviendra dans la sixiegraveme section) Enfin on peut dire que lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large est lrsquoobjectif ultime de la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique Il srsquoagit lagrave drsquoun ideacuteal qursquoil est vraisemblablement impossible drsquoatteindre22 mais vers lequel la recherche eacutethique doit neacuteanmoins tendre

Un dernier point important reste agrave faire la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi fait appel agrave la capaciteacute des individus agrave eacutevaluer intuitivement crsquoest‑agrave‑dire de faccedilon non‑deacuteductive la creacutedibiliteacute de certains eacutenonceacutes On doit en effet agrave la premiegravere eacutetape du processus assigner intuitivement un degreacute de creacutedibiliteacute agrave certains eacutenonceacutes afin qursquoils forment le point de deacutepart de la meacutethode La troisiegraveme eacutetape aussi nous demande de poser des jugements intuitifs car la remarque de Quine srsquoy applique dans un ensemble drsquoeacutenonceacutes laquo on peut preacuteserver la veacuteriteacute de nrsquoimporte quel eacutenonceacute si on fait les ajustements neacutecessaires ailleurs dans lrsquoensemble [hellip] aucun

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eacutenonceacute nrsquoest agrave lrsquoabri de la reacutevision23 raquo Lorsque la meacutethode nous reacutevegravele une incoheacuterence dans lrsquoensemble de nos croyances morales on doit choisir laquelle abandonner Le plus souvent un tel choix repose sur une intuition quant agrave la creacutedibiliteacute de deux jugements moraux en conflit

Il faut bien voir ce que cela implique La variation des eacutenonceacutes qui composent un eacutequilibre reacutefleacutechi est fonction de deux variables seulement les intuitions qui deacuteterminent quels jugements sont bien peseacutes et les intuitions qui nous font choisir quels jugements modifier ou abandonner lorsqursquoil y a incoheacuterence Concregravetement il y a beaucoup plus de variables pertinentes mais dans le cadre theacuteorique que jrsquoai mis en place elles sont fixeacutees Par exemple nos croyances morales deacutependent pratiquement de nos capaciteacutes intellectuelles Il srsquoagit donc drsquoune variable dont nos croyances morales sont concregravetement fonction Or dans RRC on ideacutealise les individus de faccedilon agrave controcircler cette variable afin drsquoen faire une constante Les uniques variables qui ne sont pas controcircleacutees sont les intuitions morales Conclusion seules des intuitions morales peuvent faire diverger deux pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes

5 Le reacutealisme moral ne requiert pas la convergence McGrath se pose la question suivante laquo deux individus diffeacuterents

qui emploient impeccablement la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi convergeraient-ils sur un unique eacutequilibre reacutefleacutechi 24 raquo Elle croit que non Drsquoun cocircteacute la deacutefinition drsquoun jugement bien peseacute est assez souple pour permettre un nombre indeacutefini de points de deacutepart diffeacuterents car des personnes rationnelles peuvent tout agrave fait poser des jugements bien peseacutes diffeacuterents De lrsquoautre agrave la troisiegraveme eacutetape de la meacutethode rien nrsquoindique que deux individus parfaitement rationnels auront les mecircmes intuitions quant agrave la creacutedibiliteacute de deux jugements qui sont en contradiction Pour lrsquoillustrer McGrath nous demande drsquoimaginer la situation drsquoun meacutedecin qui a lrsquooccasion de tuer secregravetement son patient innocent afin de reacutecolter ses organes et de sauver deux autres personnes Eacutevidemment un heacuteritier intellectuel de Kant srsquoopposerait farouchement agrave cet acte Pourtant

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Quelqursquoun avec des sympathies utilitaristes pourrait poser parmi ses jugements bien peseacutes un jugement selon lequel le docteur du sceacutenario envisageacute nrsquoa pas seulement la permission mais doit reacutecolter les organes du patient sans aucun doute ce jugement est consistant avec ses autres croyances Compte tenu de ces diffeacuterences radicales il semble tregraves peu probable que la meilleure faccedilon pour chaque individu de parvenir agrave la coheacuterence parfaite de ses propres jugements moraux les fera converger vers le mecircme ensemble de croyances25

On peut srsquoimaginer une panoplie drsquoautres expeacuteriences de penseacutee dans le genre le dilemme du tramway celui de lrsquoavortement celui du suicide assisteacute celui de lrsquoameacutelioration geacuteneacutetique etc Dans chaque cas les seules variables qui influencent lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large sont les intuitions et celles‑ci peuvent tregraves bien diffeacuterer drsquoun individu rationnel agrave lrsquoautre Conseacutequemment il est tout agrave fait possible que deux croyances morales contraires soient entretenues rationnellement pourvu que chacune drsquoelle fasse partie drsquoun eacutequilibre reacutefleacutechi large RRC semble ainsi ecirctre reacutefuteacutee

6 Le reacutealisme moral requiert la convergence Jrsquoexposerai maintenant mon argument La premiegravere chose agrave

noter est que deux individus ont les mecircmes croyances morales si et seulement si agrave lrsquoeacutegard de tout eacutenonceacute moral tous les deux le croient vrai tous les deux le croient faux ou tous les deux sont agnostiques Lrsquoagnosticisme peut se reacuteduire agrave trois attitudes26 quelqursquoun est agnostique par rapport agrave un eacutenonceacute p si et seulement srsquoil ne croit pas que p est vrai il ne croit pas que p est faux et il croit que p a une valeur de veacuteriteacute On peut donc dire que deux individus convergent srsquoils sont tous les deux agnostiques ou en drsquoautres termes srsquoils suspendent leur jugement par rapport agrave un eacutenonceacute

Il srsquoensuit que par rapport agrave tout eacutenonceacute moral p et pour tout individu ideacutealiseacute a1 et a2 qui sont des pairs eacutepisteacutemiques qui megravenent une reacuteflexion eacutethique impeccable selon la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi il y a neuf possibiliteacutes

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1 a1 croit que p a2 croit que p 2 a1 croit que notp a2 croit que notp3 a1 croit que p a2 croit que notp 4 a1 croit que notp a2 croit que p 5 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 est agnostique par rapport agrave p6 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 croit notp7 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 croit p8 a1 croit p a2 est agnostique par rapport agrave p9 a1 croit notp a2 est agnostique par rapport agrave p

Notons tout de suite que si (1) (2) ou (5) il y a convergence Ce sont les cas (3) (4) (6) (7) (8) et (9) qursquoil faut eacutetudier Intuitivement il semble que la question agrave se poser est les sceacutenarios (3) (4) (6) (7) (8) et (9) sont‑ils possibles Comme on lrsquoa vu McGrath reacutepond que compte tenu de la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi chacune des neuf options preacuteceacutedentes est possible Elle en conclut la fausseteacute de RRC Je lui accorde son point il est tout agrave fait possible de mener correctement une reacuteflexion eacutethique selon la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et drsquoarriver agrave p ou agrave notp

Je crois cependant que cette question concernant la possibiliteacute de divergence nrsquoest pas suffisante Il me semble tout aussi neacutecessaire de consideacuterer la reacuteaction des individus ideacutealiseacutes lorsque ceux-ci apprennent que leur pair eacutepisteacutemique ne parvient pas au mecircme eacutequilibre reacutefleacutechi qursquoeux Une telle confrontation des jugements contraires arrive neacutecessairement puisque lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi auquel parviennent a1 et a2 est large donc prend assureacutement en compte le point de vue de lrsquoautre

Dans plusieurs situations un deacutesaccord avec un pair par rapport agrave un eacutenonceacute est une information qui influence lrsquoattitude rationnelle agrave adopter agrave lrsquoeacutegard de cet eacutenonceacute Consideacuterons par exemple un cas qursquoenvisage David Christensen

Supposons que nous allions dicircner tous les cinq Il vient le temps de payer alors on se demande agrave combien srsquoeacutelegraveve ce que chacun de nous doit deacutebourser Nous pouvons tous voir clairement la facture nous sommes drsquoaccord pour donner 20 de pourboire et pour seacuteparer eacutegalement le coucirct total hellip

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

Je calcule dans ma tecircte et conclus avec confiance que chacun doit payer 43 $ Or un ami fait le mecircme calcul et conclut avec confiance que le montant est plutocirct de 45 $ Comment devrais‑je reacuteagir en apprenant sa croyance27

Crsquoest lagrave je crois un bon exemple drsquoune situation ougrave lrsquoagnosticisme est conseacutequence drsquoun deacutesaccord Supposons maintenant qursquoon puisse deacutemontrer que lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoil y a deacutesaccord moral entre pairs eacutepisteacutemiques est lrsquoagnosticisme Dans ce cas il semble que McGrath aurait tort En effet en eacutetant agnostiques a1 et a2 convergeraient puisque chacun drsquoeux aurait la mecircme attitude quant agrave p ils ne croiraient pas que p ils ne croiraient pas que notp mais ils croiraient que p a une valeur de veacuteriteacute En conseacutequence la thegravese RRC serait vraie Ce sera ma strateacutegie

Ainsi nous sommes ameneacutes agrave glisser de la meacutetaeacutethique vers lrsquoeacutepisteacutemologie La question agrave se poser devient si le reacutealisme moral est vrai quelle est lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoun pair eacutepisteacutemique a une croyance morale justifieacutee contraire agrave la nocirctre (elle aussi justifieacutee)

En eacutepisteacutemologie du deacutesaccord deux perspectives srsquoopposent Agrave un bout du spectre on soutient qursquoil est rationnel que deux pairs eacutepisteacutemiques en deacutesaccord accordent autant de creacutedibiliteacute agrave leur jugement qursquoagrave celui de lrsquoautre et soient agnostiques crsquoest le conciliationnisme28 Agrave lrsquoautre bout on soutient plutocirct qursquoil est rationnel dans certains cas qursquoaucun des partis en deacutesaccord nrsquoaccorde de creacutedibiliteacute au jugement de lrsquoautre Srsquoil se trouve que les conciliationnistes ont raison alors mon argument se bouclerait et la thegravese RRC serait vraie puisque la rationaliteacute prescrirait agrave a1 et a2 la suspension du jugement Or le conciliationnisme est cible de tellement de critiques qursquoil me semble peu prudent drsquoen deacutependre29 Le problegraveme est que je nrsquoai ni lrsquoespace ni les capaciteacutes pour me lancer dans lrsquoaregravene et deacutefendre tel ou tel camp Bref mon argument deacutepend de la solution agrave un problegraveme eacutepisteacutemologique et il mrsquoest impossible de reacutesoudre ce problegraveme Comment sortir de lrsquoimpasse

Je choisis de prendre position aux cocircteacutes de Thomas Kelly et son laquo point de vue de la totaliteacute des preuves30 raquo Pourquoi cette thegravese et

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pas une autre Premiegraverement parce que le point de vue de la totaliteacute des preuves me semble un juste milieu qui contourne la plupart des difficulteacutes auxquelles font face les extrecircmes Deuxiegravemement Scanlon reacutealiste notoire adhegravere explicitement agrave ce point de vue31 On ne pourra donc pas me reprocher de deacutefendre une thegravese qui nuit drsquoembleacutee au reacutealisme Dans le reste de cette section je preacutesenterai la solution de Kelly au problegraveme du deacutesaccord entre pairs eacutepisteacutemiques puis lrsquoappliquerai agrave notre cas de deacutesaccord moral

Selon le point de vue de la totaliteacute des preuves lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoil y a deacutesaccord est fonction de lrsquoensemble des preuves qui supportent cette attitude Le fait qursquoun pair eacutepisteacutemique soit en deacutesaccord avec notre jugement est une preuve parmi une seacuterie drsquoautres En lui-mecircme le deacutesaccord ne suffit pas a priori pour entraicircner la suspension du jugement Lorsqursquoil y a divergence il revient plutocirct agrave chacun des partis qui srsquoopposent drsquoeacutevaluer si dans le contexte le deacutesaccord est une preuve suffisamment forte pour qursquoil soit rationnel drsquoecirctre agnostique32

Lrsquoavantage du point de vue de la totaliteacute des preuves est sa flexibiliteacute Dans certains cas lorsque les preuves supportent autant une croyance que son contraire crsquoest la suspension du jugement qui est prescrite Kelly donne lrsquoexemple drsquoun matheacutematicien qui prouve une conjecture et qui est absolument certain que sa preuve est fondeacutee Ce matheacutematicien la soumet agrave la communauteacute acadeacutemique qui croit agrave lrsquounanimiteacute qursquoil srsquoest trompeacute Dans ce cas le deacutesaccord semble ecirctre assez fort pour que la suspension du jugement soit exigeacutee du matheacutematicien lui‑mecircme malgreacute sa tregraves forte intuition qui appuie sa preuve33 Agrave lrsquoinverse dans drsquoautres cas crsquoest lrsquoentecirctement qui est rationnel Si un repas a coucircteacute 50 $ que je calcule le pourboire de 15 agrave 750 $ mais qursquoun pair eacutepisteacutemique le calcule plutocirct agrave 51 $ il serait absurde de mon point de vue drsquoaccorder agrave son jugement autant de creacutedibiliteacute qursquoau mien compte tenu des preuves (je crois avec une confiance maximale qursquoun pourboire ne peut pas ecirctre supeacuterieur au coucirct du repas)34

Soit a1 et a2 des pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes des faits non moraux et parfaitement rationnels quant agrave la reacuteflexion eacutethique j le jugement moral que pose a1 notj le jugement moral que

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

pose a2 i lrsquointuition de a1 qui appuie j noti lrsquointuition de a2 qui appuie notj Je chercher agrave savoir si a1 et a2 doivent suspendre leur jugement

Pour reacutepondre en srsquoaidant de la thegravese de Kelly il faut deacuteterminer si du point de vue de a1 et de a2 les preuves qui appuient j sont aussi fortes que celles qui appuient notj Si crsquoest le cas alors la suspension du jugement est requise Je rappelle encore une fois que conformeacutement agrave ce qui a eacuteteacute eacutetabli agrave la quatriegraveme section le deacutesaccord moral est ducirc uniquement agrave une divergence des intuitions morales pas agrave des calculs mentaux agrave des abductions ou agrave des perceptions sensorielles Dans une situation de deacutesaccord entre deux pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes seulement trois facteurs influencent lrsquoattitude rationnelle agrave adopter

Point de vue de a1

Preuves qui peuvent appuyer j Preuves qui peuvent appuyer notj(1) j est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(1) j nrsquoest pas justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(2) i est lrsquointuition de a1 (Du point de vue de a1 le fait qursquoil ait lui‑mecircme lrsquointuition i est une preuve en faveur de j de mecircme en calcul mental le fait que je sois parvenu agrave une reacuteponse est agrave mes yeux une preuve qui appuie cette reacuteponse)

(2) i nrsquoest pas lrsquointuition de a1

(3) Nos pairs eacutepisteacutemiques posent j

(3) Nos pairs eacutepisteacutemiques ne posent pas j

Point de vue de a2

Preuves qui peuvent appuyer notj Preuves qui peuvent appuyer j(1) notj est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(1) j est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(2) noti est lrsquointuition de a2 (2) noti nrsquoest pas lrsquointuition de a2(3) Les pairs eacutepisteacutemiques de a2 posent notj

(3) Les pairs eacutepisteacutemiques de a2 posent j

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Les preuves de la premiegravere ligne sont caduques car quant agrave la justification par la meacutethode a1 et a2 sont identiques crsquoest ce qursquoeacutetablit RRC La premiegravere preuve appuie donc autant j que notj Du point de vue de a1 la deuxiegraveme preuve supporte j et la troisiegraveme preuve supporte notj puisqursquoil y a deacutesaccord Crsquoest lrsquoinverse pour a2 Bien qursquoil soit difficile de proceacuteder agrave une sorte de quantification il me semble que du point de vue de a1 la deuxiegraveme preuve supporte autant j que la troisiegraveme supporte notj il en va de mecircme pour a2 mutatis mutandis Il nrsquoy a autrement dit aucune raison de croire qursquoune intuition est plus creacutedible seulement parce qursquoelle est mienne Conseacutequemment il semble qursquoen acceptant la thegravese de Kelly on est forceacute drsquoadmettre qursquoil est irrationnel pour a1 et a2 de ne pas suspendre leur jugement srsquoils sont en deacutesaccord par rapport agrave j

Le cas en question me semble en tout point semblable agrave un exemple que donne Kelly (on excusera ma longue citation)

Alors que nous regardons les chevaux traverser la ligne drsquoarriveacutee il me semble que le cheval A termine la course juste avant le cheval B La preuve qui supporte mon jugement que le cheval A a fini avant le cheval B est ma perception le fait que mon expeacuterience visuelle mrsquoait repreacutesenteacute le cheval A finissant la course en premier En lrsquoabsence drsquoune autre preuve pertinente il est de mon point de vue rationnel de croire que le cheval A a termineacute la course avant le cheval B parce que crsquoest ce que supporte la totaliteacute de mes preuves Pareillement si ton jugement initial selon lequel le cheval B est arriveacute avant le cheval A est une reacuteponse rationnelle aux preuves que tu possegravedes au temps t0 mdash crsquoest‑agrave‑dire le fait qursquoil trsquoait sembleacute que le cheval B ait termineacute avant le cheval A Au temps t1 nous comparons nos reacutesultats tu apprends que je pense que le cheval A a gagneacute parce que crsquoest ce qursquoil mrsquoa sembleacute ecirctre le cas jrsquoapprends que tu penses que le cheval B a gagneacute parce que crsquoest ce qursquoil trsquoa sembleacute ecirctre le cas Agrave ce stade la totaliteacute des preuves disponibles agrave chacun de nous a changeacute de faccedilon assez drastique jrsquoai deacutesormais une preuve qui appuie la victoire du cheval B alors que tu en as une qui appuie la victoire du cheval A De plus compte tenu du contexte il est naturel de penser que la totaliteacute des preuves nrsquoappuie maintenant ni le jugement que le cheval A a fini avant

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

le cheval B ni le jugement que le cheval B a fini avant le cheval A Ainsi selon notre nouvelle totaliteacute des preuves toi et moi devrions abandonner nos opinions initiales Le point de vue de la totaliteacute des eacutevidences pas moins que le [conciliationnisme] requiert que nous suspendions notre jugement35

Adaptons lrsquoexemple Feacutelix est un conseacutequentialiste inveacuteteacutereacute Toutes les preuves agrave sa disposition justifient sa croyance qursquoil est moralement requis de reacutecolter les organes drsquoun patient vivant et innocent afin de sauver deux personnes En effet son jugement est justifieacute par la meilleure meacutethode il a la capaciteacute lrsquoopportuniteacute et le deacutesir de parvenir agrave une deacutecision correcte et son intuition conseacutequentialiste est tregraves forte Or arrive un jour ougrave il fait la rencontre de Charles feacuteroce deacuteontologiste Feacutelix qui est de bonne foi intellectuelle admet que Charles est tout agrave fait rationnel et intelligent que ses jugements moraux sont en eacutetat drsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et que son point de vue est supporteacute par une forte intuition de sa part Charles fait preuve de la mecircme bonne foi Si on accepte lrsquoideacutee que jrsquoai deacutefendue jusqursquoici la totaliteacute des preuves agrave la disposition de Charles et de Feacutelix change chacun drsquoeux est forceacute drsquoactualiser son jugement agrave la lumiegravere de son deacutesaccord avec lrsquoautre et de reconnaicirctre que les preuves supportent autant le jugement conseacutequentialiste que le jugement deacuteontologiste Puisqursquoils sont rationnels ils reconnaissent qursquoils ne savent pas srsquoil est moralement permis ou non de preacutelever les organes du patient ils suspendent leur jugement et ce faisant ils convergent

Bref je crois que les jugements de deux pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes et rationnels convergent bel et bien Srsquoils parviennent agrave un eacutequilibre reacutefleacutechi large crsquoest parce qursquoils ont consideacutereacute le point de vue de lrsquoautre Or ce faisant ils sont forceacutes de reconnaicirctre que les intuitions contraires sont aussi creacutedibles que les leurs ce qui les force agrave suspendre leur jugement Comme lrsquoagnosticisme est une forme drsquoaccord jrsquoen conclus que RRC est une thegravese vraie

7 Et le reacutealisme Je termine en me penchant sur une objection possible ce qui

me permettra de faire un court commentaire agrave propos des liens

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qursquoentretient ma conclusion avec le deacutebat meacutetaeacutethique agrave propos du reacutealisme moral

Le cas de deacutesaccord que jrsquoai consideacutereacute est assez traditionnel un conseacutequentialiste qui srsquooppose agrave un deacuteontologiste On peut cependant tregraves bien srsquoimaginer une personne rationnelle et dont les opinions morales sont complegravetement aberrantes mais justifieacutees par un eacutequilibre reacutefleacutechi (un Caligula coheacuterent pour reprendre lrsquoexpression de Sharon Street36) Face agrave cette personne qui soutiendrait par exemple qursquoil est correct de brucircler des chatons pour le plaisir la suspension du jugement est‑elle vraiment prescrite Crsquoest ce qursquoimplique ma thegravese et cela paraicirct hautement contre‑intuitif Je suggegravere trois pistes de reacuteponse

Une premiegravere faccedilon drsquoeacuteviter ce problegraveme est de remettre en question la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi elle-mecircme Crsquoest ce qursquoont tenteacute de faire Thomas Kelly et Sarah McGrath en argumentant que cette meacutethode permet de justifier des jugements moraux deacuteraisonnables Selon eux laquo avec une caracteacuterisation rawlsienne standard il nrsquoy a en principe rien qui empecircche lrsquoeacutenonceacute suivant de se qualifier comme jugement moral bien peseacute nous devons parfois tuer aleacuteatoirement37 raquo Notons toutefois qursquoon peut tregraves bien rejeter la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi sans pour autant reacutefuter RRC ce avec quoi McGrath est drsquoaccord laquo Bien entendu un philosophe qui deacutefend RRC peut affirmer que la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi nrsquoest pas une faccedilon rationnelle de former ses croyances morales38 raquo Pour emprunter cette voie celui qui voudrait reacutefuter RRC devrait preacutesenter une autre meacutethode et montrer qursquoelle permet de justifier des eacutenonceacutes contraires

Une deuxiegraveme faccedilon de contourner le problegraveme demande de bien distinguer lrsquoopposition entre un conseacutequentialiste et un deacuteontologiste de celle entre par exemple un brucircleur de chatons et un non‑brucircleur de chatons La premiegravere opposition est reacuteelle lrsquoautre est possible Agrave ce sujet Kelly note qursquoil est laquo extrecircmement peu plausible que le deacutesaccord reacuteel ait toujours plus de signification eacutepisteacutemique que certains deacutesaccord possibles39 raquo puis ajoute que ce nrsquoest pas laquo tous les types de deacutesaccords possibles qui sont pertinents40 raquo pour enfin se demander laquo dans quelles circonstances devrait‑on trouver pertinent

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

un deacutesaccord possible 41 raquo Sa remarque suggegravere qursquoon pourrait tout simplement refuser de croire qursquoun individu rationnel puisse sincegraverement penser qursquoil est correct de brucircler des chatons Cette manœuvre serait un peu brute et il faudrait la justifier solidement mais elle est prima facie plausible

Enfin une troisiegraveme faccedilon de ne pas avoir agrave plier devant le brucircleur de chatons conseacutequence de mon argument est de rejeter le reacutealisme moral En effet si on suspend son jugement crsquoest parce qursquoon veut que celui‑ci soit vrai et repreacutesente correctement la reacutealiteacute morale objective Autrement dit la suspension du jugement est intimement lieacutee au reacutealisme moral et au fait que cette thegravese fasse de lrsquoeacutethique normative une recherche theacuteorique Si on pensait que les jugements moraux nrsquoavaient pas de valeur de veacuteriteacute et que lrsquoeacutethique nrsquoeacutetait pas une recherche theacuteorique de la veacuteriteacute morale alors clairement lrsquoattitude rationnelle agrave adopter ne serait plus la mecircme Supposons que lrsquoestheacutetique soit un domaine non reacutealiste qursquoil nrsquoy ait pas de veacuteriteacutes estheacutetiques objectives Suspendrait‑on son jugement en apprenant qursquoun ami trouve hideuses les 36 vues du mont Fuji Assureacutement pas on continuerait agrave penser que lrsquoœuvre est remarquable puisqursquoon ne considegravere pas que le jugement estheacutetique est une affaire de rationaliteacute theacuteorique ou que la beauteacute est factuelle

Ainsi alors que lrsquoanti‑reacutealisme moral semble agrave premiegravere vue lrsquooption meacutetaeacutethique de la relativiteacute peut‑ecirctre cette thegravese trouve‑t‑elle au contraire un appui dans la fermeteacute avec laquelle elle nous permet de conserver nos intuitions morales lors drsquoun deacutesaccord

1 Cf Judith Jarvis Thompson laquo The Trolley Problem raquo dans The Yale Law Journal vol 94 no 6 (1985) p 1395‑1415

2 Voir notamment David Brink laquo Moral Realism and the Sceptical Arguments from Disagrement and Queerness raquo dans Australasian Journal of Philosophy vol 62 no 2 (2006) p 111‑125

3 Je preacutecise que les faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux afin drsquoeacutecarter le reacutealisme naturaliste reacuteductionniste En effet si on ne le faisait pas RRC (voir la deuxiegraveme section) deviendrait peut‑ecirctre une veacuteriteacute analytique des individus qui connaicirctraient tous les faits non moraux connaicirctraient neacutecessairement tous les faits moraux puisque

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ceux‑ci se reacuteduisent agrave ceux‑lagrave Un naturaliste reacuteductionniste pourrait reacutepondre que cet individu ideacutealiseacute ne connaicirct pas neacutecessairement les deacutetails de la survenance crsquoest‑agrave‑dire quels faits non moraux correspondent agrave quels faits moraux Or nrsquoest‑ce pas lagrave un fait moral irreacuteductible

4 Les philosophes qui adhegraverent agrave la theacuteorie de lrsquoerreur morale deacuteploient plusieurs arguments diffeacuterents Entre autres J L Mackie le premier agrave lrsquoavoir formuleacute explicitement soutenait qursquoon ne peut accorder une valeur de veacuteriteacute objective aux eacutenonceacutes moraux sans du mecircme coup postuler lrsquoexistence drsquoentiteacutes eacutetranges (queer) des valeurs morales objectives ce qui est pour lui un coucirct ontologique trop eacuteleveacute J L Mackie Ethics Inventing Right and Wrong Harmondsworth Penguin 1977 p 15‑49

5 Christine Korsgaard The Sources of Normativity Cambridge Cambridge University Press 1996 p 38 (je traduis)

6 Id The Constitution of Agency Essays on Practical Reasons and Moral Psychology Oxford Oxford University Press 2008 p 217 (je traduis)

7 David Brink laquo Moral Realism and the Sceptical Arguments from Disagrement and Queerness raquo loc cit p 115‑118 David Enoch laquo How is Moral Disagreement a Problem for Realism raquo dans Journal of Ethics vol 13 no 1 (2009) p 24‑29 Russ Shafer‑Landau Moral Realism A Defense Oxford Oxford University Press 2003 p 215‑228

8 Je suis tout agrave fait precirct agrave accepter le pluralisme meacutethodologique mais comme mes efforts se concentreront sur une seule meacutethode celle de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi je juge correct de limiter ainsi la deacutefinition de la rationaliteacute quant agrave la reacuteflexion eacutethique

9 Sarah McGrath laquo Realism Without Convergence raquo dans Philosophical Topics vol 38 no 2 (2010) p 62

10 Cf Edouard Machery David Kelly et Stephen P Stich laquo Moral realism and cross‑cultural normative diversity raquo dans Joseph Henrich et Al laquo Economic man in cross‑cultural perspective Behavioral experiments in 15 small‑scale societies raquo dans Behavioral and Brain Sciences vol 13 (2005) p 830 Cf John Doris et Alexandra Plakias laquo How to Argue about Disagreement Evaluative Diversity and Moral Realism raquo dans Walter Sinnott‑Armstrong Moral Psychology Volume 2 Cambridge MIT Press 2008 p 303‑330

11 David Brink Moral Realism and the Foundations of Ethics New‑York Cambridge University Press 1989 p 203

12 Folke Tersman Moral Disagreement New‑York Cambridge University Press 2006 p 34

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

13 Sarah McGrath loc cit p 84‑8514 Ibid p 32 note 3215 Nelson Goodman Fact Fiction Forecast Cambridge Cambridge

University Press 195516 John Rawls Theacuteorie de la justice trad Catherine Audard Paris

Eacuteditions du Seuil 200917 Thomas S Scanlon laquo Rawls on Justification raquo dans The Cambridge

Companion to Rawls Cambridge Cambridge University Press 2002 p 149 (je traduis)

18 Ibid p 139‑15319 Id Being Realistic About Reasons Oxford Oxford University Press

2014 p 82 (je traduis)20 John Rawls op cit p 7321 Thomas S Scanlon Being Realistic About Reasons op cit p 17722 Id laquo Rawls on Justification raquo op cit p 14123 Willard Van Orman Quine Du point de vue logique Paris Vrin 2004

p 7724 Sarah McGrath loc cit p 82 (je traduis)25 Ibid p 8226 Je dis laquo attitude raquo et non laquo croyance raquo Pourtant ma thegravese est que le reacutealisme

implique que des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances Pourquoi ne pas dire que lrsquoagnosticisme est un ensemble de trois croyances Il me semblait probleacutematique drsquoavancer que la non croyance que p (p ex je ne crois pas que p je ne crois pas que notp) eacutetait une croyance Je ne pense pas que ce deacutetail mine mon argument

27 David Christensen laquo Epistemology of Disagreement The Good News raquo dans Philosophical Review vol 116 no 2 (2007) p 193 cf Richard Feldman laquo Reasonable Religious Disagreements raquo dans Philosophers without Gods Oxford Oxford University Press 2007 p 194‑214

28 Cf David Christensen loc cit cf Adam Elga laquo Reflection and Disagreement raquo dans Noucircs vol 41 no 3 (2007) p 478‑502

29 Cf Catherine Z Elgin laquo Persistent Disagreement raquo dans Disagreement Oxford Oxford University Press 2010 p 53‑68 cf Thomas Kelly laquo The Epistemic Significance of Disagreement raquo dans Oxford Studies in Epistemology Volume 1 Oxford Oxford University Press 2005 p 167‑196 cf Philip Pettit laquo When to Defer to Majority Testimonymdashand When Not raquo Analysis vol 66 no 3 (2006) p 179‑187

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30 Thomas Kelly laquo Peer Disagreement and Higher‑Order Evidence raquo dans Richard Feldman et Ted A Warfield Disagreement Oxford Oxford University Press 2010 p 116 (je traduis)

31 Thomas S Scanlon Being Realistic About Reasons op cit p 18032 Thomas Kelly laquo Peer Disagreement and Higher‑Order Evidence raquo

loc cit p 135‑15033 Ibid p 137‑13834 Ibid p 15035 Ibid p 151‑152 (je traduis)36 Sharon Street laquo What is Constructivism in Ethics and metaethics raquo

dans Philosophy Compass vol 5 no 5 (2010) p 371 (je traduis)37 Thomas Kelly et Sarah McGrath laquo Is Reflective Equilibrium Enough raquo

dans Philosophical Perspectives vol 24 (2010) p 345 (je traduis)38 Sarah McGrath loc cit p 85 (je traduis)39 Thomas Kelly laquo The Epistemic Significance of Disagreement raquo

loc cit p 18140 Ibid p 18141 Idem

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportionsGaBriel Geacutelinas Universiteacute du Queacutebec agrave Montreacuteal

REacuteSUMEacute Dans cet article je propose de convertir le prioritarisme une theacuteorie en eacutethique de la distribution qui affirme que le bien-ecirctre des plus deacutefavoriseacutes a une plus grande valeur morale que le bien‑ecirctre des favoriseacutes dans les questions de distribution en utilitarisme des proportions une forme drsquoutilitarisme qui tient compte des pourcentages de gains ou de pertes en termes drsquoutiliteacute pour comparer la valeur morale de diffeacuterentes distributions Pour commencer jrsquooffre une bregraveve preacutesentation du prioritarisme avant de le comparer avec ses theacuteories rivales lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme Par la suite jrsquoexpose les faiblesses inheacuterentes au prioritarisme et je preacutesente une alternative lrsquoutilitarisme des proportions qui reflegravete matheacutematiquement les intuitions prioritaristes dans un calcul des proportions Jrsquoexamine ensuite quelques objections possibles avant de comparer lrsquoutilitarisme des proportions au prioritarisme et de conclure que lrsquoutilitarisme des proportions est une meilleure eacutethique de la distribution

IntroductionDans cet article je deacutevelopperai une nouvelle theacuteorie en eacutethique

de la distribution lrsquoutilitarisme des proportions Lrsquoeacutethique de la distribution sert agrave deacuteterminer quelle est la meilleure maniegravere de distribuer lrsquoutiliteacute crsquoest‑agrave‑dire le bien‑ecirctre entre diffeacuterents individus ou groupes Le deacutebat contemporain autour de cette question est domineacute par le prioritarisme une theacuteorie deacuteveloppeacutee par Derek Parfit Selon celle‑ci il convient drsquoaccorder la prioriteacute agrave lrsquoaide apporteacutee aux plus deacutemunis parce que cette aide est moralement plus justifieacutee en vertu du fait que son reacutecipiendaire se trouve agrave un niveau drsquoutiliteacute absolue moins eacuteleveacute Toutefois bien qursquoil possegravede des avantages majeurs

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sur les theacuteories avec lesquelles il rivalise (lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme) le prioritarisme preacutesente aussi certaines faiblesses du fait qursquoil srsquoagit drsquoune theacuteorie intuitionniste Lrsquoutilitarisme des proportions preacutetend remeacutedier agrave ces faiblesses tout en conservant le principe fondamental de prioriteacute aux plus deacutemunis en se fondant sur un calcul des proportions pour reacutesoudre avec preacutecision les questions de distribution ce que le prioritarisme est incapable de faire

Tout drsquoabord je preacutesenterai briegravevement le prioritarisme en tant que theacuteorie de la distribution Puis je le comparerai agrave ses rivaux lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme en mentionnant les avantages du prioritarisme sur ces theacuteories avant drsquoexaminer les faiblesses inheacuterentes au prioritarisme lui-mecircme qui est une theacuteorie difficile agrave mettre en pratique Ensuite je preacutesenterai ma propre eacutethique de la distribution lrsquoutilitarisme des proportions qui se fonde sur un calcul des proportions pour donner un fondement matheacutematique au principe de prioriteacute aux plus deacutemunis Jrsquoexaminerai eacutegalement comment cette theacuteorie reacuteagit agrave certains cas extrecircmes ainsi qursquoagrave des objections possibles Finalement je comparerai lrsquoutilitarisme des proportions et le prioritarisme leurs similitudes et leurs diffeacuterences et jrsquoavancerai lrsquoargument que lrsquoutilitarisme des proportions est une meilleure eacutethique de la distribution que le prioritarisme

Une preacutesentation du prioritarismeLe prioritarisme de Derek Parfit est une theacuteorie en eacutethique de

la distribution Son but est de fournir les principes permettant une distribution moralement correcte de lrsquoutiliteacute entre diffeacuterents individus ou groupes Dans ce cadre lrsquoutiliteacute correspond au bien‑ecirctre et repreacutesente la qualiteacute de vie geacuteneacuterale ou le bonheur drsquoune personne prise individuellement ou encore de la socieacuteteacute prise dans son ensemble En eacutethique de la distribution il est coutumier de se repreacutesenter le niveau drsquoutiliteacute drsquoune personne ou drsquoune socieacuteteacute agrave lrsquoaide drsquoun nombre absolu1 Plus ce nombre est eacuteleveacute plus lrsquoutiliteacute est eacuteleveacutee Avec ces nombres repreacutesentant lrsquoutiliteacute on peut formuler des sceacutenarios qui mettent agrave lrsquoeacutepreuve nos intuitions morales sur ce qui constitue une distribution correcte Crsquoest autour de ces sceacutenarios

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

fictifs que les diffeacuterentes theacuteories de la distribution srsquoaffrontent et tentent de nous convaincre de la justesse de leurs principes

Nous pouvons par exemple imaginer un sceacutenario dans lequel il nous faudrait choisir entre deux options possibles La premiegravere option qui srsquooffre agrave nous serait de donner agrave un individu Alain un niveau de bien‑ecirctre de 80 et de donner agrave un autre individu Benoit un niveau de bien‑ecirctre de 130 La seconde option serait de donner agrave Alain et Benoit un niveau de bien‑ecirctre eacutegal de 100 chacun Il nous faut alors deacutecider en tant que juges moraux laquelle des deux options est la meilleure La premiegravere option nous assure un total drsquoutiliteacute plus eacuteleveacute (210) mais une distribution ineacutegalitaire (80 130) tandis que lrsquoutiliteacute totale de la seconde option est moins grande (200) mais est distribueacutee eacutegalement entre les deux individus (100 100) Lrsquoutilitarisme la theacuteorie selon laquelle ce qui compte est de maximiser lrsquoutiliteacute totale nous dirait de choisir la premiegravere option2 Lrsquoeacutegalitarisme qui accorde de la valeur agrave lrsquoeacutegaliteacute en soi pencherait davantage en faveur de la deuxiegraveme option3

Alain BenoicirctA 80 130B 100 100

Valeur morale selon lrsquoutilitarisme classique A ˃ B

Valeur morale selon lrsquoeacutegalitarisme B ˃ A

La conception prioritariste de Parfit affirme qursquoil faut accorder davantage de poids moral agrave lrsquoutiliteacute distribueacutee aux deacutefavoriseacutes en raison du fait que ceux‑ci sont agrave un niveau de bien‑ecirctre absolu plus bas4 Ainsi dans un monde ougrave Alain a un niveau de bien‑ecirctre de 80 et ougrave Benoit a un niveau de bien‑ecirctre de 130 si on pouvait choisir drsquoaccorder un point suppleacutementaire de bien‑ecirctre agrave un de ces deux individus il faudrait accorder la prioriteacute agrave Alain parce que ce point a une plus grande valeur morale srsquoil appartient agrave quelqursquoun qui se situe agrave un niveau absolu infeacuterieur Selon la position prioritariste donner

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un point de bien‑ecirctre agrave Alain dans ce contexte constituerait un bien moral plus grand que donner un point de bien‑ecirctre agrave Benoit mecircme si ce point repreacutesente la mecircme augmentation de bien‑ecirctre pour ces deux individus5

La prioriteacute agrave accorder aux deacutefavoriseacutes nrsquoest pas absolue cependant et une augmentation plus grande pour quelqursquoun de plus favoriseacute peut valoir plus drsquoun point de vue moral qursquoune augmentation plus faible pour quelqursquoun de moins favoriseacute6 Par exemple si on avait le choix entre donner un point de bien‑ecirctre agrave Alain qui est agrave 80 ou donner deux points agrave Benoit qui est agrave 130 on pourrait consideacuterer que lrsquoaugmentation de deux points pour Benoit a une plus grande valeur morale que lrsquoaugmentation drsquoun point agrave Alain et qursquoun monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 132 est meilleur toutes choses consideacutereacutees qursquoun monde ougrave Alain est agrave 81 et ougrave Benoit est agrave 130 Lrsquoaide apporteacutee aux deacutefavoriseacutes a plus de valeur morale que la mecircme quantiteacute drsquoaide apporteacutee aux favoriseacutes selon la conception prioritariste mais cette valeur ne compense pas toujours la possibiliteacute drsquoavoir une somme totale de bien‑ecirctre plus grande en apportant de lrsquoaide aux plus favoriseacutes

Le prioritarisme ne peut pas calculer avec preacutecision quelle est la meilleure deacutecision agrave prendre dans un cas particulier Il srsquoagit plutocirct drsquoune theacuteorie intuitionniste7 Une theacuteorie intuitionniste est selon John Rawls une theacuteorie qui srsquoappuie sur une pluraliteacute de principes qui peuvent parfois entrer en conflit sans qursquoil nrsquoexiste de meacutethode preacutecise pour balancer ces diffeacuterents principes entre eux8 Dans le cas du prioritarisme le principe selon lequel lrsquoaide apporteacutee aux deacutefavoriseacutes a une plus grande valeur morale est jumeleacute au principe selon lequel il faut chercher agrave augmenter lrsquoutiliteacute totale Pour ecirctre en mesure de balancer les principes de maximisation de lrsquoutiliteacute et de prioriteacute aux plus deacutemunis et drsquoaccorder une valeur morale diffeacuterente aux valeurs drsquoutiliteacute de chaque individu il faut utiliser notre discernement crsquoest‑agrave‑dire notre intuition morale Ainsi la seule maniegravere pour un prioritariste de deacutefendre une distribution donneacutee crsquoest de dire qursquoelle lui semble correcte donc qursquoelle apparaicirct intuitivement juste agrave ses yeux Dans lrsquoexemple utiliseacute preacuteceacutedemment il faudrait utiliser notre intuition morale pour deacuteterminer si donner

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

deux points drsquoutiliteacute agrave Benoicirct qui est deacutejagrave agrave 130 constitue un plus grand bien moral que de donner un point drsquoutiliteacute agrave Alain qui nrsquoest qursquoagrave 80 Il nrsquoest pas possible drsquoarriver agrave un reacutesultat sans eacutequivoque et deux juges qui se fonderaient sur les mecircmes principes prioritaristes pourraient ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre

Le prioritarisme contre lrsquoutilitarisme et lrsquoeacutegalitarismeMalgreacute tout le prioritarisme demeure aux yeux de Derek Parfit une

meilleure theacuteorie que ses rivales lrsquoutilitarisme et lrsquoeacutegalitarisme Pour lrsquoutilitarisme tout ce qui importe est de maximiser lrsquoutiliteacute totale La maniegravere dont cette utiliteacute est distribueacutee nrsquoa aucune importance morale9 Si par exemple dans un sceacutenario donneacute on devait choisir entre donner un tregraves grand beacuteneacutefice agrave une personne deacutejagrave tregraves favoriseacutee ou donner un beacuteneacutefice un peu moins grand agrave une personne tregraves deacutefavoriseacutee un utilitariste classique jugerait que la deacutecision moralement correcte dans ce cas‑ci est de donner au plus favoriseacute parce que cela megravene agrave une utiliteacute totale plus eacuteleveacutee que lrsquooption alternative qui viendrait en aide agrave une personne deacutefavoriseacutee Cette forme drsquoutilitarisme intransigeant a eacuteteacute vastement critiqueacutee en raison des injustices qursquoelle peut engendrer Par exemple cette theacuteorie justifierait de donner agrave une minoriteacute de personnes une vie absolument miseacuterable afin de permettre agrave une vaste majoriteacute de vivre un peu plus confortablement10 Le prioritarisme de Parfit entend se substituer agrave lrsquoutilitarisme en conservant lrsquoideacutee qursquoaugmenter lrsquoutiliteacute est une bonne chose mais en ajoutant eacutegalement que cette augmentation a plus drsquoimportance morale lorsqursquoelle est accordeacutee agrave des personnes moins favoriseacutees11 Le prioritarisme permet de reacutesoudre les problegravemes les plus flagrants de lrsquoutilitarisme en reacuteduisant de beaucoup la possibiliteacute de distributions injustes srsquoaccordant ainsi avec lrsquointuition vastement reacutepandue qursquoil vaut mieux aider les plus deacutemunis mecircme si cela nous coucircte drsquoavoir un niveau drsquoutiliteacute totale un peu moins eacuteleveacute Le prioritarisme nrsquoeacutelimine pas totalement la possibiliteacute de reacuteduire le niveau de bien‑ecirctre drsquoune partie de la population pour accorder des beacuteneacutefices agrave une autre partie mais les beacuteneacutefices engendreacutes devraient ecirctre drsquoautant plus importants pour justifier un niveau drsquoutiliteacute plus bas pour les deacutefavoriseacutes puisque leur bien‑ecirctre vaut intrinsegravequement plus que celui des favoriseacutes

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Agrave premiegravere vue le prioritarisme peut ressembler agrave une forme drsquoeacutegalitarisme Lrsquoeacutegalitarisme en eacutethique de la distribution reprend le principe utilitariste selon lequel lrsquoutiliteacute a de la valeur mais accorde aussi de la valeur agrave lrsquoeacutegaliteacute entre les personnes12 Cette theacuteorie est la rivale directe du prioritarisme puisqursquoelle arrive agrave des conclusions similaires mais en utilisant des principes diffeacuterents Selon un eacutegalitariste on doit chercher agrave augmenter lrsquoutiliteacute toutes les fois que lrsquoon peut mais lrsquoeacutegaliteacute a aussi une valeur Ainsi si on perd de lrsquoutiliteacute mais que lrsquoon gagne de lrsquoeacutegaliteacute on peut se retrouver avec une meilleure situation drsquoensemble Parfit pour sa part refuse de conceacuteder que lrsquoeacutegaliteacute puisse avoir une quelconque valeur en soi13 Pour illustrer son point de vue il utilise lrsquoargument du nivellement par le bas qui nous demande drsquoimaginer un sceacutenario dans lequel les plus favoriseacutes subissent un quelconque coup du sort qui les rabaisserait au niveau des deacutefavoriseacutes14 Par exemple dans un premier temps Alain serait agrave 80 et Benoit serait agrave 130 Puis dans un second temps Benoit subirait un grave accident qui ferait descendre son niveau de bien‑ecirctre agrave 80 agrave eacutegaliteacute avec Alain Ce sceacutenario constitue une perte nette drsquoutiliteacute puisque personne ne beacuteneacuteficie drsquoune quelconque maniegravere de la malchance de Benoit Un eacutegalitariste par contre devrait consideacuterer que la situation srsquoest tout de mecircme ameacutelioreacutee sous un certain angle puisqursquoil y a davantage drsquoeacutegaliteacute qursquoavant et que celle‑ci a de la valeur15 Un eacutegalitariste modeacutereacute ne penserait pas que la situation srsquoest globalement ameacutelioreacutee agrave la suite de lrsquoaccident de Benoit parce que la perte drsquoutiliteacute est beaucoup trop importante pour compenser le gain drsquoeacutegaliteacute mais il serait forceacute drsquoadmettre que malgreacute tout lrsquoeacutegaliteacute geacuteneacutereacutee par cette situation est une bonne chose

Pour Parfit cette conseacutequence est inacceptable parce qursquoon ne peut pas consideacuterer que dans un sceacutenario ougrave certains perdent et ougrave personne ne gagne la situation se soit ameacutelioreacutee sous un certain angle Crsquoest ici que le prioritarisme se distingue de lrsquoeacutegalitarisme parce que le prioritarisme nrsquoest pas affecteacute par cette objection Autrement dit un prioritariste nrsquoa pas besoin drsquoaccepter qursquoagrave la suite drsquoun nivellement par le bas la situation se soit ameacutelioreacutee drsquoun certain point de vue Il peut affirmer que lrsquoaccident de Benoit est une situation entiegraverement mauvaise qui ne beacuteneacuteficie agrave personne

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

Alain BenoicirctT1 80 130T2 80 80Selon lrsquoeacutegalitarisme la situation se deacuteteacuteriore du point de vue de lrsquoutiliteacute mais srsquoameacuteliore du point

de vue de lrsquoeacutegaliteacuteSelon le prioritarisme la situation ne srsquoameacuteliore

drsquoaucune maniegravere

Ce qui justifie drsquoaccorder la prioriteacute aux plus deacutemunis selon le prioritarisme est le niveau absolu de bien‑ecirctre de ces personnes qui est moins eacuteleveacute Ce qui justifie cette mecircme prioriteacute aux yeux des eacutegalitaristes est le niveau des deacutefavoriseacutes relativement au reste de la population16 Lrsquoeacutegalitarisme et le prioritarisme sont gouverneacutes par deux principes diffeacuterents mais dans la plupart des cas ces deux theacuteories arrivent agrave des reacutesultats identiques Dans les rares occasions ougrave ces theacuteories arrivent agrave des conclusions diffeacuterentes comme dans le cas du nivellement par le bas nos intuitions peuvent nous confirmer que le prioritarisme est correct et que lrsquoeacutegalitarisme ne lrsquoest pas Une autre diffeacuterence notable entre ces theacuteories est que lrsquoeacutegalitarisme peut justifier une distribution purement utilitariste dans les cas ougrave il srsquoagit drsquoutiliteacute reacutepartie agrave travers lrsquoexistence drsquoun seul individu En effet il est alors justifieacute de maximiser lrsquoutiliteacute pour cette personne mecircme si cette utiliteacute est ineacutegalement reacutepartie vu que crsquoest la mecircme personne qui endure la souffrance et qui jouit des beacuteneacutefices17 Pour un prioritariste mecircme au cours de la vie drsquoune seule personne il convient drsquoaccorder la prioriteacute agrave des aides qui viendraient agrave un moment ougrave le niveau de bien‑ecirctre de lrsquoindividu est plus bas Le principe de prioriteacute opegravere de la mecircme maniegravere que lrsquoon distribue entre diffeacuterents individus ou agrave diffeacuterents moments de la vie drsquoun seul individu18

Faiblesse du prioritarismeJe crois que Parfit a raison de penserz que le prioritarisme est une

meilleure theacuteorie que ses rivales mais cela ne signifie pas qursquoelle est exempte de problegravemes Le prioritarisme de Parfit preacutesente une

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faiblesse importante Il est incapable de donner une reacuteponse preacutecise sur ce que lrsquoon doit faire dans un sceacutenario particulier La valeur que lrsquoon doit accorder au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes par rapport agrave celui des favoriseacutes nrsquoest pas deacutefinie avec exactitude19 Parfit lui-mecircme reconnait ceci et crsquoest pourquoi il qualifie sa theacuteorie de conception intuitionniste et nous demande drsquoutiliser notre discernement pour deacutecider comment distribuer lrsquoutiliteacute entre favoriseacutes et deacutefavoriseacutes Le problegraveme avec une conception intuitionniste est qursquoelle est difficile agrave mettre en pratique Elle nous offre des principes de base agrave suivre mais sans un moyen de trancher avec certitude dans des cas particuliers Dans certains cas deux juges moraux qui seraient tous deux prioritaristes pourraient ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre et il nrsquoy aurait aucun moyen de les deacutepartager aucune meacutethode agrave utiliser pour prendre une deacutecision autre que les intuitions morales des juges qui sont deacutejagrave en conflit Une theacuteorie comme lrsquoutilitarisme par contraste peut arriver agrave un reacutesultat preacutecis dans nrsquoimporte quel cas ce qui en fait une theacuteorie plus fonctionnelle Bien entendu on peut critiquer ces reacutesultats mais au moins ils sont sans eacutequivoque eacutetant deacutetermineacutes par un principe matheacutematique clair

Je pense que ce problegraveme inheacuterent au prioritarisme peut ecirctre reacutesolu puisqursquoil existe un correacutelat matheacutematique aux intuitions des prioritaristes Il srsquoagit des proportions repreacutesenteacutees par des pourcentages drsquoaugmentation ou de perte Calculer les eacutecarts de bien‑ecirctre agrave lrsquoaide de pourcentages plutocirct que de nombres absolus permet de donner un plus grand poids au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes de calculer ce poids de maniegravere preacutecise et de justifier nos reacutesultats gracircce agrave un principe matheacutematique plutocirct que par des intuitions Crsquoest pourquoi je suggegravere de convertir le prioritarisme en un utilitarisme des proportions qui srsquoaccorde entiegraverement avec les intuitions des prioritaristes tout en se fondant sur un calcul utilitariste

Lrsquoutilitarisme des proportionsLrsquoutilitarisme des proportions fonctionne de la maniegravere suivante

Quand on compare deux situations possibles il faut consideacuterer les gains et les pertes drsquoutiliteacute en termes de pourcentages plutocirct que de nombres absolus Par exemple si Alain qui se trouve agrave 50

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

beacuteneacuteficie drsquoune augmentation de dix points drsquoutiliteacute il srsquoagit pour lui drsquoune augmentation drsquoutiliteacute de 20 Si Benoit qui se trouve agrave 100 gagne eacutegalement dix points drsquoutiliteacute alors il srsquoagit pour lui drsquoune augmentation de 10 Puisqursquoune augmentation de 20 est proportionnellement plus importante qursquoune augmentation de 10 alors les dix points drsquoutiliteacute accordeacutes agrave Alain ont un plus grand poids moral que les dix points accordeacutes agrave Benoit Si nous devions choisir dans ce sceacutenario entre accorder dix points agrave Alain ou dix points agrave Benoit il faudrait les accorder agrave Alain parce que cela geacutenegravererait une augmentation de bien‑ecirctre proportionnellement plus importante que lrsquoalternative

Alain BenoicirctA 50 + 10 100B 50 100 + 10Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des

proportions A ˃ B

Tout comme le prioritarisme la prioriteacute est accordeacutee aux deacutefavoriseacutes en raison de leur niveau de bien‑ecirctre absolu moins eacuteleveacute mais simplement en vertu du fait que matheacutematiquement lrsquoaide qui leur est apporteacutee constitue une augmentation proportionnelle plus importante qursquoune quantiteacute eacutegale drsquoaide apporteacutee aux plus favoriseacutes Ce ne sont pas des principes eacutegalitaristes ou prioritaristes qui justifient ces reacutesultats mais bien des principes utilitaristes Moralement parlant une augmentation de cinq points pour une personne agrave 50 eacutequivaut agrave une augmentation de dix points pour une personne agrave 100 ou une augmentation de vingt points pour une personne agrave 200 parce que ce sont toutes des augmentations de 10 et que crsquoest la proportion qursquoil faut consideacuterer dans notre calcul Pour comparer diffeacuterentes situations il suffit de comparer les chiffres comme le ferait un utilitariste classique et choisir le reacutesultat le plus eacuteleveacute Or lagrave ougrave un utilitariste classique considegravere des valeurs absolues ce qui megravene aux injustices et aux problegravemes que lrsquoon connait lrsquoutilitarisme des proportions considegravere

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les valeurs proportionnelles ce qui donne des reacutesultats beaucoup plus eacutequitables et en accord avec les intuitions des prioritaristes

Les pertes drsquoutiliteacute se calculent quelque peu diffeacuteremment que les gains drsquoutiliteacutes en vertu du fait que les pourcentages reacuteagissent diffeacuteremment aux soustractions qursquoaux additions Par exemple passer de 100 agrave 50 constitue une diminution de 50 tandis que passer de 50 agrave 100 constitue une augmentation de 100 Pour srsquoassurer de mesurer les pertes et les gains sur un pied drsquoeacutegaliteacute il faut consideacuterer les pertes drsquoutiliteacute comme des augmentations inverseacutees Donc si une personne passe de 100 agrave 50 la valeur de sa perte est eacutequivalente agrave ce qursquoelle aurait gagneacute en passant de 50 agrave 100 Cette perte a la mecircme importance qursquoune augmentation de 100 Ainsi pour compenser une telle perte il serait neacutecessaire drsquoavoir une augmentation de 100 ailleurs par exemple une autre personne qui passerait de 100 agrave 200 Lrsquoutilitarisme des proportions est en mesure de deacuteterminer que pour compenser moralement la perte de 50 points pour Alain qui passerait de 100 agrave 50 il faudrait que Benoit qui est preacutesentement agrave 100 gagne un minimum de 100 points suppleacutementaires Ainsi un sceacutenario A dans lequel Alain est agrave 50 et Benoit est agrave 201 est meilleur qursquoun sceacutenario B ougrave Alain et Benoit sont tous les deux agrave 100 mais B est tout de mecircme meilleur qursquoun sceacutenario C ougrave Alain est agrave 50 et ougrave Benoit est agrave 199

Alain BenoicirctA 50 201B 100 100C 50 199

Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des proportions A ˃ B ˃ CValeur morale selon le prioritarisme

A ˃ C mais valeur de B indeacutefinie vs ACValeur morale selon lrsquoutilitarisme classique A ˃ C ˃ B

Valeur morale selon lrsquoeacutegalitarisme B ˃ A ˃ C

Lrsquoutilitarisme des proportions nous permet donc de comparer des sceacutenarios statiques ougrave on ne considegravere pas la possibiliteacute drsquoun changement quelconque mais ougrave on examine simplement la valeur de

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

diffeacuterents mondes possibles Revenons sur un exemple probleacutematique pour le prioritarisme dans lequel on doit choisir entre deux options la premiegravere eacutetant un monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 130 et la seconde eacutetant un monde ougrave Alain et Benoit sont tous deux agrave 100 Le prioritarisme nous demande drsquoutiliser notre discernement pour deacuteterminer quelle option choisir mais lrsquoutilitarisme des proportions peut donner une reacuteponse exacte Il suffit de calculer pour chaque individu la proportion drsquoaugmentation pour passer de leur plus faible valeur agrave leur valeur la plus eacuteleveacutee Dans le cas drsquoAlain sa valeur la plus faible est de 80 On sait que quoi que lrsquoon choisisse Alain aura au moins un niveau drsquoutiliteacute de 80 Il nous reste donc agrave calculer la proportion drsquoaugmentation pour arriver agrave 100 sa valeur possible la plus eacuteleveacutee Il srsquoagit drsquoune augmentation de 25 Pour Benoit son niveau le plus bas est de 100 et son niveau le plus eacuteleveacute est de 130 Passer de 100 agrave 130 constitue une augmentation de 30 Cette augmentation de 30 lrsquoemporte sur une augmentation possible de 25 pour Alain alors on peut dire que dans ce sceacutenario la premiegravere option est meilleure que la deuxiegraveme Un monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 130 est meilleur toutes choses consideacutereacutees qursquoun monde ougrave ces deux individus sont agrave 100

Alain BenoicirctA 80 130 (100+30)B 100 (80+20) 100Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des

proportions A ˃ B

On peut aussi calculer que le point ougrave le gain de bien‑ecirctre de Benoit eacutequivaut agrave celui drsquoAlain est 125 Un sceacutenario ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 125 est moralement eacutequivalent agrave un sceacutenario ougrave les deux individus sont agrave 100 Lrsquoutilitarisme des proportions peut donc calculer que dans un sceacutenario ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 100 si on peut donner 20 points additionnels agrave un de ces deux individus alors la prioriteacute va agrave Alain que si on peut donner soit 20 points additionnels agrave Alain ou 24 points agrave Benoit la prioriteacute va toujours agrave

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Alain en vertu de son niveau drsquoutiliteacute absolu plus bas mais que si on doit choisir entre donner 20 points agrave Alain ou plus de 25 points agrave Benoit alors la deacutecision moralement juste est drsquoaccorder le beacuteneacutefice agrave Benoit puisque la prioriteacute drsquoAlain ne justifie plus la perte drsquoutiliteacute totale agrave partir de ce point La reacuteponse que donne lrsquoutilitarisme des proportions aux questions de distribution est aussi preacutecise et implacable que la reacuteponse donneacutee par lrsquoutilitarisme classique mais crsquoest une reacuteponse qui accorde la prioriteacute aux deacutefavoriseacutes en accord avec les intuitions des prioritaristes

Cas extrecircmes et objections possiblesDans cette section jrsquoexaminerai certains cas extrecircmes et je

reacutefleacutechirai agrave leurs implications possibles pour lrsquoutilitarisme des proportions Imaginons un premier sceacutenario dans lequel Alain a un niveau drsquoutiliteacute de 1 et Benoit a un niveau drsquoutiliteacute de 400 Alain a une vie absolument miseacuterable tandis que Benoit est tregraves heureux Selon lrsquoutilitarisme des proportions on pourrait preacutefeacuterer donner 400 points drsquoutiliteacute suppleacutementaire agrave Benoit plutocirct que donner un seul point de plus agrave Alain Agrave premiegravere vue cette situation peut sembler injuste Comment peut‑on preacutefeacuterer donner 400 points agrave Benoit qui est deacutejagrave extrecircmement favoriseacute plutocirct que drsquoattribuer un seul petit point agrave Alain ce qui pourrait lrsquoaider un tant soit peu agrave sortir de sa misegravere Je juge inadeacutequate cette faccedilon de voir Ce sceacutenario implique la preacutesence drsquoun dilemme presque impossible agrave imaginer dans la reacutealiteacute ougrave une seule et mecircme action peut soit procurer un point agrave Alain ou 400 points agrave Benoit Ce que lrsquoutilitarisme des proportions affirme dans ce cas-ci est qursquoun seul point de bien-ecirctre pour Alain a la mecircme valeur morale que 400 points pour Benoit Ceci donne agrave Alain une prioriteacute quasiment absolue en matiegravere de distribution Dans presque tous les sceacutenarios possibles si on a de lrsquoutiliteacute agrave distribuer elle sera distribueacutee agrave Alain Par exemple si on peut choisir entre donner 5 points agrave Alain ou 10 points agrave Benoit on choisira Alain Crsquoest seulement dans des cas exceptionnels comme ceux ougrave une seule et mecircme action peut donner 401 points ou plus agrave Benoit ou 1 point agrave Alain que lrsquoon doit favoriser Benoit La prioriteacute drsquoAlain est tellement forte dans ce sceacutenario qursquoil faut une augmentation de 400

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

points (401 contre 1) pour pouvoir dire que lrsquoaugmentation de lrsquoutiliteacute totale vaut plus que la prioriteacute morale qursquoil faut accorder agrave Alain en vertu de son niveau drsquoutiliteacute absolu plus bas

Le deuxiegraveme sceacutenario agrave consideacuterer est en quelque sorte une extension du premier Imaginons qursquoAlain a un niveau drsquoutiliteacute de 1 et qursquoil existe neuf autres personnes chacune drsquoentre elles ayant un niveau drsquoutiliteacute de 100 Dans ce sceacutenario nous avons la possibiliteacute de distribuer 1000 points drsquoutiliteacute de quelque maniegravere que lrsquoon souhaite entre ces dix individus Agrave premiegravere vue lrsquoutilitarisme des proportions semble dire qursquoil faudrait distribuer les 1000 points agrave Alain et avoir une situation ougrave Alain est agrave 1001 et ougrave les neuf autres individus sont agrave 100 Ceci srsquoexpliquerait par le fait qursquoune augmentation de 1000 pour Alain constitue une augmentation de 100 000 ce qui est amplement supeacuterieur agrave nrsquoimporte quel autre arrangement possible La personne la moins bien nantie selon cette perspective semble avoir droit agrave toute lrsquoutiliteacute agrave distribuer mecircme si cela la place agrave un niveau bien supeacuterieur agrave tous les autres Nous ne sommes pas obligeacutes drsquoaccepter cette conclusion Srsquoil est possible de distribuer comme on veut alors il convient de diviser la somme drsquoutiliteacute agrave distribuer en ses plus petites parties possibles et pour chacune de ces parties deacuteterminer agrave qui cette utiliteacute doit aller en vertu du calcul des proportions Dans ce cas‑ci puisqursquoon peut distribuer comme on veut alors on peut diviser les 1000 points drsquoutiliteacute en 1000 parties diffeacuterentes chacune valant un point drsquoutiliteacute Alain aurait alors la prioriteacute pour les 99 premiers points agrave distribuer ce qui le placerait agrave un niveau drsquoutiliteacute absolu de 100 agrave eacutegaliteacute avec les neuf autres individus Agrave partir de ce point lrsquoutiliteacute restante serait distribueacutee entre dix personnes agrave un niveau absolu eacutegal chacune de ces personnes ayant une revendication eacutegale agrave lrsquoutiliteacute restante Nous arriverions en fin de compte agrave une distribution eacutegalitaire dans laquelle chacun des individus aurait 190 points drsquoutiliteacute sauf un qui en aurait 191

Mais qursquoen est‑il des cas ougrave une somme importante drsquoutiliteacute doit ecirctre distribueacutee mais qursquoil est impossible de la diviser en parties pour srsquoassurer drsquoune distribution plus juste Imaginons un cas ougrave Alain est agrave 101 points drsquoutiliteacute et ougrave Benoit est agrave 102 points drsquoutiliteacute Nous devons donner agrave un de ces individus la somme importante de 1000

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points drsquoutiliteacute Lrsquoutilitarisme des proportions affirmerait que ces 1000 points doivent aller agrave Alain en vertu du fait que cela repreacutesente pour lui une augmentation de 9901 alors que cela repreacutesente pour Benoit une augmentation de 9804 Il peut sembler contre‑intuitif qursquoune diffeacuterence drsquoutiliteacute aussi triviale entre Alain et Benoit puisse justifier que lrsquoun plutocirct que lrsquoautre ait le droit de revendiquer cette ameacutelioration exceptionnelle de bien‑ecirctre Bien que cette situation puisse sembler injuste je preacutetends que lrsquoutilitarisme des proportions est capable drsquoy reacutepondre Lrsquoutilitarisme des proportions considegravere qursquoun monde ougrave Alain est agrave 1101 et ougrave Benoit est agrave 102 vaut marginalement mieux qursquoun monde ougrave Alain est agrave 101 et ougrave Benoit est agrave 1102 On peut penser qursquoune situation comme celle‑ci justifie que les 1000 points drsquoutiliteacute soient attribueacutes par tirage au sort afin de donner aux deux individus une chance eacutegale drsquoaugmenter leur bien‑ecirctre de maniegravere aussi importante Je ne mrsquooppose pas agrave cette ideacutee mais celle‑ci doit ecirctre motiveacutee par des principes autres qursquoutilitaristes

On pourrait reprocher agrave lrsquoutilitarisme des proportions drsquoecirctre precirct agrave sacrifier le bien-ecirctre de quelques individus si cela permet une faible augmentation drsquoutiliteacute pour un grand nombre drsquoindividus Cette critique srsquoapplique eacutegalement agrave lrsquoutilitarisme classique et au prioritarisme Le prioritarisme se deacutefend mieux contre cette objection que lrsquoutilitarisme classique parce que la prioriteacute que lrsquoon doit accorder aux plus deacutefavoriseacutes fait en sorte que lrsquoaugmentation de bien‑ecirctre pour une majoriteacute de bien nantis devrait ecirctre extrecircmement importante pour justifier le sacrifice de quelques individus20 Lrsquoutilitarisme des proportions arrive aux mecircmes conclusions Pour un utilitariste classique une perte de 99 points drsquoutiliteacute qui ferait passer un individu de 100 agrave 1 peut ecirctre compenseacutee par une augmentation drsquoun point drsquoutiliteacute pour 99 autres personnes qui les ferait toutes passer de 100 agrave 101 Selon lrsquoutilitarisme des proportions cette perte de 99 points repreacutesente une perte de 9 900 qui est eacutequivalant agrave un gain de 99 points pour une personne ayant un niveau drsquoutiliteacute de 1 Pour compenser cette perte il faudrait que 9 900 personnes passent de 100 agrave 101 donc qursquoelles aient toutes une augmentation de 1 Dans ce sceacutenario une perte de 99 points drsquoutiliteacute est seulement

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

compenseacutee par un gain de 9 900 points drsquoutiliteacute Le gain absolu de bien‑ecirctre neacutecessaire pour compenser une perte drastique pour certains individus est exponentiellement plus grand pour lrsquoutilitarisme des proportions qursquoil ne lrsquoest pour lrsquoutilitarisme classique Lrsquoutilitarisme des proportions admet que lrsquoon peut moralement sacrifier le bien-ecirctre de certains individus pour faire beacuteneacuteficier la majoriteacute mais seulement agrave condition drsquoobtenir un gain absolument eacutenorme drsquoutiliteacute totale en retour de ce sacrifice

Une maniegravere de rejeter lrsquoutilitarisme des proportions serait tout simplement de refuser les reacutesultats qursquoil nous offre On peut ecirctre reacutepugneacutes par lrsquoideacutee que les questions de distribution puissent ecirctre deacutecideacutees de maniegravere aussi preacutecise On peut objecter que dans les questions de moraliteacute lrsquointuition doit reacutegner en maicirctre et que le jugement moral ne doit pas se plier aux matheacutematiques mais demeurer une question de discernement et de bon sens Cette position est certainement deacutefendable et ultimement aussi bien lrsquoutilitarisme des proportions que les autres theacuteories de la distribution doivent ecirctre approuveacutees ou rejeteacutees par lrsquointuition Mecircme si on est fortement intuitionniste on peut se servir de lrsquoutilitarisme des proportions comme drsquoun simple outil pour avoir une ideacutee geacuteneacuterale de ce que nous devrions faire dans les questions de distribution Agrave mon sens les reacutesultats fournis par lrsquoutilitarisme des proportions sont tregraves similaires agrave ceux auxquels on arriverait par lrsquointuition si on est prioritariste Dans les cas ougrave deux individus ont un niveau drsquoutiliteacute similaire la prioriteacute agrave accorder au deacutefavoriseacute nrsquoest pas tregraves forte et peut ecirctre facilement compenseacutee par une augmentation modeacutereacutee de lrsquoutiliteacute totale Nous avons deacutetermineacute par exemple qursquoun cas ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 125 est moralement eacutequivalent agrave un cas ougrave Alain et Benoicirct sont tous les deux agrave 100 Par contre lorsqursquoun individu est fortement deacutefavoriseacute par rapport agrave un autre comme lorsqursquoAlain est agrave 1 et que Benoit est agrave 400 alors la prioriteacute agrave accorder au plus deacutefavoriseacute est quasiment absolue et peut seulement ecirctre compenseacutee par une augmentation massive de lrsquoutiliteacute totale Ces conclusions srsquoalignent tregraves bien sur ce qursquoun prioritariste comme Derek Parfit penserait sauf qursquoelles sont deacutetermineacutees avec preacutecision par un calcul matheacutematique

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Lrsquoutilitarisme des proportions contre le prioritarismeLrsquoutilitarisme des proportions preacutesente plusieurs similariteacutes avec

le prioritarisme mais eacutegalement des diffeacuterences notables Au niveau des similariteacutes lrsquoutilitarisme des proportions accorde plus de poids au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes en vertu de leur niveau absolu drsquoutiliteacute moins eacuteleveacute tout comme le prioritarisme Cette theacuteorie tend vers des reacutesultats eacutegalitaires sans se fonder sur un principe eacutegalitariste crsquoest‑agrave‑dire sans accorder de valeur intrinsegraveque agrave lrsquoeacutegaliteacute elle‑mecircme ce qui lui permet de reacutesister agrave lrsquoobjection du nivellement par le bas De plus les reacutesultats offerts par lrsquoutilitarisme des proportions semblent tomber dans la zone intuitive de reacuteponses correctes pour un prioritariste Lrsquoutilitarisme des proportions ignore eacutegalement la distinction entre les personnes Il distribue de la mecircme maniegravere entre diffeacuterentes vies qursquoau cours drsquoune seule vie en accordant toujours la prioriteacute aux augmentations drsquoutiliteacute proportionnellement plus importantes

Au niveau des diffeacuterences lrsquoutilitarisme des proportions se distingue du prioritarisme en donnant des reacuteponses exactes aux problegravemes de distribution gracircce agrave un calcul matheacutematique Un prioritariste doit se fier sur ses intuitions morales pour deacutecider quoi faire devant un dilemme de distribution Un utilitariste des proportions peut tout simplement calculer quelle est la meilleure option et srsquoappuyer sur des faits plutocirct que sur des opinions pour justifier sa reacuteponse

Lrsquoutilitarisme des proportions preacutesente de nombreux avantages et peut preacutetendre ecirctre la meilleure eacutethique de la distribution preacutesentement disponible Comme nous lrsquoavons vu lrsquoutilitarisme des proportions srsquoaccorde avec les bonnes intuitions des prioritaristes mais repose sur des fondations plus solides Le prioritarisme eacutetait deacutejagrave en bonne position contre ses rivales parce que peu de philosophes aujourdrsquohui acceptent les reacutesultats ineacutegalitaires de lrsquoutilitarisme classique et que les theacuteories eacutegalitaristes sont difficiles agrave deacutefendre contre lrsquoobjection du nivellement par le bas Mais avoir une theacuteorie intuitionniste incapable de trancher dans des sceacutenarios particuliers et seulement capable de fournir des principes abstraits agrave suivre est loin drsquoecirctre une situation ideacuteale pour lrsquoeacutethique de la distribution Crsquoest

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

mauvais signe lorsque deux prioritaristes peuvent ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre dans un sceacutenario particulier et que ce deacutesaccord ne peut pas ecirctre reacutesolu autrement par ce qui leur semble ecirctre la reacuteponse correcte par intuition Il srsquoagit donc drsquoun avantage majeur pour lrsquoutilitarisme des proportions que drsquoecirctre en mesure de donner une reacuteponse preacutecise dans nrsquoimporte quel sceacutenario tandis que le prioritarisme doit se limiter agrave parler de cas ougrave on doit choisir entre donner une augmentation un peu moins grande agrave quelqursquoun de tregraves deacutefavoriseacute ou une augmentation un peu plus grande agrave quelqursquoun de tregraves favoriseacute21 De plus les reacuteponses fournies par lrsquoutilitarisme des proportions sont tregraves raisonnables et srsquoaccordent avec nos intuitions En effet nous sommes plus enclins agrave favoriser lrsquoutiliteacute totale dans des cas ougrave les ineacutegaliteacutes entre les individus sont faibles mais quand un individu est extrecircmement deacutefavoriseacute nous avons tendance agrave vouloir lui accorder une prioriteacute quasi absolue

Ces intuitions sont refleacuteteacutees matheacutematiquement dans le calcul des proportions Ce qui nous importe moralement est ce qursquoun changement de situation repreacutesente pour un individu lrsquoimportance qursquoa une augmentation ou une diminution de bien‑ecirctre selon son propre point de vue Crsquoest pourquoi une augmentation de 20 pour un individu deacutefavoriseacute a la mecircme importance morale qursquoune augmentation de 20 pour un individu favoriseacute mecircme si en termes absolus lrsquoaugmentation pour le deacutefavoriseacute est moindre Ce qursquoil faut consideacuterer crsquoest lrsquoimportance du changement relativement au niveau drsquoutiliteacute actuel de lrsquoindividu plutocirct que lrsquoaugmentation de lrsquoutiliteacute totale Lrsquoutilitarisme des proportions est une theacuteorie qui srsquoappuie principalement sur le point de vue du sujet La justification derriegravere une deacutecision donneacutee est utilitariste il faut prioriser les biens les plus grands mais les biens les plus grands relativement au niveau drsquoutiliteacute du beacuteneacuteficiaire pas selon leur valeur absolue Chaque individu quel qursquoil soit a une revendication eacutegale agrave lrsquoameacutelioration de sa qualiteacute de vie mais les personnes favoriseacutees requiegraverent une augmentation drsquoutiliteacute absolue plus importante que les personnes deacutefavoriseacutees pour beacuteneacuteficier drsquoune augmentation proportionnellement eacutequivalente Ainsi bien que les favoriseacutes et les deacutefavoriseacutes aient les mecircmes revendications agrave voir leur bien‑ecirctre srsquoameacuteliorer de maniegravere

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significative une quantiteacute donneacutee drsquoutiliteacute aura un impact plus important sur la qualiteacute de vie des plus deacutefavoriseacutes Crsquoest pourquoi ces derniers ont prioriteacute sur les favoriseacutes

ConclusionEn fin de compte on peut consideacuterer lrsquoutilitarisme des proportions

comme une eacutevolution naturelle du prioritarisme Lagrave ougrave le prioritarisme suggegravere une bonne ideacutee intuitive celle qursquoil faut prioriser le bien‑ecirctre des plus deacutemunis lrsquoutilitarisme des proportions permet de mettre cette ideacutee en pratique Lagrave ougrave le prioritarisme fournit des principes abstraits pour guider notre action en utilisant notre discernement lrsquoutilitarisme des proportions deacutetermine la marche agrave suivre avec un calcul matheacutematique Le prioritarisme est reconnu comme une theacuteorie prometteuse supeacuterieure agrave lrsquoutilitarisme classique et agrave lrsquoeacutegalitarisme en plusieurs points mais le principal deacutefaut qursquoon lui reconnait est son incapaciteacute agrave donner un poids preacutecis agrave la valeur de lrsquoutiliteacute pour des individus se trouvant agrave des niveaux de bien‑ecirctre diffeacuterents22 Lrsquoutilitarisme des proportions comble ce deacutefaut en consideacuterant les gains et les pertes drsquoutiliteacute en termes de pourcentages plutocirct que de valeurs absolues Crsquoest une theacuteorie beaucoup plus eacutequitable que lrsquoutilitarisme classique mais bien plus simple et fonctionnelle que le prioritarisme ou lrsquoeacutegalitarisme On a longtemps regretteacute lrsquoabsence drsquoune meacutethode preacutecise pour reacutepondre aux dilemmes de distribution suivant un principe prioritariste Lrsquoutilitarisme des proportions offre enfin une telle meacutethode lrsquoaccepte-t-on

1 Krister Bykvist Utilitarianism A Guide for the Perplexed London Continuum 2010 p 67-69 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo dans Revue franccedilaise de science politique vol 46 no 2 (1996) p 282‑286

2 Julia Driver laquo The History of Utilitarianism raquo The Stanford Encyclopedia of Philosophy [En ligne] httpsplatostanfordeduentriesutilitarianism‑history 2014 (Winter) Thomas Nagel Equality and Partiality New York Oxford University Press 1991 p 11 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo dans Utilitas vol 24 (2012) p 401‑412

3 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 286

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

4 Ibid p 299‑303 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 401

5 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 402 6 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 299‑3007 Ibid p 284 299‑3008 John Rawls A Theory of Justice Cambridge Harvard University Press

1971 p 309 Julia Driver loc cit Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit

p 280 John Rawls op cit p 2310 Krister Bykvist op cit p 58‑6211 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 30212 Thomas Nagel Mortal questions Cambridge Cambridge University

Press 1979 p 123-124 Derek Parfit op cit p 284 Larry Temkin Inequality New York Oxford University Press 1993 p 282

13 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 309‑310 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399‑401

14 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399‑401 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 297

15 Krister Bykvist op cit p 68-69 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 297 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399 Larry Temkin op cit p 282

16 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 302‑30317 Michael Otsuka et Alex Voorhoeve laquo Why It Matters That Some Are

Worse Off Than Others An Argument against the Priority View raquo dans Philosophy amp Public Affairs vol 37 (2009) p 180 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 434‑436

18 Ibid p 434‑43619 Krister Bykvist op cit p 72 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo

loc cit p 299‑30020 Krister Bykvist op cit p 70‑7121 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit

p 401‑40422 Krister Bykvist op cit p 72

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμοςlaurence GoDin Universiteacute du Queacutebec agrave Montreacuteal et Universiteacute de Florence

REacuteSUMEacute Le deacutebat entre la φύσις (phuacutesis) et le νόμος (noacutemos) occupe une place preacutepondeacuterante chez les intellectuels de la Gregravece ancienne Comme la loi et la nature ne srsquoharmonisent pas toujours il devient neacutecessaire de choisir son camp suivre toujours la nature suivre toujours la loi ou choisir lrsquoun ou lrsquoautre deacutependamment de chaque situation Calliclegraves dans le Gorgias soutient sans doute une des positions les plus extrecircmes dans ce deacutebat il affirme la supreacutematie totale de la φύσις sur le νόμος Cet article vise agrave expliquer plus preacuteciseacutement la thegravese de Calliclegraves et agrave veacuterifier si le jeune Atheacutenien agit ou non en conformiteacute avec celle‑ci Pour ce faire il faudra drsquoabord srsquoattarder sur les termes mecircmes laquo φύσις raquo et laquo νόμος raquo pour les expliquer et en donner une juste traduction Il sera ensuite neacutecessaire de poser le contexte intellectuel dans lequel srsquoancre Calliclegraves en montrant lrsquoorigine du deacutebat opposant la φύσις et le νόμος

IntroductionDans le Gorgias Socrate affronte trois interlocuteurs Gorgias

lui‑mecircme Polos et Calliclegraves Ce dernier personnage rempli de fougue et drsquoagressiviteacute deacutebute son eacutechange en accusant Socrate de jouer au deacutemagogue Voulant agrave tout prix contredire Polos le philosophe aurait useacute drsquoun frauduleux stratagegraveme

Se place-t-on en parlant du point de vue de la loi (κατὰ νόμον) crsquoest du point de vue de la nature (κατὰ φύσιν) que tu poses tes questions est‑ce au point de vue de la nature Tu prends celui de la loi1

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La remarque de Calliclegraves ne se veut pas anodine lrsquoopposition entre la loi (νόμος) et la nature (φύσις) suscite de nombreuses discussions dans lrsquoAthegravenes du cinquiegraveme siegravecle avant notre egravere En teacutemoigne drsquoailleurs Aristote dans les Reacutefutations sophistiques

Pour faire dire des paradoxes le lieu le plus efficace comme le rapporte aussi le personnage de Calliclegraves deacutepeint dans le Gorgias et par le moyen duquel tous les anciens croyaient (ᾤοντο) pouvoir conclure est le lieu qui tire parti des critegraveres de la nature (τὸ κατὰ φύσιν) et de la loi (κατὰ τὸν νόμον) [hellip] Agrave celui qui parle selon la nature il faut donc reacutepliquer drsquoapregraves la loi et conduire sur le terrain de la nature celui qui eacutepouse le point de vue de la loi2

Comme le souligne avec justesse L‑A Dorion en commentant ce passage des Reacutefutations sophistiques lrsquoemploi de lrsquoimparfait (ᾤοντο) suggegravere que pour lrsquoessentiel le deacutebat entre la loi et la nature preacutecegravede la reacutedaction du traiteacute drsquoAristote Quant agrave lrsquoexpression laquo les anciens raquo elle paraicirct renvoyer agrave tous les sages poegravetes sophistes historiens rheacuteteurs philosophes intellectuelshellip3 Or si tous participent au deacutebat opposant la loi et la nature peu arrivent aux mecircmes conclusions W K C Guthrie distingue ainsi les champions de la loi contre la nature les deacutefenseurs de la nature contre la loi et en position mitoyenne les reacutealistes4 Parmi eux le personnage de Calliclegraves soutient sans doute les thegraveses les plus trancheacutees les plus amorales et les plus audacieuses Mecircme Thrasymaque tel que deacutepeint dans la Reacutepublique ne va pas aussi loin

Cet article vise agrave expliquer la position de Calliclegraves dans son originaliteacute et sa speacutecificiteacute Drsquoapregraves ce personnage qursquoest-ce que la justice selon la loi Et selon la nature Laquelle reccediloit sa preacutefeacuterence Pourquoi Calliclegraves vit‑il selon sa propre doctrine Ses aspirations peuvent‑elles mecircme prendre forme dans la reacutealiteacute Cet article vise agrave montrer que Calliclegraves conccediloit la justice selon la loi comme une fausse justice instaureacutee par la masse des faibles et la justice selon la nature comme la vraie justice deacutetermineacutee par les forts et respectant ce qui doit ecirctre Par ailleurs il sera suggeacutereacute que Calliclegraves eacutetant incapable reacuteellement drsquoexpliquer agrave Socrate ce qui fait la force drsquoun homme

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

et de montrer un exemple de cette force tombe degraves lors dans une contradiction le rendant incapable drsquoharmoniser ses actes et ses propos

Reacutepondre agrave ces diffeacuterentes questions commande en premier lieu drsquoeacutetudier attentivement les termes laquo νόμος raquo et laquo φύσις raquo pour en deacutegager les diffeacuterents sens et en proposer une juste traduction En deuxiegraveme lieu il faut retracer sommairement lrsquohistoire de lrsquoopposition entre ces notions car le discours de Calliclegraves se comprend mieux srsquoil est inseacutereacute dans son contexte intellectuel En troisiegraveme lieu il faudra preacutesenter les thegraveses de Gorgias et de Polos ce qui permettra finalement de mettre en lumiegravere la position de Calliclegraves et de deacuteterminer srsquoil peut vivre en coheacuterence avec celle‑ci

1 Les termes laquo νόμος raquo et laquo φύσις raquo11 laquo Νόμος raquo

Selon le dictionnaire de P Chantraine le terme laquo νόμος raquo deacuterive du verbe laquo νέμω raquo dont le sens original est laquo attribuer reacutepartir selon lrsquousage ou la convenance faire une attribution reacuteguliegravere5 raquo laquo Νόμος raquo deacutesigne ce qui est conforme agrave la regravegle lrsquousage les lois geacuteneacuterales et les lois eacutecrites Ainsi peut‑on traduire selon le contexte ce terme par laquo loi raquo laquo coutume raquo ou laquo convention raquo6

Comme le note G Kerferd le νόμος comporte toujours un aspect normatif Il exprime laquo une exigence ayant une incidence sur le comportement et sur les actions des personnes et des choses7 raquo Autrement dit le νόμος ne deacutecrit pas ce qui est mais ce qui devrait ecirctre

Fait inteacuteressant les Grecs nrsquoont pas toujours nommeacute la loi laquo νόμος raquo Avant la reacuteforme deacutemocratique de Clisthegravene on employait plutocirct le terme laquo θεσμός raquo qui deacuterive de laquo θίθημι raquo crsquoest-agrave-dire laquo poser raquo laquo eacutetablir raquo8 Le passage drsquoun terme agrave lrsquoautre est advenu subitement puisqursquoaucun signe ne permet drsquoaffirmer la coexistence simultaneacutee de ces deux mots le changement semble deacutelibeacutereacute et donc significatif9 Or justement laquo θεσμός raquo et laquo νόμος raquo ne connotent pas lrsquoideacutee de loi de la mecircme faccedilon M Ostwald explique

The basic idea of θεσμός is [hellip] that of something imposed by an external agency conceived as standing apart and on a higher plane than the ordinary upon those for whom

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it constitutes an obligation The sense of obligation is also inherent in νόμος but it is motivated less by the authority of the agent who imposed it than by the fact that it is regarded and accepted as valid by those who live under it10

Compris ainsi comme la loi accepteacutee et voulue par tous le νόμος se veut beaucoup plus deacutemocratique que le θεσμός Loin drsquoecirctre imposeacute par une eacutelite ou un dieu il provient du consensus entre les citoyens Or Calliclegraves comme il sera expliqueacute plus loin se figure justement le νόμος comme un contrat passeacute entre la majoriteacute des citoyens

12 laquo Φύσις raquoLe terme laquo φύσις raquo se traduit adeacutequatement par laquo nature raquo Il

deacuterive de laquo φύομαι raquo qui signifie agrave lrsquoactif laquo faire pousser faire naicirctre produire11 raquo Tout comme le terme laquo nature raquo en franccedilais laquo φύσις raquo srsquoemploie en diffeacuterents sens

Crsquoest de ce terme [laquo φύσις raquo] que les physiologues ioniens usaient pour deacutesigner tantocirct la reacutealiteacute en son entier tantocirct les principes mateacuteriels les plus stables de celle‑ci autrement dit ses eacuteleacutements constitutifs Tregraves tocirct cependant on en vint agrave lrsquoemployer aussi pour deacutesigner la constitution crsquoest‑agrave‑dire lrsquoensemble des caracteacuteristiques drsquoune chose particuliegravere ou drsquoune classe de choses notamment lorsqursquoil srsquoagissait drsquoun ecirctre vivant ou drsquoune personne comme dans lrsquoexpression laquo la nature de lrsquohomme12 raquo

Dans le deacutebat opposant la loi agrave la nature laquo φύσις raquo paraicirct parfois deacutesigner la nature de lrsquohomme mais plus souvent sa constitution physique seulement laquo Φύσις raquo semble alors srsquoattacher davantage au cocircteacute animal veacutegeacutetal et mineacuteral de lrsquohomme qursquoagrave son cocircteacute rationnel Ceci paraicirct drsquoailleurs ecirctre le cas chez Calliclegraves comme il sera expliqueacute plus loin

Dernier point agrave noter laquo φύσις raquo et laquo νόμος raquo surtout lorsqursquoils sont mis en opposition connotent respectivement chez plusieurs philosophes anciens le reacuteel et lrsquoobjectif versus lrsquoapparent et le relatif Deacutemocrite par exemple distingue dans le monde physique ce qui

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

tient de lrsquoapparence et de la convention (νόμος) et la reacutealiteacute des choses leur nature (φύσις)

En effet la couleur est par convention (νόμωι) de mecircme que le doux et lrsquoamer et en reacutealiteacute il nrsquoy a que des atomes et le vide assure Deacutemocrite eacutetant drsquoavis que crsquoest agrave partir de la rencontre des atomes que sont produites toutes les qualiteacutes sensibles que nous sentons et que par nature (φύσει) rien nrsquoest blanc noir jaune rouge amer ou doux Car par lrsquoexpression laquo par convention raquo (νόμωι) il veut signifier cela qui est selon la coutume (νομιστί) et qui est pour nous et non pas cela qui est selon la nature (τήν φύσιν) des choses elles-mecircmes ce qursquoil appelle aussi laquo ce qui est en reacutealiteacute (ἐτεῆι) raquo en ayant formeacute cette derniegravere expression agrave partir du mot laquo reacuteel (ἐτεόν) raquo qui signifie ce qui est vrai (ἀληθὲς)13

Comme il sera montreacute dans cet article la φύσις du point de vue de Calliclegraves deacutesigne aussi ce qui est veacuteritablement alors que le νόμος quand il est pris en opposition agrave la φύσις ne correspond qursquoagrave un mensonge deacutefendu par une partie de la socieacuteteacute donc relatif agrave un groupe de citoyens

2 Deacuteveloppement historique de lrsquoopposition entre le νόμος la φύσιςDrsquoapregraves J de Romilly lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις prend

ses sources dans la prise de conscience de la relativiteacute des νόμοι En effet reconnaicirctre que ces derniers ne deacutetiennent pas un caractegravere universel et neacutecessaire laisse ineacutevitablement place agrave une lourde critique les νόμοι ne possegravedent aucune autoriteacute reacuteelle et seule la nature commune agrave tous les hommes doit orienter leurs comportements

Il importe de prendre un pas de recul pour saisir tout ce deacuteveloppement Comment la loi reccediloit‑elle cette empreinte relativiste dans lrsquohistoire de la Gregravece ancienne Et pourquoi la nature devient‑elle lrsquoadversaire neacutecessaire de la loi

21 Preacutemisses drsquoun problegravemeQuand laquo loi raquo signifie laquo loi divine raquo personne ne conccediloit lrsquoideacutee

drsquoune justice relative La loi divine tirant son origine drsquoecirctres

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supeacuterieurs paraicirct leacutegitimement srsquoappliquer agrave tous en tout temps Puis si lrsquoon croit que les lois humaines celles des citeacutes tirent leur origine de la loi divine alors elles reccediloivent eacuteloges et approbations comme lrsquoillustre Heacuteraclite dans ce fragment

Ceux qui parlent avec intelligence doivent ecirctre puissants gracircce agrave ce qui est commun agrave tous comme une citeacute gracircce agrave la loi (νόμωι) et beaucoup plus puissamment Car toutes les lois humaines (οἱ ἀνθρώπειοι νόμοι) se nourrissent agrave partir drsquoune seule loi divine (ἑνὸς τοῦ θείου) Car celle-ci possegravede la force de faire ce qursquoelle veut suffit agrave tout et triomphe14

Heacuteraclite reconnaicirct sans doute des diffeacuterences entre les lois humaines Mais comme il y reconnaicirct aussi du semblable et du commun provenant de la loi divine qui laquo suffit agrave tout et triomphe raquo il ne les rejette pas Au contraire les citoyens doivent combattre pour les lois de la citeacute car elles constituent leurs remparts15

Pour drsquoautres toutefois les divergences entre les coutumes frappent plus fortement Car non seulement les peuples possegravedent‑ils des mœurs opposeacutees mais chacun croit que les siennes valent davantage que celles de son voisin comme le constate Heacuterodote

Si en effet on proposait agrave tous les hommes de faire un choix parmi toutes les coutumes (νόμους) et qursquoon leur enjoignicirct de choisir les plus belles chacun apregraves mucircr examen choisirait celles de son pays tant ils sont convaincus (νομίζουσι) chacun de son cocircteacute que leurs propres coutumes sont beaucoup plus belles16

Cet ethnocentrisme constateacute par Heacuterodote ne conduit pas drsquoembleacutee agrave un rejet du νόμος au profit de la φύσις Le relativisme de lrsquohistorien preacutesente plutocirct un visage de toleacuterance Cette indulgence chez Euripide devient mecircme preacutetexte agrave une forme drsquoeacutegalitarisme entre les Grecs et les barbares

Euripide ne croit plus que les Grecs soient neacutecessairement supeacuterieurs aux barbares [hellip] Dans lrsquoensemble il semble

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

avoir plutocirct tenu agrave se montrer un esprit eacuteclaireacute en soutenant que les nomoi barbares srsquoils diffegraverent des nomoi grecs ne leur sont nullement infeacuterieurs

Dans Andromaque il est fait allusion avec meacutepris agrave lrsquoabsence de nomos des barbares ou agrave leurs nomoi diffeacuterents mais ces propos sont mis dans la bouche drsquoHermione la jeune grecque injuste qui meacuteconnaicirct la barbare Andromaque Dans Heacutelegravene une laquo coutume indigegravene raquo que Meacuteneacutelas regarde avec une surprise deacutedaigneuse a en fait sauveacute Heacutelegravene (800) Dans les Bacchantes enfin le grec arrogant et borneacute qursquoest Pentheacutee affirme la supeacuterioriteacute des Grecs sur les barbares qui ceacutelegravebrent le culte dionysiaque laquo Crsquoest qursquoils sont beaucoup moins eacuteclaireacutes que les Grecs raquo et le dieu reacutepond (484) laquo Ils le sont sur ce point davantage Autre pays autres nomoi17 raquo

En somme le relativisme drsquoHeacuterodote et drsquoEuripide preacutepare le problegraveme de lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις mais seulement en germe en puissance car ce relativisme ne conduit pas agrave la neacutegation de la valeur de la loi ou agrave la neacutegation explicite de la nature De fait crsquoest le relativisme philosophique de Protagoras qui ouvre la porte au veacuteritable deacutebat comme je le montrerai agrave lrsquoinstant18

22 Le deacutebat sophistiqueOn ne peut eacutevidemment pas agrave lrsquointeacuterieur de cet article expliquer

toutes les positions des sophistes dans le deacutebat opposant la nature et la loi Quelques bregraveves consideacuterations suffisent cependant pour cerner le contexte intellectuel dans lequel srsquoancre la figure de Calliclegraves

La position la plus eacuteloigneacutee de celle de Calliclegraves correspond sans doute agrave celle de Protagoras Prenant conscience de la relativiteacute des νόμοι le sophiste loin drsquoen faire un preacutetexte pour exalter la nature abolit tout simplement toute forme drsquoobjectiviteacute Nrsquoexiste que les νόμοι et ainsi la justice srsquoidentifie parfaitement avec le fait de leur obeacuteir laquo Le genre de choses qui agrave chaque citeacute paraissent justes (δίκαια) et belles ce sont celles‑lagrave qui le sont pour elle aussi longtemps qursquoelle les deacutecregravete (νομίζῃ)19 raquo La φύσις associeacutee plus haut agrave lrsquoobjectiviteacute

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disparaicirct lorsqursquoon considegravere agrave lrsquoinstar de Protagoras que lrsquohomme est la mesure de toutes choses

Drsquoautres sophistes prennent une position mitoyenne louant parfois la φύσις drsquoautres fois le νόμος Chez Antiphon par exemple ni le νόμος ni la φύσις ne profitent neacutecessairement et en toutes circonstances agrave lrsquohomme Lrsquoavantageux coiumlncide parfois avec la φύσις mais pas toujours comme lrsquoillustre cet exemple donneacute par Antiphon laquo le vivre en effet vient de la nature et aussi le mourir et le vivre leur vient de ce qui est utile comme le mourir de ce qui ne lrsquoest pas20 raquo Vivre est naturel et utile mais mourir bien que cela soit naturel ne profite jamais En outre bien qursquoAntiphon semble critique par rapport aux lois de sa citeacute qui agrave cause de lrsquoart rheacutetorique ne protegravegent pas reacuteellement les victimes drsquoinjustices et ne punissent pas les coupables de celles‑ci le sophiste ne paraicirct pas a priori exclure toute utiliteacute au νόμος Sa position paraicirct ainsi nuanceacutee

Calliclegraves quant agrave lui ne penchera ni du cocircteacute du νόμος comme Protagoras ni du cocircteacute de la nuance comme Antiphon Acharneacute et trancheacute crsquoest avec veacuteheacutemence qursquoil deacutefend le parti de la φύσις contre le νόμος Crsquoest cela maintenant qursquoil faut consideacuterer attentivement

3 Calliclegraves et la supreacutematie de la φύσις31 Les eacutechanges preacuteceacutedents (Gorgias et Polos)

Comme mentionneacute en introduction lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις nrsquoapparaicirct explicitement que dans la derniegravere partie du Gorgias soit celle consacreacutee agrave lrsquoeacutechange entre Socrate et Calliclegraves Mais cette opposition sous‑tend semble‑t‑il lrsquoentiegravereteacute du dialogue et se trouve deacutejagrave drsquoune certaine maniegravere en germe chez Polos Crsquoest du moins lrsquoavis de Calliclegraves Drsquoapregraves ce dernier Polos sous lrsquoinfluence de Socrate srsquoest contredit faute drsquoavoir distingueacute la justice selon la loi et la justice selon la nature En effet Polos en affirmant que subir lrsquoinjustice est pire que la commettre a parleacute selon la nature mais en accordant agrave Socrate que commettre lrsquoinjustice est plus laid que la subir a suivi la justice selon la loi

Pourquoi ces divergences Pourquoi Polos parlerait‑il parfois selon la nature parfois selon la loi De lrsquoavis de Calliclegraves Polos a dit dans un cas ce qursquoil pensait vraiment (subir lrsquoinjustice est vraiment

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

pire que la commettre) mais dans lrsquoautre cas a succombeacute agrave la honte (αἰσχύνη) en preacutetendant que commettre lrsquoinjustice est plus laid que la subir Avant de mettre de lrsquoavant lrsquoopposition entre la nature et la loi Calliclegraves distingue ainsi la franchise et la honte21 Car pour le jeune Atheacutenien parler sous lrsquoeffet de la honte crsquoest en fait parler selon le νόμος et dire ce que lrsquoon pense vraiment crsquoest reconnaicirctre la φύσις

La honte survient geacuteneacuteralement lorsqursquoon reccediloit la deacutesapprobation des autres Ce sentiment empecircche de dire et de faire ce que lrsquoon croit vraiment Qui parle sous lrsquoeffet de la honte tient les propos que ses concitoyens deacutesirent entendre et ont lrsquohabitude de promouvoir

Gorgias aussi plus tocirct dans le dialogue a succombeacute agrave la honte Vraisemblablement le rheacuteteur ne croit pas pouvoir enseigner la justice comme Meacutenon lrsquoaffirme dans le dialogue eacuteponyme22 Il affirme pourtant lrsquoinverse devant Socrate23 sans doute parce qursquoil redoute la deacutesapprobation des auditeurs preacutesents24 Gorgias conscient des mœurs et des opinions de ses auditeurs a ainsi preacutefeacutereacute conformer ses propos agrave celles‑ci plutocirct que de dire ce qursquoil croit vrai agrave savoir que la vertu ne srsquoenseigne pas mais advient plutocirct par nature25

De lrsquoavis de Calliclegraves Gorgias et Polos en somme ont eacuteteacute reacutefuteacutes faute de ne pas avoir dit ce qursquoils pensent vraiment faute de ne pas avoir parleacute selon la nature Le jeune Atheacutenien se targue quant agrave lui de dire toute la veacuteriteacute26

32 Intervention de CalliclegravesPour qui nrsquoa pas conscience de la distinction entre la nature et la

loi la contradiction survient ineacutevitablement car drsquoapregraves Calliclegraves laquo le plus souvent la nature et la loi (ἥ τε φύσις καὶ ὁ νόμος) se contredisent27 raquo Selon la nature ce qui est le plus laid est toujours ce qui est le plus mauvais subir lrsquoinjustice est toujours plus laid et plus mauvais que la commettre Selon la loi crsquoest lrsquoinverse commettre lrsquoinjustice est toujours plus laid et plus mauvais que la subir28 La contradiction est totale Or pour Calliclegraves la justice selon la nature a preacuteseacuteance sur la justice selon la loi En fait elle seule correspond agrave la veacuteritable justice

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Varia

Mais qursquoentend‑il par laquo justice selon la loi raquo et laquo justice selon la nature raquo Sur quelles preuves se base-t-il pour affirmer la supeacuterioriteacute de la justice selon la nature Que valent ses exemples Pour reacutepondre agrave ces questions il importe de suivre le raisonnement de Calliclegraves pas agrave pas

321 Le juste selon le νόμοςDe lrsquoavis de Calliclegraves qursquoest-ce que le juste selon le νόμος

Drsquoapregraves lui le deacuteterminer commande drsquoexaminer lrsquoorigine des lois et des conventions elles proviennent de la masse crsquoest‑agrave‑dire des faibles laquo le malheur est que ce sont je crois les faibles et le grand nombre auxquels est due lrsquoinstitution des lois29 raquo

Que recherche le grand nombre Quel genre de lois pose‑t‑il Les consideacuterations de Glaucon au livre II de la Reacutepublique semblent propres agrave eacuteclairer cette question Drsquoapregraves ce dernier la plupart des hommes croient que commettre lrsquoinjustice est un bien Toutefois ils reconnaissent aussi que subir lrsquoinjustice est un mal et que crsquoest mecircme un mal plus grand que le bien provenant du fait de commettre lrsquoinjustice Lrsquoexpeacuterience et la reacuteflexion conduisent ainsi les hommes agrave former un contrat chacun cegravede son droit de commettre lrsquoinjustice et par le fait mecircme se protegravege du fait de la subir30 Il y a lagrave une forme drsquoeacutegaliteacute

De lrsquoavis de Calliclegraves ce contrat et cette eacutegaliteacute ne comportent toutefois aucune leacutegitimiteacute Pire encore le grand nombre pour assurer la peacuterenniteacute de ses conventions devraient mentir effronteacutement faisant croire aux meilleurs naturels lorsqursquoils sont encore enfants que sa justice est veacuteritable et naturelle

Ceux de leurs semblables qui sont plus forts ou capables drsquoavoir le dessus ils arrivent agrave les eacutepouvanter afin de les empecirccher drsquoavoir le dessus et ils disent que crsquoest laid et injuste de lrsquoemporter sur autrui que crsquoest cela qui constitue lrsquoinjustice de chercher agrave avoir plus que les autres car comme ils sont infeacuterieurs il leur suffit je pense drsquoavoir lrsquoeacutegaliteacute 31

Autrement dit pour Calliclegraves la justice drsquoapregraves le νόμος est une fausse justice instaureacutee et maintenue par les faibles qui eacutecrasent les plus forts lorsque ces derniers sont encore au berceau Lrsquoeacuteducation

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

loin de permettre la saisie du vrai pervertit la nature des hommes les meilleurs Mais qursquoest‑ce alors que la justice veacuteritable Agrave quoi correspond la justice selon la nature

322 Le juste selon la φύσις La nature quant agrave elle ne prescrit pas lrsquoeacutegaliteacute Au contraire

laquo la nature (ἡ φύσις) reacutevegravele [hellip] que ce qui est juste crsquoest que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins et celui qui a une capaciteacute supeacuterieure sur celui qui est davantage deacutepourvu de capaciteacute32 raquo Crsquoest lagrave de lrsquoavis de Calliclegraves ce qui est conforme agrave la vraie nature du juste (κατὰ φύσιν τὴν τοῦ δικαίου)33 Voilagrave en effet la loi de la nature (νόμος τὸν τῆς φύσεως)34

La thegravese de Calliclegraves rappelle sans doute celle de Thrasymaque telle qursquoon la trouve dans la Reacutepublique agrave savoir que le juste correspond agrave lrsquointeacuterecirct du plus fort35 Cependant au‑delagrave des similitudes langagiegraveres les positions de ces Atheacuteniens diffegraverent radicalement Pour Thrasymaque en effet le juste commande lrsquoobeacuteissance aux lois puisque celles‑ci proviennent des dirigeants qui correspondent neacutecessairement aux gens les plus forts le roi est le plus fort dans une monarchie les aristocrates dans une aristocratie le peuple dans une deacutemocratie36 Ceci ne rejoint eacutevidemment pas la doctrine de Calliclegraves puisque celui‑ci reconnaicirct que les plus faibles dans la deacutemocratie deacutetiennent le pouvoir

En outre la justice concerne pour Thrasymaque neacutecessairement autrui et agir justement en ce cas ne peut pas rendre une personne heureuse Lrsquoinjustice au contraire correspondrait agrave lrsquoexcellence capable de procurer bonheur et bien‑ecirctre

Es‑tu [Socrate] si avanceacute au sujet de ce qui est juste et de la justice et de ce qui est injuste et de lrsquoinjustice que tu ignores que la justice et ce qui est juste crsquoest lagrave en reacutealiteacute un bien pour autrui crsquoest lrsquointeacuterecirct du plus fort de celui qui dirige mais un dommage personnel pour celui qui obeacuteit qui sert tandis que lrsquoinjustice est le contraire qursquoelle dirige ceux qui sont veacuteritablement ingeacutenus et qui sont justes que les dirigeacutes font ce qui est lrsquointeacuterecirct de celui qui est le plus fort et que crsquoest lui qursquoils rendent heureux en eacutetant agrave son service et pas du tout eux-mecircmes37

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Calliclegraves quant agrave lui nrsquoaffirme pas que le plus fort lorsqursquoil prend deacutemesureacutement agrave autrui tombe dans lrsquoinjustice Il reprocherait sans doute agrave Thrasymaque de ne pas avoir reacuteussi suffisamment agrave srsquoextraire du vocabulaire conventionnel Car il nrsquoy a aucune injustice agrave posseacuteder davantage quand on vaut davantage voilagrave au contraire la vraie justice source eacutevidente de bonheur Prendre agrave autrui quand on le meacuterite correspond agrave la laquo loi de la nature raquo Cette expression ne doit pas passer inaperccedilue Calliclegraves par cette derniegravere deacutegage la loi de son aspect conventionnel mais impregravegne la nature drsquoune capaciteacute prescriptive La loi de la nature est une loi objective et une nature normative

3221 Exemples agrave lrsquoappui Pour appuyer sa thegravese Calliclegraves donne quelques exemples qursquoon

peut diviser en trois Ces illustrations eacutetonnent et ont susciteacute lrsquointeacuterecirct de nombreux commentateurs38 En effet elles paraissent toutes dans une certaine mesure deacutefectueuses et semblent ainsi davantage affaiblir la thegravese de Calliclegraves que la supporter Pourquoi alors Calliclegraves les choisit‑il

32211 Le regravegne animal les citeacutes et les famillesLa loi de la nature affirme en premier lieu Calliclegraves est manifeste

en maints domaines laquo dans le reste du regravegne animal comme dans les citeacutes des hommes et dans leurs familles39 raquo Lrsquointerlocuteur de Socrate nrsquoexplique pas ces exemples40 La comparaison avec le regravegne animal paraicirct toutefois importante Comme eacutevoqueacute dans la premiegravere partie de cet article ce qursquoentend exactement Calliclegraves par laquo φύσις raquo demeure tout au long du Gorgias eacutequivoque Parle‑t‑il de la nature humaine de lrsquoanimaliteacute rationnelle Visiblement la justice qui inteacuteresse Calliclegraves ne concerne pas seulement les hommes et ne se deacuteveloppe donc pas directement en rapport agrave la raison elle srsquoeacutetend aussi au monde animal41

Par contraste le νόμος srsquoattache en propre agrave lrsquohomme car il deacutecoule de sa raison Seuls les hommes vivent sous des lois et des mœurs varieacutees De ce point de vue le λόγος comme faculteacute et comme produit de cette mecircme faculteacute ne garantit pas

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

neacutecessairement le bien de lrsquohomme drsquoougrave lrsquoexaltation de Calliclegraves pour lrsquoanimaliteacute au deacutetriment de la rationaliteacute comme le remarque A Fussi

Νόμος in turn is mainly identified with language Language of praise language of blame and writings are equated with spells and witchcraft In order to show that nature ignores justice and injustice or better that the only law of nature is that which demands the triumph of the stronger over the weaker Callicles resorts to the animal realm where we may suppose nature actualizes its own law unhampered by the spells of λόγος42

La raison de lrsquohomme doit pour Calliclegraves se mettre au service des deacutesirs Car srsquoil accorde agrave Socrate que le meilleur srsquoidentifie avec le plus intelligent il ne fait toutefois pas correspondre le plus intelligent agrave lrsquohomme modeacutereacute pouvant plier ses deacutesirs aux ordres de sa raison Le plus intelligent plutocirct crsquoest celui capable de trouver les bons moyens en vue drsquoassouvir la myriade infinie de ses deacutesirs43 Pour Calliclegraves lrsquoappeacutetit domine44 Or de ce point de vue lrsquohomme ne se distingue pas par nature de lrsquoanimal

32212 Xerxegraves et DariusEn deuxiegraveme lieu Calliclegraves preacutesente lrsquoexemple de la guerre de

Xerxegraves contre les Grecs et de celle du pegravere de ce dernier Darius contre les Scythes Lrsquoeacutevocation de ces batailles pour appuyer la validiteacute de sa loi de la nature surprend En effet les deux rois perses ont perdu leur guerre respective Or chacun drsquoeux commandait pourtant une armeacutee plus forte plus nombreuse et a priori meilleure que celle de leur adversaire Xerxegraves et Darius paraissent infirmer davantage la loi de la nature que la confirmer

La bizarrerie de lrsquoexemple de Xerxegraves frappe encore plus fortement agrave la lecture drsquoune anecdote raconteacutee par Heacuterodote Lrsquohistorien suggegravere que les Grecs auraient vaincu les Perses justement gracircce agrave leurs νόμοι Heacuterodote rapporte que Xerxegraves aurait demandeacute agrave Deacutemarate si les Grecs oseront livrer bataille contre lui malgreacute leur

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plus petit nombre Deacutemarate aurait reacutepondu par lrsquoaffirmative ce qui aurait conduit Xerxegraves agrave reacutepliquer

Srsquoils eacutetaient agrave la mode de chez nous soumis agrave lrsquoautoriteacute drsquoun seul ils pourraient par crainte de ce maicirctre se montrer plus braves qursquoils ne sont naturellement (παρὰ τὴν ἑωυτῶν φύσιν) et contraints par les coups de fouet marcher quoiqursquoen plus petit nombre contre des ennemis plus nombreux laisseacutes libres drsquoagir ils ne sauraient faire ni lrsquoun ni lrsquoautre45

Pour Xerxegraves la loi et la liberteacute deacutemocratique rendent les Grecs faibles Ceux‑ci ne peuvent agir de maniegravere coordonneacutee et courageuse nrsquoeacutetant pas sous la direction drsquoun seul homme Deacutemarate cependant aurait soutenu tout le contraire

En combat singulier [les Laceacutedeacutemoniens] ne sont infeacuterieurs agrave personne et reacuteunis en troupes ils sont les plus valeureux de tous les hommes Car srsquoils sont libres ils ne sont pas libres en tout ils ont un maicirctre la loi (νόμος)46 qursquoils redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent du moins font‑ils tout ce que ce maicirctre leur commande or il leur commande toujours (αἰεί) la mecircme chose ne fuir du champ de bataille devant aucune masse ennemie mais rester fermes agrave leur poste et y vaincre ou y peacuterir47

Il est inteacuteressant de noter ce laquo toujours raquo (αἰεί) Contrairement aux ordres drsquoun roi les commandements de la loi sont toujours les mecircmes et sont identiques pour tous Cette attache au bien commun et agrave une certaine immuabiliteacute semble ici faire la force des Grecs

Pourquoi alors Calliclegraves met‑il de lrsquoavant Xerxegraves et Darius De fait ces deux rois procircnaient une politique expansionniste Autrement dit ils posseacutedaient en eux le deacutesir drsquoavoir plus et prenaient les initiatives neacutecessaires pour combler ce deacutesir De ce point de vue ils suivent les commandements de la nature mecircme si de fait ils nrsquoobtiennent pas ce qursquoils souhaitent La nature telle que comprise par Calliclegraves nrsquoatteint pas neacutecessairement sa fin elle peut ecirctre reacuteprimeacutee par le νόμος comme crsquoest le cas agrave Athegravenes

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

32213 Le fragment de PindareEn troisiegraveme et dernier lieu Calliclegraves appuie sa thegravese par lrsquoexemple

drsquoHeacuteraclegraves qui srsquoapproprie par la force les bœufs de Geacuteryon tel que le raconte Pindare Calliclegraves cite ainsi le poegravete

La loi (νόμος) qui regravegne sur tous sur les mortels comme sur les Immortels justifie que drsquoune main entre toutes puissantes on megravene agrave bonne fin la suprecircme violence je le prouve par les exploits drsquoHeacuteraclegraves car crsquoest sans les payerhellip48

Mais le fragment de Pindare ne srsquointerpregravete pas si facilement De quelle loi parle‑t‑il Romilly preacutesente trois interpreacutetations possibles

[1] Pour Heacuterodote il srsquoagit manifestement de coutumes de rites le texte voudrait dire agrave ses yeux que les diffeacuterents groupes humains sont soumis agrave des traditions qui leur sont propres et contre lesquelles on ne saurait aller49 [2] Pour des gens comme Calliclegraves le texte voudrait dire que la loi (de nature) justifie lrsquoaction des plus forts [3] Enfin pour des commentateurs assez nombreux le texte signifierait au contraire que la regravegle divine peut parfois justifier lrsquoemploi de la violence au nom drsquoun principe plus haut50

Selon plusieurs commentateurs la troisiegraveme interpreacutetation correspond agrave la penseacutee de Pindare Crsquoest du moins lrsquoopinion de J de Romilly et de E R Dodds

But we can hardly credit the pious Pindar with this shocking opinion which seems in any case to belong to a later generation [hellip] It is a likelier guess that his νόμος is the law of Fate which for him is identical with the will of Zeus51

Pourquoi alors Calliclegraves recourt‑il agrave lrsquoautoriteacute de ce poegravete De fait Calliclegraves ne fait pas figure drsquointellectuel Il meacuteprise drsquoailleurs les philosophes et les sophistes Sans doute ainsi ne cherche‑t‑il pas agrave interpreacuteter avec parfaite exactitude les auteurs qursquoil cite On a un exemple de cela ailleurs dans le dialogue lorsqursquoil fait reacutefeacuterence agrave une piegravece drsquoEuripide52 Il compare Socrate agrave Amphion et lui‑mecircme

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agrave Zeacutethos oubliant que des deux personnages crsquoest Amphion qui ressort vainqueur

3222 Preacutecision qui est le meilleur Bien que les exemples de Calliclegraves eacutetonnent ce nrsquoest pas eux qui

retiennent lrsquoattention de Socrate Le philosophe plutocirct deacutesire savoir ce que Calliclegraves entend par le laquo meilleur raquo (βελτίων) par laquo celui qui vaut plus raquo (ἀμείνων) par le laquo supeacuterieur raquo (κρείττων)53 par le laquo plus capable raquo (δυνατώτερος) et par le laquo plus robuste raquo (ἰσχυροτέρος) Toutes ces expressions possegravedent-elles la mecircme signification

Le meilleur est‑il aussi le plus robuste selon Calliclegraves Drsquoapregraves Socrate crsquoest ce que laissaient entendre les exemples de Xerxegraves et de Darius

Crsquoest mecircme quelque chose comme cela que tu sembles avoir indiqueacute en disant que crsquoest la justice selon la nature (κατὰ τὸ φύσει δίκαιον) que les grands Eacutetats se ruent sur les petits pour cette raison qursquoils sont plus forts (κρείττους) autrement dit mateacuteriellement plus nombreux (ἰσχυρότεραι) comme si ecirctre plus fort (τὸ κρεῖττον) ecirctre plus robuste (τὸ ἰσχυρότερον) et valoir davantage (βέλτιον) eacutetait la mecircme chose 54

Calliclegraves accepte drsquoabord lrsquoidentification proposeacutee par Socrate et il reconnaicirct aussi sans peine que le grand nombre est plus fort qursquoun seul homme Mais accepter ces propositions semble devoir lrsquoobliger agrave affirmer que la loi du grand nombre soit lrsquoeacutegaliteacute correspond agrave la justice selon la nature Calliclegraves cependant rejette cette conseacutequence et revient sur ses propos les plus robustes ou les plus nombreux ne sont pas les meilleurs La supeacuterioriteacute ne srsquoobtient pas par le nombre ou les muscles

Te figures-tu que selon moi srsquoil arrive que srsquoassemble un ramassis drsquoesclaves et de gens de toute espegravece hommes indignes qursquoon les considegravere autrement que du point de vue sans doute de leur robustesse corporelle (τῷ σώματι ἰσχυρίσασθαι) ce soient des prescriptions leacutegitimes (νόμιμα) les propos de cette canaille 55

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

En accord avec une proposition de Socrate Calliclegraves soutient drsquoabord que le meilleur est intelligent (φρόνιμος) et ajoute ensuite qursquoil est aussi courageux et viril (ἀνδρεῖος) Lrsquointelligence qui inteacuteresse Calliclegraves ne correspond certainement pas agrave celle mise geacuteneacuteralement de lrsquoavant par Socrate Pour Calliclegraves comme il a eacuteteacute mentionneacute plus haut la raison ne vaut que comme moyen pour reacutepondre aux diffeacuterents deacutesirs La racine de la justice naturelle reacuteside en fait dans lrsquoimmodeacuteration dans le deacutesir drsquoavoir toujours plus autrement dit dans la πλεονεξία

Socrate reacutefutera finalement le fait que le bonheur puisse reacutesider dans la πλεονεξία Examiner tous les arguments du philosophe susciterait certainement lrsquointeacuterecirct mais cela ne concerne pas immeacutediatement lrsquoobjectif de cet article En terminant il paraicirct plutocirct pertinent de srsquoattarder sur une contradiction interne chez Calliclegraves drsquoun cocircteacute il se fait lrsquoennemi jureacute de la deacutemocratie mais de lrsquoautre comme le reacutepegravete souvent Socrate il se soucie toujours drsquoaccorder ses propos avec ceux du δῆμος

Mais il y a une chose dont en toute occasion je me rends compte agrave ton sujet crsquoest que quelles que soient tes hautes capaciteacutes tout ce que tes deux aimeacutes peuvent bien dire et quelque opinion qursquoils professent sur ce qui en est des choses tu es incapable de dire le contraire mais te voilagrave retourneacute sens dessus dessous Que dans lrsquoAssembleacutee agrave telle chose que tu auras dite ton bien‑aimeacute je veux dire le Peuple drsquoAthegravenes (ὁ δῆμος ὁ Ἀθηναίων) nie qursquoil en soit de la sorte aussitocirct retourneacute tu dis ce que veut celui‑ci56

Quel sens donner agrave ces remarques de Socrate Si le philosophe dit vrai comment Calliclegraves peut‑il alors se targuer de meacutepriser le grand nombre Comment peut‑il concevoir que le bonheur neacutecessite le rejet du νόμος Est-il oui ou non deacutemocrate

33 Lrsquoaristocrate amoureux du δῆμοςCalliclegraves dans sa harangue contre le νόμος critique de faccedilon

veacuteheacutemente la deacutemocratie systegraveme dans lequel drsquoapregraves lui les esclaves deacutetiennent le pouvoir Amis drsquooligarques notamment de

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Deacutemos le fils de Prylampe57 le jeune disciple de Gorgias envie tout comme Polos la vie des tyrans

Mais que vienne agrave paraicirctre jrsquoimagine un homme ayant le naturel (φύσιν) qursquoil faut voilagrave par lui tout cela secoueacute mis en piegraveces il srsquoest eacutechappeacute il foule aux pieds nos formules nos sorcelleries nos incantations et nos lois (νόμους) qui toutes sans exception sont contraires agrave la nature notre esclave srsquoest insurgeacute et srsquoest reacuteveacuteleacute maicirctre58

Mais alors qursquoil recommande comme le montre ce dernier passage de pieacutetiner le νόμος et de srsquoen distancer il reproche pourtant justement agrave Socrate de ne pas assez connaicirctre les lois et les coutumes drsquoAthegravenes La philosophie en effet ne permet pas de devenir un καλὸς κἀγαθός

Supposons en effet que fucirct‑il doueacute drsquoun excellent naturel (εὐφυὴς) il se soit adonneacute agrave la philosophie au-delagrave mecircme de la jeunesse forceacutement le reacutesultat aura eacuteteacute qursquoil nrsquoa plus aucune expeacuterience de tout ce dont lrsquoexpeacuterience est indispensable quand on veut devenir un homme accompli (καλὸν κἀγαθὸν) et bien consideacutereacute Crsquoest un fait que le philosophe perd toute expeacuterience des lois (τῶν νόμων) qui sont celles de la citeacute du langage dont il faut user dans les conventions aussi bien priveacutees que publiques que comportent les relations humaines59

Le premier long monologue de Calliclegraves commence donc par un rejet complet du νόμος mais se termine eacutetonnamment par une reacuteinteacutegration de celui‑ci Car sa critique de la philosophie va de pair avec une louange de lrsquoart politique deacutemocratique et du sens de la convention

En quoi est‑ce un problegraveme que le philosophe ne connaisse pas les lois Ce dernier ne maicirctrisant pas lrsquoart politique ne sait pas parler devant le δῆμος que ce soit en assembleacutee ou devant les tribunaux Incapable de se deacutefendre contre le grand nombre un Socrate ne peut qursquoineacutevitablement subir lrsquoinjustice et ce jusqursquoagrave une eacuteventuelle condamnation agrave mort

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

Maintenant vois‑tu suppose que srsquoeacutetant saisi de toi ou de tel autre de tes pareils on vous traicircne en prison en vous preacutetendant coupables drsquoun crime dont vous ne seriez nullement coupables ne sais‑tu pas bien que toi tu serais incapable de te tirer drsquoaffaire Mais non le vertige te prendrait tu serais lagrave bouche beacutee sans trouver que dire et le jour ougrave tu te preacutesenterais agrave la barre du tribunal rencontrant en face de toi un accusateur plein de malveillance et de perversiteacute tu serais mis agrave mort srsquoil lui plaisait de requeacuterir la mort contre toi60

Au contraire de la philosophie la rheacutetorique elle permet de se deacutefendre devant les tribunaux et permet donc ne pas subir lrsquoinjustice Lagrave reacuteside lrsquointeacuterecirct de Calliclegraves pour cette derniegravere Crsquoest parce que celui‑ci nrsquoest pas lrsquohomme supeacuterieur qursquoil a deacutepeint celui capable de briser les νόμοι qursquoil se voit contraint de flatter le peuple et de parler comme lui Il recircve de commettre lrsquoinjustice mais dans sa meacutediocriteacute il se contente drsquoeacuteviter de la subir comme finalement tous les autres hommes La justice selon la nature deacutecrite par Calliclegraves ne prend forme nulle part comme il lrsquoa lui‑mecircme deacutemontreacute par ses exemples rateacutes Elle est un ideacuteal impossible et paraicirct de ce fait nrsquoavoir rien de bien naturel

Calliclegraves en somme se trouve en contradiction avec lui‑mecircme et ce comme la majoriteacute des hommes ceux‑lagrave mecircmes qursquoil blacircme La plupart des gens srsquoopposent agrave lrsquoinjustice agrave cause de leurs injustices agrave lrsquoeacutegoiumlsme agrave cause mecircme de leur eacutegoiumlsme Ainsi on srsquoabstient de commettre lrsquoinjustice simplement pour ne pas avoir agrave subir celle des autres Drsquoune certaine maniegravere tous acceptent le contrat commun deacutepeint par Glaucon dans la Reacutepublique mais tous recircvent de lrsquoanneau de Gygegraves moyen par lequel un homme pourrait se deacutegager dudit contrat

ConclusionLe deacutebat opposant le νόμος et la φύσις sous-tend une contradiction

entre la convention et la reacutealiteacute objective Protagoras parmi les sophistes prend le parti du νόμος et abolit en un certain sens la φύσις puisqursquoil ne reconnaicirct aucune reacutealiteacute objective derriegravere les opinions La plupart des autres sophistes61 soutiennent des positions mitoyennes

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priorisant parfois la φύσις drsquoautres fois le νόμος Calliclegraves nrsquoeacutetant pas un sophiste choisit une thegravese plus trancheacutee et certainement tregraves amorale il ne reconnaicirct aucune leacutegitimiteacute au νόμος et deacutefend une justice naturelle dans laquelle le meilleur possegravede davantage et dans laquelle rien ne limite les deacutesirs de celui‑ci

Toutefois comme il a eacuteteacute dit Calliclegraves ne paraicirct pas croire que sa loi de la nature puisse advenir au moins pour lui‑mecircme En effet alors qursquoil procircne la reacutevolte contre les lois et la masse des faibles il se trouve incapable de contredire le peuple atheacutenien et se voit degraves lors contraint de le flatter Alors qursquoil recircve de pouvoir et de domination il suit le conseil qursquoil donne agrave Socrate et accepte le poste du dernier des esclaves il exerce en un certain sens le meacutetier de Mysien62

1 Platon Gorgias trad L Robin Saint‑Armand Gallimard 1950 482e2 Aristote Reacutefutations sophistiques trad L‑A Dorion Paris Vrin 1995

173a5 Je souligne3 L‑A Dorion Les reacutefutations sophistiques Paris Vrin 1995 p 306

note 2064 W K C Guthrie The Sophists Great Britain Cambridge Cambridge

University Press 1971 p 605 P Chantraine Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque Paris

Klincksieck 2009 p 7146 Ibid p 1727 G Br Kerferd Le mouvement sophistique Paris Vrin 1999 p 1728 J De Romilly La loi dans la penseacutee grecque Paris Les Belles lettres

2002 p 139 M Ostwald Nomos and the beginnings of the Athenian Democracy

Oxford (Geat Britain) Oxford at the Clarendon Press 1969 p 55 10 Idem11 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais Paris Hachette p 210812 G Br Kerferd op cit p 17113 Deacutemocrite DK 55 A 49 dans H Diels Die Fragmente der Vorsokratiker

Berlin Weidmann 1903 p 318 (Je traduis) 14 Heacuteraclite DK 12 B 114 dans H Diels op cit p 82 (je traduis) 15 Ibid DK 12 B 44 dans H Diels op cit p 7316 Heacuterodote Histoires trad J De Romilly III 38 dans J De Romilly

op cit p 59

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

17 J De Romilly op cit p 56‑5718 Ibid p 7119 Platon Theacuteeacutetegravete trad M Narcy Paris Flammarion 2011 167c20 Antiphon DK 80 B 44A trad M‑L Desclos Paris Flammarion

2009 p 19821 Platon Gorgias op cit 482c‑e22 Platon Meacutenon op cit 95c23 Platon Gorgias op cit 460a24 Ibid 458b‑c25 Conception que lrsquoon retrouve chez Meacutenon lrsquoun de ses disciples Cf

Platon Meacutenon trad M Canto‑Sperber Paris Flammarion 2001 71c26 Platon Gorgias op cit 484c27 Ibid 482e28 Ibid 483a‑b29 Ibid 483b30 Platon Reacutepublique trad P Pachet Paris Gallimard 1993 358e‑359a31 Platon Gorgias op cit 483b‑c32 Ibid 483d33 Ibid 483e34 Idem35 Platon Reacutepublique op cit 38c36 Ibid 338d‑339a37 Platon Reacutepublique op cit 343b‑d (je souligne)38 Cf en particulier A Fussi laquo Calliclesrsquo Examples of νόμος τῆς φύσεως

in Platorsquos Gorgias raquo in Graduate Faculty Philosophy Journal vol 19 no 1(1996) et E Safty laquo Les difficulteacutes drsquointerpreacutetation de lrsquoargument du plus fort dans le discours de Calliclegraves sur la justice raquo dans Polis vol 31 no 1 2014

39 Platon Gorgias op cit 483d40 Surtout dans le cas des citeacutes puisqursquoil vient de dire que les plus faibles

deacutetiennent au moins agrave Athegravenes le pouvoir41 Et crsquoest agrave se demander si Calliclegraves nrsquoaccepterait pas de lrsquoeacutetendre

jusqursquoau monde veacutegeacutetal et mineacuteral comprenant ainsi la nature dans son ensemble Quoi qursquoil en soit cela nrsquoest pas sans rappeler la conception de la nature drsquoAntiphon

42 A Fussi loc cit p 12243 Platon Gorgias op cit 491e‑492a44 Le meilleur nrsquoest domineacute par personne mecircme pas par lui‑mecircme (par

sa raison)

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45 Heacuterodote Histoires trad Romilly VII 103 dans J De Romilly op cit p 19

46 Comme le note Jacqueline de Romilly lrsquoallusion au laquo νόμος δεσπότης raquo renvoie sans doute au ceacutelegravebre fragment de Pindare qui sera abordeacute tout de suite apregraves cette section Cf J De Romilly op cit p 63

47 Ibid 10448 Platon Gorigas op cit 484b49 Cf Heacuterodote Histoires III 39 50 J De Romilly op cit p 6651 E R Dodds laquo Commentary raquo in Plato Gorgias Great Britain Oxford

Calendron Press 1992 p 27052 Platon Gorgias op cit 485e‑486a53 Ces trois premiegraveres expressions correspondent en fait aux trois

comparatifs de laquo ἀγαθός raquo54 Platon Gorigas op cit 488c55 Ibid 488c56 Ibid 481d‑e57 Ibid 481d58 Ibid 484a59 Ibid 484c‑d60 Ibid 486a‑c61 Sauf lrsquoAnonyme de Jamblique62 Cf Platon Gorgias op cit 521b

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Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagandeseacuteBastien lacroix Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Si nous entrons dans une egravere post‑factuelle cela nrsquoest pas une fataliteacute Pour nous en sortir Harry Frankfurt nous propose de consideacuterer la bullshit comme une reacutealiteacute conceptuellement distincte du mensonge ou de la veacuteriteacute Dans sa reacuteponse agrave Frankfurt G A Cohen met de lrsquoavant une autre forme de bullshit preacutedominante selon lui dans le monde acadeacutemique europeacuteen Quant agrave lui le philosophe du langage Jason Stanley mobilise les outils conceptuels de sa sous-discipline afin de srsquoattaquer agrave lrsquoeacutepineux problegraveme de la propagande fleacuteau des deacutemocraties libeacuterales Dans le cadre de ce texte je me pencherai sur les liens entre les conceptions de la bullshit de Frankfurt et de Cohen drsquoun cocircteacute ainsi que le concept de propagande deacuteveloppeacute par Stanley de lrsquoautre Apregraves avoir preacutesenteacute les diffeacuterents eacuteleacutements en jeu je tenterai de reacutepondre agrave la question suivante toute propagande est‑elle de la bullshit

IntroductionLes eacutevegravenements politiques internationaux de 2016 sont derriegravere

nous mais ils faccedilonnent encore le monde dans lequel nous vivons Entre le Brexit et lrsquoeacutelection de Donald Trump agrave la preacutesidence des Eacutetats‑Unis drsquoAmeacuterique il nrsquoest pas rare drsquoentendre des analyses selon lesquelles nous serions entreacutes dans une egravere post‑factuelle Que lrsquoon rejette cette affirmation ou qursquoon y soit sympathique cela ne change pas le fait que meacutedias commentateurs et politiciens sont deacutesormais engageacutes dans une seacuterie de deacutebats dans lesquels faits opinions et valeurs srsquoentremecirclent Si certains auteurs nous font des propositions normatives afin de nous permettre de retrouver la raison1 drsquoautres

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deacuteveloppent des outils conceptuels descriptifs qui demandent ensuite agrave ecirctre appliqueacutes

Crsquoest notamment ce que fait le grand philosophe ameacutericain Harry Frankfurt dans son essai programmatique On Bullshit2 Publieacute initialement en 1986 dans le Raritan Quarterly Review ce court texte nous propose de consideacuterer la bullshit3 non pas comme une forme de mensonge mais comme une reacutealiteacute conceptuellement distincte du mensonge ou de la veacuteriteacute Cette conceptualisation nrsquoest pas accepteacutee par tous Dans sa reacuteponse agrave Frankfurt G A Cohen fondateur du marxisme analytique met de lrsquoavant une autre forme de bullshit preacutedominante selon lui dans le monde acadeacutemique europeacuteen4 Dans un livre plus reacutecent le philosophe du langage Jason Stanley mobilise les outils conceptuels de sa sous-discipline afin de srsquoattaquer agrave lrsquoeacutepineux problegraveme de la propagande5 Ce terrain ayant historiquement eacuteteacute laisseacute aux philosophes continentaux il est tregraves inteacuteressant de voir ce que la philosophie analytique a agrave dire agrave propos de ce sujet drsquoactualiteacute

Dans le cadre de ce texte je me pencherai drsquoun cocircteacute sur les liens entre les conceptions de la bullshit de Frankfurt et de Cohen et de lrsquoautre sur le concept de propagande deacuteveloppeacute par Stanley La mise en relation de ces auteurs nrsquoest pas fortuite Tout drsquoabord Frankfurt et Cohen sont en dialogue agrave propos du concept de bullshit Quant au concept de propagande il est inteacuteressant de le comparer avec celui de bullshit dans la mesure ougrave les deux servent une fonction sociale similaire duper autrui Comme nous le verrons cette duperie peut prendre diffeacuterentes formes Dans la premiegravere partie de cet article je preacutesenterai les diffeacuterents eacuteleacutements en jeu puis je tenterai dans la seconde partie de reacutepondre agrave la question suivante toute propagande est‑elle de la bullshit Comme nous le verrons il serait trop fort drsquoaffirmer que toute propagande est de la bullshit bien que des liens eacutevidents puissent ecirctre observeacutes entre ces concepts

1 Bullshit et propagande quelques deacutefinitions11 Qursquoest-ce que la bullshit

Comme indiqueacute ci‑haut il existe au moins deux grandes conceptions de la bullshit Toutes deux sont inspireacutees des deux

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deacutefinitions de ce terme dans lrsquoOxford English Dictionary (OED) le dictionnaire anglophone par excellence Tel que citeacute par Cohen le nom commun laquo bullshit raquo est deacutefini comme laquo 1 nonsense rubbish 2 trivial or insincere talk or writing6 raquo Deacutebutons par lrsquoanalyse de la seconde deacutefinition qui correspond agrave la conception frankfurtienne de la bullshit

111 FrankfurtDans son court essai Frankfurt commence par tracer les

contours conceptuels de la bullshit La comparant avec le concept de humbug deacuteveloppeacute par Max Black7 puis avec les termes connexes issus du OED Frankfurt en vient au cœur de son argumentaire afin de bien comprendre la bullshit celle‑ci doit ecirctre mise en relation avec le mensonge De natures diffeacuterentes tous deux sont des formes de travestissements (misrepresentations)8 Le mensonge travestit agrave la fois le veacuteritable eacutetat drsquoesprit du locuteur ainsi que le sujet de discussion En effet en disant le contraire de ce qursquoil croit vrai le locuteur tente de nous duper agrave la fois en ce qui a trait agrave la valeur de veacuteriteacute de son eacutenonceacute et en ce qui concerne son eacutetat drsquoesprit puisqursquoil agit comme srsquoil croyait son propre mensonge Lrsquoacte de mentir peut conseacutequemment se deacutefinir comme le fait drsquoinseacuterer un (ou des) eacuteleacutement(s) faux dans un systegraveme de croyances par ailleurs vraies Gracircce agrave cette insertion le menteur peut eacuteviter les conseacutequences qui deacutecouleraient de la veacuteriteacute9 Il doit donc avoir une vision particuliegravere et preacutecise de la situation ainsi qursquoun certain souci pour la veacuteriteacute En effet comment nier celle‑ci si lrsquoon ne srsquoen soucie pas Pour nier la veacuteriteacute encore faut‑il croire la connaitre Mentir demande donc une certaine rigueur un certain savoir‑faire technique (craftsmanship)10

Agrave lrsquoopposeacute le creacuteateur de bullshit se caracteacuterise par son insouciance par rapport agrave la veacuteriteacute En effet selon Frankfurt la bullshit pose problegraveme non pas en raison de sa valeur de veacuteriteacute neacutegative mais parce qursquoelle est inauthentique (phony) dans son mode de production11 Pour reprendre lrsquoexpression consacreacutee laquo to bullshit your way through raquo requiert essentiellement une forte neacutegligence envers la veacuteriteacute12 La bullshit est conccedilue sans eacutegards agrave la veacuteriteacute ce qui permet plus de liberteacute drsquoaction agrave son creacuteateur qursquoau menteur En ce

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sens la creacuteation de bullshit est davantage un art13 Il est possible que le creacuteateur de bullshit ne travestisse pas son veacuteritable eacutetat drsquoesprit ni lrsquoobjet de son discours mais il deacuteforme ce qursquoil fait (his entreprise) Par ses actes de langage il veut dissimuler son insouciance agrave lrsquoeacutegard de la veacuteriteacute et projeter lrsquoapparence de sinceacuteriteacute Crsquoest ainsi qursquoon rejoint la seconde deacutefinition offerte par lrsquoOED laquo insincere talk or writing raquo Par son insinceacuteriteacute le creacuteateur de bullshit deacutesire faire cadrer ses paroles avec son objectif de duperie peu importe comment cela deacutecrit la reacutealiteacute empirique

Or cette insouciance caracteacuteristique de la bullshit pose des problegravemes majeurs Comme lrsquoaffirme ailleurs Frankfurt la preacuteservation de nos socieacuteteacutes civiliseacutees requiert une information factuelle fiable et des agents ayant confiance en leurs institutions de savoir14 La veacuteriteacute est importante en raison de son utiliteacute pratique de ce qursquoelle apporte concregravetement dans nos vies individuelles et collectives15 On ne peut toleacuterer que des agents centraux de nos socieacuteteacutes ne srsquoen soucient pas Pourtant une partie importante de nos interactions sociales semblent dicteacutees par un souci ineacutegal de la veacuteriteacute Ainsi en va‑t‑il par exemple des campagnes publicitaires des relations publiques manufactureacutees par des conseillers professionnels ou du comportement eacutelectoraliste et populiste de certains politiciens Dans leurs fonctions professionnelles respectives ces divers groupes deacutemontrent un souci de veacuteriteacute infeacuterieur agrave celui de leurs concitoyens En effet sans mentir agrave plate couture leur objectif est de ne mettre lrsquoaccent que sur une facette drsquoune situation donneacutee Crsquoest notamment le cas des publiciteacutes drsquoautomobiles qui insistent sur la vitesse la seacutecuriteacute ou le caractegravere luxueux du veacutehicule mais eacutevacuent tous ses aspects neacutegatifs

112 CohenParu initialement en 2002 le texte de G A Cohen se veut une

reacuteponse agrave la conceptualisation de la bullshit offerte par Frankfurt Selon Cohen on ne peut se contenter drsquoune deacutefinition de la bullshit en tant que discours insincegravere il nous faut aussi nous inteacuteresser agrave la premiegravere deacutefinition issue de lrsquoOED selon laquelle la bullshit est de la camelote des absurditeacutes (laquo nonsense rubbish raquo) Cette forme

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de bullshit qui serait plus reacutepandue dans les domaines acadeacutemiques que dans les discours sociaux est un reacutesultat plutocirct qursquoune activiteacute comme chez Frankfurt En ce sens Cohen srsquointeacuteresse au texte final produit par le creacuteateur de bullshit (le reacutesultat) plutocirct qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoesprit (lrsquoactiviteacute) de ce dernier Un texte est de la bullshit au sens de Cohen srsquoil preacutesente un manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir (unclarifiable unclarity)16 Un tel discours est impossible agrave eacuteclaircir non seulement srsquoil est obscur mais srsquoil nrsquoest pas possible de le rendre non obscur ou clair17 Quant au manque de clarteacute il peut se situer agrave diffeacuterents niveaux une assertion peut intrinsegravequement manquer de clarteacute elle peut ecirctre obscure en raison du contexte ou ne pas montrer en quoi lrsquoassertion suivante deacutecoule de cette assertion‑ci18 Selon Cohen ce type de bullshit occuperait une place centrale en philosophie franccedilaise ougrave le manque de clarteacute est ceacuteleacutebreacute comme un signe de profondeur intellectuelle Ces textes de philosophie franccedilaise seraient impossibles agrave eacuteclaircir dans la mesure ougrave ils respectent le critegravere suffisant du manque de clarteacute la plausibiliteacute de lrsquoeacutenonceacute nrsquoest pas modifieacutee par lrsquoajout ou le retrait drsquoune neacutegation Pour le dire autrement le manque de clarteacute de ces eacutenonceacutes est tel qursquoon ne peut les reconstruire de maniegravere intelligible et qursquoune telle reconstruction nrsquoest ni plus ni moins plausible lorsqursquoune neacutegation y est ajouteacutee ou retireacutee Cela rappelle la fameuse discussion de John Searle avec Michel Foucault qui admettait volontiers que pour ecirctre pris au seacuterieux tout texte philosophique en France devait ecirctre obscur agrave un certain niveau qursquoil eacutevaluait agrave au moins 10 Selon Searle Pierre Bourdieu eacutevaluait ce standard plutocirct agrave 20 19

Eacutevidemment cette forme de bullshit nrsquoest pas exclusive agrave la philosophie franccedilaise elle existe partout dans le monde universitaire Citant une conversation priveacutee avec Michael Otsuka professeur agrave la London School of Economics (LSE) Cohen eacutecrit

Many academics [hellip] are disposed to produce the unclarifiable unclarity that is bullshit not because they are aiming at unclarifiable unclarity but rather because they are aiming at profundity [hellip] By aiming at profundity these academics tend to produce obscurity But they do not aim at obscurity not even as a means of generating profundity20

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En reacuteponse agrave ces nouvelles ideacutees Frankfurt avoue volontiers nrsquoavoir abordeacute qursquoune partie du concept de bullshit21 Il croit cependant avoir analyseacute la forme de bullshit la plus politiquement et socialement probleacutematique alors que la bullshit identifieacutee par Cohen se cantonne agrave lrsquounivers acadeacutemique

12 Qursquoest-ce que la propagande Apregraves avoir preacutesenteacute les deux conceptions majeures de la bullshit

il faut maintenant nous tourner vers le concept de propagande deacuteveloppeacute par Jason Stanley dans How Propaganda Works22 Deux couples conceptuels sont au cœur de cette ideacutee

Premiegraverement Stanley fait la distinction entre deux types de propagande Drsquoun cocircteacute il y aurait la propagande positive deacutefinie comme laquo a contribution to public discourse that is presented as an embodiment of certain ideals yet is of a kind that tends to increase the realization of those very ideals by either emotional or other nonrational means23 raquoLa caracteacuteristique principale de cette forme de propagande est qursquoelle srsquoinscrit dans la mecircme viseacutee que lrsquoideacuteal qursquoelle repreacutesente Cependant elle en fait la promotion par des moyens eacutemotionnels sentimentaux ou autrement non rationnels plutocirct qursquoagrave lrsquoaide drsquoarguments rationnels auxquels nous sommes en droit de nous attendre dans le cadre drsquoune deacutemocratie libeacuterale Lrsquoutilisation de lrsquohistoire du drapeau ou de lrsquohymne national drsquoun pays afin de promouvoir le patriotisme et le sentiment drsquoappartenance est un exemple de propagande positive24 De lrsquoautre cocircteacute Stanley nous preacutesente une forme beaucoup plus probleacutematique de propagande dite minante Il la deacutefinit comme laquo a contribution to public discourse that is presented as an embodiment of certain ideals yet is of a kind that tends to erode those very ideals25 raquo Ce type de propagande est caracteacuteriseacutee par lrsquoambivalence du discours qui drsquoun cocircteacute se positionne en faveur drsquoun ideacuteal particulier tout en deacutefendant de lrsquoautre cocircteacute des mesures qui srsquoy opposent Par exemple tout en se preacutesentant comme favorables agrave lrsquoeacutegaliteacute certains acteurs publics promeuvent ou adoptent des politiques publiques qui ont pour effet drsquoaccroitre les ineacutegaliteacutes socio‑eacuteconomiques Certaines mesures qui semblent neutres agrave premiegravere vue ont pour effet de viser une seule

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cateacutegorie de personne Pensons agrave lrsquoideacutee selon laquelle les employeacute‑e‑s de la fonction publique ne devraient pas porter de signes religieux ostentatoires Sous le couvert drsquoune politique publique neutre et eacutegalitariste srsquoappliquant agrave toutes et tous sans discrimination on vient dans les faits srsquoattaquer seulement agrave certains courants religieux minoritaires (notamment les femmes musulmanes et les hommes juifs ou sikhs) On peut donc dire que cette forme pernicieuse de propagande infiltre les discours politiques publics au deacutetriment de groupes minoritaires deacutejagrave marginaliseacutes

Avant drsquointroduire le second couple conceptuel certains concepts preacutealables doivent ecirctre deacutefinis Le premier de ceux-ci est la base commune neacutecessaire agrave la discussion Cette derniegravere constitue la trame de fond de la discussion les locuteurs nrsquoont pas besoin de srsquoy reacutefeacuterer pour savoir qursquoelle existe26 Elle est faite drsquoeacuteleacutements sociaux politiques et culturels propres agrave chaque socieacuteteacute et apprendre les codes de la base commune drsquoune nouvelle socieacuteteacute demande temps et efforts Par exemple si je dis agrave un Queacutebeacutecois que laquo le rapatriement de la Constitution srsquoest deacuterouleacute en 1982 raquo mon interlocuteur devrait normalement savoir que je parle de la Constitution canadienne Cette partie du message nrsquoa pas agrave ecirctre eacutenonceacutee pour ecirctre transmise puisque ce fait historique fait partie de notre base commune de discussion Selon Stanley les eacuteleacutements de la base commune doivent y ecirctre ajouteacutes en respectant le concept de position originelle Deacuteveloppeacute par John Rawls27 le concept de position originelle est la premiegravere eacutetape de lrsquoexpeacuterience de penseacutee lui permettant de deacutevelopper sa theacuteorie de la justice Lorsque nous nous situons dans la position originelle nous sommes placeacutes sous un laquo voile drsquoignorance raquo en vertu duquel nous ignorons tout de nos attributs personnels Appartenance sexuelle raciale ethnoculturelle linguistique compeacutetences particuliegraveres en matheacutematiques en sport ou en sciences orientation sexuelle situation socio‑eacuteconomique etc tous nos attributs nous sont inconnus Selon Rawls nous ne pouvons reacutefleacutechir aux principes fondamentaux de la justice sociale que lorsque nous nous imaginons ainsi deacutepourvus de nos caracteacuteristiques personnelles De mecircme pour Jason Stanley lorsque nous ajoutons des eacuteleacutements agrave la base commune de la discussion nous devons le faire en ignorant nos

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attributs et ceux de notre interlocuteur ndash tout ce qui compte crsquoest que nous soyons issus de la mecircme culture socieacutetale

Ainsi lrsquoideacuteal central de deacutebats dans nos forums politiques publics doit ecirctre laraisonnabiliteacute qui laquo requires any contribution to political discussion [hellip] to be ldquojustifiablerdquo to all of those under whose purview it falls28 raquo Toute proposition politique doit pouvoir se justifier aupregraves de tous les citoyens peu importe les doctrines compreacutehensives ndash religieuses ou philosophiques ndash qursquoils adoptent Crsquoest en ce sens qursquoune politique publique discriminatoire sur le plan racial religieux ou ethnique ne peut ecirctre toleacutereacutee dans nos socieacuteteacutes libeacuterales deacutemocratiques Pour que la raisonnabiliteacute soit maintenue il faut instiller chez les individus un sentiment drsquoempathie envers leurs concitoyens Ils doivent ecirctre capables de se projeter dans la situation drsquoautrui drsquoadopter une attitude agrave la deuxiegraveme personne (second-personal attitude)29 Une telle attitude est caracteacuteriseacutee par lrsquoempathie neacutecessaire agrave notre compreacutehension de lrsquoautre si lorsque nous sommes placeacutes dans sa position nous ressentons que la proposition politique dont nous discutons est injuste alors il nous faut la consideacuterer comme injuste Dans une deacutemocratie libeacuterale les sentiments moraux doivent ecirctre cultiveacutes afin de maintenir cette empathie qui sous-tend lrsquoideacuteal normatif de raisonnabiliteacute

Pourquoi faire grand cas de ces principes Crsquoest qursquoils sont essentiels au second couple conceptuel central chez Stanley soit la distinction entre lrsquoat-issue content (AIC) et le not-at-issue content (NAIC)30 LrsquoAIC est ce qui est affirmeacute directement par nos eacutenonceacutes Chaque eacutenonceacute est une proposition au sens premier du terme crsquoest‑agrave‑dire que lrsquoAIC de tout eacutenonceacute est quelque chose que nous proposons drsquoajouter agrave la base commune de la discussion Notre interlocuteur est toujours en position de contester notre proposition ce qui entrainera un deacutebat Quant au NAIC il ne fonctionne pas de la mecircme faccedilon Non seulement est‑il directement ajouteacute agrave la base commune mais il ne peut ecirctre contesteacute par notre interlocuteur qursquoau prix de changer le sujet de discussion Il nrsquoest pas eacutenonceacute mais agit comme un preacutesupposeacute En drsquoautres termes le NAIC est introduit subrepticement dans la base commune sans que notre interlocuteur ne puisse srsquoy opposer Par exemplecrsquoest ainsi que le gouvernement

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de Jean Charest et le PLQ de 2012 ont pu parler ad nauseam laquo de violence et drsquointimidation raquo mots qui devinrent synonymes de la gregraveve eacutetudiante31 et des manifestations nocturnes qui deacuterangeaient le centre‑ville de Montreacuteal32 Le mecircme processus est en jeu lorsque nous utilisons lrsquoexpression laquo aide meacutedicale agrave mourir raquo plutocirct qursquolaquo euthanasie raquo pour parler de lrsquoacte drsquoun meacutedecin mettant fin agrave la vie drsquoun patient agrave la demande de celui‑ci En reacutepeacutetant les mecircmes mots en faisant toujours les mecircmes associations on reacuteussit agrave creacuteer de nouveaux sens qui integravegrent la base commune en tant que NAIC Dans la mesure ougrave ce contenu sert agrave diminuer lrsquoempathie que nous ressentons envers certains groupes deacutejagrave marginaliseacutes ndash les manifestants les eacutetudiants ndash le NAIC peut avoir pour effet de contrecarrer la raisonnabiliteacute du discours public Lorsque cela se produit il devient une forme de propagande minante qui preacutetend avancer un ideacuteal deacutemocratique tout en participant agrave son eacuterosion Quant agrave lrsquoexemple de lrsquoaide meacutedicale agrave mourir il peut srsquointerpreacuteter de maniegravere opposeacutee selon que lrsquoon est partisan ou opposant de la nouvelle leacutegislation En effet pour un partisan de lrsquoaide meacutedicale agrave mourir ce terme pourrait ecirctre consideacutereacute comme une forme de propagande positive puisqursquoil fait appel agrave des arguments eacutemotionnels (la notion drsquolaquo aide raquo) pour adoucir nos sentiments anti‑euthanasie Inversement pour un opposant aux nouvelles lois queacutebeacutecoise et canadienne ce vocable cache le vrai problegraveme et a des conseacutequences contraires aux valeurs promues Ici le NAIC peut avoir une fonction positive (pour le partisan) ou neacutegative (pour lrsquoopposant) Dans les deux cas il semble cependant que la notion drsquolaquo aide raquo meacutedicale agrave mourir passe directement dans la base commune ne pouvant ecirctre contesteacutee qursquoau prix de changer le sujet de discussion il srsquoagit donc drsquoun NAIC

2 Toute propagande est-elle de la bullshit Les concepts cleacutes eacutetant maintenant deacutefinis nous pouvons nous

tourner vers la question de recherche au cœur de ce texte toute propagande est‑elle de la bullshit Ayant conceptualiseacute deux formes distinctes de bullshit il conviendra de reacutepondre agrave cette question en deux temps Jrsquoexaminerai tout drsquoabord la possibiliteacute que toute

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propagande soit de la bullshit au sens de Frankfurt puis je me poserai la question en ce qui a trait agrave la bullshit selon Cohen

21 Liens avec la bullshit selon FrankfurtAgrave premiegravere vue il peut sembler que toute propagande soit

effectivement une forme de bullshit telle qursquoentendue par Frankfurt En effet il semble a priori que les creacuteateurs de bullshit dans leur insinceacuteriteacute et leur deacutesir de travestir ce qursquoils font sont des propagandistes en puissance Prenons un exemple issu du premier cas de propagande celui de la propagande positive Si un politicien vante les meacuterites de la geacuteographie drsquoun pays dans le but de faire eacuteclore un sentiment de fierteacute nationale33 alors il srsquoengage clairement dans une forme de propagande positive ougrave lrsquoideacuteal de patriotisme est favoriseacute par un discours eacutemotif non rationnel34 En mecircme temps il est tout agrave fait possible qursquoil soit en train de creacuteer de la bullshit srsquoil ne croit pas sincegraverement ce qursquoil eacutenonce35 Si son discours ceacuteleacutebrant les beauteacutes naturelles du pays estfait en ne se souciant pas de la veacuteraciteacute de son propos mais en ne pensant qursquoagrave sa victoire eacutelectorale le politicien de notre exemple montre un cas ougrave bullshit et propagande se rencontrent

Il est encore plus intuitif de dire que la propagande minante peut ecirctre lieacutee agrave la bullshit Dans le but de remporter une eacutelection de nombreux discours politiques sont prononceacutes sans eacutegards agrave la veacuteriteacute tout en eacuterodant les assises de notre deacutemocratie libeacuterale Un exemple queacutebeacutecois reacutecent est le deacutebat sur la Charte des valeurs proposeacutee par le Parti queacutebeacutecois (PQ) Ce dernier souhaitait interdire les signes religieux ostentatoires dans la fonction (para‑)publique queacutebeacutecoise sous preacutetexte de preacuteserver des ideacuteaux communeacutement partageacutes tels que lrsquoeacutegaliteacute homme‑femme et la neutraliteacute religieuse de lrsquoEacutetat Or les deacuterapages qui ont eu lieu durant ce deacutebat ont eu pour effet de diminuer lrsquoempathie ressentie par beaucoup de Queacutebeacutecois envers leurs concitoyens de religion musulmane Des amalgames douteux ont inteacutegreacute la base commune de plusieurs Queacutebeacutecois via le NAIC notamment cette ideacutee selon laquelle toute femme voileacutee lrsquoest en raison de pressions familiales et communautairesSrsquoil est permis de supposer que certains peacutequistes ne croyaient pas sincegraverement tout ce

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qursquoils ont deacutefendu36 alors ceux‑ci ont creacuteeacute de la bullshit eacutelectoraliste en plus drsquoecirctre des agents propagandistes

En somme on voit bien que la propagande peut ecirctre de la bullshit au sens de Frankfurt Il nrsquoy a pas de quoi srsquoeacutetonner la propagande srsquoexerce plus facilement sans la contrainte drsquoun cadre de veacuteriteacutes lrsquoabsence drsquoun tel cadre eacutetant caracteacuteristique de la bullshit Cela ne signifie pas pour autant que toute propagande soit de la bullshit Pour reprendre lrsquoexemple du politicien louangeant les qualiteacutes geacuteographiques drsquoun pays il est tout agrave fait possible que celui‑ci soit sincegravere dans ses affirmations qursquoil dise ce qursquoil croit ecirctre la veacuteriteacute Degraves lors on ne peut qualifier son discours de bullshit Eacutevidemment cela ne signifie pas qursquoil a raison En effet la conception de la bullshit deacuteveloppeacutee par Frankfurt ne rejette pas la possibiliteacute que le locuteur sincegravere ait par ailleurs tort

Il en va de mecircme avec la propagande minante Lrsquoexemple de la Charte des valeurs montre que la propagande minante insincegravere peut ecirctre de la bullshit Elle nrsquoen est cependant pas neacutecessairement puisqursquoelle pourrait aussi ecirctre un mensonge un peacutequiste pourrait tregraves bien croire faux tout ce qui est veacutehiculeacute par cette Charte et neacuteanmoins la deacutefendre en mentant Tout en se souciant de la veacuteriteacute il la nie pour arriver agrave ses fins soit remporter une eacutelection Il est agrave noter qursquoune analyse en termes de mensonges est aussi applicable en cas de propagande positive notre politicien pourrait ne pas croire que ce pays a la plus belle geacuteographie et toutefois mentir agrave ce sujet pour convaincre ses compatriotes que cela est vrai

Une seconde analyse peut srsquoappliquer agrave la propagande minante dans sa version sincegravere En effet un individu peut ecirctre preacuteoccupeacute par la valeur de veacuteriteacute de ses eacutenonceacutes et tout de mecircme produire des assertions propagandistes dans la mesure ougrave cet individu est soumis agrave diverses pressions sociocognitives externes agrave ses eacutenonceacutes Une telle reacutealiteacute est veacutecue par la plupart des individus dans les deacutemocraties libeacuterales contemporaines en raison de diffeacuterents pheacutenomegravenes Premiegraverement au sein de groupes homogegravenes les ideacutees ont tendance agrave se polariser vers une version extrecircme de la position commune37 On pourrait supposer que crsquoest ce qui srsquoest produit dans le cas de la Charte des valeurs lrsquohomogeacuteneacuteiteacute au sein du PQ a creacuteeacuteune polarisation vers

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une position extrecircme Cette propagande minante sincegravere nrsquoeacutetait donc pas de la bullshit du moins pour un certain nombre de peacutequistes Deuxiegravemement les ideacuteologies dominantes dans une socieacuteteacute font en sorte qursquoil est plus difficile pour nous de voir nos biais de confirmation Nous croyons sincegraverement mais erroneacutement que de nombreux ideacuteaux sont reacutealiseacutes alors que les donneacutees empiriques prouvent le contraire38 Ces eacutenonceacutes prononceacutes dans un cadre de fausse conscience peuvent ecirctre tout agrave fait sincegraveres39 au sens ougrave nous les croyons reacuteellement vrais Troisiegravemement il est possible que la propagande minante soit sincegravere en raison des preacutefeacuterences adaptatives du locuteur qui a choisi de croire en la veacuteraciteacute de certains eacutenonceacutes simplement parce que cela simplifiait son existence40 Par exemple un Autochtone canadien ayant inteacuterioriseacute lrsquoideacutee selon laquelle son peuple est naturellement infeacuterieur pourrait en venir agrave croire cela simplement pour eacuteviter les confrontations constantes avec les attentes drsquoautrui Eacutevidemment rien ne permet drsquoaffirmer que la culture autochtone agrave laquelle il appartient serait soi‑disant laquo naturellement infeacuterieure raquo Cependant apregraves des siegravecles de colonialisme cette personne peut laquo preacutefeacuterer raquo ne pas se dire autochtone pour eacuteviter de porter le fardeau symbolique associeacute agrave sa culture Crsquoest en cela que ces preacutefeacuterences sont dites laquo adaptatives raquo elles ne seraient pas a priori choisies mais nous finissons par nous adapter agrave notre environnement social et culturel et crsquoest ainsi que nous deacuteveloppons ces preacutefeacuterences

Gracircce agrave ces divers exemples il devrait ecirctre clair qursquoune partie de la propagande produite par nos socieacuteteacutes est une forme de bullshit au sens de Frankfurt Il devrait aussi ecirctre clair que ce nrsquoest pas toute forme de propagande qui est de la bullshit frankfurtienne Analysons maintenant la propagande agrave lrsquoaide de la conception de bullshit de G A Cohen

22 Liens avec la bullshit selon CohenVouloir comparer la propagande et la bullshit au sens de Cohen

peut sembler incongru Dans la mesure ougrave la propagande se pose comme un fleacuteau particulier dans le cadre des deacutemocraties libeacuterales il est permis de croire qursquoelle est un problegraveme essentiellement social et politique A contrario la bullshit de Cohen ne se trouve pas dans

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cette sphegravere drsquoactiviteacutes mais bien dans le domaine intellectuel voire plus particuliegraverement dans la philosophie universitaire europeacuteenne Cette bullshit eacutetant cantonneacutee au milieu acadeacutemique le concept de propagande nrsquoy serait pas vraiment approprieacute ou pertinent Par deacutefinition la propagande veut faire passer du NAIC dans la base commune Or il semble impossible qursquoun eacutenonceacute reacuteussisse agrave la fois cet objectif tout en faisant preuve drsquoun manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir (laquo unclarifiable unclarity raquo)

Un beacutemol important peut ecirctre apporteacute en preacutecisant le concept de laquo veacutehicule de propagande raquo qursquoa deacuteveloppeacute Stanley Visant particuliegraverement lrsquoeacutecole et les meacutedias le concept de veacutehicule de propagande deacutecrit laquo an institution that represents itself as defined by a certain political ideal yet whose pratice tends to undermine the realization of that ideal41 raquo Il nrsquoest pas insenseacute de croire que lrsquoideacuteal qui deacutefinit lrsquoeacutecole est celui du savoir ndash son partage sa diffusion sa creacuteation et sa conservation Si lrsquoon accepte aussi la preacutemisse selon laquelle lrsquouniversiteacute est une eacutecole alors lrsquouniversiteacute serait deacutefinie par un ensemble drsquoideacuteaux similaires Par conseacutequent un milieu universitaire dont les pratiques iraient agrave lrsquoencontre de ses ideacuteaux de savoir serait selon Stanley un veacutehicule de propagande Or une communauteacute acadeacutemique qui en cherchant agrave produire des reacuteflexions profondes creacuteerait des textes manquant de clarteacute au point drsquoen ecirctre impossibles agrave eacuteclaircir possegravederait des pratiques srsquoopposant agrave lrsquoideacuteal de la connaissance La conception de la bullshit fournie par Cohen peut donc srsquoapprocher de la propagande en raison du rocircle crucial que joue lrsquoeacutecole (ce qui inclut lrsquouniversiteacute) dans les deacutemocraties libeacuterales contemporaines

En ce sens plusieurs enjeux drsquoimportance pour la socieacuteteacute peuvent ecirctre mis en lumiegravere lorsque nous analysons attentivement le concept acadeacutemique de bullshit Tout drsquoabord notons que la bullshit acadeacutemique peut avoir un impact sur le veacutehicule de propagande qursquoest lrsquoeacutecole tant sous la forme de propagande positive que de propagande minante En effet la bullshit acadeacutemique prend la forme drsquoune propagande positive lorsqursquoelle tente de favoriser lrsquoideacuteal du savoir mais ne le fait pas drsquoune maniegravere rationnelle Il nrsquoest pas difficile drsquoimaginer un contexte dans lequel lrsquoacquisition du savoir serait valoriseacutee non pas en vertu

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drsquoarguments raisonneacutes mais bien pour des raisons eacutemotionnelles ou sentimentales Dans un tel cas la propagande positive favorise reacuteellement le mecircme ideacuteal que celui de lrsquoeacutecole mais drsquoune maniegravere inacceptable en deacutemocratie Cela dit la bullshit acadeacutemique peut aussi prendre la forme de propagande minante ndash et on peut supposer que crsquoest la forme qursquoelle prendra le plus souvent Dans ce second cas de figure la bullshit acadeacutemique preacutetend favoriser la creacuteation et la diffusion de savoir mais nrsquoy arrive pas en raison de son intrinsegraveque manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir Par conseacutequent la bullshit acadeacutemique infecte lrsquoensemble de la socieacuteteacute et diminue la capaciteacute des citoyens agrave identifier et deacuteconstruire les autres instances de propagande auxquelles ils seront exposeacutes Il est permis de croire qursquoune socieacuteteacute qui tolegravere voire encourage ce type de comportement de la part de son eacutelite intellectuelle risque la propagation du manque de clarteacute vers drsquoautres sphegraveres drsquoactiviteacutes Srsquoil fallait que le monde des meacutedias succombe au mecircme attrait pour lrsquoobscurantisme il deviendrait alors tregraves difficile pour la population de srsquoinformer convenablement et cela ne peut qursquoecirctre probleacutematique pour lrsquoavenir de cette deacutemocratie libeacuterale

ConclusionEn conclusion il apparait assez clairement que lrsquohypothegravese

universelle eacutetait trop forte toute propagande nrsquoest pas de la bullshit Il nrsquoen demeure pas moins que des liens conceptuels peuvent ecirctre eacutetablis entre bullshit et propagande Une eacutetude empirique pourrait nous renseigner sur le taux de bullshit dans la propagande mais il est probable qursquoune proportion importante de propagande soit de la bullshit qui joue sur nos eacutemotions en se fiant principalement agrave du NAIC pour faire passer des ideacutees dans la base commune indeacutependamment de la veacuteriteacute Le fait drsquoagir sans se soucier de la veacuteriteacute devrait ecirctre le critegravere central de lrsquoaccusation de bullshit pour qui accepte la conceptualisation frankfurtienne Srsquoil deacutepend de lrsquoeacutetat drsquoesprit du locuteur autant que le critegravere de laquo sinceacuteriteacute des propos raquo il est neacuteanmoins plus simple drsquoapplication

On pourrait cependant se questionner sur la pertinence mecircme de la conceptualisation de Frankfurt agrave expliquer tous les pheacutenomegravenes contemporains de bullshit Des exemples aideront agrave montrer les

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Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagande

insuffisances du modegravele frankfurtien Consideacuterons les situations ougrave les individus ne peuvent mentir ni dire toute la veacuteriteacute comme crsquoest le cas dans le cadre drsquoune commission drsquoenquecircte comme la Commission Charbonneau Agissant dans un rocircle juridique preacutecis la Commission Charbonneau pouvait contraindre les teacutemoins agrave se preacutesenter devant elle Lorsque ces derniers avaient commis des actes illeacutegaux ils avaient inteacuterecirct agrave ne pas dire toute la veacuteriteacute mais ils ne pouvaient se permettre de mentir sous peine drsquoecirctre reconnus coupables de parjure Ils se souciaient de la veacuteriteacute mais ne pouvaient la nier ni la dire entiegraverement Si ce cas de figure ne ressemble pas tout agrave fait agrave la bullshit de Frankfurt ce nrsquoest pas non plus un mensonge ni un cas clair de propos vrais Cela meacuterite qursquoon srsquoy attarde davantage Il en va de mecircme de la situation des doreurs drsquoimages (spin doctors) dont la fonction est de transmettre un message positif au sujet drsquoune position ou drsquoun politicien Ils ne srsquoexpriment pas en se souciant de la veacuteriteacute mais bien drsquoune maniegravere strateacutegique On dit traditionnellement que les eacutenonceacutes des doreurs drsquoimages ne peuvent cependant pas ecirctre clairement faux puisque leur leacutegitimiteacute sera mineacutee Pourtant lrsquoeacutequipe politique de Donald Trump a deacutemontreacute dans les derniers mois qursquoelle est indiffeacuterente aux conseacutequences qui surviennent lorsqursquoelle se fait prendre agrave mentir Cette reacutealiteacute deacutepasse clairement la conceptualisation de la bullshit deacuteveloppeacutee par Frankfurt ne serait‑ce pas lagrave de la bullshit pousseacutee agrave lrsquoextrecircme ou un eacutetrange meacutelange de bullshit et de mensonges Si lrsquoideacutee de propagande nrsquoapparait pas clairement dans le cas des commissions drsquoenquecircte lrsquoexemple des doreurs drsquoimages est plus reacuteveacutelateur En effet en eacutetant payeacutes pour favoriser une position ou un politicien ces derniers ont la possibiliteacute de mettre de lrsquoavant des formules choc qui seront retenues et joueacutees en boucle par les meacutedias Ce faisant srsquoils trouvent les mots justes les doreurs drsquoimages peuvent incorporer agrave la base commune un NAIC qui mine les ideacuteaux de la deacutemocratie libeacuterale qursquoils deacutefendent

Lrsquoauteur aimerait remercier les collegravegues du seacuteminaire laquo Deacutemocratie raison publique et ideacuteologie raquo ainsi que le professeur Jocelyn Maclure pour leurs commentaires sur une version preacuteliminaire de ce texte

1 Jocelyn Maclure Retrouver la raison Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 2016

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Varia

2 Harry Frankfurt On Bullshit Princeton (NJ) Princeton University Press 2005

3 Dans le cadre de ce texte jrsquoai choisi de maintenir le vocable laquo bullshit raquo emprunt direct agrave lrsquoanglais La traduction franccedilaise communeacutement admise ndash baratin ndash ne rend pas du tout justice agrave la connotation du terme original

4 G A Cohen laquo Deeper into Bullshit raquo dans Gary L Hardcastle et George A Reisch (dir) Bullshit and Philosophy Chicago Open Court 2006p 117‑135

5 Jason Stanley How Propaganda Works Princeton (NJ) Princeton University Press 2015

6 G A Cohen op cit p 1207 Max Black The Prevalence of Humbug Ithaca Cornell University

Press 19858 Harry Frankfurt op cit p 9‑149 Ibid p 5110 Ibid p 51‑5311 Ibid p 4712 Ibid p 5113 Ibid p 5314 Harry Frankfurt On Truth New York Knopf 2006 p 33‑3615 Ibid p 1516 G A Cohen op cit p 129‑3417 Notons que Cohen refuse de deacutefinir ce terme ce qui pourrait preacutesager

qursquoil nrsquoest lui‑mecircme pas clair Ce nrsquoest pourtant pas le cas comme la suite du texte le montre

18 G A Cohen op cit p 13119 Mike Springer laquo John Searle on Foucault and the Obscurantism in

French Philosophy raquo Open Culture [En ligne] httpwwwopenculturecom201307jean_searle_on_foucault_and_the_obscurantism_in_french_philosophyhtml (Page consulteacutee le 11 deacutecembre 2017)

20 G A Cohen op cit p 133 note 2521 Harry Frankfurt laquo Reply to G A Cohen raquo dans Sarah Buss et Lee

Overton (dir)The Contours of Agency Cambridge (MA) The Massachussets Institute of Technology Press 2002 p 340‑44

22 Jason Stanley op cit23 Ibid p 5324 Ibid p 5825 Ibid p 5326 Ibid p 131

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Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagande

27 John Rawls Theacuteorie de la justice trad franccedilaise Catherine Audard Paris Seuil 1993

28 Jason Stanley op cit p 10429 Ibid p 10930 Jason Stanley op cit p 134‑140 Litteacuteralement on pourrait parler du

laquo contenu en question raquo et du laquo contenu non‑en‑question raquo Pour eacuteviter ces barbarismes jrsquoai privileacutegieacute les abreacuteviations

31 Par ailleurs ils nrsquoauraient pas employeacute le vocable laquo gregraveve eacutetudiante raquo pour deacutecrire cette reacutealiteacute mais bien celui de laquo boycott raquo Cette distinction seacutemantique montre aussi une distinction entre lrsquoAIC et le NAIC

32 Prenons cette citation de la ministre Christine St‑Pierre laquo nous on sait ce que ccedila veut dire le carreacute rouge Ccedila veut dire lrsquointimidation la violence ccedila veut dire aussi le fait qursquoon empecircche des gens drsquoaller eacutetudier Pour nous crsquoest ce que ccedila veut dire et pour une grande grandegrande[sic] partie des Queacutebeacutecois crsquoest ce que ccedila veut dire raquo Propos tireacutes du texte de Geneviegraveve Lajoie laquo Symbole de ldquoviolencerdquo et ldquodrsquointimidationrdquo raquo Journal de Montreacuteal [En ligne] httpwwwjournaldemontrealcom20120608symbole‑de‑violence‑et‑dintimidation (Page consulteacutee le 12 octobre 2017)

33 Un tel exemple peut sembler farfelu mais il est directement inspireacute du discours du camp de NON au reacutefeacuterendum queacutebeacutecois de 1995 Ce camp nrsquoheacutesitait pas agrave souligner le caractegravere magnifique de laquo nos raquo Rocheuses utilisant ce deacuteterminant aussi pour faire passer un NAIC de possession

34 Jason Stanley op cit p 7835 Harry Frankfurt On Bullshitop citp 16‑1836 Certains lrsquoont mecircme affirmeacute publiquement apregraves leur deacutefaite eacutelectorale

Cf David Gentile laquo Liseacutee aurait voteacute contre une charte des valeurs non modifieacutee raquo Radio-Canada [En ligne] httpiciradio‑canadacanouvelle688156jean‑francois‑lisee‑votre‑contre‑charte‑valeurs‑clause‑grand‑pere (Page consulteacutee le 12 octobre 2017)

37 Cass Sunstein Why Societies Need Dissent Cambridge (MA) Harvard University Press 2003

38 Cf Jason Stanley op cit39 David Miller laquo Ideology and the Problem of False Consciousness raquo

Political Studies vol 20 no 4 (1972) p 432‑44740 Steven Lukes laquo In Defense of ldquoFalse Consciousnessrdquo raquo University of

Chicago Legal Forum vol 2011 no 3 (2011) p 2241 Jason Stanley op cit p 55

Politique eacuteditoriale de la revue PharesTous les textes reccedilus font lrsquoobjet drsquoune eacutevaluation anonyme par les

membres du comiteacute de reacutedaction selon les critegraveres suivants clarteacute de la langue qualiteacute de lrsquoargumentation ou de la reacuteflexion philosophique et accessibiliteacute du propos En outre il est important pour les membres du comiteacute que les textes soumis pour un dossier prennent en charge la question proposeacutee de maniegravere effective La longueur maximale des textes rechercheacutes est de 7 000 mots notes comprises Les textes soumis agrave la revue doivent respecter certaines consignes de mise en page speacutecifieacutees sur le site Internet de la revue au wwwrevuepharescom Un texte qui ne respecte pas suffisamment les consignes de mise en page de la revue ou qui comporte trop de fautes drsquoorthographe sera renvoyeacute agrave son auteur avant drsquoecirctre eacutevalueacute pour que celui-ci effectue les modifications requises Les auteurs seront informeacutes par courriel du reacutesultat de lrsquoeacutevaluation

Les propositions doivent ecirctre achemineacutees par courriel agrave lrsquoadresse eacutelectronique revuepharesfpulavalca avant la prochaine date de tombeacutee Toute question concernant la politique eacuteditoriale de la revue Phares peut ecirctre achemineacutee au comiteacute de reacutedaction agrave cette mecircme adresse Les auteurs sont inciteacutes agrave consulter le site Internet de la revue pour ecirctre au fait des preacutecisions suppleacutementaires et des mises agrave jour eacuteventuellement apporteacutees agrave la politique eacuteditoriale en cours drsquoanneacutee

Page 2: Revue philosophique étudianterevuephares.com/wp-content/uploads/2018/04/Phares-XVIIIa.pdf · 2018. 4. 30. · 37 La Trahison du dolorisme – Le stoïcien, le masque et le renard

Nous remercions nos partenaires

bull La Faculteacute de philosophie de lrsquoUniversiteacute Lavalbull La Chaire de recherche du Canada en Antiquiteacute critique et moderniteacute

eacutemergente (ACME)bull LrsquoAssociation des eacutetudiantes et des eacutetudiants de Laval inscrits

aux eacutetudes supeacuterieures (AELIEacuteS)bull La Confeacutedeacuteration des associations drsquoeacutetudiantes et drsquoeacutetudiants

de lrsquoUniversiteacute Laval (CADEUL)bull LrsquoAssociation des chercheurs eacutetudiants en philosophie

de lrsquoUniversiteacute Laval (ACEP)bull LrsquoAssociation geacuteneacuterale des eacutetudiantes et eacutetudiants preacutegradueacuteEs

en philosophie de lrsquoUniversiteacute Laval (AGEEPP)bull La Fondation de lrsquoUniversiteacute Laval

Revue PharesBureau 514Pavillon Feacutelix‑Antoine‑SavardUniversiteacute Laval QueacutebecG1K 7P4

revuepharesfpulavalcawwwrevuepharescom

ISSN 1496‑8533

Direction et reacuteDaction

Cassandre Bois Thomas Anderson

eacutelaboration Du Dossier

laquo Religion et romantisme au xixe siegravecle en France raquo

Philip Knee Cassandre Bois

Thomas Anderson

infographe et mise agrave jour Du site web

Pierre Moreau

comiteacute De reacuteDaction

Tristan Ampleman‑Tremblay Mathilde Bois

Mathieu Gagnon Feacutelix Garieacutepy

Francis Lacroix Jean‑Philippe Murray

Jade Neacuteron Nicolas Pouliot

Jean‑Franccedilois Rioux Feacutelix Saint‑Germain

Pier‑Alexandre Tardif Anne‑Catherine Vadnais

Comme son nom lrsquoindique la revue Phares essaie de porter quelques lumiegraveres sur lrsquoobscur et redoutable oceacutean philosophique Sans preacutetendre offrir des reacuteponses aptes agrave guider ou agrave eacuteclaircir la navigation en philosophie cette revue vise en soulevant des questions et des problegravemes agrave signaler certaines voies feacutecondes agrave lrsquoexploration et agrave mettre en garde contre les reacutecifs susceptibles de conduire agrave un naufrage En outre le pluriel de Phares montre que cette revue entend eacutevoluer dans un cadre aussi varieacute et contrasteacute que possible Drsquoune part le contenu de la revue est formeacute drsquoapproches et drsquoeacuteclaircissements multiples chaque numeacutero comporte drsquoabord un ou plusieurs Dossiers dans lesquels une question philosophique est abordeacutee sous diffeacuterents angles puis une section Varia qui regroupe des textes drsquoanalyse des comptes rendus des essais etc et enfin une section reacutepliques par laquelle il est possible de reacutepondre agrave un texte preacuteceacutedemment publieacute ou drsquoen approfondir la probleacutematique Drsquoautre part la revue Phares se veut un espace drsquoeacutechanges de deacutebats et de discussions ouvert agrave tous les eacutetudiants inteacuteresseacutes par la philosophie Pour participer aux prochains numeacuteros voir la politique eacuteditoriale publieacutee agrave la fin du preacutesent numeacutero

Nous vous invitons agrave consulter notre site Internet (wwwrevuepharescom) ougrave vous aurez accegraves agrave tous les articles parus dans Phares

Table des matiegraveresDossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France Dossier theacutematique dirigeacute par Philip Knee

9 Avant‑propos philip Knee

17 Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo strateacutegies apologeacutetiques de Chateaubriand et de Joseph de Maistre antoine Blais-laroche

37 La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard Jean-christophe naDeau

53 Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage simon pelletier

75 De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte‑Beuve thomas anDerson

93 Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte‑Beuve sarah Gauthier-Duchesne

107 Le dandysme baudelairien Delphine GinGras

127 Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire eacutemilie anne chartier

Varia

149 La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de Hegel Jean-christophe anDerson

171 Le reacutealisme moral et la convergence des croyances Feacutelix Garieacutepy

195 Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions GaBriel Geacutelinas

215 Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος laurence GoDin

239 Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagande seacuteBastien lacroix

Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en FranceDossier theacutematique dirigeacute par Philip Knee

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Avant‑proposphilip Knee Universiteacute Laval

Les textes reacuteunis dans ce dossier ont pour origine des travaux preacutesenteacutes dans des seacuteminaires de 2e‑3e cycles agrave la Faculteacute de philosophie de lrsquoUniversiteacute Laval entre 2014 et 2017 Sous le titre geacuteneacuterique laquo Litteacuterature et philosophie raquo ces seacuteminaires ont eacuteteacute surtout consacreacutes agrave la penseacutee franccedilaise du xixe siegravecle et ont pris pour thegravemes laquo La deacutecadence raquo laquo Moderniteacute et anti‑moderniteacute chez Baudelaire raquo laquo Lrsquoexpeacuterience religieuse raquo et laquo Les repreacutesentations de la meacutelancolie raquo Les sept articles qui en sont issus traitent drsquoenjeux et drsquoauteurs qui se font parfois eacutecho mais qui sont aussi tregraves diffeacuterents et nous ne chercherons pas agrave leur confeacuterer apregraves‑coup une uniteacute drsquointention qursquoils nrsquoont pas ni agrave les preacutesenter comme formant un tableau de cette eacutepoque (on notera de grands absents comme Victor Hugo et des domaines neacutegligeacutes comme la politique) Ces textes offrent neacuteanmoins un aperccedilu de lrsquoinquieacutetude qui srsquoinstalle durablement dans les esprits apregraves la Reacutevolution franccedilaise ainsi que du foisonnement litteacuteraire et philosophique qui en est lrsquoexpression dans les deacutecennies suivantes

Cette peacuteriode est marqueacutee par ce qursquoon a lrsquohabitude drsquoappeler la conscience de lrsquohistoriciteacute crsquoest‑agrave‑dire la deacutecouverte drsquoune histoire qui procegravede des hommes eux‑mecircmes et nrsquoest plus drsquoembleacutee intelligible par une instance transcendante et par un reacutecit partageacute qui en eacutemane Neacuteanmoins crsquoest une histoire qui eacutechappe agrave ces hommes car si elle deacutepend drsquoeux elle reste agrave comprendre par la reacuteflexion et agrave faire par lrsquoaction pour qursquoelle livre son sens Dans ce contexte drsquoincertitude crsquoest surtout par la grande vague du romantisme que srsquoexpriment les espoirs et les peurs agrave partir de 1800 mais celle‑ci prend des formes multiples autant celles du traditionalisme que de lrsquoutopie celles du deacutesenchantement que de la sacralisation de lrsquoarthellip Si ces formes diverses ont une uniteacute elle pourrait se trouver dans lrsquoexpeacuterience religieuse dont de nombreux eacutecrivains tentent de prendre en charge les modaliteacutes apregraves la critique des Lumiegraveres

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

Cette question des formes subjectives du religieux irrigue une bonne part de la vie intellectuelle et artistique de cette peacuteriode et elle nourrit agrave travers le sentiment mecircme drsquoune perte une interrogation individuelle et collective ineacutedite qui est faite de meacutelancolie autant que drsquoune remarquable creacuteativiteacute Par exemple lrsquoheacuteteacuteronomie religieuse semble renaicirctre horizontaliseacutee par la dureacutee historique dans le positivisme drsquoun Auguste Comte et sa loi des trois eacutetats ou encore la question du sens peut rester ouverte comme chez un Tocqueville qui reacutefleacutechit sur la porteacutee de lrsquoheacuteritage chreacutetien au sein du processus drsquoeacutegalisation des conditions Mais tous les eacutecrivains de cette eacutepoque ndash poegravetes romanciers historiens ndash portent un regard inquiet sur lrsquoexigence drsquoune reacutehabilitation drsquoun renouvellement en tout cas drsquoune reconfiguration du religieux Les partisans du progregraves qui cherchent agrave deacutefinir les eacutetapes drsquoune eacutemancipation qui se deacuterobe non moins que les deacutenonciateurs de lrsquoaffaiblissement du pouvoir monarchique ou papal tous srsquointerrogent sur lrsquoheacuteritage moral et spirituel qursquoil leur faut accueillir pour ecirctre en mesure justement de le reconfigurer Plus preacuteciseacutement tous tentent de cerner lrsquoautoriteacute ndash dans le sens le plus noble du terme ndash qui pourrait fournir les repegraveres et lrsquoorientation dont leur liberteacute a besoin

Jusqursquoagrave la Reacutevolution en effet les penseurs des Lumiegraveres pouvaient critiquer lrsquoautoriteacute religieuse et politique en quelque sorte tranquillement parce qursquoelle eacutetait solide ou qursquoelle semblait lrsquoecirctre ils pouvaient compter secregravetement sur lrsquoordre qursquoils fustigeaient agrave lrsquoinstar de Rousseau qui nrsquoheacutesite pas en se remeacutemorant son parcours dans les Confessions agrave souligner ce qui le liait agrave la socieacuteteacute qursquoil combattait tandis que je faisais laquo agrave Paris lrsquoanti‑despote et le fier reacutepublicain eacutecrit-il je sentais en deacutepit de moi-mecircme une preacutedilection secregravete pour cette mecircme nation que je trouvais servile et pour ce gouvernement que jrsquoaffectais de fronder1 raquo Mais quand lrsquoautoriteacute combattue srsquoeffondre agrave la fin du siegravecle ou du moins quand les revendications de transparence et drsquoeacutegaliteacute srsquoassurent de reacuteelles victoires la question de lrsquoautoriteacute nouvelle srsquoimpose et exige une reacuteponse La socieacuteteacute deacutemocratique naissante se retourne sur elle‑mecircme ndash comme elle le fait encore aujourdrsquohui peut‑ecirctre ndash pour srsquointerroger faute drsquoadversaire sur lrsquoheacuteritage qui malgreacute tout la fait

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Avant-propos

vivre Les eacutecrivains postreacutevolutionnaires ont certes eacuteteacute effaroucheacutes par la Terreur et par lrsquoirreacuteligion qui ont fait rage agrave la fin du xViiie

siegravecle mais leur questionnement va maintenant beaucoup plus loin Il ne concerne pas seulement la violence la mise en cause du pouvoir de lrsquoEacuteglise ou des privilegraveges de la noblesse sous lrsquoAncien Reacutegime mais le principe de transmission dont toute vie sociale a besoin Ces eacutecrivains se retrouvent deacuteconcerteacutes par la perspective ndash ou par lrsquoabicircme ndash drsquoune socieacuteteacute qui nrsquoaurait rien au‑delagrave drsquoelle‑mecircme qui se fonderait et se reproduirait agrave partir seulement de ses propres ressources Srsquoadressant agrave ceux qui se font gloire de leur succegraves au lendemain de la Reacutevolution Maistre dit avec eacuteloquence ce deacutesarroi laquo Vous craigniez la force de la coutume lrsquoascendant de lrsquoautoriteacute les illusions de lrsquoimagination il nrsquoy a plus rien de tout cela il nrsquoy a plus de coutume il nrsquoy a plus de maicirctre lrsquoesprit de chaque homme est agrave lui La philosophie ayant rongeacute le ciment qui unissait les hommes il nrsquoy a plus drsquoagreacutegations morales2 raquo

Crsquoest en Allemagne bien sucircr que srsquoeacutepanouit la penseacutee philosophique sur lrsquohistoriciteacute alors que la contribution franccedilaise porte plutocirct sur la vie politique et les deacutebats qui accompagnent les soubresauts que connait la socieacuteteacute tout au long du siegravecle lrsquoEmpire la Restauration les soulegravevements populaires de 1830 et de 1848 le coup drsquoEacutetat de 1851 etc Mais le geacutenie franccedilais se manifeste surtout par sa riche exploration litteacuteraire des territoires nouveaux que deacutecouvre peu agrave peu la conscience sociale affective spirituelle On voit rayonner au fil du siegravecle un type drsquoeacutecrivain dont la France a jadis donneacute des exemples prestigieux avec Montaigne Pascal ou Rousseau des eacutecrivains agrave la frontiegravere des disciplines chevauchant parfois lrsquohistoire et la philosophie la fiction et la theacuteorie la poeacutesie et lrsquoessai qui deacutecrivent les ressorts et les replis de lrsquoexistence et qui chemin faisant font eacutemerger des formes litteacuteraires inattendues comme chez Maistre encore qui est lrsquoauteur drsquoEntretiens dont lrsquoallure philosophique deacutetonne par rapport agrave la theacuteologie seacutevegravere qui les anime et agrave la soumission intellectuelle qursquoils preacuteconisent ou comme chez Baudelaire qui est lrsquoinventeur drsquoeacutetonnants poegravemes en prose dans son Spleen de Paris ougrave il recueille ses impressions de flacircneur deacutecouvrant lrsquoeacuteclairage des rues dans la nuit urbainehellip

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

Quatre textes de ce dossier affrontent directement la question religieuse dont nous venons de rappeler lrsquoimportance drsquoautres privileacutegient lrsquoexpeacuterience inteacuterieure la conduite sociale ou lrsquoactiviteacute litteacuteraire comme telle Ils dessinent le portrait drsquoun groupe insolite ougrave se cocirctoient des figures contrasteacutees Maistre (1753‑1821) Constant (1767‑1830) Sainte‑Beuve (1804‑1869) et Baudelaire (1821‑1867) y conduisent un dialogue imaginaire auquel se mecirclent plus discregravetement ici et lagrave les voix de Chateaubriand (1768‑1848) Barbey drsquoAurevilly (1808‑1889) Bloy (1846‑1917) Proust (1871‑1922)

Antoine Blais‑Laroche propose le face‑agrave‑face eacuteclairant de deux lectures de la tradition chreacutetienne au tout deacutebut du siegravecle celles du Geacutenie du christianisme (1802) de Chateaubriand et des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg (1821) de Maistre dont la premiegravere connait un vif succegraves et exerce une influence consideacuterable Elles appartiennent lrsquoune et lrsquoautre au camp traditionaliste mais la premiegravere prend acte agrave regret sans doute de la dynamique des Lumiegraveres et preacutesente une vision apaiseacutee des beauteacutes de lrsquoEacutevangile en cherchant agrave les concilier avec la quecircte de bonheur des hommes du xViiie siegravecle tandis que la seconde durcit le dogme du peacutecheacute et exige du croyant rien moins qursquoune sainte acceptation du sacrifice Approfondissant lrsquoanalyse de lrsquoouvrage de Maistre Jean‑Christophe Nadeau met en eacutevidence la valorisation de la douleur qui y est deacutefendue et qui inspirera plusieurs auteurs neacuteo‑catholiques dans la suite du siegravecle Car si Maistre condamne la violence de la Reacutevolution bien sucircr et y voit lrsquoexpression de la preacutesomption des hommes il adjoint agrave cette critique un autre diagnostic qui semble aller en sens inverse cette violence serait aussi le chacirctiment imposeacute par Dieu aux hommes pour les punir de leur preacutesomption et agrave ce titre les croyants devraient se reacutejouir de cette eacutepreuve Maistre eacutelargit agrave lrsquoensemble de la vie humaine (la maladie les catastrophes naturelles) cette thegravese de la douleur meacuteriteacutee comme punition du peacutecheacute et lrsquoarticle montre comment dans les Soireacutees il la distingue du rapport agrave la souffrance qursquoon trouve dans la tradition stoiumlcienne Une incursion dans deux romans plus tardifs mais tributaires lrsquoun et lrsquoautre de la doctrine maistrienne Un precirctre

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Avant-propos

marieacute (1865) de Barbey drsquoAurevilly et Le deacutesespeacutereacute (1887) de Leacuteon Bloy permet de preacuteciser les contours de ce dolorisme

Lrsquoeacutetude du fait religieux par Benjamin Constant dans laquelle se plonge Simon Pelletier se veut plus distancieacutee et elle annonce un type de recherches qui se deacuteveloppera beaucoup au xixe siegravecle dans ce qursquoon appelle aujourdrsquohui les sciences sociales Lrsquoarticle srsquoappuie sur un ouvrage qui est demeureacute meacuteconnu jusqursquoagrave tout reacutecemment alors que lrsquoauteur est ceacutelegravebre par ailleurs pour son roman Adolphe (1816) et pour ses interventions politiques Inacheveacute et publieacute en partie de faccedilon posthume De la religion (1824‑1831) est surtout une immense enquecircte historique sur les religions polytheacuteistes de lrsquoAntiquiteacute dont il convient selon Constant de tirer les leccedilons pour appreacutehender lrsquoavenir des rapports entre lrsquoEacuteglise et lrsquoEacutetat apregraves la Reacutevolution En privileacutegiant lrsquoanalyse de la vie inteacuterieure du sauvage qui est traiteacutee au deacutebut de lrsquoouvrage lrsquoarticle indique en quoi Constant reprend la meacutethode rousseauiste tout en en reacutecusant certains aspects et en quoi cet heacuteritier des Lumiegraveres veut faire reconnaitre agrave la fois la permanence du sentiment religieux et lrsquoeacutevolution des religions vers des formes eacutepureacutees ougrave le sacerdoce occupe progressivement une moindre place

Thomas Anderson analyse un roman qui ne compte pas parmi les plus ceacutelegravebres de la peacuteriode romantique mais qui est peut‑ecirctre lrsquoun des plus repreacutesentatifs de ses enjeux psychologiques Volupteacute (1834) de Sainte‑Beuve se situe au carrefour du premier romantisme de Chateaubriand dont il porte la marque et du postromantisme plus ironique et plus sombre de Baudelaire sur lequel il exercera une profonde influence Le roman est drsquoautant plus intrigant qursquoil offre une reacuteponse chreacutetienne au mal du siegravecle qui affecte la jeunesse de 1830 ndash un mal qursquoon qualifiait volontiers de langueur ou drsquoindiffeacuterence ndash au moment preacutecis ougrave lrsquoauteur est en train de rompre avec son ancienne foi et drsquoadopter un scepticisme en matiegravere religieuse En prenant pour fil conducteur la question du souvenir lrsquoarticle deacutecrit lrsquoopeacuteration par laquelle la meacutemoire du heacuteros Amaury en srsquoabandonnant agrave la gracircce divine sur le modegravele des Confessions drsquoAugustin retrouve la trame secregravete qui donne agrave sa vie sa direction Sarah Gauthier‑Duchesne srsquointeacuteresse pour sa part au critique

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

litteacuteraire qursquoeacutetait surtout Sainte‑Beuve une activiteacute de critique ougrave a pu se deacuteployer son scepticisme Cet article preacutesente le grand enjeu de meacutethode auquel est associeacute son nom depuis sa seacutevegravere condamnation par Proust Leur deacutebat nrsquoappartient pas vraiment au xixe siegravecle puisque Proust nrsquoeacutecrit son Contre Sainte-Beuve qursquoen 1908‑10 qui nrsquoest eacutediteacute pour le grand public que plus tard encore Son influence est donc reacutecente mais la preacutesentation de leur deacutesaccord sur la place de la biographie dans la reacuteception des œuvres (notamment par la lecture du magnifique poegraveme de Baudelaire laquo Les petites vieilles raquo) est lrsquooccasion de rappeler lrsquoestime dont jouissait la critique beuvienne avant qursquoelle nrsquoacquiegravere la reacuteputation neacutegative qursquoelle a aujourdrsquohui Crsquoest aussi une invitation agrave srsquointeacuteresser aux textes critiques de Sainte‑Beuve eux‑mecircmes ndash en particulier sur le xViie siegravecle de Pascal et de Racine ndash dont la qualiteacute est indeacuteniable quoiqursquoon puisse penser de leur meacutethode Cette qualiteacute justifie pleinement agrave nos yeux le jugement somme toute mesureacute qui ressort de cet article

Delphine Gingras attire lrsquoattention sur une figure sociale singuliegravere le dandy dont le deacutesir de distinction agrave lrsquoeacutepoque ougrave srsquoimposent peu agrave peu lrsquouniformiteacute et la trivialiteacute semble manifester le passage difficile de la socieacuteteacute aristocratique agrave la socieacuteteacute deacutemocratique Pheacutenomegravene agrave la fois mondain et litteacuteraire venu drsquoAngleterre et imiteacute en France agrave partir de la Restauration le dandysme est abordeacute ici par lrsquoanalyse preacutecise des deux textes qui en marquent le destin franccedilais celui du romancier et critique Barbey drsquoAurevilly en 1845 et celui ndash tregraves bref mais plus connu ndash de Baudelaire qui constitue un chapitre du laquo Peintre de la vie moderne raquo en 1863 Deacutenonccedilant une socieacuteteacute dont il a pourtant besoin comme public et multipliant les paradoxes par son eacuteleacutegance vestimentaire ou son usage de lrsquoargent le dandy semble insaisissable au point que se pose la question de son rapport agrave toute regravegle qui preacutetendrait le deacutefinir la question de lrsquoimpossibiliteacute de theacuteoriser sa conduite celle‑ci ne prenant forme que par lrsquoexcentriciteacute et la provocation Crsquoest vers le Baudelaire des Fleurs du mal (1857‑61) que se tourne enfin Eacutemilie Anne Chartier particuliegraverement vers son expeacuterience du temps dans un univers deacutesenchanteacute Lrsquoarticle examine drsquoabord lrsquointerpreacutetation qursquoil convient de donner agrave ses reacutefeacuterences litteacuteraires au passeacute notamment aux trageacutedies drsquoEschyle

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Avant-propos

et de Shakespeare dans le poegraveme laquo Lrsquoideacuteal raquo puis il se risque agrave aborder lrsquoun de ses poegravemes les plus commenteacutes laquo Le cygne raquo ougrave agrave lrsquooccasion drsquoune promenade dans le Paris drsquoHaussmann en pleine mutation Baudelaire fait se croiser des reacuteminiscences mythiques architecturales et affectives Loin drsquoouvrir sur la nostalgie drsquoun acircge drsquoor disparu la perte temporelle semble servir de meacutetaphore au piegravege ontologique ougrave se sent enfermeacute le poegravete source chez lui drsquoune souffrance sans recours si ce nrsquoest la beauteacute qursquoil fait jaillir drsquoelle

1 Rousseau Les confessions (1770) Œuvres complegravetes eacutedition de B Gagnebin et M Raymond Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1959 tome I p 182

2 Maistre Consideacuterations sur la France (1797) Œuvres eacutedition de P Glaudes Paris Robert Laffont (coll Bouquins) 2007 p 231

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Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo strateacutegies apologeacutetiques de Chateaubriand et de Joseph de Maistreantoine Blais-laroche Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article vise agrave approfondir deux facettes importantes de lrsquoexpeacuterience religieuse franccedilaise au deacutebut du xixe siegravecle Si Chateaubriand essaie de concilier dans le Geacutenie du Christianisme lrsquoesprit des Lumiegraveres et la deacutefense de la religion chreacutetienne Joseph de Maistre dans son œuvre la plus connue (Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg) se montre beaucoup plus hostile aux revendications du siegravecle preacuteceacutedent Face agrave une Eacuteglise fragiliseacutee par les reacutecents orages reacutevolutionnaires les deux apologistes usent de strateacutegies fort diffeacuterentes pour faire valoir le bien‑fondeacute et la neacutecessiteacute du christianisme Nous montrons toutefois qursquoen deacutepit de leurs divergences ideacuteologiques parfois profondes les deux auteurs participent chacun agrave leur maniegravere drsquoun recentrement du religieux sur le for intime qui se traduit par une appropriation individuelle de la religion

IntroductionLrsquoexpeacuterience religieuse en France au xixe siegravecle srsquoouvre sur le

souvenir des violences reacutevolutionnaires qui achevegraverent drsquoeacutebranler lrsquoautoriteacute de lrsquoEacuteglise deacutejagrave grandement fragiliseacutee par les positions souvent anticleacutericales des penseurs des Lumiegraveres Face au deacutesarroi religieux qui traverse le moment 1800 ndash laquo au milieu des deacutebris de nos temples1 raquo ndash des auteurs comme Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand et Joseph de Maistre adoptent des strateacutegies fort diffeacuterentes pour deacutefendre le christianisme deacutecrier sa perte drsquoinfluence au sein de la socieacuteteacute franccedilaise et montrer sa pertinence sociale et politique Si le

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premier affirme dans le Geacutenie du Christianisme (1802) qursquoil faut laquo se peacuteneacutetr[er] de la connaissance du siegravecle raquo et laquo tempeacuter[er] les vertus de la foi par celles de la chariteacute2 raquo le second maintient une ligne dure en matiegravere religieuse et en appelle agrave une religion seacutevegravere centreacutee sur lrsquoautoriteacute et qui fait peu de place aux sentiments de compassion de pitieacute ou de miseacutericorde sentiments qui risqueraient drsquoaccorder trop drsquoimportance aux individus Au sentimentalisme religieux de Chateaubriand Joseph de Maistre oppose dans Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg (1821) une laquo pastorale de la peur3 raquo qui place le couple peacutecheacute‑chacirctiment au premier plan Agrave partir de ces auteurs phares de lrsquoexpeacuterience religieuse du tournant du siegravecle nous tenterons de porter un eacuteclairage sur ces deux mouvements qui parmi drsquoautres animent le christianisme au commencement du xixe siegravecle et qui se construisent agrave partir drsquoune reacuteaction aux ideacutees des Lumiegraveres La question de la souffrance et de sa signification chreacutetienne srsquoimpose comme un point de partage essentiel entre Chateaubriand et de Maistre le premier insistant sur les valeurs de tendresse et de compassion propres au christianisme qui doivent sinon justifier du moins amoindrir les maux humains le second sur une justice divine punitive qui srsquoappuie sur le dogme du peacutecheacute originel et qui pense la souffrance non en fonction de lrsquoindividu mais plutocirct en vue drsquoune communauteacute des hommes La chariteacute et le repentir mais aussi le pardon et lrsquoindulgence de Dieu souligneacutes agrave grands traits par Chateaubriand semblent avoir pour correspondant dans le systegraveme de Maistre une penseacutee sacrificielle qui reacuteduit au minimum le pouvoir drsquointervention de lrsquoindividu sur sa destineacutee et sur celle de ses semblables Or mecircme si les deux auteurs diffegraverent sur le degreacute drsquoautonomie qursquoils accordent agrave lrsquohomme sur le plan ideacuteologique tous deux par leurs œuvres respectives tendent agrave imprimer une marque singuliegravere sur la religion qursquoils deacutepeignent traduisant ainsi un rapport individuel subjectif laquo moderne raquo agrave la religion

1 Sens et valeur de la souffrance humaineChateaubriand et Joseph de Maistre adoptent deux rapports

diffeacuterents face agrave la souffrance des hommes qui sont peut‑ecirctre autant de rapports agrave la condition humaine Pour Maistre la souffrance doit

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ecirctre appreacutehendeacutee agrave partir de la condition peacutecheresse voire criminelle de lrsquohomme Toujours meacuteriteacutee par nos propres fautes ou par le fruit drsquoune heacutereacutediteacute malheureuse elle appelle moins la compassion qursquoune justification rationnelle Surtout la souffrance est valoriseacutee ndash sans aller jusqursquoau dolorisme drsquoun Leacuteon Bloy cependant ndash pour ses vertus expiatrices purificatrices Pour sa part Chateaubriand tout en reconnaissant le scheacutema explicatif chreacutetien du peacutecheacute originel accorde agrave lrsquohomme plus drsquoautonomie (par le repentir et la chariteacute notamment) et deacuteploie une repreacutesentation du christianisme qui srsquoaccorde plus facilement avec certaines ideacutees des Lumiegraveres

Dans la Preacuteface du Geacutenie du Christianisme de lrsquoeacutedition Ladvocat (1826‑1828) Chateaubriand annonce drsquoentreacutee de jeu cette orientation

Aurait‑on bien fait demande‑t‑il de suivre le chemin que jrsquoavais traceacute pour rendre agrave la religion sa salutaire influence Je le crois En entrant dans lrsquoesprit de nos institutions en se peacuteneacutetrant de la connaissance du siegravecle en tempeacuterant les vertus de la foi par celles de la chariteacute on serait arriveacute sucircrement au but Nous vivons dans un temps ougrave il faut beaucoup drsquoindulgence et de miseacutericorde Une jeunesse geacuteneacutereuse est precircte agrave se jeter dans les bras de quiconque lui precircchera les nobles sentiments qui srsquoallient si bien aux sublimes preacuteceptes de lrsquoEacutevangile mais elle fuit la soumission servile et dans son ardeur de srsquoinstruire elle a un goucirct pour la raison tout agrave fait au‑dessus de son acircge4

Pour en arriver agrave une prise de parole efficace suggegravere Chateaubriand il faut se laisser peacuteneacutetrer de cette laquo connaissance du siegravecle raquo dans une deacutemarche qui ressemble agrave une recherche de compromis avec lrsquoesprit des Lumiegraveres dont on connait les reacuteserves vis‑agrave‑vis de certains dogmes precirccheacutes par lrsquoEacuteglise celui du peacutecheacute originel ou de la gracircce notamment Voltaire par exemple dira vouloir prendre le parti de lrsquohumaniteacute contre le laquo misanthrope sublime raquo qursquoest Pascal et en appellera dans ses Lettres philosophiques agrave une religion eacutepureacutee centreacutee sur lrsquohomme et sur son veacutecu laquo Le christianisme eacutecrit Voltaire nrsquoenseigne que la simpliciteacute lrsquohumaniteacute la chariteacute vouloir le reacuteduire agrave la meacutetaphysique crsquoest vouloir en faire

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une source drsquoerreurs5 raquo Sans eacutevidemment cautionner lrsquoœuvre de Voltaire (il critique le laquo ridicule [que celui‑ci a] jeteacute sur la religion effaceacutee6 raquo) Chateaubriand semble prendre acte de cette critique de la religion et preacutesenter un christianisme qui insiste sur le sentiment plutocirct que sur une raison abstraite un christianisme qui serait tireacute du cocircteacute de lrsquohomme et qui lui offrirait degraves cette vie laquo indulgence raquo et laquo miseacutericorde raquo plutocirct que de le livrer sans relacircche aux chacirctiments expiateurs drsquoun Dieu courrouceacute On peut lire au livre I (chapitre IV) du Geacutenie du Christianisme une conception de lrsquoEacutevangile dont ni Voltaire ni le Vicaire Savoyard de Rousseau nrsquoauraient eu agrave redire laquo Sa doctrine [celle de lrsquoEacutevangile] nrsquoa point son siegravege dans la tecircte mais dans le cœur elle nrsquoapprend pas agrave disputer mais agrave bien vivre7 raquo La strateacutegie apologeacutetique de Chateaubriand srsquoeacuteloigne donc drsquoune theacuteologie rationnelle abstraite meacutetaphysique qui deacuteposseacutederait les individus de leur pouvoir drsquoagir et ancre au contraire le christianisme dans le veacutecu affectif et concret des hommes en insistant sur la morale positive des Eacutevangiles qui enseignent non agrave laquo disputer raquo mais agrave laquo bien vivre raquo Avec une ironie mordante Leacuteon Bloy critiquera ce sentimentalisme religieux ndash celui de Hugo certes mais aussi par lien de filiation celui de Chateaubriand ndash et il en fera lrsquoauxiliaire moderne de la penseacutee des Lumiegraveres laquo Admirable et providentiel renfort srsquoexclame‑t‑il dans le style grinccedilant qursquoon lui connait La sentimentaliteacute religieuse accourant agrave la rescousse des modernes perseacutecuteurs [les penseurs du xViiie siegravecle ldquole plus sot des siegraveclesrdquo]8 raquo Mecircme si le diagnostic de Bloy peut sembler poleacutemique il a le meacuterite de situer la laquo sentimentaliteacute religieuse raquo de Chateaubriand dans la continuiteacute du mouvement des Lumiegraveres

Certes lrsquoauteur du Geacutenie du Christianisme en bon apologegravete chreacutetien ne peut reacutecuser comme Voltaire ou Rousseau le dogme fondamental du peacutecheacute originel laquo qui explique lrsquohomme9 raquo et qui justifie theacuteologiquement la souffrance Mais contrairement agrave Maistre qui rapporte tout agrave ce dogme Chateaubriand le tempegravere en convoquant drsquoautres dimensions ou drsquoautres figures du christianisme susceptibles drsquoadoucir les misegraveres et les souffrances de lrsquohomme et de lui offrir un certain apaisement Dans ce contexte la souffrance nrsquoest pas proprement valoriseacutee Elle est une donneacutee de lrsquoexistence

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humaine qui appelle moins une justification meacutetaphysique srsquoadressant agrave la raison (comme ce sera le cas chez Maistre) qursquoune effusion de sentiments de pitieacute et de compassion

Parmi les figures convoqueacutees par Chateaubriand qui traduisent la tendresse du christianisme vis‑agrave‑vis de la souffrance humaine celle de la vierge Marie srsquoimpose comme lrsquoune des plus importantes en ce deacutebut du xixe siegravecle appeleacute agrave ecirctre traverseacute quelques deacutecennies plus tard (dans les anneacutees 1840‑50) drsquoune laquo bulle mariale raquo sans preacuteceacutedent10

Cette tendre meacutediatrice entre nous et lrsquoEacuteternel eacutecrit Chateaubriand ouvre avec la douce vertu de son sexe un cœur plein de pitieacute agrave nos tristes confidences et deacutesarme un Dieu irriteacute dogme enchanteacute qui adoucit la terreur drsquoun Dieu en interposant la beauteacute entre notre neacuteant et la majesteacute divine [hellip] On reconnait dans cette fille des hommes le refuge des peacutecheurs la consolation des affligeacutes elle ignore les saintes colegraveres du Seigneur elle est toute bonteacute toute compassion toute indulgence11

laquo Pitieacute raquo laquo tendresse raquo laquo bonteacute raquo laquo compassion raquo laquo indulgence raquo le reacuteconfort qursquooffre le christianisme agrave lrsquoindividu affligeacute se deacutecline sous plusieurs formes Marie est ici la laquo tendre meacutediatrice raquo entre lrsquohomme et un Dieu qui nrsquoest pas sans seacuteveacuteriteacute (il est laquo irriteacute raquo et animeacute de laquo saintes colegraveres raquo) mais qui peut se laisser fleacutechir et dispenser le pardon Dans cette relation agrave Dieu agrave travers Marie lrsquohomme nrsquoest pas deacutepeint comme un criminel qursquoil faudrait seacutevegraverement chacirctier mais comme un homme peacutecheur qui porte en lui laquo de tristes confidences raquo en reacuteaction desquelles le christianisme ouvre la voie au repentir laquo Quand la nature et les hommes sont impitoyables eacutecrit Chateaubriand il est bien touchant de trouver un Dieu precirct agrave pardonner il nrsquoappartenait qursquoagrave la religion chreacutetienne drsquoavoir fait deux sœurs de lrsquoinnocence et du repentir12 raquo Le Geacutenie du Christianisme preacutesente donc un Dieu de pardon dont la justice deacutepasse celle des hommes en ce qui touche la miseacutericorde En revanche chez Maistre le constat est diameacutetralement opposeacute La justice des hommes ne chacirctiant le crime que partiellement Dieu doit

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redoubler ses coups pour punir les hommes et lancer sur eux les laquo fleacuteaux du ciel raquo comme les guerres agrave titre de chacirctiments

Aux cocircteacutes du pardon le christianisme offre agrave lrsquohomme chez Chateaubriand plusieurs ressources susceptibles drsquoamoindrir sa souffrance Lrsquoespeacuterance par exemple est la laquo nourrice des infortuneacutes raquo et laquo berce [lrsquohomme] dans ses bras le suspend agrave sa mamelle intarissable et lrsquoabreuve drsquoun lait qui calme ses douleurs13 raquo Vertu laquo rigoureusement exigeacutee pour le chreacutetien raquo lrsquoespeacuterance est deacutecrite comme un don de Dieu placeacute en lrsquohomme pour soulager sa misegravere De mecircme la chariteacute meacutelange drsquoamour drsquoamitieacute et de pitieacute spiritualiseacutes agrave travers Dieu est laquo un puits drsquoabondance dans les deacuteserts de la vie14 raquo une assistance pour les besoins de lrsquoaffligeacute Degraves lors nrsquoeacutetant pas reacuteduit agrave seulement accepter sa souffrance ce dernier peut trouver au sein du christianisme agrave travers la chariteacute la foi et lrsquoespeacuterance quelque sujet de reacuteconfort

Si Chateaubriand parle au cœur des hommes en leur montrant laquo les nobles sentiments raquo de lrsquoEacutevangile Maistre semble pour sa part srsquoagissant de la souffrance adopter une position qui tend agrave mettre agrave distance les sentiments On srsquoeacutetonne en lisant les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg de la seacuteveacuteriteacute de certaines propositions de Maistre qui au nom drsquoune penseacutee geacuteneacuterale et meacutetaphysique neacuteglige la souffrance des individus dans sa dimension veacutecue Ce nrsquoest pas qursquoil eacutelude la question de la souffrance individuelle ndash il en parle inlassablement et en cela on peut sans doute reconnaicirctre lrsquoheacuteritage paradoxal de la penseacutee des Lumiegraveres ndash mais la plupart du temps il srsquoefforce de neutraliser les sentiments qui pourraient ecirctre rattacheacutes agrave lrsquoexpeacuterience de la souffrance Puisque tout homme participe du peacutecheacute laquo en sa qualiteacute drsquohomme raquo et qursquoil est par conseacutequent ineacutevitablement coupable (personne nrsquoeacutetant reacuteellement innocent) il faut eacuteviter de reacuteagir agrave la souffrance par un excegraves de pitieacute et voir plutocirct dans cet eacutetat un chacirctiment meacuteriteacute que les hommes se sont eux‑mecircmes attireacute en irritant Dieu Lrsquoindulgence et la douceur le repentir et le pardon lrsquoespeacuterance et la chariteacute souligneacutes par Chateaubriand comme faisant partie des consolations dispenseacutees par le christianisme sont chez Maistre releacutegueacutes au second plan dans lrsquoombre drsquoune justice providentielle qui est penseacutee en fonction du tout plutocirct que des parties

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Dans les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg la critique que fait le personnage du Comte du laquo Poegraveme sur le deacutesastre de Lisbonne raquo eacutecrit par Voltaire en 1756 est agrave cet eacutegard inteacuteressante Agrave travers ce poegraveme le philosophe de Ferney use des ressources du langage pour mettre en relief la sympathie et la pitieacute que font naicirctre en lui les conseacutequences humaines du cataclysme Il formule la matrice ndash sentimentaliste et individualiste ndash contre laquelle Maistre reacuteagira

Ces femmes ces enfants lrsquoun sur lrsquoautre entasseacutes Sous ces marbres rompus ces membres disperseacutes Cent mille infortuneacutes que la terre deacutevore Qui sanglants deacutechireacutes et palpitants encore Enterreacutes sous leurs toits terminent sans secours Dans lrsquohorreur des tourments leurs lamentables jours15

La souffrance est ici penseacutee en fonction de lrsquoindividu en fonction de ces enfants et de ces femmes laquo lrsquoun sur lrsquoautre entasseacutes raquo sans raison apparente elle est associeacutee dans un eacutelan de sympathie et de pitieacute propre au poegravete agrave une horreur sans mesure Or pour Maistre cette attitude de reacutevolte indigneacutee devant la souffrance des hommes tient preacuteciseacutement de lrsquoorgueil de lrsquohybris et trahit une ignorance effronteacutee du systegraveme geacuteneacuteral et invisible structurant le monde humain

Je me flatte dit le Comte que Voltaire nrsquoavait pas plus sincegraverement pitieacute que moi de ces malheureux enfants sur le sein maternel eacutecraseacutes et sanglants mais crsquoest un deacutelire de les citer pour contredire le preacutedicateur qui srsquoeacutecrie Dieu srsquoest vengeacute ces maux sont le prix de nos crimes car rien nrsquoest plus vrai en geacuteneacuteral16

Pour Maistre la preacutetendue pitieacute de Voltaire tourne au deacutelire degraves lors qursquoelle nourrit un esprit de contradiction qui remet en question lrsquoordre providentiel Le cœur et son cortegravege de sentiments ceux que Voltaire expose dans son poegraveme amegravenent lrsquohomme agrave accuser la providence car laquo le cœur humain continuellement reacutevolteacute contre lrsquoautoriteacute qui le gecircne fait des contes agrave lrsquoesprit qui les croit17 raquo

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Dans ce contexte Maistre sans reacuteprouver les sentiments de pitieacute ou de compassion face agrave la souffrance humaine tente drsquoeacuteviter de leur donner preacuteseacuteance sur des consideacuterations plus geacuteneacuterales Il se livre agrave un travail de neutralisation par lequel les concessions au sentiment rapidement eacutenonceacutees sont immeacutediatement deacutetourneacutees eacutetouffeacutees par un appel agrave la raison

Au reste dit le Comte la pitieacute est sans doute un des plus nobles sentiments qui honorent lrsquohomme et il faut bien se garder de lrsquoeacuteteindre de lrsquoaffaiblir mecircme dans les cœurs cependant lorsqursquoon traite des sujets philosophiques on doit eacuteviter soigneusement toute espegravece de poeacutesie et ne voir dans les choses que les choses mecircmes18

Cela signifie certes de ne pas voir comme Voltaire laquo cent milles infortuneacutes que la terre deacutevore raquo lagrave ougrave il nrsquoy en eut dans les faits que vingt milles Mais plus encore la laquo poeacutesie raquo contre laquelle Maistre nous met en garde est celle qui consisterait agrave voiler lrsquoordre invisible sous les choses concregravetes le geacuteneacuteral sous le particulier Agrave bien consideacuterer les choses dit le Comte laquo une foule de circonstances ne sont que pour les yeux19 raquo Les sentiments de pitieacute ou de compassion en nous deacutetournant de lrsquoordre invisible auquel tout doit se rapporter risquent de nous faire meacuteconnaicirctre la justice divine justice dans laquelle les individus ont peu de poids20 La souffrance doit ecirctre penseacutee en fonction de la communauteacute des hommes dont tous les membres sont solidaires les uns des autres laquo La ville a eacuteteacute punie agrave cause de son crime et sans ce crime elle nrsquoaurait pas souffert21 raquo dit le Comte agrave propos drsquoune ville hypotheacutetique qui se serait rebelleacutee contre lrsquoautoriteacute et qui aurait eacuteteacute apregraves coup chacirctieacutee par son souverain Illustrant par cet exemple le fonctionnement de la justice de Dieu le Comte dit que ce ne sont pas seulement les individus rebelles qui essuieront la correction mais bien la ville dans son ensemble dans une vision organique de la socieacuteteacute des hommes

Par ailleurs au regard de la justice geacuteneacuterale la sympathie pour la souffrance des hommes peut mecircme leur ecirctre deacuteleacutetegravere En eacutepargnant des coupables elle rend neacutecessaire une intervention de Dieu qui

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pourra prendre la forme de la guerre laquo Si la justice humaine les frappait tous [les coupables] il nrsquoy aurait point de guerre mais elle ne saurait en atteindre qursquoun petit nombre et souvent mecircme elle les eacutepargne sans se douter que sa feacuteroce humaniteacute contribue agrave neacutecessiter la guerre22 raquo Lrsquooxymore laquo feacuteroce humaniteacute raquo (le mot laquo humaniteacute raquo eacutetant pris au sens drsquoune vertu de douceur) opegravere un renversement tregraves net quant aux valeurs chreacutetiennes de tendresse de compassion et drsquoindulgence Une trop grande laquo humaniteacute raquo parmi les hommes en eacutepargnant les coupables segravemerait pour toute lrsquohumaniteacute les germes drsquoun chacirctiment agrave venir plus grand

Malgreacute le caractegravere autoritaire du Dieu de Maistre et le peu de poids que semble avoir lrsquoindividu dans lrsquoexercice de sa justice il faut voir ses chacirctiments comme un laquo gage manifeste drsquoamour23 raquo Dieu prenant plaisir agrave laquo perfectionner raquo son ouvrage De sa main laquo tendrement seacutevegravere raquo il punit rigoureusement car laquo si la tendresse ne pardonne rien crsquoest pour nrsquoavoir plus rien agrave pardonner24 raquo La tendresse est ici associeacutee agrave la seacuteveacuteriteacute et agrave la rigueur de Dieu qui agrave la maniegravere drsquoun pegravere ou drsquoun meacutedecin (deux images freacutequemment convoqueacutees par Maistre) gueacuterit le mal par le mal Les afflictions envoyeacutees aux hommes ne sont pas deacuteplorables ni tragiques elles sont au contraire une preuve de lrsquoamour de Dieu car crsquoest par elles (et par la priegravere) que lrsquohomme pourra se perfectionner dans cette vie et en vue de lrsquoautre vie La laquo perfectibiliteacute raquo de lrsquohomme tant ceacuteleacutebreacutee au siegravecle des Lumiegraveres est ici rameneacutee non sans insistance dans une perspective theacuteocentreacutee ougrave lrsquohomme ne peut se perfectionner qursquoen subissant passivement la souffrance que la main de Dieu lui envoie Ce laquo perfectionnement raquo pourra srsquoeacutelargir agrave la communauteacute des hommes agrave travers la reacuteversibiliteacute des peines les maux accepteacutes par les uns pouvant compenser pour la faute des autres

2 De la laquo chariteacute raquo au laquo sacrifice raquo Chez Maistre cette reacuteversibiliteacute des peines ouvre la porte au

sacrifice que nous pourrions voir comme une forme radicale de la chariteacute ou de lrsquoamour du prochain qui srsquoappuie sur le dogme de laquo lrsquoinnocence payant pour le crime25 raquo Les souffrances du juste ne sont pas seulement utiles pour lui‑mecircme mais laquo elles peuvent par

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une sainte acceptation tourner au profit des coupables raquo le juste en souffrant ainsi se laquo sacrifi[ant] reacuteellement pour tous les hommes26 raquo Lrsquoœuvre meacuteritoire et lrsquoexercice de la vertu semblent ecirctre laisseacutes dans lrsquoombre drsquoune logique sacrificielle ougrave lrsquoacceptation laquo sainte raquo de la souffrance par le juste peut seule aider les hommes agrave faire eacutequilibre aux maux dont ils sont collectivement les auteurs Il est agrave cet eacutegard inteacuteressant de noter que chez Maistre la figure du Christ est presque exclusivement eacutevoqueacutee dans sa dimension sacrificielle ses œuvres et ses enseignements eacutetant sauf exception laisseacutes en plan Par cette omission lrsquoauteur des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg nous donne agrave travers la figure du Christ un modegravele de sacrifice davantage qursquoun modegravele de vertu positive nous informant en cela du faible degreacute drsquoautonomie qursquoil accorde agrave lrsquohomme

Si le sacrifice peut ecirctre volontaire (comme dans le cas des laquo deacutevouements raquo et des austeacuteriteacutes des communauteacutes religieuses) il est assez souvent subi involontairement lors des guerres par exemple par lrsquoeffet drsquoune laquo loi occulte et terrible qui a besoin du sang humain27 raquo

Ainsi srsquoaccomplit sans cesse depuis le ciron jusqursquoagrave lrsquohomme la grande loi de la destruction violente des ecirctres vivants La terre entiegravere continuellement imbibeacutee de sang nrsquoest qursquoun autel immense ougrave tout ce qui vit doit ecirctre immoleacute sans fin sans mesure sans relacircche jusqursquoagrave la consommation des choses jusqursquoagrave lrsquoextinction du mal jusqursquoagrave la mort de la mort28

Le personnage du Seacutenateur preacutesente dans cet extrait la terre comme un autel imbibeacute de sang ougrave les hommes sont continuellement sacrifieacutes agrave la faveur des guerres ou des catastrophes naturelles Le rocircle des individus dans la justice providentielle est ainsi deacuterisoire chacun pouvant ecirctre appeleacute sur lrsquoautel du sacrifice afin de payer pour les crimes commis par lrsquoensemble des hommes

Agrave cette penseacutee sacrificielle qui srsquoappuie sur un Dieu seacutevegravere laquo qui aime agrave srsquoappeler Dieu de la guerre29 raquo Chateaubriand oppose un Dieu bienveillant dont la justice admet le repentir et le pardon et rejette ainsi la neacutecessiteacute du sacrifice Si pour Maistre

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la justice humaine semble deacutecouler de la justice divine30 et en ecirctre un reflet Chateaubriand comme nous lrsquoavons deacutejagrave souligneacute tend agrave deacutesolidariser ces deux ordres de justice deacutepeignant le premier comme implacable et avide de sang et le second comme tendre et sensible au repentir des hommes

Voici eacutecrit‑il un des plus hauts spectacles de la terre aux deux coins de cet eacutechafaud les deux Justices sont en preacutesence la Justice humaine et la Justice divine lrsquoune implacable et appuyeacutee sur un glaive est accompagneacutee du deacutesespoir lrsquoautre tenant un voile trempeacute de pleurs se montre entre la pitieacute et lrsquoespeacuterance lrsquoune a pour ministre un homme de sang lrsquoautre un homme de paix lrsquoune condamne lrsquoautre absout Innocente ou coupable la premiegravere dit agrave la victime laquo Meurs raquo la seconde lui crie laquo Fils de lrsquoinnocence ou du repentir montez au ciel raquo 31

Agrave lrsquoeacutechelle de la providence lrsquoexpiation des hommes nrsquoa donc pas agrave venir du sang et de la douleur La religion trempeacutee de pleurs de pitieacute et drsquoespeacuterance nrsquoexige pas de sacrifices plus qursquohumains et les hommes peuvent se gueacuterir de leur faute par leur repentir Cette place accordeacutee par Chateaubriand agrave la vertu active tend agrave redonner une certaine autonomie agrave lrsquoindividu qui peut deacutesormais srsquoacquitter de ses fautes autrement que par le sang ou lrsquoacceptation passive de la douleur

Dans Atala piegravece de fiction qui eacutetait inteacutegreacutee aux premiegraveres eacuteditions du Geacutenie du Christianisme le personnage du Pegravere Aubry deacutenonce le trop grand enthousiasme religieux dont fait preuve le personnage drsquoAtala qui srsquoempoisonne afin drsquoeacuteviter de rompre par amour pour Chactas les vœux de chasteteacute qursquoelle avait prononceacutes devant sa megravere alors que cette derniegravere eacutetait mourante

Les treacutesors du repentir vous eacutetaient ouverts lui dit‑il il faut des torrents de sang pour effacer nos fautes aux yeux des hommes une seule larme suffit agrave Dieu Rassurez-vous donc ma chegravere fille votre situation exige du calme adressons-nous agrave Dieu qui gueacuterit toutes les plaies de ses serviteurs32

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Le Dieu eacutevoqueacute ici est un dieu drsquoindulgence (laquo une seule larme lui suffit raquo) sensible aux remords des hommes et capable de pardon Crsquoest prendre le contrepied de Maistre qui ne cesse de reacutepeacuteter les vertus expiatrices du laquo sang raquo en vertu desquelles le sacrifice srsquoimpose comme voie de salut pour tous les hommes

Les hommes dit le personnage du Comte nrsquoont jamais douteacute que lrsquoinnocence ne pucirct satisfaire pour le crime et ils ont cru de plus qursquoil y avait dans le sang une force expiatrice de maniegravere que la vie qui est le sang pouvait racheter une autre vie33

Reposant sur des ressorts cosmiques et obeacuteissant agrave une fataliteacute religieuse qui ne voit en lrsquohomme qursquoun peacutecheur la penseacutee sacrificielle de Maistre semble atteacutenuer le message chreacutetien de bonteacute drsquoindulgence et de miseacutericorde en confeacuterant agrave ces valeurs un sens ineacutedit Au contraire Chateaubriand dans sa critique du sacrifice modegravere la dimension punitive du christianisme et exalte ses valeurs de pitieacute de pardon et de miseacutericorde confeacuterant ainsi agrave lrsquohomme dans la relation qui lrsquounit agrave Dieu un pouvoir drsquointervention qui se solde par un surcroicirct drsquoautonomie

3 Appropriation individuelle de la religionMalgreacute leurs positions divergentes sur la liberteacute qursquoils accordent

agrave lrsquoindividu dans lrsquoordre providentiel Maistre et Chateaubriand participent tous deux drsquoun recentrement du religieux sur le for intime ndash fucirct‑il en apparence paradoxal ndash qui se traduit par une appropriation individuelle de la religion

Lorsqursquoil dit srsquoadresser agrave laquo une jeunesse geacuteneacutereuse raquo qui laquo fuit la soumission servile raquo tout en eacutetant laquo precircte agrave se jeter dans les bras de quiconque lui precircchera les nobles sentiments qui srsquoallient si bien aux sublimes preacuteceptes de lrsquoEacutevangile34 raquo Chateaubriand ouvre la porte agrave un rapport plus individualiseacute agrave la religion agrave lrsquointeacuterieur duquel srsquoinsegravere une dimension intime centreacutee nous lrsquoavons vu sur le sentiment Cette jeunesse fuyant la laquo soumission servile raquo peut elle‑mecircme srsquoapproprier le christianisme et le projet mecircme de Chateaubriand (laquo passer de lrsquoeffet agrave la cause ne pas prouver que le christianisme

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Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo

est excellent parce qursquoil vient de Dieu mais qursquoil vient de Dieu parce qursquoil est excellent35 raquo) implique un rapport plus personnel plus immeacutediat agrave Dieu

Quant agrave Maistre son œuvre deacutecoule en deacutepit des appels agrave lrsquoautoriteacute qui la ponctuent drsquoune certaine prise de liberteacute individuelle Comme Chateaubriand Maistre est laiumlc36 et la vision singuliegravere du christianisme qursquoil propose nrsquoeacutemane pas de lrsquoautoriteacute drsquoun ministre de Dieu mais procegravede plutocirct drsquoun nouveau sacerdoce laiumlque celui exerceacute par lrsquoeacutecrivain en contexte de seacutecularisation Il srsquoensuit que la religion deacutecrite par Maistre mecircme srsquoil preacutetend la faire reposer sur laquo lrsquooreiller de lrsquoautoriteacute raquo est investie drsquoune certaine reacutesonance subjective lrsquoauteur fucirct‑il reacutesolument antimoderne se fait architecte agrave sa maniegravere de lrsquoexpeacuterience religieuse qursquoil met de lrsquoavant Pour Michel Despland cette tendance est assez geacuteneacuteraliseacutee chez les auteurs du xixe siegravecle mecircme chez ceux qui comme Maistre affectent de reacutesister agrave la moderniteacute et agrave son nouveau souffle drsquoindividualisme

Qursquoelle soit de droite ou de gauche protestante ou catholique la religion ne peut plus vivre sans lrsquoeacutevocation consciente ou non de dimensions intimes sans le deacutebut drsquoune articulation drsquoarriegraveres‑mondes ou srsquoeacuteprouve quelque chose dont le sujet est par neacutecessiteacute le seul juge [hellip] Chateaubriand Constant de Maistre Kierkegaard ont beau se preacutesenter comme des auteurs qui deacutefinissent la religion et eacutelaborent une certaine theacuteorisation agrave son sujet ils sont aussi des litteacuteraires qui impriment un certain style agrave leur propos de maniegravere agrave susciter de nouvelles reacutesonances dans ceux qui les lisent37

La deacutemarche litteacuteraire de Maistre est donc agrave prendre en consideacuteration srsquoagissant de la place qursquoil accorde agrave lrsquoindividu puisqursquoelle peut venir concurrencer certaines positions ou ideacutees deacutefendues dans le contenu des entretiens Agrave cet eacutegard la forme mecircme des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg est significative Lrsquoentretien ou la symposie permet de faire naicirctre les ideacutees agrave partir de la discussion laquo Nous parlons pour nous instruire et pour nous consoler38 raquo dit le personnage du Chevalier au Huitiegraveme entretien Crsquoest la symposie qui produit la connaissance le dialogue qui instruit et en ce sens

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la religion deacutecrite semble se recentrer quelque peu sur lrsquohomme en empruntant un genre habituellement mis au service de la philosophie (qui par le questionnement et la discussion tend naturellement agrave remettre en question lrsquoautoriteacute au profit de la raison individuelle qui lui sert de mesure39) Maistre ne fait pas un travail drsquoexeacutegegravese biblique et il ne srsquoen remet pas pleinement agrave lrsquoautoriteacute des textes sacreacutes Au contraire comme le note Antoine Compagnon il prend beaucoup de liberteacute par rapport agrave certains dogmes officiels quelques-unes de ses propositions ndash sur le mystegravere de lrsquoimputation notamment ndash frocirclant lrsquoheacutereacutesie40

Mais plus encore tout ce systegraveme religieux proposeacute par Maistre semble reposer sur une expeacuterience intime du siegravecle et de la Reacutevolution qui constitue cet laquo arriegravere‑monde raquo dont parle Despland et drsquoougrave jaillit peut‑ecirctre un rapport subjectif agrave la religion Lrsquoeacutevocation au Neuviegraveme entretien du laquo journal raquo du Comte genre de lrsquointime par excellence est agrave cet eacutegard tregraves inteacuteressante

Crsquoest lagrave que depuis plus de trente ans jrsquoeacutecris tout ce que mes lectures me preacutesentent de plus frappant Quelques fois je me borne agrave de simples indications drsquoautres fois je transcris mot agrave mot des morceaux essentiels souvent je les accompagne de quelques notes et souvent aussi jrsquoy place ces penseacutees du moment ces illuminations soudaines qui srsquoeacuteteignent sans fruit si lrsquoeacuteclair nrsquoest fixeacute par lrsquoeacutecriture Porteacute par le tourbillon reacutevolutionnaire en diverses contreacutees de lrsquoEurope jamais ces recueils ne mrsquoont abandonneacute et maintenant vous ne sauriez croire avec quel plaisir je parcours cette immense collection Chaque passage reacuteveille dans moi une foule drsquoideacutees inteacuteressantes et de souvenirs meacutelancoliques mille fois plus doux que tout ce qursquoon est convenu drsquoappeler plaisirs41

Ce passage aux reacutesonances reacutesolument intimes sert agrave introduire les deux livres (celui de Jennyngs intituleacute Examen de lrsquoeacutevidence intrinsegraveque du Christianisme et celui de Maistre Consideacuterations sur la France) qui serviront de base agrave la discussion qui va suivre sur la reacuteversibiliteacute des peines Tout se passe comme si le carnet de notes de lecture se substituait aux deux ouvrages en question que

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Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo

le Comte dit ne pas posseacuteder Ainsi la religion passe agrave travers le prisme de lrsquoindividualiteacute Certes on convoque lrsquoautoriteacute de sources exteacuterieures mais leur sont ajouteacutees laquo ces penseacutees du moment raquo qui viennent enrichir la reacuteflexion sur le christianisme lrsquoindividualiser et lrsquoinscrire peut‑ecirctre dans un horizon moderne

ConclusionAinsi Chateaubriand et Maistre reacuteagissent sur deux modes

diffeacuterents au legs des Lumiegraveres et aux conseacutequences de la Reacutevolution franccedilaise Si le premier precircche un laquo eacutevangile modeacutereacute raquo qui peut se concilier avec la penseacutee des Lumiegraveres le second mise sur la rupture et se positionne agrave contrecourant de la vague drsquoautonomisation de lrsquohomme qui caracteacuterise la moderniteacute depuis au moins la Reacuteforme et Descartes Devant le vide spirituel laisseacute par la Reacutevolution il srsquoagit dans un cas de modeacuterer lrsquoautoriteacute religieuse pour la rendre acceptable et digeste pour les individus de cette nouvelle socieacuteteacute et dans lrsquoautre cas de raffermir cette autoriteacute et drsquoaffaiblir la liberteacute individuelle au risque que le geste mecircme drsquoeacutecriture par la liberteacute dont il procegravede entre en tension avec le propos En somme mecircme en srsquoopposant agrave lrsquolaquo esprit moderne raquo heacuteriteacute des Lumiegraveres Chateaubriand et Maistre comme bon nombre drsquoauteurs reacuteactionnaires de la mecircme eacutepoque y prennent pleinement appui et y puisent certaines de leurs strateacutegies apologeacutetiques

1 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand Le Geacutenie du Christianisme Pierre Reboul (eacuted) Paris Garnier‑Flammarion 1966 t I p 43

2 Ibid p 463 Nous empruntons lrsquoexpression agrave Jean Delumeau qui lrsquoutilise agrave propos

de la pastorale chreacutetienne drsquoAncien reacutegime et qui srsquoapplique bien nous le verrons dans ce qui suit au discours reacuteactionnaire que tient Joseph de Maistre (cf Jean Delumeau Le peacutecheacute et la peur La culpabilisation en Occident xiiie-xviiie siegravecles Paris Fayard 1983 741 p)

4 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 46 5 Voltaire Lettres philosophiques Freacutedeacuteric Deloffre (eacuted) Paris

Gallimard (coll Folio classique) p 157 6 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 45

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7 Ibid p 728 Leacuteon Bloy Le deacutesespeacutereacute Paris Flammarion 2010 p 1659 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 6710 Alain Corbin Jean‑Jacques Courtine Georges Vigarello [dir] Histoire

des eacutemotions vol 2 Paris Seuil 2016 p 328 11 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 74 12 Ibid p 7813 Ibid p 106 14 Ibid p 10715 Voltaire Meacutelanges Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade)

1961 p 304 httpsfrwikisourceorgwikiPoegraveme_sur_le_deacutesastre_de_Lisbonne (page consulteacutee le 1er mai 2017)

16 Joseph de Maistre Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence suivies De la traduction de Plutarque sur les deacutelais de la justice divine Paris Eacuteditions de la Maisnie 1980 t I p 228 (nous soulignons)

17 Ibid p 2518 Joseph de Maistre op cit t I p 231 (nous soulignons) Voir aussi au

Neuviegraveme entretien laquo Je sens bien que dans toutes ces consideacuterations nous sommes continuellement assaillis par le tableau si fatigant des innocents qui peacuterissent avec les coupables mais sans nous enfoncer dans cette question qui tient agrave tout ce qursquoil y a de plus profond on peut la consideacuterer seulement dans son rapport avec le dogme universel et aussi ancien que le monde de la reacuteversibiliteacute des douleurs de lrsquoinnocence au profit des coupables raquo (Joseph de Maistre op cit t II p 122) Dans cet extrait Maistre descend sur le terrain des Lumiegraveres et reconnait ecirctre laquo continuellement assaill[i] par le tableau si fatigant des innocents qui peacuterissent avec les coupables raquo Mais au lieu de tomber comme Voltaire dans une laquo poeacutesie raquo qui placerait le sentiment au centre des analyses il invoque un dogme plus geacuteneacuteral celui de lrsquoexpiation par le sacrifice deacuteplaccedilant le regard du lecteur sur un ordre supeacuterieur transcendant le veacutecu individuel de la souffrance Un peu plus loin au Dixiegraveme entretien on reconnait une strateacutegie analogue laquo Vous ne croyez pas sans doute dit le Seacutenateur que je veuille eacutetouffer la compassion dans les cœurs et vous savez ce que les crimes reacutecents ont fait souffrir au mien neacuteanmoins agrave srsquoen tenir agrave la rigoureuse raison que veut‑on dire raquo (Ibid p 166 [nous soulignons]) La laquo rigoureuse raison raquo vient ici comme ailleurs tempeacuterer le sentiment et mecircme si le Seacutenateur dit ne pas vouloir laquo eacutetouffer raquo la compassion on peut se demander si la seacutevegravere theacuteodiceacutee maistrienne ne

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conduit pas justement agrave cet effet drsquoeacutetouffement et si la concession nrsquoest pas qursquoune figure de rheacutetorique

19 Joseph de Maistre op cit t I p 23120 Comme le fait remarquer Antoine Compagnon laquo chez de Maistre pour

comprendre la distribution du mal dans le monde il faut srsquoeacutelever au‑dessus de lrsquoindividu et saisir la justice eacuteternelle raquo (Antoine Compagnon Les antimodernes De Joseph de Maistre agrave Roland Barthes Paris Gallimard (coll Folio essai) p 133)

21 Joseph de Maistre op cit t I p 22722 Ibid p 24 (nous soulignons)23 Ibid p 8724 Ibid p 12925 Ibid p 12326 Ibid p 12927 Ibid p 1428 Ibid p 25‑2629 Ibid p 3830 Chez Maistre la justice des hommes dans lrsquoordre temporel est

deacutetermineacutee par une loi divine ce qui fait que les deux ordres de justice sont enchacircsseacutes lrsquoun dans lrsquoautre laquo Dieu ayant voulu faire gouverner les hommes par des hommes du moins exteacuterieurement il a remis aux souverains lrsquoeacuteminente preacuterogative de la punition des crimes et crsquoest en cela surtout qursquoils sont ses repreacutesentants raquo (Joseph de Maistre op cit t I p 28)

31 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t II p 132 32 Id Atala-Reneacute-Les aventures du dernier Abenceacuterage Fernand

Letessier (eacuted) Paris Classiques Garnier 1965 p 12433 Joseph de Maistre op cit t II p 12434 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 46 35 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 56 36 En cela ils srsquoinscrivent bien dans leur temps Dans Le Christ des

Barricades Frank Paul Bowman explique que le discours theacuteologique au deacutebut du xixe siegravecle est massivement investi et pris en charge par des auteurs laiumlcs laquo Sans doute agrave aucun moment de son histoire ajoute‑t‑il le discours theacuteologique catholique nrsquoa connu une aussi forte participation laiumlque avec le renouveau et la liberteacute que comporte un certain caractegravere autodidacte raquo (Le Christ des Barricades 1789-1848 Paris Les eacuteditions du Cerf 1987 p 35)

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37 Michel Despland laquo Lrsquoexpeacuterience religieuse au xixe siegravecle I Le for intime et lrsquoestheacutetique de lrsquoexistence raquo dans Laval theacuteologique et philosophique Queacutebec vol 50 no 3 (octobre 1994) p 612

38 Joseph de Maistre op cit t II p 7939 Au Huitiegraveme entretien le personnage du Comte dit agrave propos des

philosophes qursquolaquo il nrsquoy a point drsquoautoriteacute qui ne leur deacuteplaise raquo (ibid p 109)

40 Antoine Compagnon op cit p 12641 Joseph de Maistre op cit t II p 118‑119

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renardJean-christophe naDeau Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Dans cet article je tacircche de montrer en quoi le thegraveme du stoiumlcisme est lrsquoun des fils conducteurs des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg et en quoi il permet de mieux comprendre le dolorisme de Joseph de Maistre La philosophie de la Stoa est selon Maistre agrave la fois proche du christianisme et opposeacutee agrave lui Si ses fondements theacuteoriques sont conformes aux dogmes de lrsquoEacuteglise il nrsquoen demeure pas moins que les pratiques de ses diffeacuterents adeptes sont des manifestations du peacutecheacute drsquoorgueil Ainsi lrsquoindiffeacuterence agrave la douleur la construction drsquoun ethos rheacutetorique et la discussion sur les maux constituent pour Maistre des trahisons de la penseacutee chreacutetienne Ces critiques du stoiumlcisme deacutevoilent alors quatre injonctions proprement doloristes que je me propose de restituer ici souffrir srsquoabstenir prier attendre

IntroductionLes Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg entretiennent une relation

eacutetrangement ambigueuml avec le stoiumlcisme Sous la plume de Maistre les personnages du Comte du Seacutenateur et du Chevalier vont et viennent entre lrsquoeacuteloge et le blacircme agrave lrsquoendroit des philosophes du Portique Le lecteur attentif remarquera tout drsquoabord que Seacutenegraveque repreacutesente lrsquoune des figures centrales aux yeux des trois amis Citeacute sans cesse comme figure drsquoautoriteacute au fil des entretiens son importance est telle que le Chevalier se fera un devoir drsquointercaler des extraits seacuteneacutequiens dans le manuscrit qui deviendra le miroir de leurs conversations laquo Si je ne me trompe il [cet ami agrave qui je ferai lire ces entretiens] croira mecircme que vous avez ajouteacute aux raisons de Seacutenegraveque qui devait ecirctre cependant un tregraves grand geacutenie car il est citeacute de tout cocircteacute1 raquo

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

Cependant les reacuteserves du Comte sont nombreuses Quoiqursquoun livre tel que Seacutenegraveque Chreacutetien ait pu paraicirctre et qursquoil existe une rumeur selon laquelle ce mecircme stoiumlcien aurait entretenu une relation eacutepistolaire avec Saint‑Paul Seacutenegraveque eacutetait laquo retenu par les preacutejugeacutes du siegravecle de patrie et drsquoeacutetat2 raquo Et quoiqursquoau fait des dogmes chreacutetiens il semble aux dires du Comte que cet exemple de vertu soit en quelque sorte deacutecaleacute par rapport agrave lrsquoideacuteal de la chreacutetienteacute

Plusieurs indices disseacutemineacutes agrave travers les onze Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence3 me portent agrave penser que lrsquoattitude stoiumlcienne repreacutesente agrave la fois lrsquoexemple et la trahison drsquoune attitude authentiquement doloriste et deacutebrouiller cette ambiguiumlteacute permettra je lrsquoespegravere de jeter un regard plus lucide sur le rapport de Maistre agrave la souffrance Pour y parvenir je propose drsquoarticuler cette recherche autour drsquoun eacutepisode du troisiegraveme entretien des Soireacutees Jrsquoexaminerai en un premier temps les deux figures ideacuteales (le Sage et le Juste) qui eacutevoluent en parallegravele au sein des deux doctrines Ce regard initial me megravenera agrave distinguer lrsquoattitude philosophique et lrsquoattitude proprement religieuse Cette clef de lecture permettra en un deuxiegraveme temps de comprendre en quoi deux eacutepisodes tireacutes de romans qui appartiennent agrave la tradition maistrienne repreacutesentent des contre‑exemples en regard du dolorisme veacuteritable Ce parcours me conduira agrave comprendre en quoi lrsquoattitude stoiumlcienne ainsi que ses eacutemules incarne une faute aux yeux de Joseph de Maistre et comment le Juste repreacutesente le rapport le plus digne de louanges face agrave la douleur

1 Le stoiumlcisme et les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg11 Souffrir et srsquoabstenir la fillette de dix-huit ans

Jrsquoaimerais deacutebuter cette recherche en rappelant lrsquoeacutepisode qui mrsquoapparait deacutecisif dans cette affaire

Je ne puis mrsquoempecirccher dans ce moment de songer agrave cette jeune fille devenue ceacutelegravebre dans cette grande ville parmi les personnes bienfaisantes qui se font un devoir sacreacute de chercher le malheur pour le secourir Elle a dix‑huit ans il y en a cinq qursquoelle est tourmenteacutee par un horrible cancer qui lui ronge la tecircte Deacutejagrave les yeux et le nez ont disparu et le mal srsquoavance

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

sur ses chairs virginales comme un incendie qui deacutevore un palais En proie aux souffrances les plus aiguumles une pitieacute tendre et presque ceacuteleste la deacutetache entiegraverement de la terre et semble la rendre indiffeacuterente ou inaccessible agrave la douleur Elle ne dit pas comme le fastueux stoiumlcien Ocirc douleur tu as beau faire tu ne me feras jamais convenir que tu sois un mal Elle fait mieux elle nrsquoen parle pas Jamais il nrsquoest sorti de sa bouche que des paroles drsquoamour de soumission et de reconnaissance4

Plusieurs eacuteleacutements dessinent deacutejagrave une piste interpreacutetative On pourra noter en un premier temps lrsquoadjectif servant agrave deacutecrier un certain Posidonius5 comme laquo fastueux raquo Deuxiegravemement ndash et je crois que cela donne tout son sens agrave la premiegravere remarque ndash il semble que le critegravere de distinction entre les deux protagonistes de cet eacutepisode reacuteside dans la parole La fillette ne fait pas comme le stoiumlcien alors que ce dernier combat verbalement la douleur en essayant de lui refuser son statut de mal la jeune fille se tait sur ce sujet Posidonius serait ainsi un exemple de fatuiteacute voire de vaniteacute et drsquoorgueil en vertu de son rapport oral agrave la souffrance critique tregraves seacutevegravere si lrsquoon considegravere que crsquoest un chreacutetien qui profegravere une telle accusation agrave lrsquoeacutegard de lrsquoadepte de la Stoa Je voudrais drsquoabord examiner en quoi cet acte drsquoeacutenonciation constitue une profanation selon le Comte

12 Le Sage qui nrsquoest point le JusteIl faut cependant rendre agrave Ceacutesar ce qui est agrave Ceacutesar et agrave Dieu ce

qui est agrave Dieu en montrant en quoi les assises theacuteoriques du stoiumlcisme sont louangeacutees par le Comte Il affirme

Il faut rendre justice aux stoiumlciens Cette secte seule a meacuteriteacute qursquoon la nommacirct fortissimam et sanctissimam sectam [une secte entre toutes courageuse et veacuteneacuterable] Elle seule a pu dire (hors du christianisme) qursquoil faut aimer Dieu que toute la philosophie se reacuteduit agrave deux mots souffrir et srsquoabstenir qursquoil faut aimer celui qui nous bat et pendant qursquoil nous bat Elle a produit lrsquohymne de Cleacuteanthe et a inventeacute le mot de Providence6

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Ainsi la doctrine du Portique aurait anticipeacute la majeure partie des fondements de lrsquoattitude doloriste promue par les trois personnages des Soireacutees Elle a su dire avec un certain geacutenie qursquoil faut accepter son destin crsquoest‑agrave‑dire accorder sa volonteacute sur la Volonteacute Les stoiumlciens disent encore qursquoil faut accueillir les maux comme une manifestation du divin et qursquoil faut pour cette raison suivre les indications de la Providence On se souviendra de lrsquoexemple canonique du chien et de la charrette

Eux aussi Zeacutenon et Chrysippe affirmaient que tout est destin avec lrsquoexemple suivant Quand un chien est attacheacute agrave une charrette srsquoil veut la suivre il est tireacute et il la suit faisant coiumlncider son acte spontaneacute avec la neacutecessiteacute mais srsquoil ne veut pas la suivre il y sera contraint dans tous les cas De mecircme en est‑il des hommes mecircme srsquoils ne le veulent pas ils seront dans tous les cas contraints de suivre leur destin7

Lrsquoeacutethique stoiumlcienne se reacutesumerait ainsi aux termes sustine et abstine crsquoest‑agrave‑dire endurer les maux en refusant leur affect Le veacuteritable Sage serait ainsi celui qui a fait sienne la parole de Posidonius selon laquelle il ne faut pas convenir que la douleur soit veacuteritablement un mal Accordant sa volonteacute sur la Providence il ferait ainsi preuve drsquoune liberteacute vraie et authentique

[Il faut rendre] justice aux stoiumlciens qui devinegraverent jadis un dogme fondamental du christianisme en deacutecidant que le sage seul est libre Aujourdrsquohui ce nrsquoest plus un paradoxe crsquoest une veacuteriteacute incontestable et du premier ordre Ougrave est lrsquoesprit de Dieu lagrave se trouve la liberteacute8

On pourrait ainsi reacutesumer les adeacutequations entre stoiumlcien et veacuteritable chreacutetien au sens de Maistre dans les Soireacutees tous deux reconnaissent lrsquoexistence drsquoune Providence divine agrave lrsquoœuvre dans la creacuteation et tacircchent drsquoaccorder leur volonteacute agrave cette derniegravere Le Juste et le Sage suivraient docilement la charrette du Saint‑Pegravere de lrsquohumaniteacute en tacircchant drsquoentretenir un rapport ndash ou plutocirct une attitude ndash face agrave la douleur qui soit en accord avec sa Volonteacute On

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

notera aussi que les figures du Sage et du Juste sont deacutecrites par les deux doctrines comme eacutetant pratiquement impossibles agrave incarner au point ougrave lrsquoon est en droit de se demander srsquoil srsquoagit de modegraveles ideacuteaux de vertu de simples chimegraveres de lrsquoesprit ou encore de rares possibiliteacutes Maistre introduit drsquoailleurs lrsquoeacutepisode de la fillette en ces termes

Il nrsquoy a point de juste sur la terre Celui qui a prononceacute ce mot [Job] devint lui‑mecircme une grande et triste preuve des eacutetonnantes contradictions de lrsquohomme mais ce juste imaginaire je veux bien le reacutealiser un moment par la penseacutee et je lrsquoaccable de tous les maux possibles Je vous le demande qui a le droit de se plaindre dans cette supposition Crsquoest le juste apparemment crsquoest le juste souffrant Mais crsquoest preacuteciseacutement ce qui nrsquoarrivera jamais [hellip] [Suit lrsquoeacutepisode de la fillette] Certainement messieurs si lrsquoinnocence existe quelque part elle se trouve sur ce lit de douleur aupregraves duquel le mouvement de la conversation vient de nous amener un instant9

Ce passage qui permet drsquoassocier la fillette de dix-huit ans agrave une figure qui se rapproche le plus possible du Juste ideacuteal (car nous sommes tous peacutecheurs) fait retrouver le critegravere de distinction sur lequel jrsquoai mis lrsquoaccent plus haut Le Juste souffrant quoiqursquoil aurait toute la leacutegitimiteacute du monde agrave cet eacutegard ne se plaindrait pas de sa situation mecircme srsquoil eacutetait accableacute des pires maux du monde crsquoest dit le Comte laquo preacuteciseacutement ce qui nrsquoarrivera jamais10 raquo La fillette il faut le rappeler nrsquoen parle pas Elle se tait contrairement au Sage

Comme annonceacute agrave la section preacuteceacutedente jrsquoaimerais maintenant explorer en quoi ce champ seacutemantique de la parole et du silence est un eacuteleacutement capital agrave la compreacutehension drsquoun rapport authentiquement chreacutetien agrave la souffrance

13 Parole et silence la philosophie contre la religionLrsquoune des rares critiques adresseacutees de front agrave Seacutenegraveque est formuleacutee

de la maniegravere suivante par le Comte au huitiegraveme entretien

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La seule observation critique que je me permettrai sur votre theacuteologie [la theacuteologie du Chevalier] peut ecirctre aussi ce me semble adresseacutee agrave ce mecircme Seacutenegraveque laquo Aimeriez‑vous mieux disait‑il ecirctre Sylla que Reacutegulus etc raquo Mais prenez garde je vous prie qursquoil nrsquoy ait pas ici confusion drsquoideacutees Il ne srsquoagit point du tout de la gloire attacheacutee agrave la vertu qui supporte tranquillement les dangers les privations et les souffrances car sur ce point tout le monde est drsquoaccord il srsquoagit de savoir pourquoi il a plu agrave Dieu de rendre ce meacuterite neacutecessaire Vous trouverez des blaspheacutemateurs et mecircme des hommes simplement leacutegers disposeacutes agrave vous dire Que Dieu aurait bien pu dispenser la vertu de cette sorte de gloire Seacutenegraveque ne pouvant reacutepondre aussi bien que vous parce qursquoil nrsquoen savait pas autant que vous (ce que je vous prie de bien observer) srsquoest jeteacute sur cette gloire qui precircte beaucoup agrave la rheacutetorique et crsquoest ce qui donne agrave son traiteacute de la Providence drsquoailleurs si beau et estimable une leacutegegravere couleur de deacuteclamation11

Ce passage chargeacute en information est tregraves difficile agrave interpreacuteter Je crois pourtant y deacuteceler une remarque fondamentale pour la recherche qui mrsquooccupe Il srsquoagit en fait de renverser une parole de Seacutenegraveque contre lui‑mecircme Que dit cette parole Seacutenegraveque srsquoadressant agrave son lecteur demande laquo aimeriez‑vous mieux ecirctre Sylla que Reacutegulus 12 raquo crsquoest‑agrave‑dire preacutefegravereriez‑vous ecirctre Sylla cet homme agrave qui on fraya un passage agrave coup drsquoeacutepeacutee jusqursquoau forum cet homme qui souffre qursquoon lui preacutesente des tecirctes de consulaires et qui enfin verse sur les fonds publics le prix de ces assassinats ou bien preacutefeacutereriez‑vous ecirctre Reacutegulus ce geacuteneacuteral qui essuyant un revers de la Fortune se retrouva les paupiegraveres arracheacutees et qui fut mutileacute par drsquoinnombrables clous13 Agrave cette question Seacutenegraveque reacutepond qursquoil faut preacutefeacuterer ecirctre Reacutegulus agrave Sylla car ce dernier accepte de payer ce prix pour lrsquoexercice de la vertu et ne reacutecupegravere pas la gloire attacheacutee agrave lrsquoeacutepreuve de la douleur

Or ndash et crsquoest lagrave ougrave Maistre retourne lrsquoargument de Seacutenegraveque contre lui‑mecircme ndash Seacutenegraveque reacutecupegravere et fait usage drsquoune telle gloire Alors qursquoil recommande le silence et la reacutesignation ce stoiumlcien construit son ethos en se fondant sur une telle gloire Il nrsquoest pas agrave la hauteur de

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

ses propres mots et adopte lrsquoattitude drsquoun Sylla face agrave ses souffrances veacutecues son expeacuterience de la douleur devient un outil rheacutetorique qui donne une hauteur deacuteclamatoire agrave son ouvrage On retrouve ici la meacutefiance face agrave Posidonius dans lrsquoeacutepisode de la fillette eacutenoncer son indiffeacuterence agrave la douleur lui permet de consolider sa reacuteputation drsquohomme fort et sage Lagrave Maistre enfonce son premier clou dans la doctrine stoiumlcienne il srsquoagit drsquoun discours qui nrsquoest pas agrave la hauteur de la Veacuteriteacute de son ideacutee Un extrait tireacute du premier entretien eacuteclaire ce point

La philosophie seule avait devineacute depuis longtemps que toute la sagesse de lrsquohomme eacutetait renfermeacutee en deux mots sustine et aBstine Et quoique cette faible leacutegislatrice precircte au ridicule mecircme par ses meilleures lois parce qursquoelle manque de puissance pour se faire obeacuteir cependant il faut ecirctre eacutequitable et lui tenir compte des veacuteriteacutes qursquoelle a publieacutees Elle a fort bien compris que les plus fortes inclinaisons de lrsquohomme eacutetant vicieuses au point qursquoelles tendent eacutevidemment agrave la destruction de la socieacuteteacute il nrsquoavait pas de plus grand ennemi que lui‑mecircme et que lorsqursquoil a appris agrave se vaincre il savait tout14

La philosophie qui est ici associeacutee agrave la doctrine stoiumlcienne est dit Maistre une faible leacutegislatrice crsquoest‑agrave‑dire qursquoelle gouverne faiblement les hommes Enfermeacutee dans le discours (quoique ses discours contiennent plusieurs veacuteriteacutes theacuteoriques) elle nrsquoa pas de veacuteritable empire sur lrsquoesprit de celui qui deacutelibegravere gracircce agrave ses soins Cette lecture peut ecirctre confirmeacutee par le passage suivant tireacute cette fois du neuviegraveme entretien

Qursquoimporte que tel ou tel homme ait pu dire quelques mots mal prononceacutes sur lrsquoamour de Dieu Il ne srsquoagit pas drsquoen parler il srsquoagit de lrsquoavoir il srsquoagit mecircme de lrsquoinspirer aux autres et de lrsquoinspirer en vertu drsquoune institution geacuteneacuterale agrave porteacutee de tous les esprits Or voilagrave ce qursquoa fait le christianisme et voilagrave ce que jamais la philosophie nrsquoa fait ne fera ni ne peut faire On ne saurait assez le reacutepeacuteter elle ne peut rien sur le cœur de lrsquohomme ndash Circum prœcordia ludit [Elle a ses entreacutees

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aux alentours du cœur] Elle se joue autour du cœur jamais elle nrsquoentre15

Ainsi la philosophie serait impuissante agrave peacuteneacutetrer le cœur de celui qui incarne sa doctrine Toutes les theacuteories les reacuteflexions les analyses les raisonnements seraient vains car ils ne reacuteussiraient pas agrave trouver les entreacutees dans lrsquoacircme humaine ou pour le dire dans un langage chreacutetien ils ne permettent pas drsquoy glisser la fermeteacute de la foi On peut degraves lors apercevoir qursquoune incommensurabiliteacute seacutepare lrsquoattitude qui est issue de la doctrine philosophique de celle qui reacutepond de la doctrine proprement religieuse les hommes ne peuvent ecirctre philosophiquement chreacutetiens Crsquoest une voie qursquoils peuvent tenter drsquoemprunter16 mais elle ne permet pas de se mettre veacuteritablement en accord avec la divine Providence

De son cocircteacute la religion eacutevite de parler (contrairement agrave son antagoniste) de lrsquoamour de Dieu Pour ecirctre agrave la hauteur de la priegravere veacuteritable (que Ta Volonteacute soit faite ) le chreacutetien doit se taire telle la fillette de dix-huit ans Le complet accueil de la douleur doit srsquoeffectuer sans mecircme ouvrir agrave la possibiliteacute de la plainte car alors on sombrerait dans le discours ce qui eacutecarterait le chreacutetien de sa peacutenitence ce serait retomber dans la philosophie qui eacutetant confineacutee agrave sa prison deacutelibeacuterative est impuissante agrave franchir la frontiegravere qui seacutepare les pourtours du cœur de son sein Victoire donc de la religion puisqursquoelle permet de vivre jusque dans sa chair la douleur

2 Ascegravese et hypocrisie le masque de fer de lrsquoideacutee21 Le Laceacutedeacutemonien et le renard

Jrsquoen suis arriveacute agrave la conclusion selon laquelle pour Maistre la philosophie en geacuteneacuteral ndash et plus particuliegraverement le stoiumlcisme ndash est confineacutee dans une zone qui lrsquoempecircche de faire ce saut de la foi qui rendrait le porteur de la doctrine proprement chreacutetien On pourrait malgreacute tout objecter agrave Maistre que ces pauvres stoiumlciens font simplement face agrave la finitude de leurs moyens et qursquoils ont dans lrsquoeacutechec de leur parole une noble aspiration agrave la vertu

Si Maistre nrsquoavait abordeacute que cet aspect les stoiumlciens srsquoen tireraient agrave bon compte Cependant je crois qursquoil y a bel et bien un

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affront au christianisme de la part des adeptes de la philosophie du Portique Dans le passage qui suit immeacutediatement lrsquoobjection de Sylla et Reacutegulus agrave Seacutenegraveque le Comte fait le commentaire suivant

Quant agrave vous M le seacutenateur en mettant mecircme cette consideacuteration agrave lrsquoeacutecart vous avez rappeleacute avec beaucoup de raison que lrsquohomme souffre parce qursquoil est homme parce qursquoil serait Dieu srsquoil ne souffrait pas et parce que ceux qui demandent un homme impassible demandent un autre monde17

Deux choses me portent agrave lier ce passage agrave une critique agrave demi‑mot de lrsquoattitude stoiumlcienne La premiegravere est le contexte drsquoeacutenonciation qui fait immeacutediatement suite comme je lrsquoai dit agrave la critique adresseacutee agrave Seacutenegraveque La seconde est plus reacuteveacutelatrice le Comte fait mention drsquoun homme impassible et drsquoune espegravece de supeacuterioriteacute divine de celui qui serait au‑dessus de la souffrance Nul doute qursquoil srsquoagit ici drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoascegravese du Sage stoiumlcien Le lecteur attentif comprendra que lrsquoaffront est majeur le Sage stoiumlcien par le moyen de lrsquoascegravese joue agrave Dieu En se disant (je pegravese mes mots) au‑dessus des maux (il est bon je crois drsquoavoir en tecircte la parole de Posidonius dont il a eacuteteacute question plus haut) le tenant drsquoune posture asceacutetique se place orgueilleusement par‑delagrave la creacuteation crsquoest‑agrave‑dire hors du monde Son affront le voici il rejette la souffrance au lieu de lrsquoaccueillir il refuse de participer agrave la reacuteparation du peacutecheacute originel par le biais de la reacuteversibiliteacute18 La condamnation maistrienne vise ainsi une palette beaucoup plus large de chreacutetiens de parole que les seuls stoiumlciens toutes les formes drsquoascegravese qui reacutecupegravereraient ainsi la souffrance constitueraient ainsi un tout condamnable

Je voudrais pour exemplifier ce peacutecheacute de type asceacutetique puiser au sein drsquoun eacutepisode rapporteacute par Plutarque dans sa Vie de Lycurgue qui permet de poser le problegraveme de lrsquoascegravese et du rapport agrave la souffrance

Les enfants [de la ville de Laceacutedeacutemone] prennent le vol tellement au seacuterieux que lrsquoun drsquoentre eux dit‑on qui avait deacuterobeacute un renardeau et le cachait dans son manteau se laissa pour ne pas ecirctre pris deacutechirer le ventre par les griffes et les dents de lrsquoanimal sans broncher il en mourut19

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Il suffit de remplacer dans lrsquoanecdote lrsquoenfant par un sage stoiumlcien (un Posidonius ou un Seacutenegraveque par exemple) pour voir la faute ecirctre mise en lumiegravere Le renardeau qui fait ici office drsquoavatar de la douleur ronge les chairs du voleur comme punition drsquoun crime commis (dans le contexte chreacutetienmaistrien qui concerne cette recherche crsquoest le peacutecheacute originel) On remarque lrsquoineacutevitable reacutesultat qursquoil revecircte un masque drsquoindiffeacuterence ou bien qursquoil pleure son martyr le criminel mourra Cependant ndash et crsquoest lagrave le fond de lrsquoaffaire ndash tout se joue dans lrsquoattitude face agrave la souffrance laquo il se laissa pour ne pas ecirctre pris deacutechirer le ventre par les griffes et les dents de lrsquoanimal sans broncher20 raquo Lrsquohypocrite stoiumlcien afin drsquoeacuteviter la honte plaque sur son visage le sourire de marbre qui dissimule agrave tous sa douleur crsquoest lrsquoaffront de lrsquohomme jouant agrave Dieu drsquoautant plus srsquoil exalte par la parole son indiffeacuterence Le meacutepris de la douleur ainsi que la plainte sont deux rapports erroneacutes au grand mystegravere de la Justice divine rapports qui ne se limitent pas agrave lrsquoexemple stoiumlcien mais qui incarnent lrsquoaffront-type de lrsquohypocrisie asceacutetique

Pour montrer en quoi cet affront‑type est une clef de lecture pour la compreacutehension maistrienne du rapport chreacutetien agrave la douleur jrsquoaimerais porter un bref regard sur deux eacutepisodes tireacutes de romans du xixe siegravecle qui appartiennent agrave la tradition maistriennedoloriste agrave savoir Un Precirctre marieacute et Le Deacutesespeacutereacute

22 Deux exemples de peacutecheacute dans le rapport agrave la douleur221 Sombreval et le masque de fer

Le premier exemple est celui du precirctre ayant consommeacute son apostasie tel que preacutesenteacute par Barbey drsquoAurevilly dans Un Precirctre marieacute Lrsquoeacutepisode dont il est ici question est celui ougrave Neacuteel accompagne le precirctre marieacute hors de la ville alors qursquoil srsquoapprecircte agrave entreprendre son hypocrite pegravelerinage qui devra le faire passer pour saint aux yeux de lrsquoEacuteglise Lrsquoapostat srsquoeacutetait alors reacutesolu agrave srsquoinfliger lui-mecircme mille tourments (autoflagellation etc) pour montrer agrave tous ndash et surtout agrave sa fille ndash sa volonteacute de se reconvertir au christianisme Alors que Neacuteel regardait Sombreval srsquoeacuteloigner vers le monastegravere

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Il se demandait si malgreacute sa fiegravere eacutenergie cet homme pourrait comprimer toute sa vie une nature semblable agrave la sienne et rester le masque de fer de son ideacutee Or srsquoil ne le pouvait pas si un jour le fond du sacrilegravege brisait le masque en se gonflant si la foudroyante veacuteriteacute allait en sortir sous le coup de quelque providentielle catastrophe alors lrsquoeacuteternelle question laquo Que deviendrait Calixte raquo lui reprenait le cœur21

Tel le Laceacutedeacutemonien il plaque sur son visage le masque de fer qui dissimule agrave tous sa douleur Il reste totalement impassible au sein des mutilations qursquoil srsquoinflige lui-mecircme pour expier son crime Son effort attire tellement les regards des moines qui lrsquoentourent qursquoil en devient agrave leurs yeux laquo lrsquoeacutedification de la communauteacute22 raquo

Cependant la faute est double non seulement son indiffeacuterence agrave la douleur fait de lui un orgueilleux peacutecheur qui joue agrave Dieu (tel le stoiumlcien) mais encore il reacutecupegravere agrave son compte la reacuteputation de saint martyr qui deacutecoule de sa peacutenitence (tel un Seacutenegraveque)

Sombreval [hellip] poussait la perfection de lrsquohypocrisie jusqursquoagrave la sinceacuteriteacute drsquoune peacutenitence qui aurait effrayeacute bien des acircmes croyantes et qui agrave la sainteteacute mecircme eucirct paru redoutable Oui crsquoeacutetait lui Sombreval qui avait voulu toutes les rigueurs drsquoun chacirctiment que lrsquoeacutevecircque plus indulgent ne lui aurait peut‑ecirctre pas infligeacutees [hellip] Crsquoeacutetait lui qui lrsquoavait voulue cette peacutenitence et demandeacutee plus publique encore et si dure que lrsquoeacutevecircque avait refuseacute de condescendre agrave son deacutesir23

On pourrait ecirctre tenteacute de louer les efforts de Sombreval pour assurer le salut de sa fille mais du point de vue drsquoun maistrien rigoureux endurer les maux dans une perspective utilitariste transforme le rapport agrave la douleur en ascegravese hypocrite et mensongegravere et agrave celui qui jugerait que Sombreval nrsquoentretient pas veacuteritablement un rapport utilitaire agrave la souffrance jrsquoobjecterais le passage ougrave son masque de fer (sa reacutesolution) se brise livrant ainsi au lecteur le fond de la penseacutee de lrsquoapostat

Je nrsquoy croyais pas agrave leur Dieu mais parce que tu y croyais [sa fille Calixte] jrsquoai fait comme si jrsquoy croyais Jrsquoai menti

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Crsquoest pour toi que je leur ai joueacute cette comeacutedie dont tous ils ont eacuteteacute la dupe tant je la jouais bien parce que je la jouais pour toi Jrsquoaurais vieilli et je serais mort portant le fardeau de lrsquohypocrisie sur mon acircme [hellip] Et je serais mort agrave leur faire croire agrave tous que jrsquoeacutetais un saint et pour te faire moins pleurer ma fillette hellip Mais tu es morte et je repousse avec horreur cette comeacutedie qui nrsquoavait de sens que parce que je la jouais pour toi Et je redeviens ce que jrsquoeacutetais Je redeviens le Sombreval qui nrsquoa jamais eu drsquoautre Dieu que toi 24

Sombreval serait ainsi une illustration de cet affront-type au dolorisme maistrien comparable agrave celui des stoiumlciens des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg

222 Marchenoir la pauvreteacute volontaire et le miracle du christianisme

Le second exemple qui me parait reacuteveacutelateur est celui de la condamnation de la pauvreteacute volontaire telle que preacutesenteacutee par Marchenoir dans Le Deacutesespeacutereacute de Leacuteon Bloy Une bregraveve mise en contexte srsquoimpose Marchenoir est un chreacutetien qui reconnait son incapaciteacute agrave obeacuteir agrave la regravegle du silence et agrave devenir un chartreux quelque chose le retient agrave lrsquoexteacuterieur du cloicirctre Contrairement aux apparences Marchenoir respecte malgreacute tout lrsquoinjonction maistrienne du silence il se tait sur sa douleur mais abonde en invectives sur tous les meacuteprisables hommes qui coexistent avec lui dans ce monde condamneacute agrave lrsquoapocalypse Lrsquoeacutepisode que je souhaite examiner est celui de sa condamnation de la pauvreteacute volontaire qui permet en contrepoint de deacutevoiler une attitude convenable agrave adopter lors de son seacutejour parmi les hommes

Crsquoest qursquoen effet la pauvreteacute volontaire est encore un luxe et par conseacutequent nrsquoest pas la vraie pauvreteacute que tout homme abhorre On peut assureacutement devenir pauvre mais agrave condition que la volonteacute nrsquoy soit pour rien Saint‑Franccedilois drsquoAssise eacutetait un amoureux et non pas un pauvre Il nrsquoeacutetait indigent de rien puisqursquoil posseacutedait son Dieu et vivait par son extase hors du monde sensible Il se baignait dans lrsquoor de ses lumineuses guenilleshellip La pauvreteacute veacuteritable est

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involontaire et son essence est de ne pouvoir jamais ecirctre deacutesireacutee Le christianisme a reacutealiseacute le plus grand miracle en aidant les hommes agrave la supporter par la promesse drsquoulteacuterieures compensations Srsquoil nrsquoy a pas de compensations au diable tout Il est insenseacute drsquoespeacuterer mieux de notre nature 25

Que comprendre des mots de Marchenoir Le clergeacute a pour habitude de louer la pauvreteacute et entretient une noble pitieacute agrave lrsquoeacutegard des miseacutereux Or dit Marchenoir lrsquohomme qui souhaiterait ecirctre pauvre et qui se deacutebarrasserait de tout son bien pour expeacuterimenter la misegravere ne serait qursquoun neacutecessiteux de faccedilade rechercher volontairement un tel eacutetat serait ainsi du mecircme ordre que lrsquohypocrisie drsquoun Sombreval recherchant volontairement la souffrance expiatoire La veacuteritable misegravere ndash celle qui est digne de chreacutetiennes louanges ndash serait alors celle qursquoon subit comme un revers de la Providence et comme ce qui ne peut jamais ecirctre deacutesireacute Le chreacutetien authentique accueille et tacircche de supporter lrsquoeacutepreuve divine de son seacutejour sur terre lagrave est le miracle de la religion Ainsi la foi en une justice divine qui reacutepare tous les torts au jour du jugement dernier donne la force de supporter les maux

Une foi authentique ne cherche pas agrave srsquoeacutecarter de la douleur Elle ne cherche pas non plus agrave srsquoeacutelever au‑dessus drsquoelle ou agrave la nier la foi veacuteritable est drsquoaccepter de souffrir Le miseacutereux devra eacutevoluer dans le monde en criant sans cesse laquo que Ta Volonteacute soit faite raquo en tacircchant drsquoaccueillir toute la douleur du monde et de la vivre pleinement dans sa chair alors seulement il pourra espeacuterer participer pieusement agrave la Justice divine

3 Conclusion souffrir srsquoabstenir prier attendreUn doloriste veacuteritable ne saurait srsquoautoriser aucun eacutecart de

conduite Pour un penseur tel que Joseph de Maistre la plainte lrsquoorgueil et lrsquoutilitarisme au regard de la douleur sont toutes des attitudes qui offensent la Creacuteation et qui srsquoinscrivent agrave contrecourant de la Volonteacute divine Agrave partir de lrsquoexemple stoiumlcien jrsquoai chercheacute agrave deacutegager les diverses maniegraveres par lesquelles lrsquoindividu croyant bien faire se retrouve agrave trahir la penseacutee du Comte dans les Soireacutees

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de Saint-Peacutetersbourg Un rapport agrave la douleur qui serait digne du message chreacutetien serait celui qui accueille la Volonteacute divine qui se preacutesente sous la forme drsquoune eacutepreuve des maux en tant que reacuteparation des peacutecheacutes de lrsquohumaniteacute La simple intellection de la souffrance agrave la maniegravere drsquoun philosophe ne permet pas de participer convenablement agrave la reacuteversibiliteacute des peines Pour meacuteriter le titre de Juste lrsquohomme doit chercher agrave supporter la douleur au sein de sa chair via une conviction qui peacutenegravetre son cœur en eacutevitant la plainte la deacuteclamation et la construction drsquoun ethos rheacutetorique Enfin le chreacutetien veacuteritable doit faire lrsquoeacutepreuve involontaire de la douleur et ne pas la rechercher car il serait orgueilleux de preacutetendre connaicirctre les maux qui lui sont destineacutes

Maistre avait pour habitude de vanter deux termes employeacutes par la philosophie pour reacutesumer son approche du christianisme souffrir et srsquoabstenir Je crois qursquoau regard de cette recherche il faudrait adjoindre deux autres mots pour approfondir les points de doctrine qui sous‑tendent le dolorisme Ainsi on pourrait le reacutesumer via une quadruple injonction qui srsquoincarne dans lrsquoexemple de la fillette il faut souffrir (crsquoest‑agrave‑dire pacirctir dans sa chair sans chercher agrave eacuteviter la douleur) srsquoabstenir (crsquoest‑agrave‑dire se taire sur sa souffrance) prier (crsquoest‑agrave‑dire accorder sa volonteacute avec la Volonteacute et enjoindre ses contemporains agrave faire de mecircme) et attendre (crsquoest‑agrave‑dire conserver la foi et accepter lrsquoineacutevitable retour de lrsquoeacutepreuve) Si ces quatre conditions sont ducircment remplies on serait autoriseacute agrave dire avec le Seacutenateur laquo Si le juste (tel qursquoil peut exister) accepte les souffrances dues agrave sa qualiteacute drsquohomme et si la justice divine agrave son tour accepte cette acceptation je ne vois rien de plus heureux pour lui ni de si eacutevidemment juste26 raquo

1 Joseph de Maistre Les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg Œuvres Paris Robert Laffont (coll Bouquins) 2007 Neuviegraveme entretien p 714 Crsquoest le Chevalier qui parle

2 Ibid Neuviegraveme entretien p 715 Crsquoest le Comte qui parle3 Sous‑titre des Soireacutees4 Ibid Troisiegraveme entretien p 548 Crsquoest le Comte qui parle

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5 Ses paroles sont rapporteacutees par Ciceacuteron dans les Tusculanes Je me fie ici aux notes que Pierre Glaudes a inseacutereacutees dans son eacutedition des Œuvres de Maistre Cf Joseph de Maistre op cit p 1010

6 Joseph de Maistre op cit Sixiegraveme entretien note VII de Maistre p 642

7 Hippolyte Reacutefutations de toutes les heacutereacutesies I 21 LS 62A 8 Joseph de Maistre op cit Sixiegraveme entretien p 618 Crsquoest le Comte qui

parle9 Ibid Troisiegraveme entretien p 547‑548 Crsquoest le Comte qui parle10 Ibid11 Ibid Huitiegraveme entretien p 69112 Ibid13 Je mrsquoappuie ici sur les notes de Pierre Glaudes qui eacutetablit le parallegravele

entre ce passage de Maistre et un extrait du Traiteacute de la Providence de Seacutenegraveque ougrave il est essentiellement question de lrsquoideacutee selon laquelle le malheur profite agrave lrsquohomme de bien Cf Joseph de Maistre op cit p 1051

14 Joseph de Maistre op cit Premier entretien p 475 Crsquoest le Comte qui parle

15 Ibid Neuviegraveme entretien note III de Maistre p 72316 Cette tentative se soldera par un eacutechec mais il est possible que par

cette eacutepreuve lrsquohomme srsquoeacuteveillera agrave une saisie plus eacuteleveacutee des choses divines

17 Joseph de Maistre op cit Huitiegraveme entretien p 691 Crsquoest le Comte qui parle

18 Ideacutee maistrienne selon laquelle la souffrance des uns est reacutecupeacutereacutee afin drsquoexpier les peacutecheacutes des autres En conseacutequence la souffrance des enfants est juste

19 Plutarque laquo Vie de Lycurgue raquo Vies Parallegraveles XVIII 1 Paris Gallimard (coll Quarto) 2001 p 147

20 Id21 Barbey drsquoAurevilly Un Precirctre marieacute Paris GF‑Flammarion 1993

chapitre XX p 30422 Ibid chapitre XXIV p 36523 Ibid chapitre XXIV p 36724 Ibid chapitre XXIX p 42425 Leacuteon Bloy Le Deacutesespeacutereacute Paris Flammarion (coll GF) 2010 laquo La

fin raquo LXVIII p 39026 Joseph de Maistre Les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg op cit Huitiegraveme

entretien p 689 Crsquoest le Seacutenateur qui parle

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvagesimon pelletier Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Le preacutesent article entend inscrire ce qui constitue certainement la piegravece maitresse de lrsquoœuvre de Benjamin Constant le traiteacute De la religion au sein de lrsquoune des grandes traditions des lettres franccedilaises celle du dialogue feacutecond avec les cultures eacutetrangegraveres situeacutees tout agrave fait hors des bornes qui deacutelimitent le champ de la familiariteacute et de lrsquohabitude De la religion examine en effet diverses figures de lrsquoalteacuteriteacute dont celle qui nous inteacuteresse ici particuliegraverement le sauvage Nous entendons montrer que lrsquoeacutetude du culte des sauvages y engage de deux faccedilons celui qui la megravene drsquoune part elle le pousse agrave explorer les replis intimes de sa propre inteacuterioriteacute pour parvenir agrave deacutegager une compreacutehension approfondie de celle de lrsquoautre drsquoautre part et inversement elle le transforme en justifiant pleinement lrsquoadoption drsquoune viseacutee pour ses actions journaliegraveres

IntroductionLa deacutecouverte par les Europeacuteens de territoires inconnus drsquoeux

ndash tels que lrsquoAmeacuterique ndash ne signifie pas seulement la deacutecouverte de vastes espaces agrave conqueacuterir ou encore drsquoabondantes ressources agrave exploiter Elle signifie aussi celle drsquoune alteacuteriteacute nouvelle qui srsquoajoute au souvenir de lrsquoAntiquiteacute et qui entraine en cela une seacuterie de tremblements de terre culturels La logique exteacuterieure de conquecircte et drsquoappropriation est en effet doubleacutee drsquoune logique inteacuterieure plus subtile souvent oublieacutee et pourtant reacuteelle Lrsquoobservation ndash directe ou par la meacutediation des lettres ndash de mœurs et de coutumes eacutetrangegraveres favorise de nouvelles maniegraveres de se rapporter agrave soi en ce qursquoelle deacutevoile un mode drsquoexistence humaine hors de tout horizon drsquoattente

Les tribus laquo sauvages raquo semblent avoir tout speacutecialement susciteacute cet eacutetonnement feacutecond car elles ont parfois occasionneacute lrsquoimpression

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de donner agrave voir ce que drsquoinnombrables couches de convention recouvraient chez les autres peuples lrsquoaspect naturel et originaire de lrsquohomme Lrsquoimage du sauvage rendrait ainsi manifeste quelque chose de celui qui pose sur elle un regard curieux et qui normalement lui eacutechappe Elle possegravede encore le pouvoir de renverser la relation normale que lrsquoobservateur entretient avec les usages de la culture dont il est issu usages qui peacutetrissent habituellement lrsquoesprit de ceux qui y baignent parce qursquoelle tend agrave faire reacutealiser agrave lrsquoobservateur lrsquoeacutetrangeteacute de ses propres mœurs et par conseacutequent agrave glisser entre elles et lui une distance favorable agrave la reacuteflexion critique Lrsquoacte drsquoobservation modifie ainsi celui qui observe lrsquoobjet de la reacuteflexion modifie le sujet qui reacutefleacutechit

La litteacuterature franccedilaise contient de nombreux et magnifiques exemples de ce pheacutenomegravene Nous pouvons penser agrave lrsquoessai sur les cannibales de Michel de Montaigne mais aussi et peut‑ecirctre surtout aux deacuteveloppements sur lrsquohomme naturel qursquoils inspiregraverent agrave Jean‑Jacques Rousseau Cet article vise agrave eacutetudier lrsquoun des moments moins connus de cette relation feacuteconde agrave lrsquoalteacuteriteacute la reacuteflexion de Benjamin Constant sur la figure du sauvage Pour cela nous adopterons pour objet drsquoeacutetude le second livre de son grand traiteacute sur la religion intituleacute De la religion consideacutereacutee dans sa source ses formes et ses deacuteveloppements1 En faire une analyse minutieuse nous permettra drsquoobserver que la description de lrsquoalteacuteriteacute engage ici de deux faccedilons celui qui entreprend de la deacutecrire drsquoune part parce qursquoune compreacutehension approfondie de lrsquoautre appelle et requiert une investigation des mouvements intimes de lrsquointeacuterioriteacute crsquoest‑agrave‑dire une eacutetude de soi drsquoautre part parce que la constitution du portrait de lrsquoautre engendre insensiblement une transformation de soi dans la mesure ougrave elle permet drsquoisoler et de fixer des buts capables de diriger lrsquoaction En drsquoautres mots deacutecrire le sauvage crsquoest travailler en grande partie agrave partir de mateacuteriaux puiseacutes agrave mecircme la substance de celui qui deacutecrit crsquoest aussi inversement et neacutecessairement mettre en comparaison diverses configurations du social et juger certaines preacutefeacuterables agrave drsquoautres

Notre analyse se deacuteploiera en trois temps Nous ferons drsquoabord valoir les speacutecificiteacutes de la deacutemarche de Constant en la mettant en relation avec celle de Rousseau Nous poursuivrons en traccedilant une

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

esquisse de la faccedilon dont Constant comprenait les mouvements du cœur humain ce qui nous permettra de deacutemontrer la place preacutepondeacuterante de sa psychologie dans le tableau qursquoil brosse de la religion des sauvages Enfin nous montrerons que sa description du jongleur crsquoest‑agrave‑dire du laquo precirctre raquo sauvage eacutetaye une thegravese libeacuterale celle selon laquelle la liberteacute de religion est souhaitable voire neacutecessaire en socieacuteteacute

1 Faits et sentimentDans lrsquohistoire des ideacutees De la religion se deacutemarque en partie

par lrsquoabsence de ce qui eacutetait devenu depuis la seconde moitieacute du xViie siegravecle un lieu commun de lrsquoeacutetude philosophique de lrsquohomme et de ses origines lrsquohypothegravese drsquoun eacutetat de nature de lrsquohumaniteacute Dans la tradition franccedilaise Rousseau eacutetait notamment devenu ceacutelegravebre au XVIIIe pour avoir entrepris drsquoen brosser le portrait gracircce agrave une meacutethode bien particuliegravere consistant agrave deacutepouiller intellectuellement lrsquohomme de tout ce qui en lui provient de la vie sociale (intelligence langage etc) Autrement dit il avait entrepris de lrsquoimaginer laquo reacuteduit agrave ce qursquoil serait srsquoil avait toujours veacutecu isoleacute2 raquo Dans son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les hommes (1755) il deacutepeint ainsi lrsquohomme naturel comme laquo errant dans les forecircts sans industrie sans parole sans domicile sans guerre et sans liaisons sans nul besoin de ses semblables comme sans nul deacutesir de leur nuire peut‑ecirctre mecircme sans en reconnaicirctre aucun individuellement3 raquo Selon cette perspective lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature constitue pour ainsi dire le reacutesultat de la neacutegation de tous les attributs qui appartiennent en propre agrave lrsquohomme civiliseacute4 Agrave cette liste de neacutegation on pourrait drsquoailleurs ajouter laquo sans religion raquo Rousseau cherche par lagrave agrave peindre un eacutetat si eacuteloigneacute dans le temps que les faits historiques deviennent pratiquement inutiles dans sa recherche Tout au plus certains faits ethnographiques peuvent srsquoaveacuterer utiles mais seulement dans la mesure ougrave ils permettent drsquoaccompagner lrsquoimagination vers cette eacutepoque reculeacutee qursquoil srsquoefforce de concevoir5 Il faut donc selon lui prendre dans ce genre de recherche un autre guide une connaissance fine du cœur humain qursquoon peut eacutetablir par introspection

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On pourrait dire que lrsquoapproche de Constant vise agrave prendre le contrepied de la meacutethode employeacutee par Rousseau En tentant de deacutepouiller lrsquohomme de tout ce qursquoil tient de la vie sociale on ne parvient en effet qursquoagrave lrsquoimaginer sans ce qursquoil y a en lui de speacutecifiquement humain laquo Lrsquohomme nrsquoest pas religieux parce qursquoil est timide il est religieux parce qursquoil est homme Il nrsquoest pas sociable parce qursquoil est faible il est sociable parce que la sociabiliteacute est dans son essence6 raquo La remonteacutee intellectuelle jusqursquoagrave lrsquoeacutetat originel de lrsquohumaniteacute constitue par lagrave une tentative laquo chimeacuterique raquo en ce qursquoelle megravene agrave deacutecrire un eacutetat dont aucun fait nrsquoatteste lrsquoexistence et dont par conseacutequent on ignore tout Partant lrsquoeacutetat sauvage qui a eacuteteacute et peut encore ecirctre observeacute ne srsquoidentifie nullement pour Constant agrave un eacutetat de nature Crsquoest donc apregraves avoir laisseacute en suspens lrsquoeacutenigme du point de deacutepart de lrsquohumaniteacute qursquoil prend lrsquoeacutetat sauvage comme point de deacutepart de son enquecircte7

Il y a chez lui la volonteacute de rester le plus pregraves possible du teacutemoignage des explorateurs et des savants sur le caractegravere des peuples qursquoil veut peindre Cependant cela ne signifie nullement que les deacutecouvertes de lrsquointrospection jouent chez lui un rocircle neacutegligeable celles‑ci gardent au contraire une place de choix Elles permettent drsquointerpreacuteter les faits de les trier voire de les expliquer De surcroicirct crsquoest sur la base drsquoune convergence entre le teacutemoignage des faits drsquoune part et sa connaissance des mouvements du cœur humain drsquoautre part que Constant est ameneacute agrave proposer lrsquoune des thegraveses majeures de son ouvrage la religion nrsquoa pas une origine exteacuterieure agrave lrsquohomme ce que laisse parfois penser lrsquohypothegravese de lrsquoeacutetat de nature elle est au contraire attacheacutee intimement agrave son inteacuterioriteacute et nrsquoa donc agrave proprement parler pas drsquoorigine Certes il existe de multiples et consideacuterables variations des formes et des opinions religieuses selon les lieux et les eacutepoques Mais le fait religieux est preacutesent chez tous les peuples connus que ceux‑ci soient sauvages ou civiliseacutes Ce seul constat devrait selon lui nous mener agrave consideacuterer la religion comme un simple fait humain comme une laquo loi fondamentale de notre nature8 raquo On peut de plus trouver en la religion un noyau drsquouniversaliteacute si lrsquoon deacutelaisse le plan des coutumes des routines ou des dogmes religieux et que lrsquoon remonte jusqursquoau plan du sentiment

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Il existe en effet chez lrsquohomme un sentiment laquo eacutetranger agrave tout le reste des ecirctres vivants9 raquo le sentiment religieux Il nous faut nous arrecircter quelque peu sur ce sentiment avant de preacuteciser la faccedilon dont il influence lrsquoexistence de lrsquoeacutetat sauvage car les faits rapporteacutes dans lrsquoouvrage ne valent que parce qursquoils deacutemontrent et illustrent son action

Constant deacutefinit le sentiment religieux de plusieurs faccedilons il repreacutesente agrave ses yeux laquo le besoin de connaicirctre les rapports qui existent entre lrsquohomme et les ecirctres invisibles qui influent sur sa destineacutee10 raquo laquo le besoin que lrsquohomme eacuteprouve de se mettre en communication avec la nature qui lrsquoentoure et les forces inconnues qui lui semblent animer cette nature11 raquo ou encore laquo le besoin de se rapprocher des ecirctres dont on invoque la protection12 raquo Cette pluraliteacute de deacutefinitions traduit en fait une difficulteacute agrave deacutefinir le sentiment religieux difficulteacute dont Constant eacutetait conscient Il la croyait imputable aux limites mecircmes du langage incapable drsquoenfermer et de circonscrire en une formule mecircme rigoureusement eacutetablie la nature drsquoun sentiment de cette espegravece laquo Tous nos sentiments intimes semblent se jouer des efforts du langage la parole rebelle par cela seul qursquoelle geacuteneacuteralise ce qursquoelle exprime sert agrave deacutesigner agrave distinguer plutocirct qursquoagrave deacutefinir Instrument de lrsquoesprit elle ne rend bien que les notions de lrsquoesprit Elle eacutechoue dans tout ce qui tient drsquoune part aux sens et de lrsquoautre agrave lrsquoacircme13 raquo Cette infirmiteacute du langage srsquoavegravere par ailleurs lrsquoun des thegravemes qursquoil aborde dans Adolphe14 Il en reacutesulte que pour communiquer la nature et lrsquoaction de nos sentiments Constant favorise les descriptions plutocirct que les deacutefinitions

En colligeant et en croisant plusieurs passages disperseacutes ccedila et lagrave dans son œuvre nous sommes cependant en mesure de proposer une reconstitution de la faccedilon dont il concevait le cœur humain Cela nous permettra de mieux comprendre le sentiment religieux

Tout dans le cœur humain ndash nos besoins nos deacutesirs mais aussi nos sentiments ndash peut ecirctre rattacheacute de pregraves ou de loin au mobile principal des actions humaines lrsquointeacuterecirct personnel Or reacuteduire la vie affective de lrsquoacircme agrave une quecircte toujours renouveleacutee de satisfaction eacutegoiumlste crsquoest se condamner agrave porter sur elle un regard singuliegraverement eacutetroit et borneacute Il y a indeacuteniablement en nous une tendance nous poussant

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agrave faire de nous‑mecircmes le centre auquel nous rapportons tout Mais il y a aussi en nous une tendance contraire qui nous incite agrave sortir de nous‑mecircmes et agrave adopter un laquo centre inconnu invisible sans nulle analogie avec la vie habituelle et les inteacuterecircts journaliers15 raquo Nous sommes ici plutocirct loin de la psychologie rousseauiste des passions dans laquelle tout sentiment deacuterivait en deacutefinitive de lrsquoamour de soi mecircme la pitieacute16 Par contraste Constant reconnait lrsquoexistence drsquoun authentique eacutelan altruiste dans lrsquoacircme humaine En effet les vexations du quotidien la finitude de toute chose et surtout la nocirctre17 favorisent pour lui le sentiment de lrsquoinsuffisance de toutes les satisfactions poursuivies par lrsquointeacuterecirct laquo [Au] milieu de ses succegraves et de ses triomphes ni cet univers qursquoil a subjugueacute ni ces organisations sociales qursquoil a eacutetablies ni ces lois qursquoil a proclameacutees ni ces besoins qursquoil a satisfaits ni ces plaisirs qursquoil diversifie ne suffisent agrave son acircme Un deacutesir srsquoeacutelegraveve sans cesse en lui et lui demande autre chose18 raquo Nous eacuteprouvons alors le besoin laquo de sortir des limites qui nous renferment19 raquo Notre imagination qui eacutepouse cet eacutelan franchit alors les bornes qui nous importunent elle pointe vers un ailleurs caracteacuteriseacute par leur absence Il lui faut laquo un monde dont elle dispose et qursquoelle embellisse agrave son greacute20 raquo

Lrsquoactiviteacute de lrsquoimagination permet ainsi la naissance drsquoun deacutesir drsquoabsolu drsquoeacuteterniteacute drsquoinfini deacutesir qui nous deacutesinteacuteresse des autres satisfactions et nous dispose donc au sacrifice de nous-mecircmes Tous nos sentiments laquo geacuteneacutereux raquo et laquo profonds raquo (tels que lrsquoamour le besoin de gloire ou encore la pitieacute) incluent cette reacutefeacuterence agrave lrsquoinfini et agrave lrsquoeacuteterniteacute21 Aussi sont‑ils le produit de la cohabitation en nous de deux tendances contraires lrsquoune eacutegocentrique et donc eacutegoiumlste lrsquoautre allocentrique et pour cela altruiste22 Crsquoest drsquoailleurs cette contradiction constitutive qui reacuteside au fond de toutes ces passions qui les rend si difficiles agrave traduire en deacutefinition

Qursquoest‑ce donc que le sentiment religieux Quoiqursquoinseacuteparable du deacutesir drsquoinfini drsquoeacuteterniteacute et drsquoabsolu le sentiment religieux ne srsquoidentifie pas complegravetement agrave lui Si nous le comprenons bien il srsquoagit en fait du postulat eacuteprouveacute pour ainsi dire sur le plan de la sensibiliteacute que lrsquoobjet de ce deacutesir existe sous une forme ou une autre

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Nous eacuteprouvons un deacutesir confus de quelque chose de meilleur que ce que nous connaissons le sentiment religieux nous preacutesente quelque chose de meilleur Nous sommes importuneacutes des bornes qui nous resserrent et qui nous froissent le sentiment religieux nous annonce une eacutepoque ougrave nous franchirons ces bornes nous sommes fatigueacutes de ces agitations de la vie qui sans se calmer jamais se ressemblent tellement qursquoelles rendent agrave la fois la satieacuteteacute ineacutevitable et le repos impossible le sentiment religieux nous donne lrsquoideacutee drsquoun repos ineffable toujours exempt de satieacuteteacute En un mot le sentiment religieux est la reacuteponse agrave ce cri de lrsquoacircme que nul ne fait taire agrave cet eacutelan vers lrsquoinconnu vers lrsquoinfini que nul ne parvient agrave dompter entiegraverement de quelques distractions qursquoil srsquoentoure avec quelque habileteacute qursquoil srsquoeacutetourdisse ou qursquoil se deacutegrade23

Le sentiment religieux constitue la plus laquo pure24 raquo de nos passions laquo nobles deacutelicates et profondes25 raquo De la mecircme espegravece qursquoelles celui‑ci srsquoen distingue neacuteanmoins en ce qursquoil nrsquoy a que tregraves peu drsquoeacutegoiumlsme en lui raison pour laquelle Constant tend parfois dans De la religion agrave le confondre avec lrsquoaltruisme mecircme Redevable agrave lrsquoactiviteacute de lrsquoimagination ce postulat sensible de lrsquoexistence du divin nrsquoest cependant pas consideacutereacute par Constant comme une erreur imprimeacutee en nous de maniegravere indeacuteleacutebile celui‑ci tend au contraire agrave lui attribuer une valeur de veacuteriteacute laquo Pour refuser agrave ce sentiment une base reacuteelle il faudrait supposer dans notre nature une inconseacutequence drsquoautant plus eacutetrange qursquoelle serait la seule de son espegravece Rien ne paraicirct exister en vain Tout symptocircme indique une cause toute cause produit son effet26 raquo Par lagrave le sentiment religieux paraicirct malgreacute tout assez proche de la laquo lumiegravere27 raquo ou du laquo sentiment inteacuterieur28 raquo que le Vicaire Savoyard dans lrsquoEacutemile prenait pour guide dans ses recherches meacutetaphysiques et religieuses laquo Loin de croire que qui juge drsquoapregraves lui soit sujet agrave se tromper je crois que jamais il ne nous trompe et qursquoil est la lumiegravere de notre faible entendement lorsque nous voulons aller plus loin que ce que nous pouvons concevoir29 raquo eacutecrivait Rousseau Si Constant se seacutepare de lrsquoune des facettes de la

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penseacutee de Rousseau ce nrsquoest donc que pour mieux srsquoen approprier une autre et lui faire connaicirctre un deacuteveloppement tout agrave fait ineacutedit

2 Le culte sauvage comme reflet des contradictions du cœur humainLrsquoambition de Constant nrsquoest pas seulement de deacutecrire le culte

des sauvages30 il srsquoagit aussi drsquoexpliquer les eacuteleacutements dont il se compose Pour cette raison il est ameneacute agrave recourir agrave sa connaissance des rouages du cœur humain et agrave preacutesenter ce culte comme le produit drsquoune lutte feacuteconde de ses deux tendances fondamentales et contradictoires En drsquoautres mots il y a sous lrsquoimmobiliteacute apparente de lrsquoeacutetat sauvage31 des mouvements souterrains des conflits plongeant leurs racines dans lrsquointeacuterioriteacute mecircme de lrsquohomme laquo On peut donc envisager le culte des Sauvages sous deux points de vue suivant qursquoon srsquoattache agrave ce qui vient du sentiment ou agrave ce qui est lrsquoœuvre de lrsquointeacuterecirct Le sentiment eacuteloigne lrsquoobjet de son culte pour mieux lrsquoadorer lrsquointeacuterecirct le rapproche pour mieux srsquoen servir32 raquo Si lrsquointelligence joue aussi son rocircle dans le processus de creacuteation de la forme religieuse des sauvages elle srsquoavegravere en revanche devanceacutee par lrsquoaction du sentiment et pervertie par celle de lrsquointeacuterecirct Son rocircle reste donc secondaire voire subordonneacute

Penchons‑nous quelque peu sur lrsquoaspect de ce culte non pour en faire une description exhaustive mais pour deacutemontrer suffisamment ce point Degraves le deacutebut du livre II la preacutesentation des faits est eacutetroitement unie agrave leur explication

Lrsquohomme [hellip] place toujours dans lrsquoinconnu ses ideacutees religieuses Pour le sauvage tout est inconnu Son sentiment religieux srsquoadresse donc agrave tout ce qursquoil rencontre [hellip] Entoureacute de la sorte drsquoobjets puissants actifs influant sans cesse sur sa destineacutee il adore parmi ces objets celui qui frappe le plus fortement son imagination Le hasard en deacutecide Crsquoest le rocher crsquoest la montagne quelquefois une pierre souvent un animal33

Les lois de la nature qui environne le sauvage lui sont inconnues Celle‑ci lui semble donc remplie de volonteacutes puissantes et intelligentes Son sentiment religieux le pousse ainsi agrave concevoir et agrave se faccedilonner avec ce qursquoil a sous la main de petites diviniteacutes portatives qui le

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remplissent de respect auxquelles il voue une adoration deacutesinteacuteresseacutee et avec lesquelles il partage ce qui lui est agreacuteable Ces idoles ont reccedilu plusieurs noms au cours de lrsquohistoire les starryks chez les Ostiaques les manitous chez les Iroquois etc Constant utilise quant agrave lui un nom geacuteneacuterique invention des voyageurs europeacuteens les feacutetiches Le sentiment religieux suscite la genegravese des feacutetiches parce qursquoil est chez lui dans lrsquoinconnu Cependant comme il tend eacutegalement vers les notions drsquoinfini et drsquoabsolu il ajoute agrave la religion des sauvages laquo une notion plus vague plus mysteacuterieuse moins applicable agrave la vie commune et qui cependant remplit drsquoun respect plus profond drsquoune eacutemotion plus intime lrsquoacircme de lrsquoadorateur34 raquo il srsquoagit de lrsquoideacutee drsquoun Grand Esprit Il y a donc dans le feacutetichisme quelque chose de fort au‑dessus du feacutetichisme reacutesultat des laquo efforts35 raquo du sentiment religieux pour srsquoeacutelever au‑dessus des conceptions que lui suggegravere lrsquoignorance

Lrsquointelligence ainsi surpasseacutee par le sentiment degraves ses premiers pas exerce neacuteanmoins son influence sur la forme religieuse propre agrave lrsquoeacutetat sauvage laquo Le besoin inteacuterieur que lrsquohomme eacuteprouve drsquoadorer des ecirctres avec lesquels il corresponde et dont les soins protecteurs veillent sur lui suffit au sentiment religieux pour concevoir des dieux tuteacutelaires Lrsquointelligence qui observe avant de juger tire des pheacutenomegravenes exteacuterieurs qursquoelle compare et qursquoelle rapproche des conclusions en partie diffeacuterentes36 raquo Comme le sauvage soupccedilonne que des intentions se cachent derriegravere les pheacutenomegravenes de la nature et que ceux‑ci peuvent lui ecirctre soit favorables soit deacutefavorables il est conduit agrave supposer qursquoil existe deux types de dieux ceux qui sont bienveillants envers lui ainsi que ceux qui sont ses ennemis laquo Les Araucaniens croyaient en un dieu hostile et les Iroquois dans leurs harangues srsquoexhortent reacuteciproquement agrave ne pas eacutecouter la diviniteacute perverse qui se plaicirct agrave les tromper pour les perdre37 raquo Or fait inteacuteressant Constant note que le sentiment religieux laquo srsquoeacutelegraveve toujours contre cette conception38 raquo et qursquoil tacircche de lrsquoadoucir en eacutetablissant la supreacutematie du bon principe sur le mauvais Le cadre drsquoanalyse deacuteployeacute dans lrsquoouvrage par Constant le megravene ainsi agrave repreacutesenter le sentiment religieux comme luttant contre la forme qursquoil participe pourtant agrave creacuteer contre la forme qui reacutesulte de ses demandes mecircmes et ce afin de la perfectionner

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Cette lutte est drsquoautant plus vigoureuse que lrsquointeacuterecirct deacutetermine comme le sentiment de larges pans du culte sauvage Agrave lrsquoimage de notre nature double en effet la relation du sauvage envers son feacutetiche est ambigueuml au mouvement deacutesinteacuteresseacute de respect qui remplit son cœur srsquoajoute un mouvement inteacuteresseacute qui agit en sens contraire Lrsquointeacuterecirct mobilise ainsi lrsquointelligence agrave son service et lui enjoint de comprendre les ecirctres divins avec qui il communique pour chercher agrave deacutecouvrir les moyens de srsquoattirer leurs faveurs laquo Ce nrsquoest plus le sentiment religieux qui domine crsquoest lrsquoesprit armeacute pour lrsquointeacuterecirct et reacutefleacutechissant sur lrsquoobjet que lui a preacutesenteacute le sentiment religieux39 raquo La religion devient alors semblable agrave un commerce un trafic

Pour atteindre son but il srsquoefforce de juger de cet objet mysteacuterieux Or il nrsquoen peut juger que par lrsquoanalogie qursquoil lui suppose avec la seule chose dont il ait quelque connaissance crsquoest‑agrave‑dire avec lui‑mecircme Comme il srsquoirrite contre qui lrsquooffense srsquoadoucit envers qui lrsquoapaise devient bienveillant pour qui le sert ou le flatte ce qui nrsquoest qursquoune autre maniegravere de promettre de le servir il en conclut que lrsquoobjet qursquoil adore agit ainsi qursquoil agirait40

Le sentiment religieux eacutelevait le sauvage au‑dessus de lui‑mecircme mais lrsquointeacuterecirct qui favorise lrsquoanthropomorphisme rabaisse le feacutetiche au niveau du sauvage Lrsquoinconveacutenient est que la morale tend ainsi agrave deacutelaisser la figure du feacutetiche Celui-ci devient un ecirctre laquo eacutegoiumlste et avide raquo exigeant en eacutechange de sa protection non seulement des laquo victimes raquo et des laquo offrandes41 raquo mais encore des preuves de soumission des deacutemonstrations de laquo deacutevouement raquo et laquo drsquoabneacutegation de soi42 raquo Srsquoimpose alors lrsquoideacutee que lrsquoadorateur doit srsquoinfliger des souffrances et des privations de toutes sortes pour obtenir les faveurs de son feacutetiche43 Cette dynamique a pour effet de faire deacutevier de sa direction premiegravere la tendance altruiste du cœur de lrsquohomme car sa disposition spontaneacutee au sacrifice de soi fruit du sentiment religieux se trouve alors reacutecupeacutereacutee et instrumentaliseacutee par lrsquointeacuterecirct Il ne suffit donc pas de dire que lrsquointeacuterecirct fait de la religion un processus drsquoeacutechange il faut aussi ajouter que ce trafic puise de remarquables forces dans la disposition au sacrifice de soi qui habite lrsquohomme

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Or agrave nouveau tout se passe comme si le sentiment religieux se reacutevoltait neacutecessairement contre cette face hideuse de la religion sauvage engendreacutee par la tendance eacutegoiumlste du cœur humain En effet bien que le feacutetiche ne constitue pas une figure morale le sentiment religieux avance Constant reacuteussit tout de mecircme agrave faire peacuteneacutetrer par laquo mille routes invisibles44 raquo des notions de justice dans la religion et ce parce que la morale est un sentiment laquo Elle srsquoassocie au sentiment religieux parce que tous les sentiments se tiennent45 raquo Ainsi la religion exerce bel et bien un effet salutaire sur les liens humains

Drsquoabord en ne la consideacuterant que dans son rapport le plus circonscrit le traiteacute qursquoelle suppose entre lrsquoadorateur et son dieu implique une ideacutee de fideacuteliteacute aux engagements par conseacutequent une notion de morale En second lieu mecircme dans lrsquoeacutetat sauvage une espegravece drsquoassociation existe Les individus drsquoune horde sont unis entre eux par un inteacuterecirct commun Cet inteacuterecirct commun doit avoir aussi sa diviniteacute tuteacutelaire La religion le prend sous sa sauvegarde elle protegravege lrsquoassociation contre ses membres et les membres de lrsquoassociation les uns contre les autres46

Toute forme de relation implique une forme de laquo contrat raquo tacite ou explicite visant agrave favoriser lrsquointeacuterecirct commun de ceux qui y souscrivent Or lrsquointeacuterecirct personnel ne peut seul garantir le respect de ce contrat ndash il y a en effet des cas ougrave on peut tirer avantage drsquoune parole violeacutee Crsquoest ici que lrsquoautre tendance du cœur humain entre en jeu Le serment est une forme de garantie des engagements et la religion une garantie que chacun respectera le serment Pour le sauvage le serment a quelque chose de sacreacute car il laquo prend son feacutetiche agrave teacutemoin dans les circonstances solennelles et soumet de la sorte agrave un joug invisible sa passion du moment et son humeur changeante47 raquo La religion des sauvages produit donc spontaneacutement lrsquoeffet que la religion naturelle savamment manieacutee par le preacutecepteur du traiteacute drsquoeacuteducation de Rousseau suscite chez Eacutemile48

La lutte de lrsquointeacuterecirct et du sentiment religieux srsquoillustre dans de nombreux autres exemples dont les longues descriptions que fait Constant des ideacutees des sauvages sur la vie apregraves la mort49 Ce qui

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preacutecegravede suffit cependant pour montrer que la preacutesentation des faits historiques et anthropologiques est directement relieacutee agrave ce que faute drsquoun meilleur terme nous pourrions appeler une psychologie

3 Le rocircle des precirctres sauvagesLa preacutesentation de Constant fait une large place agrave lrsquoinfluence des

precirctres dans lrsquoeacutetat sauvage En y precirctant attention nous verrons que lrsquoanalyse qursquoil en dresse pointe fortement en direction drsquoune position libeacuterale concernant la liberteacute individuelle de religion Certes Constant se deacutefend drsquoavoir mecircleacute agrave son eacutetude eacuterudite des consideacuterations partisanes laquo Historiens fidegraveles nous nrsquoavons deacutenatureacute aucun fait ni sacrifieacute agrave des consideacuterations secondaires aucune veacuteriteacute Nous avons tacirccheacute drsquooublier en eacutecrivant le siegravecle les circonstances et les opinions contemporaines50 raquo Cependant il convient de noter que la penseacutee de Constant est drsquoune espegravece particuliegravere elle cherche agrave srsquoorganiser en totaliteacute coheacuterente et agrave embrasser dans une seule somme tous les champs de la vie humaine Partant ses consideacuterations sur lrsquohistoire et la nature de la religion sont loin drsquoecirctre sans rapport avec ses positions sur lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion bien au contraire elles lrsquoeacutetayent Lrsquoœil de lrsquoeacuterudit est pour ainsi dire dirigeacute malgreacute lui par ses preacuteoccupations les plus brucirclantes

Replongeons quelque peu dans le deacutetail du livre II

Aussitocirct que lrsquohomme a conccedilu lrsquoideacutee drsquoecirctres supeacuterieurs agrave lui avec lesquels il a des moyens de communication il doit supposer que ces moyens ne sont pas tous eacutegalement infaillibles Il lui importe de distinguer entre leurs degreacutes drsquoefficaciteacute Srsquoil nrsquoespegravere pas deacutecouvrir les meilleurs et les plus sucircrs par ses propres efforts il srsquoadresse naturellement agrave ceux de ses semblables qursquoil croit eacuteclaireacutes par plus drsquoexpeacuterience ou qui se proclament possesseurs de plus de lumiegraveres Il cherche autour de lui ces mortels privileacutegieacutes favoris confidents organes des dieux et degraves qursquoil les cherche il les trouve51

Ainsi apparaissent les precirctres sauvages laquo que les Tartares appellent schammans les lapons noaiumlds les Samoyegravedes

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tadiles52 raquo Constant utilise quant agrave lui pour les deacutesigner un autre nom geacuteneacuterique invention des voyageurs europeacuteens les jongleurs Aussitocirct qursquoils existent les jongleurs tendent agrave former un corps distinct et hermeacutetique tendance qui lorsqursquoelle connaicirctra plus tard dans lrsquohistoire son plein deacuteveloppement se reacutevegravelera au principe de tregraves grands maux pour le corps social dans son ensemble Malgreacute cela Constant note que la preacutesence des jongleurs dans lrsquoeacutetat sauvage est souhaitable Crsquoest que leur apparition et leur reacuteunion en corps sont le simple reacutesultat de la laquo nature raquo de laquo la force des choses53 raquo

Lrsquoideacutee est sous sa plume drsquoune grande importance car elle renvoie agrave un passage ulteacuterieur dans lequel lrsquoeacutecrivain se prononce sur le grand problegraveme de la geacuteneacutealogie du mal laquo Le mal nrsquoest jamais dans ce qui existe naturellement mais dans ce qursquoon prolonge ou dans ce qursquoon reacutetablit par la ruse ou la force Le veacuteritable bien crsquoest la proportion La nature la maintient toujours quand on laisse la nature libre Toute disproportion est pernicieuse Ce qui est useacute ce qui est hacirctif est eacutegalement funeste54 raquo Toutes les institutions les mœurs ou encore les opinions constituant les produits neacutecessaires de la force des choses que cette laquo force des choses raquo renvoie agrave la cateacutegorie de nature ou encore agrave celle drsquohistoire ne sauraient srsquoaveacuterer entiegraverement nocives leur existence nrsquoest pas vaine en ce qursquoelle reacutepond agrave un besoin En revanche ce dont on rallonge indument lrsquoexistence ou encore ce dont on hacircte lrsquoapparition rompt lrsquoeacutequilibre deacutelicat entre les opinions les coutumes les institutions et le degreacute drsquoavancement du corps social En ce sens la christianisation des sauvages dont lrsquoAtala de Chateaubriand avait offert quelques anneacutees plus tocirct une vision idyllique55 paraicirct aberrante agrave Constant parce que lrsquoinstitution des jongleurs leur convient tout simplement mieux56

Cela dit le traitement reacuteserveacute agrave lrsquoinfluence des jongleurs sur le culte des sauvages est malgreacute tout assez neacutegatif dans son ensemble parce que ceux‑ci tirent leur autoriteacute de la partie du culte sauvage produite par lrsquointeacuterecirct laquo Ils tournent donc le plus exclusivement qursquoils le peuvent vers cette portion de la religion lrsquoattention du sauvage Ils le distraient de lrsquoideacutee drsquoun Grand Esprit [hellip] Ils concentrent les vœux des hordes qui les eacutecoutent dans leurs relations mateacuterielles avec les feacutetiches puissances subalternes plus au niveau de lrsquohomme

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et qui appartiennent au plus offrant57 raquo En srsquoefforccedilant de reacuteduire la religion des sauvages aux notions geacuteneacutereacutees chez elle par la tendance eacutegoiumlste du cœur humain les jongleurs travaillent simultaneacutement agrave se rendre maicirctres de cette derniegravere et ce en tentant de srsquoeacuteriger en intermeacutediaires incontournables dans la relation drsquoeacutechange entre lrsquohomme et son feacutetiche Ils soulignent drsquoailleurs pour cela le caractegravere avide et vorace de ces idoles De plus parce qursquoils en retirent de grands avantages ils accompagnent et precirctent appui au processus de deacutevoiement par lrsquointeacuterecirct de la disposition humaine au sacrifice laquo De ce que le sacrifice pour ecirctre agreacuteable aux dieux doit ecirctre peacutenible agrave celui qui lrsquooffre il srsquoensuit qursquoon invente agrave chaque instant de nouveaux sacrifices toujours plus peacutenibles et par lagrave plus meacuteritoires De ce que les dieux se plaisent aux privations de leurs adorateurs il en reacutesulte qursquoon multiplie le nombre et qursquoon raffine sur la nature de ces privations58 raquo Ainsi favorisent‑ils des pratiques que le sentiment religieux tient en horreur comme le sacrifice de la pudeur et celui de vies humaines59

Il est deacutesormais possible de voir quels inconveacutenients reacutesultent de leur action Le pouvoir des corps de jongleurs se fondant sur des opinions bien preacutecises ils doivent donc pour le maintenir et lrsquoeacutetendre exercer leur emprise sur celles‑ci Ce faisant les precirctres sauvages accentuent ce contre quoi dans la religion le sentiment religieux se reacutevolte Ils incitent ainsi le sentiment religieux agrave se deacutetacher de la forme qursquoil srsquoeacutetait creacuteeacutee et agrave chercher agrave tacirctons des ideacutees qui lui conviennent davantage Or au rebours de la marche des notions religieuses qui preacutepare progressivement la deacutesueacutetude drsquoune forme qui vexe le sentiment les precirctres travaillent agrave maintenir immobiles et intacts les dogmes dont leur autoriteacute deacutepend Le sacerdoce laquo fait perpeacutetuellement des efforts pour arrecircter ou retarder cette marche et en effet le jongleur du feacutetichisme lutte contre le polytheacuteisme qui en attribuant aux dieux la figure humaine brise les simulacres hideux des feacutetiches et deacutetruit lrsquoinfluence des eacutevocations et des sortilegraveges de leurs interpregravetes60 raquo Ainsi les jongleurs conviennent agrave lrsquoeacutetat sauvage pour la raison mecircme qursquoils ne sauraient convenir agrave lrsquoeacutetat qui doit lui succeacuteder tocirct ou tard en se crispant contre le mouvement de lrsquohistoire ceux‑ci favorisent le prolongement drsquoune forme peacuterimeacutee

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et tendent agrave faire naicirctre cette disproportion nocive dont nous parlions un peu plus haut

Dans lrsquoeacutetat sauvage les maux qursquoentraine la preacutesence des jongleurs bien que reacuteels demeurent cependant plus ou moins contenus par la forme mecircme du feacutetichisme En effet le feacutetiche demeure malgreacute les efforts des jongleurs un ecirctre portatif disponible et avec lequel il reste possible de traiter directement sans leur meacutediation61 Cette relative indeacutependance religieuse du sauvage entraine une limitation du pouvoir des jongleurs limitation que lrsquoon peut deacutesormais juger absolument souhaitable En adoptant une perspective plus large sur De la religion on remarque que transporteacutee ou eacutetablie sur de nouvelles bases dans les cultes ulteacuterieurs agrave celui de lrsquoeacutetat sauvage lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion procure sensiblement les mecircmes avantages puisque lrsquoaction du sacerdoce reste toujours plus ou moins la mecircme favoriser dans la religion les notions produites par lrsquointeacuterecirct se preacutesenter en tant que meacutediateur neacutecessaire entre lrsquoindividu et ses dieux et peacutetrifier les dogmes dont il tire avantage agrave contrecourant du mouvement progressif de lrsquohistoire qui les enveloppe et les transforme pourtant irreacutesistiblement62

ConclusionRousseau proposait agrave partir de lrsquoimage statique de lrsquoeacutetat de nature

une histoire hypotheacutetique de la lente naissance de la sociabiliteacute qui srsquoavegravere simultaneacutement celle de la genegravese du mal qui ronge lrsquohomme Dans ce processus la religion ne jouait sous sa plume aucun rocircle drsquoimportance ndash du moins dans le Discours sur lrsquoineacutegaliteacute63 Crsquoest ce versant de lrsquoœuvre de Rousseau que Constant souhaite deacutepasser et ce en proposant une approche qui srsquoapproprie et deacuteveloppe un autre de ses versants importants Sa deacutemarche le megravenera agrave consideacuterer le fait religieux comme indissociable de la nature de lrsquohomme et agrave en faire lrsquoun des eacuteleacutements centraux de la genegravese du mal dans les socieacuteteacutes humaines Cette diffeacuterence recouvre neacuteanmoins de nouveau une similariteacute car chez lrsquoun comme chez lrsquoautre la description du problegraveme contient virtuellement sa solution

Pour comprendre le sauvage cet ecirctre si radicalement diffeacuterent de lui Constant utilise sa connaissance de ce qursquoil pense leur ecirctre

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commun crsquoest‑agrave‑dire sa connaissance des rouages intimes du cœur humain Le teacutemoignage des faits toujours respecteacute et pris en compte se marie ainsi dans sa preacutesentation agrave une psychologie qui permet de lrsquoexpliquer jusque dans ses moindres deacutetails Comprenant lrsquointeacuterioriteacute humaine comme traverseacutee de deux tendances fondamentales et contradictoires Constant deacutecrit ainsi ces tendances comme peacuteneacutetrant et deacuteterminant de larges pans du culte sauvage comme geacuteneacuterant les eacuteleacutements conflictuels dont il se compose Lrsquoexamen sous lrsquoaune psychologique des reacutecits de voyageurs tout comme des traiteacutes historiques et ethnographiques touche eacutegalement ses descriptions du jongleur si bien qursquoon doit faire remarquer que la preacutesentation des faits porte fortement lrsquoempreinte de lrsquoeacutecrivain que la description de la figure du sauvage fait appel agrave des ressources que trouve en lui celui qui entreprend de la deacutecrire Or cette figure produit aussi son effet sur Constant en ce qursquoelle tend agrave confirmer ses propres positions politiques sur la place qursquoil convient drsquoaccorder agrave la religion dans lrsquoEacutetat

Le projet geacuteneacuteral de Constant dans les quinze livres dont est constitueacute le traiteacute De la religion consiste en effet agrave deacutemontrer que les religions libres (crsquoest‑agrave‑dire celles ougrave existe sous une forme ou une autre lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion) sont infiniment preacutefeacuterables aux religions sacerdotales (celles ougrave le pouvoir de deacuteterminer les dogmes est posseacutedeacute exclusivement par des corporations de precirctres) Le livre II ne pose certes que les preacutemisses de cette deacutemonstration mais il est inteacuteressant de signaler que celles‑ci pointent deacutejagrave en direction de sa conclusion car on y comprend le danger de laisser un pouvoir sans borne aux corporations sacerdotales Parallegravelement la thegravese libeacuterale de la neacutecessiteacute drsquoune seacuteparation de lrsquoEacuteglise et de lrsquoEacutetat se trouve gracircce agrave cet angle drsquoanalyse grandement solidifieacutee dans ses assises car cette seacuteparation se reacutevegravele indispensable pour eacuteviter la naissance drsquoune dissonance entre drsquoun cocircteacute les dogmes religieux admis socialement agrave la fois cristalliseacutes par lrsquoaction du sacerdoce et imposeacutes par celle du politique et drsquoun autre cocircteacute le sentiment religieux en phase avec les avanceacutees de lrsquointelligence

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

Le chapitre final de son vaste traiteacute recommande ainsi de faccedilon conseacutequente de supprimer tout obstacle agrave la mobiliteacute ineacuteluctable des formes religieuses Mais cette recommandation se trouve aussitocirct nuanceacutee par une autre qui semble aller en sens contraire laquo En geacuteneacuteral il faut eacuteviter de proclamer les changements [touchant les dogmes religieux] si la neacutecessiteacute nrsquoest pas urgente Crsquoest leur susciter des reacutesistances Tout se fait graduellement et pour ainsi dire imperceptiblement par la nature Les hommes doivent lrsquoimiter Pourvu qursquoil nrsquoy ait point de contrainte exerceacutee sur les consciences point drsquoobstacle opposeacute agrave la pratique des cultes divers le nom est utile agrave conserver Il ne nuit point au fond des choses et il rassure les esprits susceptibles de srsquoeffaroucher64 raquo Pour reacutealiser lrsquoobjectif qursquoil poursuit Constant doit montrer hors de tout doute possible la nature souple et transitoire des formes religieuses et mettre en eacutevidence les leccedilons sociales et politiques qui en deacutecoulent Or voilagrave qursquoune tension apparaicirct dans son systegraveme si rien ne doit srsquoeacuteriger contre la perfectibiliteacute du fait religieux en revanche il srsquoavegravere politiquement prudent de recouvrir drsquoun voile les changements graduels de la religion de laisser ceux‑ci se produire laquo insensiblement raquo agrave lrsquoinsu pour ainsi dire de ceux qursquoils touchent

Comment comprendre lrsquoapparition drsquoune si deacuteroutante tension En fait celle‑ci semble paradoxalement une conseacutequence neacutecessaire du point de deacutepart de son enquecircte Le sentiment religieux en effet constitue certes lrsquoune des causes motrices du fait religieux mais il nrsquoen demeure pas moins comme nous lrsquoavons vu le reacutesultat drsquoune neacutegation de la finitude des choses par notre faculteacute drsquoimaginer Il vit ainsi drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoeacuteterniteacute inscrite dans notre sensibiliteacute mecircme et geacutenegravere voire se lie consubstantiellement au besoin qursquoeacuteprouve lrsquohomme de rendre laquo reacuteguliers raquo et surtout laquo permanents65 raquo ses contacts avec le divin tout comme les moyens utiliseacutes pour les eacutetablir Les aspirations du sentiment religieux le portent donc agrave occasionner les multiples meacutetamorphoses des cultes dont il suscite lrsquoexistence mais aussi simultaneacutement agrave deacutetourner drsquoelles son regard Ce sont ces deux caracteacuteristiques capitales du sentiment religieux que lrsquoaction du fin politique doit savoir respecter

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Ainsi les travaux de Constant sur la religion lui permettent‑ils de reacutepondre par la meacutediation drsquoune eacutetude de lrsquoalteacuteriteacute agrave ses questions les plus urgentes de faccedilon agrave diminuer lrsquoopaciteacute du contexte dans lequel il devait vivre et agrave trouver un but vers lequel diriger son action de publiciste et drsquohomme politique Crsquoest de cette maniegravere que dans ce cas-ci lrsquoacte drsquoobservation modifie celui qui observe que lrsquoobjet de la reacuteflexion modifie le sujet qui reacutefleacutechit

Lrsquoauteur tient agrave remercier le Programme de bourses drsquoeacutetudes supeacuterieures du Canada Vanier pour son preacutecieux soutien financier

1 Voici lrsquoeacutedition agrave laquelle nous allons nous reacutefeacuterer dans cet article Benjamin Constant De la religion consideacutereacutee dans sa source ses formes et ses deacuteveloppements Paris Actes Sud (coll Thesaurus) 1999 Nous la deacutesignerons deacutesormais par un titre abreacutegeacute De la religion

2 Eacutemile Durkheim Le Contrat social de Rousseau Paris Eacuteditions Kimeacute (coll Philosophie en cours) 2008 p 37

3 Jean‑Jacques Rousseau Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les hommes dans Œuvres complegravetes Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1964 t III p 159‑160

4 Lagrave‑dessus voir lrsquoanalyse classique de Starobinski selon qui Rousseau deacuteploie une laquo anthropologie neacutegative raquo Cf Jean Starobinski laquo Le discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute raquo dans Jean-Jacques Rousseau la transparence et lrsquoobstacle suivi de sept essais sur Rousseau Gallimard (coll Tel) Paris 1971 p 342 Voir aussi son essai laquo Rousseau et lrsquoorigine des langues raquo (ibid p 361)

5 Cf Jean Starobinski laquo Le discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute raquo (ibid p 241)

6 Benjamin Constant De la religion op cit p 467 Ibid p 848 Ibid p 39 Voir aussi p 799 Ibid p 3910 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees

religieuses raquo Eacutecrits politiques textes choisis preacutesenteacutes et annoteacutes par Marcel Gauchet Paris Gallimard (coll Folio essais) 1997 p 635

11 Benjamin Constant De la religion op cit p 9912 Ibid p 57513 Ibid p 50

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

14 Cf Benjamin Constant Adolphe Paris Gallimard (coll Folioplus classiques) 2007 p 27

15 Ibid p 49 Todorov parle en cela drsquoune disposition laquo allocentrique raquo chez lrsquohomme Cf Tzvetan Todorov Benjamin Constant La passion deacutemocratique Paris Hachette litteacuterature (coll Coup double) 1997 p 127

16 Voir Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile dans Œuvres complegravetes Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1969 t IV p 491

17 Cf Benjamin Constant De la religion op cit p 116‑11718 Ibid p 48 19 Ibid p 6720 Ibid21 Cf Henri Gouhier Benjamin Constant devant la religion Paris Descleacutee

de Brouwer 1967 p 55 22 Prenons lrsquoexemple de lrsquoamour qui est si bien le produit du meacutelange de

ces tendances qursquoAdolphe le confond alternativement avec la piqucircre de lrsquoamour‑propre et la morsure de la pitieacute

Drsquoune part en effet on pourrait le deacutepeindre comme la plus eacutegoiumlste de nos passions en ce qursquoil laquo a pour but une jouissance deacutetermineacutee que ce but est pregraves de nous et qursquoil aboutit agrave lrsquoeacutegoiumlsme raquo (Benjamin Constant laquo Principes de politique raquo Eacutecrits politiques op cit p 465‑466) Or lrsquoamour se nourrit aussi de lrsquoillusion de lrsquoeacuteterniteacute Deux amants qui viennent de se rencontrer ont lrsquoimpression de srsquoecirctre toujours connus (Benjamin Constant Adolphe op cit p 42) De surcroicirct il srsquoennoblit et srsquoeacutepure parce laquo qursquoaussi longtemps qursquoil dure il croit ne pas devoir finir raquo (Benjamin Constant Polytheacuteisme romain citeacute dans T Todorov op cit p 151) Ce faisant il dispose singuliegraverement le cœur humain au sacrifice laquo inseacuteparable de toute affection vive et profonde raquo (Benjamin Constant De la religion op cit p 107)

23 Ibid p 5024 Benjamin Constant Principes de politique op cit p 46625 Ibid p 46526 Benjamin Constant De la religion op cit p 51 27 Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile op cit p 56928 Jean‑Jacques Rousseau Lettre agrave M de Franquiegraveres (25 mars 1769)

Œuvres complegravetes op cit t IV p 113829 Ibid p 1138‑113930 Nous utiliserons dans les pages qui suivent le mot laquo forme raquo comme

synonyme de laquo culte raquo Le mot laquo forme raquo fait partie de la terminologie employeacutee par Constant Si le sentiment religieux est le laquo besoin que

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lrsquohomme eacuteprouve de se mettre en communication avec la nature qui lrsquoentoure raquo la forme religieuse se deacutefinit comme laquo le moyen qursquoil emploie pour eacutetablir cette communication raquo (Benjamin Constant De la religion op cit p 99)

31 Constant preacutesente en effet souvent lrsquoeacutetat sauvage comme un eacutetat stationnaire Voir par exemple Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees religieuses raquo op cit p 629

32 Benjamin Constant De la religion op cit p 126 Voir aussi pour la mecircme ideacutee p 132‑133

33 Ibid p 10134 Ibid p 10335 Ibid p 11136 Ibid p 10537 Ibid p 10638 Ibid39 Ibid40 Ibid p 10741 Ibid p 10942 Ibid p 10743 Ibid p 107‑10844 Ibid p 11345 Ibid p 115 Voir aussi p 6346 Ibid p 11347 Ibid p 11448 Voir Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile op cit p 645‑652 49 Benjamin Constant De la religion op cit p 116‑12450 Ibid p 2851 Ibid p 12652 Ibid p 12753 Ibid54 Ibid p 13855 Voir le chapitre laquo Les laboureurs raquo dans Atala Cf Franccedilois‑Reneacute de

Chateaubriand Atala Reneacute Le dernier Abencerage Paris Gallimard (coll Folio classique) 1971 p 85‑97

56 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees religieuses raquo op cit p 634 Pour quelques exemples des effets positifs qursquoont les jongleurs sur la socieacuteteacute sauvage voir Benjamin Constant De la religion op cit p 138

57 Ibid p 13358 Ibid p 133‑134

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

59 Ibid p 134‑13560 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees

religieuses raquo op cit p 640‑64161 Ibid p 64362 Benjamin Constant De la religion op cit p 56663 Rousseau ne se fait vraiment loquace sur lrsquoeffet politique et social des

religions dans lrsquohistoire que dans le chapitre final du Contrat social (IV viii)

64 Benjamin Constant De la religion op cit p 57565 Ibid p 52 (nous soulignons)

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte‑Beuvethomas anDerson Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Lrsquoobjet du roman Volupteacute (1834) de Sainte‑Beuve est la description drsquoun penchant par lequel une acircme deacutetourneacutee de Dieu ne sachant plus vouloir srsquoeacutetiole en recircveries et langueurs Le narrateur Amaury y raconte son ancien eacutetat de voluptueux proche de la meacutelancolie et sa reacutedemption par une conversion au christianisme Cette confession neacutecessite cependant un recours agrave la meacutemoire qui ne va pas de soi vu la nature de la volupteacute le ressouvenir paraicirct en effet proceacuteder de la mecircme faiblesse du vouloir que celle affligeant le voluptueux Comment le souvenir peut‑il ainsi agrave la fois ecirctre une manifestation de cette confusion de la volonteacute et participer de son redressement Cet article tentera de mettre au clair cette double caracteacuterisation du souvenir dans le roman de Sainte‑Beuve

IntroductionLe roman Volupteacute de Sainte‑Beuve emprunte agrave premiegravere vue un

scheacutema augustinien assez classique Le converti Amaury raconte agrave un jeune ami de quelle maniegravere la foi lrsquoa deacutelivreacute du penchant voluptueux qui affligeait son acircme1 Cette narration de soi implique un recours agrave la meacutemoire que le protagoniste tente de justifier au fil de sa confession Lrsquoenjeu consiste agrave leacutegitimer le ressouvenir et sa participation agrave la foi chreacutetienne malgreacute le fait que la meacutemoire puisse constituer un eacutecueil susceptible de couler le voluptueux et drsquoentraver sa gueacuterison Nous souhaitons proposer une lecture du thegraveme du souvenir dans Volupteacute qui saurait englober aussi bien son articulation probleacutematique avec le mal dont souffre Amaury que sa participation agrave la reacutedemption du voluptueux Il srsquoagira ainsi de mettre en eacutevidence la connivence

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entre souvenir et volupteacute pour ensuite montrer comment ce rapport peut ecirctre tout compte fait deacutepasseacute

Notre eacutetude interrogera agrave cette fin (1) les conditions drsquoeacutemergence du souvenir dans Volupteacute puis (2) tacircchera de reconstruire la description du deacutesordre immeacutediat de la meacutemoire proposeacutee par Amaury (3) Nous pourrons enfin exposer de quelle maniegravere lrsquoadoption du fil conducteur de la gracircce permet de retracer le sens du passeacute remeacutemoreacute

1 Eacutemergence du souvenir dans Volupteacute11 La laquo meacutemoire involontaire raquo

Examinons pour commencer les conditions exteacuterieures de lrsquoeacutemergence du souvenir La question qui nous guidera est toute simple comment Amaury en vient‑il agrave se souvenir Il conviendra dans cette section de coller au comment crsquoest‑agrave‑dire au processus qui deacuteclenche le souvenir Le tout deacutebut du chapitre xV agrave cette fin constitue un passage tout agrave fait capital Amaury y confie agrave son jeune ami la situation lors de laquelle lui est venue lrsquoideacutee de se raconter On y retrouve en fait le preacutetexte de tous les meacutemoires qui une fois assembleacutes constituent les vingt‑cinq chapitres de Volupteacute

Mais avant de continuer mon ami jrsquoai besoin de vous fixer en quelques mots la situation preacutesente drsquoougrave je vous eacutecris ces pages Agrave peine eacutetais‑je en rapide chemin vers ce nouveau monde ougrave Dieu mrsquoappelle [hellip] le temps qui avait eacuteteacute assez gros jusque‑lagrave devint plus menaccedilant et nous rabattit aux Sorlingues tout se mecircla bientocirct dans une furieuse tempecircte [hellip] Or la tempecircte en me tenant agrave chaque instant preacutesente aux yeux lrsquoideacutee de ma mort avait ressusciteacute en moi toutes les images de ma premiegravere vie non pas seulement les formes ideacuteales et pleurantes qui srsquoen deacutetachent et srsquoeacutelegravevent comme des statues consacreacutees le long drsquoun Pont‑des‑Soupirs mais elle avait remueacute aussi le fond du vieux fleuve et le limon le plus anciennement deacuteposeacute2

La laquo furieuse tempecircte raquo qui causera le naufrage du navire sur lequel voyageait Amaury ravive donc chez lui laquo lrsquoideacutee de [sa] mort raquo et les souvenirs de son ancienne vie La description suggegravere un

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

paralleacutelisme entre la tempecircte qui agite la mer et celle qui soudainement remue le laquo fond raquo de son laquo vieux fleuve raquo inteacuterieur ndash une tempecircte qui bouleverse les strates les plus profondes de la meacutemoire Consideacuterons cette description rigoureusement Amaury y laisse sous‑entendre que le souvenir est le reacutesultat drsquoun deacuteterminant exteacuterieur Lrsquoimage inteacuterieure qui ressurgit trouve ainsi sa source dans un eacutetat du monde exteacuterieur elle srsquoeacuteveille agrave la suite drsquoune sorte drsquoappel au‑dehors

Un ceacutelegravebre passage des Meacutemoires drsquooutre-tombe exploite un scheacutema analogue agrave celui dessineacute par Sainte‑Beuve dans Volupteacute Ainsi Chateaubriand laquo tireacute de [ses] reacuteflexions par le gazouillement drsquoune grive percheacutee sur la plus haute branche drsquoun bouleau raquo est‑il subitement transporteacute dans le passeacute les images du domaine paternel ougrave il entendait laquo si souvent siffler la grive raquo reparaissant pour ainsi dire agrave ses yeux3 Le statut du reacuteel dans les Meacutemoires srsquoapparente agrave celui drsquoun preacutetexte pour la remeacutemoration les rencontres du preacutesent offrent agrave la conscience une occasion pour rebondir vers un passeacute imagineacute ou veacutecu Le preacutesent ne trouve en dernier ressort de compleacutetude ontologique que dans la mesure ougrave il renvoie agrave la meacutemoire

Le preacutesent tel que deacutecrit par Amaury possegravede de la mecircme maniegravere ce statut de preacutetexte pour le ressouvenir La tempecircte place Amaury en situation de proximiteacute avec la mort et cette imminence le ramegravene aux morts qui peuplent sa meacutemoire Ce qursquoil srsquoagit surtout de montrer ici est que le souvenir nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun acte de la volonteacute de la part drsquoAmaury il nrsquoest pas voulu au sens fort du terme Un lecteur comme Jean‑Franccedilois Perrin emploie la formule proustienne de laquo meacutemoire involontaire raquo pour deacutecrire le pheacutenomegravene4 Le terme laquo involontaire raquo deacutesigne un processus de ressouvenir qui relegraveve drsquoune passiviteacute fondamentale chez Amaury ndash passiviteacute qui preacutedispose son ecirctre agrave conjuguer immeacutediatement une affection exteacuterieure preacutesente au passeacute

Amaury remarque par ailleurs que certains moments et peacuteriodes sont plus susceptibles drsquoexciter sa meacutemoire On pense notamment aux ceacuteleacutebrations de Noeumll qui concluent chaque anneacutee et aux dimanches soirs qui annoncent la fin drsquoune semaine laquo Quand ma legravevre de jeune homme brucirclait de saluer les aurores nouvelles quelque

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chose au fond de moi pleurait ce qui srsquoen est alleacute Mais agrave certaines heures agrave certains jours en particulier aux soirs du dimanche cette impression augmente tous mes anciens souvenirs se reacuteveillent et sont naturellement convoqueacutes5 raquo

On peut noter exactement la mecircme disposition passive neacutecessaire agrave lrsquoeacutemergence du souvenir chez lrsquoami laquo mondain raquo drsquoAmaury ndash celui avec lequel il partageait sa condition de voluptueux et qui est parvenu agrave se reprendre en main Voici un extrait drsquoune de ses lettres rapporteacute par Amaury au chapitre xx laquo Il est des eacutepoques les printemps surtout les premiegraveres brises dans la forecirct ougrave toutes les acircmes que nous avons aimeacutees et blesseacutees reviennent agrave nous elles reviennent dans les feuilles dans les parfums de lrsquoair dans lrsquoeacutecorce aux gerccedilures saignantes qui simulent des chiffres eacutebaucheacutes elles nous assiegravegent elles nous peacutenegravetrent notre cœur est en proie par tous les points6 raquo La reacutecurrence de la meacutemoire aussi bien chez Amaury que chez son ami anciennement libertin se calque ainsi sur la configuration cyclique du temps7 Certains laquo eacutetats raquo du monde la preacutedisposent agrave srsquoactualiser et agrave assieacuteger lrsquoacircme La description proposeacutee par lrsquoami est justement inteacuteressante en ce qursquoelle inverse la relation naturelle entre le deacutetenteur du souvenir et le souvenir deacutetenu crsquoest le souvenir qui tient lrsquoacircme et qui srsquoempare drsquoelle plutocirct que ce ne soit la volonteacute qui en appelle agrave lui Le deacutetenteur devient le deacutetenu il nrsquoest preacuteciseacutement pas maicirctre de sa meacutemoire La passiviteacute qui conditionne son rapport au monde exteacuterieur accentue preacuteciseacutement cette impression drsquoimpuissance chez celui qui se remeacutemore

Il convient drsquoinsister sur cette dimension laquo involontaire raquo de la reacuteminiscence car elle illustre un trait essentiel du mal qui touche Amaury soit son manque de volonteacute La faiblesse de la volonteacute est en effet en cause dans le penchant que le prologue du roman propose de nommer laquo volupteacute raquo crsquoest‑agrave‑dire une tendance par laquelle le centre de lrsquoacircme laquo nrsquoexiste plus nulle part raquo de maniegravere fixe si bien que le vouloir laquo nrsquoa plus drsquoappui8 raquo et se voit dissolu Ce manque de fermeteacute du vouloir constituait ndash il faut se rappeler ndash la raison principale de lrsquoincapaciteacute du jeune Amaury pour la priegravere lui qui pouvait uniquement laquo recircver9 raquo Mecircme diagnostic pour expliquer sa conversion rateacutee lors drsquoun Noeumll agrave Couaeumln laquo La volonteacute en moi

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

ne voulut pas la gracircce drsquoen haut glissa comme une lueur10 raquo On remarque donc une eacutetrange connivence entre la propension au souvenir qui caracteacuterise Amaury et la faiblesse de sa volonteacute

12 Meacutelancolie et tradition chreacutetienneLrsquoenjeu que ces consideacuterations permettent de dessiner nrsquoest

donc pas neacutegligeable pour notre eacutetude il srsquoagit de se demander en quoi le souvenir peut revecirctir un sens chreacutetien si la teneur passive de la meacutemoire est une manifestation du mal dont souffre Amaury du manque de volonteacute qui preacuteciseacutement vient faire eacutechouer le retournement vers Dieu Il serait mecircme possible drsquoaller plus loin et drsquoajouter que cette preacutedisposition au souvenir involontaire envisageacutee du point de vue du converti repreacutesente un risque en ouvrant une voie pour la penseacutee impure pour le peacutecheacute Rappelons agrave ce sujet la meacutefiance entretenue de tout temps par la tradition catholique envers la meacutelancolie dans la mesure ougrave par celle‑ci la meacutemoire se voyait en danger de se pervertir en lieu de lrsquoadvenir du peacutecheacute Jean Starobinski nrsquoheacutesite pas agrave deacutefendre que lrsquoaceacutedia (ou aceacutedie lrsquoun des sept peacutecheacutes capitaux) est la conception proprement chreacutetienne de la meacutelancolie Deux eacuteleacutements meacuteritent drsquoecirctre souleveacutes

(1) On peut deacutefinir lrsquoaceacutedie comme une indiffeacuterence spirituelle ou laquo un deacutesespoir total agrave lrsquoeacutegard du salut11 raquo qui engendrent un deacutegoucirct de lrsquoaction Lrsquoaceacutedie se traduit geacuteneacuteralement par lrsquooisiveteacute chez celui qui en est atteint Lrsquoeffort de pieacuteteacute est regardeacute comme peacutenible tout mouvement de deacutevotion avorte pour ainsi dire agrave lrsquoavance Le penchant oisif de lrsquoacircme servait justement agrave deacuteterminer lrsquoune des nombreuses deacuteclinaisons de la volupteacute dans la toute premiegravere phrase du prologue12 Une theacutematisation plus avant de lrsquoaceacutedie pourrait ainsi permettre de consideacuterer le laquo veacuteritable objet raquo du roman de Sainte‑Beuve en le situant dans son horizon theacuteologique (2) On trouve eacutegalement une correspondance dans la tradition catholique entre lrsquoaceacutedie et le laquo deacutemon de midi13 raquo Ce deacutemon est eacutevoqueacute dans le Psaume 91 de lrsquoAncien Testament comme un laquo fleacuteau qui deacutevaste agrave midi14 raquo La tradition srsquoest repreacutesenteacute ce laquo deacutemon raquo comme la tentation de la deacutebauche qui accable lrsquohomme agrave la moitieacute de sa vie On peut penser que cet aspect de lrsquoaceacutedia est un redoublement bien pire encore que le vice initial preacutesenteacute plus

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haut le manque de vigueur spirituelle laisse ici place agrave une perversion de la volonteacute Cette perversion guettait entre autres les moines et les pegraveres du deacutesert (les ermites du deacutesert eacutegyptien de lrsquoAntiquiteacute tardive) qui lrsquoont redouteacutee avec une attention tregraves seacuterieuse Or Amaury peint son inconstance et son manque de volonteacute au chapitre xx un peu avant sa conversion deacutefinitive en reacutefeacuterant explicitement agrave lrsquoaceacutedie de ces pegraveres du deacutesert

Mais drsquoautres fois ce nrsquoest que vers midi apregraves la premiegravere matineacutee bien passeacutee que lrsquoennui vague le deacutegoucirct du logis un besoin errant si connu des solitaires de la Theacutebaiumlde eux‑mecircmes et qursquoils ont appeleacute le deacutemon du milieu du jour vous pousse dehors converti fragile et deacutejagrave lasseacute Les images riantes des lieux les ombrages de nos collines preacutefeacutereacutees et de nos Tempeacutes agitent en nous leurs fantocircmes On se rappelle ces mecircmes heures qui srsquoeacutecoulaient autrefois dans des entretiens si doux15

Amaury continue sa description quelques lignes plus loin en exposant agrave partir de sa propre expeacuterience la lutte inteacuterieure agrave laquelle se livrent les accidiosi

Apregraves quelque reacutepit et assoupissement drsquoun quart drsquoheure des formes robustes eacutepaisses deacutelices des preacutetoriens violentes des formes qursquoon nrsquoa vues qursquoune fois agrave peine il y a un an deux ans peut‑ecirctre qui nous ont ou rassasieacutes alors ou mecircme deacuteplu nous reviennent dans une acircpre et aride saveur Crsquoest lagrave un des malheurs des anciennes chutes Il semble qursquoune fois vues et quitteacutees ces femmes srsquooublient nrsquoexcitant chez nous aucun amour Erreur Elles laissent dans les sens des traces des retours bizarres qui se raniment agrave de longs intervalles on veut agrave un moment tout retrouver16

Encore une fois la reacutesurgence du souvenir est montreacutee comme le reacutesultat drsquoune lassitude et drsquoune passiviteacute du heacuteros La version chreacutetienne de la meacutelancolie est donc elle aussi la conseacutequence drsquoune laquo meacutemoire involontaire raquo Ici cette meacutemoire est aussi une entiteacute charnelle le corps se souvient de ses anciennes sensations

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

peacutecheresses et la tentation du voluptueux se ranime agrave leur eacutevocation La reacutesurgence du passeacute ravive la tentation oublieacutee Le danger du ressouvenir est donc que son mouvement peut retransporter malgreacute elle lrsquoimagination vers la faute Le but de cette digression sur lrsquoaceacutedie et la meacutelancolie chreacutetienne eacutetait simplement de faire ressortir que la dimension chreacutetienne du souvenir ne va pas de soi si on considegravere le danger de la tentation renfermeacute dans la meacutemoire Le pheacutenomegravene de lrsquoeacutemergence de la meacutemoire se rapproche bien plutocirct drsquoun peacuteril duquel doivent se meacutefier aussi bien le chreacutetien que le voluptueux qui tente drsquoemprunter le chemin drsquoune nouvelle vie En plus de provenir de la mecircme absence de volonteacute qui eacuteloigne de la priegravere le souvenir lorsqursquoil se manifeste ainsi agrave mecircme la chair compromet toute deacutemarche de chasteteacute agrave laquelle voudrait se tenir le converti

2 Les profondeurs de la meacutemoire21 Le souvenir comme fait brut et le problegraveme de lrsquoaccegraves agrave soi

Il nous faut maintenant affronter un autre enjeu lieacute agrave la meacutemoire ndash outre sa proximiteacute avec la volupteacute ndash avant drsquoen libeacuterer la dimension chreacutetienne Cette difficulteacute tient agrave lrsquoabsence drsquoun sens preacutedeacutetermineacute auquel pourrait se rattacher le souvenir Nous souhaitons demander si le passeacute dont on se ressouvient est en deacutefinitive susceptible drsquointeacutegrer une sphegravere de sens Le souvenir peut‑il retrouver une coheacuterence agrave lrsquointeacuterieur du tout de la meacutemoire Peut‑on lui confeacuterer reacutetrospectivement une direction

Plusieurs passages du roman pointent vers lrsquoembarras dans lequel se retrouve celui qui srsquoessaye agrave une telle entreprise Amaury fait parfois savoir agrave lrsquoami auquel il se raconte lrsquoheacutesitation avec laquelle il appreacutehende et tente de comprendre son passeacute Il srsquointerroge par exemple sur sa nouvelle proximiteacute avec Madame de Couaeumln au deacutebut de leur seacutejour agrave Paris

Ougrave en eacutetais‑je donc de mes sentiments alors En quelle nuance nouvelle Sous quel reflet de mon nuage grossissant et diffus Crsquoest ce qui me devient de plus en plus difficile agrave suivre mon ami Car en avanccedilant toujours en perdant les points les plus isoleacutes qui me servaient de mesure je suis peu agrave peu comme sur lrsquoOceacutean quand on a quitteacute le rivage17

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La narration de soi est compareacutee par Amaury agrave une navigation peacutenible dans lrsquoeacuteleacutement de la meacutemoire Une certaine opaciteacute contrarie la meacutediation entre le soi preacutesent et le soi passeacute laquo toutes mes alleacutees sont peupleacutees drsquoOmbres raquo dira agrave cet effet le compagnon reconverti drsquoAmaury18 Il semble donc que la clarteacute ne puisse repeacuteneacutetrer tout agrave fait lrsquoeacutetat drsquoacircme remeacutemoreacute ndash du moins pour certains endroits laquo troubles et indistincts19 raquo de la meacutemoire Cela tient en partie selon Amaury laquo agrave lrsquoeacutetat essentiel de lrsquoacircme dans le moment des circonstances raquo ressouvenues et en partie agrave ce que comme agrave travers un filtre laquo nous nous souvenons du passeacute agrave travers et avec notre acircme drsquoaujourdrsquohui20 raquo

La meacutemoire est par ailleurs souvent repreacutesenteacutee comme une profondeur inerte qui ne se laisse pas aiseacutement appreacutehender Au chapitre xx Amaury la qualifie meacutetaphoriquement de laquo limon le plus anciennement deacuteposeacute raquo au laquo fond [drsquoun] vieux fleuve21 raquo Il avait deacutejagrave compareacute ses souvenirs plus tocirct au chapitre ii agrave laquo une poussiegravere drsquoinnombrables atomes raquo qui sommeillaient dans les laquo recoins22 raquo de son esprit Les souvenirs deviennent ensuite au chapitre xiii des laquo deacutebris isoleacutes23 raquo de lrsquoesprit Le manque drsquouniteacute immeacutediate des souvenirs suggegravere que la meacutemoire srsquoapparente agrave un complexe dont les parties srsquoarticulent invisiblement pour un premier regard Ce qui est donneacute agrave voir agrave celui qui se replonge en elle ressemble agrave un amas sans vie dont la dispariteacute ne laisse deviner aucun sens

22 Les laquo tombeaux raquo inteacuterieurs de la meacutemoireBaudelaire fera de ce deacutesordre sans vie de la meacutemoire une

manifestation essentielle du spleen dans les Fleurs du mal Andreacute Guyaux suggegravere dans sa preacuteface agrave Volupteacute que Baudelaire se serait reconnu en Amaury24 Nous pensons que ce rapprochement trouve sa leacutegitimation sur le terrain de la meacutemoire Mentionnons notamment le laquo tiroir encombreacute raquo et le laquo fouillis raquo du boudoir qui se rapportent au cerveau du poegravete dans laquo Spleen lxxVi25 raquo laquo Il y a en nous des mondes26 raquo dira en outre Amaury dans une formule qui preacutefigure le premier vers du poegraveme (laquo Jrsquoai plus de souvenirs que si jrsquoavais mille ans raquo) Mais crsquoest agrave notre avis lrsquoimaginaire de la mort qui habite la meacutemoire drsquoAmaury qui semble avoir le plus marqueacute la lecture de

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

Volupteacute par Baudelaire Poursuivons le rapprochement avec laquo Spleen lxxVi raquo le cerveau en proie au spleen est compareacute tour agrave tour agrave un laquo immense caveau raquo contenant laquo plus de morts que la fosse commune raquo et agrave un laquo cimetiegravere raquo peupleacute des laquo morts raquo chers au poegravete27 Il nrsquoen va pas autrement de la meacutemoire dans le roman de Sainte‑Beuve on ne peut srsquoempecirccher de voir une anticipation du spleen baudelairien lorsque Amaury parle de lrsquoeacuteveil des souvenirs en lui comme de la laquo cendre qui tremblait en [son] tombeau28 raquo La meacutemoire est ici lieu de mort comme chez Baudelaire Le mecircme thegraveme est exploiteacute au chapitre ii par un Amaury effrayeacute par les images conserveacutees en son cœur laquo le passeacute a deacuteposeacute ses deacutebris en seacutepultures successives raquo en laquo toute acircme qui de bonne heure a veacutecu29 raquo La meacutemoire se reacutevegravele laquo comme un lieu rempli des inhumations preacuteceacutedentes comme une salle de destin funegravebre ougrave siegravegent tous ces fantocircmes des acircges que nous avons veacutecus30 raquo

On trouve ainsi dans les Fleurs du mal des eacutechos du traitement reacuteserveacute au souvenir dans Volupteacute sur deux points preacutecis (1) le deacutesordre apparent de la meacutemoire et (2) les images de mort qui hantent la conscience qui se remeacutemore Chez Sainte‑Beuve les laquo seacutepultures raquo deacuteposeacutees en laquo deacutebris raquo dans les zones les plus obscures de la meacutemoire composent une masse inerte ou pour ainsi dire une laquo latence raquo au plus profond de soi‑mecircme La meacutemoire dans son immeacutediateteacute est donc caracteacuteriseacutee par lrsquoinanimation aussi bien du point de vue de son contenu (elle constitue un laquo tombeau raquo qui abrite le souvenir des ecirctres chers) que de sa forme (elle est avant tout un agreacutegat poussieacutereux) Lrsquoenjeu de la difficulteacute drsquoacceacuteder agrave son passeacute refait ici surface la remeacutemoration offre‑t‑elle la possibiliteacute de ranimer ce qui drsquoembleacutee se donne comme mort et deacutesagreacutegeacute Le souvenir peut‑il faire revivre authentiquement le passeacute La question est tout agrave fait connexe agrave celle concernant le manque drsquoune structure de sens preacuteeacutetablie dans laquelle lrsquoeacuteveacutenement du passeacute pourrait srsquointeacutegrer aussitocirct que ressouvenu Ranimer le souvenir pourrait en effet aussi bien vouloir dire lui confeacuterer un sens dans la totaliteacute de la meacutemoire

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3 La meacutemoire comme lieu de la gracircce retrouveacutee31 Recomposition de la meacutemoire

La prochaine section de notre eacutetude visera agrave deacutenouer les problegravemes qui ont eacuteteacute exposeacutes jusqursquoagrave maintenant Nous tenterons de montrer que lrsquoadoption du fil conducteur de la gracircce permet drsquoapercevoir la teneur chreacutetienne du souvenir dans Volupteacute Nous avons jusqursquoagrave maintenant deacuteclineacute le caractegravere probleacutematique du souvenir de cette maniegravere (1) la meacutemoire involontaire paraicirct proceacuteder du mal qui afflige Amaury ndash la faiblesse de sa volonteacute ndash plutocirct que de sa solution (2) le mouvement involontaire du souvenir repreacutesente un danger pour celui dont le passeacute est un lieu de tentation (3) la meacutemoire est un lieu funegravebre duquel nrsquoeacutemane a priori aucune articulation de sens

La reacutesolution de ce dernier enjeu laisse deacutejagrave preacutesager le deacutenouement des deux premiers La meacutemoire qui est de prime abord deacutecomposeacutee en impressions et en eacuteveacutenements isoleacutes les uns des autres peut trouver une recomposition si elle est envisageacutee comme le terrain drsquoune manifestation de la gracircce Amaury eacutevoque en effet cette heureuse recomposition de la meacutemoire lorsque le ressouvenir procegravede drsquoune disposition religieuse

Tous les anneaux rompus du passeacute se remettent agrave trembler dans leur cours agrave se chercher les uns les autres eacuteclaireacutes drsquoune molle et magique lumiegravere Aujourdrsquohui et en cet instant mecircme mon ami crsquoest un de ces soirs du dimanche et dans la contreacutee eacutetrangegravere drsquoougrave je vous eacutecris tandis que les mille cloches en fecircte sonnent le Salut et lrsquoAve Maria toute ma vie eacutecouleacutee se rassemble en un sentiment merveilleux tous mes souvenirs se reacutepondent comme ils feraient sous des cieux et agrave des eacutechos accoutumeacutes31

On observe ainsi qursquoune trame secregravete ouvre la voie agrave une nouvelle coheacutesion au sein mecircme du passeacute remeacutemoreacute la lumiegravere de la gracircce permet de deacuteceler une harmonie lagrave ougrave on ne soupccedilonnait pourtant qursquoune chaicircne rompue et discontinue Cette lumiegravere laisse deacutecouvrir la laquo vie cacheacutee raquo et le laquo sens austegravere raquo dissimuleacutes derriegravere les laquo deacutebris isoleacutes raquo et laquo peu marquants32 raquo qui confondent la meacutemoire dans son premier reacuteveil33 Les acircges heacuteteacuteroclites de la jeunesse (nos

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

laquo fantocircmes raquo inteacuterieurs) deviennent en regard de la gracircce laquo de purs esprits reacuteconcilieacutes qui veillent du dedans et qui chantent de concert implorant la deacutelivrance commune34 raquo

Le souvenir consideacutereacute immeacutediatement et dans son isolement peut reacuteinteacutegrer une sphegravere de sens agrave lrsquointeacuterieur du paradigme religieux laquo tout me revient et me parle35 raquo eacutecrira Amaury pour deacutecrire cette reconquecircte Il srsquoagit drsquoune veacuteritable reacutesurrection agrave mecircme la meacutemoire pour le chreacutetien qui se souvient laquo les temps et les lieux se rejoignent et il srsquoexhale de ce vaste champ qui freacutemit de cette valleacutee de Josaphat en moi‑mecircme un sentiment inexprimable et rien que religieux36 raquo Amaury songe vraisemblablement ici agrave la reacutesurrection des morts avant le Jugement dernier que le Livre de Joeumll (3 2‑12) dans lrsquoAncien Testament situe dans la valleacutee de Josaphat La perspective renouveleacutee offerte par la gracircce transforme ainsi la meacutemoire en laquo valleacutee de Josaphat raquo crsquoest‑agrave‑dire en lieu ougrave le passeacute se voit ranimeacute et ougrave la vie peut ecirctre reacuteassumeacutee

Maintenant il est leacutegitime de srsquointerroger sur la nature du sens que confegravere la gracircce au passeacute Amaury emploie agrave plusieurs reprises le terme laquo Providence raquo pour qualifier le fil directeur qui se deacutevoile reacutetrospectivement agrave lui quand il se souvient de son ancienne vie Ce deacutevoilement est le reacutesultat drsquoune deacutemarche qui consiste agrave reacuteinvestir la meacutemoire en portant attention agrave toute trace drsquoune action divine et salvatrice que pourrait renfermer notre existence passeacutee Il srsquoagit donc bien de retrouver apregraves coup en se ressouvenant une direction et une intention agrave lrsquoœuvre dans notre vie Amaury parle de cette capaciteacute comme drsquoun laquo don spirituel raquo

Ce don consiste agrave retrouver Dieu et son intention vivante partout jusque dans les moindres deacutetails et les plus petits mouvements agrave ne perdre jamais du doigt un certain ressort qui conduit Tout prend alors un sens un enchaicircnement particulier une vibration infiniment subtile qui avertit un commencement de nouvelle lumiegravere37

Pour le chreacutetien cette trame est laquo toujours certaine lagrave mecircme ougrave elle se deacuterobe38 raquo Le souvenir se reacutevegravele une maniegravere tout indiqueacutee de laquo rendre sensible raquo cette trame pour celui qui eacutetait aveugle agrave la

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lumiegravere divine dans le passeacute Les meacutemoires reacutedigeacutees par Amaury pour son jeune ami constituent agrave ce titre une sorte drsquoexercice par lequel leur auteur peut octroyer agrave ses souvenirs une pleacutenitude de sens que les eacuteveacutenements ne posseacutedaient pas au moment ougrave ils ont eacuteteacute veacutecus On peut penser que sur cet aspect preacutecis les eacuteveacutenements ressouvenus possegravedent un avantage ou mecircme une supeacuterioriteacute sur le preacutesent vivant la reacutetrospection rend plus manifeste la direction providentielle emprunteacutee par notre existence

Une fois ce sens devenu visible il devient possible de srsquoabandonner agrave la destineacutee traceacutee pour nous par Dieu La faiblesse de la volonteacute dont souffre Amaury peut ici se renverser en un accord avec la volonteacute divine ndash car il faut non seulement concevoir lrsquoœuvre bienfaisante de Dieu mais eacutegalement y consentir

Vous nous offrez parfois Seigneur quand vous le daignez faire lrsquointention et le canevas dessineacute de la trame comme agrave lrsquoapprenti du tisserand il faut que nous y mettions la main pour lrsquoachever il faut que notre volonteacute dise oui ou non agrave votre proposition redoutable ou notre indiffeacuterence muette est deacutejagrave mecircme une maniegravere funeste de terminer39

Si le jeune Amaury demeurait incapable de vouloir le vouloir divin la meacutemoire lui laisse une seconde chance de dire laquo oui raquo Nous avons lagrave une configuration tout agrave fait eacutetonnante la meacutemoire qui se deacuteclenchait involontairement est transformeacutee en lieu ougrave le vouloir peut se consolider De la faiblesse de la volonteacute nous passons au vouloir raffermi en Dieu Le souvenir devient ainsi un carrefour laquo ougrave la volonteacute et la gracircce [concordent] mysteacuterieusement40 raquo

32 Dire la meacutemoire la confession dans VolupteacuteNous pouvons faire un pas suppleacutementaire et affirmer que crsquoest

deacutejagrave rendre gracircce agrave Dieu que de reconnaicirctre sa gracircce agissante et drsquoaccorder reacutetrospectivement notre vouloir avec celle‑ci Cela implique eacutegalement agrave lrsquoinverse de reconnaicirctre sa propre faute agrave chaque endroit ougrave notre vouloir srsquoest montreacute trop heacutesitant pour concorder avec le plan divin Avouer sa faute et louer Dieu nous

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tenons ici deux aspects qui se complegravetent reacuteciproquement dans la confession augustinienne41

Or Amaury place justement ses meacutemoires sous le signe de la confession laquo Ces pages ne sont qursquoune confession de moi agrave Dieu et de moi agrave vous42 raquo Il semble que pour Amaury la reconnaissance de soi comme peacutecheur doive passer par le souvenir et surtout par le repentir La confession lui offre ainsi une occasion pour affronter son passeacute ndash son ancien mal ndash sans retomber dans la tentation qui le posseacutedait autrefois Elle constitue en quelque sorte une garantie que laquo lrsquoombre des creacuteatures cheacuteries raquo du passeacute nrsquoest pas ranimeacutee en vue de jouir de sa contemplation mais bien plutocirct dans une viseacutee pieuse laquo le repentir seacuterieux doit mecircler alors son intercession et ses larmes aux soupirs involontaires que notre faiblesse eacuteternise43 raquo Cette entreprise doit cependant srsquoaccompagner drsquoune certaine prudence ndash notamment lorsque le souvenir porte directement sur la faute commise Amaury eacutecrit alors laquo Je nrsquoignore pas que le repentir lui‑mecircme ne doit repasser dans de tels souvenirs qursquoavec circonspection et tremblement en se bouchant maintes fois les yeux et les oreilles44 raquo Le ressouvenir demeure un exercice deacutelicat mecircme pour le converti

On peut penser en outre que la circonspection dans la confession vise aussi bien agrave se preacuteserver soi‑mecircme de retomber dans la mollesse qursquoagrave proteacuteger le jeune ami voluptueux agrave qui sont destineacutes les meacutemoires Le souvenir doit pouvoir profiter agrave autrui la confession se structure en mecircme temps sur un axe vertical (laquo de moi agrave Dieu raquo) et sur un axe horizontal (laquo de moi agrave vous raquo) Augustin nourrissait le mecircme projet en eacutecrivant se confesser agrave la gloire de Dieu laquo de maniegravere agrave ce que les hommes entendent45 raquo Srsquoavouer peacutecheur et coller de pregraves agrave sa faute pour la mettre en lumiegravere deacutebouche ultimement sur la possibiliteacute drsquoun redressement moral pour le destinataire Amaury se justifie laquo Plus je serre de pregraves mon mal et vous lrsquoindique agrave sa source plus il y a de chance pour que vous disiez ldquo Crsquoest comme cela en moi rdquo et que vous preniez courage en songeant drsquoougrave je suis revenu46 raquo

Sainte‑Beuve lui‑mecircme semble admettre ndash au moins au conditionnel et avec une dose de scepticisme ndash une certaine utiliteacute

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morale au souvenir lorsqursquoil affirme dans le prologue de Volupteacute que de cette laquo sorte de confession geacuteneacuterale sur un point si chatouilleux de lrsquoacircme raquo pourrait ressortir laquo ccedila et lagrave quelque bien pour quelques uns47 raquo Nous pouvons en tout cas consideacuterer avec lui que lrsquoentreprise de remeacutemoration agrave laquelle se livre Amaury ne trahit pas en deacutefinitive laquo les intentions du chreacutetien48 raquo

ConclusionQui considegravere avec seacuterieux la question de la meacutemoire dans

Volupteacute doit finalement en conclure que cette reconquecircte de la volonteacute divine par le ressouvenir et la confession est elle‑mecircme une manifestation de la gracircce On pourrait affirmer sans craindre une apparence de paradoxe que la gracircce est une condition pour que le passeacute renfermeacute en la meacutemoire puisse ecirctre interpreacuteteacute comme lieu de la gracircce agissante On ne semble donc pas pouvoir eacutechapper agrave une sorte de cercle ndash qui ne renferme toutefois aucune contradiction il faut recevoir la gracircce pour en retracer reacutetrospectivement lrsquoaction dans son passeacute La mecircme ideacutee deacuteclineacutee diffeacuteremment peut recevoir une formulation qui ne reacutevegravele au fond rien de plus qursquoune eacutevidence le souvenir qui deacutecoule de la gracircce divine nrsquoentre pas en contradiction avec le christianisme Notre eacutetude a cependant fait ressortir lrsquoarriegravere‑plan tout agrave fait probleacutematique sur lequel pouvait reposer une telle eacutevidence Le ressouvenir demeure une entreprise dangereuse drsquoun point de vue chreacutetien pour celui qui ne veut pas en Dieu Celui dont le vouloir concorde mysteacuterieusement avec la gracircce peut agrave lrsquoinverse et avec Amaury affirmer

Mais sans que ce soit je le pense une contradiction avec les espeacuterances immortelles et dans tout ce qui est de lrsquoordre humain moi jrsquoai toujours eu agrave cœur le souvenir plutocirct que lrsquoespeacuterance le sentiment et la plainte des choses eacutevanouies plutocirct que lrsquoeacutetreinte du futur Le souvenir en mes moments drsquoeacutequilibre a toujours eacuteteacute le fond reposant et le plus bleu de ma vie ma porte familiegravere drsquoentreacutee au Ciel Je me suis en un mot constamment senti plus pieux quand je me suis beaucoup et le plus eacutegalement souvenu49

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Nous sommes deacutesormais en mesure de comprendre cette laquo pieacuteteacute raquo du souvenir dont parle Amaury ndash drsquoen saisir le sens chreacutetien La meacutemoire est une porte drsquoentreacutee au Ciel uniquement dans la mesure ougrave elle permet de srsquoabandonner avec plus de fermeteacute agrave la providence divine En ce cas le souvenir constitue pour Amaury une laquo persuasion raquo et un laquo rappel au bien50 raquo Il vient en quelque sorte parachever la vertu drsquoespeacuterance crsquoest en se tournant vers le passeacute qursquoun converti comme Amaury peut avec confiance attendre de Dieu gracircce en ce monde et salut eacuteternel au Ciel

1 Sur cette question voir la preacuteface eacutecrite par Andreacute Guyaux dans Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Volupteacute Paris Gallimard (coll Folio classique) p 18

2 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Volupteacute Paris Gallimard (coll Folio classique) p 224‑225

3 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand Meacutemoires drsquooutre-tombe Livre III Paris Livre de Poche Pochothegraveque 1998 p 75‑76

4 Jean‑Franccedilois Perrin laquo Romantisme et meacutemoire involontaire le cas de Volupteacute raquo dans Romantisme no 91 (1996) p 43‑52

5 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 1946 Ibid p 3037 Cf Jean‑Franccedilois Perrin loc cit p 448 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 1499 Ibid p 8410 Ibid p 11711 Jean Starobinski laquo Recettes eacuteprouveacutees pour chasser la meacutelancolie raquo

dans Nouvelle revue de psychanalyse no 32 (1985) p 7112 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 3113 Jean Starobinski loc cit p 7214 laquo Psaume 91 1 raquo La Bible de Jeacuterusalem trad sous la direction de

lrsquoEacutecole biblique de Jeacuterusalem Paris Eacuteditions du Cerf 2000 p 97615 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 31216 Ibid p 31317 Ibid p 13918 Ibid p 30319 Ibid p 19220 Ibid p 192‑19321 Ibid p 225

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22 Ibid p 5123 Ibid p 19424 Voir agrave ce sujet sa preacutesentation dans Ibid p 2225 Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal Paris Gallimard Folio classique

1996 laquo Spleen lxxVi raquo p 10526 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 5227 Charles Baudelaire op cit laquo Spleen lxxVi raquo p 10528 Ibid p 22529 Ibid p 51‑5230 Ibid p 22031 Ibid p 19432 Ibid33 Pour une courte analyse de ce passage cf Jean‑Franccedilois Perrin loc cit

p 4934 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 22135 Ibid p 19536 Ibid37 Ibid p 33138 Ibid39 Ibid p 28240 Ibid p 11741 Cf Michel Pellegrino Les Confessions de Saint-Augustin Guide de

lecture Paris Alsatia 1960 p 28‑29 42 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 15743 Ibid p 5244 Ibid p 15745 Augustin Les Confessions trad Louis de Mondadon Paris Seuil (coll

Points) 1982 X 3 3 p 25046 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 22347 Ibid p 3248 Ibid49 Ibid p 193 Jean‑Franccedilois Perrin suggegravere de maniegravere inteacuteressante

qursquoAmaury ajouterait ici le souvenir aux trois autres vertus theacuteologales (loc cit p 50) Il convient agrave notre avis de modeacuterer cette proposition on remarque en effet que la vertu theacuteologale est drsquoun point de vue chreacutetien bonne en elle‑mecircme et agrave toute condition alors que le souvenir demeure probleacutematique voire dangereux pour le voluptueux En drsquoautres termes et crsquoest ce que le preacutesent article a tenteacute de montrer mecircme si le souvenir peut participer de la vertu chreacutetienne en permettant agrave la volonteacute et agrave la gracircce de concorder le contraire est eacutegalement

possible le souvenir peut tout aussi bien refleacuteter lrsquoeacutechec drsquoune volonteacute qui se refuse au vouloir divin

50 Ibid p 193

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Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte‑Beuvesarah Gauthier-Duchesne Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article aborde une question agrave la fois philosophique et litteacuteraire devrait‑on seacuteparer lrsquoœuvre litteacuteraire de son creacuteateur Crsquoest en nous appuyant sur les theacuteories litteacuteraires de Sainte‑Beuve et de Proust que nous esquissons une reacuteponse Drsquoun cocircteacute Sainte-Beuve affirme que la biographie de lrsquoauteur ouvre des portes sur la compreacutehension de lrsquoœuvre De lrsquoautre Proust critique avec virulence cette theacuteorie et affirme que lrsquoœuvre drsquoart doit ecirctre appreacutecieacutee indeacutependamment de son creacuteateur Dans cet article nous tentons de deacutefendre la thegravese de Proust en lrsquoappliquant aux poegravemes de Baudelaire Nous voulons toutefois nuancer la position de Proust et souligner qursquoune relecture mise en parallegravele avec la biographie de lrsquoauteur peut apporter une certaine richesse agrave lrsquointerpreacutetation

IntroductionCharles Baudelaire est un grand litteacuteraire peut‑ecirctre le meilleur de

son eacutepoque Mais est‑il un grand philosophe Certainement pas Il serait difficile drsquoaccorder agrave Baudelaire une theacuteorisation systeacutematique et claire de ce qursquoil propose dans ses eacutecrits Toutefois si la litteacuterature a un avantage sur la philosophie crsquoest drsquoecirctre un veacutehicule de beauteacute et de sentiment En quelque sorte la litteacuterature permet agrave la philosophie de dire ce qursquoelle ne peut pas dire La philosophie peut certainement parler de la beauteacute et du sentiment mais son but nrsquoest jamais de les faire vivre Ainsi il faut voir la philosophie et la litteacuterature comme des disciplines compleacutementaires qui possegravedent chacune leur propre meacutethode ndash la philosophie systeacutematise et la litteacuterature fait vivre ndash et qui peuvent alors srsquoeacuteclairer mutuellement La philosophie de Baudelaire se trouve ainsi dans sa litteacuterature mais crsquoest agrave nous de faire le travail pour deacutecouvrir cette philosophie

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Toutefois dans le cadre de cette reacuteflexion nous ne tenterons pas de trouver quelle est la philosophie de Baudelaire nous souhaitons plutocirct nous questionner sur la relation entre Baudelaire et son œuvre En philosophie on peut facilement deacutetacher les thegraveses de leur auteur Une theacuteorie philosophique peut en quelque sorte vivre drsquoelle‑mecircme puisqursquoelle se veut habituellement objective En est‑il autrement pour la litteacuterature Plusieurs srsquoentendraient pour dire que non Lrsquoœuvre litteacuteraire est tellement lieacutee agrave son auteur tellement chargeacutee de son propre veacutecu qursquoil est difficile de faire une nette seacuteparation entre elle et son auteur Par contre ce nrsquoest pas lrsquoavis de tous En effet le romancier Marcel Proust croit que cette seacuteparation est possible et mecircme neacutecessaire thegravese qursquoil preacutesente dans son texte inacheveacute Contre Sainte-Beuve Dans cet article fragmentaire Proust preacutesente sa theacuteorie litteacuteraire en attaquant celle de Sainte‑Beuve et en la testant sur Baudelaire

Nous nous proposons ainsi de commencer notre exposeacute par une bregraveve preacutesentation de la meacutethode de critique litteacuteraire de Sainte‑Beuve Puis nous nous pencherons sur la critique par Proust de cette meacutethode pour ensuite nous tourner vers lrsquointerpreacutetation de Baudelaire par Proust Finalement nous testerons cette interpreacutetation en la mettant en lien avec diverses œuvres de Baudelaire

1 La meacutethode de Sainte-BeuveCharles‑Augustin Sainte‑Beuve eacutetait un critique litteacuteraire

contemporain de Baudelaire Il a reacutevolutionneacute le monde de la critique litteacuteraire en formulant et en appliquant agrave son sujet une nouvelle theacuteorie Pour reacutesumer grossiegraverement la theacuteorie de Sainte‑Beuve consiste agrave faire lrsquoeacutetude de la biographie drsquoun auteur pour bien comprendre son œuvre Proust deacutecrit lui‑mecircme la theacuteorie de Sainte‑Beuve mais nous avons cru bon drsquoaller jeter un coup drsquoœil chez Sainte‑Beuve lui‑mecircme pour valider les propos de Proust Dans ses Portraits litteacuteraires Sainte‑Beuve critique les biographes qui pensent connaicirctre lrsquohomme agrave travers leurs œuvres seulement laquo Les biographes srsquoeacutetaient imagineacute je ne sais pourquoi que lrsquohistoire drsquoun eacutecrivain eacutetait tout entiegravere dans ses eacutecrits et leur critique superficielle ne poussait pas jusqursquoagrave lrsquohomme au fond du poegravete1 raquo Sainte‑Beuve

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a donc deacuteveloppeacute sa theacuteorie en srsquoopposant agrave ce genre drsquohistoire litteacuteraire Selon lui il faut faire une histoire tregraves seacuterieuse du passeacute du poegravete pour arriver agrave le comprendre Si on arrive agrave saisir les moments charniegraveres de la vie drsquoun artiste on arrive agrave saisir son œuvre

[Le] point essentiel dans une vie de grand eacutecrivain de grand poegravete est celui‑ci saisir embrasser et analyser tout lrsquohomme au moment ougrave par un concours plus ou moins lent ou facile son geacutenie son eacuteducation et les circonstances se sont accordeacutes de telle sorte que qursquoil [sic] ait enfanteacute son premier chef‑drsquoœuvre Si vous comprenez le poegravete agrave ce moment critique si vous deacutenouez ce nœud auquel tout en lui se liera deacutesormais si vous trouvez pour ainsi dire la clef de cet anneau mysteacuterieux moitieacute de fer moitieacute de diamant qui rattache sa seconde existence radieuse eacuteblouissante et solennelle agrave son existence premiegravere obscure refouleacutee solitaire et dont drsquoune fois il voudrait deacutevorer la meacutemoire alors on peut dire de vous que vous posseacutedez agrave fond et que vous savez votre poegravete2

Ainsi Sainte‑Beuve renverse ce qui eacutetait pratiqueacute avant lui on passe de lrsquoeacutetude de lrsquoœuvre pour comprendre lrsquoartiste agrave lrsquoeacutetude de lrsquoartiste pour comprendre son œuvre Crsquoest la vie de lrsquoartiste lui‑mecircme qui eacuteclaire son œuvre et non lrsquoinverse

Pour faire ses critiques drsquoœuvres litteacuteraires Sainte‑Beuve faisait de veacuteritables enquecirctes allait voir les proches de ceux qursquoil eacutetudiait pour pouvoir appliquer sa meacutethode Par exemple pour pouvoir parler de lrsquoœuvre de Stendhal il allait avant tout cocirctoyer et interroger les amis de Stendhal Ceux‑ci pouvaient lui reacuteveacuteler des choses meacuteconnues sur leur ami ce qui permettait agrave Sainte‑Beuve de deacutevelopper des liens avec son œuvre De cette maniegravere Sainte‑Beuve a beaucoup eacutecrit sur ses contemporains et a aideacute ces derniers agrave percer dans le monde litteacuteraire

2 Le Contre Sainte‑Beuve de ProustProust srsquoattaquera agrave cette theacuteorie de Sainte‑Beuve Il reprochera

agrave Sainte‑Beuve lrsquoimportance qursquoil accorde agrave la biographie de lrsquoartiste pour comprendre son œuvre sa faccedilon de laquo ne pas seacuteparer lrsquohomme

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et lrsquoœuvre3 raquo Selon Proust il y a une distinction importante agrave faire entre lrsquoindividu mondain et lrsquoartiste creacuteateur en lui Au moment de lrsquoeacutecriture lrsquoartiste se deacutetache de lrsquoindividu il agit de maniegravere autonome laquo Un livre est le produit drsquoun autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes dans la socieacuteteacute dans nos vices Ce moi‑lagrave si nous voulons essayer de le comprendre crsquoest au fond de nous‑mecircme en essayant de le recreacuteer en nous que nous pouvons y parvenir4 raquo Ce deuxiegraveme moi lrsquoartiste nrsquoest compreacutehensible que par lrsquoindividu qui lrsquohabite et non par un tiers exteacuterieur mecircme si ce tiers est tregraves proche de lrsquoindividu Lrsquoartiste nrsquoest accessible agrave personne il ne se reacutevegravele jamais en tant que personne faisant partie de la socieacuteteacute mais seulement agrave travers ses œuvres Comme nous lrsquoavons dit plus haut Sainte‑Beuve croyait qursquoil eacutetait important drsquointerroger les gens proches de lrsquoartiste eacutetudieacute pour pouvoir mieux le connaicirctre lui et sa poeacutesie Au contraire Proust affirme que lrsquoamitieacute peut nuire au jugement laquo En quoi le fait drsquoavoir eacuteteacute lrsquoami de Stendhal permet‑il de le mieux juger Il est probable au contraire que cela gecircnerait beaucoup pour cela5 raquo En effet un ami peut avoir une vision biaiseacutee de son proche Il peut vouloir le deacutefendre caricaturer ses qualiteacutes omettre ses deacutefauts etc

En somme Proust nrsquoest pas du tout un sympathisant de la meacutethode de Sainte‑Beuve et voici ce qui peut reacutesumer sa critique geacuteneacuterale laquo En aucun temps Sainte‑Beuve ne semble avoir compris ce qursquoil y a de particulier dans lrsquoinspiration et le travail litteacuteraire et ce qui le diffeacuterencie entiegraverement des occupations des autres hommes et des autres occupations de lrsquoeacutecrivain6 raquo

Il est possible de mettre en relation cette critique de Sainte‑Beuve par Proust avec lrsquoœuvre baudelairienne ndash quoique Sainte‑Beuve ait tregraves peu eacutecrit sur ce dernier Proust fait une distinction claire et preacutecise entre lrsquoindividu et le poegravete Lrsquoindividu Baudelaire est le Baudelaire de la vie de tous les jours agrave la fois le dandy et laquo lrsquohomme drsquoesprit raquo de Sainte‑Beuve Cet individu peut ecirctre profond il peut entretenir des relations sincegraveres avec les amis mais il se distingue tout de mecircme du poegravete Le poegravete Baudelaire est secret cacheacute au plus profond de lrsquoindividu Baudelaire et ne ressort que dans la creacuteation artistique Proust en vient agrave affirmer laquo que lrsquohomme qui vit dans

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Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte-Beuve

un mecircme corps avec tout grand geacutenie a peu de rapport avec lui que crsquoest lui que ses intimes connaissent et qursquoainsi il est absurde de juger comme Sainte‑Beuve le poegravete par lrsquohomme ou par le dire de ses amis Quant agrave lrsquohomme lui‑mecircme il nrsquoest qursquoun homme et peut parfaitement ignorer ce que veut le poegravete qui vit en lui7 raquo Cette deacuteclaration est extrecircmement lourde et puissante Proust fait une seacuteparation si marqueacutee entre lrsquoindividu et le poegravete qursquoil est fort possible que lrsquoindividu ne puisse mecircme pas comprendre le poegravete qui vit en lui

Pour mieux illustrer son propos Proust nous fait part de sa theacuteorie sur lrsquoindividu laquo Notre personne morale se compose de plusieurs personnes superposeacutees Cela est peut‑ecirctre plus sensible encore pour les poegravetes qui ont un ciel de plus un ciel intermeacutediaire entre le ciel de leur geacutenie et celui de leur intelligence de leur bonteacute de leur finesse journaliegravere crsquoest leur prose8 raquo Une personne a ainsi plusieurs facettes en elle et elle montre la plupart de ses facettes durant la vie de tous les jours Toutefois les artistes ont une facette de plus qursquoils ne montrent pas de faccedilon journaliegravere et crsquoest leur inspiration poeacutetique

On peut ainsi comprendre ce que Proust reproche agrave Sainte‑Beuve Bien entendu srsquoil considegravere qursquoil y a une seacuteparation nette entre la personne et lrsquoartiste que le cocircteacute artistique drsquoun poegravete se deacuterobe agrave tout le monde voire agrave lrsquoindividu mecircme chez lequel il se manifeste on comprend facilement que Proust soit contre lrsquoideacutee drsquoanalyser une œuvre agrave partir de lrsquoindividu laquo Dans lrsquohomme dans lrsquohomme de la vie des dicircners de lrsquoambition il ne reste plus rien et crsquoest celui‑lagrave agrave qui Sainte‑Beuve preacutetend demander lrsquoessence de lrsquoautre dont il nrsquoa rien gardeacute9 raquo Lrsquoautre crsquoest le poegravete Il est absurde de demander agrave lrsquoindividu mondain des renseignements qui pourraient expliquer sa poeacutesie alors que cet individu nrsquoest pas le poegravete

3 Le Baudelaire de ProustDeacutesormais nous savons que Proust srsquooppose fermement agrave la

meacutethode de Sainte‑Beuve De plus nous savons que Proust pense pouvoir appliquer sa propre theacuteorie agrave Baudelaire Voyons maintenant de quelle faccedilon concregravetement Proust interpregravete la poeacutesie de

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Baudelaire Proust commente plusieurs vers de Baudelaire drsquoune maniegravere assez disparate Nous nous proposons de seulement nous pencher sur un des poegravemes citeacutes par Proust laquo Les Petites Vieilles raquo Nous choisissons en particulier ce poegraveme des Fleurs du mal pour plusieurs raisons Premiegraverement crsquoest lrsquoun des poegravemes les plus citeacutes par Proust Deuxiegravemement il rend bien compte des thegraveses de Proust Troisiegravemement nous pourrons nous‑mecircme le reprendre pour faire notre propre critique de cette probleacutematique autour de Baudelaire

Proust souligne une opposition dans la poeacutesie de Baudelaire Il y remarque un meacutelange de sensibiliteacute et drsquoinsensibiliteacute Dans laquo Les Petites Vieilles raquo on constate cette alternance entre la compassion et une certaine cruauteacute Quel est le sentiment de Baudelaire Est‑il compatissant souffre‑t‑il lui‑mecircme de la douleur de ces vieilles dames qursquoil appelle des laquo monstres raquo

Ils rampent flagelleacutes par les bises iniques Freacutemissant au fracas roulant des omnibus [hellip] Se traicircnent comme font les animaux blesseacutes10

Ou au contraire jouit‑il de leur souffrance

Mais moi moi qui de loin tendrement vous surveille Lrsquoœil inquiet fixeacute sur vos pas incertains Tout comme si jrsquoeacutetais votre pegravere ocirc merveille Je goucircte agrave votre insu des plaisirs clandestins11

Ces deux passages sont citeacutes par Proust pour montrer le talent de Baudelaire dans sa manipulation de la sensibiliteacute Agrave propos du premier passage Proust affirme laquo cruel il [Baudelaire] lrsquoest dans sa poeacutesie cruel avec infiniment de sensibiliteacute drsquoautant plus eacutetonnant dans sa dureteacute que les souffrances qursquoil raille qursquoil preacutesente avec cette impassibiliteacute on sent qursquoil les a ressenties jusqursquoau fond de ses nerfs Il est certain que dans un poegraveme sublime comme ldquo Les Petites Vieilles rdquo il nrsquoy a pas une de leurs souffrances qui lui eacutechappe [hellip] il est dans leur corps il freacutemit avec leurs nerfs il frissonne avec leur[s] faiblesses12 raquo Donc drsquoapregraves les premiers vers du poegraveme Proust est

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drsquoavis que Baudelaire est doteacute drsquoune grande sensibiliteacute qursquoil a ducirc souffrir de la mecircme faccedilon que les vieilles Toutefois il affirmera plus loin que la force de la poeacutesie de Baudelaire vient de sa capaciteacute agrave peindre la souffrance sans la ressentir Crsquoest ce qursquoil va dire agrave propos du deuxiegraveme passage laquo cette subordination de la sensibiliteacute agrave la veacuteriteacute agrave lrsquoexpression est‑elle au fond une marque du geacutenie de la force de lrsquoart supeacuterieur agrave la pitieacute individuelle Mais il y a plus eacutetrange que cela dans le cas de Baudelaire Dans les sublimes expressions qursquoil a donneacutees de certains sentiments il semble qursquoil ait fait une peinture exteacuterieure de leur forme sans sympathiser avec eux13 raquo Plus loin laquo Il semble qursquoil eacuteternise par la force extraordinaire inouiumle du verbe [hellip] un sentiment qursquoil srsquoefforce de ne pas ressentir au moment ougrave il le nomme ougrave il le peint plutocirct qursquoil ne lrsquoexprime14 raquo Pour appuyer son propos Proust fait encore une fois reacutefeacuterence au poegraveme laquo Les Petites Vieilles raquo Il souligne ces vers

Lrsquoune par sa patrie au malheur exerceacutee Lrsquoautre que son eacutepoux surchargea de douleurs Lrsquoautre par son enfant Madone transperceacutee Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs 15

Proust en dit laquo Exerceacutee est admirable surchargeacutee est admirable transperceacutee est admirable Chacun pose sur lrsquoideacutee une de ces belles formes sombres eacuteclatantes nourrissantes Mais a‑t‑il lrsquoair de laquo compatir raquo drsquoecirctre dans ces cœurs 16 raquo

Ainsi si nous comprenons bien les propos de Proust et que nous tentons de faire le lien avec sa critique de Sainte‑Beuve lrsquoindividu Baudelaire aurait eacutenormeacutement souffert aurait possiblement compati avec les vieilles femmes qursquoil deacutecrit mais lors de lrsquoeacutecriture lorsque le poegravete Baudelaire prend le controcircle cette sensibiliteacute et cette compassion ne sont plus Crsquoest lrsquoinspiration poeacutetique qui entre en jeu Agrave travers ses poegravemes on peut possiblement deviner que Baudelaire a souffert mecircme Sainte‑Beuve le dit laquo Vous avez ducirc beaucoup souffrir mon cher enfant17 raquo Mais apregraves avoir dit cela est‑ce que lrsquoon en apprend plus sur sa poeacutesie La reacuteponse de Proust serait certainement non Selon lui la beauteacute du verbe de Baudelaire vient

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justement de la cruauteacute des portraits du manque de sensibiliteacute dans la peinture de choses qui en requiegraverent tant Qui est capable de faire preuve drsquoun tel manque de sensibiliteacute Certainement pas lrsquoindividu mais bien sucircr le poegravete

La partie du Contre Sainte-Beuve dans laquelle Proust fait part de ses ideacutees sur Baudelaire se termine par une audacieuse proposition qui suggegravere que lrsquoinspiration serait un objet transcendant les eacutepoques laquo Il [Baudelaire] a surtout [hellip] une ressemblance fantastique avec Hugo Vigny et Leconte de Lisle comme si tous les quatre nrsquoeacutetaient que des eacutepreuves un peu diffeacuterentes drsquoun mecircme visage du visage de ce grand poegravete qui au fond est un depuis le commencement du monde dont la vie intermittente mais aussi longue que celle de lrsquohumaniteacute eut en ce siegravecle ses heures tourmenteacutees et cruelles18 raquo La theacuteorie litteacuteraire de Proust srsquoapplique alors semble‑t‑il agrave nrsquoimporte quel artiste ndash du moins agrave nrsquoimporte quel poegravete Elle suppose une sorte drsquoinspiration poeacutetique transcendante qui surgit agrave travers lrsquoœuvre drsquoartistes qui ont su la capter et la transmettre Une telle vision de lrsquoart est assureacutement critiquable drsquoun point de vue meacutetaphysique eacutetant extrecircmement lourde de conseacutequences mais elle est drsquoune richesse bien plus grande que celle de Sainte‑Beuve drsquoun point de vue litteacuteraire

4 Comment faut-il lire Baudelaire La critique de Proust nous paraicirct remarquable et assez

convaincante Toutefois nous souhaitons y apporter quelques nuances De prime abord le personnage de Baudelaire est si complexe qursquoil nous semble agrave la fois vain et indispensable de faire une certaine eacutetude biographique pour comprendre son œuvre vain drsquoapregraves la theacuteorie de Proust mais eacutegalement agrave cause de la complexiteacute du personnage pouvant facilement mener agrave des incoheacuterences avec ses textes indispensable car cette mecircme complexiteacute peut expliquer la complexiteacute de son œuvre Nous proposons ainsi qursquoil est leacutegitime de faire deux sortes drsquoeacutetude litteacuteraire La premiegravere serait celle suggeacutereacutee par Proust une eacutetude de lrsquoœuvre pour elle‑mecircme sans se soucier du veacutecu de son auteur La deuxiegraveme incorporerait des eacuteleacutements biographiques de lrsquoauteur mais seulement pour expliquer certains

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eacuteleacutements incompreacutehensibles et non pour expliquer toute lrsquoœuvre Dans les deux cas nous rejetons la meacutethode de Sainte‑Beuve qui nous semble ecirctre de lrsquohistoire plutocirct que de la litteacuterature

La theacuteorie litteacuteraire de Proust est tregraves convaincante dans lrsquoeacutetude de poegravemes comme laquo Les Petites Vieilles raquo En effet que lrsquoon sache si Baudelaire a reacuteellement souffert avec ces vieilles dames ou non cela a peu drsquoimportance dans la lecture du poegraveme Toutefois nous croyons que la seacuteparation que fait Proust entre le poegravete et lrsquoindividu mondain est trop forte On ne peut pas nier que lrsquoindividu et le poegravete soient la mecircme personne et que chaque cocircteacute de cette personne influence lrsquoautre Par exemple le dandy est une posture agrave la fois mondaine et litteacuteraire chez Baudelaire Le dandy litteacuteraire influence certainement le dandy apparent et vice versa

De plus en affirmant que le poegravete en tant qursquoinspiration coupeacutee de lrsquoindividu peut parfois agir sans que lrsquoindividu srsquoen rende totalement compte fait surgir lrsquoideacutee drsquoinconscient En effet lrsquoinconscient pourrait ecirctre cette inspiration deacutetacheacutee de lrsquoindividu qui agit en quelque sorte sans que lrsquoautre srsquoen rende compte Agrave lrsquoinverse le poegravete pourrait ecirctre influenceacute inconsciemment par sa vie mondaine Il se joue ainsi une eacutetrange interaction entre le poegravete lrsquoindividu et lrsquoinconscient le veacutecu influence lrsquoinconscient qui lui-mecircme influence le poegravete En fait nous ne croyons pas que Proust serait neacutecessairement contre une telle affirmation Tout ce que Proust veut signaler crsquoest qursquoil ne faut pas chercher de reacuteponse dans la vie drsquoun poegravete mais plutocirct dans lrsquoœuvre elle-mecircme Au final que ce soit lrsquoinconscient le poegravete ou lrsquoindividu mondain qui fait le travail drsquoartiste cela a peu drsquoimportance puisque ce que lrsquoon doit consideacuterer crsquoest lrsquoœuvre pour elle‑mecircme

Nous croyons ainsi qursquoil ne faut pas nier les liens entre le poegravete et lrsquoindividu mondain ce serait absurde Toutefois pour savoir appreacutecier une œuvre comme Les Fleurs du mal il est souvent sans importance de connaicirctre la vie de Baudelaire Et mecircme parfois cela peut nuire agrave lrsquoeffet sur le lecteur que de tenter de faire des liens avec lrsquoauteur La force de la theacuteorie de Proust vient ainsi de la possibiliteacute drsquointerpreacuteter lrsquoœuvre pour elle‑mecircme elle accorde une autonomie agrave lrsquoœuvre qui permet une plus grande liberteacute au lecteur

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Par contre peut‑on eacutetudier tous les textes de Baudelaire de cette faccedilon En effet les textes de Baudelaire ne sont pas tous comme Les Fleurs du mal Ce recueil de poeacutesie ne se veut pas une œuvre autobiographique bien qursquoelle contienne certainement des eacuteleacutements importants relieacutes agrave la vie de son auteur Comme nous lrsquoavons dit plus haut mecircme si une œuvre est influenceacutee par la vie de son auteur lrsquoœuvre peut vivre drsquoelle‑mecircme Toutefois qursquoen est‑il des textes qui srsquoaffichent comme autobiographiques ou comme des reacuteflexions personnelles Baudelaire nrsquoa pas composeacute que de la poeacutesie que lrsquoon peut lire uniquement pour soi il a eacutegalement eacutecrit des textes plus intimes Des textes comme Fuseacutees et Mon cœur mis agrave nu font partie de ce qursquoon appelle les Journaux intimes de Baudelaire et ont un caractegravere bien plus personnel que Les Fleurs du mal Comment doit‑on lire ces textes en particulier Est‑ce que la theacuteorie litteacuteraire de Proust srsquoapplique agrave ce genre de textes Telles sont les questions sur lesquelles nous voulons nous pencher pour clore notre eacutetude

Bien que des textes comme Fuseacutees et Mon cœur mis agrave nu soient plus personnels que Les Fleurs du mal il reste qursquoils ne doivent pas ecirctre consideacutereacutes comme simplement et neacutecessairement autobiographiques Ces œuvres sont des fragments de manuscrits de Baudelaire et ont eacuteteacute publieacutees agrave titre posthume uniquement Elles ont eacuteteacute rassembleacutees sous le titre Journaux intimes un peu agrave tort puisqursquoelles ne sont pas le fruit drsquoun partage quotidien de Baudelaire Lui-mecircme affirme tregraves clairement que Mon cœur mis agrave nu nrsquoest pas un journal mais plutocirct un texte dans lequel il peut noter ses reacuteflexions quand lrsquoinspiration est preacutesente laquo (Je peux commencer Mon cœur mis agrave nu nrsquoimporte ougrave nrsquoimporte comment et le continuer au jour le jour suivant lrsquoinspiration du jour et de la circonstance pourvu que lrsquoinspiration soit vive)19 raquo Mecircme agrave partir des mots de Baudelaire on peut voir lrsquoimportance primordiale de lrsquoinspiration comme le suggegravere Proust Ainsi mecircme pour des textes plus proches encore de la vie de lrsquoartiste il est possible de les lire pour eux‑mecircmes

Toutefois cela ne veut pas dire que lrsquoeacutetude drsquoun texte litteacuteraire en lien avec la biographie de lrsquoauteur soit complegravetement futile On peut sans doute lire Mon cœur mis agrave nu sans rien connaicirctre de Baudelaire et en retirer quelque chose Mais on peut en retirer autre chose si

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lrsquoon fait des liens avec le veacutecu de Baudelaire Mon cœur mis agrave nu nrsquoest peut‑ecirctre pas une œuvre autobiographique mais elle reste un partage de reacuteflexions personnelles que lrsquoon peut sans doute mieux comprendre si on les met en lien avec la vie de lrsquoauteur Il y a une certaine richesse dans lrsquoeacutetude des liens entre lrsquoauteur et son œuvre car elle permet une compreacutehension non seulement plus juste de la penseacutee de lrsquoauteur mais surtout possiblement diffeacuterente

En drsquoautres mots il y a certainement un bienfait agrave lire un texte en le rapportant agrave des faits veacutecus de lrsquoauteur Cela nrsquoempecircche pas lrsquoautonomie de lrsquoœuvre drsquoart Elle arrive tout de mecircme agrave vivre par elle‑mecircme Nous voulons simplement dire que les deux niveaux de lecture apportent une richesse diffeacuterente et sont ainsi compleacutementaires Si lors de la lecture drsquoun poegraveme de Baudelaire le lecteur ressent quelque chose mais qursquoil se rend ensuite compte que ce nrsquoeacutetait sucircrement pas lrsquoobjectif de Baudelaire cela nrsquoenlegraveve rien au sentiment deacutejagrave veacutecu

ConclusionEn reacutesumeacute nous avons preacutesenteacute diffeacuterentes theacuteories litteacuteraires

pour nous aider agrave mieux lire Baudelaire Celle de Sainte‑Beuve suggegravere qursquoil faille eacutetudier la vie drsquoun auteur pour bien comprendre son œuvre Au contraire Proust propose de seacuteparer nettement lrsquoœuvre de son auteur et de la lire uniquement pour elle‑mecircme Pour nuancer nous avons affirmeacute qursquoune meacutethode alliant les deux theacuteories peut ecirctre fructueuse mecircme si nous croyons que celle de Proust ne doit pas ecirctre mise de cocircteacute La theacuteorie de Proust nous semble enrichissante mais il ne faut pas rejeter complegravetement une certaine analyse biographique qui peut apporter une vision compleacutementaire de lrsquoœuvre Toutefois lrsquoanalyse uniquement biographique de Sainte‑Beuve du moins telle que Proust la preacutesente nous paraicirct superficielle

Ainsi agrave la question laquo Comment faut‑il lire Baudelaire raquo nous reacutepondons qursquoil y a deux faccedilons de le faire la premiegravere eacutetant de laisser lrsquoœuvre parler drsquoelle‑mecircme la deuxiegraveme eacutetant de faire des liens avec le veacutecu de lrsquoartiste Plutocirct que de mettre une sorte drsquointerpreacutetation au‑dessus drsquoune autre nous estimons qursquoil est preacutefeacuterable de ne pas se limiter agrave une seule ou de ne pas accorder une importance trop grande agrave une seule Neacuteanmoins peut‑on reconnaicirctre

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un bon auteur par sa capaciteacute agrave faire vivre son œuvre par elle‑mecircme Voilagrave une autre question inteacuteressante agrave laquelle Proust reacutepondrait probablement oui

1 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Portraits litteacuteraires Paris Robert Laffont 1993 p 23

2 Ibid p 243 Marcel Proust laquo Contre Sainte‑Beuve raquo Contre Sainte-Beuve preacuteceacutedeacute

de Pastiches et meacutelanges et suivi de Essais et articles Paris Gallimard 1971 p 221

4 Ibid p 221‑2225 Ibid p 2226 Ibid p 2247 Ibid p 2488 Ibid p 2499 Ibid p 25010 Charles Baudelaire Les Fleurs du mal et autres poegravemes Paris Garnier‑

Flammarion 1964 p 11111 Ibid p 11312 Marcel Proust loc cit p 25013 Ibid p 252 14 Ibid15 Charles Baudelaire op cit p 11216 Marcel Proust loc cit p 25317 Ibid p 24418 Ibid p 26219 Charles Baudelaire laquo Mon cœur mis agrave nu raquo dans Mon cœur mis agrave nu

Fuseacutees Penseacutees eacuteparses Paris Livre de poche 1972 p 45

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Le dandysme baudelairienDelphine GinGras Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Le dandysme comporte deux aspects qui srsquoinfluencent lrsquoun et lrsquoautre Drsquoun cocircteacute il y a le dandy mondain lrsquoexemple historique de la maniegravere par laquelle le dandysme srsquoest veacutecu dans le monde de lrsquoautre il y a le dandysme litteacuteraire tel qursquoil a eacuteteacute incarneacute par des personnages de fiction et dans les ouvrages qui ont eacuteteacute eacutecrits sur le sujet Les exemples de Jules Barbey DrsquoAurevilly et de Charles Baudelaire nous permettront de comprendre la relation entre ces deux aspects Ces deux auteurs ont une influence sur la notion de dandysme autant par leur mode de vie que par leurs eacutecrits Le preacutesent article propose de comparer les textes theacuteoriques de Barbey DrsquoAurevilly et de Baudelaire pour comprendre ces relations et faire ressortir lrsquooriginaliteacute de la position baudelairienne

IntroductionLe dandysme srsquoinstalle en France en 18151 et y gagne drsquoabord

les Boulevards et le Paris mondain avant de devenir la figure intellectuelle du dandy dit litteacuteraire ce qui marque une transformation dans la notion de laquo dandysme raquo Plusieurs noms peuvent ecirctre associeacutes agrave la deuxiegraveme forme du dandysme Entre autres on compte parmi ceux qui ont permis le passage au monde litteacuteraire Jules Barbey drsquoAurevilly qui a eacutecrit la premiegravere theacuteorie du dandysme dans son essai de 1845 Du dandysme et de George Brummell et Charles Baudelaire qui a theacuteoriseacute sur le dandysme dans certains de ses textes notamment le neuviegraveme chapitre du Peintre de la vie moderne paru en 1863 Je mrsquointeacuteresserai ici aux theacuteories du dandysme qui ressortent de ces textes phares en mettant lrsquoaccent sur lrsquooriginaliteacute de la position de Baudelaire

Baudelaire a lu Barbey et en parle degraves 1846 dans le Salon de 18462 Entre ce texte et le Peintre de la vie moderne Baudelaire forge sa propre theacuteorie et incarne le dandysme agrave sa maniegravere En

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faisant ressortir les innovations de cet auteur sur cette notion je souhaite rendre compte de la reacuteception litteacuteraire de Barbey chez Baudelaire dans ce qui lui est propre Je preacutesenterai drsquoabord quelques notions importantes pour notre sujet avant de mrsquoarrecircter aux theacuteories respectives de nos deux auteurs puis je relegraveverai certains thegravemes (le contexte lrsquoapparence et le rapport agrave la norme) pour y montrer les particulariteacutes de chacun de ces auteurs

1 Dandysme mondain et dandysme litteacuteraireIl faut drsquoabord marquer la distinction entre le dandysme mondain

et le dandysme litteacuteraire Dans son ouvrage de 2010 Le dandysme litteacuteraire en France au xixe siegravecle Karin Becker marque drsquoentreacutee de jeu le caractegravere double du pheacutenomegravene du dandysme en montrant qursquoil est au xixe siegravecle un pheacutenomegravene agrave la fois social et litteacuteraire Ces deux aspects sont lieacutes drsquoune maniegravere qui ne donne pas plus drsquoimportance agrave lrsquoun ou lrsquoautre si le dandysme litteacuteraire a eu besoin du pheacutenomegravene social pour exister le dandy mondain nrsquoen est pas moins inspireacute et modeleacute par ce qui srsquoest eacutecrit sur lui incarnant dans le monde le mythe qursquoil permet lui‑mecircme de bacirctir En ce sens Becker note dans son introduction

Si le terme eacutetait au deacutebut peacutejoratif deacutesignant une personne ridicule raide hautaine et bizarrement habilleacutee [hellip] la reacuteputation du dandy ne tarde pas agrave srsquoameacuteliorer avec la monteacutee progressive du pheacutenomegravene dans la capitale franccedilaise au cours de la Monarchie de Juillet Cette nouvelle valorisation reacutesulte surtout de la naissance du dandysme litteacuteraire deacutesormais un laquo dandy raquo nrsquoest plus neacutecessairement un mondain vaniteux un mannequin adonneacute aux plaisirs des boulevards mais un eacutecrivain ou un artiste qui se deacutefinit par une digniteacute toute spirituelle se situant au‑dessus du commun des hommes gracircce agrave ses talents creacuteateurs En mecircme temps cette forme drsquoexistence devient un objet drsquoeacutetude3

Ce passage souligne bien la relation entre le pheacutenomegravene social et lrsquoaspect litteacuteraire mais nous eacuteclaire aussi sur la nature du dandy litteacuteraire Barbey et Baudelaire ne se deacutemarquent pas qursquoen

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Le dandysme baudelairien

theacuteorisant sur le dandysme leur faccedilon drsquoincarner le dandysme fait se modifier le concept Lrsquoaspect social et vestimentaire des premiers dandys se transforme et prend la forme drsquoun mode de vie litteacuteraire particuliegraverement avec Baudelaire comme nous le verrons De plus leur inteacuterecirct pour la figure du dandy alors qursquoils sont eux-mecircmes dandys illustre bien les mots de Baudelaire laquo crsquoest une espegravece de culte de soi‑mecircme4 raquo

Le dandy historique ou mondain crsquoest celui qui habite les villes qui porte tel ou tel vecirctement eacuteleacutegant crsquoest lrsquohomme5 concret Crsquoest aussi le dandy qui ne se soucie que de la part concregravete du dandysme Nous le verrons avec Baudelaire pour certains pour la masse le dandysme nrsquoest qursquoune affaire de style et de mode de vie Il suffirait de suivre certaines regravegles de base pour ecirctre tout agrave coup consideacutereacute comme un dandy Baudelaire deacutecriera cette interpreacutetation Le dandysme litteacuteraire quant agrave lui est une justification intellectuelle et spirituelle de la position marginale du dandy dans la socieacuteteacute telle que deacuteveloppeacutee dans le discours litteacuteraire Cette notion renvoie aux personnages fictifs aux eacutecrivains et au dandysme theacuteorique ideacutealiseacute tel que les textes le deacutecrivent mais que lrsquohomme du monde eacutechoue agrave reproduire Cela dit la forme historique du dandysme nrsquoest pas disqualifieacutee par lrsquoincapaciteacute de lrsquohomme agrave incarner le dandy ideacuteal de la litteacuterature Au contraire le dandy historique est la condition drsquoexistence du discours sur le dandysme et les deux aspects sont interdeacutependants Becker insiste sur cette relation et en fait le fil conducteur de tout son ouvrage eacutecrivant laquo il faut retenir le fait historique que le dandysme litteacuteraire est justement issu de ce dandysme mondain gracircce agrave la volonteacute des dandys‑poegravetes de se deacutefinir par une noblesse de lrsquoesprit qui deacutepasse lrsquoeffet facile drsquoune apparence splendide6 raquo

11 George BrummellAvant de consideacuterer les theacuteories respectives des deux auteurs

qui nous inteacuteressent ici dressons un portrait de lrsquoinventeur du dandysme George Brummell Dit laquo Beau Brummell raquo il se trouve agrave la base de lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly et sera aussi nommeacute par Baudelaire comme lrsquoun des pegraveres du dandysme Becker mettant

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en application ce qui a eacuteteacute eacutetabli preacuteceacutedemment preacutesente un tel portrait dans ce qursquoil a de paradoxal Lrsquoexemple de Brummell justifie sa deacutemarche les faits reacuteels sont recouverts par quantiteacute drsquoanecdotes ce qui rend difficile drsquoeacutecrire une biographie deacutefinitive de ce personnage Or crsquoest justement lagrave que lrsquoaspect litteacuteraire entre en jeu Le dandysme srsquoest construit sur le modegravele de Brummell mais crsquoest autant lrsquohomme reacuteel que lrsquohomme litteacuteraire qui marque les esprits Le livre que Barbey drsquoAurevilly eacutecrira sur lui est tributaire de cela Srsquoil srsquointeacuteresse vaguement aux faits historiques son texte fixe lrsquoimage du dandysme drsquoune maniegravere quasiment mythique Il ne pourrait en ecirctre autrement puisque Brummell nrsquoa livreacute son ecirctre qursquoagrave la maniegravere drsquoun spectacle laquo Les admirateurs de Beau Brummell sont donc dupes drsquoune construction en trompe‑lrsquoœil le personnage mythique du dandy est une belle illusion et sa vie entiegravere une œuvre drsquoart largement inventeacutee7 raquo Il nrsquoimporte guegravere que les faits rapporteacutes par Barbey drsquoAurevilly deacutecoulent plus du mythe que de la reacutealiteacute puisque la reacutealiteacute tient elle‑mecircme de la fiction que Brummell a pris soin de construire et drsquoentretenir Degraves le deacutepart la theacuteorie du dandysme repose sur une construction qui se soucie bien peu de la reacutealiteacute historique tout en ayant un effet sur le pheacutenomegravene social laquo ce sera Barbey qui creacuteera par son discours suggestif lrsquoimage eacuteternelle de la creacuteature parfaite sans eacutegale hors de porteacutee pour le commun des hommes il fait sublimer le personnage dans une mesure qui en fait lrsquoincarnation atemporelle du dandy8 raquo Faisant de Brummell lrsquoarcheacutetype inaccessible du dandysme il se sert de son exemple pour en dresser les codes creacuteant agrave partir de lui une abstraction agrave laquelle les autres devront tant bien que mal tenter de ressembler

Autant dans lrsquoouvrage de Becker que dans le texte de Barbey drsquoAurevilly la preacutesentation du dandysme par lrsquoexemple de Brummell passe par des consideacuterations biographiques et des anecdotes Neacute sans titre en Angleterre en 1778 George Brummell srsquoest deacutemarqueacute dans la bonne socieacuteteacute anglaise de Londres de 1798 agrave 18169 par son eacuteleacutegance et son originaliteacute veacuteritable tyran de lrsquoapparence et du bon mot Tous craignaient semble‑t‑il ses remarques alors qursquoil passait rapidement dans une soireacutee mondaine la quittant tout de suite apregraves

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Le dandysme baudelairien

srsquoecirctre deacutemarqueacute Deux sources informent sur le personnage qursquoa eacuteteacute Brummell une chronique reacutedigeacutee de faccedilon tregraves meacutethodique et objective par le capitaine drsquoinfanterie William Jesse (The Life of Beau Brummell 1844) et lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly paru lrsquoanneacutee suivante (Du dandysme et de George Brummell 1845) Barbey connaicirct la chronique de Jesse il la mentionne mais ne srsquoy conforme pas et va mecircme jusqursquoagrave la discreacutediter deacuteccedilu que son auteur laquo nrsquoait abouti qursquoagrave une chronique timoreacutee sans le dessous de cartes de lrsquohistoire Crsquoest lrsquoexplication historique qui manque agrave Brummell10 raquo dit‑il alors que lui‑mecircme livre un ouvrage subjectif faisant dire agrave lrsquoun des reacutecents commentateurs du texte que laquo prenant Brummell pour preacutetexte Barbey veut en reacutealiteacute eacutecrire le texte de son propre dandysme11 raquo

Ce qui ressort des biographies de nos trois dandys quand nous les mettons cocircte agrave cocircte ce sont les traits qursquoils ont en commun tous ils ont eu les moyens financiers de leur excentriciteacute gracircce agrave un heacuteritage qursquoils ont rapidement dilapideacute dans les objets de luxe et le jeu Certains scandales eacuteclatent dans chacune de ces vies les problegravemes financiers de Brummell qui le poussent agrave lrsquoexil en France ougrave il finira tout de mecircme en prison pour les dettes qursquoil aura accumuleacutees mecircme apregraves son deacutepart de lrsquoAngleterre les relations amoureuses et les textes de Barbey sont lrsquoobjet de controverses (il entretient une liaison pendant un certain temps avec la femme de son cousin et il est accuseacute de blasphegraveme agrave la sortie de son recueil Les diaboliques en 1874) pour ce qui est de Baudelaire il y a eacutevidemment le procegraves des Fleurs du mal Dans le cas de ces trois personnages lrsquoexcentriciteacute est souligneacutee par les biographes Tous sont convaincus de leur supeacuterioriteacute avec ou sans les moyens financiers pour lrsquoeacutetablir Cette attitude sera drsquoailleurs deacutecisive chez Baudelaire qui appuie sa theacuteorie du dandysme sur son expeacuterience personnelle arrivant agrave eacutetablir sa supeacuterioriteacute gracircce agrave un passage du dandysme mondain agrave un dandysme intellectuel qui se deacutemarque par ses qualiteacutes spirituelles plutocirct que par un train de vie luxueux Avant de deacutevelopper sur ces aspects de la theacuteorie baudelairienne il convient toutefois drsquoeacutetudier le travail de son preacutedeacutecesseur Barbey drsquoAurevilly

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2 Deux theacuteories du dandysme21 Le dandysme selon Barbey drsquoAurevilly

Le texte de Barbey drsquoAurevilly illustre bien la thegravese que nous suivons ici agrave savoir que les contextes historiques et litteacuteraires doivent ecirctre pris conjointement pour bien saisir la figure du dandy au xixe siegravecle Drsquoune part la composition mecircme de son texte repose sur ces deux aspects mais drsquoautre part le texte lui-mecircme a une influence des deux cocircteacutes en tant que premier texte theacuteorique sur ce mouvement lu par tous ses successeurs dont Baudelaire bien sucircr Son ouvrage sur le dandysme aura influenceacute autant la maniegravere drsquoecirctre dandy dans le monde que la litteacuterature

Barbey met lrsquoaccent sur le contexte drsquoeacutemergence du pheacutenomegravene du dandysme Agrave plusieurs reprises il rappelle le caractegravere anglais de la chose allant jusqursquoagrave affirmer que laquo Comme tout ce qui est universel humain a son nom dans la langue de Voltaire ce qui ne lrsquoest pas on est obligeacute de lrsquoy mettre et voilagrave pourquoi le mot Dandysme nrsquoest pas franccedilais Il restera eacutetranger comme la chose qursquoil exprime [hellip] [C]rsquoest la force de lrsquooriginaliteacute anglaise srsquoimprimant sur la vaniteacute humaine [hellip] qui produit ce qursquoon appelle le Dandysme Nul moyen de partager cela avec lrsquoAngleterre Crsquoest profond comme son geacutenie mecircme Singerie nrsquoest pas ressemblance12 raquo Ainsi quoique les Franccedilais essaient tant bien que mal drsquoimiter les dandys anglais il leur est impossible de devenir effectivement dandys puisque crsquoest le caractegravere anglais qui rend cela possible Barbey nrsquoen dresse pas moins une comparaison entre les Anglais et les Franccedilais pour mieux illustrer son point en insistant sur la fausseteacute de ce que les Franccedilais produisent en srsquoessayant agrave lrsquoimitation Crsquoest donc un caractegravere particulier typiquement anglais qui a rendu possible lrsquoapparition du dandysme selon Barbey drsquoAurevilly Lrsquoennui tregraves profond des Anglais les aurait rendus reacuteceptifs agrave un caractegravere tel que celui de Brummell qui dans sa vaniteacute et son originaliteacute brisait la monotonie de leur socieacuteteacute

Bien que la vaniteacute soit dans une certaine mesure agrave la base du dandysme cette caracteacuteristique ne peut produire le dandy nrsquoimporte ougrave Chez les Franccedilais ndash Barbey nomme Richelieu comme exemple paradigmatique ndash le vaniteux nrsquoest pas reccedilu de la mecircme maniegravere

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ce peuple est laquo nervo‑sanguin raquo selon lrsquoauteur il laquo va jusqursquoaux derniegraveres limites dans la foudre de ses eacutelans13 raquo Sans un certain type de foule la personnaliteacute de lrsquohomme ne produit pas le bon effet La froideur des Anglais fait briller le caractegravere du dandy Le contexte est donc tout aussi important pour la possibiliteacute du dandysme que le caractegravere de lrsquoindividu Apregraves tout le dandy trouve tout son eacuteclat dans un contexte social Hors de la socieacuteteacute il nrsquoest rien puisqursquoil nrsquoa plus de public pour reacuteagir agrave son caractegravere

Le caractegravere nrsquoen reste pas moins le terme central du traiteacute de Barbey drsquoAurevilly et crsquoest sur ce point qursquoil critique ses concitoyens En essayant drsquoimiter les Anglais les Franccedilais ne srsquointeacuteressent qursquoagrave lrsquoaspect exteacuterieur qursquoaux vecirctements et au luxe sans se preacuteoccuper de la maniegravere drsquoecirctre Crsquoest pourtant lagrave ce qui distingue le laquo mannequin de mode14 raquo du dandy pour reprendre les termes que Becker utilise dans son analyse Elle explique drsquoailleurs tregraves bien cette dynamique entre lrsquoecirctre et le paraicirctre insistant sur lrsquoaspect critique du traiteacute de Barbey

Crsquoest donc dans une ambition critique et engageacutee qursquoil deacutecrit pour ses lecteurs franccedilais le personnage de Beau Brummell qursquoil pose en modegravele absolu et parfait Son intention premiegravere est didactique voire moralisante il explique agrave son public ignorant le laquo veacuteritable dandysme raquo comme un projet total et coheacuterent englobant agrave la fois lrsquoecirctre et le paraicirctre laquo lrsquoart de la mise raquo et laquo la maniegravere drsquoecirctre raquo qui sont conccedilus comme deux pheacutenomegravenes compleacutementaires qui se conditionnent reacuteciproquement15

Elle entreprend ensuite un deacutecoupage assez bref et systeacutematique de lrsquoouvrage que je reprendrai rapidement pour faire ressortir quelques points importants les deux premiers chapitres srsquointeacuteressent aux ideacutees de vaniteacute et de fatuiteacute les troisiegraveme et quatriegraveme chapitres portent sur le contexte historique le cinquiegraveme chapitre preacutesente les deacutefinitions du dandysme les chapitres 6 agrave 11 srsquointeacuteressent agrave la biographie de Brummell et aux anecdotes agrave son sujet finalement le chapitre 12 preacutesente la conclusion et les reacuteflexions de lrsquoauteur Le deacutecoupage de lrsquoouvrage est tregraves formel et le rend semblable agrave un livre

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drsquoeacuterudition mais le lecteur doit ecirctre mis en garde sur la vraie nature de ce traiteacute

Seulement il srsquoagit lagrave drsquoun artifice de lrsquoauteur qui tend ainsi un piegravege agrave ses lecteurs et plus drsquoun historien moderne compte parmi les dupes de lrsquoeacutecrivain Car il ne faut pas oublier que le dandy‑poegravete est un speacutecialiste de lrsquoarteacutefact qui sait inventer des constructions en trompe‑lrsquoœil Il srsquoagit lagrave drsquoune strateacutegie eacuteminemment dandy qui creacutee une illusion livresque dans laquelle lrsquoeffet provoqueacute prime sur la veacuteritable nature de lrsquoouvrage16

Il faut donc prendre le texte avec preacutecautions Il preacutesente certes la theacuteorie du dandysme de Barbey drsquoAurevilly mais ses preuves sont presque une construction la preacutesentation de la biographie de Brummell eacutetant plus une confirmation forceacutee de ce qursquoavance Barbey qursquoun texte reacuteellement historique Cependant on le verra en le comparant avec Baudelaire certains eacuteleacutements theacuteoriques sont assureacutement preacutesents dans le texte bien qursquoil soit difficile de faire ressortir quelque chose de systeacutematique de la deacutemarche de lrsquoauteur qui se veut explicitement frivole (comme lrsquoeacutenonce la preacuteface) Passons donc au texte de Baudelaire afin de pouvoir mettre en place certains eacuteleacutements de comparaison

22 Le dandysme selon BaudelaireLa laquo theacuteorie raquo du dandysme de Baudelaire est principalement

preacutesenteacutee dans le chapitre IX du Peintre de la vie moderne sans toutefois srsquoy limiter La nouvelle La Fanfarlo par exemple ou certains passages de Mon cœur mis agrave nu preacutesenteraient aussi quelques eacuteleacutements de reacuteponse quant agrave la maniegravere qursquoa Baudelaire de deacutefinir le dandy Le chapitre IX du Peintre de la vie moderne srsquoouvre ainsi

Lrsquohomme riche oisif et qui mecircme blaseacute nrsquoa pas drsquoautre occupation que de courir agrave la piste du bonheur lrsquohomme eacuteleveacute dans le luxe et accoutumeacute degraves sa jeunesse agrave lrsquoobeacuteissance des autres hommes celui enfin qui nrsquoa pas drsquoautre profession

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Le dandysme baudelairien

que lrsquoeacuteleacutegance jouira toujours dans tous les temps drsquoune physionomie distincte tout agrave fait agrave part Le dandysme est une institution vague aussi bizarre que le duel tregraves ancienne puisque Ceacutesar Catilina Alcibiade nous en fournissent des types eacuteclatants tregraves geacuteneacuterale puisque Chateaubriand lrsquoa trouveacutee dans les forecircts et au bord des lacs du Nouveau Monde Le dandysme qui est une institution en dehors des lois a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets quelles que soient drsquoailleurs la fougue et lrsquoindeacutependance de leur caractegravere17

Ce premier de sept paragraphes semble eacutenoncer simplement une deacutefinition du dandy eacutenumeacuterant des critegraveres comme srsquoil suffisait de remplir la liste pour ecirctre tout agrave coup dandy On aurait tort drsquoy voir le ton de tout le chapitre dont Becker souligne le caractegravere ironique18 Drsquoailleurs lrsquoironie dont fait preuve Baudelaire dans sa theacuteorie est en accord avec lrsquoun des traits essentiels du dandy Il cherche par lagrave agrave laquo surprendre [ses] lecteurs par des provocations souvent ambivalentes19 raquo La provocation est essentielle pour le dandy qui projette son individualiteacute dans la foule et a besoin pour confirmer son originaliteacute de la reacuteaction du public Il y a lagrave paradoxe pour achever son individualisme qursquoil pousse agrave lrsquoextrecircme le dandy a besoin de la socieacuteteacute pour se distinguer Srsquoil joue un rocircle la foule est le lieu neacutecessaire de sa mise en scegravene

Apregraves le premier paragraphe Becker souligne le changement de ton de Baudelaire Les deuxiegraveme et troisiegraveme paragraphes forment les deux facettes drsquoune argumentation dialectique ougrave Baudelaire affirme drsquoabord lrsquoimportance de certains critegraveres exteacuterieurs (lrsquoargent lrsquoeacuteleacutegance lrsquoamour) avant de retourner son propos avec des preacutecisions qui modifient complegravetement le sens de ce que le lecteur aurait drsquoabord pris agrave la leacutegegravere Ainsi au deuxiegraveme paragraphe il insiste laquo les Franccedilais [hellip] ont drsquoabord pris soin et tregraves judicieusement de doter leurs personnages de fortunes assez vastes pour payer sans heacutesitation toutes leurs fantaisies20 raquo mais au troisiegraveme paragraphe il preacutecise laquo Si jrsquoai parleacute drsquoargent crsquoest parce que lrsquoargent est indispensable aux gens qui se font un culte de leurs passions mais le dandy nrsquoaspire pas agrave lrsquoargent comme agrave une chose essentielle

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un creacutedit indeacutefini pourrait lui suffire il abandonne cette grossiegravere passion aux mortels vulgaires21 raquo Ce proceacutedeacute permet de formuler ce qui distingue le dandy du laquo mortel vulgaire raquo Srsquoil semble avoir les mecircmes besoins que la foule il est pourtant deacutecisif que ce qui est une fin pour lrsquohomme vulgaire nrsquoest qursquoun moyen pour le dandy qui a un teacutelos beaucoup plus eacuteleveacute

La composition de ce chapitre nrsquoest pas laisseacutee au hasard Le lecteur est pousseacute agrave la reacuteflexion par le changement de ton qui eacutetait leacuteger et eacutenumeacuteratif mais qui effectue maintenant un renversement point par point faisant voir avec eacutevidence qursquoil ne srsquoagit pas comme le premier paragraphe le laissait entendre de suivre les regravegles du dandysme pour ecirctre dandy Un ecirctre moyen remplirait ces critegraveres sans comprendre que crsquoest la disposition inteacuterieure qui fait le dandy Baudelaire met lrsquoaccent assez clairement sur ce qui eacutetait deacutejagrave apparent chez Barbey lrsquoimportance du caractegravere Il theacuteorise cependant de faccedilon beaucoup plus systeacutematique que son preacutedeacutecesseur Le ton de son texte est plus seacuterieux plus scientifique Becker note

Toutes ces strateacutegies stylistiques [lrsquoargumentation structureacutee par des conjonctions et des adverbes les tournures explicatives les uniteacutes syntaxiques bregraveves lrsquoabstraction dans le vocabulaire la concision la deacuteduction logique] concourent agrave creacuteer un systegraveme de reacuteflexion rationnel qui est agrave la base drsquoune codification formaliseacutee et crsquoest exactement cette fixation des observations qui eacutetablit la theacuteorie du dandysme Baudelaire semble donc prendre au pied de la lettre la remarque de Barbey selon laquelle le dandysme serait une laquo science raquo qui meacuteriterait une eacutetude eacuterudite il offre donc une analyse seacuterieuse drsquoun sujet apparemment leacuteger [hellip] Baudelaire eacutecrit ce texte laquo seacuterieux raquo que Barbey ne voulait pas reacutealiser et il ose proposer une deacutefinition du dandysme lagrave ougrave Barbey refusait toute tentative22

Le texte de Baudelaire continue sur ce ton en abordant les thegravemes du spiritualisme et de la reacutevolte Ces deux notions reacutefegraverent agrave un critegravere interne et un critegravere externe pour caracteacuteriser le dandysme

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Le dandysme baudelairien

Le laquo spiritualisme raquo (ou laquo stoiumlcisme raquo) reacutefegravere agrave la maicirctrise des sentiments plus qursquoagrave une quelconque religion Il srsquoagit drsquoun eacutetat drsquoacircme qursquoil faut agrave tout prix conserver une maicirctrise de soi qui peut effectivement justifier la reacutefeacuterence aux stoiumlciens Becker deacutecrit le but de Baudelaire dans ce passage

[Il] ne vise pas du tout lrsquoaspect de la transcendance il insiste plutocirct sur le caractegravere institutionnel rituel et sacral sur les regravegles contraignantes sur la discipline inteacuterieure des dandys qursquoil compare aux pratiques despotiques drsquoune secte orientale et aux doctrines seacutevegraveres des jeacutesuites qui exigent une obeacuteissance aveugle Le dandysme ressemble ainsi agrave une socieacuteteacute secregravete avec ses ceacutereacutemonies et mystegraveres ougrave regravegne une loi tacite laquo non eacutecrite raquo dont la rigueur inflexible fait des adeptes laquo agrave la fois les precirctres et les victimes raquo Il srsquoagit donc drsquoune institution laquo eacutetrange raquo paradoxale puisqursquoelle exige drsquoune part la soumission absolue agrave des regravegles preacutecises et repose drsquoautre part sur lrsquoideacutee de lrsquoindeacutependance de lrsquoesprit23

Baudelaire deacutepasse le simple traiteacute de mode et donne un seacuterieux et une structure au dandysme qursquoil renforce en faisant sentir que toute activiteacute qursquoeffectue le dandy se fait agrave la maniegravere drsquoun exercice pour forger sa personnaliteacute

Le dandysme gagne aussi une porteacutee politique avec lrsquoideacutee de reacutevolte que Baudelaire introduit en disant que laquo tous sont issus drsquoune mecircme origine tous participent du mecircme caractegravere drsquoopposition et de reacutevolte tous sont des repreacutesentants de ce qursquoil y a de meilleur dans lrsquoorgueil humain de ce besoin trop rare chez ceux drsquoaujourdrsquohui de combattre et de deacutetruire la trivialiteacute De lagrave naicirct chez les dandys cette attitude hautaine de caste provocante mecircme dans sa froideur24 raquo Le dandy se deacutemarque maintenant avec des qualiteacutes qui sont agrave la fois la force de caractegravere et une reacutesistance froide agrave la trivialiteacute ce qui contraste largement avec ce que le deacutebut du chapitre deacutecrivait que lrsquoironie du ton de lrsquoauteur nous fait voir comme eacutetant lrsquoopinion commune exprimeacutee sur le dandysme Le spiritualisme eacutetait un critegravere interne crsquoest la disposition inteacuterieure qui fait le dandy mais celui‑ci a aussi un effet sur le monde exteacuterieur

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par le seul fait qursquoil se deacutemarque du commun ce qui constitue en soi une reacutevolte Cette reacutevolte crsquoest celle de lrsquohomme qui continue agrave ecirctre le meilleur de soi‑mecircme malgreacute la trivialiteacute ambiante En ce sens il faut agrave nouveau rappeler que le contexte est essentiel agrave lrsquoapparition du dandy Baudelaire le nomme laquo dernier eacuteclat drsquoheacuteroiumlsme dans les deacutecadences25 raquo puisqursquoil reste froid aristocratique et orgueilleux malgreacute la monteacutee de la deacutemocratie qui produit la meacutediocriteacute en nivelant tout La reacutevolte du dandy consiste agrave se distinguer dans un siegravecle ougrave plus personne ne se deacutemarque

La biographie de Baudelaire nous apprend que son beau‑pegravere a restreint ses moyens financiers en surveillant ses deacutepenses apregraves qursquoil se soit mis agrave dilapider lrsquoheacuteritage reccedilu de son pegravere Cette contrainte financiegravere a permis agrave Baudelaire drsquoincarner le dandysme drsquoune maniegravere nouvelle et lrsquoa fait se distancier des objets de luxe sans pour autant lui faire perdre lrsquoideacutee de sa supeacuterioriteacute Maintenant qursquoil est forceacute de quitter la vie mondaine il devient le dandy‑poegravete26 Ses moyens financiers reacuteduits ne lrsquoempecircchent pas de briller sur le plan intellectuel et creacuteatif La part spirituelle du dandysme dont il traite dans son chapitre du Peintre de la vie moderne est donc issue du mode de vie que la mise sous tutelle lui a imposeacute Son milieu change et avec lui les critegraveres qursquoil pourra utiliser pour se distinguer mais il nrsquoen reste pas moins dandy La porteacutee politique de ce changement est parfaitement ancreacutee dans lrsquoegravere deacutemocratique qui est la sienne Maintenant que le dandysme a pris une tournure intellectuelle il nrsquoest plus reacuteserveacute aux eacutelites mais il devient reacuteellement une question de caractegravere Avec Brummell le dandysme permettait agrave un homme sans titre de se deacutemarquer Lrsquohabit noir qursquoil adoptait eacutetait celui de la deacutemocratisation des cercles sociaux traditionnellement reacuteserveacutes aux bourgeois Avec Baudelaire le dandy nrsquoa mecircme plus besoin de la bonne socieacuteteacute il se deacutemarque ougrave qursquoil aille

3 ComparaisonEntre ces deux auteurs les distinctions ne font pas neacutecessairement

ressortir des erreurs de lrsquoun ou lrsquoautre dans leur description du dandysme mais surtout lrsquooriginaliteacute propre de chacun et leur apport respectif agrave un concept qui laisse place par essence agrave

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Le dandysme baudelairien

lrsquoindividualisme Des nombreuses diffeacuterences qui seacuteparent ces deux textes (agrave commencer par le style dont je ne reparlerai pas) je retiens principalement la flexibiliteacute de Baudelaire quant agrave la possibiliteacute du dandysme agrave lrsquoexteacuterieur du contexte anglais

31 Le contexteLe moment historique drsquoeacutemergence du dandysme est capital

pour nos deux auteurs Pour Barbey il nrsquoy aurait pas eu de George Brummell dans un autre contexte comme on lrsquoa dit Le caractegravere du dandy a eu beau exister agrave drsquoautres endroits en drsquoautres moments crsquoest la froideur ambiante de la socieacuteteacute anglaise qui fait tout lrsquoeacuteclat du pheacutenomegravene On lrsquoa vu et on lrsquoa deacutecrit le dandysme est un fait anglais et ne peut qursquoecirctre imiteacute par les Franccedilais le contexte social ne permettant pas lagrave lrsquoapparition drsquoun vrai dandy Drsquoailleurs dans sa conclusion il affirme qursquoil y aura toujours des dandys en Angleterre laquo De Dandy comme Brummell on nrsquoen reverra plus mais des hommes comme lui et mecircme en Angleterre quelque livreacutee que le monde leur mette on peut affirmer qursquoil y en aura toujours Ils attestent la magnifique varieacuteteacute de lrsquoœuvre divine ils sont eacuteternels comme le Caprice27 raquo Cela ne peut srsquoappliquer agrave la theacuteorie de Baudelaire selon qui le contexte historique est deacutecisif quant agrave la possibiliteacute drsquoeacutemergence du dandysme mecircme si le contexte nrsquoy est pas toujours favorable Barbey drsquoAurevilly exprime lagrave plus lrsquoimpossibiliteacute pour un Franccedilais drsquoecirctre dandy que le caractegravere exclusivement anglais du pheacutenomegravene Il conclut drsquoailleurs son traiteacute en disant qursquolaquo Alcibiade fut le plus beau type chez la plus belle des nations28 raquo

Baudelaire aussi insiste sur le contexte politique qui favorise lrsquoapparition du dandy mais en tirant des conclusions diffeacuterentes Pour lui aussi crsquoest le moment historique qui a rendu possible le dandysme mais il est important de preacuteciser que pour Baudelaire au contraire de ce qursquoen dit Barbey plusieurs peacuteriodes similaires ont deacutejagrave existeacute dans lrsquohistoire laquo Le dandysme apparaicirct surtout aux eacutepoques transitoires ougrave la deacutemocratie nrsquoest pas encore toute‑puissante ougrave lrsquoaristocratie nrsquoest que partiellement chancelante et avilie29 raquo Chez Baudelaire le rapport au contexte social est tout autre et un homme sera dandy srsquoil a le caractegravere qursquoil faut et si les conditions politiques

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sont favorables ougrave qursquoil se trouve Juste apregraves ce passage il indique drsquoailleurs que laquo le dandysme est le dernier eacuteclat drsquoheacuteroiumlsme dans les deacutecadences et le type du dandy retrouveacute par le voyageur dans lrsquoAmeacuterique du Nord nrsquoinfirme en aucune faccedilon cette ideacutee car rien nrsquoempecircche de supposer que les tribus que nous nommons sauvages soient les deacutebris de grandes civilisations disparues30 raquo Chez Barbey le contexte social speacutecifique de lrsquoAngleterre rendait de tout temps possible lrsquoapparition du dandysme Ici on voit que le dandysme est plutocirct une figure laquo heacuteroiumlque raquo qui apparaicirct aux eacutepoques transitoires ougrave que cela soit Il y a donc une bien plus grande flexibiliteacute chez Baudelaire mais dans les deux cas les auteurs sont critiques de la reacuteception du dandysme en France mecircme si Baudelaire ne va pas jusqursquoagrave conclure agrave lrsquoexclusion des Franccedilais de ce pheacutenomegravene

32 Lrsquoapparence et le rapport agrave la regravegleSi ces distinctions ont permis de deacutegager une certaine flexibiliteacute

dans la deacutefinition du dandy les ressemblances restent plus nombreuses entre les deux auteurs malgreacute leur diffeacuterence de ton Chez lrsquoun et lrsquoautre on note le soin tregraves grand qui est apporteacute par le dandy agrave son apparence physique en insistant toutefois sur le fait qursquoil serait reacuteducteur de limiter le dandysme agrave cela Pour Barbey ces consideacuterations sont importantes sans expliquer complegravetement le pheacutenomegravene laquo Les esprits qui ne voient les choses que par leur plus petit cocircteacute ont imagineacute que le Dandysme eacutetait surtout lrsquoart de la mise une heureuse et audacieuse dictature en fait de toilette et drsquoeacuteleacutegance exteacuterieure Tregraves certainement crsquoest cela aussi mais crsquoest bien davantage31 raquo Chez Baudelaire aussi il y a une remarque en ce sens mais lui va plus loin en montrant que lrsquoapparence nrsquoest qursquoune manifestation du caractegravere inteacuterieur critegravere essentiel du vrai dandy Dans les deux cas bien que le dandy se deacutemarque par son style il nrsquoy a pas de regravegles particuliegraveres qui reacutegissent son apparence Lrsquohabit noir nrsquoest pas une exigence Barbey lui‑mecircme ne lrsquoa pas adopteacute Lrsquoapparence du dandy est bien plus une expression de son caractegravere que le critegravere par lequel il marque sa supeacuterioriteacute On lrsquoa vu avec le texte de Baudelaire celui qui limiterait le dandy agrave ses vecirctements nrsquoa rien compris de la profondeur de ce personnage

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Le dandysme baudelairien

Chez ces deux auteurs le dandy est deacutecrit comme ayant un rapport ambivalent agrave la regravegle Jrsquoen ai parleacute plus tocirct pour Baudelaire il se moque du lecteur potentiel qui penserait qursquoil ne suffit que de respecter certains codes pour ecirctre dandy mais il insiste tout de mecircme sur le fait qursquoil y a des regravegles du dandysme (simplement ce ne sont pas celles que lrsquohomme vulgaire pourrait croire) Ce thegraveme est eacutegalement abordeacute par Barbey laquo Le Dandysme au contraire se joue de la regravegle et pourtant la respecte encore Il en souffre et srsquoen venge tout en la subissant il srsquoen reacuteclame quand il y eacutechappe il la domine et en est domineacute tour agrave tour double et muable caractegravere 32 raquo Cependant il est inteacuteressant de noter que lagrave ougrave Barbey a bel et bien transgresseacute les regravegles laisseacutees par son modegravele Brummell en deacutelaissant lrsquohabit noir et en portant des habits tregraves voyants Baudelaire lui a suivi les codes deacutejagrave poseacutes en suivant de beaucoup plus pregraves le style de Brummell Cela dit ce choix de vecirctement illustre le caractegravere individualiste du dandysme en mecircme temps que les positions respectives de nos deux auteurs Lrsquoindividualiteacute de chacun doit pouvoir srsquoexprimer puisque crsquoest lrsquooriginaliteacute propre de lrsquohomme qui fait de lui un dandy

Comme le note Becker le vecirctement de Barbey drsquoAurevilly fait sens avec sa theacuteorie du dandysme Il srsquoagit bien lagrave drsquoune laquo maniegravere drsquoecirctre raquo plus que de laquo lrsquoart de la mise33 raquo Au chapitre 5 de son traiteacute Du dandysme il exprime tregraves clairement lrsquoideacutee que lrsquoon retrouve exprimeacutee par son apparence laquo Aussi une des conseacutequences du Dandysme un de ses principaux caractegraveres [hellip] est‑il de produire toujours lrsquoimpreacutevu ce agrave quoi lrsquoesprit accoutumeacute au joug des regravegles ne peut pas srsquoattendre en bonne logique [hellip] Crsquoest une reacutevolution individuelle contre lrsquoordre eacutetabli quelquefois contre la nature34 raquo Suivant Becker je noterai que cette reacutevolution individuelle se fait diffeacuteremment chez Barbey que chez Brummell question de contexte Brummell eacutetait un homme sans titre au sein de lrsquoaristocratie son habit noir tendait agrave la deacutemocratisation des hautes sphegraveres de la socieacuteteacute laquo au nivellement deacutemocratique du siegravecle bourgeois [le costume agrave la Brummell] devenant lrsquohabit classique du gentleman moderne35 raquo Au contraire Barbey reacuteagit agrave la laquo mode eacutegalitaire36 raquo par sa toilette eacuteclatante Il est un aristocrate il le souligne par son choix de vecirctement par le rouge qursquoil affiche fiegraverement srsquoeacuteloignant du noir deacutemocratique instaureacute par

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son modegravele Il nrsquoest donc pas eacutetonnant de voir Baudelaire retourner agrave cet habit noir sa situation eacutetant beaucoup plus proche de celle de Brummell Ce vecirctement colle aussi parfaitement agrave la theacuteorie qursquoil sous‑entend Pour lui lrsquohabit noir permet de se fondre dans la masse Avec cet habit lrsquoindividualisme nrsquoa plus besoin du vecirctement pour srsquoexprimer crsquoest maintenant reacuteellement la personnaliteacute et lrsquoesprit du dandy qui font sa supeacuterioriteacute37 Le tournant spirituel et intellectuel du dandysme est amorceacute par Baudelaire qui lrsquoincarne et le theacuteorise

ConclusionLe dandysme est une notion complexe qui laisse place par nature

agrave lrsquoindividualiteacute de celui qui lrsquoexprime Les exemples que nous avons exploreacutes ici nous ont montreacute que le vrai dandy ne peut se contenter de reproduire ce que drsquoautres ont deacutejagrave fait avant lui il doit se deacutemarquer par son propre caractegravere Cela est aussi vrai des auteurs qui se sont pencheacutes sur ce thegraveme Lorsque Baudelaire eacutecrit un chapitre du Peintre de la vie moderne consacreacute au dandysme il est certes tributaire de ce qui srsquoest eacutecrit avant lui mais il innove et transforme le concept pour qursquoil srsquoapplique agrave son propre mode de vie Geacutenie litteacuteraire il insiste sur les caracteacuteristiques internes du dandy qui le font se distinguer du reste de la socieacuteteacute deacutemocratique ce qui srsquoaccorde avec sa propre maniegravere drsquoecirctre Deacutejagrave chez son preacutedeacutecesseur lrsquoimportance du caractegravere eacutetait au centre de la theacuteorie du dandysme Avec Baudelaire la speacutecificiteacute individuelle reste le trait le plus important du dandy mais il devient intellectuel et spirituel Ainsi chacun de nos deux auteurs accorde sa faccedilon drsquoincarner le dandysme avec sa personnaliteacute et sa situation mais Baudelaire fera sortir le dandysme des cercles bourgeois pour en faire quelque chose qui ressemblerait agrave une secte si la secte pouvait exister autour drsquoune personne seule En ce sens ce qursquoil deacutesigne sous le nom de laquo spiritualisme raquo est ce qui distingue le plus la theacuteorie baudelairienne du dandysme de celle de Barbey drsquoAurevilly Nous avons dit que le contexte est crucial pour rendre compte de lrsquoattitude du dandy puisque celui‑ci doit ecirctre consideacutereacute dans le contraste qursquoil incarne par rapport agrave la meacutediocriteacute de la foule Dans le cas des auteurs qui ont eacutecrit sur le dandysme crsquoest drsquoautant plus vrai qursquoils vont jusqursquoagrave adapter la theacuteorie agrave leur

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Le dandysme baudelairien

mode de vie Le dandy qursquoeacutetait Baudelaire srsquoest modeleacute de deux maniegraveres drsquoune part par son apparence avec lrsquohabit sobre qursquoil a choisi et drsquoautre part par les reacuteflexions qursquoil nous livre sur ce mode de vie dans ses eacutecrits

Lrsquoattitude de Baudelaire fera dire agrave Foucault qursquoil est lrsquoincarnation de la moderniteacute Pour Foucault le travail que Baudelaire fait sur lui‑mecircme fait de lui lrsquohomme moderne par excellence

Cependant pour Baudelaire la moderniteacute nrsquoest pas simplement forme de rapport au preacutesent crsquoest aussi un mode de rapport qursquoil faut eacutetablir agrave soi‑mecircme Lrsquoattitude volontaire de moderniteacute est lieacutee agrave un asceacutetisme indispensable Ecirctre moderne ce nrsquoest pas srsquoaccepter soi-mecircme tel qursquoon est dans le flux de moments qui passent crsquoest se prendre soi‑mecircme comme objet drsquoune eacutelaboration complexe et dure ce que Baudelaire appelle selon le vocabulaire de lrsquoeacutepoque le laquo dandysme raquo38

Le dandysme de Baudelaire est ici preacutesenteacute dans toute sa profondeur et cette citation illustre agrave merveille lrsquoinnovation de notre poegravete sur cette notion Lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly quoiqursquoil se veuille theacuteorique ne saisit pas toute lrsquoampleur du caractegravere dandy Srsquoil insiste sur cette notion il ne la deacuteveloppe pas comme le fera Baudelaire et crsquoest lagrave que se joue lrsquooriginaliteacute de ce dernier Le caractegravere du dandy est la cleacute Barbey lrsquoa remarqueacute mais crsquoest Baudelaire qui ira jusqursquoagrave dire que comme le style le caractegravere doit ecirctre travailleacute peaufineacute agrave lrsquoaide drsquoexercices spirituels Crsquoest lagrave la tacircche de tout bon dandy

1 Karine Becker Le dandysme litteacuteraire en France au xixe siegravecle Orleacuteans Paradigme 2010 p 1

2 Charles Baudelaire Œuvres complegravetes Paris Robert Laffont 2011 p 688

3 Karine Becker op cit p 8 4 Charles Baudelaire op cit p 8075 Jrsquoaurais voulu utiliser une formule plus neutre non genreacutee mais cela

aurait impliqueacute de modifier le propos de Baudelaire 6 Karine Becker op cit p 10 7 Ibid p 21

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

8 Ibid9 Ibid p 1110 Jules Barbey drsquoAurevilly Du dandysme et de George Brummell Paris

Eacutemile‑Paul fregraveres 1918 p 2211 Freacutedeacuteric Schiffter laquo Preacuteface raquo dans Jules Barbey drsquoAurevilly Du

dandysme et de George Brummell Paris Payot amp Rivages (coll Rivages poche) 1997 p 15

12 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 4‑513 Ibid p 714 Karine Becker op cit p 10415 Ibid16 Ibid p 10417 Charles Baudelaire op cit p 80618 Karine Becker op cit p 116 et suivantes 19 Ibid p 5 20 Charles Baudelaire op cit p 806‑80721 Ibid22 Karine Becker op cit p 118‑119 23 Ibid p 12124 Charles Baudelaire op cit p 807 25 Ibid26 Karine Becker op cit p 110 27 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 94 28 Ibid p 9429 Charles Baudelaire op cit p 807‑80830 Ibid31 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 1232 Ibid p 16 33 Ibid34 Ibid p 15 35 Karine Becker op cit p 9936 Ibid p 9937 Ibid p 113 38 Michel Foucault laquo Qursquoest‑ce que les Lumiegraveres raquo Dits et eacutecrits

1954-1988 Paris Gallimard 2001 p 1389

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaireemilie anne chartier Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Lrsquoimagerie du passeacute occupe une place consideacuterable dans le recueil Les Fleurs du mal de Baudelaire Les nombreuses reacutefeacuterences aux mythes fondateurs et aux figures anciennes issues de diffeacuterentes eacutepoques jouent un rocircle cleacute dans sa critique de la moderniteacute Notre article cherche cependant agrave montrer que ces reacutefeacuterences ne sont pas lrsquoexpression drsquoun regret ou mecircme la repreacutesentation drsquoune eacutepoque meilleure Nous nous inteacuteresserons agrave la fonction de lrsquoappareil mythologique et symbolique chez Baudelaire agrave partir des poegravemes laquo LrsquoIdeacuteal raquo et laquo Le Cygne raquo pour voir ce qursquoils reacutevegravelent sur la perte de lrsquoideacuteal Lrsquoeacutetude de ces deux poegravemes mis en relation avec drsquoautres œuvres nous permettra de mieux comprendre la nature de lrsquointervention du passeacute mythique et montrera par le fait mecircme la place du mal chez le poegravete

Crsquoest surtout dans le cœur universel de lrsquohomme et dans lrsquohistoire de ce cœur que le poegravete dramatique trouvera des tableaux universellement intelligibles1

Charles Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris

IntroductionCrsquoest avec un ton endeuilleacute que Baudelaire eacutecrit dans un poegraveme

sans titre des Fleurs du mal que laquo les natives grandeurs raquo et les laquo eacutepoques nues raquo forment agrave preacutesent un passeacute reacutevolu digne drsquoamour et drsquohommages2 La fertiliteacute de Cybegravele a eacuteteacute troqueacutee pour un laquo Dieu de lrsquoutile raquo celui du progregraves moderne qui srsquoempare de Paris agrave son eacutepoque Le souvenir de ce temps mythique ougrave lrsquoon pouvait jouir laquo sans mensonge raquo semble affliger le poegravete drsquoun certain sentiment

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de nostalgie Bien que dans ce poegraveme la lumiegravere soit associeacutee au temps mythique alors que la moderniteacute est preacutesenteacutee comme un laquo noir tableau plein drsquoeacutepouvantement raquo et que les corps maigres de nos laquo races maladives raquo aient piegravetre allure devant le laquo cœur gonfleacute raquo de la louve romaine la perte dont parle Baudelaire est agrave comprendre avant tout en termes ontologiques Ainsi les laquo lumiegraveres raquo du passeacute nrsquoapparaissent pas comme les rayons drsquoune eacutepoque meilleure mais fournissent plutocirct lrsquoeacuteclairage neacutecessaire pour saisir le caractegravere atemporel du mal Les figures mythologiques ne sont plus simplement des reacutefeacuterences historiques ou poeacutetiques mais elles deviennent sous la plume de Baudelaire des meacutetaphores qui expriment lrsquouniversaliteacute de sa souffrance Car crsquoest bien lrsquohistoire de ce cœur universel que le poegravete tente de deacutechiffrer dans ses Fleurs du mal et agrave laquelle nous nous inteacuteresserons dans cette eacutetude Plus preacuteciseacutement nous tacirccherons de comprendre comment lrsquointervention du passeacute chez Baudelaire agit davantage comme un vecteur poeacutetique de sa meacutelancolie qursquoagrave titre drsquoideacuteal Le poegraveme laquo LrsquoIdeacuteal3 raquo fournira le premier tableau de notre analyse et permettra drsquoeacutetablir que les reacutefeacuterences agrave un passeacute reacutevolu ne preacutesentent pas tant lrsquoexpression drsquoun regret mais lrsquoillustration drsquoune deacutefaite irreacutemeacutediable Par la suite lrsquoeacutetude du poegraveme laquo Le Cygne4 raquo nous permettra de comprendre pourquoi cette chute est interpreacuteteacutee en termes drsquoexil par le poegravete La promenade dans Paris est chargeacutee drsquoune dimension alleacutegorique et le sentiment de perte qui en ressort est restitueacute par des reacutefeacuterences au passeacute des meacutetaphores neacutees du souvenir drsquoun autre monde qui surgissent dans sa meacutemoire Or comme nous nous efforcerons de le montrer il ne srsquoagit pas drsquoun appel nostalgique agrave la terre perdue mais drsquoune tentative drsquoinscrire son expeacuterience dans un reacutecit alleacutegorique ougrave le preacutesent cocirctoie le passeacute

La chute de lrsquoideacutealPour comprendre la nature de lrsquointervention du passeacute chez

Baudelaire il est neacutecessaire drsquointerroger le statut de lrsquoideacuteal tel qursquoil apparaicirct dans le poegraveme homonyme issu des Fleurs du mal lequel offre un portrait reacuteveacutelateur du rocircle qursquooccupe le passeacute dans la repreacutesentation de lrsquoideacuteal et parallegravelement dans lrsquoeacutechec de celui‑ci La premiegravere strophe srsquoouvre sur une description des beauteacutes

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

divertissantes de son laquo siegravecle vaurien raquo que le poegravete considegravere comme impropres agrave son cœur Alors qursquoelles sont pourtant le produit de son eacutepoque Baudelaire dit de ces laquo beauteacutes de vignettes raquo qursquoelles sont deacutejagrave avarieacutees et donc qursquoelles ne traverseront pas le temps Pointeacute du doigt dans la deuxiegraveme strophe comme disciple de ce siegravecle Gavarni est un dessinateur de tradition deacutecorative qui deacutecrit les mœurs et les galanteries de lrsquoeacutepoque avec leacutegegravereteacute et humour Pour Baudelaire il est paradigmatique drsquoun siegravecle qui se complait dans le superficiel et deacutepeint de fausses beauteacutes aneacutemiques Ce laquo poegravete des chloroses raquo ne produit que des roses pacircles sans force alors que lui a besoin de rouge vif laquo je ne puis trouver parmi ces pacircles roses Une fleur qui ressemble agrave mon rouge ideacuteal5 raquo La teinte laquo ideacuteale raquo qui pourra satisfaire son cœur abyssal est agrave trouver ailleurs dans des figures du passeacute Les trois derniegraveres strophes du poegraveme relateront le voyage temporel qursquoeffectue le poegravete pour trouver la fleur ideacuteale voyage qui comme nous le verrons prendra plutocirct les traits drsquoune chute dans le passeacute

Baudelaire aperccediloit en premier lieu son rouge ardent chez Lady Macbeth personnage shakespearien ceacutelegravebre tant en raison de lrsquoorchestration reacutepeacuteteacutee de meurtres que pour la blancheur de ses mains et dont lrsquoacircme est dite laquo puissante au crime raquo Son histoire est le theacuteacirctre de multiples contradictions agrave la fois meurtriegravere et innocente elle trouve sa puissance dans le fait drsquointroduire la mort dans la vie mais cette mecircme puissance la poussera au suicide Femme steacuterile elle transforme le lait symbole de la bonteacute de la vie en fiel6 Si Baudelaire y reconnaicirct son rouge ideacuteal ce nrsquoest pas en raison de son affiniteacute scabreuse avec la mort mais plutocirct parce qursquoelle incarne la mise en mots du mal Ce qursquoelle creacutee passe uniquement par le langage sa parole est puissante au crime non ses mains Dans la piegravece de Shakespeare Lady Macbeth ne tue personne mais elle incite au mal par la persuasion Le seul meurtre commis de ses propres mains et non par lrsquointermeacutediaire de la parole est dirigeacute contre elle‑mecircme La volonteacute de puissance et lrsquoeacutenergie vitale qui lrsquohabitent sont hautement paradoxales puisqursquoelles sont productrices et destructrices agrave la fois De plus son somnambulisme leacutegendaire caracteacuterise une forme de luciditeacute dans le recircve une capaciteacute agrave voir dans la nuit auquel le poegravete

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srsquoidentifie agrave de nombreuses reprises dans les Fleurs du mal7 Lady Macbeth poursuit‑il au onziegraveme vers est le recircve drsquoEschyle qui se reacutealise en meacutediterraneacutee (laquo climat drsquoautans raquo) Pegravere de la trageacutedie grecque il met en scegravene le recircve de Clytemnestre dans la piegravece Les Choeacutephores Tel que rapporteacute par le chœur la megravere srsquoy vit porter dans son ventre un serpent Apregraves qursquoelle lrsquoeut mis au monde elle nourrit le monstre au sein Son fils Oreste en eacutecoutant le reacutecit de ce recircve demanda si le sein de sa megravere eacutetait blesseacute par la bouche du serpent laquo Si ndash reacutepondit le chœur ndash Un caillot de sang se mecirclait agrave son lait8 raquo Agrave lrsquoaune de cette propheacutetie et pousseacute par sa sœur Oreste deviendra lui‑mecircme lrsquoenfant monstre et fera couler le sang de sa megravere Cette image du lait maternel changeacute en sang ou en poison que Lady Macbeth et Clytemnestre ont en partage est embleacutematique de la vitaliteacute qui devient une maleacutediction Chez Baudelaire la maleacutediction de la megravere qui enfante le monstre poegravete apparaicirct degraves la premiegravere strophe du tout premier poegraveme des Fleurs du mal laquo Beacuteneacutediction9 raquo Lrsquoœuvre srsquoouvre sur lrsquoarriveacutee du poegravete dans le monde et crsquoest drsquoabord la megravere laquo eacutepouvanteacutee raquo et laquo pleine [enceinte] de blasphegravemes raquo qui lance un cri au ciel et maudit la nuit laquo ougrave [son] ventre a conccedilu [son] expiation10 raquo Le malheur du poegravete est preacutesenteacute comme une condition incurable son existence est maudite et degraves sa naissance la vie prend les traits drsquoun chacirctiment

Un pas de plus est franchi dans la derniegravere strophe une fouleacutee qui amegravene le lecteur aux temps primitifs par lrsquointermeacutediaire de La Nuit de Michel‑Ange statue repreacutesentant la deacuteesse grecque Nyx Fille du chaos primordial et diviniteacute primitive elle nrsquoa pas de megravere mais elle‑mecircme engendrera entre autres Hypnos (le sommeil) et Thanatos (la mort) Les traits de Nyx sont laquo faccedilonneacutes aux bouches des Titans raquo ils ne sont pas faits pour celles des hommes Le poegraveme met en contraste les beauteacutes de vignettes de son siegravecle et les laquo appas raquo de la deacuteesse respectivement mentionneacutes au premier et dernier vers Bien plus qursquoune simple expression de grandeur les Titans renvoient aux diviniteacutes primordiales issues des enfants de Chaos et repreacutesentent les forces primitives du monde fondamentalement neacutegatives11 Ils incarnent les diffeacuterents types de violences et drsquoeacutenergies sombres que lrsquoon retrouve chez les mortels Ce sont en quelque sorte les

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forces inverses de lrsquoordre du monde qui luttent contre lrsquoharmonie que Zeus tente drsquoinstaurer Tout agrave lrsquoopposeacute de la faiblesse aneacutemique ils emploient agrave dessein leur puissance pour empecirccher lrsquoavanceacutee du progregraves rationnel qursquoincarne le dieu du Ciel

Les deux premiegraveres strophes du poegraveme se font lrsquoeacutecho du temps preacutesent le xixe siegravecle de Baudelaire et de Gavarni Les deux derniegraveres strophes plus courtes contiennent agrave elles seules trois eacutepoques qui apparaissent en ordre anteacutechronologique le xVie siegravecle de Shakespeare le Vie siegravecle av J‑C avec Eschyle et le temps primitif de Nyx et des Titans Ce qui au deacutepart semblait offrir un triptyque de lrsquoideacuteal poeacutetique de Baudelaire apparaicirct maintenant comme le tableau drsquoune chute de la deacutefaite de lrsquoideacuteal Autant de figures tragiques qui deacutevoilent la veacuteritable couleur des forces creacuteatrices exhortant le lecteur agrave reconnaicirctre lrsquoempreinte du mal dans le monde Le poegraveme ne consiste pas agrave rappeler de maniegravere nostalgique les veacuteritables beauteacutes qui eacutetaient reconnues au temps de Shakespeare car Lady Macbeth nrsquoa jamais eacuteteacute une idole elle eacutetait un personnage tout aussi noir et tragique trois siegravecles auparavant Ce que laquo LrsquoIdeacuteal raquo expose est avant tout la deacutefaite de lrsquoideacuteal En tacircchant drsquoarrecircter son cœur sur une figure qui saurait satisfaire la profondeur de son acircme le poegravete effectue une chute dans le passeacute jusqursquoau fond du gouffre agrave savoir jusqursquoau mythe de la creacuteation de lrsquounivers Il fixe le sens de la deacutefaite dans un reacutecit mythologique Les Titans dernier mot du poegraveme injectent le mal dans lrsquohumaniteacute degraves ses balbutiements faisant de la souffrance une marque constitutive de lrsquoexistence La reacutefeacuterence agrave ce passeacute mythique reacutevegravele que lrsquoeacutechec inexorable de lrsquoideacuteal est le fait de la condition humaine et parallegravelement montre lrsquoimpossibiliteacute drsquoune reacuteelle nostalgie La tacircche du poegravete ne sera donc pas de chercher ou mecircme de reacutecreacuteer un nouvel ideacuteal mais de cueillir les fleurs qui naissent de ces racines maudites Crsquoest agrave cette feacuteconditeacute dans le mal qursquoil faut agrave preacutesent srsquointeacuteresser en interrogeant la porteacutee poeacutetique de lrsquoexpeacuterience de la perte

La meacutetaphore en exilExtrait des laquo Tableaux parisiens raquo le poegraveme intituleacute laquo Le Cygne12 raquo

relate une promenade dans la ville de Paris agrave lrsquoegravere de grandes

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transformations qui marquent lrsquoarriveacutee de la moderniteacute et fait resurgir dans la meacutemoire de Baudelaire le reacutecit de personnages eacuteternellement eacutetrangers Deacutedicaceacute agrave Victor Hugo qui eacutetait exileacute au moment ougrave Baudelaire eacutecrit tout le poegraveme se preacutesente comme un hommage agrave la figure de lrsquoexil Il permet drsquointerroger le statut de lrsquoexil imaginaire de Baudelaire et de remettre en question la nature du regret Ce pegravelerinage poeacutetique commence dans le Carrousel de Paris certes mais le poegraveme srsquoouvre dans lrsquoesprit de Baudelaire avec le souvenir drsquoAndromaque Il pense au Simoiumls non pas au fleuve de Troie mais agrave son double laquo menteur raquo situeacute agrave Buthrote et baptiseacute ainsi en souvenir de lrsquooriginal de la terre natale perdue Il apparaicirct dans lrsquoEacuteneacuteide de Virgile lorsque la veuve Andromaque se reacutefugie dans une forecirct sacreacutee pour pleurer le cercueil vide drsquoHector son deacutefunt mari13 Quelle que soit la plume qui inspire lrsquoAndromaque de Baudelaire ndash Homegravere Euripide Virgile Racine ndash les grands traits de son reacutecit font drsquoelle une figure paradigmatique de lrsquoexil et plus preacuteciseacutement de la nostalgie maladive de la terre perdue Eacutepouse drsquoHector fils du roi de Troie qui fucirct tueacute par Achille lors du massacre de la ville la veuve Andromaque sera prise comme butin de guerre marieacutee de force agrave Pyrrhus et contrainte agrave lrsquoexil Agrave la mort de Pyrrhus elle reprendra le royaume avec le fregravere drsquoHector Heacuteleacutenus dans lequel ils reproduiront une ville simulacre de Troie dans lrsquoespoir de trouver une certaine consolation agrave travers le souvenir de leur paradis perdu

Il est inteacuteressant de constater que Baudelaire se remeacutemore le Simoiumls menteur et non le fleuve ideacuteal Eacutetrangement crsquoest ce premier qui fait resplendir la grandeur drsquoAndromaque alors qursquoil repreacutesente pourtant la perte de ce qui la rendait puissante lrsquoillustration mecircme de sa deacutefaite Pour Baudelaire ce qui fait laquo lrsquoimmense majesteacute raquo de cette femme est sa condition de vaincue ses laquo douleurs de veuve raquo et non ce qursquoelle eacutetait avant Degraves lrsquoouverture il apparaicirct donc clair que lrsquoexpeacuterience de nostalgie propre agrave lrsquoexil est veacutecue diffeacuteremment par le poegravete La beauteacute est agrave tirer de la souffrance du mal constitutif dont cette expeacuterience preacutesente les signes et non du monde perdu sublimeacute par lrsquoexileacute Ce renversement permet de comprendre que le poegravete bien qursquoil exegravecre reacuteellement la moderniteacute y trouve neacuteanmoins un objet de fascination ndash objet qui est proprement poeacutetique comme

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nous le verrons par la suite ndash en tant qursquoil offre un tableau du mal qui avive sa meacutemoire

Le souvenir de cette figure mythologique laquo a feacutecondeacute sa meacutemoire fertile raquo alors qursquoil marchait dans le nouveau Carrousel eacutecrit le poegravete dans la deuxiegraveme strophe14 Sa promenade a lieu agrave lrsquoeacutepoque des travaux du Baron drsquoHaussmann qui transforment voire reacuteinventent la ville de Paris dans la seconde moitieacute du xixe

siegravecle Le projet est meneacute dans une optique bien plus large que la simple reacutevolution architecturale il a une viseacutee ideacuteologique Ces transformations cherchent agrave faire table rase des eacuteveacutenements reacutecents agrave eacutetouffer le climat insurrectionnel qui pouvait subsister chez les habitants et par le fait mecircme se preacutesentent comme le refus obstineacute drsquoassurer la continuiteacute historique La laideur eacutetant un terreau fertile pour lrsquoimmoraliteacute et lrsquoesprit de reacutevolte les lieux comme le vieux Carrousel seront videacutes de leur essence En plus drsquoecirctre peupleacute par la classe ouvriegravere il srsquoagissait drsquoun repegravere pour les intellectuels anticonformistes et les hommes de lettres marginaux Baudelaire lorsqursquoil localise le moment deacuteclencheur de sa reacuteminiscence dans la traverseacutee du nouveau Carrousel reacutefegravere consciemment agrave ce tournant drsquooubli forceacute qui donna agrave certains habitants lrsquoeacutetrange sentiment drsquoecirctre exileacutes chez soi Crsquoest en ce sens que le poegravete eacutecrit dans la deuxiegraveme strophe qursquoune ville peut changer sans neacutecessairement suivre le rythme du cœur des mortels Lrsquoassainissement de la ville repreacutesente pour Baudelaire un pas dans la direction inverse de celle qui oriente son travail poeacutetique Alors que les transformations de la ville marquent une avanceacutee dans la moderniteacute le poegravete effectue un retour eacuteclaireacute au passeacute Il voit en esprit toutes ces constructions inacheveacutees et le spectacle de ce chantier lui rappelle ce qui srsquoy trouvait auparavant agrave savoir une meacutenagerie La meacutenagerie dont il se souvient nrsquoest pas celle du jardin des plantes qui a eacuteteacute eacutepargneacutee par la vague haussmannienne mais il srsquoagit plutocirct drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoatmosphegravere qui reacutegnait naguegravere dans lrsquoancien quartier du Carrousel Lrsquoimage du cygne lourde de signification fait son apparition dans le poegraveme de Baudelaire agrave la maniegravere drsquoun messager venu drsquoun autre monde Lrsquooiseau blanc laquo eacutevadeacute de sa cage raquo relegraveve donc avant tout drsquoune meacutetaphore en tant qursquoil est le symbole mecircme

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de la meacutetamorphose Cette reacutefeacuterence implicite agrave Ovide autre figure embleacutematique de lrsquoexil qui deviendra explicite agrave la septiegraveme strophe permet de renforcer cette ideacutee Dans ses Meacutetamorphoses la forme du cygne en est toujours une laquo emprunteacutee raquo crsquoest‑agrave‑dire qursquoelle est ultimement le produit drsquoune transformation et en ce sens sa signification premiegravere est agrave trouver ailleurs qursquoen lrsquoanimal lui‑mecircme15 Il porte avec lui le souvenir et la charge symbolique des mythes anciens mais une fois placeacute dans le monde moderne toute sa splendeur deacutetonne Son plumage blanc se noircit au contact de la poussiegravere qui couvre le laquo sol raboteux raquo et il cherche lrsquoeau dans ce qui eacutetait autrefois un eacutetang mais est agrave preacutesent videacute de son contenu Il en appelle au ciel et exhorte la nature agrave reprendre son cours La situation paradoxale du cygne dans la ville dont la discordance est renforceacutee par lrsquousage drsquooxymores (sa blancheur noircie le ruisseau sans eau etc) permet drsquoexprimer de maniegravere alleacutegorique celle du poegravete plongeacute dans la moderniteacute et comme nous le verrons par la suite celle du poegravete qui laquo apparaicirct en ce monde ennuyeacute16 raquo

Cet animal dissonant est preacutesenteacute par Baudelaire comme un laquo mythe eacutetrange et fatal raquo mythe ovidien certes mais que le poegravete se reacuteapproprie Dans la derniegravere strophe de la premiegravere partie Baudelaire meacutetamorphose ndash et plus preacuteciseacutement anthropomorphise ndash le cygne en lui donnant la forme de lrsquohomo erectus drsquoOvide laquo Vers le ciel quelquefois comme lrsquohomme drsquoOvide Vers le ciel ironique et cruellement bleu Sur son cou convulsif tendant sa tecircte avide Comme srsquoil adressait des reproches agrave Dieu 17 raquo Au premier livre des Meacutetamorphoses lrsquohomme est deacutecrit comme le plus distingueacute des animaux puisqursquoil est debout sa tecircte est tendue vers le ciel pour contempler le monde divin tandis que les autres becirctes sont courbeacutees18 En redressant la tecircte de son oiseau Baudelaire opegravere un double renversement Drsquoune part le regard dirigeacute vers les cieux nrsquoest plus tant contemplatif que plaintif son cou est tendu laquo comme srsquoil adressait des reproches agrave Dieu19 raquo Drsquoautre part le comportement distinctif de lrsquoecirctre humain est attribueacute agrave lrsquoanimal Dans la meacutetamorphose de Paris crsquoest lrsquohomme qui a les yeux riveacutes sur le paveacute Tout comme agrave la dixiegraveme strophe Andromaque est deacutepeinte drsquoapregraves le portrait ovidien de lrsquoanimal laquo Andromaque

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des bras drsquoun grand eacutepoux tombeacutee Vil beacutetail sous la main du superbe Pyrrhus Aupregraves drsquoun tombeau vide en extase courbeacutee20 raquo En reprenant ces deux caracteacuteristiques propres au reacutecit de la genegravese des Meacutetamorphoses ndash la courbure et lrsquoeacuterection ndash Baudelaire montre que la souffrance est une posture fondamentale de lrsquoecirctre humain Lrsquoexil tant celui du cygne que celui drsquoAndromaque prend les traits de la condition humaine originaire telle qursquoOvide lrsquoa imagineacutee De plus en inversant la forme animale et humaine Baudelaire offre une nouvelle signification au cygne et agrave Andromaque qui nrsquoest plus seulement symbolique ou mythologique mais relegraveve drsquoune mecircme alleacutegorie illustrant la souffrance du poegravete La verticaliteacute est attribueacutee agrave lrsquooiseau et la courbure agrave lrsquoecirctre humain donnant ainsi agrave ces personnages une fonction eacutequivalente de porte‑parole du poegravete21 Comme le formule justement John E Jackson laquo Baudelaire [pense] sa propre situation historique agrave la fois agrave travers lrsquoidentification agrave une figure mythique et agrave travers une vision qui pourrait-on dire alleacutegorise celle-ci en mecircme temps qursquoelle deacutefinit son rapport agrave son eacutepoque22 raquo Cette identification aux mythes permet certes de deacutefinir son rapport agrave la moderniteacute mais agrave plus forte raison elle deacutelocalise la souffrance du poegravete pour la reacuteinscrire dans une expeacuterience plus geacuteneacuterale du mal qui nrsquoest pas propre agrave une eacutepoque

Degraves la fin de la premiegravere partie nous sommes agrave mecircme de comprendre que la nature de lrsquointervention du cygne est alleacutegorique Elle incarne lrsquoexpeacuterience de la poeacutesie ovidienne expeacuterience qui pourrait se comprendre comme lrsquoalleacutegorisation du monde le geste poeacutetique de relire les transformations de Paris en tant que meacutetamorphoses Lrsquoimage du cygne prend sur elle lrsquoensemble des figures de lrsquoexil qui apparaissent dans le poegraveme Si la reacutefeacuterence agrave Ovide nous permet de saisir le caractegravere originel que revecirct cette souffrance chez Baudelaire les gestes du cygne ne sont toutefois plus du mecircme ordre Lrsquoauteur des Meacutetamorphoses voyait dans lrsquoeacuteleacutevation de lrsquoecirctre humain une deacutemonstration de la proximiteacute entre le divin et lui une obligation agrave contempler son semblable alors que dans laquo Le Cygne raquo ndash et tout au long des Fleurs du mal ndash cette condition humaine est veacutecue comme une maleacutediction pour le poegravete Elle illustre lrsquoexpeacuterience de la perte que Baudelaire associe

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agrave celle drsquoecirctre jeteacute dans le monde la fuite du poegravete hors de la cage maternelle Un rapprochement peut ecirctre fait avec laquo Beacuteneacutediction raquo ougrave le geste de contemplation devient un geste de lamentation Tout comme le cygne ne peut qursquoaccuser le ciel de ses souffrances le poegravete ne peut qursquoaccepter la souffrance condition irreacutemeacutediable qui lrsquoafflige comme une beacuteneacutediction fatale reccedilue drsquoun trocircne vide

Vers le Ciel ougrave son œil voit un trocircne splendideLe Poeumlte serein legraveve ses bras pieuxEt les vastes eacuteclairs de son esprit lucideLui deacuterobent lrsquoaspect des peuples furieux

ndash laquo Soyez beacuteni mon Dieu qui donnez la souffrance Comme un divin remegravede agrave nos impureteacutes23

De maniegravere analogue et drsquoautant plus significative cette association entre le mouvement de plainte et la figure du poegravete exileacute sur terre fait eacutecho au poegraveme laquo Les Phares raquo dans lequel Baudelaire rend hommage agrave huit grands peintres qui ont su faire le portrait de la souffrance et extraire la beauteacute du mal Apregraves avoir eacutenumeacutereacute ces laquo phares raquo de lrsquohistoire en passant par Michel‑Ange et Goya le poegraveme se clocirct sur trois strophes que nous nous permettrons de citer in extenso

Ces maleacutedictions ces blasphegravemes ces plaintesCes extases ces cris ces pleurs ces Te DeumSont un eacutecho redit par mille labyrinthes Crsquoest pour les cœurs mortels un divin opium

Crsquoest un cri reacutepeacuteteacute par mille sentinellesUn ordre renvoyeacute par mille porte‑voix Crsquoest un phare allumeacute sur mille citadellesUn appel de chasseurs perdus dans les grands bois

Car crsquoest vraiment Seigneur le meilleur teacutemoignageQue nous puissions donner de notre digniteacuteQue cet ardent sanglot qui roule drsquoacircge en acircgeEt vient mourir au bord de votre eacuteterniteacute 24

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

Cet laquo ardent sanglot raquo apparaicirct comme le propre de la condition humaine dont certains artistes nous offrent le teacutemoignage ou du moins le propre drsquoune certaine ligneacutee de laquo cœurs mortels raquo dans laquelle Baudelaire srsquoinscrit en parlant au laquo nous raquo Il nrsquoest pas sans rappeler le cri que pousse le cygne vers le ciel pour teacutemoigner de la violence de sa condition un animal mythique et divin jeteacute dans la crasse drsquoun Paris ougrave srsquoeacutechafaude la moderniteacute Sa condition est de lrsquoordre de la laquo maleacutediction raquo du laquo blasphegraveme raquo et son cri est la seule deacutemonstration possible de sa laquo digniteacute raquo Dans son bassin vide lrsquooiseau se lamente laquo ldquoEau quand donc pleuvras‑tu quand tonneras‑tu foudre rdquo25 raquo Le chant du cygne prend ici la forme drsquoune plainte poeacutetique la derniegravere expression de sa souffrance Lrsquousage que fait lrsquoanimal de figures de style comme le chiasme et le ton lyrique de ce vers renforcent cette ideacutee selon laquelle le chant symbolise ultimement lrsquoacte poeacutetique

Lrsquoalleacutegorie comme remegravedeLa seconde partie du poegraveme srsquoeacuteloigne en quelque sorte de la

promenade dans la ville pour laisser place agrave une exploration plus intime des penseacutees du poegravete Si laquo Paris change raquo la meacutelancolie de Baudelaire elle ne bouge pas Cette deacutesynchronisation entre la souffrance du poegravete resteacutee intacte et la meacutetamorphose de son environnement donne agrave son expeacuterience meacutelancolique les traits drsquoun exil Tout pour lui laquo palais neufs raquo ou laquo vieux faubourgs raquo est transformeacute en alleacutegorie Baudelaire illustre ce sentiment drsquoecirctre en deacutecalage avec le monde exteacuterieur en inversant le rocircle du reacuteel et de lrsquoimaginaire laquo tout pour moi devient alleacutegorie Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs26 raquo Tout ce qui est matiegravere reacuteelle est pour lui matiegravere agrave alleacutegorie Et inversement les penseacutees qui surgissent dans son esprit sont plus concregravetes que la pierre devant ses yeux Par ce jeu alleacutegorique le poegravete souligne agrave la fois sa distanciation par rapport au reacuteel et lrsquoomnipreacutesence de son monde inteacuterieur le seul qui lui semble vrai Les transformations de Paris sont interpreacuteteacutees comme des meacutetamorphoses le reacuteel devient un monde poeacutetique et ce qui colonise sa meacutemoire agrave savoir son imagination et ses souvenirs a une plus grande force drsquoattraction que le monde exteacuterieur Agrave la

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maniegravere drsquoAndromaque qui construit un royaume agrave partir du souvenir de son ideacuteal deacutechu dans lequel chaque monument est porteur drsquoune double signification le sentiment drsquoexil de Baudelaire lrsquoamegravenera dans son propre Paris imaginaire ougrave les eacutechafaudages sont des meacutetaphores et ougrave lrsquoeacutetang videacute de son eau prend la forme du Simoiumls menteur

Agrave la neuviegraveme strophe le spectacle du chantier de Paris rappelle une image agrave son esprit laquo Aussi devant ce Louvre une image mrsquoopprime Je pense agrave mon grand cygne avec ses gestes fous Comme les exileacutes ridicule et sublime Et rongeacute drsquoun deacutesir sans trecircve 27 raquo Lorsqursquoil est devant le Louvre ce nrsquoest pas tant le palais qui lrsquoopprime mais lrsquoalleacutegorie que sa vue fait naicirctre dans son esprit Ce monument qui devait ecirctre une laquo Mecque de lrsquointelligence [hellip] ougrave lrsquoon [trouverait] tous les magnifiques progregraves de lrsquoart contemporain28 raquo eacutevoque chez Baudelaire le souvenir oppressant de son cygne eacutegareacute Il est ridicule car il nrsquoappartient pas au monde dans lequel il est jeteacute et il deacutetonne dans le deacutecor moderne Toutefois le sublime de la scegravene est preacuteserveacute puisque le cygne conserve dans sa meacutemoire le souvenir de sa nature il est dit plein de deacutesirs et son cœur ne peut changer agrave la convenance du monde exteacuterieur Agrave plus forte raison crsquoest le caractegravere alleacutegorique du poegravete en exil qui rend la scegravene sublime preacuteciseacutement parce que sa signification transcende les eacutepoques Le mal que nous deacutecrit le poegraveme nrsquoest donc pas le propre de son temps mais relegraveve plutocirct drsquoune condition ontologique laquelle peut ecirctre illustreacutee par lrsquoexpeacuterience drsquoAndromaque laquo [tombeacutee] des bras drsquoun grand eacutepoux raquo et condamneacutee agrave se courber devant un tombeau vide ou par laquo quiconque [ayant] perdu ce qui ne se retrouve jamais29 raquo En ce sens la deacuteroute de lrsquooiseau blanc dans laquo Le Cygne raquo renvoie agrave une expeacuterience plus geacuteneacuterale que lrsquoeacutechec du poegravete qui est plutocirct celle drsquoecirctre au monde Le rapprochement avec laquo LrsquoAlbatros30 raquo est certainement des plus parlants puisque le poegravete est deacutecrit comme laquo exileacute sur le sol au milieu des hueacutees raquo semblable agrave un oiseau qui est beau dans son eacuteleacutement mais ridicule sur terre Le poegravete y est compareacute agrave ces voyageurs aileacutes les albatros qui sont miseacuterables et risibles avec leurs longues ailes qui trainent sur laquo les planches raquo Bien qursquoils soient laquo infirmes raquo ils ne le sont qursquoen fonction de la

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reacutealiteacute qui les entoure alors qursquoils sont sublimes ailleurs tout comme le cygne Lrsquoalbatros est le laquo roi de lrsquoazur raquo le laquo prince des nueacutees raquo mais eacutegalement une becircte apathique et absurde une fois jeteacute hors de son paradis ceacuteleste Lrsquoexpeacuterience de la moderniteacute est comparable certes agrave celle de lrsquoexil ou de la deacutefaite mais lrsquoideacuteal perdu nrsquoen ressort pas ideacutealiseacute a posteriori car lrsquoexil est avant tout une meacutetaphore qui illustre le sentiment drsquoeacutetrangeteacute au monde une condition dont la veuve Andromaque et lrsquoalbatros nous fournissent un preacutecieux teacutemoignage

Lrsquoavant‑derniegravere strophe du poegraveme fait reacutefeacuterence au mythe fondateur de la civilisation romaine avec lrsquohistoire des fregraveres Remus et Romulus allaiteacutes par la Louve31 Baudelaire pense alors agrave tous ces orphelins du monde qui nrsquoont que la douleur pour srsquoabreuver laquo Agrave quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais jamais agrave ceux qui srsquoabreuvent de pleurs Et tegravetent la Douleur comme une bonne louve Aux maigres orphelins seacutechant comme des fleurs 32 raquo En comparant lrsquoexpeacuterience de lrsquoexil agrave une fleur qui segraveche Baudelaire fournit une importante cleacute de lecture pour le poegraveme Les fleurs dont il nous parle sont des beauteacutes extraites de la souffrance les fleurs que le poegravete cueille dans le mal Pour tous les exileacutes quelle que soit leur eacutepoque le sol nouveau est inadeacutequat agrave leur nature mais il est neacuteanmoins un terreau fertile pour la meacutemoire En remontant jusqursquoau mythe civilisateur de la citeacute romaine Baudelaire donne agrave voir lrsquoatemporaliteacute de cette condition et expose le caractegravere constitutif de la perte de lrsquoideacuteal Indeacutependamment des deacuteterminations propres agrave chaque eacutepoque le sentiment meacutelancolique drsquoecirctre partout en exil ne change pas Le refuge du poegravete sera laquo la forecirct ougrave mon esprit srsquoexile raquo le vaste monde de la meacutemoire ougrave les souvenirs peuvent reacutesonner laquo agrave plein souffle du cor raquo ougrave le poegravete peut changer les monuments en alleacutegories et rappeler agrave la vie les vaincus33 Ce nrsquoest donc pas un lieu ou une eacutepoque deacutechue agrave proprement parler qui servira drsquoasile au poegravete mais un exil hors du monde reacuteel dans son imaginaire Une ideacutee analogue est formuleacutee dans le poegraveme en prose issu du Spleen de Paris laquo Any where out of the world raquo mettant en scegravene un dialogue entre le poegravete et son acircme au sujet de laquo cette question de deacutemeacutenagement34 raquo Le poegraveme a recours agrave lrsquoimage de lrsquohocircpital comme

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meacutetaphore de la vie ougrave tous les malades qui y seacutejournent incluant Baudelaire ont lrsquointime croyance qursquoils seraient mieux ailleurs et mecircme qursquoils pourraient gueacuterir si leur lit eacutetait deacuteplaceacute dans ce lieu ideacuteal Cet laquo ailleurs raquo est perccedilu ainsi uniquement parce que son ideacutealisation est imaginaire et qursquoil nrsquoa pas encore eacuteteacute exposeacute agrave la preacutesence du malade crsquoest‑agrave‑dire qursquoil est encore immuniseacute contre la souffrance laquo Je serai toujours bien lagrave ougrave je ne suis pas raquo eacutecrit par la suite Baudelaire Incapable de situer un monde qui convienne agrave son cœur il en conclut non sans sagesse que lrsquounique paradis possible est laquo nrsquoimporte ougrave pourvu que ce soit hors de ce monde35 raquo Le poegraveme se clocirct sur lrsquoaveu drsquoeacutechec de son acircme qui laisse croire que seule la mort pourrait le gueacuterir de cette maladie qursquoest la vie Cependant comme laquo Le Cygne raquo nous a permis de le constater cet ailleurs peut prendre une autre forme que la mort laquo Hors du monde raquo signifie eacutegalement laquo hors de ce monde raquo faisant de lrsquoexil de Baudelaire une expeacuterience poeacutetique ougrave le laquo deacutemeacutenagement raquo se vit agrave travers lrsquoalleacutegorie36

Au regard des preacuteceacutedentes consideacuterations sur laquo Le Cygne raquo force est drsquoadmettre qursquoon ne peut deacuteduire de lrsquointime solidariteacute voire fraterniteacute dont Baudelaire fait preuve envers les exileacutes une forme de regret envers une eacutepoque perdue ou un deacutesir de vivre dans le passeacute Lrsquoeacutenumeacuteration sans fin du dernier vers ndash laquo [Je pense] aux captifs aux vaincus hellip agrave bien drsquoautres encor 37 raquo ndash restitue le sentiment de lrsquoexil dans la condition ontologique du poegravete dont la naissance est symbole de chute comme lrsquoindiquaient laquo LrsquoAlbatros raquo et laquo Beacuteneacutediction raquo Le poegravete utilise ce retour dans le temps infini agrave la maniegravere drsquoune promenade agrave rebours pour montrer qursquoon ne peut ni arrecircter ni situer ce long sanglot qui pour reprendre la formule du poegraveme laquo Les Phares raquo finira par mourir au bord de lrsquoeacuteterniteacute Il nrsquoest donc pas tant le fait drsquoune eacutepoque que le deacutevoilement drsquoun mal radical qui aiguillonnent certains cœurs tragiques alors que drsquoautres le reacutepriment et le nient Baudelaire nrsquoideacutealise pas le passeacute auquel il reacutefegravere mais lrsquoutilise pour construire une alleacutegorie qui transcende lrsquoexpeacuterience temporelle Les reacutefeacuterences aux figures mythologiques sont parties prenantes de cette alleacutegorie puisqursquoelles offrent les signes drsquoun mal plus geacuteneacuteral atemporel et constitutif de lrsquoexistence

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humaine Le regard en apparence nostalgique qursquoil pose par derriegravere son eacutepoque est une maniegravere de redonner agrave la condition humaine son aspect tragique tout comme la figure de lrsquoexileacute devient une meacutetaphore pour exprimer lrsquoexpeacuterience drsquoune souffrance commune En remontant jusqursquoau temps mythique et en terminant sur une eacutenumeacuteration infinie laquo Le Cygne raquo permet drsquoinscrire dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute lrsquoexpeacuterience drsquoune souffrance qui peut sembler a priori isoleacutee il fait du mal un mythe un reacutecit alleacutegorique dont le poegravete a pour tacircche de deacutechiffrer les symboles

ConclusionAu sujet de lrsquoacircge drsquoor chez Baudelaire Patrick Labarthe eacutecrit

laquo Lrsquoappareil mythologique nrsquoest lagrave que pour deacutenoncer lrsquohiatus entre lrsquoacircge heacuteroiumlque et un acircge ougrave la reacuteduction systeacutematique des objets agrave leur valeur marchande voue les figures du mythe agrave nrsquoecirctre que les vestiges pluraliseacutes les signes vides drsquoune pleacutenitude perdue38 raquo Lrsquointervention du temps mythique et des Anciens a certes une valeur deacutenonciatrice comme nous lrsquoavons vu avec la premiegravere partie du poegraveme laquo Le Cygne raquo mais elle ne peut ecirctre reacuteduite agrave ce rocircle neacutegatif Loin de servir agrave la simple deacutemonstration de la perte qui accompagne lrsquoarriveacutee du monde moderne les reacutefeacuterences mythologiques semblent bien occuper une fonction positive chez Baudelaire Lagrave ougrave le progregraves aspire au deacutevoilement des mystegraveres et agrave la simplification de la vie humaine le poegravete reacuteinjecte le mythe dans le monde et rappelle lrsquoimportance du chaos primitif de notre laquo race maladive raquo Comme nous avons chercheacute agrave le montrer lrsquointervention drsquoune figure comme celle drsquoAndromaque les souvenirs drsquoun temps mythique et les reacutefeacuterences agrave une eacutepoque reacutevolue sont avant tout des meacutetaphores une matiegravere poeacutetique qui reacutevegravele la profondeur des racines du mal Le poegraveme laquo LrsquoIdeacuteal raquo ne fait pas lrsquoeacuteloge drsquoun acircge drsquoor mais annonce plutocirct le caractegravere irreacutemeacutediable drsquoune perte qui elle est hors du temps Alors que traditionnellement lrsquoideacuteal agit comme une force qui appelle au deacutepassement la deacutefaite de lrsquoideacuteal chez Baudelaire conditionne le retour symbolique au passeacute Dans laquo Le Cygne raquo le teacutemoignage intime de sa meacutelancolie cocirctoie des figures mythologiques et iconologiques et si ces diffeacuterentes tonaliteacutes srsquoentrechoquent

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parfois elles deviennent harmonieuses une fois replaceacutees dans une mecircme alleacutegorie Devant le spectacle drsquoun monde au laquo paveacute sec raquo et au laquo sol raboteux raquo Baudelaire rappelle que laquo le mythe est un arbre qui croicirct partout en tout climat sous tout soleil spontaneacutement et sans boutures [hellip] Comme le peacutecheacute est partout la reacutedemption est partout le mythe partout39 raquo Et la laquo forecirct ougrave [son] esprit srsquoexile raquo celle ougrave les mythes fertilisent le sol de sa meacutemoire devient lrsquounique eacutechappatoire agrave ce laquo camp de baraques raquo en apparence steacuterile40

1 Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris Paris Les Belles Lettres (coll Le Corps Eacuteloquent) 1994 II p 26

2 Id Les Fleurs du mal eacuted Claude Pichois Paris Gallimard (coll Nrf) 1996 V p 40‑41 (Toute reacutefeacuterence future au recueil des Fleurs du mal se fera agrave cette eacutedition)

3 Ibid XVIII p 52‑534 Ibid LXXXIX p 125‑1275 Ibid p 536 Shakespeare Macbeth Cambridge Cambridge University Press 1997

Acte 1 Scegravene 5 p 1267 Nous pouvons penser entre autres agrave laquo De Profundis Clamavi raquo ougrave la vie

du poegravete ressemble agrave une nuit eacuteveilleacutee sans fin laquo Je jalouse le sort des plus vils animaux Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide raquo (Baudelaire Les Fleurs du mal op cit XXX p 65) Le sommeil rend possible lrsquooubli agrave la maniegravere drsquoune mort temporaire il permet de marquer le passage du temps et le commencement drsquoune nouvelle journeacutee Le poegravete souffre de sa luciditeacute nocturne qursquoil rapproche de la lumiegravere des eacutetoiles dans laquo Obsession raquo laquo Comme tu me plairais ocirc nuit sans ces eacutetoiles Dont la lumiegravere parle un langage connu Car je cherche le vide et le noir et le nu raquo (Baudelaire Les Fleurs du mal op cit LXXIX p 114) Lady Macbeth partage avec Baudelaire cette expeacuterience de luciditeacute nocturne ougrave le recircve et la reacutealiteacute se confondent Cela permet eacutegalement drsquoexpliquer lrsquoimportance de la deacuteesse Nyx (la nuit) qui apparaicirctra dans la derniegravere strophe

8 Eschyle Trageacutedies trad P Mazon Paris Les Belles Lettres (coll Budeacute) 1962 p 301

9 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 3510 Ibid

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11 Sur la geacuteneacutealogie des diviniteacutes primitives de Chaos aux descendants de Zeus cf Heacutesiode Theacuteogonie trad A Bonnafeacute Paris Payot amp Rivages 1993

12 Publieacute en janvier 1860 dans le journal La Causerie laquo Le Cygne raquo fera partie de la section laquo Tableaux Parisiens raquo qui fucirct annexeacutee aux Fleurs du mal en 1861

13 Cf Virgile Eacuteneacuteide trad J‑P Chausserie‑Lapreacutee Paris Eacuteditions de la Diffeacuterence 1993 Chant III lignes 300‑305 p 135

14 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 12515 Il apparaicirct aux livres II et VI Cf Ovide Les Meacutetamorphoses trad

G Lafaye Paris Les Belles Lettres 1969 vol 1‑2 De plus le cygne est souvent utiliseacute pour symboliser le poegravete en geacuteneacuteral Lrsquooiseau eacutetant associeacute agrave Apollon il repreacutesente la grandeur de la poeacutesie et de la musique De maniegravere analogue le laquo chant du cygne raquo renvoie agrave la derniegravere œuvre drsquoun artiste expression formeacutee agrave partir de la leacutegende voulant que lrsquooiseau ne puisse chanter qursquoagrave lrsquoapproche de sa mort Notons eacutegalement que lrsquoappellation laquo Cygne de Mantoue raquo est une reacutefeacuterence agrave Virgile poegravete qui est agrave la fois lrsquoinspirateur de Baudelaire et drsquoOvide au sujet de la figure drsquoAndromaque

16 Tel que formuleacute dans laquo Beacuteneacutediction raquo17 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 126 18 Ovide op cit Livre I p 72‑88 19 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 12620 Ibid p 126‑12721 Cf John E Jackson laquo Mythe et histoire dans Les Fleurs du mal raquo

LrsquoAnneacutee Baudelaire Paris vol 13‑14 (2009‑2010) p 28722 Ibid p 28623 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 3724 Ibid p 4325 Ibid p 126 26 Ibid27 Ibid28 En feacutevrier 1848 peu avant son exil Victor Hugo eacutecrivit au sujet de

lrsquoachegravevement du Louvre une note expliquant sa vision du palais et donnant son approbation pour la suite des travaux Cf Victor Hugo Œuvres complegravetes Paris Hetzel amp Quantin 1882 vol I laquo Avant lrsquoexil 1841‑1851 raquo note 6 p 574

29 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 126‑127 30 Ibid II p 38

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31 Cela fait eacutecho aux diverses reacutefeacuterences que nous avons mentionneacutees preacuteceacutedemment concernant le lait maternel leacutetal ndash avec Lady Macbeth qui change le lait en fiel ndash et la maleacutediction qui afflige la megravere ndash avec Clytemnestre qui met au monde sa propre maleacutediction tout comme la megravere de Baudelaire dans laquo Beacuteneacutediction raquo

32 Ibid p 12733 Ibid 34 Id Le Spleen de Paris Petits poegravemes en prose eacuted R Kopp Paris

Gallimard (coll Nrf) 1994 XLVIII p 220‑22135 Ibid p 22136 Ibid p 220‑22137 Id Les Fleurs du mal op cit p 12738 Patrick Labarthe laquo La dialectique de lrsquoancien et du moderne dans

lrsquoœuvre de Baudelaire raquo Bulletin de lrsquoAssociation Guillaume Budeacute no 1 (mars 1997) p 70

39 Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris op cit p 42‑4340 Id Les Fleurs du mal op cit p 125‑127

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La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de HegelJean-christophe anDerson Universiteacute drsquoOttawa

REacuteSUMEacute Lrsquoœuvre de Hegel est souvent perccedilue comme lrsquoexemple le plus spectaculaire drsquoune philosophie cherchant agrave ordonner la totaliteacute de la connaissance agrave lrsquointeacuterieur drsquoun systegraveme auquel rien nrsquoeacutechapperait Sans viser agrave contredire cette ideacutee cet article se propose de deacutemontrer comment celle‑ci est parfaitement compatible avec une autre importante ambition de Hegel qui pourrait agrave premiegravere vue paraicirctre contradictoire agrave savoir le souhait drsquoeacutelaborer une philosophie ne reposant sur absolument aucune preacutesupposition En prenant pour observatoire le commencement du systegraveme heacutegeacutelien crsquoest‑agrave‑dire le projet drsquoune nouvelle logique srsquoautoconstruisant il devient possible de constater que Hegel ne deacuteroge jamais aux exigences qursquoil se fixe lui-mecircme Combiner les ideacuteaux drsquoune penseacutee de lrsquoabsolu et drsquoune penseacutee entiegraverement pure exige cela dit de concevoir lrsquoentreprise philosophique comme une entreprise circulaire et non plus agrave la maniegravere des premiers modernes comme une entreprise drsquoinspiration geacuteomeacutetrique

IntroductionLe point de deacutepart de la philosophie de Hegel paraicirct au premier

abord difficilement conciliable avec lrsquointention clairement eacutenonceacutee dans plusieurs textes drsquoeacutelaborer une penseacutee absolument deacutepourvue de preacutesupposition Hegel ne trahit-il pas en effet en identifiant comme premier principe un concept meacutetaphysique aussi chargeacute que laquo lrsquoecirctre raquo un deacutesir non questionneacute drsquoatteindre lrsquoabsolu par lrsquoentremise drsquoune notion omni‑englobante Comment sans maintenir silencieusement une preacutefeacuterence inaugurale pour la totaliteacute et lrsquouniversel aurait‑il drsquoailleurs pu soutenir drsquoembleacutee que la philosophie est laquo neacutecessairement systegraveme1 raquo Et comment aurait‑il pu extraire

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de la plus veacuteritable indeacutetermination un savoir encyclopeacutedique aussi riche Drsquoun point de vue exteacuterieur il pourrait sembler raisonnable voire neacutecessaire drsquoaccorder agrave lrsquoesprit systeacutematique de la philosophie de Hegel un primat sur sa lettre ou agrave tout le moins sur certaines de ses preacutetentions initiales

Le corpus heacutegeacutelien pour autant que lrsquoon accepte de suivre son deacuteploiement offre neacuteanmoins une certaine reacutesistance agrave une telle hypothegravese Hegel faisait effectivement remarquer que lrsquoon ne saurait affirmer quoi que ce soit au sujet drsquoune philosophie se voulant sans preacutesupposition sans drsquoabord rejoindre sa marche afin de veacuterifier que nos analyses ne reposent pas elles-mecircmes sur une logique infondeacutee et irreacutefleacutechie2 Il importe semble‑t‑il drsquoexaminer de maniegravere immanente les ambitions premiegraveres de Hegel Et cette unique exigence fournit drsquoelle-mecircme un programme bien deacutefini afin drsquoeacutevaluer les fondements de la philosophie heacutegeacutelienne faisant lrsquoobjet de doutes il faut preacutealablement se precircter au jeu et srsquoassurer de pouvoir reacutepondre agrave une question tregraves simple agrave quoi correspond exactement pour Hegel une philosophie sans preacutesupposition Lrsquoexamen requis nous renvoie naturellement au commencement du systegraveme heacutegeacutelien agrave ses premiers pas et alors lrsquoavenue agrave explorer est indiqueacutee par Hegel lui‑mecircme qui soutint agrave plus drsquoune reprise que la Science de la logique3 (SL) se trouvait agrave la source de sa penseacutee

Cet ouvrage quoique indeacuteniablement aride se voit introduit par une seacuterie de courts textes dont la freacutequentation srsquoavegravere pour nous drsquoune utiliteacute inestimable Leur examen nous permettra drsquoabord de comprendre pourquoi selon Hegel (1) lrsquoeacutelaboration drsquoune philosophie sans preacutesupposition eacutetait synonyme de lrsquoeacutelaboration drsquoune nouvelle logique deacutepassant les insuffisances des travaux de ses preacutedeacutecesseurs et en particulier ceux de Kant Ces consideacuterations se montreront agrave leur tour indispensables afin (2) de deacutegager de ses apparentes contradictions le point de deacutepart de la logique heacutegeacutelienne et drsquoexposer le sens veacuteritable de cet eacutenigmatique commencement que Hegel associe agrave la penseacutee de lrsquoecirctre pur Expliciter minutieusement ces deux seuls eacuteleacutements loin de constituer une simple redite repreacutesente une eacutetape essentielle pour tout jugement ulteacuterieur du systegraveme de Hegel Nous chercherons en conseacutequence agrave deacutemontrer que la logique

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heacutegeacutelienne agrave travers le caractegravere novateur de son traceacute initial parvient agrave supprimer lrsquoapparente dissonance creacuteeacutee par le deacutesir de mettre au monde une philosophie de lrsquoabsolu ne srsquoappuyant sur rien

1 Lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition et le statut de la logique

Quel que soit notre avis au sujet du systegraveme final de Hegel lrsquoon ne saurait raisonnablement nier que lrsquointention de constituer une philosophie sans preacutesupposition fait figure de leitmotiv agrave travers son œuvre Hegel ne cachait nullement ses intentions laquo ainsi faut‑il que le commencement soit un commencement absolu ou ce qui signifie ici la mecircme chose abstrait il ne lui est pas permis de preacutesupposer quoi que ce soit4 raquo Lrsquoensemble des remarques agrave venir qui seront pour la plupart puiseacutees au sein de textes ayant pour but drsquointroduire la SL ne vise donc pas agrave justifier a priori le contenu de lrsquoouvrage qui constitue le veacuteritable commencement du systegraveme heacutegeacutelien Ces preacutecisions ne doivent en reacutealiteacute servir qursquoagrave nous approcher du point de vue requis pour la mise en marche de la penseacutee Kerveacutegan formule le tout avec eacuteleacutegance laquo il srsquoagit moins drsquoindiquer et de justifier le contenu deacutetermineacute du point de deacutepart ndash car le faire serait le deacuteduire donc le deacutefaire de son immeacutediateteacute ndash que de rendre possible en entrrsquoouvrant lrsquoespace de la penseacutee pure5 raquo lrsquoexercice drsquoun penser pur ou drsquoune nouvelle logique

11 La logique comme chemin laquo srsquoauto-construisant raquoDe lrsquoaveu de Hegel lui‑mecircme le projet drsquoune philosophie sans

preacutesupposition deacutecoule de la laquo transformation complegravete que la maniegravere de penser philosophique a subie6 raquo au confluent des xViiie et xixe siegravecles La parution de la Critique de la raison pure mais aussi les eacutevegravenements de la Reacutevolution franccedilaise teacutemoignaient pour lui du point de vue plus eacuteleveacute atteint par la conscience de soi de lrsquoesprit au moment ougrave le chantier de la SL se mettait en branle Lrsquoideacutee de Hegel avec cette œuvre imposante se comprend donc ainsi affranchir la logique de tous les preacutejugeacutes lrsquoaffligeant de lrsquoexteacuterieur et la hisser puisqursquoelle aussi est fille de son temps au point de vue de la liberteacute et de lrsquoautodeacutetermination laquo [L]rsquoesprit nouveau [hellip] nrsquoa pas encore

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donneacute trace de lui en elle7 raquo lit‑on dans la preacuteface de la premiegravere eacutedition de la SL Crsquoest un deacutefaut auquel Hegel entendait remeacutedier Mais pourquoi dans le cadre de lrsquoeacutelaboration geacuteneacuterale drsquoune penseacutee libre et sans preacutesupposition commencer par actualiser la logique et non pas un autre pan de la philosophie En fait pour qui entrevoit la radicaliteacute de lrsquoentreprise heacutegeacutelienne il est clair que le souhait de laquo recommencer par le commencement raquo ne pouvait aller de pair qursquoavec une deacutemarche logique Tout autre point de deacutepart precircte en effet le flanc agrave la critique Le simple fait que les autres sciences des matheacutematiques agrave la zoologie8 aient un objet et une meacutethode diffeacuterents lrsquoun de lrsquoautre teacutemoigne par exemple drsquoune scission en elles drsquoune deacutecision appelant une justification preacutealable Ce contenu et cette meacutethode dans les sciences en geacuteneacuteral sont au surplus reccedilus de lrsquoexteacuterieur puis adopteacutes sous forme de lemmes On ne demande pas agrave lrsquoarithmeacutetique fait notamment remarquer Hegel dans son Encyclopeacutedie de justifier la neacutecessiteacute du nombre on la lui concegravede sans exiger drsquoexplication Or il est manifeste qursquoune penseacutee pure sans preacutesupposition ne peut se contenter drsquoun tel commencement relatif et le primat de la logique tient justement au fait qursquoelle seule parvienne agrave eacuteviter cet eacutecueil Pour autant que lrsquoon entende bien ce que Hegel deacutesigne par laquo logique raquo agrave savoir une science de la penseacutee ou plus simplement et plus justement la penseacutee se pensant elle‑mecircme le statut insigne de cette discipline srsquoimpose de lui‑mecircme En tant que laquo chemin qui se construit lui‑mecircme raquo la logique est la penseacutee qui gagne la laquo subsistance‑par‑soi et [l]rsquoindeacutependance agrave lrsquoeacutegard du concret9 raquo la penseacutee qui chez soi nrsquoa affaire qursquoagrave elle‑mecircme10

Tacircchons de preacuteciser cette affirmation Le contenu de cette nouvelle logique puisqursquoil est avant de se deacuteployer le simple laquo penser qui conccediloit11 raquo ne peut assureacutement srsquoengendrer qursquoau fil du parcours de la penseacutee Pour lrsquoexaminer il faut ineacutevitablement penser et concevoir Il est donc clair qursquoil ne saurait ecirctre preacutesupposeacute les cateacutegories avec lesquelles opegravere toute penseacutee coiumlncident avec lrsquoentreprise logique elle‑mecircme Lrsquoideacutee est analogue pour ce qui est de la meacutethode logique qui ne correspond agrave rien drsquoautre qursquoaux regravegles et aux lois de la penseacutee Elle ne peut non plus ecirctre reccedilue de lrsquoexteacuterieur dans la mesure ougrave elle est un eacuteleacutement constitutif de la penseacutee qui

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conccediloit crsquoest elle qui la dirige Pour reprendre les mots de Hegel la meacutethode est laquo lrsquoacircme immanente du contenu lui‑mecircme12 raquo La strateacutegie se reacutesume alors ainsi la penseacutee se deacuteployant librement deacutetermine le contenu vivant de la logique et la reacuteflexion de celui-ci en pose et en engendre les regravegles Crsquoest donc dire que la logique possegravede le don unique de pouvoir croicirctre agrave partir drsquoelle‑mecircme ce que confirme au demeurant la SL dans laquelle chaque cateacutegorie est engendreacutee par le simple approfondissement de lrsquoauto‑examen de la penseacutee En ce sens la logique reflegravete parfaitement les aspirations modernes agrave lrsquoautodeacutetermination Lrsquoon pourrait sans doute ecirctre tenteacute drsquoobjecter que la discipline preacutesuppose agrave tout le moins qursquoelle est une science qui se construit elle‑mecircme mais cette reacuteplique est superficielle la logique de fait ignore agrave lrsquoavance ce qursquoelle est Une penseacutee authentiquement libre selon Hegel se retrouve initialement seule et crsquoest justement pourquoi elle ne peut que prendre la forme drsquoune logique drsquoune penseacutee se pensant

Les derniegraveres remarques font voir assez clairement que Hegel reacutecusait lrsquoideacutee drsquoune logique prise comme laquo simple forme drsquoune connaissance raquo devant recevoir sa matiegravere laquo suivant une autre provenance13 raquo Offrir agrave la science une figure pleinement changeacutee impliquait effectivement pour Hegel lrsquoabandon de cette identification reacuteductrice de la logique aux seules conditions formelles de la veacuteriteacute cette seacuteparation naiumlve de la forme et du contenu de la connaissance est une preacutesupposition qui ne peut reacutesister longtemps aux exigences de la philosophie On preacutesuppose dans la logique traditionnelle laquo que le mateacuteriau de la connaissance est preacutesent en et pour soi comme un monde tout precirct en dehors de la penseacutee raquo laquo que la penseacutee est pour elle‑mecircme vide raquo que chacune des deux sphegraveres est laquo seacutepareacutee de lrsquoautre raquo et qursquoil existe une hieacuterarchie entre lrsquoobjet acheveacute pouvant se passer de la logique et la penseacutee prise comme laquo comme forme molle indeacutetermineacutee raquo devant laquo srsquoaccommoder agrave lrsquoobjet14 raquo En clair la logique habituelle interpregravete lrsquoorganisation de la penseacutee comme ce qui srsquoapplique agrave la teneur de la connaissance crsquoest‑agrave‑dire agrave son contenu indeacutependant agrave ses eacutenonceacutes au lieu de voir comme lrsquoeacutetablira agrave terme une logique sans preacutesupposition qursquoelle est laquo la teneur elle‑mecircme15 raquo Si la seacuteparation de la penseacutee et de la reacutealiteacute lorsqursquoelle fut

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initialement accomplie par lrsquoentendement reacutefleacutechissant repreacutesentait le laquo commencement de la connaissance raquo lrsquoerreur des modernes consiste agrave nrsquoavoir pas pousseacute jusqursquoagrave son terme cette reacuteflexion visant agrave deacutepasser lrsquoimmeacutediat concret et agrave le deacuteterminer en srsquoen seacuteparant et ce malgreacute les eacutevidentes contradictions qui la traversent Hegel eacutecrit ainsi avec une pointe drsquoironie que la philosophie de son eacutepoque en cessant de suivre le deacuteploiement de la penseacutee pure jusqursquoagrave lrsquolaquo eacuteleacutevation de la raison au‑dessus des limitations de lrsquoentendement16 raquo a reflueacute

12 La refonte de la logique et le projet kantienCette critique qui cherche sans contredit agrave faire de Kant lrsquoun

des artisans de ce reflux a de quoi surprendre Lrsquoon pourrait en sens contraire ecirctre naturellement porteacute agrave soutenir que la logique pure agrave laquelle aspirait Hegel se retrouvait deacutejagrave dans le programme du criticisme Kant nrsquoa‑t‑il pas clairement fait valoir la neacutecessiteacute premiegravere pour la penseacutee de se connaicirctre elle‑mecircme17 Et en confeacuterant un sens transcendantal au logique la reacutevolution copernicienne de Critique de la raison pure ne reacuteunit‑elle pas lrsquoobjet et la penseacutee La parenteacute des deacutemarches est flagrante et affirmer que Hegel a eacutetabli les grandes lignes de son programme logique en srsquoinspirant de Kant relegraveve aujourdrsquohui du truisme18 Comme Kant Hegel tente drsquoexhiber une logique eacutemergeant directement de la spontaneacuteiteacute de la penseacutee et eacutetant constamment en jeu dans notre expeacuterience Lrsquousage des cateacutegories eacutecrit‑il transparaicirct laquo dans tout comportement naturel de lrsquohomme19 raquo Ce nrsquoest agrave son avis que par la clarification de ces concepts ndash geste tout agrave fait kantien ndash que lrsquoon peut espeacuterer passer drsquoun agir inconscient et disloqueacute agrave un agir intelligent et libre dans la sphegravere de la penseacutee comme dans la sphegravere de lrsquoaction humaine

Srsquoil faut ainsi reconnaicirctre la dette qursquoentretient Hegel agrave lrsquoeacutegard de la doctrine kantienne des cateacutegories chacun sait eacutegalement que le tournant critique examineacute agrave la lumiegravere du problegraveme du commencement nrsquooffrait rien de satisfaisant agrave ses yeux De lrsquoavis de Hegel Kant conserve une vision obstineacutement formaliste de la logique ce qui explique drsquoailleurs le criant manque de justification de ses cateacutegories Examinons le reproche Il est bien connu que le kantisme deacutegage des formes qui ne comportent aucune application

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aux choses en soi mais croyant ecirctre teacutemoins drsquoun tour de force lrsquoon se demande rarement deacuteplore Hegel comment un scheacutema aussi curieux a pu finir par srsquoimposer Cette impossibiliteacute drsquoatteindre la chose ne serait agrave vrai dire que la conseacutequence du maintien des preacutesuppositions drsquoune logique suranneacutee au milieu de perceacutees veacuteritables Il est certes vrai que la logique transcendantale prend ses distances avec lrsquoancienne logique faisant abstraction de son contenu En associant les cateacutegories de lrsquoentendement aux conditions de possibiliteacute de lrsquoexpeacuterience Kant offre agrave celles‑ci une digniteacute indeacuteniable Mais cette promotion puisqursquoelle ne va pas de pair avec un rejet complet de la vieille logique engendre aux yeux de Hegel drsquoabsurdes contradictions Les cateacutegories priveacutees de lrsquointuition sensible demeurent chez Kant des formes vides Et ce dualisme de la forme et du contenu participe au maintien drsquoun autre preacutejugeacute majeur Kant nrsquoenvisage jamais de lester son systegraveme de lrsquoideacutee drsquoun objet indeacutependant et parfaitement accompli la chose en soi Crsquoest ce qui le contraint finalement agrave introduire la sphegravere de lrsquoexpeacuterience pheacutenomeacutenale au sein de laquelle le logique bien qursquoil soit en lui‑mecircme laquo quelque chose de non‑vrai20 raquo car purement formel puisse ecirctre lrsquoun des eacuteleacutements constitutifs drsquoune connaissance leacutegitime On se retrouve alors avec une meacutecanique drsquoune rare incongruiteacute les cateacutegories transcendantales formelles et non‑vraies participeraient drsquoune connaissance vraie qui ne connaicirctrait pourtant pas lrsquoobjet tel qursquoil est en soi Autant dire que la connaissance vraie est quelque chose de non‑vrai et nier le projet mecircme du connaicirctre21 Hegel se permet cette tirade laquo crsquoest comme si on attribuait un discernement juste agrave un homme en ajoutant qursquoil ne serait pourtant pas capable de discerner quoi que ce soit de vrai mais seulement du non‑vrai22 raquo La comparaison illustre de faccedilon eacuteclatante en quoi il est absurde pour la philosophie moderne de continuer agrave preacutesupposer la seacuteparation de lrsquoecirctre et de la penseacutee

La charge heacutegeacutelienne est drsquoautant plus forte qursquoelle souligne avec justesse que tout en octroyant aux cateacutegories une validiteacute pour lrsquoexpeacuterience la critique kantienne nrsquoa opeacutereacute en elles aucune modification Elle les a pour ainsi dire laisseacutees identiques agrave la maniegravere dont les pensait la logique formelle Lrsquoaccusation nrsquoest pas

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mince si Kant a indeacuteniablement changeacute le statut des formes de la penseacutee il nrsquoaurait pas senti la neacutecessiteacute drsquoen changer la figure Bien au contraire il les aurait tout simplement emprunteacutees directement de faccedilon lemmatique agrave lrsquohistoire de la logique et plus particuliegraverement agrave Aristote agrave qui il reprochait ironiquement drsquoavoir eacutetabli la liste des concepts purs de lrsquoentendement agrave la maniegravere drsquoun rhapsode23 Crsquoest ce que Kant au demeurant reconnaicirct lui‑mecircme selon Hegel lorsqursquoil preacutetend trouver chez le Stagirite un laquo preacutecoce achegravevement raquo de la logique et qursquoil eacutevite par le fait mecircme de se lancer dans lrsquoentreprise pour le moins intimidante drsquoune totale refonte de cette science Le fait est que Kant nrsquoa pas examineacute les formes de la penseacutee en et pour elles‑mecircmes preacutefeacuterant supposer qursquoelles eacutepousaient mysteacuterieusement les diffeacuterents types de jugement Il nrsquoa donc pu offrir agrave ces formes une justification plus solide qursquoun simple appel agrave lrsquoexpeacuterience24 On lit effectivement dans le chapitre de la Critique de la raison pure ougrave srsquoopegravere la laquo deacuteduction transcendantale raquo des cateacutegories que du fait que ces cateacutegories sont laquo de cette espegravece et de ce nombre une raison se laisse tout aussi peu fournir qursquoon en peut donner du fait que nous ayons ces fonctions du jugement et non pas drsquoautres ou de ce qui fait que lrsquoespace et le temps sont les seules formes de notre intuition sensible25 raquo Kant aussi eacutetonnant que cela puisse paraicirctre aurait preacutesupposeacute le cœur de sa logique

Crsquoest lagrave au fond lrsquoessentiel du reproche que lui adresse Hegel sa logique ne jouit drsquoaucune neacutecessiteacute parce qursquoelle nrsquoest pas un chemin srsquoauto‑construisant sans intervention exteacuterieure Elle est plutocirct une penseacutee seacuteparant sans raison forme et contenu et donc marqueacutee par des divisions statiques dont ne peut se satisfaire une philosophie veacuteritablement critique En souhaitant avant la mise en marche de la penseacutee laquo deacutejagrave y voir clair dans la connaissance26 raquo Kant srsquoest lui‑mecircme condamneacute agrave deacutevelopper un systegraveme imparfait et truffeacute de preacutejugeacutes Ce nrsquoest pas un hasard si les laquo formes‑de‑penseacutees bien connues raquo sont chez lui laquo comme les os sans vie drsquoun squelette qui plus est reacutepandus en deacutesordre27 raquo Les deacuteterminations de lrsquoentendement nrsquoeacutetant pas dans le systegraveme kantien puiseacutees agrave mecircme la marche libre de la penseacutee elles ne peuvent qursquoapparaicirctre fixes et sans uniteacute organique elles sont mortes Drsquoougrave lrsquourgence drsquoune logique

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absolument deacutepourvue de preacutesuppositions qui en srsquoeacutelaborant agrave partir drsquoelle‑mecircme pourrait dynamiser son contenu en mecircme temps qursquoelle le purifierait

Il a jusqursquoici eacuteteacute montreacute que le projet heacutegeacutelien drsquoune philosophie sans preacutesupposition prend vie dans la SL par lrsquoexposition de lrsquoorganisation de la penseacutee dans son activiteacute immanente et par lrsquoabandon de la conception logique qui srsquoest maintenue pour le dire un peu simplement drsquoAristote jusqursquoagrave Kant La logique heacutegeacutelienne si reacuteputeacutee pour sa complexiteacute nous apparaicirct en fin de compte motiveacutee par une unique ambition reprendre les choses agrave partir drsquoun commencement veacuteritablement pur Pour lrsquoinstant neacuteanmoins ce commencement agrave partir duquel doit ecirctre extrait lrsquoensemble du systegraveme de Hegel demeure fort obscur et nous nous trouvons toujours dans lrsquoimpossibiliteacute drsquoattester de lrsquoabsence veacuteritable de preacutesupposition dans la mise en marche reacuteelle de la penseacutee heacutegeacutelienne Si le programme que nous venons drsquoesquisser offre une profondeur nouvelle aux preacutetentions de Hegel il reste encore agrave voir de quelle maniegravere ce programme se reacutealise

2 Recommencer le commencementIl est en effet indubitablement plus simple drsquoaffirmer que le projet

drsquoune philosophie sans preacutesupposition doit deacutebuter par lrsquoexposition systeacutematique du deacuteveloppement neacutecessaire de la penseacutee que drsquoamorcer lrsquoentreprise logique elle‑mecircme Car ougrave trouvera‑t‑on un commencement absolument pur Et comment srsquoassurer qursquoil ne soit vicieacute par aucun preacutejugeacute Crsquoest dans un court texte intituleacute laquo Par quoi faut‑il faire commencer la science 28 raquo que Hegel expose sa reacuteponse sous la forme drsquoune courte proposition le commencement doit ecirctre lrsquoecirctre pur Le tout meacuterite certes quelques explications puisqursquoune telle reacutefeacuterence agrave laquo lrsquoecirctre raquo ndash concept meacutetaphysique on ne peut plus lourd ndash paraicirct aller en sens contraire du projet drsquoeacutelaborer une philosophie nouvelle ne reposant sur rien drsquoautre qursquoelle‑mecircme Bien qursquoagrave nouveau notre tacircche ne soit pas de justifier ce point de deacutepart il demeure tout de mecircme leacutegitime de chercher agrave fournir la raison de son intelligibiliteacute29 Ce nrsquoest qursquoen eacutecartant les objections qui semblent

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ici entraver le projet de la philosophie heacutegeacutelienne que nous pourrons comprendre de quelle maniegravere il respecte les exigences qui lrsquoaniment

21 Un commencement probleacutematiqueLe deacutesarroi face agrave la difficulteacute de commencer une philosophie

sans preacutesupposition deacutecoule des acquis de la conscience moderne laquo crsquoest seulement dans les temps modernes soutient Hegel que lrsquoon a pris conscience que crsquoest une difficulteacute que de trouver un commencement en philosophie30 raquo Il suffit de retourner en arriegravere pour le constater le point de deacutepart constituait un enjeu bien moins embarrassant pour les Anciens (particuliegraverement pour les penseurs preacutesocratiques remarque Hegel) parce que ces derniers nrsquoavaient drsquointeacuterecirct que pour le principe de toutes choses que pour le commencement laquo objectif raquo de la science Ils ne srsquointeacuteressaient guegravere agrave la maniegravere drsquoentreprendre leurs enquecirctes31 Thalegraves fait de lrsquoeau un principe absolu alors qursquoAnaxagore opte pour le Noucircs mais ni lrsquoun ni lrsquoautre ne meacuteditent sur le commencement laquo en tant qursquoil est quelque chose de subjectif32 raquo Tous deux se lancent dans leurs exposeacutes de maniegravere indiffeacuterente et dogmatique De leur cocircteacute les philosophes modernes refusant de commencer laquo comme en tirant un coup de pistolet33 raquo ne se sentent plus dispenseacutes souligne Hegel de reacutefleacutechir sur la maniegravere de srsquoy prendre dans la connaissance et sur la maniegravere drsquoarriver leacutegitimement agrave un principe premier Lrsquoagir subjectif crsquoest‑agrave‑dire lrsquoacte du connaicirctre lui‑mecircme est compris par eux comme un moment essentiel de la veacuteriteacute ce qui fait en sorte qursquoils ne peuvent plus seacuteparer le choix de ce qui vient en premier et la meacutethode emprunteacutee pour arriver agrave ce choix Hegel nous lrsquoavons expliqueacute se concentre avant tout sur la logique par deacutesir drsquounir la forme et le principe de la philosophie Ainsi lit‑on laquo le principe doit ecirctre aussi commencement et ce qui est le prius pour la penseacutee doit ecirctre aussi ce qui est le premier dans la marche de la penseacutee34 raquo Toute deacutemarche preacuteservant un eacutecart entre le principe de la philosophie et le penser y menant ne peut cela est clair rendre compte de la validiteacute de ce penser initial

Lrsquoexigence moderne incontournable entraicircne neacuteanmoins avec elle une antinomie en apparence insoluble qui est drsquoautant

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plus embecirctante qursquoelle semble miner la possibiliteacute drsquoeacutelaborer une penseacutee sans preacutesupposition Car qui admet que le commencement doit ecirctre quelque chose drsquoabsolument premier selon lrsquoordre de la penseacutee srsquoexpose aux critiques longtemps adresseacutees aux philosophies dogmatiques sans toutefois pouvoir trouver une eacutechappatoire Pourquoi cet immeacutediat-ci et non pas un autre Comment justifier le choix du point de deacutepart et ecirctre certain de son potentiel si plus rien ne doit ecirctre penseacute avant celui‑ci Suivant sa forme le commencement de la philosophie moderne ne peut ecirctre qursquoun objet immeacutediat mais suivant sa nature nous deacutecouvrons qursquoil doit simultaneacutement se preacutesenter comme quelque chose de meacutediatiseacute crsquoest‑agrave‑dire comme preacutesupposant une certaine justification le rendant neacutecessaire et non purement contingent35 Lrsquoune des deux exigences devrait‑elle primer sur lrsquoautre Hegel offre une reacuteponse allant en sens contraire laquo Le commencement de la philosophie doit neacutecessairement ecirctre ou bien quelque chose de meacutediatiseacute ou bien quelque chose drsquoimmeacutediat et il est facile de montrer qursquoil ne peut ecirctre ni lrsquoun ni lrsquoautre du coup lrsquoune ou lrsquoautre maniegravere de commencer trouve sa reacutefutation36 raquo Cette deacuteclaration mecircme apregraves plusieurs relectures ne livre pas drsquoelle‑mecircme son secret Agrave vrai dire pour Hegel il nrsquoy a rien au ciel ou dans la nature ou dans lrsquoesprit qui ne contienne agrave la fois lrsquoimmeacutediateteacute et la meacutediation Mais puisque le rapport entre ces deux opposeacutes ne sera mis au clair qursquoau sein mecircme de la logique il ne peut en commenccedilant contraindre son lecteur agrave le suivre aveugleacutement Il suggegravere donc plutocirct une deacutemarche raisonnable eacuteviter la preacutecipitation et revenir en amont des cateacutegories qui semblent nous bloquer la voie (meacutediat immeacutediat principe objectif principe subjectif etc) pour simplement laquo consideacuterer comment le commencement logique apparaicirct37 raquo Le commencement passe pour impossible aux yeux du sujet philosophant parce que son objection est exteacuterieure au mouvement de la penseacutee Pour deacutenouer lrsquoaporie il faut simplement vouloir entrer dans la science Il faut autrement dit coller agrave lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition et agrave la tacircche preacuteceacutedemment deacutecrite drsquoune logique nrsquoeacutetant que le chemin de la penseacutee srsquoautodeacuteterminant Pour Hegel semble‑t‑il srsquoen tenir au commencement en tant qursquoil doit se produire dans lrsquoeacuteleacutement de la

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penseacutee qui est libre pour elle-mecircme suffira agrave montrer agrave terme que lrsquoantinomie perccedilue est illusoire

Lrsquooubli de cette reacutesolution pourtant peu complexe ndash laisser sa penseacutee se deacuteployer librement ndash engendre encore un paradoxe qui retarde une fois de plus notre entreacutee en la matiegravere Pour les lecteurs de Hegel il est flagrant que le point de vue qursquoadopte la SL crsquoest‑agrave‑dire celui drsquoune penseacutee nrsquoeacutetant plus freineacutee par des oppositions statiques et ayant laquo abandonneacute le savoir qursquoelle avait drsquoelle‑mecircme comme drsquoun ecirctre qui serait en face de lrsquoob‑jectif38 raquo est la veacuteriteacute ultime de la conscience Le savoir pur est de fait le point drsquoorgue de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit (PhE) Lrsquoentreprise logique du fait qursquoelle preacutetende ne srsquoappuyer sur rien cacherait‑elle donc paradoxalement un preacutesupposeacute aussi majeur qursquoun livre entier Hegel affirme sans deacutetour en 1832 que sa logique a laquo la science de lrsquoesprit en son apparaicirctre pour preacutesupposition une preacutesupposition qui contient et exhibe la neacutecessiteacute et par lagrave la preuve de la veacuteriteacute du point de vue constitueacute par le savoir pur39 raquo La logique doit‑on comprendre ne srsquoouvre qursquoagrave la condition que la conscience ait rameneacute agrave elle une exteacuterioriteacute deacutesormais deacutefinie comme la laquo sienne propre40 raquo ce qui paraicirct prouver que le deacuteveloppement drsquoune penseacutee libre ne preacutesupposant plus rien est impossible puisqursquoil exige de maniegravere contradictoire un travail preacutealable de la conscience Sans nier qursquoil srsquoagisse lagrave drsquoun problegraveme interpreacutetatif important il est permis de refuser de situer le commencement de la science heacutegeacutelienne dans les premiegraveres pages de la PhE et de soutenir que la logique ne renonce jamais agrave ecirctre lrsquoexposition drsquoune penseacutee srsquoengendrant elle‑mecircme sans preacutesupposition Comme on peut drsquoailleurs le comprendre en survolant la premiegravere version de la Doctrine de lrsquoecirctre se rapporter agrave la PhE comme agrave lrsquoauthentique commencement de la philosophie ne fait que deacuteplacer le problegraveme dans la mesure ougrave le point de deacutepart de la conscience dans la certitude sensible implique lui aussi deacutejagrave la preacutesupposition (inconsciente) du savoir absolu41 Mais en quel sens degraves lors devrions‑nous comprendre les remarques de Hegel situant son premier ouvrage laquo avant raquo lrsquoentreprise logique

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Puisqursquoelle est souligneacutee dans le cadre drsquoune introduction exteacuterieure agrave la science il apparaicirct plus que plausible que la preacutesupposition qursquoest la marche de lrsquoesprit en son apparaicirctre nrsquoest preacutesupposition que pour lrsquoœil du philosophe deacutejagrave dans lrsquoeacuteleacutement de la science et sondant reacutetrospectivement son cheminement Pour la conscience ordinaire ou pour le philosophe dont la conversion agrave lrsquoheacutegeacutelianisme nrsquoest pas encore parfaitement reacutealiseacutee la PhE est lrsquoinverse drsquoune preacutesupposition elle est lrsquoentreprise venant agrave bout des preacutesuppositions elle est laquo une perte de soi‑mecircme42 raquo Son reacutesultat final demeure laquo purement formel sans contenu propre43 raquo car le savoir vrai en se posant a simultaneacutement nieacute tout savoir pheacutenomeacutenal Crsquoest lagrave le laquo cocircteacute neacutegatif44 raquo de la logique Il est donc coheacuterent de croire que la penseacutee ayant atteint le seuil de la logique apregraves la PhE ne preacutesuppose plus rien Si elle deacutecouvre le savoir pur ce nrsquoest pas agrave ses yeux du moins au sens drsquoune deacuteduction consciente et assumeacutee du point de deacutepart de la science Ce simple jeu de perspectives eacuteclaircit avec succegraves lrsquoun des volets du rapport ambigu entre la PhE et la SL Srsquoil paraicirct exageacutereacute de faire du premier texte un ouvrage dont lrsquoutiliteacute est purement neacutegative lrsquoon peut neacuteanmoins se rallier mecircme du point de vue du philosophe agrave lrsquointerpreacutetation modeacutereacutee faisant de lui une propeacutedeutique45 agrave la science heacutegeacutelienne Nous en revenons alors agrave cette simple ideacutee deacutejagrave reacutepeacuteteacutee mainte fois pour que le commencement issu du savoir pur reste immanent agrave sa science laquo il nrsquoy a rien drsquoautre agrave faire que de consideacuterer ou bien plutocirct en mettant de cocircteacute toutes les reacuteflexions toutes les opinions que lrsquoon a par ailleurs de seulement accueillir ce qui est donneacute46 raquo sans chercher drsquoembleacutee agrave survoler son parcours Lrsquoessentiel pour deacutebuter est de prendre la penseacutee pour elle‑mecircme

22 Lrsquoecirctre pur comme immeacutediateteacute absolueEn clair les multiples faces du problegraveme du commencement

se dissoudront drsquoelles‑mecircmes agrave condition que lrsquoon accepte en un premier temps drsquolaquo oublier sa particulariteacute47 raquo et que lrsquoon prenne pour unique reacutesolution ndash qui peut ecirctre vue comme un vouloir arbitraire48 ndash de laquo consideacuterer la penseacutee en tant que telle49 raquo Ayant fait nocirctre la volonteacute drsquoeacutecarter toute immixtion en la penseacutee et de

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prendre le commencement dans sa pure immeacutediateteacute nous ne savons qursquoune seule chose agrave savoir que ce commencement doit ecirctre un commencement abstrait nrsquoayant aucun fondement connu Et alors apparaicirct enfin de lui-mecircme notre point de deacutepart dans toute son laquo eacutevidence raquo lrsquoimmeacutediateteacute simple dans son expression veacuteritable nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoecirctre pur Cette eacutequation est plus aiseacutee agrave appreacutehender qursquoil nrsquoy paraicirct Il faut simplement eacuteviter drsquoenvisager le concept de lrsquoecirctre pur comme celui drsquoune laquo chose raquo immeacutediate lrsquoecirctre pur nrsquoest pas une substance immeacutediate il est lrsquoimmeacutediat lui-mecircme Car que reste‑t‑il pour la penseacutee se voyant agrave lrsquoœuvre une fois ses preacutesuppositions mises agrave lrsquoeacutecart sinon une ideacutee vague de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral laquo sans aucune deacutetermination ni remplissement suppleacutementaire50 raquo Cet ecirctre pur nrsquoest donc pas lrsquoobjet de la penseacutee libre et Hegel ne cherche pas agrave prouver qursquoil existe une penseacutee inaugurale drsquoun ecirctre ce qui supposerait une distinction impossible dans lrsquoeacuteleacutement du savoir absolu Le commencement de la logique est la penseacutee qui saisit immeacutediatement son ecirctre point Houlgate formule la chose ainsi la penseacutee ayant mis de cocircteacute toute preacutesupposition concernant son propre contenu ne peut penser agrave rien sinon au simple fait qursquoelle est drsquoune maniegravere totalement indeacutetermineacutee et agrave deacuteterminer51 Il importe ici drsquoinsister sur cette totale indeacutetermination afin de preacuteserver la pureteacute voire la laquo vacuiteacute52 raquo du commencement de la philosophie

Agrave proprement parler il faudrait mecircme remarquer que lrsquoecirctre nrsquoest pas un laquo commencement raquo car drsquoougrave tiendrait‑il une quelconque justification pour ce titre Ce nrsquoest qursquoau fil du procegraves de la logique qursquoil la conquerra Crsquoest ce que Hegel confirme en remarquant qursquoune souche de la philosophie critique ndash il pense ici agrave Reinhold ndash a dans son errance exhibeacute cette consideacuteration essentielle que la progression philosophique est en reacutealiteacute laquo une reacutetrogradation ramenant dans le fondement agrave lrsquooriginaire et au vrai dont deacutepend et par quoi est en fait produit ce avec quoi lrsquoon a commenceacute53 raquo La logique nous lrsquoavons deacutejagrave partiellement annonceacute srsquoeacutetablira progressivement sous la forme drsquoun cercle dans lequel ce qui est premier deviendra aussi dernier et ce qui est dernier deviendra aussi premier54 Lrsquoecirctre pur surgit certes comme lrsquoimmeacutediateteacute

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mecircme mais il ne pourra ecirctre justifieacute comme commencement (crsquoest-agrave‑dire devenir meacutediatiseacute) qursquoau terme de la logique lorsque lrsquoideacutee absolue ou lrsquouniteacute concregravete de toutes les cateacutegories confirmera son rocircle initial Lrsquoimportant pour nous nrsquoest pas de comprendre dans le deacutetail comment srsquoeffectuera un tel retour mais plutocirct de voir que cette circulariteacute nous force agrave reconsideacuterer in fine le statut de lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition Crsquoest un critegravere qui vise moins agrave offrir agrave la science des laquo assises pures raquo des laquo fondations raquo pour une entreprise drsquoinspiration geacuteomeacutetrique qursquoagrave permettre au sujet philosophant de srsquoimmiscer dans le mouvement circulaire de la penseacutee Le commencement une fois situeacute dans le tout de la science apparaicirctra de toute faccedilon pour ce qursquoil est vraiment un immeacutediat‑meacutediatiseacute Crsquoest pourquoi Hegel pouvait annoncer en introduisant son texte que le commencement nrsquoest ni simplement meacutediatiseacute ni purement immeacutediat Mais pour nous qui nous arrecirctons aux portes de la logique et qui ne pouvons par conseacutequent envisager qursquoun commencement unilateacuteral lrsquoessentiel est de retenir que lrsquoecirctre pur en tant que point de deacutepart non deacuteveloppeacute deacutepourvu de contenu laquo nrsquoest pas encore dans le commencement veacuteritablement connu55 raquo Il est dans cette optique primordial pour Hegel de reacuteprimer la tentation de dire quelque chose agrave propos de lrsquoecirctre Il nrsquoest ni une substance indeacutetermineacutee ni une matiegravere appelant une forme il est seulement ce qui est totalement vide Bien que cela puisse paraicirctre deacuteroutant Hegel assure qursquoil nrsquoest aucunement besoin laquo de plus amples reacuteflexions et points de jonction56 raquo pour commencer agrave philosopher

Le problegraveme du commencement drsquoune philosophie sans preacutesupposition malgreacute les innombrables remarques devant neacutecessairement lrsquoaccompagner se regravegle ainsi par une reacuteponse tregraves bregraveve la penseacutee pure srsquoidentifie initialement agrave lrsquoecirctre pur Comme nous le mentionnions drsquoentreacutee de jeu lrsquointention de Hegel dans les textes introductifs agrave la SL et par conseacutequent la nocirctre nrsquoeacutetait pas drsquooffrir une justification agrave ce commencement mais drsquoen clarifier le sens qui peut de prime abord paraicirctre admettons‑le brutalement abstrait Le projet heacutegeacutelien drsquoune penseacutee sans preacutesupposition se reacutevegravele plutocirct comme nous venons de le constater brutalement simple

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ConclusionLrsquoon ne saurait eacutevidemment preacutetendre en fin de parcours avoir

effaceacute de maniegravere deacutefinitive les tensions apparentes se trouvant agrave la source du systegraveme heacutegeacutelien Le travail accompli demeure cela dit non neacutegligeable un survol des textes introductifs agrave la SL a permis drsquoeacutetablir sans deacutetour qursquoune philosophie ne preacutesupposant absolument rien pas mecircme son objet ou sa meacutethode prenait initialement la forme pour Hegel drsquoune logique pure ou ce qui est deacutesormais la mecircme chose drsquoune penseacutee posant de faccedilon dynamique son contenu et ses regravegles laquo dans les calmes espaces raquo ougrave laquo parvenue agrave elle‑mecircme raquo elle laquo nrsquo[a] drsquoecirctre que dans elle‑mecircme57 raquo Ce rejet de la logique traditionnelle srsquoil a pu paraicirctre engendrer certaines difficulteacutes relatives au commencement a finalement permis de cerner dans toute sa simpliciteacute le point de deacutepart de la logique heacutegeacutelienne lrsquoecirctre pur Au lieu de constituer un concept laquo axiomatique raquo se retrouvant agrave la base de la logique ce commencement nous lrsquoavons mentionneacute doit ecirctre envisageacute comme une porte drsquoentreacutee dans le cercle de la penseacutee qui est et qui se deacuteveloppe agrave partir et surtout agrave travers lrsquouniteacute de toutes les cateacutegories logiques Cette derniegravere preacutecision est capitale Elle nous oblige en deacutefinitive agrave reacuteeacutevaluer la valeur veacuteritable des doutes que suscite le plus communeacutement le systegraveme absolu de Hegel bien que ce dernier preacutetende deacutevelopper sa philosophie en ne prenant initialement appui sur aucun donneacute reccedilu de maniegravere non critique il est deacutesormais clair que cette preacutetention ne va nullement de pair avec une tentative drsquoeacutechapper agrave la regravegle du ex nihilo nihil fit Penser sans preacutesupposition ne veut pas dire penser agrave partir du vide mais plutocirct penser de maniegravere agrave laisser la penseacutee se deacutevelopper selon son mouvement propre afin de pouvoir en extirper le neacutecessaire contenu Hegel reconnaicirctrait donc sans problegraveme que le commencement de la logique entretient deacutejagrave un certain rapport avec la totaliteacute Mais pour le deacutecouvrir la seule avenue possible est de laisser la penseacutee se deacuteployer librement bref de ne pas preacutejuger la pertinence drsquoune penseacutee systeacutematique Pour le dire encore autrement la SL nous contraint agrave envisager selon une perspective nouvelle lrsquoapparent contraste creacuteeacute par le rapprochement des preacutetentions initiales et du reacutesultat final du systegraveme de Hegel Drsquoun point de vue immanent le

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La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de Hegel

systegraveme de la philosophie heacutegeacutelienne dans son prius ne contient aucune preacutesupposition et crsquoest preacuteciseacutement pourquoi il peut se targuer drsquoentretenir degraves ce prius un eacutetroit rapport avec la totaliteacute

Il va sans dire que le libre deacuteploiement de lrsquoecirctre pur en une science absolue meacuteriterait son propre examen Notons neacuteanmoins que le passage de ce premier concept aux autres cateacutegories logiques dans lrsquooptique heacutegeacutelienne ne devrait poser aucun problegraveme pour autant que lrsquoon accepte en tant que sujet philosophant de laisser ce premier concept se mouvoir et se deacutevelopper en lui‑mecircme et par lui‑mecircme La penseacutee croit Hegel doit assister en spectatrice aux valses de lrsquoIdeacutee sans dicter le chemin agrave suivre58 Ce serait ainsi une erreur de croire que la meacutethode dialectique agrave lrsquoœuvre dans la SL repreacutesente agrave coup sucircr une preacutesupposition injustifieacutee elle est en fait la marche de la Chose mecircme dans toute sa liberteacute une laquo marche sans interruption pure nrsquoaccueillant rien de lrsquoexteacuterieur59 raquo Chaque cateacutegorie lorsque examineacutee attentivement srsquoavegraverera contenir en elle ndash et permettre par le fait mecircme ndash sa propre neacutegation son autre Si la dynamique des engendrements peut varier drsquoune cateacutegorie agrave lrsquoautre il nrsquoen demeure pas moins que la totaliteacute de la science speacuteculative heacutegeacutelienne se deacuteveloppera en preacuteservant agrave chaque nouveau pas sa relation avec lrsquoimmeacutediateteacute premiegravere que nous avons chercheacute agrave exhiber60 Chaque nouvelle cateacutegorie reacutevegravelera une nouvelle tranche du contenu de lrsquoecirctre indeacutetermineacute Crsquoest pourquoi lrsquoon peut affirmer que lrsquolaquo ideacutee absolue raquo qui marque la fin de la SL reacuteunit le contenu entier de lrsquoœuvre au sein de son commencement et vient justifier ce point de deacutepart La totaliteacute se deacutevoile au final comme eacutetant toujours deacutejagrave preacutesente au cœur de la penseacutee

1 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la logique (1817) 2e eacuted trad B Bourgeois Paris Vrin 1979 sect 7 p 158

2 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre trad B Bourgeois Paris Vrin 2015 laquo Preacuteface raquo (1832) p 43

3 Pour un traitement exhaustif de la question du commencement chez Hegel cf Frank Fischbach Du commencement en philosophie Eacutetude sur Hegel et Schelling Paris Vrin 1999

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4 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 81 cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la logique (1830) op cit sect 78 p 342

5 Jean‑Franccedilois Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo dans Archives de philosophie vol 75 no 1 (eacuteteacute 2012) p 205

6 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Preacuteface raquo (1812) p 27

7 Ibid p 288 Cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1817) op cit sect 1 p 1539 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832)

p 6010 Bernard Bourgeois laquo Avant‑propos raquo dans G W F Hegel Science de la

logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 1611 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 4912 Ibid laquo Preacuteface raquo (1812) p 3113 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5014 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5115 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 3816 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5217 Cf Immanuel Kant Critique de la raison pure trad A Renaut Paris

Flammarion 2007 p 65 (AK IV 9)18 Terry Pinkard laquo How Kantian Was Hegel raquo dans The Review of

Metaphysics vol 43 no 4 (juin 1990) p 831 19 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Preacuteface raquo

(1832) p 3320 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5321 Joeumll Biard et al Introduction agrave la lecture de la Science de la logique de

Hegel I Paris Aubier Montaigne 1981 p 1822 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo

(1832) p 5323 Immanuel Kant op cit p 163 (AK III 93 IV 66)24 Richard Winfield Hegelrsquos Science of Logic A Critical Rethinking in

Thirty Lectures Plymouth Rowman and Littlefield Publishers 2012 p 27

25 Immanuel Kant op cit p 206 (AK III 116)26 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑

il commencer la science raquo (1832) p 7927 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 33

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La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de Hegel

28 Les prochaines remarques srsquoappuient plus directement sur la version de 1832 de ce texte

29 Joeumll Biard et al op cit p 1430 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑

il commencer la science raquo (1832) p 7731 Cf Id Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J‑P Lefebvre Paris

Flammarion 2012 laquo Preacuteface raquo p 8032 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 7733 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 77‑7834 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 7835 Cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1817) op cit sect 2 p 15436 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 7737 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 7838 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8039 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8040 Frank Fischbach op cit p 17741 Lrsquoon remarque ainsi un fort paralleacutelisme entre les deux premiers grands

ouvrages de Hegel Jean‑Franccedilois Kerveacutegan parle mecircme drsquoune laquo relation de preacutesupposition circulaire raquo entre les deux livres (loc cit p 201)

42 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit op cit laquo Introduction raquo p 119‑121

43 Bernard Bourgeois loc cit dans G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 12

44 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832) p 66

45 Jean‑Franccedilois Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel Paris Ellipses 2004 p 12

46 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 80

47 Id Leccedilons sur la Logique trad Nueacutee‑Wittmann Paris Vrin 2007 p 35‑36 citeacute par Jean‑Franccedilois Kerveacutegan loc cit p 206

48 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 81

49 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8150 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8151 Stephen Houlgate The Opening of Hegelrsquos Logic West Lafayette

Purdue University Press 2006 p 31 ndash Cette reformulation du premier

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moment de la logique est ouvertement carteacutesienne Lrsquoon se gardera neacuteanmoins sagement drsquoidentifier totalement le doute temporaire de Descartes et le point de vue adopteacute au commencement de la logique heacutegeacutelienne

52 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Ecirctre raquo (1832) p 103

53 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8454 Cf Id Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit op cit p 6955 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 8656 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8757 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 3658 Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1830) op cit EHegadd sect 238 p 62359 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832)

p 6160 Cf Bernard Bourgeois loc cit dans G W F Hegel Science de la

logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 13

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyancesFeacutelix Garieacutepy Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article a pour objectif drsquoexpliciter une conseacutequence du reacutealisme moral Srsquoil y a des faits moraux objectifs et connaissables alors deux pairs eacutepisteacutemiques parfaitement rationnels et parfaitement informeacutes des faits non moraux auront neacutecessairement les mecircmes croyances morales En effet pour tout eacutenonceacute moral de tels individus ideacutealiseacutes sont ou bien en accord ou bien en deacutesaccord Or srsquoils sont en deacutesaccord il devient alors rationnel pour eux de suspendre leur jugement dans la mesure ougrave le simple fait qursquoun pair eacutepisteacutemique entretient une croyance morale contraire agrave la nocirctre suffit pour qursquoon doute de cette derniegravere Conseacutequemment pour tout eacutenonceacute moral ou bien des individus ideacutealiseacutes sont en accord ou bien ils suspendent leur jugement Dans les deux cas il y a convergence

Introduction Lrsquoaide meacutedicale agrave mourir me semble une pratique moralement

acceptable de mecircme que le mariage homosexuel et lrsquoameacutelioration artificielle des capaciteacutes cognitives Dans un dilemme du tramway jrsquoactiverais le levier pour sauver les cinq personnes mais je ne pousserais pas un homme obegravese en bas drsquoun pont pour immobiliser le veacutehicule1 Je suis aussi drsquoavis qursquoil est leacutegitime de mentir dans certaines circonstances et drsquoimposer des sanctions aux criminels Toutes ces croyances morales sont controverseacutees et il y a de bonnes chances que si je continuais la liste de mes opinions je pourrais trouver pour chacune drsquoelle quelqursquoun qui en entretient une contraire

Le fait que la plupart des propositions de lrsquoeacutethique normative fassent objet de deacutesaccords pose un certain problegraveme aux philosophes ndash les reacutealistes moraux ndash qui soutiennent que les questions morales ont

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des reacuteponses objectives et connaissables En effet si ces philosophes ont raison comment expliquer qursquoil y ait autant de deacutesaccords en eacutethique normative Certains drsquoentre eux reacutepondent qursquoil nrsquoy aurait pas de deacutesaccord moral si on srsquoentendait drsquoabord sur les faits non moraux et qursquoon srsquoassurait drsquoecirctre parfaitement rationnel dans nos reacuteflexions2 Autrement dit si le reacutealisme moral est une thegravese vraie alors les croyances morales de deux individus rationnels et informeacutes des faits non moraux devraient converger Crsquoest ce que je vais deacutefendre dans cet article

Les quatre premiegraveres sections seront consacreacutees agrave lrsquoexposition du problegraveme et agrave la deacutefinition des concepts qui le composent Dans la cinquiegraveme je preacutesenterai la position de Sarah McGrath philosophe qui a reacutecemment soutenu une thegravese contraire agrave celle que je mrsquoapprecircte agrave deacutefendre Selon elle le reacutealisme moral peut tregraves bien ecirctre vrai sans que deux individus rationnels et informeacutes des faits non moraux aient les mecircmes croyances morales car la meilleure meacutethode pour justifier des croyances morales permet de justifier des croyances contraires Je tenterai de reacutefuter son argument dans la sixiegraveme section en montrant qursquoelle oublie de consideacuterer que le deacutesaccord lui‑mecircme fait en sorte qursquoil devient rationnel pour deux individus rationnels et informeacutes de suspendre son jugement Je terminerai en consideacuterant une objection possible

1 Reacutealisme moral et rationaliteacute theacuteorique Je comprendrai le reacutealisme moral comme la conjonction des trois

thegraveses suivantes (1) Thegravese ontologique il y a des faits moraux De mecircme que crsquoest un fait que je suis assis au moment ougrave jrsquoeacutecris ces lignes de mecircme crsquoest un fait si oui ou non il est moralement permis de torturer un prisonnier de guerre pour obtenir des informations De plus ces faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux3 Que faut‑il comprendre par lagrave La valeur de veacuteriteacute drsquoeacutenonceacutes moraux est tregraves souvent fonction de faits non moraux lrsquoimportance de lrsquoinformation reacuteveacuteleacutee par la torture est par exemple un fait non moral dont semble deacutependre le caractegravere eacutethique de ce geste Les faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux au sens ougrave la valeur de veacuteriteacute des eacutenonceacutes moraux ne deacutepend jamais uniquement de faits non moraux

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

(2) Thegravese seacutemantique les eacutenonceacutes moraux ont une valeur de veacuteriteacute et ils sont vrais si et seulement srsquoils repreacutesentent correctement les faits moraux En ce sens ils sont objectifs car leur valeur de veacuteriteacute ne varie pas en fonction des personnes qui les prononcent Cela implique drsquoailleurs que lorsqursquoon pose un jugement moral on affirme au moins une croyance On ne fait pas qursquoexprimer des attitudes non‑cognitives comme des sentiments des deacutesirs des approbations ou des deacutesapprobations

(3) Thegravese aleacutethique certains eacutenonceacutes moraux sont vrais Il est important de le speacutecifier puisqursquoil est possible drsquoaccepter les deux premiegraveres thegraveses tout en maintenant qursquoaucun eacutenonceacute moral nrsquoest vrai comme le font les philosophes qui adhegraverent agrave la theacuteorie de lrsquoerreur4

On distingue souvent la rationaliteacute pratique de la theacuteorique Grossiegraverement on peut dire que la premiegravere nous informe de ce qursquoil faut faire et la seconde de ce qursquoil faut croire La premiegravere vise la bonne action lrsquoautre vise un but eacutepisteacutemique qursquoon comprend tantocirct comme laquo la veacuteriteacute raquo tantocirct comme la meilleure explication tantocirct comme un ensemble de croyances justifieacutees

Lrsquoeacutethique normative est au premier chef une affaire de rationaliteacute pratique La recherche dans cette discipline a toujours pour but de nous aider agrave mieux agir agrave accomplir des actions bonnes et rationnelles agrave mieux mener nos vies Or une caracteacuteristique particuliegravere du reacutealisme moral est que lorsqursquoon y adhegravere on est ameneacute agrave renforcer le rocircle que joue en eacutethique normative la rationaliteacute theacuteorique En effet du moment ougrave on pense qursquoil est possible drsquoavoir des croyances morales vraies lrsquoeacutethique devient aussi une recherche theacuteorique qui doit deacutecouvrir des veacuteriteacutes morales et les repreacutesenter correctement par des eacutenonceacutes

Bien que le reacutealisme moral deacutedouble ainsi lrsquoobjectif de lrsquoeacutethique normative la viseacutee theacuteorique reste semble‑t‑il subordonneacutee agrave la pratique puisqursquoon veut connaicirctre lrsquohypotheacutetique veacuteriteacute morale uniquement pour srsquoy conformer dans nos actions Le lien entre faits moraux et normativiteacute est drsquoailleurs agrave la source drsquoune controverse importance en meacutetaeacutethique que Christine Korsgaard appelle laquo la question normative5 raquo laquo Srsquoil est seulement factuel qursquoune certaine

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action est bonne un fait qursquoon peut appliquer ou pas agrave la deacutelibeacuteration alors il reste agrave savoir si on doit lrsquoappliquer6 raquo Dans ce travail je ne chercherai pas agrave reacutepondre agrave la question normative Plutocirct mon inteacuterecirct se portera exclusivement sur la dimension theacuteorique de lrsquoeacutethique crsquoest‑agrave‑dire sur lrsquoeacutethique en tant que recherche de croyances morales vraies etou justifieacutees

2 Convergence Mon objectif est de deacutefendre la thegravese suivante si le reacutealisme moral

est vrai alors des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales Je ferai reacutefeacuterence agrave cette thegravese avec lrsquoabreacuteviation RRC pour laquo reacutealisme requiert convergence raquo Dans cette section je preacuteciserai les diffeacuterents eacuteleacutements de cette thegravese

Je consideacutererai drsquoabord que si quelqursquoun croit que p alors il juge que p Lrsquoargument que je construirai ne deacutepend pas de cette assimilation du jugement moral agrave la croyance morale je lrsquoopegravere uniquement pour simplifier le propos De plus si deux personnes ont les mecircmes croyances agrave lrsquoeacutegard drsquoun eacutenonceacute je dirai qursquoelles convergent ou qursquoelles sont en accord Si elles nrsquoont pas les mecircmes croyances elles divergent ou sont en deacutesaccord Enfin puisqursquoune croyance est une attitude propositionnelle je dirai qursquoelle est morale si et seulement si son contenu propositionnel est un eacutenonceacute moral Quant agrave la notion drsquoeacutenonceacute moral je juge correct de la laisser indeacutefinie car je ne crois ni que cela nuira agrave mon exposeacute ni que mon argument deacutepende drsquoune conception particuliegravere de lrsquoeacutenonceacute moral

Deux individus sont des pairs eacutepisteacutemiques (1) srsquoils ont des capaciteacutes intellectuelles semblables de sorte que les jugements qursquoils posent dans un certain domaine mdash lrsquoeacutethique en occurrence mdash ont des probabiliteacutes similaires drsquoecirctre vrais et (2) si chacun drsquoeux sait que lrsquoautre lui est eacutequivalent en ce sens Je preacutecise ainsi que ce sont des pairs eacutepisteacutemiques qui ont des croyances morales similaires car sans cela la supeacuterioriteacute intellectuelle de lrsquoun sur lrsquoautre pourrait ecirctre cause de deacutesaccord ce qui reacutefuterait automatiquement RRC

Un individu ideacutealiseacute est agrave la fois parfaitement informeacute des faits non moraux pertinents (clause drsquoinformation) et parfaitement rationnel quant agrave la reacuteflexion eacutethique (clause de rationaliteacute) Si je pose la clause

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

drsquoinformation crsquoest encore une fois pour eacuteviter que la thegravese RRC ne soit trivialement fausse En effet dans la mesure ougrave comme nous lrsquoavons vu la valeur de veacuteriteacute drsquoun eacutenonceacute moral deacutepend tregraves souvent de donneacutees empiriques lrsquoignorance de ces donneacutees peut ecirctre agrave la source drsquoun deacutesaccord Par exemple il nrsquoy aura probablement pas drsquoentente agrave propos du statut eacutethique drsquoun nouvel impocirct sur le revenu srsquoil nrsquoy a pas drsquoabord entente agrave propos des conseacutequences concregravetes de cette mesure7

La clause de rationaliteacute a la mecircme fonction Sans mecircme deacutefinir rigoureusement laquo rationaliteacute raquo on peut deacutejagrave se figurer que si de deux personnes lrsquoune eacutetait complegravetement irrationnelle on ne devrait pas srsquoattendre agrave ce que leurs croyances morales soient les mecircmes Par exemple en admettant tregraves hypotheacutetiquement que quelqursquoun est rationnel seulement si entre autres il ne commet par drsquoerreur dans ses modus ponens et que telle croyance morale est le produit drsquoun modus ponens alors deux pairs eacutepisteacutemiques ne convergeraient pas neacutecessairement agrave propos de cette croyance si lrsquoon ne posait pas la clause de rationaliteacute

La thegravese RRC ne stipule pas que les individus ideacutealiseacutes sont parfaitement rationnels mais parfaitement rationnels quant agrave la reacuteflexion eacutethique Deux raisons motivent cette preacutecision Premiegraverement elle sert agrave isoler la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique Il mrsquoest seulement neacutecessaire que les pairs eacutepisteacutemiques soient rationnels dans la formation de leurs croyances morales il nrsquoimporte pas qursquoils nrsquoagissent pas en fonction de ces croyances (possible irrationaliteacute pratique) ou qursquoils croient que le geacuteneacuteral Wolfe avait 5431 cheveux (possible irrationaliteacute quant agrave la reacuteflexion historique) Je veux ainsi eacuteviter une confusion potentielle Crsquoest un peu comme si on disait laquo lrsquoaction de boire la ciguumle agrave minuit a causeacute la mort de Socrate raquo le fait que ce soit agrave minuit nrsquoa rien agrave voir dans la relation de causaliteacute donc inclure laquo agrave minuit raquo dans lrsquoeacutenonceacute peut porter agrave confusion De mecircme parler de personnes parfaitement rationnelles et non de personnes parfaitement rationnelles quant agrave la reacuteflexion eacutethique peut obscurcir la discussion en sous‑entendant que la rationaliteacute pratique ou la rationaliteacute au sens large sont impliqueacutees dans la convergence des croyances La deuxiegraveme raison est qursquoil

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est beaucoup moins ambitieux de deacutefinir la rationaliteacute quant agrave la reacuteflexion eacutethique que la rationaliteacute tout court

La rationaliteacute theacuteorique eacutetant avant tout une affaire de croyance rationnelle il me semble relativement prudent drsquoaffirmer qursquoun individu ideacutealiseacute est parfaitement rationnel quant agrave la reacuteflexion eacutethique srsquoil nrsquoentretient que des croyances morales rationnelles Ma proposition est relativement simple une croyance morale est rationnelle si et seulement si elle est justifieacutee par la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique8 Notons qursquoune croyance rationnelle peut ainsi ecirctre fausse Par exemple si la meilleure meacutethode en histoire nous demande de consideacuterer attentivement toutes les sources eacutecrites avant de poser un jugement alors il est irrationnel de croire que le geacuteneacuteral Wolfe avait 5431 cheveux mecircme srsquoil est vrai que son cracircne eacutetait couvert drsquoexactement 5431 cheveux (je suppose que les textes drsquoeacutepoque ne nous informent pas de ce fait)

On peut degraves lors expliciter ma thegravese Imaginons deux individus ideacutealiseacutes qui connaissent tous les faits non moraux pertinents agrave une reacuteflexion morale Ils ont des capaciteacutes cognitives similaires et se reconnaissent entre eux comme des eacutegaux intellectuels De plus chacun drsquoeux nrsquoentretient que des croyances morales rationnelles crsquoest‑agrave-dire des croyances justifieacutees par la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique Je suis drsquoavis que si le reacutealisme moral est vrai alors de tels individus auront neacutecessairement les mecircmes croyances morales

3 Lrsquoapproche descriptive et lrsquoapproche normative Agrave lrsquoencontre de ma thegravese on pourrait penser que la convergence

de pairs eacutepisteacutemiques est un fait empirique pouvant faire lrsquoobjet drsquoune expeacuterimentation et que ce faisant on pourrait infirmer ou non le reacutealisme moral en deacuteployant un argument comme le suivant

1 Si le reacutealisme moral est vrai alors des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales

2 Il est faux que des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales

3 Le reacutealisme moral est faux9

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

Confirmer RRC reviendrait donc agrave parcourir le monde agrave la recherche de pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes et rationnels et agrave deacuteterminer si leurs croyances morales sont les mecircmes Certains ont tenteacute de construire un argument de ce genre en se servant de cas documenteacutes par des recherches anthropologiques10 Je ne crois cependant pas qursquoune telle approche descriptive soit tregraves prometteuse parce qursquoelle bute contre au moins deux difficulteacutes majeures

La premiegravere est de connaicirctre les faits non moraux pertinents En effet comment srsquoassurer que deux personnes sont parfaitement informeacutees des faits non moraux si on ne connaicirct pas soi‑mecircme ces faits Le problegraveme est que tregraves souvent ils sont assez complexes Par exemple un deacutesaccord moral agrave propos drsquoune nouvelle taxe est peut‑ecirctre causeacute par un deacutesaccord sur ses conseacutequences socio‑eacuteconomiques Certains considegraverent mecircme que parmi les faits non moraux pertinents on compte des faits meacutetaphysiques concernant par exemple le statut ontologique de lrsquoacircme apregraves la mort ou drsquoun fœtus avant la naissance Or connaicirctre les conseacutequences socio‑eacuteconomiques drsquoune mesure ou le statut meacutetaphysique drsquoun fœtus est loin drsquoecirctre une tacircche facile voire possible11

Une seconde difficulteacute mdash qui mrsquoapparaicirct plus grave mdash est de trouver deux collegravegues eacutepisteacutemiques qui satisfont la clause de rationaliteacute Plus haut jrsquoai donneacute une deacutefinition formelle de la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique est rationnelle la personne dont les croyances morales sont justifieacutees par la meilleure meacutethode de recherche eacutethique Or pour pouvoir veacuterifier la convergence il faut drsquoabord deacutefinir la meilleure meacutethode puis prouver empiriquement qursquoun individu est agrave un moment donneacute parfaitement rationnel Par exemple supposons que notre meilleure meacutethode de recherche en eacutethique justifie seulement les jugements poseacutes par des individus qui sont en eacutetat de mener une reacuteflexion eacutethique correcte La veacuterification de ce critegravere requiert un accegraves aux eacutetats mentaux des individus comment srsquoy prend-on Fort possiblement la veacuterification empirique de la rationaliteacute demandera souvent de deacuteterminer si telle personne a tel eacutetat mental agrave tel moment ce qui semble assez probleacutematique12

Pour eacuteviter ces difficulteacutes je favoriserai une approche normative qui reacuteduit RRC agrave un problegraveme normatif Je ne chercherai pas agrave

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savoir si des individus ideacutealiseacutes convergent bel et bien mais srsquoils doivent converger en admettant le reacutealisme moral Compte tenu de ma deacutefinition de la rationaliteacute la question est alors la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique exige‑t‑elle de deux pairs eacutepisteacutemiques qursquoils aient des croyances morales convergentes La thegravese RRC est une reacuteponse positive agrave cette question

4 Meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi Dans son article Moral Realism Without Convergence Sarah

McGrath soutient que dans une perspective reacutealiste deux individus peuvent tregraves bien ecirctre rationnels et ne pas partager les mecircmes croyances morales puisque la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique permet de justifier des jugements moraux contraires La rationaliteacute nrsquoexige donc pas drsquoeux la convergence13 Avant drsquoexaminer cette proposition il est neacutecessaire de se pencher sur la question de la meilleure meacutethode En existe‑t‑il une si oui quelle est‑elle

Selon plusieurs philosophes14 la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi mdash legs de Nelson Goodman15 et surtout de John Rawls16 mdash est la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique Dans les mots de T M Scanlon laquo cette meacutethode si elle est bien comprise est la meilleure faccedilon de former ses opinions agrave propos de la morale et de beaucoup drsquoautres sujets Voire crsquoest la seule meacutethode deacutefendable les autres sont illusoires17 raquo McGrath prend pour acquis que la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi est une bonne faccedilon de justifier des croyances morales je ferai comme elle

On peut diviser cette meacutethode en trois eacutetapes18 La premiegravere est de former un ensemble de jugements moraux bien peseacutes (considered judgments) Ce qui rend un jugement moral bien peseacute ce nrsquoest pas son contenu mais lrsquoattitude de celui qui le pose Pour Scanlon un jugement bien peseacute doit neacutecessairement ecirctre laquo quelque chose qui me semble clairement ecirctre vrai lorsque je reacutefleacutechis au sujet dans de bonnes conditions pour poser des jugements de la sorte19 raquo Bref nous formulons une seacuterie drsquoeacutenonceacutes moraux qui nous semblent intuitivement avoir une tregraves forte creacutedibiliteacute pourvu que nous soyons en eacutetat de raisonner correctement ce qui suppose que nous ayons laquo la capaciteacute lrsquoopportuniteacute et le deacutesir de parvenir agrave une deacutecision

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correcte20 raquo Ces jugements bien peseacutes forment le point de deacutepart de la meacutethode

La deuxiegraveme eacutetape est drsquoanalyser ces eacutenonceacutes moraux Cela implique avant tout la recherche de principes plus geacuteneacuteraux qui en rendent compte laquo des principes tels que si quelqursquoun avait essayeacute de les appliquer directement au lieu de deacutecider ce qui est le cas agrave propos du sujet en question il aurait eacuteteacute conduit aux mecircmes jugements consideacutereacutes21 raquo On analyse ensuite lrsquoensemble de nos jugements bien peseacutes et de nos principes qui en rendent compte afin drsquoy deacuteceler les inconsistances ce qui arrive ineacutevitablement

La troisiegraveme eacutetape consiste agrave apporter les modifications neacutecessaires agrave nos jugements moraux bien peseacutes et aux principes qui en rendent compte afin drsquoeacuteviter les inconsistances reacuteveacuteleacutees agrave la deuxiegraveme eacutetape On est ainsi conduit agrave abandonner certaines croyances agrave en modifier et agrave en ajouter drsquoautres Pour tester ces modifications on retourne agrave la deuxiegraveme eacutetape et on recommence le mecircme processus

Le but est de parvenir agrave un ensemble consistant de croyances morales On dit que des croyances qui forment un tel ensemble sont en eacutetat drsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et qursquoun eacutequilibre reacutefleacutechi est large (wide) si pour y parvenir on a tenu compte agrave la deuxiegraveme eacutetape de toutes les theacuteories morales et tous les arguments qui les soutiennent (cet aspect dialectique de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large reviendra dans la sixiegraveme section) Enfin on peut dire que lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large est lrsquoobjectif ultime de la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique Il srsquoagit lagrave drsquoun ideacuteal qursquoil est vraisemblablement impossible drsquoatteindre22 mais vers lequel la recherche eacutethique doit neacuteanmoins tendre

Un dernier point important reste agrave faire la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi fait appel agrave la capaciteacute des individus agrave eacutevaluer intuitivement crsquoest‑agrave‑dire de faccedilon non‑deacuteductive la creacutedibiliteacute de certains eacutenonceacutes On doit en effet agrave la premiegravere eacutetape du processus assigner intuitivement un degreacute de creacutedibiliteacute agrave certains eacutenonceacutes afin qursquoils forment le point de deacutepart de la meacutethode La troisiegraveme eacutetape aussi nous demande de poser des jugements intuitifs car la remarque de Quine srsquoy applique dans un ensemble drsquoeacutenonceacutes laquo on peut preacuteserver la veacuteriteacute de nrsquoimporte quel eacutenonceacute si on fait les ajustements neacutecessaires ailleurs dans lrsquoensemble [hellip] aucun

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eacutenonceacute nrsquoest agrave lrsquoabri de la reacutevision23 raquo Lorsque la meacutethode nous reacutevegravele une incoheacuterence dans lrsquoensemble de nos croyances morales on doit choisir laquelle abandonner Le plus souvent un tel choix repose sur une intuition quant agrave la creacutedibiliteacute de deux jugements moraux en conflit

Il faut bien voir ce que cela implique La variation des eacutenonceacutes qui composent un eacutequilibre reacutefleacutechi est fonction de deux variables seulement les intuitions qui deacuteterminent quels jugements sont bien peseacutes et les intuitions qui nous font choisir quels jugements modifier ou abandonner lorsqursquoil y a incoheacuterence Concregravetement il y a beaucoup plus de variables pertinentes mais dans le cadre theacuteorique que jrsquoai mis en place elles sont fixeacutees Par exemple nos croyances morales deacutependent pratiquement de nos capaciteacutes intellectuelles Il srsquoagit donc drsquoune variable dont nos croyances morales sont concregravetement fonction Or dans RRC on ideacutealise les individus de faccedilon agrave controcircler cette variable afin drsquoen faire une constante Les uniques variables qui ne sont pas controcircleacutees sont les intuitions morales Conclusion seules des intuitions morales peuvent faire diverger deux pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes

5 Le reacutealisme moral ne requiert pas la convergence McGrath se pose la question suivante laquo deux individus diffeacuterents

qui emploient impeccablement la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi convergeraient-ils sur un unique eacutequilibre reacutefleacutechi 24 raquo Elle croit que non Drsquoun cocircteacute la deacutefinition drsquoun jugement bien peseacute est assez souple pour permettre un nombre indeacutefini de points de deacutepart diffeacuterents car des personnes rationnelles peuvent tout agrave fait poser des jugements bien peseacutes diffeacuterents De lrsquoautre agrave la troisiegraveme eacutetape de la meacutethode rien nrsquoindique que deux individus parfaitement rationnels auront les mecircmes intuitions quant agrave la creacutedibiliteacute de deux jugements qui sont en contradiction Pour lrsquoillustrer McGrath nous demande drsquoimaginer la situation drsquoun meacutedecin qui a lrsquooccasion de tuer secregravetement son patient innocent afin de reacutecolter ses organes et de sauver deux autres personnes Eacutevidemment un heacuteritier intellectuel de Kant srsquoopposerait farouchement agrave cet acte Pourtant

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

Quelqursquoun avec des sympathies utilitaristes pourrait poser parmi ses jugements bien peseacutes un jugement selon lequel le docteur du sceacutenario envisageacute nrsquoa pas seulement la permission mais doit reacutecolter les organes du patient sans aucun doute ce jugement est consistant avec ses autres croyances Compte tenu de ces diffeacuterences radicales il semble tregraves peu probable que la meilleure faccedilon pour chaque individu de parvenir agrave la coheacuterence parfaite de ses propres jugements moraux les fera converger vers le mecircme ensemble de croyances25

On peut srsquoimaginer une panoplie drsquoautres expeacuteriences de penseacutee dans le genre le dilemme du tramway celui de lrsquoavortement celui du suicide assisteacute celui de lrsquoameacutelioration geacuteneacutetique etc Dans chaque cas les seules variables qui influencent lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large sont les intuitions et celles‑ci peuvent tregraves bien diffeacuterer drsquoun individu rationnel agrave lrsquoautre Conseacutequemment il est tout agrave fait possible que deux croyances morales contraires soient entretenues rationnellement pourvu que chacune drsquoelle fasse partie drsquoun eacutequilibre reacutefleacutechi large RRC semble ainsi ecirctre reacutefuteacutee

6 Le reacutealisme moral requiert la convergence Jrsquoexposerai maintenant mon argument La premiegravere chose agrave

noter est que deux individus ont les mecircmes croyances morales si et seulement si agrave lrsquoeacutegard de tout eacutenonceacute moral tous les deux le croient vrai tous les deux le croient faux ou tous les deux sont agnostiques Lrsquoagnosticisme peut se reacuteduire agrave trois attitudes26 quelqursquoun est agnostique par rapport agrave un eacutenonceacute p si et seulement srsquoil ne croit pas que p est vrai il ne croit pas que p est faux et il croit que p a une valeur de veacuteriteacute On peut donc dire que deux individus convergent srsquoils sont tous les deux agnostiques ou en drsquoautres termes srsquoils suspendent leur jugement par rapport agrave un eacutenonceacute

Il srsquoensuit que par rapport agrave tout eacutenonceacute moral p et pour tout individu ideacutealiseacute a1 et a2 qui sont des pairs eacutepisteacutemiques qui megravenent une reacuteflexion eacutethique impeccable selon la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi il y a neuf possibiliteacutes

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1 a1 croit que p a2 croit que p 2 a1 croit que notp a2 croit que notp3 a1 croit que p a2 croit que notp 4 a1 croit que notp a2 croit que p 5 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 est agnostique par rapport agrave p6 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 croit notp7 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 croit p8 a1 croit p a2 est agnostique par rapport agrave p9 a1 croit notp a2 est agnostique par rapport agrave p

Notons tout de suite que si (1) (2) ou (5) il y a convergence Ce sont les cas (3) (4) (6) (7) (8) et (9) qursquoil faut eacutetudier Intuitivement il semble que la question agrave se poser est les sceacutenarios (3) (4) (6) (7) (8) et (9) sont‑ils possibles Comme on lrsquoa vu McGrath reacutepond que compte tenu de la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi chacune des neuf options preacuteceacutedentes est possible Elle en conclut la fausseteacute de RRC Je lui accorde son point il est tout agrave fait possible de mener correctement une reacuteflexion eacutethique selon la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et drsquoarriver agrave p ou agrave notp

Je crois cependant que cette question concernant la possibiliteacute de divergence nrsquoest pas suffisante Il me semble tout aussi neacutecessaire de consideacuterer la reacuteaction des individus ideacutealiseacutes lorsque ceux-ci apprennent que leur pair eacutepisteacutemique ne parvient pas au mecircme eacutequilibre reacutefleacutechi qursquoeux Une telle confrontation des jugements contraires arrive neacutecessairement puisque lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi auquel parviennent a1 et a2 est large donc prend assureacutement en compte le point de vue de lrsquoautre

Dans plusieurs situations un deacutesaccord avec un pair par rapport agrave un eacutenonceacute est une information qui influence lrsquoattitude rationnelle agrave adopter agrave lrsquoeacutegard de cet eacutenonceacute Consideacuterons par exemple un cas qursquoenvisage David Christensen

Supposons que nous allions dicircner tous les cinq Il vient le temps de payer alors on se demande agrave combien srsquoeacutelegraveve ce que chacun de nous doit deacutebourser Nous pouvons tous voir clairement la facture nous sommes drsquoaccord pour donner 20 de pourboire et pour seacuteparer eacutegalement le coucirct total hellip

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

Je calcule dans ma tecircte et conclus avec confiance que chacun doit payer 43 $ Or un ami fait le mecircme calcul et conclut avec confiance que le montant est plutocirct de 45 $ Comment devrais‑je reacuteagir en apprenant sa croyance27

Crsquoest lagrave je crois un bon exemple drsquoune situation ougrave lrsquoagnosticisme est conseacutequence drsquoun deacutesaccord Supposons maintenant qursquoon puisse deacutemontrer que lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoil y a deacutesaccord moral entre pairs eacutepisteacutemiques est lrsquoagnosticisme Dans ce cas il semble que McGrath aurait tort En effet en eacutetant agnostiques a1 et a2 convergeraient puisque chacun drsquoeux aurait la mecircme attitude quant agrave p ils ne croiraient pas que p ils ne croiraient pas que notp mais ils croiraient que p a une valeur de veacuteriteacute En conseacutequence la thegravese RRC serait vraie Ce sera ma strateacutegie

Ainsi nous sommes ameneacutes agrave glisser de la meacutetaeacutethique vers lrsquoeacutepisteacutemologie La question agrave se poser devient si le reacutealisme moral est vrai quelle est lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoun pair eacutepisteacutemique a une croyance morale justifieacutee contraire agrave la nocirctre (elle aussi justifieacutee)

En eacutepisteacutemologie du deacutesaccord deux perspectives srsquoopposent Agrave un bout du spectre on soutient qursquoil est rationnel que deux pairs eacutepisteacutemiques en deacutesaccord accordent autant de creacutedibiliteacute agrave leur jugement qursquoagrave celui de lrsquoautre et soient agnostiques crsquoest le conciliationnisme28 Agrave lrsquoautre bout on soutient plutocirct qursquoil est rationnel dans certains cas qursquoaucun des partis en deacutesaccord nrsquoaccorde de creacutedibiliteacute au jugement de lrsquoautre Srsquoil se trouve que les conciliationnistes ont raison alors mon argument se bouclerait et la thegravese RRC serait vraie puisque la rationaliteacute prescrirait agrave a1 et a2 la suspension du jugement Or le conciliationnisme est cible de tellement de critiques qursquoil me semble peu prudent drsquoen deacutependre29 Le problegraveme est que je nrsquoai ni lrsquoespace ni les capaciteacutes pour me lancer dans lrsquoaregravene et deacutefendre tel ou tel camp Bref mon argument deacutepend de la solution agrave un problegraveme eacutepisteacutemologique et il mrsquoest impossible de reacutesoudre ce problegraveme Comment sortir de lrsquoimpasse

Je choisis de prendre position aux cocircteacutes de Thomas Kelly et son laquo point de vue de la totaliteacute des preuves30 raquo Pourquoi cette thegravese et

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pas une autre Premiegraverement parce que le point de vue de la totaliteacute des preuves me semble un juste milieu qui contourne la plupart des difficulteacutes auxquelles font face les extrecircmes Deuxiegravemement Scanlon reacutealiste notoire adhegravere explicitement agrave ce point de vue31 On ne pourra donc pas me reprocher de deacutefendre une thegravese qui nuit drsquoembleacutee au reacutealisme Dans le reste de cette section je preacutesenterai la solution de Kelly au problegraveme du deacutesaccord entre pairs eacutepisteacutemiques puis lrsquoappliquerai agrave notre cas de deacutesaccord moral

Selon le point de vue de la totaliteacute des preuves lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoil y a deacutesaccord est fonction de lrsquoensemble des preuves qui supportent cette attitude Le fait qursquoun pair eacutepisteacutemique soit en deacutesaccord avec notre jugement est une preuve parmi une seacuterie drsquoautres En lui-mecircme le deacutesaccord ne suffit pas a priori pour entraicircner la suspension du jugement Lorsqursquoil y a divergence il revient plutocirct agrave chacun des partis qui srsquoopposent drsquoeacutevaluer si dans le contexte le deacutesaccord est une preuve suffisamment forte pour qursquoil soit rationnel drsquoecirctre agnostique32

Lrsquoavantage du point de vue de la totaliteacute des preuves est sa flexibiliteacute Dans certains cas lorsque les preuves supportent autant une croyance que son contraire crsquoest la suspension du jugement qui est prescrite Kelly donne lrsquoexemple drsquoun matheacutematicien qui prouve une conjecture et qui est absolument certain que sa preuve est fondeacutee Ce matheacutematicien la soumet agrave la communauteacute acadeacutemique qui croit agrave lrsquounanimiteacute qursquoil srsquoest trompeacute Dans ce cas le deacutesaccord semble ecirctre assez fort pour que la suspension du jugement soit exigeacutee du matheacutematicien lui‑mecircme malgreacute sa tregraves forte intuition qui appuie sa preuve33 Agrave lrsquoinverse dans drsquoautres cas crsquoest lrsquoentecirctement qui est rationnel Si un repas a coucircteacute 50 $ que je calcule le pourboire de 15 agrave 750 $ mais qursquoun pair eacutepisteacutemique le calcule plutocirct agrave 51 $ il serait absurde de mon point de vue drsquoaccorder agrave son jugement autant de creacutedibiliteacute qursquoau mien compte tenu des preuves (je crois avec une confiance maximale qursquoun pourboire ne peut pas ecirctre supeacuterieur au coucirct du repas)34

Soit a1 et a2 des pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes des faits non moraux et parfaitement rationnels quant agrave la reacuteflexion eacutethique j le jugement moral que pose a1 notj le jugement moral que

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

pose a2 i lrsquointuition de a1 qui appuie j noti lrsquointuition de a2 qui appuie notj Je chercher agrave savoir si a1 et a2 doivent suspendre leur jugement

Pour reacutepondre en srsquoaidant de la thegravese de Kelly il faut deacuteterminer si du point de vue de a1 et de a2 les preuves qui appuient j sont aussi fortes que celles qui appuient notj Si crsquoest le cas alors la suspension du jugement est requise Je rappelle encore une fois que conformeacutement agrave ce qui a eacuteteacute eacutetabli agrave la quatriegraveme section le deacutesaccord moral est ducirc uniquement agrave une divergence des intuitions morales pas agrave des calculs mentaux agrave des abductions ou agrave des perceptions sensorielles Dans une situation de deacutesaccord entre deux pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes seulement trois facteurs influencent lrsquoattitude rationnelle agrave adopter

Point de vue de a1

Preuves qui peuvent appuyer j Preuves qui peuvent appuyer notj(1) j est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(1) j nrsquoest pas justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(2) i est lrsquointuition de a1 (Du point de vue de a1 le fait qursquoil ait lui‑mecircme lrsquointuition i est une preuve en faveur de j de mecircme en calcul mental le fait que je sois parvenu agrave une reacuteponse est agrave mes yeux une preuve qui appuie cette reacuteponse)

(2) i nrsquoest pas lrsquointuition de a1

(3) Nos pairs eacutepisteacutemiques posent j

(3) Nos pairs eacutepisteacutemiques ne posent pas j

Point de vue de a2

Preuves qui peuvent appuyer notj Preuves qui peuvent appuyer j(1) notj est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(1) j est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(2) noti est lrsquointuition de a2 (2) noti nrsquoest pas lrsquointuition de a2(3) Les pairs eacutepisteacutemiques de a2 posent notj

(3) Les pairs eacutepisteacutemiques de a2 posent j

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Les preuves de la premiegravere ligne sont caduques car quant agrave la justification par la meacutethode a1 et a2 sont identiques crsquoest ce qursquoeacutetablit RRC La premiegravere preuve appuie donc autant j que notj Du point de vue de a1 la deuxiegraveme preuve supporte j et la troisiegraveme preuve supporte notj puisqursquoil y a deacutesaccord Crsquoest lrsquoinverse pour a2 Bien qursquoil soit difficile de proceacuteder agrave une sorte de quantification il me semble que du point de vue de a1 la deuxiegraveme preuve supporte autant j que la troisiegraveme supporte notj il en va de mecircme pour a2 mutatis mutandis Il nrsquoy a autrement dit aucune raison de croire qursquoune intuition est plus creacutedible seulement parce qursquoelle est mienne Conseacutequemment il semble qursquoen acceptant la thegravese de Kelly on est forceacute drsquoadmettre qursquoil est irrationnel pour a1 et a2 de ne pas suspendre leur jugement srsquoils sont en deacutesaccord par rapport agrave j

Le cas en question me semble en tout point semblable agrave un exemple que donne Kelly (on excusera ma longue citation)

Alors que nous regardons les chevaux traverser la ligne drsquoarriveacutee il me semble que le cheval A termine la course juste avant le cheval B La preuve qui supporte mon jugement que le cheval A a fini avant le cheval B est ma perception le fait que mon expeacuterience visuelle mrsquoait repreacutesenteacute le cheval A finissant la course en premier En lrsquoabsence drsquoune autre preuve pertinente il est de mon point de vue rationnel de croire que le cheval A a termineacute la course avant le cheval B parce que crsquoest ce que supporte la totaliteacute de mes preuves Pareillement si ton jugement initial selon lequel le cheval B est arriveacute avant le cheval A est une reacuteponse rationnelle aux preuves que tu possegravedes au temps t0 mdash crsquoest‑agrave‑dire le fait qursquoil trsquoait sembleacute que le cheval B ait termineacute avant le cheval A Au temps t1 nous comparons nos reacutesultats tu apprends que je pense que le cheval A a gagneacute parce que crsquoest ce qursquoil mrsquoa sembleacute ecirctre le cas jrsquoapprends que tu penses que le cheval B a gagneacute parce que crsquoest ce qursquoil trsquoa sembleacute ecirctre le cas Agrave ce stade la totaliteacute des preuves disponibles agrave chacun de nous a changeacute de faccedilon assez drastique jrsquoai deacutesormais une preuve qui appuie la victoire du cheval B alors que tu en as une qui appuie la victoire du cheval A De plus compte tenu du contexte il est naturel de penser que la totaliteacute des preuves nrsquoappuie maintenant ni le jugement que le cheval A a fini avant

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

le cheval B ni le jugement que le cheval B a fini avant le cheval A Ainsi selon notre nouvelle totaliteacute des preuves toi et moi devrions abandonner nos opinions initiales Le point de vue de la totaliteacute des eacutevidences pas moins que le [conciliationnisme] requiert que nous suspendions notre jugement35

Adaptons lrsquoexemple Feacutelix est un conseacutequentialiste inveacuteteacutereacute Toutes les preuves agrave sa disposition justifient sa croyance qursquoil est moralement requis de reacutecolter les organes drsquoun patient vivant et innocent afin de sauver deux personnes En effet son jugement est justifieacute par la meilleure meacutethode il a la capaciteacute lrsquoopportuniteacute et le deacutesir de parvenir agrave une deacutecision correcte et son intuition conseacutequentialiste est tregraves forte Or arrive un jour ougrave il fait la rencontre de Charles feacuteroce deacuteontologiste Feacutelix qui est de bonne foi intellectuelle admet que Charles est tout agrave fait rationnel et intelligent que ses jugements moraux sont en eacutetat drsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et que son point de vue est supporteacute par une forte intuition de sa part Charles fait preuve de la mecircme bonne foi Si on accepte lrsquoideacutee que jrsquoai deacutefendue jusqursquoici la totaliteacute des preuves agrave la disposition de Charles et de Feacutelix change chacun drsquoeux est forceacute drsquoactualiser son jugement agrave la lumiegravere de son deacutesaccord avec lrsquoautre et de reconnaicirctre que les preuves supportent autant le jugement conseacutequentialiste que le jugement deacuteontologiste Puisqursquoils sont rationnels ils reconnaissent qursquoils ne savent pas srsquoil est moralement permis ou non de preacutelever les organes du patient ils suspendent leur jugement et ce faisant ils convergent

Bref je crois que les jugements de deux pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes et rationnels convergent bel et bien Srsquoils parviennent agrave un eacutequilibre reacutefleacutechi large crsquoest parce qursquoils ont consideacutereacute le point de vue de lrsquoautre Or ce faisant ils sont forceacutes de reconnaicirctre que les intuitions contraires sont aussi creacutedibles que les leurs ce qui les force agrave suspendre leur jugement Comme lrsquoagnosticisme est une forme drsquoaccord jrsquoen conclus que RRC est une thegravese vraie

7 Et le reacutealisme Je termine en me penchant sur une objection possible ce qui

me permettra de faire un court commentaire agrave propos des liens

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qursquoentretient ma conclusion avec le deacutebat meacutetaeacutethique agrave propos du reacutealisme moral

Le cas de deacutesaccord que jrsquoai consideacutereacute est assez traditionnel un conseacutequentialiste qui srsquooppose agrave un deacuteontologiste On peut cependant tregraves bien srsquoimaginer une personne rationnelle et dont les opinions morales sont complegravetement aberrantes mais justifieacutees par un eacutequilibre reacutefleacutechi (un Caligula coheacuterent pour reprendre lrsquoexpression de Sharon Street36) Face agrave cette personne qui soutiendrait par exemple qursquoil est correct de brucircler des chatons pour le plaisir la suspension du jugement est‑elle vraiment prescrite Crsquoest ce qursquoimplique ma thegravese et cela paraicirct hautement contre‑intuitif Je suggegravere trois pistes de reacuteponse

Une premiegravere faccedilon drsquoeacuteviter ce problegraveme est de remettre en question la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi elle-mecircme Crsquoest ce qursquoont tenteacute de faire Thomas Kelly et Sarah McGrath en argumentant que cette meacutethode permet de justifier des jugements moraux deacuteraisonnables Selon eux laquo avec une caracteacuterisation rawlsienne standard il nrsquoy a en principe rien qui empecircche lrsquoeacutenonceacute suivant de se qualifier comme jugement moral bien peseacute nous devons parfois tuer aleacuteatoirement37 raquo Notons toutefois qursquoon peut tregraves bien rejeter la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi sans pour autant reacutefuter RRC ce avec quoi McGrath est drsquoaccord laquo Bien entendu un philosophe qui deacutefend RRC peut affirmer que la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi nrsquoest pas une faccedilon rationnelle de former ses croyances morales38 raquo Pour emprunter cette voie celui qui voudrait reacutefuter RRC devrait preacutesenter une autre meacutethode et montrer qursquoelle permet de justifier des eacutenonceacutes contraires

Une deuxiegraveme faccedilon de contourner le problegraveme demande de bien distinguer lrsquoopposition entre un conseacutequentialiste et un deacuteontologiste de celle entre par exemple un brucircleur de chatons et un non‑brucircleur de chatons La premiegravere opposition est reacuteelle lrsquoautre est possible Agrave ce sujet Kelly note qursquoil est laquo extrecircmement peu plausible que le deacutesaccord reacuteel ait toujours plus de signification eacutepisteacutemique que certains deacutesaccord possibles39 raquo puis ajoute que ce nrsquoest pas laquo tous les types de deacutesaccords possibles qui sont pertinents40 raquo pour enfin se demander laquo dans quelles circonstances devrait‑on trouver pertinent

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

un deacutesaccord possible 41 raquo Sa remarque suggegravere qursquoon pourrait tout simplement refuser de croire qursquoun individu rationnel puisse sincegraverement penser qursquoil est correct de brucircler des chatons Cette manœuvre serait un peu brute et il faudrait la justifier solidement mais elle est prima facie plausible

Enfin une troisiegraveme faccedilon de ne pas avoir agrave plier devant le brucircleur de chatons conseacutequence de mon argument est de rejeter le reacutealisme moral En effet si on suspend son jugement crsquoest parce qursquoon veut que celui‑ci soit vrai et repreacutesente correctement la reacutealiteacute morale objective Autrement dit la suspension du jugement est intimement lieacutee au reacutealisme moral et au fait que cette thegravese fasse de lrsquoeacutethique normative une recherche theacuteorique Si on pensait que les jugements moraux nrsquoavaient pas de valeur de veacuteriteacute et que lrsquoeacutethique nrsquoeacutetait pas une recherche theacuteorique de la veacuteriteacute morale alors clairement lrsquoattitude rationnelle agrave adopter ne serait plus la mecircme Supposons que lrsquoestheacutetique soit un domaine non reacutealiste qursquoil nrsquoy ait pas de veacuteriteacutes estheacutetiques objectives Suspendrait‑on son jugement en apprenant qursquoun ami trouve hideuses les 36 vues du mont Fuji Assureacutement pas on continuerait agrave penser que lrsquoœuvre est remarquable puisqursquoon ne considegravere pas que le jugement estheacutetique est une affaire de rationaliteacute theacuteorique ou que la beauteacute est factuelle

Ainsi alors que lrsquoanti‑reacutealisme moral semble agrave premiegravere vue lrsquooption meacutetaeacutethique de la relativiteacute peut‑ecirctre cette thegravese trouve‑t‑elle au contraire un appui dans la fermeteacute avec laquelle elle nous permet de conserver nos intuitions morales lors drsquoun deacutesaccord

1 Cf Judith Jarvis Thompson laquo The Trolley Problem raquo dans The Yale Law Journal vol 94 no 6 (1985) p 1395‑1415

2 Voir notamment David Brink laquo Moral Realism and the Sceptical Arguments from Disagrement and Queerness raquo dans Australasian Journal of Philosophy vol 62 no 2 (2006) p 111‑125

3 Je preacutecise que les faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux afin drsquoeacutecarter le reacutealisme naturaliste reacuteductionniste En effet si on ne le faisait pas RRC (voir la deuxiegraveme section) deviendrait peut‑ecirctre une veacuteriteacute analytique des individus qui connaicirctraient tous les faits non moraux connaicirctraient neacutecessairement tous les faits moraux puisque

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ceux‑ci se reacuteduisent agrave ceux‑lagrave Un naturaliste reacuteductionniste pourrait reacutepondre que cet individu ideacutealiseacute ne connaicirct pas neacutecessairement les deacutetails de la survenance crsquoest‑agrave‑dire quels faits non moraux correspondent agrave quels faits moraux Or nrsquoest‑ce pas lagrave un fait moral irreacuteductible

4 Les philosophes qui adhegraverent agrave la theacuteorie de lrsquoerreur morale deacuteploient plusieurs arguments diffeacuterents Entre autres J L Mackie le premier agrave lrsquoavoir formuleacute explicitement soutenait qursquoon ne peut accorder une valeur de veacuteriteacute objective aux eacutenonceacutes moraux sans du mecircme coup postuler lrsquoexistence drsquoentiteacutes eacutetranges (queer) des valeurs morales objectives ce qui est pour lui un coucirct ontologique trop eacuteleveacute J L Mackie Ethics Inventing Right and Wrong Harmondsworth Penguin 1977 p 15‑49

5 Christine Korsgaard The Sources of Normativity Cambridge Cambridge University Press 1996 p 38 (je traduis)

6 Id The Constitution of Agency Essays on Practical Reasons and Moral Psychology Oxford Oxford University Press 2008 p 217 (je traduis)

7 David Brink laquo Moral Realism and the Sceptical Arguments from Disagrement and Queerness raquo loc cit p 115‑118 David Enoch laquo How is Moral Disagreement a Problem for Realism raquo dans Journal of Ethics vol 13 no 1 (2009) p 24‑29 Russ Shafer‑Landau Moral Realism A Defense Oxford Oxford University Press 2003 p 215‑228

8 Je suis tout agrave fait precirct agrave accepter le pluralisme meacutethodologique mais comme mes efforts se concentreront sur une seule meacutethode celle de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi je juge correct de limiter ainsi la deacutefinition de la rationaliteacute quant agrave la reacuteflexion eacutethique

9 Sarah McGrath laquo Realism Without Convergence raquo dans Philosophical Topics vol 38 no 2 (2010) p 62

10 Cf Edouard Machery David Kelly et Stephen P Stich laquo Moral realism and cross‑cultural normative diversity raquo dans Joseph Henrich et Al laquo Economic man in cross‑cultural perspective Behavioral experiments in 15 small‑scale societies raquo dans Behavioral and Brain Sciences vol 13 (2005) p 830 Cf John Doris et Alexandra Plakias laquo How to Argue about Disagreement Evaluative Diversity and Moral Realism raquo dans Walter Sinnott‑Armstrong Moral Psychology Volume 2 Cambridge MIT Press 2008 p 303‑330

11 David Brink Moral Realism and the Foundations of Ethics New‑York Cambridge University Press 1989 p 203

12 Folke Tersman Moral Disagreement New‑York Cambridge University Press 2006 p 34

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

13 Sarah McGrath loc cit p 84‑8514 Ibid p 32 note 3215 Nelson Goodman Fact Fiction Forecast Cambridge Cambridge

University Press 195516 John Rawls Theacuteorie de la justice trad Catherine Audard Paris

Eacuteditions du Seuil 200917 Thomas S Scanlon laquo Rawls on Justification raquo dans The Cambridge

Companion to Rawls Cambridge Cambridge University Press 2002 p 149 (je traduis)

18 Ibid p 139‑15319 Id Being Realistic About Reasons Oxford Oxford University Press

2014 p 82 (je traduis)20 John Rawls op cit p 7321 Thomas S Scanlon Being Realistic About Reasons op cit p 17722 Id laquo Rawls on Justification raquo op cit p 14123 Willard Van Orman Quine Du point de vue logique Paris Vrin 2004

p 7724 Sarah McGrath loc cit p 82 (je traduis)25 Ibid p 8226 Je dis laquo attitude raquo et non laquo croyance raquo Pourtant ma thegravese est que le reacutealisme

implique que des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances Pourquoi ne pas dire que lrsquoagnosticisme est un ensemble de trois croyances Il me semblait probleacutematique drsquoavancer que la non croyance que p (p ex je ne crois pas que p je ne crois pas que notp) eacutetait une croyance Je ne pense pas que ce deacutetail mine mon argument

27 David Christensen laquo Epistemology of Disagreement The Good News raquo dans Philosophical Review vol 116 no 2 (2007) p 193 cf Richard Feldman laquo Reasonable Religious Disagreements raquo dans Philosophers without Gods Oxford Oxford University Press 2007 p 194‑214

28 Cf David Christensen loc cit cf Adam Elga laquo Reflection and Disagreement raquo dans Noucircs vol 41 no 3 (2007) p 478‑502

29 Cf Catherine Z Elgin laquo Persistent Disagreement raquo dans Disagreement Oxford Oxford University Press 2010 p 53‑68 cf Thomas Kelly laquo The Epistemic Significance of Disagreement raquo dans Oxford Studies in Epistemology Volume 1 Oxford Oxford University Press 2005 p 167‑196 cf Philip Pettit laquo When to Defer to Majority Testimonymdashand When Not raquo Analysis vol 66 no 3 (2006) p 179‑187

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30 Thomas Kelly laquo Peer Disagreement and Higher‑Order Evidence raquo dans Richard Feldman et Ted A Warfield Disagreement Oxford Oxford University Press 2010 p 116 (je traduis)

31 Thomas S Scanlon Being Realistic About Reasons op cit p 18032 Thomas Kelly laquo Peer Disagreement and Higher‑Order Evidence raquo

loc cit p 135‑15033 Ibid p 137‑13834 Ibid p 15035 Ibid p 151‑152 (je traduis)36 Sharon Street laquo What is Constructivism in Ethics and metaethics raquo

dans Philosophy Compass vol 5 no 5 (2010) p 371 (je traduis)37 Thomas Kelly et Sarah McGrath laquo Is Reflective Equilibrium Enough raquo

dans Philosophical Perspectives vol 24 (2010) p 345 (je traduis)38 Sarah McGrath loc cit p 85 (je traduis)39 Thomas Kelly laquo The Epistemic Significance of Disagreement raquo

loc cit p 18140 Ibid p 18141 Idem

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportionsGaBriel Geacutelinas Universiteacute du Queacutebec agrave Montreacuteal

REacuteSUMEacute Dans cet article je propose de convertir le prioritarisme une theacuteorie en eacutethique de la distribution qui affirme que le bien-ecirctre des plus deacutefavoriseacutes a une plus grande valeur morale que le bien‑ecirctre des favoriseacutes dans les questions de distribution en utilitarisme des proportions une forme drsquoutilitarisme qui tient compte des pourcentages de gains ou de pertes en termes drsquoutiliteacute pour comparer la valeur morale de diffeacuterentes distributions Pour commencer jrsquooffre une bregraveve preacutesentation du prioritarisme avant de le comparer avec ses theacuteories rivales lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme Par la suite jrsquoexpose les faiblesses inheacuterentes au prioritarisme et je preacutesente une alternative lrsquoutilitarisme des proportions qui reflegravete matheacutematiquement les intuitions prioritaristes dans un calcul des proportions Jrsquoexamine ensuite quelques objections possibles avant de comparer lrsquoutilitarisme des proportions au prioritarisme et de conclure que lrsquoutilitarisme des proportions est une meilleure eacutethique de la distribution

IntroductionDans cet article je deacutevelopperai une nouvelle theacuteorie en eacutethique

de la distribution lrsquoutilitarisme des proportions Lrsquoeacutethique de la distribution sert agrave deacuteterminer quelle est la meilleure maniegravere de distribuer lrsquoutiliteacute crsquoest‑agrave‑dire le bien‑ecirctre entre diffeacuterents individus ou groupes Le deacutebat contemporain autour de cette question est domineacute par le prioritarisme une theacuteorie deacuteveloppeacutee par Derek Parfit Selon celle‑ci il convient drsquoaccorder la prioriteacute agrave lrsquoaide apporteacutee aux plus deacutemunis parce que cette aide est moralement plus justifieacutee en vertu du fait que son reacutecipiendaire se trouve agrave un niveau drsquoutiliteacute absolue moins eacuteleveacute Toutefois bien qursquoil possegravede des avantages majeurs

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sur les theacuteories avec lesquelles il rivalise (lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme) le prioritarisme preacutesente aussi certaines faiblesses du fait qursquoil srsquoagit drsquoune theacuteorie intuitionniste Lrsquoutilitarisme des proportions preacutetend remeacutedier agrave ces faiblesses tout en conservant le principe fondamental de prioriteacute aux plus deacutemunis en se fondant sur un calcul des proportions pour reacutesoudre avec preacutecision les questions de distribution ce que le prioritarisme est incapable de faire

Tout drsquoabord je preacutesenterai briegravevement le prioritarisme en tant que theacuteorie de la distribution Puis je le comparerai agrave ses rivaux lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme en mentionnant les avantages du prioritarisme sur ces theacuteories avant drsquoexaminer les faiblesses inheacuterentes au prioritarisme lui-mecircme qui est une theacuteorie difficile agrave mettre en pratique Ensuite je preacutesenterai ma propre eacutethique de la distribution lrsquoutilitarisme des proportions qui se fonde sur un calcul des proportions pour donner un fondement matheacutematique au principe de prioriteacute aux plus deacutemunis Jrsquoexaminerai eacutegalement comment cette theacuteorie reacuteagit agrave certains cas extrecircmes ainsi qursquoagrave des objections possibles Finalement je comparerai lrsquoutilitarisme des proportions et le prioritarisme leurs similitudes et leurs diffeacuterences et jrsquoavancerai lrsquoargument que lrsquoutilitarisme des proportions est une meilleure eacutethique de la distribution que le prioritarisme

Une preacutesentation du prioritarismeLe prioritarisme de Derek Parfit est une theacuteorie en eacutethique de

la distribution Son but est de fournir les principes permettant une distribution moralement correcte de lrsquoutiliteacute entre diffeacuterents individus ou groupes Dans ce cadre lrsquoutiliteacute correspond au bien‑ecirctre et repreacutesente la qualiteacute de vie geacuteneacuterale ou le bonheur drsquoune personne prise individuellement ou encore de la socieacuteteacute prise dans son ensemble En eacutethique de la distribution il est coutumier de se repreacutesenter le niveau drsquoutiliteacute drsquoune personne ou drsquoune socieacuteteacute agrave lrsquoaide drsquoun nombre absolu1 Plus ce nombre est eacuteleveacute plus lrsquoutiliteacute est eacuteleveacutee Avec ces nombres repreacutesentant lrsquoutiliteacute on peut formuler des sceacutenarios qui mettent agrave lrsquoeacutepreuve nos intuitions morales sur ce qui constitue une distribution correcte Crsquoest autour de ces sceacutenarios

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

fictifs que les diffeacuterentes theacuteories de la distribution srsquoaffrontent et tentent de nous convaincre de la justesse de leurs principes

Nous pouvons par exemple imaginer un sceacutenario dans lequel il nous faudrait choisir entre deux options possibles La premiegravere option qui srsquooffre agrave nous serait de donner agrave un individu Alain un niveau de bien‑ecirctre de 80 et de donner agrave un autre individu Benoit un niveau de bien‑ecirctre de 130 La seconde option serait de donner agrave Alain et Benoit un niveau de bien‑ecirctre eacutegal de 100 chacun Il nous faut alors deacutecider en tant que juges moraux laquelle des deux options est la meilleure La premiegravere option nous assure un total drsquoutiliteacute plus eacuteleveacute (210) mais une distribution ineacutegalitaire (80 130) tandis que lrsquoutiliteacute totale de la seconde option est moins grande (200) mais est distribueacutee eacutegalement entre les deux individus (100 100) Lrsquoutilitarisme la theacuteorie selon laquelle ce qui compte est de maximiser lrsquoutiliteacute totale nous dirait de choisir la premiegravere option2 Lrsquoeacutegalitarisme qui accorde de la valeur agrave lrsquoeacutegaliteacute en soi pencherait davantage en faveur de la deuxiegraveme option3

Alain BenoicirctA 80 130B 100 100

Valeur morale selon lrsquoutilitarisme classique A ˃ B

Valeur morale selon lrsquoeacutegalitarisme B ˃ A

La conception prioritariste de Parfit affirme qursquoil faut accorder davantage de poids moral agrave lrsquoutiliteacute distribueacutee aux deacutefavoriseacutes en raison du fait que ceux‑ci sont agrave un niveau de bien‑ecirctre absolu plus bas4 Ainsi dans un monde ougrave Alain a un niveau de bien‑ecirctre de 80 et ougrave Benoit a un niveau de bien‑ecirctre de 130 si on pouvait choisir drsquoaccorder un point suppleacutementaire de bien‑ecirctre agrave un de ces deux individus il faudrait accorder la prioriteacute agrave Alain parce que ce point a une plus grande valeur morale srsquoil appartient agrave quelqursquoun qui se situe agrave un niveau absolu infeacuterieur Selon la position prioritariste donner

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un point de bien‑ecirctre agrave Alain dans ce contexte constituerait un bien moral plus grand que donner un point de bien‑ecirctre agrave Benoit mecircme si ce point repreacutesente la mecircme augmentation de bien‑ecirctre pour ces deux individus5

La prioriteacute agrave accorder aux deacutefavoriseacutes nrsquoest pas absolue cependant et une augmentation plus grande pour quelqursquoun de plus favoriseacute peut valoir plus drsquoun point de vue moral qursquoune augmentation plus faible pour quelqursquoun de moins favoriseacute6 Par exemple si on avait le choix entre donner un point de bien‑ecirctre agrave Alain qui est agrave 80 ou donner deux points agrave Benoit qui est agrave 130 on pourrait consideacuterer que lrsquoaugmentation de deux points pour Benoit a une plus grande valeur morale que lrsquoaugmentation drsquoun point agrave Alain et qursquoun monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 132 est meilleur toutes choses consideacutereacutees qursquoun monde ougrave Alain est agrave 81 et ougrave Benoit est agrave 130 Lrsquoaide apporteacutee aux deacutefavoriseacutes a plus de valeur morale que la mecircme quantiteacute drsquoaide apporteacutee aux favoriseacutes selon la conception prioritariste mais cette valeur ne compense pas toujours la possibiliteacute drsquoavoir une somme totale de bien‑ecirctre plus grande en apportant de lrsquoaide aux plus favoriseacutes

Le prioritarisme ne peut pas calculer avec preacutecision quelle est la meilleure deacutecision agrave prendre dans un cas particulier Il srsquoagit plutocirct drsquoune theacuteorie intuitionniste7 Une theacuteorie intuitionniste est selon John Rawls une theacuteorie qui srsquoappuie sur une pluraliteacute de principes qui peuvent parfois entrer en conflit sans qursquoil nrsquoexiste de meacutethode preacutecise pour balancer ces diffeacuterents principes entre eux8 Dans le cas du prioritarisme le principe selon lequel lrsquoaide apporteacutee aux deacutefavoriseacutes a une plus grande valeur morale est jumeleacute au principe selon lequel il faut chercher agrave augmenter lrsquoutiliteacute totale Pour ecirctre en mesure de balancer les principes de maximisation de lrsquoutiliteacute et de prioriteacute aux plus deacutemunis et drsquoaccorder une valeur morale diffeacuterente aux valeurs drsquoutiliteacute de chaque individu il faut utiliser notre discernement crsquoest‑agrave‑dire notre intuition morale Ainsi la seule maniegravere pour un prioritariste de deacutefendre une distribution donneacutee crsquoest de dire qursquoelle lui semble correcte donc qursquoelle apparaicirct intuitivement juste agrave ses yeux Dans lrsquoexemple utiliseacute preacuteceacutedemment il faudrait utiliser notre intuition morale pour deacuteterminer si donner

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

deux points drsquoutiliteacute agrave Benoicirct qui est deacutejagrave agrave 130 constitue un plus grand bien moral que de donner un point drsquoutiliteacute agrave Alain qui nrsquoest qursquoagrave 80 Il nrsquoest pas possible drsquoarriver agrave un reacutesultat sans eacutequivoque et deux juges qui se fonderaient sur les mecircmes principes prioritaristes pourraient ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre

Le prioritarisme contre lrsquoutilitarisme et lrsquoeacutegalitarismeMalgreacute tout le prioritarisme demeure aux yeux de Derek Parfit une

meilleure theacuteorie que ses rivales lrsquoutilitarisme et lrsquoeacutegalitarisme Pour lrsquoutilitarisme tout ce qui importe est de maximiser lrsquoutiliteacute totale La maniegravere dont cette utiliteacute est distribueacutee nrsquoa aucune importance morale9 Si par exemple dans un sceacutenario donneacute on devait choisir entre donner un tregraves grand beacuteneacutefice agrave une personne deacutejagrave tregraves favoriseacutee ou donner un beacuteneacutefice un peu moins grand agrave une personne tregraves deacutefavoriseacutee un utilitariste classique jugerait que la deacutecision moralement correcte dans ce cas‑ci est de donner au plus favoriseacute parce que cela megravene agrave une utiliteacute totale plus eacuteleveacutee que lrsquooption alternative qui viendrait en aide agrave une personne deacutefavoriseacutee Cette forme drsquoutilitarisme intransigeant a eacuteteacute vastement critiqueacutee en raison des injustices qursquoelle peut engendrer Par exemple cette theacuteorie justifierait de donner agrave une minoriteacute de personnes une vie absolument miseacuterable afin de permettre agrave une vaste majoriteacute de vivre un peu plus confortablement10 Le prioritarisme de Parfit entend se substituer agrave lrsquoutilitarisme en conservant lrsquoideacutee qursquoaugmenter lrsquoutiliteacute est une bonne chose mais en ajoutant eacutegalement que cette augmentation a plus drsquoimportance morale lorsqursquoelle est accordeacutee agrave des personnes moins favoriseacutees11 Le prioritarisme permet de reacutesoudre les problegravemes les plus flagrants de lrsquoutilitarisme en reacuteduisant de beaucoup la possibiliteacute de distributions injustes srsquoaccordant ainsi avec lrsquointuition vastement reacutepandue qursquoil vaut mieux aider les plus deacutemunis mecircme si cela nous coucircte drsquoavoir un niveau drsquoutiliteacute totale un peu moins eacuteleveacute Le prioritarisme nrsquoeacutelimine pas totalement la possibiliteacute de reacuteduire le niveau de bien‑ecirctre drsquoune partie de la population pour accorder des beacuteneacutefices agrave une autre partie mais les beacuteneacutefices engendreacutes devraient ecirctre drsquoautant plus importants pour justifier un niveau drsquoutiliteacute plus bas pour les deacutefavoriseacutes puisque leur bien‑ecirctre vaut intrinsegravequement plus que celui des favoriseacutes

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Agrave premiegravere vue le prioritarisme peut ressembler agrave une forme drsquoeacutegalitarisme Lrsquoeacutegalitarisme en eacutethique de la distribution reprend le principe utilitariste selon lequel lrsquoutiliteacute a de la valeur mais accorde aussi de la valeur agrave lrsquoeacutegaliteacute entre les personnes12 Cette theacuteorie est la rivale directe du prioritarisme puisqursquoelle arrive agrave des conclusions similaires mais en utilisant des principes diffeacuterents Selon un eacutegalitariste on doit chercher agrave augmenter lrsquoutiliteacute toutes les fois que lrsquoon peut mais lrsquoeacutegaliteacute a aussi une valeur Ainsi si on perd de lrsquoutiliteacute mais que lrsquoon gagne de lrsquoeacutegaliteacute on peut se retrouver avec une meilleure situation drsquoensemble Parfit pour sa part refuse de conceacuteder que lrsquoeacutegaliteacute puisse avoir une quelconque valeur en soi13 Pour illustrer son point de vue il utilise lrsquoargument du nivellement par le bas qui nous demande drsquoimaginer un sceacutenario dans lequel les plus favoriseacutes subissent un quelconque coup du sort qui les rabaisserait au niveau des deacutefavoriseacutes14 Par exemple dans un premier temps Alain serait agrave 80 et Benoit serait agrave 130 Puis dans un second temps Benoit subirait un grave accident qui ferait descendre son niveau de bien‑ecirctre agrave 80 agrave eacutegaliteacute avec Alain Ce sceacutenario constitue une perte nette drsquoutiliteacute puisque personne ne beacuteneacuteficie drsquoune quelconque maniegravere de la malchance de Benoit Un eacutegalitariste par contre devrait consideacuterer que la situation srsquoest tout de mecircme ameacutelioreacutee sous un certain angle puisqursquoil y a davantage drsquoeacutegaliteacute qursquoavant et que celle‑ci a de la valeur15 Un eacutegalitariste modeacutereacute ne penserait pas que la situation srsquoest globalement ameacutelioreacutee agrave la suite de lrsquoaccident de Benoit parce que la perte drsquoutiliteacute est beaucoup trop importante pour compenser le gain drsquoeacutegaliteacute mais il serait forceacute drsquoadmettre que malgreacute tout lrsquoeacutegaliteacute geacuteneacutereacutee par cette situation est une bonne chose

Pour Parfit cette conseacutequence est inacceptable parce qursquoon ne peut pas consideacuterer que dans un sceacutenario ougrave certains perdent et ougrave personne ne gagne la situation se soit ameacutelioreacutee sous un certain angle Crsquoest ici que le prioritarisme se distingue de lrsquoeacutegalitarisme parce que le prioritarisme nrsquoest pas affecteacute par cette objection Autrement dit un prioritariste nrsquoa pas besoin drsquoaccepter qursquoagrave la suite drsquoun nivellement par le bas la situation se soit ameacutelioreacutee drsquoun certain point de vue Il peut affirmer que lrsquoaccident de Benoit est une situation entiegraverement mauvaise qui ne beacuteneacuteficie agrave personne

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

Alain BenoicirctT1 80 130T2 80 80Selon lrsquoeacutegalitarisme la situation se deacuteteacuteriore du point de vue de lrsquoutiliteacute mais srsquoameacuteliore du point

de vue de lrsquoeacutegaliteacuteSelon le prioritarisme la situation ne srsquoameacuteliore

drsquoaucune maniegravere

Ce qui justifie drsquoaccorder la prioriteacute aux plus deacutemunis selon le prioritarisme est le niveau absolu de bien‑ecirctre de ces personnes qui est moins eacuteleveacute Ce qui justifie cette mecircme prioriteacute aux yeux des eacutegalitaristes est le niveau des deacutefavoriseacutes relativement au reste de la population16 Lrsquoeacutegalitarisme et le prioritarisme sont gouverneacutes par deux principes diffeacuterents mais dans la plupart des cas ces deux theacuteories arrivent agrave des reacutesultats identiques Dans les rares occasions ougrave ces theacuteories arrivent agrave des conclusions diffeacuterentes comme dans le cas du nivellement par le bas nos intuitions peuvent nous confirmer que le prioritarisme est correct et que lrsquoeacutegalitarisme ne lrsquoest pas Une autre diffeacuterence notable entre ces theacuteories est que lrsquoeacutegalitarisme peut justifier une distribution purement utilitariste dans les cas ougrave il srsquoagit drsquoutiliteacute reacutepartie agrave travers lrsquoexistence drsquoun seul individu En effet il est alors justifieacute de maximiser lrsquoutiliteacute pour cette personne mecircme si cette utiliteacute est ineacutegalement reacutepartie vu que crsquoest la mecircme personne qui endure la souffrance et qui jouit des beacuteneacutefices17 Pour un prioritariste mecircme au cours de la vie drsquoune seule personne il convient drsquoaccorder la prioriteacute agrave des aides qui viendraient agrave un moment ougrave le niveau de bien‑ecirctre de lrsquoindividu est plus bas Le principe de prioriteacute opegravere de la mecircme maniegravere que lrsquoon distribue entre diffeacuterents individus ou agrave diffeacuterents moments de la vie drsquoun seul individu18

Faiblesse du prioritarismeJe crois que Parfit a raison de penserz que le prioritarisme est une

meilleure theacuteorie que ses rivales mais cela ne signifie pas qursquoelle est exempte de problegravemes Le prioritarisme de Parfit preacutesente une

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faiblesse importante Il est incapable de donner une reacuteponse preacutecise sur ce que lrsquoon doit faire dans un sceacutenario particulier La valeur que lrsquoon doit accorder au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes par rapport agrave celui des favoriseacutes nrsquoest pas deacutefinie avec exactitude19 Parfit lui-mecircme reconnait ceci et crsquoest pourquoi il qualifie sa theacuteorie de conception intuitionniste et nous demande drsquoutiliser notre discernement pour deacutecider comment distribuer lrsquoutiliteacute entre favoriseacutes et deacutefavoriseacutes Le problegraveme avec une conception intuitionniste est qursquoelle est difficile agrave mettre en pratique Elle nous offre des principes de base agrave suivre mais sans un moyen de trancher avec certitude dans des cas particuliers Dans certains cas deux juges moraux qui seraient tous deux prioritaristes pourraient ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre et il nrsquoy aurait aucun moyen de les deacutepartager aucune meacutethode agrave utiliser pour prendre une deacutecision autre que les intuitions morales des juges qui sont deacutejagrave en conflit Une theacuteorie comme lrsquoutilitarisme par contraste peut arriver agrave un reacutesultat preacutecis dans nrsquoimporte quel cas ce qui en fait une theacuteorie plus fonctionnelle Bien entendu on peut critiquer ces reacutesultats mais au moins ils sont sans eacutequivoque eacutetant deacutetermineacutes par un principe matheacutematique clair

Je pense que ce problegraveme inheacuterent au prioritarisme peut ecirctre reacutesolu puisqursquoil existe un correacutelat matheacutematique aux intuitions des prioritaristes Il srsquoagit des proportions repreacutesenteacutees par des pourcentages drsquoaugmentation ou de perte Calculer les eacutecarts de bien‑ecirctre agrave lrsquoaide de pourcentages plutocirct que de nombres absolus permet de donner un plus grand poids au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes de calculer ce poids de maniegravere preacutecise et de justifier nos reacutesultats gracircce agrave un principe matheacutematique plutocirct que par des intuitions Crsquoest pourquoi je suggegravere de convertir le prioritarisme en un utilitarisme des proportions qui srsquoaccorde entiegraverement avec les intuitions des prioritaristes tout en se fondant sur un calcul utilitariste

Lrsquoutilitarisme des proportionsLrsquoutilitarisme des proportions fonctionne de la maniegravere suivante

Quand on compare deux situations possibles il faut consideacuterer les gains et les pertes drsquoutiliteacute en termes de pourcentages plutocirct que de nombres absolus Par exemple si Alain qui se trouve agrave 50

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

beacuteneacuteficie drsquoune augmentation de dix points drsquoutiliteacute il srsquoagit pour lui drsquoune augmentation drsquoutiliteacute de 20 Si Benoit qui se trouve agrave 100 gagne eacutegalement dix points drsquoutiliteacute alors il srsquoagit pour lui drsquoune augmentation de 10 Puisqursquoune augmentation de 20 est proportionnellement plus importante qursquoune augmentation de 10 alors les dix points drsquoutiliteacute accordeacutes agrave Alain ont un plus grand poids moral que les dix points accordeacutes agrave Benoit Si nous devions choisir dans ce sceacutenario entre accorder dix points agrave Alain ou dix points agrave Benoit il faudrait les accorder agrave Alain parce que cela geacutenegravererait une augmentation de bien‑ecirctre proportionnellement plus importante que lrsquoalternative

Alain BenoicirctA 50 + 10 100B 50 100 + 10Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des

proportions A ˃ B

Tout comme le prioritarisme la prioriteacute est accordeacutee aux deacutefavoriseacutes en raison de leur niveau de bien‑ecirctre absolu moins eacuteleveacute mais simplement en vertu du fait que matheacutematiquement lrsquoaide qui leur est apporteacutee constitue une augmentation proportionnelle plus importante qursquoune quantiteacute eacutegale drsquoaide apporteacutee aux plus favoriseacutes Ce ne sont pas des principes eacutegalitaristes ou prioritaristes qui justifient ces reacutesultats mais bien des principes utilitaristes Moralement parlant une augmentation de cinq points pour une personne agrave 50 eacutequivaut agrave une augmentation de dix points pour une personne agrave 100 ou une augmentation de vingt points pour une personne agrave 200 parce que ce sont toutes des augmentations de 10 et que crsquoest la proportion qursquoil faut consideacuterer dans notre calcul Pour comparer diffeacuterentes situations il suffit de comparer les chiffres comme le ferait un utilitariste classique et choisir le reacutesultat le plus eacuteleveacute Or lagrave ougrave un utilitariste classique considegravere des valeurs absolues ce qui megravene aux injustices et aux problegravemes que lrsquoon connait lrsquoutilitarisme des proportions considegravere

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les valeurs proportionnelles ce qui donne des reacutesultats beaucoup plus eacutequitables et en accord avec les intuitions des prioritaristes

Les pertes drsquoutiliteacute se calculent quelque peu diffeacuteremment que les gains drsquoutiliteacutes en vertu du fait que les pourcentages reacuteagissent diffeacuteremment aux soustractions qursquoaux additions Par exemple passer de 100 agrave 50 constitue une diminution de 50 tandis que passer de 50 agrave 100 constitue une augmentation de 100 Pour srsquoassurer de mesurer les pertes et les gains sur un pied drsquoeacutegaliteacute il faut consideacuterer les pertes drsquoutiliteacute comme des augmentations inverseacutees Donc si une personne passe de 100 agrave 50 la valeur de sa perte est eacutequivalente agrave ce qursquoelle aurait gagneacute en passant de 50 agrave 100 Cette perte a la mecircme importance qursquoune augmentation de 100 Ainsi pour compenser une telle perte il serait neacutecessaire drsquoavoir une augmentation de 100 ailleurs par exemple une autre personne qui passerait de 100 agrave 200 Lrsquoutilitarisme des proportions est en mesure de deacuteterminer que pour compenser moralement la perte de 50 points pour Alain qui passerait de 100 agrave 50 il faudrait que Benoit qui est preacutesentement agrave 100 gagne un minimum de 100 points suppleacutementaires Ainsi un sceacutenario A dans lequel Alain est agrave 50 et Benoit est agrave 201 est meilleur qursquoun sceacutenario B ougrave Alain et Benoit sont tous les deux agrave 100 mais B est tout de mecircme meilleur qursquoun sceacutenario C ougrave Alain est agrave 50 et ougrave Benoit est agrave 199

Alain BenoicirctA 50 201B 100 100C 50 199

Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des proportions A ˃ B ˃ CValeur morale selon le prioritarisme

A ˃ C mais valeur de B indeacutefinie vs ACValeur morale selon lrsquoutilitarisme classique A ˃ C ˃ B

Valeur morale selon lrsquoeacutegalitarisme B ˃ A ˃ C

Lrsquoutilitarisme des proportions nous permet donc de comparer des sceacutenarios statiques ougrave on ne considegravere pas la possibiliteacute drsquoun changement quelconque mais ougrave on examine simplement la valeur de

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

diffeacuterents mondes possibles Revenons sur un exemple probleacutematique pour le prioritarisme dans lequel on doit choisir entre deux options la premiegravere eacutetant un monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 130 et la seconde eacutetant un monde ougrave Alain et Benoit sont tous deux agrave 100 Le prioritarisme nous demande drsquoutiliser notre discernement pour deacuteterminer quelle option choisir mais lrsquoutilitarisme des proportions peut donner une reacuteponse exacte Il suffit de calculer pour chaque individu la proportion drsquoaugmentation pour passer de leur plus faible valeur agrave leur valeur la plus eacuteleveacutee Dans le cas drsquoAlain sa valeur la plus faible est de 80 On sait que quoi que lrsquoon choisisse Alain aura au moins un niveau drsquoutiliteacute de 80 Il nous reste donc agrave calculer la proportion drsquoaugmentation pour arriver agrave 100 sa valeur possible la plus eacuteleveacutee Il srsquoagit drsquoune augmentation de 25 Pour Benoit son niveau le plus bas est de 100 et son niveau le plus eacuteleveacute est de 130 Passer de 100 agrave 130 constitue une augmentation de 30 Cette augmentation de 30 lrsquoemporte sur une augmentation possible de 25 pour Alain alors on peut dire que dans ce sceacutenario la premiegravere option est meilleure que la deuxiegraveme Un monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 130 est meilleur toutes choses consideacutereacutees qursquoun monde ougrave ces deux individus sont agrave 100

Alain BenoicirctA 80 130 (100+30)B 100 (80+20) 100Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des

proportions A ˃ B

On peut aussi calculer que le point ougrave le gain de bien‑ecirctre de Benoit eacutequivaut agrave celui drsquoAlain est 125 Un sceacutenario ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 125 est moralement eacutequivalent agrave un sceacutenario ougrave les deux individus sont agrave 100 Lrsquoutilitarisme des proportions peut donc calculer que dans un sceacutenario ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 100 si on peut donner 20 points additionnels agrave un de ces deux individus alors la prioriteacute va agrave Alain que si on peut donner soit 20 points additionnels agrave Alain ou 24 points agrave Benoit la prioriteacute va toujours agrave

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Alain en vertu de son niveau drsquoutiliteacute absolu plus bas mais que si on doit choisir entre donner 20 points agrave Alain ou plus de 25 points agrave Benoit alors la deacutecision moralement juste est drsquoaccorder le beacuteneacutefice agrave Benoit puisque la prioriteacute drsquoAlain ne justifie plus la perte drsquoutiliteacute totale agrave partir de ce point La reacuteponse que donne lrsquoutilitarisme des proportions aux questions de distribution est aussi preacutecise et implacable que la reacuteponse donneacutee par lrsquoutilitarisme classique mais crsquoest une reacuteponse qui accorde la prioriteacute aux deacutefavoriseacutes en accord avec les intuitions des prioritaristes

Cas extrecircmes et objections possiblesDans cette section jrsquoexaminerai certains cas extrecircmes et je

reacutefleacutechirai agrave leurs implications possibles pour lrsquoutilitarisme des proportions Imaginons un premier sceacutenario dans lequel Alain a un niveau drsquoutiliteacute de 1 et Benoit a un niveau drsquoutiliteacute de 400 Alain a une vie absolument miseacuterable tandis que Benoit est tregraves heureux Selon lrsquoutilitarisme des proportions on pourrait preacutefeacuterer donner 400 points drsquoutiliteacute suppleacutementaire agrave Benoit plutocirct que donner un seul point de plus agrave Alain Agrave premiegravere vue cette situation peut sembler injuste Comment peut‑on preacutefeacuterer donner 400 points agrave Benoit qui est deacutejagrave extrecircmement favoriseacute plutocirct que drsquoattribuer un seul petit point agrave Alain ce qui pourrait lrsquoaider un tant soit peu agrave sortir de sa misegravere Je juge inadeacutequate cette faccedilon de voir Ce sceacutenario implique la preacutesence drsquoun dilemme presque impossible agrave imaginer dans la reacutealiteacute ougrave une seule et mecircme action peut soit procurer un point agrave Alain ou 400 points agrave Benoit Ce que lrsquoutilitarisme des proportions affirme dans ce cas-ci est qursquoun seul point de bien-ecirctre pour Alain a la mecircme valeur morale que 400 points pour Benoit Ceci donne agrave Alain une prioriteacute quasiment absolue en matiegravere de distribution Dans presque tous les sceacutenarios possibles si on a de lrsquoutiliteacute agrave distribuer elle sera distribueacutee agrave Alain Par exemple si on peut choisir entre donner 5 points agrave Alain ou 10 points agrave Benoit on choisira Alain Crsquoest seulement dans des cas exceptionnels comme ceux ougrave une seule et mecircme action peut donner 401 points ou plus agrave Benoit ou 1 point agrave Alain que lrsquoon doit favoriser Benoit La prioriteacute drsquoAlain est tellement forte dans ce sceacutenario qursquoil faut une augmentation de 400

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

points (401 contre 1) pour pouvoir dire que lrsquoaugmentation de lrsquoutiliteacute totale vaut plus que la prioriteacute morale qursquoil faut accorder agrave Alain en vertu de son niveau drsquoutiliteacute absolu plus bas

Le deuxiegraveme sceacutenario agrave consideacuterer est en quelque sorte une extension du premier Imaginons qursquoAlain a un niveau drsquoutiliteacute de 1 et qursquoil existe neuf autres personnes chacune drsquoentre elles ayant un niveau drsquoutiliteacute de 100 Dans ce sceacutenario nous avons la possibiliteacute de distribuer 1000 points drsquoutiliteacute de quelque maniegravere que lrsquoon souhaite entre ces dix individus Agrave premiegravere vue lrsquoutilitarisme des proportions semble dire qursquoil faudrait distribuer les 1000 points agrave Alain et avoir une situation ougrave Alain est agrave 1001 et ougrave les neuf autres individus sont agrave 100 Ceci srsquoexpliquerait par le fait qursquoune augmentation de 1000 pour Alain constitue une augmentation de 100 000 ce qui est amplement supeacuterieur agrave nrsquoimporte quel autre arrangement possible La personne la moins bien nantie selon cette perspective semble avoir droit agrave toute lrsquoutiliteacute agrave distribuer mecircme si cela la place agrave un niveau bien supeacuterieur agrave tous les autres Nous ne sommes pas obligeacutes drsquoaccepter cette conclusion Srsquoil est possible de distribuer comme on veut alors il convient de diviser la somme drsquoutiliteacute agrave distribuer en ses plus petites parties possibles et pour chacune de ces parties deacuteterminer agrave qui cette utiliteacute doit aller en vertu du calcul des proportions Dans ce cas‑ci puisqursquoon peut distribuer comme on veut alors on peut diviser les 1000 points drsquoutiliteacute en 1000 parties diffeacuterentes chacune valant un point drsquoutiliteacute Alain aurait alors la prioriteacute pour les 99 premiers points agrave distribuer ce qui le placerait agrave un niveau drsquoutiliteacute absolu de 100 agrave eacutegaliteacute avec les neuf autres individus Agrave partir de ce point lrsquoutiliteacute restante serait distribueacutee entre dix personnes agrave un niveau absolu eacutegal chacune de ces personnes ayant une revendication eacutegale agrave lrsquoutiliteacute restante Nous arriverions en fin de compte agrave une distribution eacutegalitaire dans laquelle chacun des individus aurait 190 points drsquoutiliteacute sauf un qui en aurait 191

Mais qursquoen est‑il des cas ougrave une somme importante drsquoutiliteacute doit ecirctre distribueacutee mais qursquoil est impossible de la diviser en parties pour srsquoassurer drsquoune distribution plus juste Imaginons un cas ougrave Alain est agrave 101 points drsquoutiliteacute et ougrave Benoit est agrave 102 points drsquoutiliteacute Nous devons donner agrave un de ces individus la somme importante de 1000

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points drsquoutiliteacute Lrsquoutilitarisme des proportions affirmerait que ces 1000 points doivent aller agrave Alain en vertu du fait que cela repreacutesente pour lui une augmentation de 9901 alors que cela repreacutesente pour Benoit une augmentation de 9804 Il peut sembler contre‑intuitif qursquoune diffeacuterence drsquoutiliteacute aussi triviale entre Alain et Benoit puisse justifier que lrsquoun plutocirct que lrsquoautre ait le droit de revendiquer cette ameacutelioration exceptionnelle de bien‑ecirctre Bien que cette situation puisse sembler injuste je preacutetends que lrsquoutilitarisme des proportions est capable drsquoy reacutepondre Lrsquoutilitarisme des proportions considegravere qursquoun monde ougrave Alain est agrave 1101 et ougrave Benoit est agrave 102 vaut marginalement mieux qursquoun monde ougrave Alain est agrave 101 et ougrave Benoit est agrave 1102 On peut penser qursquoune situation comme celle‑ci justifie que les 1000 points drsquoutiliteacute soient attribueacutes par tirage au sort afin de donner aux deux individus une chance eacutegale drsquoaugmenter leur bien‑ecirctre de maniegravere aussi importante Je ne mrsquooppose pas agrave cette ideacutee mais celle‑ci doit ecirctre motiveacutee par des principes autres qursquoutilitaristes

On pourrait reprocher agrave lrsquoutilitarisme des proportions drsquoecirctre precirct agrave sacrifier le bien-ecirctre de quelques individus si cela permet une faible augmentation drsquoutiliteacute pour un grand nombre drsquoindividus Cette critique srsquoapplique eacutegalement agrave lrsquoutilitarisme classique et au prioritarisme Le prioritarisme se deacutefend mieux contre cette objection que lrsquoutilitarisme classique parce que la prioriteacute que lrsquoon doit accorder aux plus deacutefavoriseacutes fait en sorte que lrsquoaugmentation de bien‑ecirctre pour une majoriteacute de bien nantis devrait ecirctre extrecircmement importante pour justifier le sacrifice de quelques individus20 Lrsquoutilitarisme des proportions arrive aux mecircmes conclusions Pour un utilitariste classique une perte de 99 points drsquoutiliteacute qui ferait passer un individu de 100 agrave 1 peut ecirctre compenseacutee par une augmentation drsquoun point drsquoutiliteacute pour 99 autres personnes qui les ferait toutes passer de 100 agrave 101 Selon lrsquoutilitarisme des proportions cette perte de 99 points repreacutesente une perte de 9 900 qui est eacutequivalant agrave un gain de 99 points pour une personne ayant un niveau drsquoutiliteacute de 1 Pour compenser cette perte il faudrait que 9 900 personnes passent de 100 agrave 101 donc qursquoelles aient toutes une augmentation de 1 Dans ce sceacutenario une perte de 99 points drsquoutiliteacute est seulement

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

compenseacutee par un gain de 9 900 points drsquoutiliteacute Le gain absolu de bien‑ecirctre neacutecessaire pour compenser une perte drastique pour certains individus est exponentiellement plus grand pour lrsquoutilitarisme des proportions qursquoil ne lrsquoest pour lrsquoutilitarisme classique Lrsquoutilitarisme des proportions admet que lrsquoon peut moralement sacrifier le bien-ecirctre de certains individus pour faire beacuteneacuteficier la majoriteacute mais seulement agrave condition drsquoobtenir un gain absolument eacutenorme drsquoutiliteacute totale en retour de ce sacrifice

Une maniegravere de rejeter lrsquoutilitarisme des proportions serait tout simplement de refuser les reacutesultats qursquoil nous offre On peut ecirctre reacutepugneacutes par lrsquoideacutee que les questions de distribution puissent ecirctre deacutecideacutees de maniegravere aussi preacutecise On peut objecter que dans les questions de moraliteacute lrsquointuition doit reacutegner en maicirctre et que le jugement moral ne doit pas se plier aux matheacutematiques mais demeurer une question de discernement et de bon sens Cette position est certainement deacutefendable et ultimement aussi bien lrsquoutilitarisme des proportions que les autres theacuteories de la distribution doivent ecirctre approuveacutees ou rejeteacutees par lrsquointuition Mecircme si on est fortement intuitionniste on peut se servir de lrsquoutilitarisme des proportions comme drsquoun simple outil pour avoir une ideacutee geacuteneacuterale de ce que nous devrions faire dans les questions de distribution Agrave mon sens les reacutesultats fournis par lrsquoutilitarisme des proportions sont tregraves similaires agrave ceux auxquels on arriverait par lrsquointuition si on est prioritariste Dans les cas ougrave deux individus ont un niveau drsquoutiliteacute similaire la prioriteacute agrave accorder au deacutefavoriseacute nrsquoest pas tregraves forte et peut ecirctre facilement compenseacutee par une augmentation modeacutereacutee de lrsquoutiliteacute totale Nous avons deacutetermineacute par exemple qursquoun cas ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 125 est moralement eacutequivalent agrave un cas ougrave Alain et Benoicirct sont tous les deux agrave 100 Par contre lorsqursquoun individu est fortement deacutefavoriseacute par rapport agrave un autre comme lorsqursquoAlain est agrave 1 et que Benoit est agrave 400 alors la prioriteacute agrave accorder au plus deacutefavoriseacute est quasiment absolue et peut seulement ecirctre compenseacutee par une augmentation massive de lrsquoutiliteacute totale Ces conclusions srsquoalignent tregraves bien sur ce qursquoun prioritariste comme Derek Parfit penserait sauf qursquoelles sont deacutetermineacutees avec preacutecision par un calcul matheacutematique

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Lrsquoutilitarisme des proportions contre le prioritarismeLrsquoutilitarisme des proportions preacutesente plusieurs similariteacutes avec

le prioritarisme mais eacutegalement des diffeacuterences notables Au niveau des similariteacutes lrsquoutilitarisme des proportions accorde plus de poids au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes en vertu de leur niveau absolu drsquoutiliteacute moins eacuteleveacute tout comme le prioritarisme Cette theacuteorie tend vers des reacutesultats eacutegalitaires sans se fonder sur un principe eacutegalitariste crsquoest‑agrave‑dire sans accorder de valeur intrinsegraveque agrave lrsquoeacutegaliteacute elle‑mecircme ce qui lui permet de reacutesister agrave lrsquoobjection du nivellement par le bas De plus les reacutesultats offerts par lrsquoutilitarisme des proportions semblent tomber dans la zone intuitive de reacuteponses correctes pour un prioritariste Lrsquoutilitarisme des proportions ignore eacutegalement la distinction entre les personnes Il distribue de la mecircme maniegravere entre diffeacuterentes vies qursquoau cours drsquoune seule vie en accordant toujours la prioriteacute aux augmentations drsquoutiliteacute proportionnellement plus importantes

Au niveau des diffeacuterences lrsquoutilitarisme des proportions se distingue du prioritarisme en donnant des reacuteponses exactes aux problegravemes de distribution gracircce agrave un calcul matheacutematique Un prioritariste doit se fier sur ses intuitions morales pour deacutecider quoi faire devant un dilemme de distribution Un utilitariste des proportions peut tout simplement calculer quelle est la meilleure option et srsquoappuyer sur des faits plutocirct que sur des opinions pour justifier sa reacuteponse

Lrsquoutilitarisme des proportions preacutesente de nombreux avantages et peut preacutetendre ecirctre la meilleure eacutethique de la distribution preacutesentement disponible Comme nous lrsquoavons vu lrsquoutilitarisme des proportions srsquoaccorde avec les bonnes intuitions des prioritaristes mais repose sur des fondations plus solides Le prioritarisme eacutetait deacutejagrave en bonne position contre ses rivales parce que peu de philosophes aujourdrsquohui acceptent les reacutesultats ineacutegalitaires de lrsquoutilitarisme classique et que les theacuteories eacutegalitaristes sont difficiles agrave deacutefendre contre lrsquoobjection du nivellement par le bas Mais avoir une theacuteorie intuitionniste incapable de trancher dans des sceacutenarios particuliers et seulement capable de fournir des principes abstraits agrave suivre est loin drsquoecirctre une situation ideacuteale pour lrsquoeacutethique de la distribution Crsquoest

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

mauvais signe lorsque deux prioritaristes peuvent ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre dans un sceacutenario particulier et que ce deacutesaccord ne peut pas ecirctre reacutesolu autrement par ce qui leur semble ecirctre la reacuteponse correcte par intuition Il srsquoagit donc drsquoun avantage majeur pour lrsquoutilitarisme des proportions que drsquoecirctre en mesure de donner une reacuteponse preacutecise dans nrsquoimporte quel sceacutenario tandis que le prioritarisme doit se limiter agrave parler de cas ougrave on doit choisir entre donner une augmentation un peu moins grande agrave quelqursquoun de tregraves deacutefavoriseacute ou une augmentation un peu plus grande agrave quelqursquoun de tregraves favoriseacute21 De plus les reacuteponses fournies par lrsquoutilitarisme des proportions sont tregraves raisonnables et srsquoaccordent avec nos intuitions En effet nous sommes plus enclins agrave favoriser lrsquoutiliteacute totale dans des cas ougrave les ineacutegaliteacutes entre les individus sont faibles mais quand un individu est extrecircmement deacutefavoriseacute nous avons tendance agrave vouloir lui accorder une prioriteacute quasi absolue

Ces intuitions sont refleacuteteacutees matheacutematiquement dans le calcul des proportions Ce qui nous importe moralement est ce qursquoun changement de situation repreacutesente pour un individu lrsquoimportance qursquoa une augmentation ou une diminution de bien‑ecirctre selon son propre point de vue Crsquoest pourquoi une augmentation de 20 pour un individu deacutefavoriseacute a la mecircme importance morale qursquoune augmentation de 20 pour un individu favoriseacute mecircme si en termes absolus lrsquoaugmentation pour le deacutefavoriseacute est moindre Ce qursquoil faut consideacuterer crsquoest lrsquoimportance du changement relativement au niveau drsquoutiliteacute actuel de lrsquoindividu plutocirct que lrsquoaugmentation de lrsquoutiliteacute totale Lrsquoutilitarisme des proportions est une theacuteorie qui srsquoappuie principalement sur le point de vue du sujet La justification derriegravere une deacutecision donneacutee est utilitariste il faut prioriser les biens les plus grands mais les biens les plus grands relativement au niveau drsquoutiliteacute du beacuteneacuteficiaire pas selon leur valeur absolue Chaque individu quel qursquoil soit a une revendication eacutegale agrave lrsquoameacutelioration de sa qualiteacute de vie mais les personnes favoriseacutees requiegraverent une augmentation drsquoutiliteacute absolue plus importante que les personnes deacutefavoriseacutees pour beacuteneacuteficier drsquoune augmentation proportionnellement eacutequivalente Ainsi bien que les favoriseacutes et les deacutefavoriseacutes aient les mecircmes revendications agrave voir leur bien‑ecirctre srsquoameacuteliorer de maniegravere

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significative une quantiteacute donneacutee drsquoutiliteacute aura un impact plus important sur la qualiteacute de vie des plus deacutefavoriseacutes Crsquoest pourquoi ces derniers ont prioriteacute sur les favoriseacutes

ConclusionEn fin de compte on peut consideacuterer lrsquoutilitarisme des proportions

comme une eacutevolution naturelle du prioritarisme Lagrave ougrave le prioritarisme suggegravere une bonne ideacutee intuitive celle qursquoil faut prioriser le bien‑ecirctre des plus deacutemunis lrsquoutilitarisme des proportions permet de mettre cette ideacutee en pratique Lagrave ougrave le prioritarisme fournit des principes abstraits pour guider notre action en utilisant notre discernement lrsquoutilitarisme des proportions deacutetermine la marche agrave suivre avec un calcul matheacutematique Le prioritarisme est reconnu comme une theacuteorie prometteuse supeacuterieure agrave lrsquoutilitarisme classique et agrave lrsquoeacutegalitarisme en plusieurs points mais le principal deacutefaut qursquoon lui reconnait est son incapaciteacute agrave donner un poids preacutecis agrave la valeur de lrsquoutiliteacute pour des individus se trouvant agrave des niveaux de bien‑ecirctre diffeacuterents22 Lrsquoutilitarisme des proportions comble ce deacutefaut en consideacuterant les gains et les pertes drsquoutiliteacute en termes de pourcentages plutocirct que de valeurs absolues Crsquoest une theacuteorie beaucoup plus eacutequitable que lrsquoutilitarisme classique mais bien plus simple et fonctionnelle que le prioritarisme ou lrsquoeacutegalitarisme On a longtemps regretteacute lrsquoabsence drsquoune meacutethode preacutecise pour reacutepondre aux dilemmes de distribution suivant un principe prioritariste Lrsquoutilitarisme des proportions offre enfin une telle meacutethode lrsquoaccepte-t-on

1 Krister Bykvist Utilitarianism A Guide for the Perplexed London Continuum 2010 p 67-69 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo dans Revue franccedilaise de science politique vol 46 no 2 (1996) p 282‑286

2 Julia Driver laquo The History of Utilitarianism raquo The Stanford Encyclopedia of Philosophy [En ligne] httpsplatostanfordeduentriesutilitarianism‑history 2014 (Winter) Thomas Nagel Equality and Partiality New York Oxford University Press 1991 p 11 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo dans Utilitas vol 24 (2012) p 401‑412

3 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 286

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

4 Ibid p 299‑303 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 401

5 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 402 6 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 299‑3007 Ibid p 284 299‑3008 John Rawls A Theory of Justice Cambridge Harvard University Press

1971 p 309 Julia Driver loc cit Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit

p 280 John Rawls op cit p 2310 Krister Bykvist op cit p 58‑6211 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 30212 Thomas Nagel Mortal questions Cambridge Cambridge University

Press 1979 p 123-124 Derek Parfit op cit p 284 Larry Temkin Inequality New York Oxford University Press 1993 p 282

13 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 309‑310 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399‑401

14 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399‑401 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 297

15 Krister Bykvist op cit p 68-69 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 297 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399 Larry Temkin op cit p 282

16 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 302‑30317 Michael Otsuka et Alex Voorhoeve laquo Why It Matters That Some Are

Worse Off Than Others An Argument against the Priority View raquo dans Philosophy amp Public Affairs vol 37 (2009) p 180 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 434‑436

18 Ibid p 434‑43619 Krister Bykvist op cit p 72 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo

loc cit p 299‑30020 Krister Bykvist op cit p 70‑7121 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit

p 401‑40422 Krister Bykvist op cit p 72

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμοςlaurence GoDin Universiteacute du Queacutebec agrave Montreacuteal et Universiteacute de Florence

REacuteSUMEacute Le deacutebat entre la φύσις (phuacutesis) et le νόμος (noacutemos) occupe une place preacutepondeacuterante chez les intellectuels de la Gregravece ancienne Comme la loi et la nature ne srsquoharmonisent pas toujours il devient neacutecessaire de choisir son camp suivre toujours la nature suivre toujours la loi ou choisir lrsquoun ou lrsquoautre deacutependamment de chaque situation Calliclegraves dans le Gorgias soutient sans doute une des positions les plus extrecircmes dans ce deacutebat il affirme la supreacutematie totale de la φύσις sur le νόμος Cet article vise agrave expliquer plus preacuteciseacutement la thegravese de Calliclegraves et agrave veacuterifier si le jeune Atheacutenien agit ou non en conformiteacute avec celle‑ci Pour ce faire il faudra drsquoabord srsquoattarder sur les termes mecircmes laquo φύσις raquo et laquo νόμος raquo pour les expliquer et en donner une juste traduction Il sera ensuite neacutecessaire de poser le contexte intellectuel dans lequel srsquoancre Calliclegraves en montrant lrsquoorigine du deacutebat opposant la φύσις et le νόμος

IntroductionDans le Gorgias Socrate affronte trois interlocuteurs Gorgias

lui‑mecircme Polos et Calliclegraves Ce dernier personnage rempli de fougue et drsquoagressiviteacute deacutebute son eacutechange en accusant Socrate de jouer au deacutemagogue Voulant agrave tout prix contredire Polos le philosophe aurait useacute drsquoun frauduleux stratagegraveme

Se place-t-on en parlant du point de vue de la loi (κατὰ νόμον) crsquoest du point de vue de la nature (κατὰ φύσιν) que tu poses tes questions est‑ce au point de vue de la nature Tu prends celui de la loi1

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La remarque de Calliclegraves ne se veut pas anodine lrsquoopposition entre la loi (νόμος) et la nature (φύσις) suscite de nombreuses discussions dans lrsquoAthegravenes du cinquiegraveme siegravecle avant notre egravere En teacutemoigne drsquoailleurs Aristote dans les Reacutefutations sophistiques

Pour faire dire des paradoxes le lieu le plus efficace comme le rapporte aussi le personnage de Calliclegraves deacutepeint dans le Gorgias et par le moyen duquel tous les anciens croyaient (ᾤοντο) pouvoir conclure est le lieu qui tire parti des critegraveres de la nature (τὸ κατὰ φύσιν) et de la loi (κατὰ τὸν νόμον) [hellip] Agrave celui qui parle selon la nature il faut donc reacutepliquer drsquoapregraves la loi et conduire sur le terrain de la nature celui qui eacutepouse le point de vue de la loi2

Comme le souligne avec justesse L‑A Dorion en commentant ce passage des Reacutefutations sophistiques lrsquoemploi de lrsquoimparfait (ᾤοντο) suggegravere que pour lrsquoessentiel le deacutebat entre la loi et la nature preacutecegravede la reacutedaction du traiteacute drsquoAristote Quant agrave lrsquoexpression laquo les anciens raquo elle paraicirct renvoyer agrave tous les sages poegravetes sophistes historiens rheacuteteurs philosophes intellectuelshellip3 Or si tous participent au deacutebat opposant la loi et la nature peu arrivent aux mecircmes conclusions W K C Guthrie distingue ainsi les champions de la loi contre la nature les deacutefenseurs de la nature contre la loi et en position mitoyenne les reacutealistes4 Parmi eux le personnage de Calliclegraves soutient sans doute les thegraveses les plus trancheacutees les plus amorales et les plus audacieuses Mecircme Thrasymaque tel que deacutepeint dans la Reacutepublique ne va pas aussi loin

Cet article vise agrave expliquer la position de Calliclegraves dans son originaliteacute et sa speacutecificiteacute Drsquoapregraves ce personnage qursquoest-ce que la justice selon la loi Et selon la nature Laquelle reccediloit sa preacutefeacuterence Pourquoi Calliclegraves vit‑il selon sa propre doctrine Ses aspirations peuvent‑elles mecircme prendre forme dans la reacutealiteacute Cet article vise agrave montrer que Calliclegraves conccediloit la justice selon la loi comme une fausse justice instaureacutee par la masse des faibles et la justice selon la nature comme la vraie justice deacutetermineacutee par les forts et respectant ce qui doit ecirctre Par ailleurs il sera suggeacutereacute que Calliclegraves eacutetant incapable reacuteellement drsquoexpliquer agrave Socrate ce qui fait la force drsquoun homme

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

et de montrer un exemple de cette force tombe degraves lors dans une contradiction le rendant incapable drsquoharmoniser ses actes et ses propos

Reacutepondre agrave ces diffeacuterentes questions commande en premier lieu drsquoeacutetudier attentivement les termes laquo νόμος raquo et laquo φύσις raquo pour en deacutegager les diffeacuterents sens et en proposer une juste traduction En deuxiegraveme lieu il faut retracer sommairement lrsquohistoire de lrsquoopposition entre ces notions car le discours de Calliclegraves se comprend mieux srsquoil est inseacutereacute dans son contexte intellectuel En troisiegraveme lieu il faudra preacutesenter les thegraveses de Gorgias et de Polos ce qui permettra finalement de mettre en lumiegravere la position de Calliclegraves et de deacuteterminer srsquoil peut vivre en coheacuterence avec celle‑ci

1 Les termes laquo νόμος raquo et laquo φύσις raquo11 laquo Νόμος raquo

Selon le dictionnaire de P Chantraine le terme laquo νόμος raquo deacuterive du verbe laquo νέμω raquo dont le sens original est laquo attribuer reacutepartir selon lrsquousage ou la convenance faire une attribution reacuteguliegravere5 raquo laquo Νόμος raquo deacutesigne ce qui est conforme agrave la regravegle lrsquousage les lois geacuteneacuterales et les lois eacutecrites Ainsi peut‑on traduire selon le contexte ce terme par laquo loi raquo laquo coutume raquo ou laquo convention raquo6

Comme le note G Kerferd le νόμος comporte toujours un aspect normatif Il exprime laquo une exigence ayant une incidence sur le comportement et sur les actions des personnes et des choses7 raquo Autrement dit le νόμος ne deacutecrit pas ce qui est mais ce qui devrait ecirctre

Fait inteacuteressant les Grecs nrsquoont pas toujours nommeacute la loi laquo νόμος raquo Avant la reacuteforme deacutemocratique de Clisthegravene on employait plutocirct le terme laquo θεσμός raquo qui deacuterive de laquo θίθημι raquo crsquoest-agrave-dire laquo poser raquo laquo eacutetablir raquo8 Le passage drsquoun terme agrave lrsquoautre est advenu subitement puisqursquoaucun signe ne permet drsquoaffirmer la coexistence simultaneacutee de ces deux mots le changement semble deacutelibeacutereacute et donc significatif9 Or justement laquo θεσμός raquo et laquo νόμος raquo ne connotent pas lrsquoideacutee de loi de la mecircme faccedilon M Ostwald explique

The basic idea of θεσμός is [hellip] that of something imposed by an external agency conceived as standing apart and on a higher plane than the ordinary upon those for whom

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it constitutes an obligation The sense of obligation is also inherent in νόμος but it is motivated less by the authority of the agent who imposed it than by the fact that it is regarded and accepted as valid by those who live under it10

Compris ainsi comme la loi accepteacutee et voulue par tous le νόμος se veut beaucoup plus deacutemocratique que le θεσμός Loin drsquoecirctre imposeacute par une eacutelite ou un dieu il provient du consensus entre les citoyens Or Calliclegraves comme il sera expliqueacute plus loin se figure justement le νόμος comme un contrat passeacute entre la majoriteacute des citoyens

12 laquo Φύσις raquoLe terme laquo φύσις raquo se traduit adeacutequatement par laquo nature raquo Il

deacuterive de laquo φύομαι raquo qui signifie agrave lrsquoactif laquo faire pousser faire naicirctre produire11 raquo Tout comme le terme laquo nature raquo en franccedilais laquo φύσις raquo srsquoemploie en diffeacuterents sens

Crsquoest de ce terme [laquo φύσις raquo] que les physiologues ioniens usaient pour deacutesigner tantocirct la reacutealiteacute en son entier tantocirct les principes mateacuteriels les plus stables de celle‑ci autrement dit ses eacuteleacutements constitutifs Tregraves tocirct cependant on en vint agrave lrsquoemployer aussi pour deacutesigner la constitution crsquoest‑agrave‑dire lrsquoensemble des caracteacuteristiques drsquoune chose particuliegravere ou drsquoune classe de choses notamment lorsqursquoil srsquoagissait drsquoun ecirctre vivant ou drsquoune personne comme dans lrsquoexpression laquo la nature de lrsquohomme12 raquo

Dans le deacutebat opposant la loi agrave la nature laquo φύσις raquo paraicirct parfois deacutesigner la nature de lrsquohomme mais plus souvent sa constitution physique seulement laquo Φύσις raquo semble alors srsquoattacher davantage au cocircteacute animal veacutegeacutetal et mineacuteral de lrsquohomme qursquoagrave son cocircteacute rationnel Ceci paraicirct drsquoailleurs ecirctre le cas chez Calliclegraves comme il sera expliqueacute plus loin

Dernier point agrave noter laquo φύσις raquo et laquo νόμος raquo surtout lorsqursquoils sont mis en opposition connotent respectivement chez plusieurs philosophes anciens le reacuteel et lrsquoobjectif versus lrsquoapparent et le relatif Deacutemocrite par exemple distingue dans le monde physique ce qui

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

tient de lrsquoapparence et de la convention (νόμος) et la reacutealiteacute des choses leur nature (φύσις)

En effet la couleur est par convention (νόμωι) de mecircme que le doux et lrsquoamer et en reacutealiteacute il nrsquoy a que des atomes et le vide assure Deacutemocrite eacutetant drsquoavis que crsquoest agrave partir de la rencontre des atomes que sont produites toutes les qualiteacutes sensibles que nous sentons et que par nature (φύσει) rien nrsquoest blanc noir jaune rouge amer ou doux Car par lrsquoexpression laquo par convention raquo (νόμωι) il veut signifier cela qui est selon la coutume (νομιστί) et qui est pour nous et non pas cela qui est selon la nature (τήν φύσιν) des choses elles-mecircmes ce qursquoil appelle aussi laquo ce qui est en reacutealiteacute (ἐτεῆι) raquo en ayant formeacute cette derniegravere expression agrave partir du mot laquo reacuteel (ἐτεόν) raquo qui signifie ce qui est vrai (ἀληθὲς)13

Comme il sera montreacute dans cet article la φύσις du point de vue de Calliclegraves deacutesigne aussi ce qui est veacuteritablement alors que le νόμος quand il est pris en opposition agrave la φύσις ne correspond qursquoagrave un mensonge deacutefendu par une partie de la socieacuteteacute donc relatif agrave un groupe de citoyens

2 Deacuteveloppement historique de lrsquoopposition entre le νόμος la φύσιςDrsquoapregraves J de Romilly lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις prend

ses sources dans la prise de conscience de la relativiteacute des νόμοι En effet reconnaicirctre que ces derniers ne deacutetiennent pas un caractegravere universel et neacutecessaire laisse ineacutevitablement place agrave une lourde critique les νόμοι ne possegravedent aucune autoriteacute reacuteelle et seule la nature commune agrave tous les hommes doit orienter leurs comportements

Il importe de prendre un pas de recul pour saisir tout ce deacuteveloppement Comment la loi reccediloit‑elle cette empreinte relativiste dans lrsquohistoire de la Gregravece ancienne Et pourquoi la nature devient‑elle lrsquoadversaire neacutecessaire de la loi

21 Preacutemisses drsquoun problegravemeQuand laquo loi raquo signifie laquo loi divine raquo personne ne conccediloit lrsquoideacutee

drsquoune justice relative La loi divine tirant son origine drsquoecirctres

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supeacuterieurs paraicirct leacutegitimement srsquoappliquer agrave tous en tout temps Puis si lrsquoon croit que les lois humaines celles des citeacutes tirent leur origine de la loi divine alors elles reccediloivent eacuteloges et approbations comme lrsquoillustre Heacuteraclite dans ce fragment

Ceux qui parlent avec intelligence doivent ecirctre puissants gracircce agrave ce qui est commun agrave tous comme une citeacute gracircce agrave la loi (νόμωι) et beaucoup plus puissamment Car toutes les lois humaines (οἱ ἀνθρώπειοι νόμοι) se nourrissent agrave partir drsquoune seule loi divine (ἑνὸς τοῦ θείου) Car celle-ci possegravede la force de faire ce qursquoelle veut suffit agrave tout et triomphe14

Heacuteraclite reconnaicirct sans doute des diffeacuterences entre les lois humaines Mais comme il y reconnaicirct aussi du semblable et du commun provenant de la loi divine qui laquo suffit agrave tout et triomphe raquo il ne les rejette pas Au contraire les citoyens doivent combattre pour les lois de la citeacute car elles constituent leurs remparts15

Pour drsquoautres toutefois les divergences entre les coutumes frappent plus fortement Car non seulement les peuples possegravedent‑ils des mœurs opposeacutees mais chacun croit que les siennes valent davantage que celles de son voisin comme le constate Heacuterodote

Si en effet on proposait agrave tous les hommes de faire un choix parmi toutes les coutumes (νόμους) et qursquoon leur enjoignicirct de choisir les plus belles chacun apregraves mucircr examen choisirait celles de son pays tant ils sont convaincus (νομίζουσι) chacun de son cocircteacute que leurs propres coutumes sont beaucoup plus belles16

Cet ethnocentrisme constateacute par Heacuterodote ne conduit pas drsquoembleacutee agrave un rejet du νόμος au profit de la φύσις Le relativisme de lrsquohistorien preacutesente plutocirct un visage de toleacuterance Cette indulgence chez Euripide devient mecircme preacutetexte agrave une forme drsquoeacutegalitarisme entre les Grecs et les barbares

Euripide ne croit plus que les Grecs soient neacutecessairement supeacuterieurs aux barbares [hellip] Dans lrsquoensemble il semble

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

avoir plutocirct tenu agrave se montrer un esprit eacuteclaireacute en soutenant que les nomoi barbares srsquoils diffegraverent des nomoi grecs ne leur sont nullement infeacuterieurs

Dans Andromaque il est fait allusion avec meacutepris agrave lrsquoabsence de nomos des barbares ou agrave leurs nomoi diffeacuterents mais ces propos sont mis dans la bouche drsquoHermione la jeune grecque injuste qui meacuteconnaicirct la barbare Andromaque Dans Heacutelegravene une laquo coutume indigegravene raquo que Meacuteneacutelas regarde avec une surprise deacutedaigneuse a en fait sauveacute Heacutelegravene (800) Dans les Bacchantes enfin le grec arrogant et borneacute qursquoest Pentheacutee affirme la supeacuterioriteacute des Grecs sur les barbares qui ceacutelegravebrent le culte dionysiaque laquo Crsquoest qursquoils sont beaucoup moins eacuteclaireacutes que les Grecs raquo et le dieu reacutepond (484) laquo Ils le sont sur ce point davantage Autre pays autres nomoi17 raquo

En somme le relativisme drsquoHeacuterodote et drsquoEuripide preacutepare le problegraveme de lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις mais seulement en germe en puissance car ce relativisme ne conduit pas agrave la neacutegation de la valeur de la loi ou agrave la neacutegation explicite de la nature De fait crsquoest le relativisme philosophique de Protagoras qui ouvre la porte au veacuteritable deacutebat comme je le montrerai agrave lrsquoinstant18

22 Le deacutebat sophistiqueOn ne peut eacutevidemment pas agrave lrsquointeacuterieur de cet article expliquer

toutes les positions des sophistes dans le deacutebat opposant la nature et la loi Quelques bregraveves consideacuterations suffisent cependant pour cerner le contexte intellectuel dans lequel srsquoancre la figure de Calliclegraves

La position la plus eacuteloigneacutee de celle de Calliclegraves correspond sans doute agrave celle de Protagoras Prenant conscience de la relativiteacute des νόμοι le sophiste loin drsquoen faire un preacutetexte pour exalter la nature abolit tout simplement toute forme drsquoobjectiviteacute Nrsquoexiste que les νόμοι et ainsi la justice srsquoidentifie parfaitement avec le fait de leur obeacuteir laquo Le genre de choses qui agrave chaque citeacute paraissent justes (δίκαια) et belles ce sont celles‑lagrave qui le sont pour elle aussi longtemps qursquoelle les deacutecregravete (νομίζῃ)19 raquo La φύσις associeacutee plus haut agrave lrsquoobjectiviteacute

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disparaicirct lorsqursquoon considegravere agrave lrsquoinstar de Protagoras que lrsquohomme est la mesure de toutes choses

Drsquoautres sophistes prennent une position mitoyenne louant parfois la φύσις drsquoautres fois le νόμος Chez Antiphon par exemple ni le νόμος ni la φύσις ne profitent neacutecessairement et en toutes circonstances agrave lrsquohomme Lrsquoavantageux coiumlncide parfois avec la φύσις mais pas toujours comme lrsquoillustre cet exemple donneacute par Antiphon laquo le vivre en effet vient de la nature et aussi le mourir et le vivre leur vient de ce qui est utile comme le mourir de ce qui ne lrsquoest pas20 raquo Vivre est naturel et utile mais mourir bien que cela soit naturel ne profite jamais En outre bien qursquoAntiphon semble critique par rapport aux lois de sa citeacute qui agrave cause de lrsquoart rheacutetorique ne protegravegent pas reacuteellement les victimes drsquoinjustices et ne punissent pas les coupables de celles‑ci le sophiste ne paraicirct pas a priori exclure toute utiliteacute au νόμος Sa position paraicirct ainsi nuanceacutee

Calliclegraves quant agrave lui ne penchera ni du cocircteacute du νόμος comme Protagoras ni du cocircteacute de la nuance comme Antiphon Acharneacute et trancheacute crsquoest avec veacuteheacutemence qursquoil deacutefend le parti de la φύσις contre le νόμος Crsquoest cela maintenant qursquoil faut consideacuterer attentivement

3 Calliclegraves et la supreacutematie de la φύσις31 Les eacutechanges preacuteceacutedents (Gorgias et Polos)

Comme mentionneacute en introduction lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις nrsquoapparaicirct explicitement que dans la derniegravere partie du Gorgias soit celle consacreacutee agrave lrsquoeacutechange entre Socrate et Calliclegraves Mais cette opposition sous‑tend semble‑t‑il lrsquoentiegravereteacute du dialogue et se trouve deacutejagrave drsquoune certaine maniegravere en germe chez Polos Crsquoest du moins lrsquoavis de Calliclegraves Drsquoapregraves ce dernier Polos sous lrsquoinfluence de Socrate srsquoest contredit faute drsquoavoir distingueacute la justice selon la loi et la justice selon la nature En effet Polos en affirmant que subir lrsquoinjustice est pire que la commettre a parleacute selon la nature mais en accordant agrave Socrate que commettre lrsquoinjustice est plus laid que la subir a suivi la justice selon la loi

Pourquoi ces divergences Pourquoi Polos parlerait‑il parfois selon la nature parfois selon la loi De lrsquoavis de Calliclegraves Polos a dit dans un cas ce qursquoil pensait vraiment (subir lrsquoinjustice est vraiment

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

pire que la commettre) mais dans lrsquoautre cas a succombeacute agrave la honte (αἰσχύνη) en preacutetendant que commettre lrsquoinjustice est plus laid que la subir Avant de mettre de lrsquoavant lrsquoopposition entre la nature et la loi Calliclegraves distingue ainsi la franchise et la honte21 Car pour le jeune Atheacutenien parler sous lrsquoeffet de la honte crsquoest en fait parler selon le νόμος et dire ce que lrsquoon pense vraiment crsquoest reconnaicirctre la φύσις

La honte survient geacuteneacuteralement lorsqursquoon reccediloit la deacutesapprobation des autres Ce sentiment empecircche de dire et de faire ce que lrsquoon croit vraiment Qui parle sous lrsquoeffet de la honte tient les propos que ses concitoyens deacutesirent entendre et ont lrsquohabitude de promouvoir

Gorgias aussi plus tocirct dans le dialogue a succombeacute agrave la honte Vraisemblablement le rheacuteteur ne croit pas pouvoir enseigner la justice comme Meacutenon lrsquoaffirme dans le dialogue eacuteponyme22 Il affirme pourtant lrsquoinverse devant Socrate23 sans doute parce qursquoil redoute la deacutesapprobation des auditeurs preacutesents24 Gorgias conscient des mœurs et des opinions de ses auditeurs a ainsi preacutefeacutereacute conformer ses propos agrave celles‑ci plutocirct que de dire ce qursquoil croit vrai agrave savoir que la vertu ne srsquoenseigne pas mais advient plutocirct par nature25

De lrsquoavis de Calliclegraves Gorgias et Polos en somme ont eacuteteacute reacutefuteacutes faute de ne pas avoir dit ce qursquoils pensent vraiment faute de ne pas avoir parleacute selon la nature Le jeune Atheacutenien se targue quant agrave lui de dire toute la veacuteriteacute26

32 Intervention de CalliclegravesPour qui nrsquoa pas conscience de la distinction entre la nature et la

loi la contradiction survient ineacutevitablement car drsquoapregraves Calliclegraves laquo le plus souvent la nature et la loi (ἥ τε φύσις καὶ ὁ νόμος) se contredisent27 raquo Selon la nature ce qui est le plus laid est toujours ce qui est le plus mauvais subir lrsquoinjustice est toujours plus laid et plus mauvais que la commettre Selon la loi crsquoest lrsquoinverse commettre lrsquoinjustice est toujours plus laid et plus mauvais que la subir28 La contradiction est totale Or pour Calliclegraves la justice selon la nature a preacuteseacuteance sur la justice selon la loi En fait elle seule correspond agrave la veacuteritable justice

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Mais qursquoentend‑il par laquo justice selon la loi raquo et laquo justice selon la nature raquo Sur quelles preuves se base-t-il pour affirmer la supeacuterioriteacute de la justice selon la nature Que valent ses exemples Pour reacutepondre agrave ces questions il importe de suivre le raisonnement de Calliclegraves pas agrave pas

321 Le juste selon le νόμοςDe lrsquoavis de Calliclegraves qursquoest-ce que le juste selon le νόμος

Drsquoapregraves lui le deacuteterminer commande drsquoexaminer lrsquoorigine des lois et des conventions elles proviennent de la masse crsquoest‑agrave‑dire des faibles laquo le malheur est que ce sont je crois les faibles et le grand nombre auxquels est due lrsquoinstitution des lois29 raquo

Que recherche le grand nombre Quel genre de lois pose‑t‑il Les consideacuterations de Glaucon au livre II de la Reacutepublique semblent propres agrave eacuteclairer cette question Drsquoapregraves ce dernier la plupart des hommes croient que commettre lrsquoinjustice est un bien Toutefois ils reconnaissent aussi que subir lrsquoinjustice est un mal et que crsquoest mecircme un mal plus grand que le bien provenant du fait de commettre lrsquoinjustice Lrsquoexpeacuterience et la reacuteflexion conduisent ainsi les hommes agrave former un contrat chacun cegravede son droit de commettre lrsquoinjustice et par le fait mecircme se protegravege du fait de la subir30 Il y a lagrave une forme drsquoeacutegaliteacute

De lrsquoavis de Calliclegraves ce contrat et cette eacutegaliteacute ne comportent toutefois aucune leacutegitimiteacute Pire encore le grand nombre pour assurer la peacuterenniteacute de ses conventions devraient mentir effronteacutement faisant croire aux meilleurs naturels lorsqursquoils sont encore enfants que sa justice est veacuteritable et naturelle

Ceux de leurs semblables qui sont plus forts ou capables drsquoavoir le dessus ils arrivent agrave les eacutepouvanter afin de les empecirccher drsquoavoir le dessus et ils disent que crsquoest laid et injuste de lrsquoemporter sur autrui que crsquoest cela qui constitue lrsquoinjustice de chercher agrave avoir plus que les autres car comme ils sont infeacuterieurs il leur suffit je pense drsquoavoir lrsquoeacutegaliteacute 31

Autrement dit pour Calliclegraves la justice drsquoapregraves le νόμος est une fausse justice instaureacutee et maintenue par les faibles qui eacutecrasent les plus forts lorsque ces derniers sont encore au berceau Lrsquoeacuteducation

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

loin de permettre la saisie du vrai pervertit la nature des hommes les meilleurs Mais qursquoest‑ce alors que la justice veacuteritable Agrave quoi correspond la justice selon la nature

322 Le juste selon la φύσις La nature quant agrave elle ne prescrit pas lrsquoeacutegaliteacute Au contraire

laquo la nature (ἡ φύσις) reacutevegravele [hellip] que ce qui est juste crsquoest que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins et celui qui a une capaciteacute supeacuterieure sur celui qui est davantage deacutepourvu de capaciteacute32 raquo Crsquoest lagrave de lrsquoavis de Calliclegraves ce qui est conforme agrave la vraie nature du juste (κατὰ φύσιν τὴν τοῦ δικαίου)33 Voilagrave en effet la loi de la nature (νόμος τὸν τῆς φύσεως)34

La thegravese de Calliclegraves rappelle sans doute celle de Thrasymaque telle qursquoon la trouve dans la Reacutepublique agrave savoir que le juste correspond agrave lrsquointeacuterecirct du plus fort35 Cependant au‑delagrave des similitudes langagiegraveres les positions de ces Atheacuteniens diffegraverent radicalement Pour Thrasymaque en effet le juste commande lrsquoobeacuteissance aux lois puisque celles‑ci proviennent des dirigeants qui correspondent neacutecessairement aux gens les plus forts le roi est le plus fort dans une monarchie les aristocrates dans une aristocratie le peuple dans une deacutemocratie36 Ceci ne rejoint eacutevidemment pas la doctrine de Calliclegraves puisque celui‑ci reconnaicirct que les plus faibles dans la deacutemocratie deacutetiennent le pouvoir

En outre la justice concerne pour Thrasymaque neacutecessairement autrui et agir justement en ce cas ne peut pas rendre une personne heureuse Lrsquoinjustice au contraire correspondrait agrave lrsquoexcellence capable de procurer bonheur et bien‑ecirctre

Es‑tu [Socrate] si avanceacute au sujet de ce qui est juste et de la justice et de ce qui est injuste et de lrsquoinjustice que tu ignores que la justice et ce qui est juste crsquoest lagrave en reacutealiteacute un bien pour autrui crsquoest lrsquointeacuterecirct du plus fort de celui qui dirige mais un dommage personnel pour celui qui obeacuteit qui sert tandis que lrsquoinjustice est le contraire qursquoelle dirige ceux qui sont veacuteritablement ingeacutenus et qui sont justes que les dirigeacutes font ce qui est lrsquointeacuterecirct de celui qui est le plus fort et que crsquoest lui qursquoils rendent heureux en eacutetant agrave son service et pas du tout eux-mecircmes37

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Calliclegraves quant agrave lui nrsquoaffirme pas que le plus fort lorsqursquoil prend deacutemesureacutement agrave autrui tombe dans lrsquoinjustice Il reprocherait sans doute agrave Thrasymaque de ne pas avoir reacuteussi suffisamment agrave srsquoextraire du vocabulaire conventionnel Car il nrsquoy a aucune injustice agrave posseacuteder davantage quand on vaut davantage voilagrave au contraire la vraie justice source eacutevidente de bonheur Prendre agrave autrui quand on le meacuterite correspond agrave la laquo loi de la nature raquo Cette expression ne doit pas passer inaperccedilue Calliclegraves par cette derniegravere deacutegage la loi de son aspect conventionnel mais impregravegne la nature drsquoune capaciteacute prescriptive La loi de la nature est une loi objective et une nature normative

3221 Exemples agrave lrsquoappui Pour appuyer sa thegravese Calliclegraves donne quelques exemples qursquoon

peut diviser en trois Ces illustrations eacutetonnent et ont susciteacute lrsquointeacuterecirct de nombreux commentateurs38 En effet elles paraissent toutes dans une certaine mesure deacutefectueuses et semblent ainsi davantage affaiblir la thegravese de Calliclegraves que la supporter Pourquoi alors Calliclegraves les choisit‑il

32211 Le regravegne animal les citeacutes et les famillesLa loi de la nature affirme en premier lieu Calliclegraves est manifeste

en maints domaines laquo dans le reste du regravegne animal comme dans les citeacutes des hommes et dans leurs familles39 raquo Lrsquointerlocuteur de Socrate nrsquoexplique pas ces exemples40 La comparaison avec le regravegne animal paraicirct toutefois importante Comme eacutevoqueacute dans la premiegravere partie de cet article ce qursquoentend exactement Calliclegraves par laquo φύσις raquo demeure tout au long du Gorgias eacutequivoque Parle‑t‑il de la nature humaine de lrsquoanimaliteacute rationnelle Visiblement la justice qui inteacuteresse Calliclegraves ne concerne pas seulement les hommes et ne se deacuteveloppe donc pas directement en rapport agrave la raison elle srsquoeacutetend aussi au monde animal41

Par contraste le νόμος srsquoattache en propre agrave lrsquohomme car il deacutecoule de sa raison Seuls les hommes vivent sous des lois et des mœurs varieacutees De ce point de vue le λόγος comme faculteacute et comme produit de cette mecircme faculteacute ne garantit pas

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neacutecessairement le bien de lrsquohomme drsquoougrave lrsquoexaltation de Calliclegraves pour lrsquoanimaliteacute au deacutetriment de la rationaliteacute comme le remarque A Fussi

Νόμος in turn is mainly identified with language Language of praise language of blame and writings are equated with spells and witchcraft In order to show that nature ignores justice and injustice or better that the only law of nature is that which demands the triumph of the stronger over the weaker Callicles resorts to the animal realm where we may suppose nature actualizes its own law unhampered by the spells of λόγος42

La raison de lrsquohomme doit pour Calliclegraves se mettre au service des deacutesirs Car srsquoil accorde agrave Socrate que le meilleur srsquoidentifie avec le plus intelligent il ne fait toutefois pas correspondre le plus intelligent agrave lrsquohomme modeacutereacute pouvant plier ses deacutesirs aux ordres de sa raison Le plus intelligent plutocirct crsquoest celui capable de trouver les bons moyens en vue drsquoassouvir la myriade infinie de ses deacutesirs43 Pour Calliclegraves lrsquoappeacutetit domine44 Or de ce point de vue lrsquohomme ne se distingue pas par nature de lrsquoanimal

32212 Xerxegraves et DariusEn deuxiegraveme lieu Calliclegraves preacutesente lrsquoexemple de la guerre de

Xerxegraves contre les Grecs et de celle du pegravere de ce dernier Darius contre les Scythes Lrsquoeacutevocation de ces batailles pour appuyer la validiteacute de sa loi de la nature surprend En effet les deux rois perses ont perdu leur guerre respective Or chacun drsquoeux commandait pourtant une armeacutee plus forte plus nombreuse et a priori meilleure que celle de leur adversaire Xerxegraves et Darius paraissent infirmer davantage la loi de la nature que la confirmer

La bizarrerie de lrsquoexemple de Xerxegraves frappe encore plus fortement agrave la lecture drsquoune anecdote raconteacutee par Heacuterodote Lrsquohistorien suggegravere que les Grecs auraient vaincu les Perses justement gracircce agrave leurs νόμοι Heacuterodote rapporte que Xerxegraves aurait demandeacute agrave Deacutemarate si les Grecs oseront livrer bataille contre lui malgreacute leur

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plus petit nombre Deacutemarate aurait reacutepondu par lrsquoaffirmative ce qui aurait conduit Xerxegraves agrave reacutepliquer

Srsquoils eacutetaient agrave la mode de chez nous soumis agrave lrsquoautoriteacute drsquoun seul ils pourraient par crainte de ce maicirctre se montrer plus braves qursquoils ne sont naturellement (παρὰ τὴν ἑωυτῶν φύσιν) et contraints par les coups de fouet marcher quoiqursquoen plus petit nombre contre des ennemis plus nombreux laisseacutes libres drsquoagir ils ne sauraient faire ni lrsquoun ni lrsquoautre45

Pour Xerxegraves la loi et la liberteacute deacutemocratique rendent les Grecs faibles Ceux‑ci ne peuvent agir de maniegravere coordonneacutee et courageuse nrsquoeacutetant pas sous la direction drsquoun seul homme Deacutemarate cependant aurait soutenu tout le contraire

En combat singulier [les Laceacutedeacutemoniens] ne sont infeacuterieurs agrave personne et reacuteunis en troupes ils sont les plus valeureux de tous les hommes Car srsquoils sont libres ils ne sont pas libres en tout ils ont un maicirctre la loi (νόμος)46 qursquoils redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent du moins font‑ils tout ce que ce maicirctre leur commande or il leur commande toujours (αἰεί) la mecircme chose ne fuir du champ de bataille devant aucune masse ennemie mais rester fermes agrave leur poste et y vaincre ou y peacuterir47

Il est inteacuteressant de noter ce laquo toujours raquo (αἰεί) Contrairement aux ordres drsquoun roi les commandements de la loi sont toujours les mecircmes et sont identiques pour tous Cette attache au bien commun et agrave une certaine immuabiliteacute semble ici faire la force des Grecs

Pourquoi alors Calliclegraves met‑il de lrsquoavant Xerxegraves et Darius De fait ces deux rois procircnaient une politique expansionniste Autrement dit ils posseacutedaient en eux le deacutesir drsquoavoir plus et prenaient les initiatives neacutecessaires pour combler ce deacutesir De ce point de vue ils suivent les commandements de la nature mecircme si de fait ils nrsquoobtiennent pas ce qursquoils souhaitent La nature telle que comprise par Calliclegraves nrsquoatteint pas neacutecessairement sa fin elle peut ecirctre reacuteprimeacutee par le νόμος comme crsquoest le cas agrave Athegravenes

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32213 Le fragment de PindareEn troisiegraveme et dernier lieu Calliclegraves appuie sa thegravese par lrsquoexemple

drsquoHeacuteraclegraves qui srsquoapproprie par la force les bœufs de Geacuteryon tel que le raconte Pindare Calliclegraves cite ainsi le poegravete

La loi (νόμος) qui regravegne sur tous sur les mortels comme sur les Immortels justifie que drsquoune main entre toutes puissantes on megravene agrave bonne fin la suprecircme violence je le prouve par les exploits drsquoHeacuteraclegraves car crsquoest sans les payerhellip48

Mais le fragment de Pindare ne srsquointerpregravete pas si facilement De quelle loi parle‑t‑il Romilly preacutesente trois interpreacutetations possibles

[1] Pour Heacuterodote il srsquoagit manifestement de coutumes de rites le texte voudrait dire agrave ses yeux que les diffeacuterents groupes humains sont soumis agrave des traditions qui leur sont propres et contre lesquelles on ne saurait aller49 [2] Pour des gens comme Calliclegraves le texte voudrait dire que la loi (de nature) justifie lrsquoaction des plus forts [3] Enfin pour des commentateurs assez nombreux le texte signifierait au contraire que la regravegle divine peut parfois justifier lrsquoemploi de la violence au nom drsquoun principe plus haut50

Selon plusieurs commentateurs la troisiegraveme interpreacutetation correspond agrave la penseacutee de Pindare Crsquoest du moins lrsquoopinion de J de Romilly et de E R Dodds

But we can hardly credit the pious Pindar with this shocking opinion which seems in any case to belong to a later generation [hellip] It is a likelier guess that his νόμος is the law of Fate which for him is identical with the will of Zeus51

Pourquoi alors Calliclegraves recourt‑il agrave lrsquoautoriteacute de ce poegravete De fait Calliclegraves ne fait pas figure drsquointellectuel Il meacuteprise drsquoailleurs les philosophes et les sophistes Sans doute ainsi ne cherche‑t‑il pas agrave interpreacuteter avec parfaite exactitude les auteurs qursquoil cite On a un exemple de cela ailleurs dans le dialogue lorsqursquoil fait reacutefeacuterence agrave une piegravece drsquoEuripide52 Il compare Socrate agrave Amphion et lui‑mecircme

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agrave Zeacutethos oubliant que des deux personnages crsquoest Amphion qui ressort vainqueur

3222 Preacutecision qui est le meilleur Bien que les exemples de Calliclegraves eacutetonnent ce nrsquoest pas eux qui

retiennent lrsquoattention de Socrate Le philosophe plutocirct deacutesire savoir ce que Calliclegraves entend par le laquo meilleur raquo (βελτίων) par laquo celui qui vaut plus raquo (ἀμείνων) par le laquo supeacuterieur raquo (κρείττων)53 par le laquo plus capable raquo (δυνατώτερος) et par le laquo plus robuste raquo (ἰσχυροτέρος) Toutes ces expressions possegravedent-elles la mecircme signification

Le meilleur est‑il aussi le plus robuste selon Calliclegraves Drsquoapregraves Socrate crsquoest ce que laissaient entendre les exemples de Xerxegraves et de Darius

Crsquoest mecircme quelque chose comme cela que tu sembles avoir indiqueacute en disant que crsquoest la justice selon la nature (κατὰ τὸ φύσει δίκαιον) que les grands Eacutetats se ruent sur les petits pour cette raison qursquoils sont plus forts (κρείττους) autrement dit mateacuteriellement plus nombreux (ἰσχυρότεραι) comme si ecirctre plus fort (τὸ κρεῖττον) ecirctre plus robuste (τὸ ἰσχυρότερον) et valoir davantage (βέλτιον) eacutetait la mecircme chose 54

Calliclegraves accepte drsquoabord lrsquoidentification proposeacutee par Socrate et il reconnaicirct aussi sans peine que le grand nombre est plus fort qursquoun seul homme Mais accepter ces propositions semble devoir lrsquoobliger agrave affirmer que la loi du grand nombre soit lrsquoeacutegaliteacute correspond agrave la justice selon la nature Calliclegraves cependant rejette cette conseacutequence et revient sur ses propos les plus robustes ou les plus nombreux ne sont pas les meilleurs La supeacuterioriteacute ne srsquoobtient pas par le nombre ou les muscles

Te figures-tu que selon moi srsquoil arrive que srsquoassemble un ramassis drsquoesclaves et de gens de toute espegravece hommes indignes qursquoon les considegravere autrement que du point de vue sans doute de leur robustesse corporelle (τῷ σώματι ἰσχυρίσασθαι) ce soient des prescriptions leacutegitimes (νόμιμα) les propos de cette canaille 55

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

En accord avec une proposition de Socrate Calliclegraves soutient drsquoabord que le meilleur est intelligent (φρόνιμος) et ajoute ensuite qursquoil est aussi courageux et viril (ἀνδρεῖος) Lrsquointelligence qui inteacuteresse Calliclegraves ne correspond certainement pas agrave celle mise geacuteneacuteralement de lrsquoavant par Socrate Pour Calliclegraves comme il a eacuteteacute mentionneacute plus haut la raison ne vaut que comme moyen pour reacutepondre aux diffeacuterents deacutesirs La racine de la justice naturelle reacuteside en fait dans lrsquoimmodeacuteration dans le deacutesir drsquoavoir toujours plus autrement dit dans la πλεονεξία

Socrate reacutefutera finalement le fait que le bonheur puisse reacutesider dans la πλεονεξία Examiner tous les arguments du philosophe susciterait certainement lrsquointeacuterecirct mais cela ne concerne pas immeacutediatement lrsquoobjectif de cet article En terminant il paraicirct plutocirct pertinent de srsquoattarder sur une contradiction interne chez Calliclegraves drsquoun cocircteacute il se fait lrsquoennemi jureacute de la deacutemocratie mais de lrsquoautre comme le reacutepegravete souvent Socrate il se soucie toujours drsquoaccorder ses propos avec ceux du δῆμος

Mais il y a une chose dont en toute occasion je me rends compte agrave ton sujet crsquoest que quelles que soient tes hautes capaciteacutes tout ce que tes deux aimeacutes peuvent bien dire et quelque opinion qursquoils professent sur ce qui en est des choses tu es incapable de dire le contraire mais te voilagrave retourneacute sens dessus dessous Que dans lrsquoAssembleacutee agrave telle chose que tu auras dite ton bien‑aimeacute je veux dire le Peuple drsquoAthegravenes (ὁ δῆμος ὁ Ἀθηναίων) nie qursquoil en soit de la sorte aussitocirct retourneacute tu dis ce que veut celui‑ci56

Quel sens donner agrave ces remarques de Socrate Si le philosophe dit vrai comment Calliclegraves peut‑il alors se targuer de meacutepriser le grand nombre Comment peut‑il concevoir que le bonheur neacutecessite le rejet du νόμος Est-il oui ou non deacutemocrate

33 Lrsquoaristocrate amoureux du δῆμοςCalliclegraves dans sa harangue contre le νόμος critique de faccedilon

veacuteheacutemente la deacutemocratie systegraveme dans lequel drsquoapregraves lui les esclaves deacutetiennent le pouvoir Amis drsquooligarques notamment de

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Deacutemos le fils de Prylampe57 le jeune disciple de Gorgias envie tout comme Polos la vie des tyrans

Mais que vienne agrave paraicirctre jrsquoimagine un homme ayant le naturel (φύσιν) qursquoil faut voilagrave par lui tout cela secoueacute mis en piegraveces il srsquoest eacutechappeacute il foule aux pieds nos formules nos sorcelleries nos incantations et nos lois (νόμους) qui toutes sans exception sont contraires agrave la nature notre esclave srsquoest insurgeacute et srsquoest reacuteveacuteleacute maicirctre58

Mais alors qursquoil recommande comme le montre ce dernier passage de pieacutetiner le νόμος et de srsquoen distancer il reproche pourtant justement agrave Socrate de ne pas assez connaicirctre les lois et les coutumes drsquoAthegravenes La philosophie en effet ne permet pas de devenir un καλὸς κἀγαθός

Supposons en effet que fucirct‑il doueacute drsquoun excellent naturel (εὐφυὴς) il se soit adonneacute agrave la philosophie au-delagrave mecircme de la jeunesse forceacutement le reacutesultat aura eacuteteacute qursquoil nrsquoa plus aucune expeacuterience de tout ce dont lrsquoexpeacuterience est indispensable quand on veut devenir un homme accompli (καλὸν κἀγαθὸν) et bien consideacutereacute Crsquoest un fait que le philosophe perd toute expeacuterience des lois (τῶν νόμων) qui sont celles de la citeacute du langage dont il faut user dans les conventions aussi bien priveacutees que publiques que comportent les relations humaines59

Le premier long monologue de Calliclegraves commence donc par un rejet complet du νόμος mais se termine eacutetonnamment par une reacuteinteacutegration de celui‑ci Car sa critique de la philosophie va de pair avec une louange de lrsquoart politique deacutemocratique et du sens de la convention

En quoi est‑ce un problegraveme que le philosophe ne connaisse pas les lois Ce dernier ne maicirctrisant pas lrsquoart politique ne sait pas parler devant le δῆμος que ce soit en assembleacutee ou devant les tribunaux Incapable de se deacutefendre contre le grand nombre un Socrate ne peut qursquoineacutevitablement subir lrsquoinjustice et ce jusqursquoagrave une eacuteventuelle condamnation agrave mort

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

Maintenant vois‑tu suppose que srsquoeacutetant saisi de toi ou de tel autre de tes pareils on vous traicircne en prison en vous preacutetendant coupables drsquoun crime dont vous ne seriez nullement coupables ne sais‑tu pas bien que toi tu serais incapable de te tirer drsquoaffaire Mais non le vertige te prendrait tu serais lagrave bouche beacutee sans trouver que dire et le jour ougrave tu te preacutesenterais agrave la barre du tribunal rencontrant en face de toi un accusateur plein de malveillance et de perversiteacute tu serais mis agrave mort srsquoil lui plaisait de requeacuterir la mort contre toi60

Au contraire de la philosophie la rheacutetorique elle permet de se deacutefendre devant les tribunaux et permet donc ne pas subir lrsquoinjustice Lagrave reacuteside lrsquointeacuterecirct de Calliclegraves pour cette derniegravere Crsquoest parce que celui‑ci nrsquoest pas lrsquohomme supeacuterieur qursquoil a deacutepeint celui capable de briser les νόμοι qursquoil se voit contraint de flatter le peuple et de parler comme lui Il recircve de commettre lrsquoinjustice mais dans sa meacutediocriteacute il se contente drsquoeacuteviter de la subir comme finalement tous les autres hommes La justice selon la nature deacutecrite par Calliclegraves ne prend forme nulle part comme il lrsquoa lui‑mecircme deacutemontreacute par ses exemples rateacutes Elle est un ideacuteal impossible et paraicirct de ce fait nrsquoavoir rien de bien naturel

Calliclegraves en somme se trouve en contradiction avec lui‑mecircme et ce comme la majoriteacute des hommes ceux‑lagrave mecircmes qursquoil blacircme La plupart des gens srsquoopposent agrave lrsquoinjustice agrave cause de leurs injustices agrave lrsquoeacutegoiumlsme agrave cause mecircme de leur eacutegoiumlsme Ainsi on srsquoabstient de commettre lrsquoinjustice simplement pour ne pas avoir agrave subir celle des autres Drsquoune certaine maniegravere tous acceptent le contrat commun deacutepeint par Glaucon dans la Reacutepublique mais tous recircvent de lrsquoanneau de Gygegraves moyen par lequel un homme pourrait se deacutegager dudit contrat

ConclusionLe deacutebat opposant le νόμος et la φύσις sous-tend une contradiction

entre la convention et la reacutealiteacute objective Protagoras parmi les sophistes prend le parti du νόμος et abolit en un certain sens la φύσις puisqursquoil ne reconnaicirct aucune reacutealiteacute objective derriegravere les opinions La plupart des autres sophistes61 soutiennent des positions mitoyennes

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priorisant parfois la φύσις drsquoautres fois le νόμος Calliclegraves nrsquoeacutetant pas un sophiste choisit une thegravese plus trancheacutee et certainement tregraves amorale il ne reconnaicirct aucune leacutegitimiteacute au νόμος et deacutefend une justice naturelle dans laquelle le meilleur possegravede davantage et dans laquelle rien ne limite les deacutesirs de celui‑ci

Toutefois comme il a eacuteteacute dit Calliclegraves ne paraicirct pas croire que sa loi de la nature puisse advenir au moins pour lui‑mecircme En effet alors qursquoil procircne la reacutevolte contre les lois et la masse des faibles il se trouve incapable de contredire le peuple atheacutenien et se voit degraves lors contraint de le flatter Alors qursquoil recircve de pouvoir et de domination il suit le conseil qursquoil donne agrave Socrate et accepte le poste du dernier des esclaves il exerce en un certain sens le meacutetier de Mysien62

1 Platon Gorgias trad L Robin Saint‑Armand Gallimard 1950 482e2 Aristote Reacutefutations sophistiques trad L‑A Dorion Paris Vrin 1995

173a5 Je souligne3 L‑A Dorion Les reacutefutations sophistiques Paris Vrin 1995 p 306

note 2064 W K C Guthrie The Sophists Great Britain Cambridge Cambridge

University Press 1971 p 605 P Chantraine Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque Paris

Klincksieck 2009 p 7146 Ibid p 1727 G Br Kerferd Le mouvement sophistique Paris Vrin 1999 p 1728 J De Romilly La loi dans la penseacutee grecque Paris Les Belles lettres

2002 p 139 M Ostwald Nomos and the beginnings of the Athenian Democracy

Oxford (Geat Britain) Oxford at the Clarendon Press 1969 p 55 10 Idem11 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais Paris Hachette p 210812 G Br Kerferd op cit p 17113 Deacutemocrite DK 55 A 49 dans H Diels Die Fragmente der Vorsokratiker

Berlin Weidmann 1903 p 318 (Je traduis) 14 Heacuteraclite DK 12 B 114 dans H Diels op cit p 82 (je traduis) 15 Ibid DK 12 B 44 dans H Diels op cit p 7316 Heacuterodote Histoires trad J De Romilly III 38 dans J De Romilly

op cit p 59

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

17 J De Romilly op cit p 56‑5718 Ibid p 7119 Platon Theacuteeacutetegravete trad M Narcy Paris Flammarion 2011 167c20 Antiphon DK 80 B 44A trad M‑L Desclos Paris Flammarion

2009 p 19821 Platon Gorgias op cit 482c‑e22 Platon Meacutenon op cit 95c23 Platon Gorgias op cit 460a24 Ibid 458b‑c25 Conception que lrsquoon retrouve chez Meacutenon lrsquoun de ses disciples Cf

Platon Meacutenon trad M Canto‑Sperber Paris Flammarion 2001 71c26 Platon Gorgias op cit 484c27 Ibid 482e28 Ibid 483a‑b29 Ibid 483b30 Platon Reacutepublique trad P Pachet Paris Gallimard 1993 358e‑359a31 Platon Gorgias op cit 483b‑c32 Ibid 483d33 Ibid 483e34 Idem35 Platon Reacutepublique op cit 38c36 Ibid 338d‑339a37 Platon Reacutepublique op cit 343b‑d (je souligne)38 Cf en particulier A Fussi laquo Calliclesrsquo Examples of νόμος τῆς φύσεως

in Platorsquos Gorgias raquo in Graduate Faculty Philosophy Journal vol 19 no 1(1996) et E Safty laquo Les difficulteacutes drsquointerpreacutetation de lrsquoargument du plus fort dans le discours de Calliclegraves sur la justice raquo dans Polis vol 31 no 1 2014

39 Platon Gorgias op cit 483d40 Surtout dans le cas des citeacutes puisqursquoil vient de dire que les plus faibles

deacutetiennent au moins agrave Athegravenes le pouvoir41 Et crsquoest agrave se demander si Calliclegraves nrsquoaccepterait pas de lrsquoeacutetendre

jusqursquoau monde veacutegeacutetal et mineacuteral comprenant ainsi la nature dans son ensemble Quoi qursquoil en soit cela nrsquoest pas sans rappeler la conception de la nature drsquoAntiphon

42 A Fussi loc cit p 12243 Platon Gorgias op cit 491e‑492a44 Le meilleur nrsquoest domineacute par personne mecircme pas par lui‑mecircme (par

sa raison)

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45 Heacuterodote Histoires trad Romilly VII 103 dans J De Romilly op cit p 19

46 Comme le note Jacqueline de Romilly lrsquoallusion au laquo νόμος δεσπότης raquo renvoie sans doute au ceacutelegravebre fragment de Pindare qui sera abordeacute tout de suite apregraves cette section Cf J De Romilly op cit p 63

47 Ibid 10448 Platon Gorigas op cit 484b49 Cf Heacuterodote Histoires III 39 50 J De Romilly op cit p 6651 E R Dodds laquo Commentary raquo in Plato Gorgias Great Britain Oxford

Calendron Press 1992 p 27052 Platon Gorgias op cit 485e‑486a53 Ces trois premiegraveres expressions correspondent en fait aux trois

comparatifs de laquo ἀγαθός raquo54 Platon Gorigas op cit 488c55 Ibid 488c56 Ibid 481d‑e57 Ibid 481d58 Ibid 484a59 Ibid 484c‑d60 Ibid 486a‑c61 Sauf lrsquoAnonyme de Jamblique62 Cf Platon Gorgias op cit 521b

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Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagandeseacuteBastien lacroix Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Si nous entrons dans une egravere post‑factuelle cela nrsquoest pas une fataliteacute Pour nous en sortir Harry Frankfurt nous propose de consideacuterer la bullshit comme une reacutealiteacute conceptuellement distincte du mensonge ou de la veacuteriteacute Dans sa reacuteponse agrave Frankfurt G A Cohen met de lrsquoavant une autre forme de bullshit preacutedominante selon lui dans le monde acadeacutemique europeacuteen Quant agrave lui le philosophe du langage Jason Stanley mobilise les outils conceptuels de sa sous-discipline afin de srsquoattaquer agrave lrsquoeacutepineux problegraveme de la propagande fleacuteau des deacutemocraties libeacuterales Dans le cadre de ce texte je me pencherai sur les liens entre les conceptions de la bullshit de Frankfurt et de Cohen drsquoun cocircteacute ainsi que le concept de propagande deacuteveloppeacute par Stanley de lrsquoautre Apregraves avoir preacutesenteacute les diffeacuterents eacuteleacutements en jeu je tenterai de reacutepondre agrave la question suivante toute propagande est‑elle de la bullshit

IntroductionLes eacutevegravenements politiques internationaux de 2016 sont derriegravere

nous mais ils faccedilonnent encore le monde dans lequel nous vivons Entre le Brexit et lrsquoeacutelection de Donald Trump agrave la preacutesidence des Eacutetats‑Unis drsquoAmeacuterique il nrsquoest pas rare drsquoentendre des analyses selon lesquelles nous serions entreacutes dans une egravere post‑factuelle Que lrsquoon rejette cette affirmation ou qursquoon y soit sympathique cela ne change pas le fait que meacutedias commentateurs et politiciens sont deacutesormais engageacutes dans une seacuterie de deacutebats dans lesquels faits opinions et valeurs srsquoentremecirclent Si certains auteurs nous font des propositions normatives afin de nous permettre de retrouver la raison1 drsquoautres

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deacuteveloppent des outils conceptuels descriptifs qui demandent ensuite agrave ecirctre appliqueacutes

Crsquoest notamment ce que fait le grand philosophe ameacutericain Harry Frankfurt dans son essai programmatique On Bullshit2 Publieacute initialement en 1986 dans le Raritan Quarterly Review ce court texte nous propose de consideacuterer la bullshit3 non pas comme une forme de mensonge mais comme une reacutealiteacute conceptuellement distincte du mensonge ou de la veacuteriteacute Cette conceptualisation nrsquoest pas accepteacutee par tous Dans sa reacuteponse agrave Frankfurt G A Cohen fondateur du marxisme analytique met de lrsquoavant une autre forme de bullshit preacutedominante selon lui dans le monde acadeacutemique europeacuteen4 Dans un livre plus reacutecent le philosophe du langage Jason Stanley mobilise les outils conceptuels de sa sous-discipline afin de srsquoattaquer agrave lrsquoeacutepineux problegraveme de la propagande5 Ce terrain ayant historiquement eacuteteacute laisseacute aux philosophes continentaux il est tregraves inteacuteressant de voir ce que la philosophie analytique a agrave dire agrave propos de ce sujet drsquoactualiteacute

Dans le cadre de ce texte je me pencherai drsquoun cocircteacute sur les liens entre les conceptions de la bullshit de Frankfurt et de Cohen et de lrsquoautre sur le concept de propagande deacuteveloppeacute par Stanley La mise en relation de ces auteurs nrsquoest pas fortuite Tout drsquoabord Frankfurt et Cohen sont en dialogue agrave propos du concept de bullshit Quant au concept de propagande il est inteacuteressant de le comparer avec celui de bullshit dans la mesure ougrave les deux servent une fonction sociale similaire duper autrui Comme nous le verrons cette duperie peut prendre diffeacuterentes formes Dans la premiegravere partie de cet article je preacutesenterai les diffeacuterents eacuteleacutements en jeu puis je tenterai dans la seconde partie de reacutepondre agrave la question suivante toute propagande est‑elle de la bullshit Comme nous le verrons il serait trop fort drsquoaffirmer que toute propagande est de la bullshit bien que des liens eacutevidents puissent ecirctre observeacutes entre ces concepts

1 Bullshit et propagande quelques deacutefinitions11 Qursquoest-ce que la bullshit

Comme indiqueacute ci‑haut il existe au moins deux grandes conceptions de la bullshit Toutes deux sont inspireacutees des deux

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deacutefinitions de ce terme dans lrsquoOxford English Dictionary (OED) le dictionnaire anglophone par excellence Tel que citeacute par Cohen le nom commun laquo bullshit raquo est deacutefini comme laquo 1 nonsense rubbish 2 trivial or insincere talk or writing6 raquo Deacutebutons par lrsquoanalyse de la seconde deacutefinition qui correspond agrave la conception frankfurtienne de la bullshit

111 FrankfurtDans son court essai Frankfurt commence par tracer les

contours conceptuels de la bullshit La comparant avec le concept de humbug deacuteveloppeacute par Max Black7 puis avec les termes connexes issus du OED Frankfurt en vient au cœur de son argumentaire afin de bien comprendre la bullshit celle‑ci doit ecirctre mise en relation avec le mensonge De natures diffeacuterentes tous deux sont des formes de travestissements (misrepresentations)8 Le mensonge travestit agrave la fois le veacuteritable eacutetat drsquoesprit du locuteur ainsi que le sujet de discussion En effet en disant le contraire de ce qursquoil croit vrai le locuteur tente de nous duper agrave la fois en ce qui a trait agrave la valeur de veacuteriteacute de son eacutenonceacute et en ce qui concerne son eacutetat drsquoesprit puisqursquoil agit comme srsquoil croyait son propre mensonge Lrsquoacte de mentir peut conseacutequemment se deacutefinir comme le fait drsquoinseacuterer un (ou des) eacuteleacutement(s) faux dans un systegraveme de croyances par ailleurs vraies Gracircce agrave cette insertion le menteur peut eacuteviter les conseacutequences qui deacutecouleraient de la veacuteriteacute9 Il doit donc avoir une vision particuliegravere et preacutecise de la situation ainsi qursquoun certain souci pour la veacuteriteacute En effet comment nier celle‑ci si lrsquoon ne srsquoen soucie pas Pour nier la veacuteriteacute encore faut‑il croire la connaitre Mentir demande donc une certaine rigueur un certain savoir‑faire technique (craftsmanship)10

Agrave lrsquoopposeacute le creacuteateur de bullshit se caracteacuterise par son insouciance par rapport agrave la veacuteriteacute En effet selon Frankfurt la bullshit pose problegraveme non pas en raison de sa valeur de veacuteriteacute neacutegative mais parce qursquoelle est inauthentique (phony) dans son mode de production11 Pour reprendre lrsquoexpression consacreacutee laquo to bullshit your way through raquo requiert essentiellement une forte neacutegligence envers la veacuteriteacute12 La bullshit est conccedilue sans eacutegards agrave la veacuteriteacute ce qui permet plus de liberteacute drsquoaction agrave son creacuteateur qursquoau menteur En ce

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sens la creacuteation de bullshit est davantage un art13 Il est possible que le creacuteateur de bullshit ne travestisse pas son veacuteritable eacutetat drsquoesprit ni lrsquoobjet de son discours mais il deacuteforme ce qursquoil fait (his entreprise) Par ses actes de langage il veut dissimuler son insouciance agrave lrsquoeacutegard de la veacuteriteacute et projeter lrsquoapparence de sinceacuteriteacute Crsquoest ainsi qursquoon rejoint la seconde deacutefinition offerte par lrsquoOED laquo insincere talk or writing raquo Par son insinceacuteriteacute le creacuteateur de bullshit deacutesire faire cadrer ses paroles avec son objectif de duperie peu importe comment cela deacutecrit la reacutealiteacute empirique

Or cette insouciance caracteacuteristique de la bullshit pose des problegravemes majeurs Comme lrsquoaffirme ailleurs Frankfurt la preacuteservation de nos socieacuteteacutes civiliseacutees requiert une information factuelle fiable et des agents ayant confiance en leurs institutions de savoir14 La veacuteriteacute est importante en raison de son utiliteacute pratique de ce qursquoelle apporte concregravetement dans nos vies individuelles et collectives15 On ne peut toleacuterer que des agents centraux de nos socieacuteteacutes ne srsquoen soucient pas Pourtant une partie importante de nos interactions sociales semblent dicteacutees par un souci ineacutegal de la veacuteriteacute Ainsi en va‑t‑il par exemple des campagnes publicitaires des relations publiques manufactureacutees par des conseillers professionnels ou du comportement eacutelectoraliste et populiste de certains politiciens Dans leurs fonctions professionnelles respectives ces divers groupes deacutemontrent un souci de veacuteriteacute infeacuterieur agrave celui de leurs concitoyens En effet sans mentir agrave plate couture leur objectif est de ne mettre lrsquoaccent que sur une facette drsquoune situation donneacutee Crsquoest notamment le cas des publiciteacutes drsquoautomobiles qui insistent sur la vitesse la seacutecuriteacute ou le caractegravere luxueux du veacutehicule mais eacutevacuent tous ses aspects neacutegatifs

112 CohenParu initialement en 2002 le texte de G A Cohen se veut une

reacuteponse agrave la conceptualisation de la bullshit offerte par Frankfurt Selon Cohen on ne peut se contenter drsquoune deacutefinition de la bullshit en tant que discours insincegravere il nous faut aussi nous inteacuteresser agrave la premiegravere deacutefinition issue de lrsquoOED selon laquelle la bullshit est de la camelote des absurditeacutes (laquo nonsense rubbish raquo) Cette forme

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de bullshit qui serait plus reacutepandue dans les domaines acadeacutemiques que dans les discours sociaux est un reacutesultat plutocirct qursquoune activiteacute comme chez Frankfurt En ce sens Cohen srsquointeacuteresse au texte final produit par le creacuteateur de bullshit (le reacutesultat) plutocirct qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoesprit (lrsquoactiviteacute) de ce dernier Un texte est de la bullshit au sens de Cohen srsquoil preacutesente un manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir (unclarifiable unclarity)16 Un tel discours est impossible agrave eacuteclaircir non seulement srsquoil est obscur mais srsquoil nrsquoest pas possible de le rendre non obscur ou clair17 Quant au manque de clarteacute il peut se situer agrave diffeacuterents niveaux une assertion peut intrinsegravequement manquer de clarteacute elle peut ecirctre obscure en raison du contexte ou ne pas montrer en quoi lrsquoassertion suivante deacutecoule de cette assertion‑ci18 Selon Cohen ce type de bullshit occuperait une place centrale en philosophie franccedilaise ougrave le manque de clarteacute est ceacuteleacutebreacute comme un signe de profondeur intellectuelle Ces textes de philosophie franccedilaise seraient impossibles agrave eacuteclaircir dans la mesure ougrave ils respectent le critegravere suffisant du manque de clarteacute la plausibiliteacute de lrsquoeacutenonceacute nrsquoest pas modifieacutee par lrsquoajout ou le retrait drsquoune neacutegation Pour le dire autrement le manque de clarteacute de ces eacutenonceacutes est tel qursquoon ne peut les reconstruire de maniegravere intelligible et qursquoune telle reconstruction nrsquoest ni plus ni moins plausible lorsqursquoune neacutegation y est ajouteacutee ou retireacutee Cela rappelle la fameuse discussion de John Searle avec Michel Foucault qui admettait volontiers que pour ecirctre pris au seacuterieux tout texte philosophique en France devait ecirctre obscur agrave un certain niveau qursquoil eacutevaluait agrave au moins 10 Selon Searle Pierre Bourdieu eacutevaluait ce standard plutocirct agrave 20 19

Eacutevidemment cette forme de bullshit nrsquoest pas exclusive agrave la philosophie franccedilaise elle existe partout dans le monde universitaire Citant une conversation priveacutee avec Michael Otsuka professeur agrave la London School of Economics (LSE) Cohen eacutecrit

Many academics [hellip] are disposed to produce the unclarifiable unclarity that is bullshit not because they are aiming at unclarifiable unclarity but rather because they are aiming at profundity [hellip] By aiming at profundity these academics tend to produce obscurity But they do not aim at obscurity not even as a means of generating profundity20

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En reacuteponse agrave ces nouvelles ideacutees Frankfurt avoue volontiers nrsquoavoir abordeacute qursquoune partie du concept de bullshit21 Il croit cependant avoir analyseacute la forme de bullshit la plus politiquement et socialement probleacutematique alors que la bullshit identifieacutee par Cohen se cantonne agrave lrsquounivers acadeacutemique

12 Qursquoest-ce que la propagande Apregraves avoir preacutesenteacute les deux conceptions majeures de la bullshit

il faut maintenant nous tourner vers le concept de propagande deacuteveloppeacute par Jason Stanley dans How Propaganda Works22 Deux couples conceptuels sont au cœur de cette ideacutee

Premiegraverement Stanley fait la distinction entre deux types de propagande Drsquoun cocircteacute il y aurait la propagande positive deacutefinie comme laquo a contribution to public discourse that is presented as an embodiment of certain ideals yet is of a kind that tends to increase the realization of those very ideals by either emotional or other nonrational means23 raquoLa caracteacuteristique principale de cette forme de propagande est qursquoelle srsquoinscrit dans la mecircme viseacutee que lrsquoideacuteal qursquoelle repreacutesente Cependant elle en fait la promotion par des moyens eacutemotionnels sentimentaux ou autrement non rationnels plutocirct qursquoagrave lrsquoaide drsquoarguments rationnels auxquels nous sommes en droit de nous attendre dans le cadre drsquoune deacutemocratie libeacuterale Lrsquoutilisation de lrsquohistoire du drapeau ou de lrsquohymne national drsquoun pays afin de promouvoir le patriotisme et le sentiment drsquoappartenance est un exemple de propagande positive24 De lrsquoautre cocircteacute Stanley nous preacutesente une forme beaucoup plus probleacutematique de propagande dite minante Il la deacutefinit comme laquo a contribution to public discourse that is presented as an embodiment of certain ideals yet is of a kind that tends to erode those very ideals25 raquo Ce type de propagande est caracteacuteriseacutee par lrsquoambivalence du discours qui drsquoun cocircteacute se positionne en faveur drsquoun ideacuteal particulier tout en deacutefendant de lrsquoautre cocircteacute des mesures qui srsquoy opposent Par exemple tout en se preacutesentant comme favorables agrave lrsquoeacutegaliteacute certains acteurs publics promeuvent ou adoptent des politiques publiques qui ont pour effet drsquoaccroitre les ineacutegaliteacutes socio‑eacuteconomiques Certaines mesures qui semblent neutres agrave premiegravere vue ont pour effet de viser une seule

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cateacutegorie de personne Pensons agrave lrsquoideacutee selon laquelle les employeacute‑e‑s de la fonction publique ne devraient pas porter de signes religieux ostentatoires Sous le couvert drsquoune politique publique neutre et eacutegalitariste srsquoappliquant agrave toutes et tous sans discrimination on vient dans les faits srsquoattaquer seulement agrave certains courants religieux minoritaires (notamment les femmes musulmanes et les hommes juifs ou sikhs) On peut donc dire que cette forme pernicieuse de propagande infiltre les discours politiques publics au deacutetriment de groupes minoritaires deacutejagrave marginaliseacutes

Avant drsquointroduire le second couple conceptuel certains concepts preacutealables doivent ecirctre deacutefinis Le premier de ceux-ci est la base commune neacutecessaire agrave la discussion Cette derniegravere constitue la trame de fond de la discussion les locuteurs nrsquoont pas besoin de srsquoy reacutefeacuterer pour savoir qursquoelle existe26 Elle est faite drsquoeacuteleacutements sociaux politiques et culturels propres agrave chaque socieacuteteacute et apprendre les codes de la base commune drsquoune nouvelle socieacuteteacute demande temps et efforts Par exemple si je dis agrave un Queacutebeacutecois que laquo le rapatriement de la Constitution srsquoest deacuterouleacute en 1982 raquo mon interlocuteur devrait normalement savoir que je parle de la Constitution canadienne Cette partie du message nrsquoa pas agrave ecirctre eacutenonceacutee pour ecirctre transmise puisque ce fait historique fait partie de notre base commune de discussion Selon Stanley les eacuteleacutements de la base commune doivent y ecirctre ajouteacutes en respectant le concept de position originelle Deacuteveloppeacute par John Rawls27 le concept de position originelle est la premiegravere eacutetape de lrsquoexpeacuterience de penseacutee lui permettant de deacutevelopper sa theacuteorie de la justice Lorsque nous nous situons dans la position originelle nous sommes placeacutes sous un laquo voile drsquoignorance raquo en vertu duquel nous ignorons tout de nos attributs personnels Appartenance sexuelle raciale ethnoculturelle linguistique compeacutetences particuliegraveres en matheacutematiques en sport ou en sciences orientation sexuelle situation socio‑eacuteconomique etc tous nos attributs nous sont inconnus Selon Rawls nous ne pouvons reacutefleacutechir aux principes fondamentaux de la justice sociale que lorsque nous nous imaginons ainsi deacutepourvus de nos caracteacuteristiques personnelles De mecircme pour Jason Stanley lorsque nous ajoutons des eacuteleacutements agrave la base commune de la discussion nous devons le faire en ignorant nos

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attributs et ceux de notre interlocuteur ndash tout ce qui compte crsquoest que nous soyons issus de la mecircme culture socieacutetale

Ainsi lrsquoideacuteal central de deacutebats dans nos forums politiques publics doit ecirctre laraisonnabiliteacute qui laquo requires any contribution to political discussion [hellip] to be ldquojustifiablerdquo to all of those under whose purview it falls28 raquo Toute proposition politique doit pouvoir se justifier aupregraves de tous les citoyens peu importe les doctrines compreacutehensives ndash religieuses ou philosophiques ndash qursquoils adoptent Crsquoest en ce sens qursquoune politique publique discriminatoire sur le plan racial religieux ou ethnique ne peut ecirctre toleacutereacutee dans nos socieacuteteacutes libeacuterales deacutemocratiques Pour que la raisonnabiliteacute soit maintenue il faut instiller chez les individus un sentiment drsquoempathie envers leurs concitoyens Ils doivent ecirctre capables de se projeter dans la situation drsquoautrui drsquoadopter une attitude agrave la deuxiegraveme personne (second-personal attitude)29 Une telle attitude est caracteacuteriseacutee par lrsquoempathie neacutecessaire agrave notre compreacutehension de lrsquoautre si lorsque nous sommes placeacutes dans sa position nous ressentons que la proposition politique dont nous discutons est injuste alors il nous faut la consideacuterer comme injuste Dans une deacutemocratie libeacuterale les sentiments moraux doivent ecirctre cultiveacutes afin de maintenir cette empathie qui sous-tend lrsquoideacuteal normatif de raisonnabiliteacute

Pourquoi faire grand cas de ces principes Crsquoest qursquoils sont essentiels au second couple conceptuel central chez Stanley soit la distinction entre lrsquoat-issue content (AIC) et le not-at-issue content (NAIC)30 LrsquoAIC est ce qui est affirmeacute directement par nos eacutenonceacutes Chaque eacutenonceacute est une proposition au sens premier du terme crsquoest‑agrave‑dire que lrsquoAIC de tout eacutenonceacute est quelque chose que nous proposons drsquoajouter agrave la base commune de la discussion Notre interlocuteur est toujours en position de contester notre proposition ce qui entrainera un deacutebat Quant au NAIC il ne fonctionne pas de la mecircme faccedilon Non seulement est‑il directement ajouteacute agrave la base commune mais il ne peut ecirctre contesteacute par notre interlocuteur qursquoau prix de changer le sujet de discussion Il nrsquoest pas eacutenonceacute mais agit comme un preacutesupposeacute En drsquoautres termes le NAIC est introduit subrepticement dans la base commune sans que notre interlocuteur ne puisse srsquoy opposer Par exemplecrsquoest ainsi que le gouvernement

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Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagande

de Jean Charest et le PLQ de 2012 ont pu parler ad nauseam laquo de violence et drsquointimidation raquo mots qui devinrent synonymes de la gregraveve eacutetudiante31 et des manifestations nocturnes qui deacuterangeaient le centre‑ville de Montreacuteal32 Le mecircme processus est en jeu lorsque nous utilisons lrsquoexpression laquo aide meacutedicale agrave mourir raquo plutocirct qursquolaquo euthanasie raquo pour parler de lrsquoacte drsquoun meacutedecin mettant fin agrave la vie drsquoun patient agrave la demande de celui‑ci En reacutepeacutetant les mecircmes mots en faisant toujours les mecircmes associations on reacuteussit agrave creacuteer de nouveaux sens qui integravegrent la base commune en tant que NAIC Dans la mesure ougrave ce contenu sert agrave diminuer lrsquoempathie que nous ressentons envers certains groupes deacutejagrave marginaliseacutes ndash les manifestants les eacutetudiants ndash le NAIC peut avoir pour effet de contrecarrer la raisonnabiliteacute du discours public Lorsque cela se produit il devient une forme de propagande minante qui preacutetend avancer un ideacuteal deacutemocratique tout en participant agrave son eacuterosion Quant agrave lrsquoexemple de lrsquoaide meacutedicale agrave mourir il peut srsquointerpreacuteter de maniegravere opposeacutee selon que lrsquoon est partisan ou opposant de la nouvelle leacutegislation En effet pour un partisan de lrsquoaide meacutedicale agrave mourir ce terme pourrait ecirctre consideacutereacute comme une forme de propagande positive puisqursquoil fait appel agrave des arguments eacutemotionnels (la notion drsquolaquo aide raquo) pour adoucir nos sentiments anti‑euthanasie Inversement pour un opposant aux nouvelles lois queacutebeacutecoise et canadienne ce vocable cache le vrai problegraveme et a des conseacutequences contraires aux valeurs promues Ici le NAIC peut avoir une fonction positive (pour le partisan) ou neacutegative (pour lrsquoopposant) Dans les deux cas il semble cependant que la notion drsquolaquo aide raquo meacutedicale agrave mourir passe directement dans la base commune ne pouvant ecirctre contesteacutee qursquoau prix de changer le sujet de discussion il srsquoagit donc drsquoun NAIC

2 Toute propagande est-elle de la bullshit Les concepts cleacutes eacutetant maintenant deacutefinis nous pouvons nous

tourner vers la question de recherche au cœur de ce texte toute propagande est‑elle de la bullshit Ayant conceptualiseacute deux formes distinctes de bullshit il conviendra de reacutepondre agrave cette question en deux temps Jrsquoexaminerai tout drsquoabord la possibiliteacute que toute

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propagande soit de la bullshit au sens de Frankfurt puis je me poserai la question en ce qui a trait agrave la bullshit selon Cohen

21 Liens avec la bullshit selon FrankfurtAgrave premiegravere vue il peut sembler que toute propagande soit

effectivement une forme de bullshit telle qursquoentendue par Frankfurt En effet il semble a priori que les creacuteateurs de bullshit dans leur insinceacuteriteacute et leur deacutesir de travestir ce qursquoils font sont des propagandistes en puissance Prenons un exemple issu du premier cas de propagande celui de la propagande positive Si un politicien vante les meacuterites de la geacuteographie drsquoun pays dans le but de faire eacuteclore un sentiment de fierteacute nationale33 alors il srsquoengage clairement dans une forme de propagande positive ougrave lrsquoideacuteal de patriotisme est favoriseacute par un discours eacutemotif non rationnel34 En mecircme temps il est tout agrave fait possible qursquoil soit en train de creacuteer de la bullshit srsquoil ne croit pas sincegraverement ce qursquoil eacutenonce35 Si son discours ceacuteleacutebrant les beauteacutes naturelles du pays estfait en ne se souciant pas de la veacuteraciteacute de son propos mais en ne pensant qursquoagrave sa victoire eacutelectorale le politicien de notre exemple montre un cas ougrave bullshit et propagande se rencontrent

Il est encore plus intuitif de dire que la propagande minante peut ecirctre lieacutee agrave la bullshit Dans le but de remporter une eacutelection de nombreux discours politiques sont prononceacutes sans eacutegards agrave la veacuteriteacute tout en eacuterodant les assises de notre deacutemocratie libeacuterale Un exemple queacutebeacutecois reacutecent est le deacutebat sur la Charte des valeurs proposeacutee par le Parti queacutebeacutecois (PQ) Ce dernier souhaitait interdire les signes religieux ostentatoires dans la fonction (para‑)publique queacutebeacutecoise sous preacutetexte de preacuteserver des ideacuteaux communeacutement partageacutes tels que lrsquoeacutegaliteacute homme‑femme et la neutraliteacute religieuse de lrsquoEacutetat Or les deacuterapages qui ont eu lieu durant ce deacutebat ont eu pour effet de diminuer lrsquoempathie ressentie par beaucoup de Queacutebeacutecois envers leurs concitoyens de religion musulmane Des amalgames douteux ont inteacutegreacute la base commune de plusieurs Queacutebeacutecois via le NAIC notamment cette ideacutee selon laquelle toute femme voileacutee lrsquoest en raison de pressions familiales et communautairesSrsquoil est permis de supposer que certains peacutequistes ne croyaient pas sincegraverement tout ce

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qursquoils ont deacutefendu36 alors ceux‑ci ont creacuteeacute de la bullshit eacutelectoraliste en plus drsquoecirctre des agents propagandistes

En somme on voit bien que la propagande peut ecirctre de la bullshit au sens de Frankfurt Il nrsquoy a pas de quoi srsquoeacutetonner la propagande srsquoexerce plus facilement sans la contrainte drsquoun cadre de veacuteriteacutes lrsquoabsence drsquoun tel cadre eacutetant caracteacuteristique de la bullshit Cela ne signifie pas pour autant que toute propagande soit de la bullshit Pour reprendre lrsquoexemple du politicien louangeant les qualiteacutes geacuteographiques drsquoun pays il est tout agrave fait possible que celui‑ci soit sincegravere dans ses affirmations qursquoil dise ce qursquoil croit ecirctre la veacuteriteacute Degraves lors on ne peut qualifier son discours de bullshit Eacutevidemment cela ne signifie pas qursquoil a raison En effet la conception de la bullshit deacuteveloppeacutee par Frankfurt ne rejette pas la possibiliteacute que le locuteur sincegravere ait par ailleurs tort

Il en va de mecircme avec la propagande minante Lrsquoexemple de la Charte des valeurs montre que la propagande minante insincegravere peut ecirctre de la bullshit Elle nrsquoen est cependant pas neacutecessairement puisqursquoelle pourrait aussi ecirctre un mensonge un peacutequiste pourrait tregraves bien croire faux tout ce qui est veacutehiculeacute par cette Charte et neacuteanmoins la deacutefendre en mentant Tout en se souciant de la veacuteriteacute il la nie pour arriver agrave ses fins soit remporter une eacutelection Il est agrave noter qursquoune analyse en termes de mensonges est aussi applicable en cas de propagande positive notre politicien pourrait ne pas croire que ce pays a la plus belle geacuteographie et toutefois mentir agrave ce sujet pour convaincre ses compatriotes que cela est vrai

Une seconde analyse peut srsquoappliquer agrave la propagande minante dans sa version sincegravere En effet un individu peut ecirctre preacuteoccupeacute par la valeur de veacuteriteacute de ses eacutenonceacutes et tout de mecircme produire des assertions propagandistes dans la mesure ougrave cet individu est soumis agrave diverses pressions sociocognitives externes agrave ses eacutenonceacutes Une telle reacutealiteacute est veacutecue par la plupart des individus dans les deacutemocraties libeacuterales contemporaines en raison de diffeacuterents pheacutenomegravenes Premiegraverement au sein de groupes homogegravenes les ideacutees ont tendance agrave se polariser vers une version extrecircme de la position commune37 On pourrait supposer que crsquoest ce qui srsquoest produit dans le cas de la Charte des valeurs lrsquohomogeacuteneacuteiteacute au sein du PQ a creacuteeacuteune polarisation vers

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une position extrecircme Cette propagande minante sincegravere nrsquoeacutetait donc pas de la bullshit du moins pour un certain nombre de peacutequistes Deuxiegravemement les ideacuteologies dominantes dans une socieacuteteacute font en sorte qursquoil est plus difficile pour nous de voir nos biais de confirmation Nous croyons sincegraverement mais erroneacutement que de nombreux ideacuteaux sont reacutealiseacutes alors que les donneacutees empiriques prouvent le contraire38 Ces eacutenonceacutes prononceacutes dans un cadre de fausse conscience peuvent ecirctre tout agrave fait sincegraveres39 au sens ougrave nous les croyons reacuteellement vrais Troisiegravemement il est possible que la propagande minante soit sincegravere en raison des preacutefeacuterences adaptatives du locuteur qui a choisi de croire en la veacuteraciteacute de certains eacutenonceacutes simplement parce que cela simplifiait son existence40 Par exemple un Autochtone canadien ayant inteacuterioriseacute lrsquoideacutee selon laquelle son peuple est naturellement infeacuterieur pourrait en venir agrave croire cela simplement pour eacuteviter les confrontations constantes avec les attentes drsquoautrui Eacutevidemment rien ne permet drsquoaffirmer que la culture autochtone agrave laquelle il appartient serait soi‑disant laquo naturellement infeacuterieure raquo Cependant apregraves des siegravecles de colonialisme cette personne peut laquo preacutefeacuterer raquo ne pas se dire autochtone pour eacuteviter de porter le fardeau symbolique associeacute agrave sa culture Crsquoest en cela que ces preacutefeacuterences sont dites laquo adaptatives raquo elles ne seraient pas a priori choisies mais nous finissons par nous adapter agrave notre environnement social et culturel et crsquoest ainsi que nous deacuteveloppons ces preacutefeacuterences

Gracircce agrave ces divers exemples il devrait ecirctre clair qursquoune partie de la propagande produite par nos socieacuteteacutes est une forme de bullshit au sens de Frankfurt Il devrait aussi ecirctre clair que ce nrsquoest pas toute forme de propagande qui est de la bullshit frankfurtienne Analysons maintenant la propagande agrave lrsquoaide de la conception de bullshit de G A Cohen

22 Liens avec la bullshit selon CohenVouloir comparer la propagande et la bullshit au sens de Cohen

peut sembler incongru Dans la mesure ougrave la propagande se pose comme un fleacuteau particulier dans le cadre des deacutemocraties libeacuterales il est permis de croire qursquoelle est un problegraveme essentiellement social et politique A contrario la bullshit de Cohen ne se trouve pas dans

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cette sphegravere drsquoactiviteacutes mais bien dans le domaine intellectuel voire plus particuliegraverement dans la philosophie universitaire europeacuteenne Cette bullshit eacutetant cantonneacutee au milieu acadeacutemique le concept de propagande nrsquoy serait pas vraiment approprieacute ou pertinent Par deacutefinition la propagande veut faire passer du NAIC dans la base commune Or il semble impossible qursquoun eacutenonceacute reacuteussisse agrave la fois cet objectif tout en faisant preuve drsquoun manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir (laquo unclarifiable unclarity raquo)

Un beacutemol important peut ecirctre apporteacute en preacutecisant le concept de laquo veacutehicule de propagande raquo qursquoa deacuteveloppeacute Stanley Visant particuliegraverement lrsquoeacutecole et les meacutedias le concept de veacutehicule de propagande deacutecrit laquo an institution that represents itself as defined by a certain political ideal yet whose pratice tends to undermine the realization of that ideal41 raquo Il nrsquoest pas insenseacute de croire que lrsquoideacuteal qui deacutefinit lrsquoeacutecole est celui du savoir ndash son partage sa diffusion sa creacuteation et sa conservation Si lrsquoon accepte aussi la preacutemisse selon laquelle lrsquouniversiteacute est une eacutecole alors lrsquouniversiteacute serait deacutefinie par un ensemble drsquoideacuteaux similaires Par conseacutequent un milieu universitaire dont les pratiques iraient agrave lrsquoencontre de ses ideacuteaux de savoir serait selon Stanley un veacutehicule de propagande Or une communauteacute acadeacutemique qui en cherchant agrave produire des reacuteflexions profondes creacuteerait des textes manquant de clarteacute au point drsquoen ecirctre impossibles agrave eacuteclaircir possegravederait des pratiques srsquoopposant agrave lrsquoideacuteal de la connaissance La conception de la bullshit fournie par Cohen peut donc srsquoapprocher de la propagande en raison du rocircle crucial que joue lrsquoeacutecole (ce qui inclut lrsquouniversiteacute) dans les deacutemocraties libeacuterales contemporaines

En ce sens plusieurs enjeux drsquoimportance pour la socieacuteteacute peuvent ecirctre mis en lumiegravere lorsque nous analysons attentivement le concept acadeacutemique de bullshit Tout drsquoabord notons que la bullshit acadeacutemique peut avoir un impact sur le veacutehicule de propagande qursquoest lrsquoeacutecole tant sous la forme de propagande positive que de propagande minante En effet la bullshit acadeacutemique prend la forme drsquoune propagande positive lorsqursquoelle tente de favoriser lrsquoideacuteal du savoir mais ne le fait pas drsquoune maniegravere rationnelle Il nrsquoest pas difficile drsquoimaginer un contexte dans lequel lrsquoacquisition du savoir serait valoriseacutee non pas en vertu

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drsquoarguments raisonneacutes mais bien pour des raisons eacutemotionnelles ou sentimentales Dans un tel cas la propagande positive favorise reacuteellement le mecircme ideacuteal que celui de lrsquoeacutecole mais drsquoune maniegravere inacceptable en deacutemocratie Cela dit la bullshit acadeacutemique peut aussi prendre la forme de propagande minante ndash et on peut supposer que crsquoest la forme qursquoelle prendra le plus souvent Dans ce second cas de figure la bullshit acadeacutemique preacutetend favoriser la creacuteation et la diffusion de savoir mais nrsquoy arrive pas en raison de son intrinsegraveque manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir Par conseacutequent la bullshit acadeacutemique infecte lrsquoensemble de la socieacuteteacute et diminue la capaciteacute des citoyens agrave identifier et deacuteconstruire les autres instances de propagande auxquelles ils seront exposeacutes Il est permis de croire qursquoune socieacuteteacute qui tolegravere voire encourage ce type de comportement de la part de son eacutelite intellectuelle risque la propagation du manque de clarteacute vers drsquoautres sphegraveres drsquoactiviteacutes Srsquoil fallait que le monde des meacutedias succombe au mecircme attrait pour lrsquoobscurantisme il deviendrait alors tregraves difficile pour la population de srsquoinformer convenablement et cela ne peut qursquoecirctre probleacutematique pour lrsquoavenir de cette deacutemocratie libeacuterale

ConclusionEn conclusion il apparait assez clairement que lrsquohypothegravese

universelle eacutetait trop forte toute propagande nrsquoest pas de la bullshit Il nrsquoen demeure pas moins que des liens conceptuels peuvent ecirctre eacutetablis entre bullshit et propagande Une eacutetude empirique pourrait nous renseigner sur le taux de bullshit dans la propagande mais il est probable qursquoune proportion importante de propagande soit de la bullshit qui joue sur nos eacutemotions en se fiant principalement agrave du NAIC pour faire passer des ideacutees dans la base commune indeacutependamment de la veacuteriteacute Le fait drsquoagir sans se soucier de la veacuteriteacute devrait ecirctre le critegravere central de lrsquoaccusation de bullshit pour qui accepte la conceptualisation frankfurtienne Srsquoil deacutepend de lrsquoeacutetat drsquoesprit du locuteur autant que le critegravere de laquo sinceacuteriteacute des propos raquo il est neacuteanmoins plus simple drsquoapplication

On pourrait cependant se questionner sur la pertinence mecircme de la conceptualisation de Frankfurt agrave expliquer tous les pheacutenomegravenes contemporains de bullshit Des exemples aideront agrave montrer les

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insuffisances du modegravele frankfurtien Consideacuterons les situations ougrave les individus ne peuvent mentir ni dire toute la veacuteriteacute comme crsquoest le cas dans le cadre drsquoune commission drsquoenquecircte comme la Commission Charbonneau Agissant dans un rocircle juridique preacutecis la Commission Charbonneau pouvait contraindre les teacutemoins agrave se preacutesenter devant elle Lorsque ces derniers avaient commis des actes illeacutegaux ils avaient inteacuterecirct agrave ne pas dire toute la veacuteriteacute mais ils ne pouvaient se permettre de mentir sous peine drsquoecirctre reconnus coupables de parjure Ils se souciaient de la veacuteriteacute mais ne pouvaient la nier ni la dire entiegraverement Si ce cas de figure ne ressemble pas tout agrave fait agrave la bullshit de Frankfurt ce nrsquoest pas non plus un mensonge ni un cas clair de propos vrais Cela meacuterite qursquoon srsquoy attarde davantage Il en va de mecircme de la situation des doreurs drsquoimages (spin doctors) dont la fonction est de transmettre un message positif au sujet drsquoune position ou drsquoun politicien Ils ne srsquoexpriment pas en se souciant de la veacuteriteacute mais bien drsquoune maniegravere strateacutegique On dit traditionnellement que les eacutenonceacutes des doreurs drsquoimages ne peuvent cependant pas ecirctre clairement faux puisque leur leacutegitimiteacute sera mineacutee Pourtant lrsquoeacutequipe politique de Donald Trump a deacutemontreacute dans les derniers mois qursquoelle est indiffeacuterente aux conseacutequences qui surviennent lorsqursquoelle se fait prendre agrave mentir Cette reacutealiteacute deacutepasse clairement la conceptualisation de la bullshit deacuteveloppeacutee par Frankfurt ne serait‑ce pas lagrave de la bullshit pousseacutee agrave lrsquoextrecircme ou un eacutetrange meacutelange de bullshit et de mensonges Si lrsquoideacutee de propagande nrsquoapparait pas clairement dans le cas des commissions drsquoenquecircte lrsquoexemple des doreurs drsquoimages est plus reacuteveacutelateur En effet en eacutetant payeacutes pour favoriser une position ou un politicien ces derniers ont la possibiliteacute de mettre de lrsquoavant des formules choc qui seront retenues et joueacutees en boucle par les meacutedias Ce faisant srsquoils trouvent les mots justes les doreurs drsquoimages peuvent incorporer agrave la base commune un NAIC qui mine les ideacuteaux de la deacutemocratie libeacuterale qursquoils deacutefendent

Lrsquoauteur aimerait remercier les collegravegues du seacuteminaire laquo Deacutemocratie raison publique et ideacuteologie raquo ainsi que le professeur Jocelyn Maclure pour leurs commentaires sur une version preacuteliminaire de ce texte

1 Jocelyn Maclure Retrouver la raison Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 2016

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2 Harry Frankfurt On Bullshit Princeton (NJ) Princeton University Press 2005

3 Dans le cadre de ce texte jrsquoai choisi de maintenir le vocable laquo bullshit raquo emprunt direct agrave lrsquoanglais La traduction franccedilaise communeacutement admise ndash baratin ndash ne rend pas du tout justice agrave la connotation du terme original

4 G A Cohen laquo Deeper into Bullshit raquo dans Gary L Hardcastle et George A Reisch (dir) Bullshit and Philosophy Chicago Open Court 2006p 117‑135

5 Jason Stanley How Propaganda Works Princeton (NJ) Princeton University Press 2015

6 G A Cohen op cit p 1207 Max Black The Prevalence of Humbug Ithaca Cornell University

Press 19858 Harry Frankfurt op cit p 9‑149 Ibid p 5110 Ibid p 51‑5311 Ibid p 4712 Ibid p 5113 Ibid p 5314 Harry Frankfurt On Truth New York Knopf 2006 p 33‑3615 Ibid p 1516 G A Cohen op cit p 129‑3417 Notons que Cohen refuse de deacutefinir ce terme ce qui pourrait preacutesager

qursquoil nrsquoest lui‑mecircme pas clair Ce nrsquoest pourtant pas le cas comme la suite du texte le montre

18 G A Cohen op cit p 13119 Mike Springer laquo John Searle on Foucault and the Obscurantism in

French Philosophy raquo Open Culture [En ligne] httpwwwopenculturecom201307jean_searle_on_foucault_and_the_obscurantism_in_french_philosophyhtml (Page consulteacutee le 11 deacutecembre 2017)

20 G A Cohen op cit p 133 note 2521 Harry Frankfurt laquo Reply to G A Cohen raquo dans Sarah Buss et Lee

Overton (dir)The Contours of Agency Cambridge (MA) The Massachussets Institute of Technology Press 2002 p 340‑44

22 Jason Stanley op cit23 Ibid p 5324 Ibid p 5825 Ibid p 5326 Ibid p 131

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27 John Rawls Theacuteorie de la justice trad franccedilaise Catherine Audard Paris Seuil 1993

28 Jason Stanley op cit p 10429 Ibid p 10930 Jason Stanley op cit p 134‑140 Litteacuteralement on pourrait parler du

laquo contenu en question raquo et du laquo contenu non‑en‑question raquo Pour eacuteviter ces barbarismes jrsquoai privileacutegieacute les abreacuteviations

31 Par ailleurs ils nrsquoauraient pas employeacute le vocable laquo gregraveve eacutetudiante raquo pour deacutecrire cette reacutealiteacute mais bien celui de laquo boycott raquo Cette distinction seacutemantique montre aussi une distinction entre lrsquoAIC et le NAIC

32 Prenons cette citation de la ministre Christine St‑Pierre laquo nous on sait ce que ccedila veut dire le carreacute rouge Ccedila veut dire lrsquointimidation la violence ccedila veut dire aussi le fait qursquoon empecircche des gens drsquoaller eacutetudier Pour nous crsquoest ce que ccedila veut dire et pour une grande grandegrande[sic] partie des Queacutebeacutecois crsquoest ce que ccedila veut dire raquo Propos tireacutes du texte de Geneviegraveve Lajoie laquo Symbole de ldquoviolencerdquo et ldquodrsquointimidationrdquo raquo Journal de Montreacuteal [En ligne] httpwwwjournaldemontrealcom20120608symbole‑de‑violence‑et‑dintimidation (Page consulteacutee le 12 octobre 2017)

33 Un tel exemple peut sembler farfelu mais il est directement inspireacute du discours du camp de NON au reacutefeacuterendum queacutebeacutecois de 1995 Ce camp nrsquoheacutesitait pas agrave souligner le caractegravere magnifique de laquo nos raquo Rocheuses utilisant ce deacuteterminant aussi pour faire passer un NAIC de possession

34 Jason Stanley op cit p 7835 Harry Frankfurt On Bullshitop citp 16‑1836 Certains lrsquoont mecircme affirmeacute publiquement apregraves leur deacutefaite eacutelectorale

Cf David Gentile laquo Liseacutee aurait voteacute contre une charte des valeurs non modifieacutee raquo Radio-Canada [En ligne] httpiciradio‑canadacanouvelle688156jean‑francois‑lisee‑votre‑contre‑charte‑valeurs‑clause‑grand‑pere (Page consulteacutee le 12 octobre 2017)

37 Cass Sunstein Why Societies Need Dissent Cambridge (MA) Harvard University Press 2003

38 Cf Jason Stanley op cit39 David Miller laquo Ideology and the Problem of False Consciousness raquo

Political Studies vol 20 no 4 (1972) p 432‑44740 Steven Lukes laquo In Defense of ldquoFalse Consciousnessrdquo raquo University of

Chicago Legal Forum vol 2011 no 3 (2011) p 2241 Jason Stanley op cit p 55

Politique eacuteditoriale de la revue PharesTous les textes reccedilus font lrsquoobjet drsquoune eacutevaluation anonyme par les

membres du comiteacute de reacutedaction selon les critegraveres suivants clarteacute de la langue qualiteacute de lrsquoargumentation ou de la reacuteflexion philosophique et accessibiliteacute du propos En outre il est important pour les membres du comiteacute que les textes soumis pour un dossier prennent en charge la question proposeacutee de maniegravere effective La longueur maximale des textes rechercheacutes est de 7 000 mots notes comprises Les textes soumis agrave la revue doivent respecter certaines consignes de mise en page speacutecifieacutees sur le site Internet de la revue au wwwrevuepharescom Un texte qui ne respecte pas suffisamment les consignes de mise en page de la revue ou qui comporte trop de fautes drsquoorthographe sera renvoyeacute agrave son auteur avant drsquoecirctre eacutevalueacute pour que celui-ci effectue les modifications requises Les auteurs seront informeacutes par courriel du reacutesultat de lrsquoeacutevaluation

Les propositions doivent ecirctre achemineacutees par courriel agrave lrsquoadresse eacutelectronique revuepharesfpulavalca avant la prochaine date de tombeacutee Toute question concernant la politique eacuteditoriale de la revue Phares peut ecirctre achemineacutee au comiteacute de reacutedaction agrave cette mecircme adresse Les auteurs sont inciteacutes agrave consulter le site Internet de la revue pour ecirctre au fait des preacutecisions suppleacutementaires et des mises agrave jour eacuteventuellement apporteacutees agrave la politique eacuteditoriale en cours drsquoanneacutee

Page 3: Revue philosophique étudianterevuephares.com/wp-content/uploads/2018/04/Phares-XVIIIa.pdf · 2018. 4. 30. · 37 La Trahison du dolorisme – Le stoïcien, le masque et le renard

Direction et reacuteDaction

Cassandre Bois Thomas Anderson

eacutelaboration Du Dossier

laquo Religion et romantisme au xixe siegravecle en France raquo

Philip Knee Cassandre Bois

Thomas Anderson

infographe et mise agrave jour Du site web

Pierre Moreau

comiteacute De reacuteDaction

Tristan Ampleman‑Tremblay Mathilde Bois

Mathieu Gagnon Feacutelix Garieacutepy

Francis Lacroix Jean‑Philippe Murray

Jade Neacuteron Nicolas Pouliot

Jean‑Franccedilois Rioux Feacutelix Saint‑Germain

Pier‑Alexandre Tardif Anne‑Catherine Vadnais

Comme son nom lrsquoindique la revue Phares essaie de porter quelques lumiegraveres sur lrsquoobscur et redoutable oceacutean philosophique Sans preacutetendre offrir des reacuteponses aptes agrave guider ou agrave eacuteclaircir la navigation en philosophie cette revue vise en soulevant des questions et des problegravemes agrave signaler certaines voies feacutecondes agrave lrsquoexploration et agrave mettre en garde contre les reacutecifs susceptibles de conduire agrave un naufrage En outre le pluriel de Phares montre que cette revue entend eacutevoluer dans un cadre aussi varieacute et contrasteacute que possible Drsquoune part le contenu de la revue est formeacute drsquoapproches et drsquoeacuteclaircissements multiples chaque numeacutero comporte drsquoabord un ou plusieurs Dossiers dans lesquels une question philosophique est abordeacutee sous diffeacuterents angles puis une section Varia qui regroupe des textes drsquoanalyse des comptes rendus des essais etc et enfin une section reacutepliques par laquelle il est possible de reacutepondre agrave un texte preacuteceacutedemment publieacute ou drsquoen approfondir la probleacutematique Drsquoautre part la revue Phares se veut un espace drsquoeacutechanges de deacutebats et de discussions ouvert agrave tous les eacutetudiants inteacuteresseacutes par la philosophie Pour participer aux prochains numeacuteros voir la politique eacuteditoriale publieacutee agrave la fin du preacutesent numeacutero

Nous vous invitons agrave consulter notre site Internet (wwwrevuepharescom) ougrave vous aurez accegraves agrave tous les articles parus dans Phares

Table des matiegraveresDossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France Dossier theacutematique dirigeacute par Philip Knee

9 Avant‑propos philip Knee

17 Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo strateacutegies apologeacutetiques de Chateaubriand et de Joseph de Maistre antoine Blais-laroche

37 La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard Jean-christophe naDeau

53 Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage simon pelletier

75 De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte‑Beuve thomas anDerson

93 Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte‑Beuve sarah Gauthier-Duchesne

107 Le dandysme baudelairien Delphine GinGras

127 Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire eacutemilie anne chartier

Varia

149 La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de Hegel Jean-christophe anDerson

171 Le reacutealisme moral et la convergence des croyances Feacutelix Garieacutepy

195 Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions GaBriel Geacutelinas

215 Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος laurence GoDin

239 Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagande seacuteBastien lacroix

Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en FranceDossier theacutematique dirigeacute par Philip Knee

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Avant‑proposphilip Knee Universiteacute Laval

Les textes reacuteunis dans ce dossier ont pour origine des travaux preacutesenteacutes dans des seacuteminaires de 2e‑3e cycles agrave la Faculteacute de philosophie de lrsquoUniversiteacute Laval entre 2014 et 2017 Sous le titre geacuteneacuterique laquo Litteacuterature et philosophie raquo ces seacuteminaires ont eacuteteacute surtout consacreacutes agrave la penseacutee franccedilaise du xixe siegravecle et ont pris pour thegravemes laquo La deacutecadence raquo laquo Moderniteacute et anti‑moderniteacute chez Baudelaire raquo laquo Lrsquoexpeacuterience religieuse raquo et laquo Les repreacutesentations de la meacutelancolie raquo Les sept articles qui en sont issus traitent drsquoenjeux et drsquoauteurs qui se font parfois eacutecho mais qui sont aussi tregraves diffeacuterents et nous ne chercherons pas agrave leur confeacuterer apregraves‑coup une uniteacute drsquointention qursquoils nrsquoont pas ni agrave les preacutesenter comme formant un tableau de cette eacutepoque (on notera de grands absents comme Victor Hugo et des domaines neacutegligeacutes comme la politique) Ces textes offrent neacuteanmoins un aperccedilu de lrsquoinquieacutetude qui srsquoinstalle durablement dans les esprits apregraves la Reacutevolution franccedilaise ainsi que du foisonnement litteacuteraire et philosophique qui en est lrsquoexpression dans les deacutecennies suivantes

Cette peacuteriode est marqueacutee par ce qursquoon a lrsquohabitude drsquoappeler la conscience de lrsquohistoriciteacute crsquoest‑agrave‑dire la deacutecouverte drsquoune histoire qui procegravede des hommes eux‑mecircmes et nrsquoest plus drsquoembleacutee intelligible par une instance transcendante et par un reacutecit partageacute qui en eacutemane Neacuteanmoins crsquoest une histoire qui eacutechappe agrave ces hommes car si elle deacutepend drsquoeux elle reste agrave comprendre par la reacuteflexion et agrave faire par lrsquoaction pour qursquoelle livre son sens Dans ce contexte drsquoincertitude crsquoest surtout par la grande vague du romantisme que srsquoexpriment les espoirs et les peurs agrave partir de 1800 mais celle‑ci prend des formes multiples autant celles du traditionalisme que de lrsquoutopie celles du deacutesenchantement que de la sacralisation de lrsquoarthellip Si ces formes diverses ont une uniteacute elle pourrait se trouver dans lrsquoexpeacuterience religieuse dont de nombreux eacutecrivains tentent de prendre en charge les modaliteacutes apregraves la critique des Lumiegraveres

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

Cette question des formes subjectives du religieux irrigue une bonne part de la vie intellectuelle et artistique de cette peacuteriode et elle nourrit agrave travers le sentiment mecircme drsquoune perte une interrogation individuelle et collective ineacutedite qui est faite de meacutelancolie autant que drsquoune remarquable creacuteativiteacute Par exemple lrsquoheacuteteacuteronomie religieuse semble renaicirctre horizontaliseacutee par la dureacutee historique dans le positivisme drsquoun Auguste Comte et sa loi des trois eacutetats ou encore la question du sens peut rester ouverte comme chez un Tocqueville qui reacutefleacutechit sur la porteacutee de lrsquoheacuteritage chreacutetien au sein du processus drsquoeacutegalisation des conditions Mais tous les eacutecrivains de cette eacutepoque ndash poegravetes romanciers historiens ndash portent un regard inquiet sur lrsquoexigence drsquoune reacutehabilitation drsquoun renouvellement en tout cas drsquoune reconfiguration du religieux Les partisans du progregraves qui cherchent agrave deacutefinir les eacutetapes drsquoune eacutemancipation qui se deacuterobe non moins que les deacutenonciateurs de lrsquoaffaiblissement du pouvoir monarchique ou papal tous srsquointerrogent sur lrsquoheacuteritage moral et spirituel qursquoil leur faut accueillir pour ecirctre en mesure justement de le reconfigurer Plus preacuteciseacutement tous tentent de cerner lrsquoautoriteacute ndash dans le sens le plus noble du terme ndash qui pourrait fournir les repegraveres et lrsquoorientation dont leur liberteacute a besoin

Jusqursquoagrave la Reacutevolution en effet les penseurs des Lumiegraveres pouvaient critiquer lrsquoautoriteacute religieuse et politique en quelque sorte tranquillement parce qursquoelle eacutetait solide ou qursquoelle semblait lrsquoecirctre ils pouvaient compter secregravetement sur lrsquoordre qursquoils fustigeaient agrave lrsquoinstar de Rousseau qui nrsquoheacutesite pas en se remeacutemorant son parcours dans les Confessions agrave souligner ce qui le liait agrave la socieacuteteacute qursquoil combattait tandis que je faisais laquo agrave Paris lrsquoanti‑despote et le fier reacutepublicain eacutecrit-il je sentais en deacutepit de moi-mecircme une preacutedilection secregravete pour cette mecircme nation que je trouvais servile et pour ce gouvernement que jrsquoaffectais de fronder1 raquo Mais quand lrsquoautoriteacute combattue srsquoeffondre agrave la fin du siegravecle ou du moins quand les revendications de transparence et drsquoeacutegaliteacute srsquoassurent de reacuteelles victoires la question de lrsquoautoriteacute nouvelle srsquoimpose et exige une reacuteponse La socieacuteteacute deacutemocratique naissante se retourne sur elle‑mecircme ndash comme elle le fait encore aujourdrsquohui peut‑ecirctre ndash pour srsquointerroger faute drsquoadversaire sur lrsquoheacuteritage qui malgreacute tout la fait

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Avant-propos

vivre Les eacutecrivains postreacutevolutionnaires ont certes eacuteteacute effaroucheacutes par la Terreur et par lrsquoirreacuteligion qui ont fait rage agrave la fin du xViiie

siegravecle mais leur questionnement va maintenant beaucoup plus loin Il ne concerne pas seulement la violence la mise en cause du pouvoir de lrsquoEacuteglise ou des privilegraveges de la noblesse sous lrsquoAncien Reacutegime mais le principe de transmission dont toute vie sociale a besoin Ces eacutecrivains se retrouvent deacuteconcerteacutes par la perspective ndash ou par lrsquoabicircme ndash drsquoune socieacuteteacute qui nrsquoaurait rien au‑delagrave drsquoelle‑mecircme qui se fonderait et se reproduirait agrave partir seulement de ses propres ressources Srsquoadressant agrave ceux qui se font gloire de leur succegraves au lendemain de la Reacutevolution Maistre dit avec eacuteloquence ce deacutesarroi laquo Vous craigniez la force de la coutume lrsquoascendant de lrsquoautoriteacute les illusions de lrsquoimagination il nrsquoy a plus rien de tout cela il nrsquoy a plus de coutume il nrsquoy a plus de maicirctre lrsquoesprit de chaque homme est agrave lui La philosophie ayant rongeacute le ciment qui unissait les hommes il nrsquoy a plus drsquoagreacutegations morales2 raquo

Crsquoest en Allemagne bien sucircr que srsquoeacutepanouit la penseacutee philosophique sur lrsquohistoriciteacute alors que la contribution franccedilaise porte plutocirct sur la vie politique et les deacutebats qui accompagnent les soubresauts que connait la socieacuteteacute tout au long du siegravecle lrsquoEmpire la Restauration les soulegravevements populaires de 1830 et de 1848 le coup drsquoEacutetat de 1851 etc Mais le geacutenie franccedilais se manifeste surtout par sa riche exploration litteacuteraire des territoires nouveaux que deacutecouvre peu agrave peu la conscience sociale affective spirituelle On voit rayonner au fil du siegravecle un type drsquoeacutecrivain dont la France a jadis donneacute des exemples prestigieux avec Montaigne Pascal ou Rousseau des eacutecrivains agrave la frontiegravere des disciplines chevauchant parfois lrsquohistoire et la philosophie la fiction et la theacuteorie la poeacutesie et lrsquoessai qui deacutecrivent les ressorts et les replis de lrsquoexistence et qui chemin faisant font eacutemerger des formes litteacuteraires inattendues comme chez Maistre encore qui est lrsquoauteur drsquoEntretiens dont lrsquoallure philosophique deacutetonne par rapport agrave la theacuteologie seacutevegravere qui les anime et agrave la soumission intellectuelle qursquoils preacuteconisent ou comme chez Baudelaire qui est lrsquoinventeur drsquoeacutetonnants poegravemes en prose dans son Spleen de Paris ougrave il recueille ses impressions de flacircneur deacutecouvrant lrsquoeacuteclairage des rues dans la nuit urbainehellip

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

Quatre textes de ce dossier affrontent directement la question religieuse dont nous venons de rappeler lrsquoimportance drsquoautres privileacutegient lrsquoexpeacuterience inteacuterieure la conduite sociale ou lrsquoactiviteacute litteacuteraire comme telle Ils dessinent le portrait drsquoun groupe insolite ougrave se cocirctoient des figures contrasteacutees Maistre (1753‑1821) Constant (1767‑1830) Sainte‑Beuve (1804‑1869) et Baudelaire (1821‑1867) y conduisent un dialogue imaginaire auquel se mecirclent plus discregravetement ici et lagrave les voix de Chateaubriand (1768‑1848) Barbey drsquoAurevilly (1808‑1889) Bloy (1846‑1917) Proust (1871‑1922)

Antoine Blais‑Laroche propose le face‑agrave‑face eacuteclairant de deux lectures de la tradition chreacutetienne au tout deacutebut du siegravecle celles du Geacutenie du christianisme (1802) de Chateaubriand et des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg (1821) de Maistre dont la premiegravere connait un vif succegraves et exerce une influence consideacuterable Elles appartiennent lrsquoune et lrsquoautre au camp traditionaliste mais la premiegravere prend acte agrave regret sans doute de la dynamique des Lumiegraveres et preacutesente une vision apaiseacutee des beauteacutes de lrsquoEacutevangile en cherchant agrave les concilier avec la quecircte de bonheur des hommes du xViiie siegravecle tandis que la seconde durcit le dogme du peacutecheacute et exige du croyant rien moins qursquoune sainte acceptation du sacrifice Approfondissant lrsquoanalyse de lrsquoouvrage de Maistre Jean‑Christophe Nadeau met en eacutevidence la valorisation de la douleur qui y est deacutefendue et qui inspirera plusieurs auteurs neacuteo‑catholiques dans la suite du siegravecle Car si Maistre condamne la violence de la Reacutevolution bien sucircr et y voit lrsquoexpression de la preacutesomption des hommes il adjoint agrave cette critique un autre diagnostic qui semble aller en sens inverse cette violence serait aussi le chacirctiment imposeacute par Dieu aux hommes pour les punir de leur preacutesomption et agrave ce titre les croyants devraient se reacutejouir de cette eacutepreuve Maistre eacutelargit agrave lrsquoensemble de la vie humaine (la maladie les catastrophes naturelles) cette thegravese de la douleur meacuteriteacutee comme punition du peacutecheacute et lrsquoarticle montre comment dans les Soireacutees il la distingue du rapport agrave la souffrance qursquoon trouve dans la tradition stoiumlcienne Une incursion dans deux romans plus tardifs mais tributaires lrsquoun et lrsquoautre de la doctrine maistrienne Un precirctre

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Avant-propos

marieacute (1865) de Barbey drsquoAurevilly et Le deacutesespeacutereacute (1887) de Leacuteon Bloy permet de preacuteciser les contours de ce dolorisme

Lrsquoeacutetude du fait religieux par Benjamin Constant dans laquelle se plonge Simon Pelletier se veut plus distancieacutee et elle annonce un type de recherches qui se deacuteveloppera beaucoup au xixe siegravecle dans ce qursquoon appelle aujourdrsquohui les sciences sociales Lrsquoarticle srsquoappuie sur un ouvrage qui est demeureacute meacuteconnu jusqursquoagrave tout reacutecemment alors que lrsquoauteur est ceacutelegravebre par ailleurs pour son roman Adolphe (1816) et pour ses interventions politiques Inacheveacute et publieacute en partie de faccedilon posthume De la religion (1824‑1831) est surtout une immense enquecircte historique sur les religions polytheacuteistes de lrsquoAntiquiteacute dont il convient selon Constant de tirer les leccedilons pour appreacutehender lrsquoavenir des rapports entre lrsquoEacuteglise et lrsquoEacutetat apregraves la Reacutevolution En privileacutegiant lrsquoanalyse de la vie inteacuterieure du sauvage qui est traiteacutee au deacutebut de lrsquoouvrage lrsquoarticle indique en quoi Constant reprend la meacutethode rousseauiste tout en en reacutecusant certains aspects et en quoi cet heacuteritier des Lumiegraveres veut faire reconnaitre agrave la fois la permanence du sentiment religieux et lrsquoeacutevolution des religions vers des formes eacutepureacutees ougrave le sacerdoce occupe progressivement une moindre place

Thomas Anderson analyse un roman qui ne compte pas parmi les plus ceacutelegravebres de la peacuteriode romantique mais qui est peut‑ecirctre lrsquoun des plus repreacutesentatifs de ses enjeux psychologiques Volupteacute (1834) de Sainte‑Beuve se situe au carrefour du premier romantisme de Chateaubriand dont il porte la marque et du postromantisme plus ironique et plus sombre de Baudelaire sur lequel il exercera une profonde influence Le roman est drsquoautant plus intrigant qursquoil offre une reacuteponse chreacutetienne au mal du siegravecle qui affecte la jeunesse de 1830 ndash un mal qursquoon qualifiait volontiers de langueur ou drsquoindiffeacuterence ndash au moment preacutecis ougrave lrsquoauteur est en train de rompre avec son ancienne foi et drsquoadopter un scepticisme en matiegravere religieuse En prenant pour fil conducteur la question du souvenir lrsquoarticle deacutecrit lrsquoopeacuteration par laquelle la meacutemoire du heacuteros Amaury en srsquoabandonnant agrave la gracircce divine sur le modegravele des Confessions drsquoAugustin retrouve la trame secregravete qui donne agrave sa vie sa direction Sarah Gauthier‑Duchesne srsquointeacuteresse pour sa part au critique

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litteacuteraire qursquoeacutetait surtout Sainte‑Beuve une activiteacute de critique ougrave a pu se deacuteployer son scepticisme Cet article preacutesente le grand enjeu de meacutethode auquel est associeacute son nom depuis sa seacutevegravere condamnation par Proust Leur deacutebat nrsquoappartient pas vraiment au xixe siegravecle puisque Proust nrsquoeacutecrit son Contre Sainte-Beuve qursquoen 1908‑10 qui nrsquoest eacutediteacute pour le grand public que plus tard encore Son influence est donc reacutecente mais la preacutesentation de leur deacutesaccord sur la place de la biographie dans la reacuteception des œuvres (notamment par la lecture du magnifique poegraveme de Baudelaire laquo Les petites vieilles raquo) est lrsquooccasion de rappeler lrsquoestime dont jouissait la critique beuvienne avant qursquoelle nrsquoacquiegravere la reacuteputation neacutegative qursquoelle a aujourdrsquohui Crsquoest aussi une invitation agrave srsquointeacuteresser aux textes critiques de Sainte‑Beuve eux‑mecircmes ndash en particulier sur le xViie siegravecle de Pascal et de Racine ndash dont la qualiteacute est indeacuteniable quoiqursquoon puisse penser de leur meacutethode Cette qualiteacute justifie pleinement agrave nos yeux le jugement somme toute mesureacute qui ressort de cet article

Delphine Gingras attire lrsquoattention sur une figure sociale singuliegravere le dandy dont le deacutesir de distinction agrave lrsquoeacutepoque ougrave srsquoimposent peu agrave peu lrsquouniformiteacute et la trivialiteacute semble manifester le passage difficile de la socieacuteteacute aristocratique agrave la socieacuteteacute deacutemocratique Pheacutenomegravene agrave la fois mondain et litteacuteraire venu drsquoAngleterre et imiteacute en France agrave partir de la Restauration le dandysme est abordeacute ici par lrsquoanalyse preacutecise des deux textes qui en marquent le destin franccedilais celui du romancier et critique Barbey drsquoAurevilly en 1845 et celui ndash tregraves bref mais plus connu ndash de Baudelaire qui constitue un chapitre du laquo Peintre de la vie moderne raquo en 1863 Deacutenonccedilant une socieacuteteacute dont il a pourtant besoin comme public et multipliant les paradoxes par son eacuteleacutegance vestimentaire ou son usage de lrsquoargent le dandy semble insaisissable au point que se pose la question de son rapport agrave toute regravegle qui preacutetendrait le deacutefinir la question de lrsquoimpossibiliteacute de theacuteoriser sa conduite celle‑ci ne prenant forme que par lrsquoexcentriciteacute et la provocation Crsquoest vers le Baudelaire des Fleurs du mal (1857‑61) que se tourne enfin Eacutemilie Anne Chartier particuliegraverement vers son expeacuterience du temps dans un univers deacutesenchanteacute Lrsquoarticle examine drsquoabord lrsquointerpreacutetation qursquoil convient de donner agrave ses reacutefeacuterences litteacuteraires au passeacute notamment aux trageacutedies drsquoEschyle

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Avant-propos

et de Shakespeare dans le poegraveme laquo Lrsquoideacuteal raquo puis il se risque agrave aborder lrsquoun de ses poegravemes les plus commenteacutes laquo Le cygne raquo ougrave agrave lrsquooccasion drsquoune promenade dans le Paris drsquoHaussmann en pleine mutation Baudelaire fait se croiser des reacuteminiscences mythiques architecturales et affectives Loin drsquoouvrir sur la nostalgie drsquoun acircge drsquoor disparu la perte temporelle semble servir de meacutetaphore au piegravege ontologique ougrave se sent enfermeacute le poegravete source chez lui drsquoune souffrance sans recours si ce nrsquoest la beauteacute qursquoil fait jaillir drsquoelle

1 Rousseau Les confessions (1770) Œuvres complegravetes eacutedition de B Gagnebin et M Raymond Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1959 tome I p 182

2 Maistre Consideacuterations sur la France (1797) Œuvres eacutedition de P Glaudes Paris Robert Laffont (coll Bouquins) 2007 p 231

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Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo strateacutegies apologeacutetiques de Chateaubriand et de Joseph de Maistreantoine Blais-laroche Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article vise agrave approfondir deux facettes importantes de lrsquoexpeacuterience religieuse franccedilaise au deacutebut du xixe siegravecle Si Chateaubriand essaie de concilier dans le Geacutenie du Christianisme lrsquoesprit des Lumiegraveres et la deacutefense de la religion chreacutetienne Joseph de Maistre dans son œuvre la plus connue (Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg) se montre beaucoup plus hostile aux revendications du siegravecle preacuteceacutedent Face agrave une Eacuteglise fragiliseacutee par les reacutecents orages reacutevolutionnaires les deux apologistes usent de strateacutegies fort diffeacuterentes pour faire valoir le bien‑fondeacute et la neacutecessiteacute du christianisme Nous montrons toutefois qursquoen deacutepit de leurs divergences ideacuteologiques parfois profondes les deux auteurs participent chacun agrave leur maniegravere drsquoun recentrement du religieux sur le for intime qui se traduit par une appropriation individuelle de la religion

IntroductionLrsquoexpeacuterience religieuse en France au xixe siegravecle srsquoouvre sur le

souvenir des violences reacutevolutionnaires qui achevegraverent drsquoeacutebranler lrsquoautoriteacute de lrsquoEacuteglise deacutejagrave grandement fragiliseacutee par les positions souvent anticleacutericales des penseurs des Lumiegraveres Face au deacutesarroi religieux qui traverse le moment 1800 ndash laquo au milieu des deacutebris de nos temples1 raquo ndash des auteurs comme Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand et Joseph de Maistre adoptent des strateacutegies fort diffeacuterentes pour deacutefendre le christianisme deacutecrier sa perte drsquoinfluence au sein de la socieacuteteacute franccedilaise et montrer sa pertinence sociale et politique Si le

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premier affirme dans le Geacutenie du Christianisme (1802) qursquoil faut laquo se peacuteneacutetr[er] de la connaissance du siegravecle raquo et laquo tempeacuter[er] les vertus de la foi par celles de la chariteacute2 raquo le second maintient une ligne dure en matiegravere religieuse et en appelle agrave une religion seacutevegravere centreacutee sur lrsquoautoriteacute et qui fait peu de place aux sentiments de compassion de pitieacute ou de miseacutericorde sentiments qui risqueraient drsquoaccorder trop drsquoimportance aux individus Au sentimentalisme religieux de Chateaubriand Joseph de Maistre oppose dans Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg (1821) une laquo pastorale de la peur3 raquo qui place le couple peacutecheacute‑chacirctiment au premier plan Agrave partir de ces auteurs phares de lrsquoexpeacuterience religieuse du tournant du siegravecle nous tenterons de porter un eacuteclairage sur ces deux mouvements qui parmi drsquoautres animent le christianisme au commencement du xixe siegravecle et qui se construisent agrave partir drsquoune reacuteaction aux ideacutees des Lumiegraveres La question de la souffrance et de sa signification chreacutetienne srsquoimpose comme un point de partage essentiel entre Chateaubriand et de Maistre le premier insistant sur les valeurs de tendresse et de compassion propres au christianisme qui doivent sinon justifier du moins amoindrir les maux humains le second sur une justice divine punitive qui srsquoappuie sur le dogme du peacutecheacute originel et qui pense la souffrance non en fonction de lrsquoindividu mais plutocirct en vue drsquoune communauteacute des hommes La chariteacute et le repentir mais aussi le pardon et lrsquoindulgence de Dieu souligneacutes agrave grands traits par Chateaubriand semblent avoir pour correspondant dans le systegraveme de Maistre une penseacutee sacrificielle qui reacuteduit au minimum le pouvoir drsquointervention de lrsquoindividu sur sa destineacutee et sur celle de ses semblables Or mecircme si les deux auteurs diffegraverent sur le degreacute drsquoautonomie qursquoils accordent agrave lrsquohomme sur le plan ideacuteologique tous deux par leurs œuvres respectives tendent agrave imprimer une marque singuliegravere sur la religion qursquoils deacutepeignent traduisant ainsi un rapport individuel subjectif laquo moderne raquo agrave la religion

1 Sens et valeur de la souffrance humaineChateaubriand et Joseph de Maistre adoptent deux rapports

diffeacuterents face agrave la souffrance des hommes qui sont peut‑ecirctre autant de rapports agrave la condition humaine Pour Maistre la souffrance doit

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Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo

ecirctre appreacutehendeacutee agrave partir de la condition peacutecheresse voire criminelle de lrsquohomme Toujours meacuteriteacutee par nos propres fautes ou par le fruit drsquoune heacutereacutediteacute malheureuse elle appelle moins la compassion qursquoune justification rationnelle Surtout la souffrance est valoriseacutee ndash sans aller jusqursquoau dolorisme drsquoun Leacuteon Bloy cependant ndash pour ses vertus expiatrices purificatrices Pour sa part Chateaubriand tout en reconnaissant le scheacutema explicatif chreacutetien du peacutecheacute originel accorde agrave lrsquohomme plus drsquoautonomie (par le repentir et la chariteacute notamment) et deacuteploie une repreacutesentation du christianisme qui srsquoaccorde plus facilement avec certaines ideacutees des Lumiegraveres

Dans la Preacuteface du Geacutenie du Christianisme de lrsquoeacutedition Ladvocat (1826‑1828) Chateaubriand annonce drsquoentreacutee de jeu cette orientation

Aurait‑on bien fait demande‑t‑il de suivre le chemin que jrsquoavais traceacute pour rendre agrave la religion sa salutaire influence Je le crois En entrant dans lrsquoesprit de nos institutions en se peacuteneacutetrant de la connaissance du siegravecle en tempeacuterant les vertus de la foi par celles de la chariteacute on serait arriveacute sucircrement au but Nous vivons dans un temps ougrave il faut beaucoup drsquoindulgence et de miseacutericorde Une jeunesse geacuteneacutereuse est precircte agrave se jeter dans les bras de quiconque lui precircchera les nobles sentiments qui srsquoallient si bien aux sublimes preacuteceptes de lrsquoEacutevangile mais elle fuit la soumission servile et dans son ardeur de srsquoinstruire elle a un goucirct pour la raison tout agrave fait au‑dessus de son acircge4

Pour en arriver agrave une prise de parole efficace suggegravere Chateaubriand il faut se laisser peacuteneacutetrer de cette laquo connaissance du siegravecle raquo dans une deacutemarche qui ressemble agrave une recherche de compromis avec lrsquoesprit des Lumiegraveres dont on connait les reacuteserves vis‑agrave‑vis de certains dogmes precirccheacutes par lrsquoEacuteglise celui du peacutecheacute originel ou de la gracircce notamment Voltaire par exemple dira vouloir prendre le parti de lrsquohumaniteacute contre le laquo misanthrope sublime raquo qursquoest Pascal et en appellera dans ses Lettres philosophiques agrave une religion eacutepureacutee centreacutee sur lrsquohomme et sur son veacutecu laquo Le christianisme eacutecrit Voltaire nrsquoenseigne que la simpliciteacute lrsquohumaniteacute la chariteacute vouloir le reacuteduire agrave la meacutetaphysique crsquoest vouloir en faire

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une source drsquoerreurs5 raquo Sans eacutevidemment cautionner lrsquoœuvre de Voltaire (il critique le laquo ridicule [que celui‑ci a] jeteacute sur la religion effaceacutee6 raquo) Chateaubriand semble prendre acte de cette critique de la religion et preacutesenter un christianisme qui insiste sur le sentiment plutocirct que sur une raison abstraite un christianisme qui serait tireacute du cocircteacute de lrsquohomme et qui lui offrirait degraves cette vie laquo indulgence raquo et laquo miseacutericorde raquo plutocirct que de le livrer sans relacircche aux chacirctiments expiateurs drsquoun Dieu courrouceacute On peut lire au livre I (chapitre IV) du Geacutenie du Christianisme une conception de lrsquoEacutevangile dont ni Voltaire ni le Vicaire Savoyard de Rousseau nrsquoauraient eu agrave redire laquo Sa doctrine [celle de lrsquoEacutevangile] nrsquoa point son siegravege dans la tecircte mais dans le cœur elle nrsquoapprend pas agrave disputer mais agrave bien vivre7 raquo La strateacutegie apologeacutetique de Chateaubriand srsquoeacuteloigne donc drsquoune theacuteologie rationnelle abstraite meacutetaphysique qui deacuteposseacutederait les individus de leur pouvoir drsquoagir et ancre au contraire le christianisme dans le veacutecu affectif et concret des hommes en insistant sur la morale positive des Eacutevangiles qui enseignent non agrave laquo disputer raquo mais agrave laquo bien vivre raquo Avec une ironie mordante Leacuteon Bloy critiquera ce sentimentalisme religieux ndash celui de Hugo certes mais aussi par lien de filiation celui de Chateaubriand ndash et il en fera lrsquoauxiliaire moderne de la penseacutee des Lumiegraveres laquo Admirable et providentiel renfort srsquoexclame‑t‑il dans le style grinccedilant qursquoon lui connait La sentimentaliteacute religieuse accourant agrave la rescousse des modernes perseacutecuteurs [les penseurs du xViiie siegravecle ldquole plus sot des siegraveclesrdquo]8 raquo Mecircme si le diagnostic de Bloy peut sembler poleacutemique il a le meacuterite de situer la laquo sentimentaliteacute religieuse raquo de Chateaubriand dans la continuiteacute du mouvement des Lumiegraveres

Certes lrsquoauteur du Geacutenie du Christianisme en bon apologegravete chreacutetien ne peut reacutecuser comme Voltaire ou Rousseau le dogme fondamental du peacutecheacute originel laquo qui explique lrsquohomme9 raquo et qui justifie theacuteologiquement la souffrance Mais contrairement agrave Maistre qui rapporte tout agrave ce dogme Chateaubriand le tempegravere en convoquant drsquoautres dimensions ou drsquoautres figures du christianisme susceptibles drsquoadoucir les misegraveres et les souffrances de lrsquohomme et de lui offrir un certain apaisement Dans ce contexte la souffrance nrsquoest pas proprement valoriseacutee Elle est une donneacutee de lrsquoexistence

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Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo

humaine qui appelle moins une justification meacutetaphysique srsquoadressant agrave la raison (comme ce sera le cas chez Maistre) qursquoune effusion de sentiments de pitieacute et de compassion

Parmi les figures convoqueacutees par Chateaubriand qui traduisent la tendresse du christianisme vis‑agrave‑vis de la souffrance humaine celle de la vierge Marie srsquoimpose comme lrsquoune des plus importantes en ce deacutebut du xixe siegravecle appeleacute agrave ecirctre traverseacute quelques deacutecennies plus tard (dans les anneacutees 1840‑50) drsquoune laquo bulle mariale raquo sans preacuteceacutedent10

Cette tendre meacutediatrice entre nous et lrsquoEacuteternel eacutecrit Chateaubriand ouvre avec la douce vertu de son sexe un cœur plein de pitieacute agrave nos tristes confidences et deacutesarme un Dieu irriteacute dogme enchanteacute qui adoucit la terreur drsquoun Dieu en interposant la beauteacute entre notre neacuteant et la majesteacute divine [hellip] On reconnait dans cette fille des hommes le refuge des peacutecheurs la consolation des affligeacutes elle ignore les saintes colegraveres du Seigneur elle est toute bonteacute toute compassion toute indulgence11

laquo Pitieacute raquo laquo tendresse raquo laquo bonteacute raquo laquo compassion raquo laquo indulgence raquo le reacuteconfort qursquooffre le christianisme agrave lrsquoindividu affligeacute se deacutecline sous plusieurs formes Marie est ici la laquo tendre meacutediatrice raquo entre lrsquohomme et un Dieu qui nrsquoest pas sans seacuteveacuteriteacute (il est laquo irriteacute raquo et animeacute de laquo saintes colegraveres raquo) mais qui peut se laisser fleacutechir et dispenser le pardon Dans cette relation agrave Dieu agrave travers Marie lrsquohomme nrsquoest pas deacutepeint comme un criminel qursquoil faudrait seacutevegraverement chacirctier mais comme un homme peacutecheur qui porte en lui laquo de tristes confidences raquo en reacuteaction desquelles le christianisme ouvre la voie au repentir laquo Quand la nature et les hommes sont impitoyables eacutecrit Chateaubriand il est bien touchant de trouver un Dieu precirct agrave pardonner il nrsquoappartenait qursquoagrave la religion chreacutetienne drsquoavoir fait deux sœurs de lrsquoinnocence et du repentir12 raquo Le Geacutenie du Christianisme preacutesente donc un Dieu de pardon dont la justice deacutepasse celle des hommes en ce qui touche la miseacutericorde En revanche chez Maistre le constat est diameacutetralement opposeacute La justice des hommes ne chacirctiant le crime que partiellement Dieu doit

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redoubler ses coups pour punir les hommes et lancer sur eux les laquo fleacuteaux du ciel raquo comme les guerres agrave titre de chacirctiments

Aux cocircteacutes du pardon le christianisme offre agrave lrsquohomme chez Chateaubriand plusieurs ressources susceptibles drsquoamoindrir sa souffrance Lrsquoespeacuterance par exemple est la laquo nourrice des infortuneacutes raquo et laquo berce [lrsquohomme] dans ses bras le suspend agrave sa mamelle intarissable et lrsquoabreuve drsquoun lait qui calme ses douleurs13 raquo Vertu laquo rigoureusement exigeacutee pour le chreacutetien raquo lrsquoespeacuterance est deacutecrite comme un don de Dieu placeacute en lrsquohomme pour soulager sa misegravere De mecircme la chariteacute meacutelange drsquoamour drsquoamitieacute et de pitieacute spiritualiseacutes agrave travers Dieu est laquo un puits drsquoabondance dans les deacuteserts de la vie14 raquo une assistance pour les besoins de lrsquoaffligeacute Degraves lors nrsquoeacutetant pas reacuteduit agrave seulement accepter sa souffrance ce dernier peut trouver au sein du christianisme agrave travers la chariteacute la foi et lrsquoespeacuterance quelque sujet de reacuteconfort

Si Chateaubriand parle au cœur des hommes en leur montrant laquo les nobles sentiments raquo de lrsquoEacutevangile Maistre semble pour sa part srsquoagissant de la souffrance adopter une position qui tend agrave mettre agrave distance les sentiments On srsquoeacutetonne en lisant les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg de la seacuteveacuteriteacute de certaines propositions de Maistre qui au nom drsquoune penseacutee geacuteneacuterale et meacutetaphysique neacuteglige la souffrance des individus dans sa dimension veacutecue Ce nrsquoest pas qursquoil eacutelude la question de la souffrance individuelle ndash il en parle inlassablement et en cela on peut sans doute reconnaicirctre lrsquoheacuteritage paradoxal de la penseacutee des Lumiegraveres ndash mais la plupart du temps il srsquoefforce de neutraliser les sentiments qui pourraient ecirctre rattacheacutes agrave lrsquoexpeacuterience de la souffrance Puisque tout homme participe du peacutecheacute laquo en sa qualiteacute drsquohomme raquo et qursquoil est par conseacutequent ineacutevitablement coupable (personne nrsquoeacutetant reacuteellement innocent) il faut eacuteviter de reacuteagir agrave la souffrance par un excegraves de pitieacute et voir plutocirct dans cet eacutetat un chacirctiment meacuteriteacute que les hommes se sont eux‑mecircmes attireacute en irritant Dieu Lrsquoindulgence et la douceur le repentir et le pardon lrsquoespeacuterance et la chariteacute souligneacutes par Chateaubriand comme faisant partie des consolations dispenseacutees par le christianisme sont chez Maistre releacutegueacutes au second plan dans lrsquoombre drsquoune justice providentielle qui est penseacutee en fonction du tout plutocirct que des parties

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Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo

Dans les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg la critique que fait le personnage du Comte du laquo Poegraveme sur le deacutesastre de Lisbonne raquo eacutecrit par Voltaire en 1756 est agrave cet eacutegard inteacuteressante Agrave travers ce poegraveme le philosophe de Ferney use des ressources du langage pour mettre en relief la sympathie et la pitieacute que font naicirctre en lui les conseacutequences humaines du cataclysme Il formule la matrice ndash sentimentaliste et individualiste ndash contre laquelle Maistre reacuteagira

Ces femmes ces enfants lrsquoun sur lrsquoautre entasseacutes Sous ces marbres rompus ces membres disperseacutes Cent mille infortuneacutes que la terre deacutevore Qui sanglants deacutechireacutes et palpitants encore Enterreacutes sous leurs toits terminent sans secours Dans lrsquohorreur des tourments leurs lamentables jours15

La souffrance est ici penseacutee en fonction de lrsquoindividu en fonction de ces enfants et de ces femmes laquo lrsquoun sur lrsquoautre entasseacutes raquo sans raison apparente elle est associeacutee dans un eacutelan de sympathie et de pitieacute propre au poegravete agrave une horreur sans mesure Or pour Maistre cette attitude de reacutevolte indigneacutee devant la souffrance des hommes tient preacuteciseacutement de lrsquoorgueil de lrsquohybris et trahit une ignorance effronteacutee du systegraveme geacuteneacuteral et invisible structurant le monde humain

Je me flatte dit le Comte que Voltaire nrsquoavait pas plus sincegraverement pitieacute que moi de ces malheureux enfants sur le sein maternel eacutecraseacutes et sanglants mais crsquoest un deacutelire de les citer pour contredire le preacutedicateur qui srsquoeacutecrie Dieu srsquoest vengeacute ces maux sont le prix de nos crimes car rien nrsquoest plus vrai en geacuteneacuteral16

Pour Maistre la preacutetendue pitieacute de Voltaire tourne au deacutelire degraves lors qursquoelle nourrit un esprit de contradiction qui remet en question lrsquoordre providentiel Le cœur et son cortegravege de sentiments ceux que Voltaire expose dans son poegraveme amegravenent lrsquohomme agrave accuser la providence car laquo le cœur humain continuellement reacutevolteacute contre lrsquoautoriteacute qui le gecircne fait des contes agrave lrsquoesprit qui les croit17 raquo

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Dans ce contexte Maistre sans reacuteprouver les sentiments de pitieacute ou de compassion face agrave la souffrance humaine tente drsquoeacuteviter de leur donner preacuteseacuteance sur des consideacuterations plus geacuteneacuterales Il se livre agrave un travail de neutralisation par lequel les concessions au sentiment rapidement eacutenonceacutees sont immeacutediatement deacutetourneacutees eacutetouffeacutees par un appel agrave la raison

Au reste dit le Comte la pitieacute est sans doute un des plus nobles sentiments qui honorent lrsquohomme et il faut bien se garder de lrsquoeacuteteindre de lrsquoaffaiblir mecircme dans les cœurs cependant lorsqursquoon traite des sujets philosophiques on doit eacuteviter soigneusement toute espegravece de poeacutesie et ne voir dans les choses que les choses mecircmes18

Cela signifie certes de ne pas voir comme Voltaire laquo cent milles infortuneacutes que la terre deacutevore raquo lagrave ougrave il nrsquoy en eut dans les faits que vingt milles Mais plus encore la laquo poeacutesie raquo contre laquelle Maistre nous met en garde est celle qui consisterait agrave voiler lrsquoordre invisible sous les choses concregravetes le geacuteneacuteral sous le particulier Agrave bien consideacuterer les choses dit le Comte laquo une foule de circonstances ne sont que pour les yeux19 raquo Les sentiments de pitieacute ou de compassion en nous deacutetournant de lrsquoordre invisible auquel tout doit se rapporter risquent de nous faire meacuteconnaicirctre la justice divine justice dans laquelle les individus ont peu de poids20 La souffrance doit ecirctre penseacutee en fonction de la communauteacute des hommes dont tous les membres sont solidaires les uns des autres laquo La ville a eacuteteacute punie agrave cause de son crime et sans ce crime elle nrsquoaurait pas souffert21 raquo dit le Comte agrave propos drsquoune ville hypotheacutetique qui se serait rebelleacutee contre lrsquoautoriteacute et qui aurait eacuteteacute apregraves coup chacirctieacutee par son souverain Illustrant par cet exemple le fonctionnement de la justice de Dieu le Comte dit que ce ne sont pas seulement les individus rebelles qui essuieront la correction mais bien la ville dans son ensemble dans une vision organique de la socieacuteteacute des hommes

Par ailleurs au regard de la justice geacuteneacuterale la sympathie pour la souffrance des hommes peut mecircme leur ecirctre deacuteleacutetegravere En eacutepargnant des coupables elle rend neacutecessaire une intervention de Dieu qui

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pourra prendre la forme de la guerre laquo Si la justice humaine les frappait tous [les coupables] il nrsquoy aurait point de guerre mais elle ne saurait en atteindre qursquoun petit nombre et souvent mecircme elle les eacutepargne sans se douter que sa feacuteroce humaniteacute contribue agrave neacutecessiter la guerre22 raquo Lrsquooxymore laquo feacuteroce humaniteacute raquo (le mot laquo humaniteacute raquo eacutetant pris au sens drsquoune vertu de douceur) opegravere un renversement tregraves net quant aux valeurs chreacutetiennes de tendresse de compassion et drsquoindulgence Une trop grande laquo humaniteacute raquo parmi les hommes en eacutepargnant les coupables segravemerait pour toute lrsquohumaniteacute les germes drsquoun chacirctiment agrave venir plus grand

Malgreacute le caractegravere autoritaire du Dieu de Maistre et le peu de poids que semble avoir lrsquoindividu dans lrsquoexercice de sa justice il faut voir ses chacirctiments comme un laquo gage manifeste drsquoamour23 raquo Dieu prenant plaisir agrave laquo perfectionner raquo son ouvrage De sa main laquo tendrement seacutevegravere raquo il punit rigoureusement car laquo si la tendresse ne pardonne rien crsquoest pour nrsquoavoir plus rien agrave pardonner24 raquo La tendresse est ici associeacutee agrave la seacuteveacuteriteacute et agrave la rigueur de Dieu qui agrave la maniegravere drsquoun pegravere ou drsquoun meacutedecin (deux images freacutequemment convoqueacutees par Maistre) gueacuterit le mal par le mal Les afflictions envoyeacutees aux hommes ne sont pas deacuteplorables ni tragiques elles sont au contraire une preuve de lrsquoamour de Dieu car crsquoest par elles (et par la priegravere) que lrsquohomme pourra se perfectionner dans cette vie et en vue de lrsquoautre vie La laquo perfectibiliteacute raquo de lrsquohomme tant ceacuteleacutebreacutee au siegravecle des Lumiegraveres est ici rameneacutee non sans insistance dans une perspective theacuteocentreacutee ougrave lrsquohomme ne peut se perfectionner qursquoen subissant passivement la souffrance que la main de Dieu lui envoie Ce laquo perfectionnement raquo pourra srsquoeacutelargir agrave la communauteacute des hommes agrave travers la reacuteversibiliteacute des peines les maux accepteacutes par les uns pouvant compenser pour la faute des autres

2 De la laquo chariteacute raquo au laquo sacrifice raquo Chez Maistre cette reacuteversibiliteacute des peines ouvre la porte au

sacrifice que nous pourrions voir comme une forme radicale de la chariteacute ou de lrsquoamour du prochain qui srsquoappuie sur le dogme de laquo lrsquoinnocence payant pour le crime25 raquo Les souffrances du juste ne sont pas seulement utiles pour lui‑mecircme mais laquo elles peuvent par

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une sainte acceptation tourner au profit des coupables raquo le juste en souffrant ainsi se laquo sacrifi[ant] reacuteellement pour tous les hommes26 raquo Lrsquoœuvre meacuteritoire et lrsquoexercice de la vertu semblent ecirctre laisseacutes dans lrsquoombre drsquoune logique sacrificielle ougrave lrsquoacceptation laquo sainte raquo de la souffrance par le juste peut seule aider les hommes agrave faire eacutequilibre aux maux dont ils sont collectivement les auteurs Il est agrave cet eacutegard inteacuteressant de noter que chez Maistre la figure du Christ est presque exclusivement eacutevoqueacutee dans sa dimension sacrificielle ses œuvres et ses enseignements eacutetant sauf exception laisseacutes en plan Par cette omission lrsquoauteur des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg nous donne agrave travers la figure du Christ un modegravele de sacrifice davantage qursquoun modegravele de vertu positive nous informant en cela du faible degreacute drsquoautonomie qursquoil accorde agrave lrsquohomme

Si le sacrifice peut ecirctre volontaire (comme dans le cas des laquo deacutevouements raquo et des austeacuteriteacutes des communauteacutes religieuses) il est assez souvent subi involontairement lors des guerres par exemple par lrsquoeffet drsquoune laquo loi occulte et terrible qui a besoin du sang humain27 raquo

Ainsi srsquoaccomplit sans cesse depuis le ciron jusqursquoagrave lrsquohomme la grande loi de la destruction violente des ecirctres vivants La terre entiegravere continuellement imbibeacutee de sang nrsquoest qursquoun autel immense ougrave tout ce qui vit doit ecirctre immoleacute sans fin sans mesure sans relacircche jusqursquoagrave la consommation des choses jusqursquoagrave lrsquoextinction du mal jusqursquoagrave la mort de la mort28

Le personnage du Seacutenateur preacutesente dans cet extrait la terre comme un autel imbibeacute de sang ougrave les hommes sont continuellement sacrifieacutes agrave la faveur des guerres ou des catastrophes naturelles Le rocircle des individus dans la justice providentielle est ainsi deacuterisoire chacun pouvant ecirctre appeleacute sur lrsquoautel du sacrifice afin de payer pour les crimes commis par lrsquoensemble des hommes

Agrave cette penseacutee sacrificielle qui srsquoappuie sur un Dieu seacutevegravere laquo qui aime agrave srsquoappeler Dieu de la guerre29 raquo Chateaubriand oppose un Dieu bienveillant dont la justice admet le repentir et le pardon et rejette ainsi la neacutecessiteacute du sacrifice Si pour Maistre

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la justice humaine semble deacutecouler de la justice divine30 et en ecirctre un reflet Chateaubriand comme nous lrsquoavons deacutejagrave souligneacute tend agrave deacutesolidariser ces deux ordres de justice deacutepeignant le premier comme implacable et avide de sang et le second comme tendre et sensible au repentir des hommes

Voici eacutecrit‑il un des plus hauts spectacles de la terre aux deux coins de cet eacutechafaud les deux Justices sont en preacutesence la Justice humaine et la Justice divine lrsquoune implacable et appuyeacutee sur un glaive est accompagneacutee du deacutesespoir lrsquoautre tenant un voile trempeacute de pleurs se montre entre la pitieacute et lrsquoespeacuterance lrsquoune a pour ministre un homme de sang lrsquoautre un homme de paix lrsquoune condamne lrsquoautre absout Innocente ou coupable la premiegravere dit agrave la victime laquo Meurs raquo la seconde lui crie laquo Fils de lrsquoinnocence ou du repentir montez au ciel raquo 31

Agrave lrsquoeacutechelle de la providence lrsquoexpiation des hommes nrsquoa donc pas agrave venir du sang et de la douleur La religion trempeacutee de pleurs de pitieacute et drsquoespeacuterance nrsquoexige pas de sacrifices plus qursquohumains et les hommes peuvent se gueacuterir de leur faute par leur repentir Cette place accordeacutee par Chateaubriand agrave la vertu active tend agrave redonner une certaine autonomie agrave lrsquoindividu qui peut deacutesormais srsquoacquitter de ses fautes autrement que par le sang ou lrsquoacceptation passive de la douleur

Dans Atala piegravece de fiction qui eacutetait inteacutegreacutee aux premiegraveres eacuteditions du Geacutenie du Christianisme le personnage du Pegravere Aubry deacutenonce le trop grand enthousiasme religieux dont fait preuve le personnage drsquoAtala qui srsquoempoisonne afin drsquoeacuteviter de rompre par amour pour Chactas les vœux de chasteteacute qursquoelle avait prononceacutes devant sa megravere alors que cette derniegravere eacutetait mourante

Les treacutesors du repentir vous eacutetaient ouverts lui dit‑il il faut des torrents de sang pour effacer nos fautes aux yeux des hommes une seule larme suffit agrave Dieu Rassurez-vous donc ma chegravere fille votre situation exige du calme adressons-nous agrave Dieu qui gueacuterit toutes les plaies de ses serviteurs32

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Le Dieu eacutevoqueacute ici est un dieu drsquoindulgence (laquo une seule larme lui suffit raquo) sensible aux remords des hommes et capable de pardon Crsquoest prendre le contrepied de Maistre qui ne cesse de reacutepeacuteter les vertus expiatrices du laquo sang raquo en vertu desquelles le sacrifice srsquoimpose comme voie de salut pour tous les hommes

Les hommes dit le personnage du Comte nrsquoont jamais douteacute que lrsquoinnocence ne pucirct satisfaire pour le crime et ils ont cru de plus qursquoil y avait dans le sang une force expiatrice de maniegravere que la vie qui est le sang pouvait racheter une autre vie33

Reposant sur des ressorts cosmiques et obeacuteissant agrave une fataliteacute religieuse qui ne voit en lrsquohomme qursquoun peacutecheur la penseacutee sacrificielle de Maistre semble atteacutenuer le message chreacutetien de bonteacute drsquoindulgence et de miseacutericorde en confeacuterant agrave ces valeurs un sens ineacutedit Au contraire Chateaubriand dans sa critique du sacrifice modegravere la dimension punitive du christianisme et exalte ses valeurs de pitieacute de pardon et de miseacutericorde confeacuterant ainsi agrave lrsquohomme dans la relation qui lrsquounit agrave Dieu un pouvoir drsquointervention qui se solde par un surcroicirct drsquoautonomie

3 Appropriation individuelle de la religionMalgreacute leurs positions divergentes sur la liberteacute qursquoils accordent

agrave lrsquoindividu dans lrsquoordre providentiel Maistre et Chateaubriand participent tous deux drsquoun recentrement du religieux sur le for intime ndash fucirct‑il en apparence paradoxal ndash qui se traduit par une appropriation individuelle de la religion

Lorsqursquoil dit srsquoadresser agrave laquo une jeunesse geacuteneacutereuse raquo qui laquo fuit la soumission servile raquo tout en eacutetant laquo precircte agrave se jeter dans les bras de quiconque lui precircchera les nobles sentiments qui srsquoallient si bien aux sublimes preacuteceptes de lrsquoEacutevangile34 raquo Chateaubriand ouvre la porte agrave un rapport plus individualiseacute agrave la religion agrave lrsquointeacuterieur duquel srsquoinsegravere une dimension intime centreacutee nous lrsquoavons vu sur le sentiment Cette jeunesse fuyant la laquo soumission servile raquo peut elle‑mecircme srsquoapproprier le christianisme et le projet mecircme de Chateaubriand (laquo passer de lrsquoeffet agrave la cause ne pas prouver que le christianisme

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est excellent parce qursquoil vient de Dieu mais qursquoil vient de Dieu parce qursquoil est excellent35 raquo) implique un rapport plus personnel plus immeacutediat agrave Dieu

Quant agrave Maistre son œuvre deacutecoule en deacutepit des appels agrave lrsquoautoriteacute qui la ponctuent drsquoune certaine prise de liberteacute individuelle Comme Chateaubriand Maistre est laiumlc36 et la vision singuliegravere du christianisme qursquoil propose nrsquoeacutemane pas de lrsquoautoriteacute drsquoun ministre de Dieu mais procegravede plutocirct drsquoun nouveau sacerdoce laiumlque celui exerceacute par lrsquoeacutecrivain en contexte de seacutecularisation Il srsquoensuit que la religion deacutecrite par Maistre mecircme srsquoil preacutetend la faire reposer sur laquo lrsquooreiller de lrsquoautoriteacute raquo est investie drsquoune certaine reacutesonance subjective lrsquoauteur fucirct‑il reacutesolument antimoderne se fait architecte agrave sa maniegravere de lrsquoexpeacuterience religieuse qursquoil met de lrsquoavant Pour Michel Despland cette tendance est assez geacuteneacuteraliseacutee chez les auteurs du xixe siegravecle mecircme chez ceux qui comme Maistre affectent de reacutesister agrave la moderniteacute et agrave son nouveau souffle drsquoindividualisme

Qursquoelle soit de droite ou de gauche protestante ou catholique la religion ne peut plus vivre sans lrsquoeacutevocation consciente ou non de dimensions intimes sans le deacutebut drsquoune articulation drsquoarriegraveres‑mondes ou srsquoeacuteprouve quelque chose dont le sujet est par neacutecessiteacute le seul juge [hellip] Chateaubriand Constant de Maistre Kierkegaard ont beau se preacutesenter comme des auteurs qui deacutefinissent la religion et eacutelaborent une certaine theacuteorisation agrave son sujet ils sont aussi des litteacuteraires qui impriment un certain style agrave leur propos de maniegravere agrave susciter de nouvelles reacutesonances dans ceux qui les lisent37

La deacutemarche litteacuteraire de Maistre est donc agrave prendre en consideacuteration srsquoagissant de la place qursquoil accorde agrave lrsquoindividu puisqursquoelle peut venir concurrencer certaines positions ou ideacutees deacutefendues dans le contenu des entretiens Agrave cet eacutegard la forme mecircme des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg est significative Lrsquoentretien ou la symposie permet de faire naicirctre les ideacutees agrave partir de la discussion laquo Nous parlons pour nous instruire et pour nous consoler38 raquo dit le personnage du Chevalier au Huitiegraveme entretien Crsquoest la symposie qui produit la connaissance le dialogue qui instruit et en ce sens

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la religion deacutecrite semble se recentrer quelque peu sur lrsquohomme en empruntant un genre habituellement mis au service de la philosophie (qui par le questionnement et la discussion tend naturellement agrave remettre en question lrsquoautoriteacute au profit de la raison individuelle qui lui sert de mesure39) Maistre ne fait pas un travail drsquoexeacutegegravese biblique et il ne srsquoen remet pas pleinement agrave lrsquoautoriteacute des textes sacreacutes Au contraire comme le note Antoine Compagnon il prend beaucoup de liberteacute par rapport agrave certains dogmes officiels quelques-unes de ses propositions ndash sur le mystegravere de lrsquoimputation notamment ndash frocirclant lrsquoheacutereacutesie40

Mais plus encore tout ce systegraveme religieux proposeacute par Maistre semble reposer sur une expeacuterience intime du siegravecle et de la Reacutevolution qui constitue cet laquo arriegravere‑monde raquo dont parle Despland et drsquoougrave jaillit peut‑ecirctre un rapport subjectif agrave la religion Lrsquoeacutevocation au Neuviegraveme entretien du laquo journal raquo du Comte genre de lrsquointime par excellence est agrave cet eacutegard tregraves inteacuteressante

Crsquoest lagrave que depuis plus de trente ans jrsquoeacutecris tout ce que mes lectures me preacutesentent de plus frappant Quelques fois je me borne agrave de simples indications drsquoautres fois je transcris mot agrave mot des morceaux essentiels souvent je les accompagne de quelques notes et souvent aussi jrsquoy place ces penseacutees du moment ces illuminations soudaines qui srsquoeacuteteignent sans fruit si lrsquoeacuteclair nrsquoest fixeacute par lrsquoeacutecriture Porteacute par le tourbillon reacutevolutionnaire en diverses contreacutees de lrsquoEurope jamais ces recueils ne mrsquoont abandonneacute et maintenant vous ne sauriez croire avec quel plaisir je parcours cette immense collection Chaque passage reacuteveille dans moi une foule drsquoideacutees inteacuteressantes et de souvenirs meacutelancoliques mille fois plus doux que tout ce qursquoon est convenu drsquoappeler plaisirs41

Ce passage aux reacutesonances reacutesolument intimes sert agrave introduire les deux livres (celui de Jennyngs intituleacute Examen de lrsquoeacutevidence intrinsegraveque du Christianisme et celui de Maistre Consideacuterations sur la France) qui serviront de base agrave la discussion qui va suivre sur la reacuteversibiliteacute des peines Tout se passe comme si le carnet de notes de lecture se substituait aux deux ouvrages en question que

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le Comte dit ne pas posseacuteder Ainsi la religion passe agrave travers le prisme de lrsquoindividualiteacute Certes on convoque lrsquoautoriteacute de sources exteacuterieures mais leur sont ajouteacutees laquo ces penseacutees du moment raquo qui viennent enrichir la reacuteflexion sur le christianisme lrsquoindividualiser et lrsquoinscrire peut‑ecirctre dans un horizon moderne

ConclusionAinsi Chateaubriand et Maistre reacuteagissent sur deux modes

diffeacuterents au legs des Lumiegraveres et aux conseacutequences de la Reacutevolution franccedilaise Si le premier precircche un laquo eacutevangile modeacutereacute raquo qui peut se concilier avec la penseacutee des Lumiegraveres le second mise sur la rupture et se positionne agrave contrecourant de la vague drsquoautonomisation de lrsquohomme qui caracteacuterise la moderniteacute depuis au moins la Reacuteforme et Descartes Devant le vide spirituel laisseacute par la Reacutevolution il srsquoagit dans un cas de modeacuterer lrsquoautoriteacute religieuse pour la rendre acceptable et digeste pour les individus de cette nouvelle socieacuteteacute et dans lrsquoautre cas de raffermir cette autoriteacute et drsquoaffaiblir la liberteacute individuelle au risque que le geste mecircme drsquoeacutecriture par la liberteacute dont il procegravede entre en tension avec le propos En somme mecircme en srsquoopposant agrave lrsquolaquo esprit moderne raquo heacuteriteacute des Lumiegraveres Chateaubriand et Maistre comme bon nombre drsquoauteurs reacuteactionnaires de la mecircme eacutepoque y prennent pleinement appui et y puisent certaines de leurs strateacutegies apologeacutetiques

1 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand Le Geacutenie du Christianisme Pierre Reboul (eacuted) Paris Garnier‑Flammarion 1966 t I p 43

2 Ibid p 463 Nous empruntons lrsquoexpression agrave Jean Delumeau qui lrsquoutilise agrave propos

de la pastorale chreacutetienne drsquoAncien reacutegime et qui srsquoapplique bien nous le verrons dans ce qui suit au discours reacuteactionnaire que tient Joseph de Maistre (cf Jean Delumeau Le peacutecheacute et la peur La culpabilisation en Occident xiiie-xviiie siegravecles Paris Fayard 1983 741 p)

4 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 46 5 Voltaire Lettres philosophiques Freacutedeacuteric Deloffre (eacuted) Paris

Gallimard (coll Folio classique) p 157 6 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 45

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7 Ibid p 728 Leacuteon Bloy Le deacutesespeacutereacute Paris Flammarion 2010 p 1659 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 6710 Alain Corbin Jean‑Jacques Courtine Georges Vigarello [dir] Histoire

des eacutemotions vol 2 Paris Seuil 2016 p 328 11 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 74 12 Ibid p 7813 Ibid p 106 14 Ibid p 10715 Voltaire Meacutelanges Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade)

1961 p 304 httpsfrwikisourceorgwikiPoegraveme_sur_le_deacutesastre_de_Lisbonne (page consulteacutee le 1er mai 2017)

16 Joseph de Maistre Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence suivies De la traduction de Plutarque sur les deacutelais de la justice divine Paris Eacuteditions de la Maisnie 1980 t I p 228 (nous soulignons)

17 Ibid p 2518 Joseph de Maistre op cit t I p 231 (nous soulignons) Voir aussi au

Neuviegraveme entretien laquo Je sens bien que dans toutes ces consideacuterations nous sommes continuellement assaillis par le tableau si fatigant des innocents qui peacuterissent avec les coupables mais sans nous enfoncer dans cette question qui tient agrave tout ce qursquoil y a de plus profond on peut la consideacuterer seulement dans son rapport avec le dogme universel et aussi ancien que le monde de la reacuteversibiliteacute des douleurs de lrsquoinnocence au profit des coupables raquo (Joseph de Maistre op cit t II p 122) Dans cet extrait Maistre descend sur le terrain des Lumiegraveres et reconnait ecirctre laquo continuellement assaill[i] par le tableau si fatigant des innocents qui peacuterissent avec les coupables raquo Mais au lieu de tomber comme Voltaire dans une laquo poeacutesie raquo qui placerait le sentiment au centre des analyses il invoque un dogme plus geacuteneacuteral celui de lrsquoexpiation par le sacrifice deacuteplaccedilant le regard du lecteur sur un ordre supeacuterieur transcendant le veacutecu individuel de la souffrance Un peu plus loin au Dixiegraveme entretien on reconnait une strateacutegie analogue laquo Vous ne croyez pas sans doute dit le Seacutenateur que je veuille eacutetouffer la compassion dans les cœurs et vous savez ce que les crimes reacutecents ont fait souffrir au mien neacuteanmoins agrave srsquoen tenir agrave la rigoureuse raison que veut‑on dire raquo (Ibid p 166 [nous soulignons]) La laquo rigoureuse raison raquo vient ici comme ailleurs tempeacuterer le sentiment et mecircme si le Seacutenateur dit ne pas vouloir laquo eacutetouffer raquo la compassion on peut se demander si la seacutevegravere theacuteodiceacutee maistrienne ne

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conduit pas justement agrave cet effet drsquoeacutetouffement et si la concession nrsquoest pas qursquoune figure de rheacutetorique

19 Joseph de Maistre op cit t I p 23120 Comme le fait remarquer Antoine Compagnon laquo chez de Maistre pour

comprendre la distribution du mal dans le monde il faut srsquoeacutelever au‑dessus de lrsquoindividu et saisir la justice eacuteternelle raquo (Antoine Compagnon Les antimodernes De Joseph de Maistre agrave Roland Barthes Paris Gallimard (coll Folio essai) p 133)

21 Joseph de Maistre op cit t I p 22722 Ibid p 24 (nous soulignons)23 Ibid p 8724 Ibid p 12925 Ibid p 12326 Ibid p 12927 Ibid p 1428 Ibid p 25‑2629 Ibid p 3830 Chez Maistre la justice des hommes dans lrsquoordre temporel est

deacutetermineacutee par une loi divine ce qui fait que les deux ordres de justice sont enchacircsseacutes lrsquoun dans lrsquoautre laquo Dieu ayant voulu faire gouverner les hommes par des hommes du moins exteacuterieurement il a remis aux souverains lrsquoeacuteminente preacuterogative de la punition des crimes et crsquoest en cela surtout qursquoils sont ses repreacutesentants raquo (Joseph de Maistre op cit t I p 28)

31 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t II p 132 32 Id Atala-Reneacute-Les aventures du dernier Abenceacuterage Fernand

Letessier (eacuted) Paris Classiques Garnier 1965 p 12433 Joseph de Maistre op cit t II p 12434 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 46 35 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 56 36 En cela ils srsquoinscrivent bien dans leur temps Dans Le Christ des

Barricades Frank Paul Bowman explique que le discours theacuteologique au deacutebut du xixe siegravecle est massivement investi et pris en charge par des auteurs laiumlcs laquo Sans doute agrave aucun moment de son histoire ajoute‑t‑il le discours theacuteologique catholique nrsquoa connu une aussi forte participation laiumlque avec le renouveau et la liberteacute que comporte un certain caractegravere autodidacte raquo (Le Christ des Barricades 1789-1848 Paris Les eacuteditions du Cerf 1987 p 35)

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37 Michel Despland laquo Lrsquoexpeacuterience religieuse au xixe siegravecle I Le for intime et lrsquoestheacutetique de lrsquoexistence raquo dans Laval theacuteologique et philosophique Queacutebec vol 50 no 3 (octobre 1994) p 612

38 Joseph de Maistre op cit t II p 7939 Au Huitiegraveme entretien le personnage du Comte dit agrave propos des

philosophes qursquolaquo il nrsquoy a point drsquoautoriteacute qui ne leur deacuteplaise raquo (ibid p 109)

40 Antoine Compagnon op cit p 12641 Joseph de Maistre op cit t II p 118‑119

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renardJean-christophe naDeau Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Dans cet article je tacircche de montrer en quoi le thegraveme du stoiumlcisme est lrsquoun des fils conducteurs des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg et en quoi il permet de mieux comprendre le dolorisme de Joseph de Maistre La philosophie de la Stoa est selon Maistre agrave la fois proche du christianisme et opposeacutee agrave lui Si ses fondements theacuteoriques sont conformes aux dogmes de lrsquoEacuteglise il nrsquoen demeure pas moins que les pratiques de ses diffeacuterents adeptes sont des manifestations du peacutecheacute drsquoorgueil Ainsi lrsquoindiffeacuterence agrave la douleur la construction drsquoun ethos rheacutetorique et la discussion sur les maux constituent pour Maistre des trahisons de la penseacutee chreacutetienne Ces critiques du stoiumlcisme deacutevoilent alors quatre injonctions proprement doloristes que je me propose de restituer ici souffrir srsquoabstenir prier attendre

IntroductionLes Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg entretiennent une relation

eacutetrangement ambigueuml avec le stoiumlcisme Sous la plume de Maistre les personnages du Comte du Seacutenateur et du Chevalier vont et viennent entre lrsquoeacuteloge et le blacircme agrave lrsquoendroit des philosophes du Portique Le lecteur attentif remarquera tout drsquoabord que Seacutenegraveque repreacutesente lrsquoune des figures centrales aux yeux des trois amis Citeacute sans cesse comme figure drsquoautoriteacute au fil des entretiens son importance est telle que le Chevalier se fera un devoir drsquointercaler des extraits seacuteneacutequiens dans le manuscrit qui deviendra le miroir de leurs conversations laquo Si je ne me trompe il [cet ami agrave qui je ferai lire ces entretiens] croira mecircme que vous avez ajouteacute aux raisons de Seacutenegraveque qui devait ecirctre cependant un tregraves grand geacutenie car il est citeacute de tout cocircteacute1 raquo

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Cependant les reacuteserves du Comte sont nombreuses Quoiqursquoun livre tel que Seacutenegraveque Chreacutetien ait pu paraicirctre et qursquoil existe une rumeur selon laquelle ce mecircme stoiumlcien aurait entretenu une relation eacutepistolaire avec Saint‑Paul Seacutenegraveque eacutetait laquo retenu par les preacutejugeacutes du siegravecle de patrie et drsquoeacutetat2 raquo Et quoiqursquoau fait des dogmes chreacutetiens il semble aux dires du Comte que cet exemple de vertu soit en quelque sorte deacutecaleacute par rapport agrave lrsquoideacuteal de la chreacutetienteacute

Plusieurs indices disseacutemineacutes agrave travers les onze Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence3 me portent agrave penser que lrsquoattitude stoiumlcienne repreacutesente agrave la fois lrsquoexemple et la trahison drsquoune attitude authentiquement doloriste et deacutebrouiller cette ambiguiumlteacute permettra je lrsquoespegravere de jeter un regard plus lucide sur le rapport de Maistre agrave la souffrance Pour y parvenir je propose drsquoarticuler cette recherche autour drsquoun eacutepisode du troisiegraveme entretien des Soireacutees Jrsquoexaminerai en un premier temps les deux figures ideacuteales (le Sage et le Juste) qui eacutevoluent en parallegravele au sein des deux doctrines Ce regard initial me megravenera agrave distinguer lrsquoattitude philosophique et lrsquoattitude proprement religieuse Cette clef de lecture permettra en un deuxiegraveme temps de comprendre en quoi deux eacutepisodes tireacutes de romans qui appartiennent agrave la tradition maistrienne repreacutesentent des contre‑exemples en regard du dolorisme veacuteritable Ce parcours me conduira agrave comprendre en quoi lrsquoattitude stoiumlcienne ainsi que ses eacutemules incarne une faute aux yeux de Joseph de Maistre et comment le Juste repreacutesente le rapport le plus digne de louanges face agrave la douleur

1 Le stoiumlcisme et les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg11 Souffrir et srsquoabstenir la fillette de dix-huit ans

Jrsquoaimerais deacutebuter cette recherche en rappelant lrsquoeacutepisode qui mrsquoapparait deacutecisif dans cette affaire

Je ne puis mrsquoempecirccher dans ce moment de songer agrave cette jeune fille devenue ceacutelegravebre dans cette grande ville parmi les personnes bienfaisantes qui se font un devoir sacreacute de chercher le malheur pour le secourir Elle a dix‑huit ans il y en a cinq qursquoelle est tourmenteacutee par un horrible cancer qui lui ronge la tecircte Deacutejagrave les yeux et le nez ont disparu et le mal srsquoavance

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

sur ses chairs virginales comme un incendie qui deacutevore un palais En proie aux souffrances les plus aiguumles une pitieacute tendre et presque ceacuteleste la deacutetache entiegraverement de la terre et semble la rendre indiffeacuterente ou inaccessible agrave la douleur Elle ne dit pas comme le fastueux stoiumlcien Ocirc douleur tu as beau faire tu ne me feras jamais convenir que tu sois un mal Elle fait mieux elle nrsquoen parle pas Jamais il nrsquoest sorti de sa bouche que des paroles drsquoamour de soumission et de reconnaissance4

Plusieurs eacuteleacutements dessinent deacutejagrave une piste interpreacutetative On pourra noter en un premier temps lrsquoadjectif servant agrave deacutecrier un certain Posidonius5 comme laquo fastueux raquo Deuxiegravemement ndash et je crois que cela donne tout son sens agrave la premiegravere remarque ndash il semble que le critegravere de distinction entre les deux protagonistes de cet eacutepisode reacuteside dans la parole La fillette ne fait pas comme le stoiumlcien alors que ce dernier combat verbalement la douleur en essayant de lui refuser son statut de mal la jeune fille se tait sur ce sujet Posidonius serait ainsi un exemple de fatuiteacute voire de vaniteacute et drsquoorgueil en vertu de son rapport oral agrave la souffrance critique tregraves seacutevegravere si lrsquoon considegravere que crsquoest un chreacutetien qui profegravere une telle accusation agrave lrsquoeacutegard de lrsquoadepte de la Stoa Je voudrais drsquoabord examiner en quoi cet acte drsquoeacutenonciation constitue une profanation selon le Comte

12 Le Sage qui nrsquoest point le JusteIl faut cependant rendre agrave Ceacutesar ce qui est agrave Ceacutesar et agrave Dieu ce

qui est agrave Dieu en montrant en quoi les assises theacuteoriques du stoiumlcisme sont louangeacutees par le Comte Il affirme

Il faut rendre justice aux stoiumlciens Cette secte seule a meacuteriteacute qursquoon la nommacirct fortissimam et sanctissimam sectam [une secte entre toutes courageuse et veacuteneacuterable] Elle seule a pu dire (hors du christianisme) qursquoil faut aimer Dieu que toute la philosophie se reacuteduit agrave deux mots souffrir et srsquoabstenir qursquoil faut aimer celui qui nous bat et pendant qursquoil nous bat Elle a produit lrsquohymne de Cleacuteanthe et a inventeacute le mot de Providence6

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Ainsi la doctrine du Portique aurait anticipeacute la majeure partie des fondements de lrsquoattitude doloriste promue par les trois personnages des Soireacutees Elle a su dire avec un certain geacutenie qursquoil faut accepter son destin crsquoest‑agrave‑dire accorder sa volonteacute sur la Volonteacute Les stoiumlciens disent encore qursquoil faut accueillir les maux comme une manifestation du divin et qursquoil faut pour cette raison suivre les indications de la Providence On se souviendra de lrsquoexemple canonique du chien et de la charrette

Eux aussi Zeacutenon et Chrysippe affirmaient que tout est destin avec lrsquoexemple suivant Quand un chien est attacheacute agrave une charrette srsquoil veut la suivre il est tireacute et il la suit faisant coiumlncider son acte spontaneacute avec la neacutecessiteacute mais srsquoil ne veut pas la suivre il y sera contraint dans tous les cas De mecircme en est‑il des hommes mecircme srsquoils ne le veulent pas ils seront dans tous les cas contraints de suivre leur destin7

Lrsquoeacutethique stoiumlcienne se reacutesumerait ainsi aux termes sustine et abstine crsquoest‑agrave‑dire endurer les maux en refusant leur affect Le veacuteritable Sage serait ainsi celui qui a fait sienne la parole de Posidonius selon laquelle il ne faut pas convenir que la douleur soit veacuteritablement un mal Accordant sa volonteacute sur la Providence il ferait ainsi preuve drsquoune liberteacute vraie et authentique

[Il faut rendre] justice aux stoiumlciens qui devinegraverent jadis un dogme fondamental du christianisme en deacutecidant que le sage seul est libre Aujourdrsquohui ce nrsquoest plus un paradoxe crsquoest une veacuteriteacute incontestable et du premier ordre Ougrave est lrsquoesprit de Dieu lagrave se trouve la liberteacute8

On pourrait ainsi reacutesumer les adeacutequations entre stoiumlcien et veacuteritable chreacutetien au sens de Maistre dans les Soireacutees tous deux reconnaissent lrsquoexistence drsquoune Providence divine agrave lrsquoœuvre dans la creacuteation et tacircchent drsquoaccorder leur volonteacute agrave cette derniegravere Le Juste et le Sage suivraient docilement la charrette du Saint‑Pegravere de lrsquohumaniteacute en tacircchant drsquoentretenir un rapport ndash ou plutocirct une attitude ndash face agrave la douleur qui soit en accord avec sa Volonteacute On

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notera aussi que les figures du Sage et du Juste sont deacutecrites par les deux doctrines comme eacutetant pratiquement impossibles agrave incarner au point ougrave lrsquoon est en droit de se demander srsquoil srsquoagit de modegraveles ideacuteaux de vertu de simples chimegraveres de lrsquoesprit ou encore de rares possibiliteacutes Maistre introduit drsquoailleurs lrsquoeacutepisode de la fillette en ces termes

Il nrsquoy a point de juste sur la terre Celui qui a prononceacute ce mot [Job] devint lui‑mecircme une grande et triste preuve des eacutetonnantes contradictions de lrsquohomme mais ce juste imaginaire je veux bien le reacutealiser un moment par la penseacutee et je lrsquoaccable de tous les maux possibles Je vous le demande qui a le droit de se plaindre dans cette supposition Crsquoest le juste apparemment crsquoest le juste souffrant Mais crsquoest preacuteciseacutement ce qui nrsquoarrivera jamais [hellip] [Suit lrsquoeacutepisode de la fillette] Certainement messieurs si lrsquoinnocence existe quelque part elle se trouve sur ce lit de douleur aupregraves duquel le mouvement de la conversation vient de nous amener un instant9

Ce passage qui permet drsquoassocier la fillette de dix-huit ans agrave une figure qui se rapproche le plus possible du Juste ideacuteal (car nous sommes tous peacutecheurs) fait retrouver le critegravere de distinction sur lequel jrsquoai mis lrsquoaccent plus haut Le Juste souffrant quoiqursquoil aurait toute la leacutegitimiteacute du monde agrave cet eacutegard ne se plaindrait pas de sa situation mecircme srsquoil eacutetait accableacute des pires maux du monde crsquoest dit le Comte laquo preacuteciseacutement ce qui nrsquoarrivera jamais10 raquo La fillette il faut le rappeler nrsquoen parle pas Elle se tait contrairement au Sage

Comme annonceacute agrave la section preacuteceacutedente jrsquoaimerais maintenant explorer en quoi ce champ seacutemantique de la parole et du silence est un eacuteleacutement capital agrave la compreacutehension drsquoun rapport authentiquement chreacutetien agrave la souffrance

13 Parole et silence la philosophie contre la religionLrsquoune des rares critiques adresseacutees de front agrave Seacutenegraveque est formuleacutee

de la maniegravere suivante par le Comte au huitiegraveme entretien

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La seule observation critique que je me permettrai sur votre theacuteologie [la theacuteologie du Chevalier] peut ecirctre aussi ce me semble adresseacutee agrave ce mecircme Seacutenegraveque laquo Aimeriez‑vous mieux disait‑il ecirctre Sylla que Reacutegulus etc raquo Mais prenez garde je vous prie qursquoil nrsquoy ait pas ici confusion drsquoideacutees Il ne srsquoagit point du tout de la gloire attacheacutee agrave la vertu qui supporte tranquillement les dangers les privations et les souffrances car sur ce point tout le monde est drsquoaccord il srsquoagit de savoir pourquoi il a plu agrave Dieu de rendre ce meacuterite neacutecessaire Vous trouverez des blaspheacutemateurs et mecircme des hommes simplement leacutegers disposeacutes agrave vous dire Que Dieu aurait bien pu dispenser la vertu de cette sorte de gloire Seacutenegraveque ne pouvant reacutepondre aussi bien que vous parce qursquoil nrsquoen savait pas autant que vous (ce que je vous prie de bien observer) srsquoest jeteacute sur cette gloire qui precircte beaucoup agrave la rheacutetorique et crsquoest ce qui donne agrave son traiteacute de la Providence drsquoailleurs si beau et estimable une leacutegegravere couleur de deacuteclamation11

Ce passage chargeacute en information est tregraves difficile agrave interpreacuteter Je crois pourtant y deacuteceler une remarque fondamentale pour la recherche qui mrsquooccupe Il srsquoagit en fait de renverser une parole de Seacutenegraveque contre lui‑mecircme Que dit cette parole Seacutenegraveque srsquoadressant agrave son lecteur demande laquo aimeriez‑vous mieux ecirctre Sylla que Reacutegulus 12 raquo crsquoest‑agrave‑dire preacutefegravereriez‑vous ecirctre Sylla cet homme agrave qui on fraya un passage agrave coup drsquoeacutepeacutee jusqursquoau forum cet homme qui souffre qursquoon lui preacutesente des tecirctes de consulaires et qui enfin verse sur les fonds publics le prix de ces assassinats ou bien preacutefeacutereriez‑vous ecirctre Reacutegulus ce geacuteneacuteral qui essuyant un revers de la Fortune se retrouva les paupiegraveres arracheacutees et qui fut mutileacute par drsquoinnombrables clous13 Agrave cette question Seacutenegraveque reacutepond qursquoil faut preacutefeacuterer ecirctre Reacutegulus agrave Sylla car ce dernier accepte de payer ce prix pour lrsquoexercice de la vertu et ne reacutecupegravere pas la gloire attacheacutee agrave lrsquoeacutepreuve de la douleur

Or ndash et crsquoest lagrave ougrave Maistre retourne lrsquoargument de Seacutenegraveque contre lui‑mecircme ndash Seacutenegraveque reacutecupegravere et fait usage drsquoune telle gloire Alors qursquoil recommande le silence et la reacutesignation ce stoiumlcien construit son ethos en se fondant sur une telle gloire Il nrsquoest pas agrave la hauteur de

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ses propres mots et adopte lrsquoattitude drsquoun Sylla face agrave ses souffrances veacutecues son expeacuterience de la douleur devient un outil rheacutetorique qui donne une hauteur deacuteclamatoire agrave son ouvrage On retrouve ici la meacutefiance face agrave Posidonius dans lrsquoeacutepisode de la fillette eacutenoncer son indiffeacuterence agrave la douleur lui permet de consolider sa reacuteputation drsquohomme fort et sage Lagrave Maistre enfonce son premier clou dans la doctrine stoiumlcienne il srsquoagit drsquoun discours qui nrsquoest pas agrave la hauteur de la Veacuteriteacute de son ideacutee Un extrait tireacute du premier entretien eacuteclaire ce point

La philosophie seule avait devineacute depuis longtemps que toute la sagesse de lrsquohomme eacutetait renfermeacutee en deux mots sustine et aBstine Et quoique cette faible leacutegislatrice precircte au ridicule mecircme par ses meilleures lois parce qursquoelle manque de puissance pour se faire obeacuteir cependant il faut ecirctre eacutequitable et lui tenir compte des veacuteriteacutes qursquoelle a publieacutees Elle a fort bien compris que les plus fortes inclinaisons de lrsquohomme eacutetant vicieuses au point qursquoelles tendent eacutevidemment agrave la destruction de la socieacuteteacute il nrsquoavait pas de plus grand ennemi que lui‑mecircme et que lorsqursquoil a appris agrave se vaincre il savait tout14

La philosophie qui est ici associeacutee agrave la doctrine stoiumlcienne est dit Maistre une faible leacutegislatrice crsquoest‑agrave‑dire qursquoelle gouverne faiblement les hommes Enfermeacutee dans le discours (quoique ses discours contiennent plusieurs veacuteriteacutes theacuteoriques) elle nrsquoa pas de veacuteritable empire sur lrsquoesprit de celui qui deacutelibegravere gracircce agrave ses soins Cette lecture peut ecirctre confirmeacutee par le passage suivant tireacute cette fois du neuviegraveme entretien

Qursquoimporte que tel ou tel homme ait pu dire quelques mots mal prononceacutes sur lrsquoamour de Dieu Il ne srsquoagit pas drsquoen parler il srsquoagit de lrsquoavoir il srsquoagit mecircme de lrsquoinspirer aux autres et de lrsquoinspirer en vertu drsquoune institution geacuteneacuterale agrave porteacutee de tous les esprits Or voilagrave ce qursquoa fait le christianisme et voilagrave ce que jamais la philosophie nrsquoa fait ne fera ni ne peut faire On ne saurait assez le reacutepeacuteter elle ne peut rien sur le cœur de lrsquohomme ndash Circum prœcordia ludit [Elle a ses entreacutees

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aux alentours du cœur] Elle se joue autour du cœur jamais elle nrsquoentre15

Ainsi la philosophie serait impuissante agrave peacuteneacutetrer le cœur de celui qui incarne sa doctrine Toutes les theacuteories les reacuteflexions les analyses les raisonnements seraient vains car ils ne reacuteussiraient pas agrave trouver les entreacutees dans lrsquoacircme humaine ou pour le dire dans un langage chreacutetien ils ne permettent pas drsquoy glisser la fermeteacute de la foi On peut degraves lors apercevoir qursquoune incommensurabiliteacute seacutepare lrsquoattitude qui est issue de la doctrine philosophique de celle qui reacutepond de la doctrine proprement religieuse les hommes ne peuvent ecirctre philosophiquement chreacutetiens Crsquoest une voie qursquoils peuvent tenter drsquoemprunter16 mais elle ne permet pas de se mettre veacuteritablement en accord avec la divine Providence

De son cocircteacute la religion eacutevite de parler (contrairement agrave son antagoniste) de lrsquoamour de Dieu Pour ecirctre agrave la hauteur de la priegravere veacuteritable (que Ta Volonteacute soit faite ) le chreacutetien doit se taire telle la fillette de dix-huit ans Le complet accueil de la douleur doit srsquoeffectuer sans mecircme ouvrir agrave la possibiliteacute de la plainte car alors on sombrerait dans le discours ce qui eacutecarterait le chreacutetien de sa peacutenitence ce serait retomber dans la philosophie qui eacutetant confineacutee agrave sa prison deacutelibeacuterative est impuissante agrave franchir la frontiegravere qui seacutepare les pourtours du cœur de son sein Victoire donc de la religion puisqursquoelle permet de vivre jusque dans sa chair la douleur

2 Ascegravese et hypocrisie le masque de fer de lrsquoideacutee21 Le Laceacutedeacutemonien et le renard

Jrsquoen suis arriveacute agrave la conclusion selon laquelle pour Maistre la philosophie en geacuteneacuteral ndash et plus particuliegraverement le stoiumlcisme ndash est confineacutee dans une zone qui lrsquoempecircche de faire ce saut de la foi qui rendrait le porteur de la doctrine proprement chreacutetien On pourrait malgreacute tout objecter agrave Maistre que ces pauvres stoiumlciens font simplement face agrave la finitude de leurs moyens et qursquoils ont dans lrsquoeacutechec de leur parole une noble aspiration agrave la vertu

Si Maistre nrsquoavait abordeacute que cet aspect les stoiumlciens srsquoen tireraient agrave bon compte Cependant je crois qursquoil y a bel et bien un

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affront au christianisme de la part des adeptes de la philosophie du Portique Dans le passage qui suit immeacutediatement lrsquoobjection de Sylla et Reacutegulus agrave Seacutenegraveque le Comte fait le commentaire suivant

Quant agrave vous M le seacutenateur en mettant mecircme cette consideacuteration agrave lrsquoeacutecart vous avez rappeleacute avec beaucoup de raison que lrsquohomme souffre parce qursquoil est homme parce qursquoil serait Dieu srsquoil ne souffrait pas et parce que ceux qui demandent un homme impassible demandent un autre monde17

Deux choses me portent agrave lier ce passage agrave une critique agrave demi‑mot de lrsquoattitude stoiumlcienne La premiegravere est le contexte drsquoeacutenonciation qui fait immeacutediatement suite comme je lrsquoai dit agrave la critique adresseacutee agrave Seacutenegraveque La seconde est plus reacuteveacutelatrice le Comte fait mention drsquoun homme impassible et drsquoune espegravece de supeacuterioriteacute divine de celui qui serait au‑dessus de la souffrance Nul doute qursquoil srsquoagit ici drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoascegravese du Sage stoiumlcien Le lecteur attentif comprendra que lrsquoaffront est majeur le Sage stoiumlcien par le moyen de lrsquoascegravese joue agrave Dieu En se disant (je pegravese mes mots) au‑dessus des maux (il est bon je crois drsquoavoir en tecircte la parole de Posidonius dont il a eacuteteacute question plus haut) le tenant drsquoune posture asceacutetique se place orgueilleusement par‑delagrave la creacuteation crsquoest‑agrave‑dire hors du monde Son affront le voici il rejette la souffrance au lieu de lrsquoaccueillir il refuse de participer agrave la reacuteparation du peacutecheacute originel par le biais de la reacuteversibiliteacute18 La condamnation maistrienne vise ainsi une palette beaucoup plus large de chreacutetiens de parole que les seuls stoiumlciens toutes les formes drsquoascegravese qui reacutecupegravereraient ainsi la souffrance constitueraient ainsi un tout condamnable

Je voudrais pour exemplifier ce peacutecheacute de type asceacutetique puiser au sein drsquoun eacutepisode rapporteacute par Plutarque dans sa Vie de Lycurgue qui permet de poser le problegraveme de lrsquoascegravese et du rapport agrave la souffrance

Les enfants [de la ville de Laceacutedeacutemone] prennent le vol tellement au seacuterieux que lrsquoun drsquoentre eux dit‑on qui avait deacuterobeacute un renardeau et le cachait dans son manteau se laissa pour ne pas ecirctre pris deacutechirer le ventre par les griffes et les dents de lrsquoanimal sans broncher il en mourut19

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Il suffit de remplacer dans lrsquoanecdote lrsquoenfant par un sage stoiumlcien (un Posidonius ou un Seacutenegraveque par exemple) pour voir la faute ecirctre mise en lumiegravere Le renardeau qui fait ici office drsquoavatar de la douleur ronge les chairs du voleur comme punition drsquoun crime commis (dans le contexte chreacutetienmaistrien qui concerne cette recherche crsquoest le peacutecheacute originel) On remarque lrsquoineacutevitable reacutesultat qursquoil revecircte un masque drsquoindiffeacuterence ou bien qursquoil pleure son martyr le criminel mourra Cependant ndash et crsquoest lagrave le fond de lrsquoaffaire ndash tout se joue dans lrsquoattitude face agrave la souffrance laquo il se laissa pour ne pas ecirctre pris deacutechirer le ventre par les griffes et les dents de lrsquoanimal sans broncher20 raquo Lrsquohypocrite stoiumlcien afin drsquoeacuteviter la honte plaque sur son visage le sourire de marbre qui dissimule agrave tous sa douleur crsquoest lrsquoaffront de lrsquohomme jouant agrave Dieu drsquoautant plus srsquoil exalte par la parole son indiffeacuterence Le meacutepris de la douleur ainsi que la plainte sont deux rapports erroneacutes au grand mystegravere de la Justice divine rapports qui ne se limitent pas agrave lrsquoexemple stoiumlcien mais qui incarnent lrsquoaffront-type de lrsquohypocrisie asceacutetique

Pour montrer en quoi cet affront‑type est une clef de lecture pour la compreacutehension maistrienne du rapport chreacutetien agrave la douleur jrsquoaimerais porter un bref regard sur deux eacutepisodes tireacutes de romans du xixe siegravecle qui appartiennent agrave la tradition maistriennedoloriste agrave savoir Un Precirctre marieacute et Le Deacutesespeacutereacute

22 Deux exemples de peacutecheacute dans le rapport agrave la douleur221 Sombreval et le masque de fer

Le premier exemple est celui du precirctre ayant consommeacute son apostasie tel que preacutesenteacute par Barbey drsquoAurevilly dans Un Precirctre marieacute Lrsquoeacutepisode dont il est ici question est celui ougrave Neacuteel accompagne le precirctre marieacute hors de la ville alors qursquoil srsquoapprecircte agrave entreprendre son hypocrite pegravelerinage qui devra le faire passer pour saint aux yeux de lrsquoEacuteglise Lrsquoapostat srsquoeacutetait alors reacutesolu agrave srsquoinfliger lui-mecircme mille tourments (autoflagellation etc) pour montrer agrave tous ndash et surtout agrave sa fille ndash sa volonteacute de se reconvertir au christianisme Alors que Neacuteel regardait Sombreval srsquoeacuteloigner vers le monastegravere

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Il se demandait si malgreacute sa fiegravere eacutenergie cet homme pourrait comprimer toute sa vie une nature semblable agrave la sienne et rester le masque de fer de son ideacutee Or srsquoil ne le pouvait pas si un jour le fond du sacrilegravege brisait le masque en se gonflant si la foudroyante veacuteriteacute allait en sortir sous le coup de quelque providentielle catastrophe alors lrsquoeacuteternelle question laquo Que deviendrait Calixte raquo lui reprenait le cœur21

Tel le Laceacutedeacutemonien il plaque sur son visage le masque de fer qui dissimule agrave tous sa douleur Il reste totalement impassible au sein des mutilations qursquoil srsquoinflige lui-mecircme pour expier son crime Son effort attire tellement les regards des moines qui lrsquoentourent qursquoil en devient agrave leurs yeux laquo lrsquoeacutedification de la communauteacute22 raquo

Cependant la faute est double non seulement son indiffeacuterence agrave la douleur fait de lui un orgueilleux peacutecheur qui joue agrave Dieu (tel le stoiumlcien) mais encore il reacutecupegravere agrave son compte la reacuteputation de saint martyr qui deacutecoule de sa peacutenitence (tel un Seacutenegraveque)

Sombreval [hellip] poussait la perfection de lrsquohypocrisie jusqursquoagrave la sinceacuteriteacute drsquoune peacutenitence qui aurait effrayeacute bien des acircmes croyantes et qui agrave la sainteteacute mecircme eucirct paru redoutable Oui crsquoeacutetait lui Sombreval qui avait voulu toutes les rigueurs drsquoun chacirctiment que lrsquoeacutevecircque plus indulgent ne lui aurait peut‑ecirctre pas infligeacutees [hellip] Crsquoeacutetait lui qui lrsquoavait voulue cette peacutenitence et demandeacutee plus publique encore et si dure que lrsquoeacutevecircque avait refuseacute de condescendre agrave son deacutesir23

On pourrait ecirctre tenteacute de louer les efforts de Sombreval pour assurer le salut de sa fille mais du point de vue drsquoun maistrien rigoureux endurer les maux dans une perspective utilitariste transforme le rapport agrave la douleur en ascegravese hypocrite et mensongegravere et agrave celui qui jugerait que Sombreval nrsquoentretient pas veacuteritablement un rapport utilitaire agrave la souffrance jrsquoobjecterais le passage ougrave son masque de fer (sa reacutesolution) se brise livrant ainsi au lecteur le fond de la penseacutee de lrsquoapostat

Je nrsquoy croyais pas agrave leur Dieu mais parce que tu y croyais [sa fille Calixte] jrsquoai fait comme si jrsquoy croyais Jrsquoai menti

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Crsquoest pour toi que je leur ai joueacute cette comeacutedie dont tous ils ont eacuteteacute la dupe tant je la jouais bien parce que je la jouais pour toi Jrsquoaurais vieilli et je serais mort portant le fardeau de lrsquohypocrisie sur mon acircme [hellip] Et je serais mort agrave leur faire croire agrave tous que jrsquoeacutetais un saint et pour te faire moins pleurer ma fillette hellip Mais tu es morte et je repousse avec horreur cette comeacutedie qui nrsquoavait de sens que parce que je la jouais pour toi Et je redeviens ce que jrsquoeacutetais Je redeviens le Sombreval qui nrsquoa jamais eu drsquoautre Dieu que toi 24

Sombreval serait ainsi une illustration de cet affront-type au dolorisme maistrien comparable agrave celui des stoiumlciens des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg

222 Marchenoir la pauvreteacute volontaire et le miracle du christianisme

Le second exemple qui me parait reacuteveacutelateur est celui de la condamnation de la pauvreteacute volontaire telle que preacutesenteacutee par Marchenoir dans Le Deacutesespeacutereacute de Leacuteon Bloy Une bregraveve mise en contexte srsquoimpose Marchenoir est un chreacutetien qui reconnait son incapaciteacute agrave obeacuteir agrave la regravegle du silence et agrave devenir un chartreux quelque chose le retient agrave lrsquoexteacuterieur du cloicirctre Contrairement aux apparences Marchenoir respecte malgreacute tout lrsquoinjonction maistrienne du silence il se tait sur sa douleur mais abonde en invectives sur tous les meacuteprisables hommes qui coexistent avec lui dans ce monde condamneacute agrave lrsquoapocalypse Lrsquoeacutepisode que je souhaite examiner est celui de sa condamnation de la pauvreteacute volontaire qui permet en contrepoint de deacutevoiler une attitude convenable agrave adopter lors de son seacutejour parmi les hommes

Crsquoest qursquoen effet la pauvreteacute volontaire est encore un luxe et par conseacutequent nrsquoest pas la vraie pauvreteacute que tout homme abhorre On peut assureacutement devenir pauvre mais agrave condition que la volonteacute nrsquoy soit pour rien Saint‑Franccedilois drsquoAssise eacutetait un amoureux et non pas un pauvre Il nrsquoeacutetait indigent de rien puisqursquoil posseacutedait son Dieu et vivait par son extase hors du monde sensible Il se baignait dans lrsquoor de ses lumineuses guenilleshellip La pauvreteacute veacuteritable est

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involontaire et son essence est de ne pouvoir jamais ecirctre deacutesireacutee Le christianisme a reacutealiseacute le plus grand miracle en aidant les hommes agrave la supporter par la promesse drsquoulteacuterieures compensations Srsquoil nrsquoy a pas de compensations au diable tout Il est insenseacute drsquoespeacuterer mieux de notre nature 25

Que comprendre des mots de Marchenoir Le clergeacute a pour habitude de louer la pauvreteacute et entretient une noble pitieacute agrave lrsquoeacutegard des miseacutereux Or dit Marchenoir lrsquohomme qui souhaiterait ecirctre pauvre et qui se deacutebarrasserait de tout son bien pour expeacuterimenter la misegravere ne serait qursquoun neacutecessiteux de faccedilade rechercher volontairement un tel eacutetat serait ainsi du mecircme ordre que lrsquohypocrisie drsquoun Sombreval recherchant volontairement la souffrance expiatoire La veacuteritable misegravere ndash celle qui est digne de chreacutetiennes louanges ndash serait alors celle qursquoon subit comme un revers de la Providence et comme ce qui ne peut jamais ecirctre deacutesireacute Le chreacutetien authentique accueille et tacircche de supporter lrsquoeacutepreuve divine de son seacutejour sur terre lagrave est le miracle de la religion Ainsi la foi en une justice divine qui reacutepare tous les torts au jour du jugement dernier donne la force de supporter les maux

Une foi authentique ne cherche pas agrave srsquoeacutecarter de la douleur Elle ne cherche pas non plus agrave srsquoeacutelever au‑dessus drsquoelle ou agrave la nier la foi veacuteritable est drsquoaccepter de souffrir Le miseacutereux devra eacutevoluer dans le monde en criant sans cesse laquo que Ta Volonteacute soit faite raquo en tacircchant drsquoaccueillir toute la douleur du monde et de la vivre pleinement dans sa chair alors seulement il pourra espeacuterer participer pieusement agrave la Justice divine

3 Conclusion souffrir srsquoabstenir prier attendreUn doloriste veacuteritable ne saurait srsquoautoriser aucun eacutecart de

conduite Pour un penseur tel que Joseph de Maistre la plainte lrsquoorgueil et lrsquoutilitarisme au regard de la douleur sont toutes des attitudes qui offensent la Creacuteation et qui srsquoinscrivent agrave contrecourant de la Volonteacute divine Agrave partir de lrsquoexemple stoiumlcien jrsquoai chercheacute agrave deacutegager les diverses maniegraveres par lesquelles lrsquoindividu croyant bien faire se retrouve agrave trahir la penseacutee du Comte dans les Soireacutees

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

de Saint-Peacutetersbourg Un rapport agrave la douleur qui serait digne du message chreacutetien serait celui qui accueille la Volonteacute divine qui se preacutesente sous la forme drsquoune eacutepreuve des maux en tant que reacuteparation des peacutecheacutes de lrsquohumaniteacute La simple intellection de la souffrance agrave la maniegravere drsquoun philosophe ne permet pas de participer convenablement agrave la reacuteversibiliteacute des peines Pour meacuteriter le titre de Juste lrsquohomme doit chercher agrave supporter la douleur au sein de sa chair via une conviction qui peacutenegravetre son cœur en eacutevitant la plainte la deacuteclamation et la construction drsquoun ethos rheacutetorique Enfin le chreacutetien veacuteritable doit faire lrsquoeacutepreuve involontaire de la douleur et ne pas la rechercher car il serait orgueilleux de preacutetendre connaicirctre les maux qui lui sont destineacutes

Maistre avait pour habitude de vanter deux termes employeacutes par la philosophie pour reacutesumer son approche du christianisme souffrir et srsquoabstenir Je crois qursquoau regard de cette recherche il faudrait adjoindre deux autres mots pour approfondir les points de doctrine qui sous‑tendent le dolorisme Ainsi on pourrait le reacutesumer via une quadruple injonction qui srsquoincarne dans lrsquoexemple de la fillette il faut souffrir (crsquoest‑agrave‑dire pacirctir dans sa chair sans chercher agrave eacuteviter la douleur) srsquoabstenir (crsquoest‑agrave‑dire se taire sur sa souffrance) prier (crsquoest‑agrave‑dire accorder sa volonteacute avec la Volonteacute et enjoindre ses contemporains agrave faire de mecircme) et attendre (crsquoest‑agrave‑dire conserver la foi et accepter lrsquoineacutevitable retour de lrsquoeacutepreuve) Si ces quatre conditions sont ducircment remplies on serait autoriseacute agrave dire avec le Seacutenateur laquo Si le juste (tel qursquoil peut exister) accepte les souffrances dues agrave sa qualiteacute drsquohomme et si la justice divine agrave son tour accepte cette acceptation je ne vois rien de plus heureux pour lui ni de si eacutevidemment juste26 raquo

1 Joseph de Maistre Les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg Œuvres Paris Robert Laffont (coll Bouquins) 2007 Neuviegraveme entretien p 714 Crsquoest le Chevalier qui parle

2 Ibid Neuviegraveme entretien p 715 Crsquoest le Comte qui parle3 Sous‑titre des Soireacutees4 Ibid Troisiegraveme entretien p 548 Crsquoest le Comte qui parle

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

5 Ses paroles sont rapporteacutees par Ciceacuteron dans les Tusculanes Je me fie ici aux notes que Pierre Glaudes a inseacutereacutees dans son eacutedition des Œuvres de Maistre Cf Joseph de Maistre op cit p 1010

6 Joseph de Maistre op cit Sixiegraveme entretien note VII de Maistre p 642

7 Hippolyte Reacutefutations de toutes les heacutereacutesies I 21 LS 62A 8 Joseph de Maistre op cit Sixiegraveme entretien p 618 Crsquoest le Comte qui

parle9 Ibid Troisiegraveme entretien p 547‑548 Crsquoest le Comte qui parle10 Ibid11 Ibid Huitiegraveme entretien p 69112 Ibid13 Je mrsquoappuie ici sur les notes de Pierre Glaudes qui eacutetablit le parallegravele

entre ce passage de Maistre et un extrait du Traiteacute de la Providence de Seacutenegraveque ougrave il est essentiellement question de lrsquoideacutee selon laquelle le malheur profite agrave lrsquohomme de bien Cf Joseph de Maistre op cit p 1051

14 Joseph de Maistre op cit Premier entretien p 475 Crsquoest le Comte qui parle

15 Ibid Neuviegraveme entretien note III de Maistre p 72316 Cette tentative se soldera par un eacutechec mais il est possible que par

cette eacutepreuve lrsquohomme srsquoeacuteveillera agrave une saisie plus eacuteleveacutee des choses divines

17 Joseph de Maistre op cit Huitiegraveme entretien p 691 Crsquoest le Comte qui parle

18 Ideacutee maistrienne selon laquelle la souffrance des uns est reacutecupeacutereacutee afin drsquoexpier les peacutecheacutes des autres En conseacutequence la souffrance des enfants est juste

19 Plutarque laquo Vie de Lycurgue raquo Vies Parallegraveles XVIII 1 Paris Gallimard (coll Quarto) 2001 p 147

20 Id21 Barbey drsquoAurevilly Un Precirctre marieacute Paris GF‑Flammarion 1993

chapitre XX p 30422 Ibid chapitre XXIV p 36523 Ibid chapitre XXIV p 36724 Ibid chapitre XXIX p 42425 Leacuteon Bloy Le Deacutesespeacutereacute Paris Flammarion (coll GF) 2010 laquo La

fin raquo LXVIII p 39026 Joseph de Maistre Les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg op cit Huitiegraveme

entretien p 689 Crsquoest le Seacutenateur qui parle

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvagesimon pelletier Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Le preacutesent article entend inscrire ce qui constitue certainement la piegravece maitresse de lrsquoœuvre de Benjamin Constant le traiteacute De la religion au sein de lrsquoune des grandes traditions des lettres franccedilaises celle du dialogue feacutecond avec les cultures eacutetrangegraveres situeacutees tout agrave fait hors des bornes qui deacutelimitent le champ de la familiariteacute et de lrsquohabitude De la religion examine en effet diverses figures de lrsquoalteacuteriteacute dont celle qui nous inteacuteresse ici particuliegraverement le sauvage Nous entendons montrer que lrsquoeacutetude du culte des sauvages y engage de deux faccedilons celui qui la megravene drsquoune part elle le pousse agrave explorer les replis intimes de sa propre inteacuterioriteacute pour parvenir agrave deacutegager une compreacutehension approfondie de celle de lrsquoautre drsquoautre part et inversement elle le transforme en justifiant pleinement lrsquoadoption drsquoune viseacutee pour ses actions journaliegraveres

IntroductionLa deacutecouverte par les Europeacuteens de territoires inconnus drsquoeux

ndash tels que lrsquoAmeacuterique ndash ne signifie pas seulement la deacutecouverte de vastes espaces agrave conqueacuterir ou encore drsquoabondantes ressources agrave exploiter Elle signifie aussi celle drsquoune alteacuteriteacute nouvelle qui srsquoajoute au souvenir de lrsquoAntiquiteacute et qui entraine en cela une seacuterie de tremblements de terre culturels La logique exteacuterieure de conquecircte et drsquoappropriation est en effet doubleacutee drsquoune logique inteacuterieure plus subtile souvent oublieacutee et pourtant reacuteelle Lrsquoobservation ndash directe ou par la meacutediation des lettres ndash de mœurs et de coutumes eacutetrangegraveres favorise de nouvelles maniegraveres de se rapporter agrave soi en ce qursquoelle deacutevoile un mode drsquoexistence humaine hors de tout horizon drsquoattente

Les tribus laquo sauvages raquo semblent avoir tout speacutecialement susciteacute cet eacutetonnement feacutecond car elles ont parfois occasionneacute lrsquoimpression

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de donner agrave voir ce que drsquoinnombrables couches de convention recouvraient chez les autres peuples lrsquoaspect naturel et originaire de lrsquohomme Lrsquoimage du sauvage rendrait ainsi manifeste quelque chose de celui qui pose sur elle un regard curieux et qui normalement lui eacutechappe Elle possegravede encore le pouvoir de renverser la relation normale que lrsquoobservateur entretient avec les usages de la culture dont il est issu usages qui peacutetrissent habituellement lrsquoesprit de ceux qui y baignent parce qursquoelle tend agrave faire reacutealiser agrave lrsquoobservateur lrsquoeacutetrangeteacute de ses propres mœurs et par conseacutequent agrave glisser entre elles et lui une distance favorable agrave la reacuteflexion critique Lrsquoacte drsquoobservation modifie ainsi celui qui observe lrsquoobjet de la reacuteflexion modifie le sujet qui reacutefleacutechit

La litteacuterature franccedilaise contient de nombreux et magnifiques exemples de ce pheacutenomegravene Nous pouvons penser agrave lrsquoessai sur les cannibales de Michel de Montaigne mais aussi et peut‑ecirctre surtout aux deacuteveloppements sur lrsquohomme naturel qursquoils inspiregraverent agrave Jean‑Jacques Rousseau Cet article vise agrave eacutetudier lrsquoun des moments moins connus de cette relation feacuteconde agrave lrsquoalteacuteriteacute la reacuteflexion de Benjamin Constant sur la figure du sauvage Pour cela nous adopterons pour objet drsquoeacutetude le second livre de son grand traiteacute sur la religion intituleacute De la religion consideacutereacutee dans sa source ses formes et ses deacuteveloppements1 En faire une analyse minutieuse nous permettra drsquoobserver que la description de lrsquoalteacuteriteacute engage ici de deux faccedilons celui qui entreprend de la deacutecrire drsquoune part parce qursquoune compreacutehension approfondie de lrsquoautre appelle et requiert une investigation des mouvements intimes de lrsquointeacuterioriteacute crsquoest‑agrave‑dire une eacutetude de soi drsquoautre part parce que la constitution du portrait de lrsquoautre engendre insensiblement une transformation de soi dans la mesure ougrave elle permet drsquoisoler et de fixer des buts capables de diriger lrsquoaction En drsquoautres mots deacutecrire le sauvage crsquoest travailler en grande partie agrave partir de mateacuteriaux puiseacutes agrave mecircme la substance de celui qui deacutecrit crsquoest aussi inversement et neacutecessairement mettre en comparaison diverses configurations du social et juger certaines preacutefeacuterables agrave drsquoautres

Notre analyse se deacuteploiera en trois temps Nous ferons drsquoabord valoir les speacutecificiteacutes de la deacutemarche de Constant en la mettant en relation avec celle de Rousseau Nous poursuivrons en traccedilant une

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esquisse de la faccedilon dont Constant comprenait les mouvements du cœur humain ce qui nous permettra de deacutemontrer la place preacutepondeacuterante de sa psychologie dans le tableau qursquoil brosse de la religion des sauvages Enfin nous montrerons que sa description du jongleur crsquoest‑agrave‑dire du laquo precirctre raquo sauvage eacutetaye une thegravese libeacuterale celle selon laquelle la liberteacute de religion est souhaitable voire neacutecessaire en socieacuteteacute

1 Faits et sentimentDans lrsquohistoire des ideacutees De la religion se deacutemarque en partie

par lrsquoabsence de ce qui eacutetait devenu depuis la seconde moitieacute du xViie siegravecle un lieu commun de lrsquoeacutetude philosophique de lrsquohomme et de ses origines lrsquohypothegravese drsquoun eacutetat de nature de lrsquohumaniteacute Dans la tradition franccedilaise Rousseau eacutetait notamment devenu ceacutelegravebre au XVIIIe pour avoir entrepris drsquoen brosser le portrait gracircce agrave une meacutethode bien particuliegravere consistant agrave deacutepouiller intellectuellement lrsquohomme de tout ce qui en lui provient de la vie sociale (intelligence langage etc) Autrement dit il avait entrepris de lrsquoimaginer laquo reacuteduit agrave ce qursquoil serait srsquoil avait toujours veacutecu isoleacute2 raquo Dans son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les hommes (1755) il deacutepeint ainsi lrsquohomme naturel comme laquo errant dans les forecircts sans industrie sans parole sans domicile sans guerre et sans liaisons sans nul besoin de ses semblables comme sans nul deacutesir de leur nuire peut‑ecirctre mecircme sans en reconnaicirctre aucun individuellement3 raquo Selon cette perspective lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature constitue pour ainsi dire le reacutesultat de la neacutegation de tous les attributs qui appartiennent en propre agrave lrsquohomme civiliseacute4 Agrave cette liste de neacutegation on pourrait drsquoailleurs ajouter laquo sans religion raquo Rousseau cherche par lagrave agrave peindre un eacutetat si eacuteloigneacute dans le temps que les faits historiques deviennent pratiquement inutiles dans sa recherche Tout au plus certains faits ethnographiques peuvent srsquoaveacuterer utiles mais seulement dans la mesure ougrave ils permettent drsquoaccompagner lrsquoimagination vers cette eacutepoque reculeacutee qursquoil srsquoefforce de concevoir5 Il faut donc selon lui prendre dans ce genre de recherche un autre guide une connaissance fine du cœur humain qursquoon peut eacutetablir par introspection

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On pourrait dire que lrsquoapproche de Constant vise agrave prendre le contrepied de la meacutethode employeacutee par Rousseau En tentant de deacutepouiller lrsquohomme de tout ce qursquoil tient de la vie sociale on ne parvient en effet qursquoagrave lrsquoimaginer sans ce qursquoil y a en lui de speacutecifiquement humain laquo Lrsquohomme nrsquoest pas religieux parce qursquoil est timide il est religieux parce qursquoil est homme Il nrsquoest pas sociable parce qursquoil est faible il est sociable parce que la sociabiliteacute est dans son essence6 raquo La remonteacutee intellectuelle jusqursquoagrave lrsquoeacutetat originel de lrsquohumaniteacute constitue par lagrave une tentative laquo chimeacuterique raquo en ce qursquoelle megravene agrave deacutecrire un eacutetat dont aucun fait nrsquoatteste lrsquoexistence et dont par conseacutequent on ignore tout Partant lrsquoeacutetat sauvage qui a eacuteteacute et peut encore ecirctre observeacute ne srsquoidentifie nullement pour Constant agrave un eacutetat de nature Crsquoest donc apregraves avoir laisseacute en suspens lrsquoeacutenigme du point de deacutepart de lrsquohumaniteacute qursquoil prend lrsquoeacutetat sauvage comme point de deacutepart de son enquecircte7

Il y a chez lui la volonteacute de rester le plus pregraves possible du teacutemoignage des explorateurs et des savants sur le caractegravere des peuples qursquoil veut peindre Cependant cela ne signifie nullement que les deacutecouvertes de lrsquointrospection jouent chez lui un rocircle neacutegligeable celles‑ci gardent au contraire une place de choix Elles permettent drsquointerpreacuteter les faits de les trier voire de les expliquer De surcroicirct crsquoest sur la base drsquoune convergence entre le teacutemoignage des faits drsquoune part et sa connaissance des mouvements du cœur humain drsquoautre part que Constant est ameneacute agrave proposer lrsquoune des thegraveses majeures de son ouvrage la religion nrsquoa pas une origine exteacuterieure agrave lrsquohomme ce que laisse parfois penser lrsquohypothegravese de lrsquoeacutetat de nature elle est au contraire attacheacutee intimement agrave son inteacuterioriteacute et nrsquoa donc agrave proprement parler pas drsquoorigine Certes il existe de multiples et consideacuterables variations des formes et des opinions religieuses selon les lieux et les eacutepoques Mais le fait religieux est preacutesent chez tous les peuples connus que ceux‑ci soient sauvages ou civiliseacutes Ce seul constat devrait selon lui nous mener agrave consideacuterer la religion comme un simple fait humain comme une laquo loi fondamentale de notre nature8 raquo On peut de plus trouver en la religion un noyau drsquouniversaliteacute si lrsquoon deacutelaisse le plan des coutumes des routines ou des dogmes religieux et que lrsquoon remonte jusqursquoau plan du sentiment

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Il existe en effet chez lrsquohomme un sentiment laquo eacutetranger agrave tout le reste des ecirctres vivants9 raquo le sentiment religieux Il nous faut nous arrecircter quelque peu sur ce sentiment avant de preacuteciser la faccedilon dont il influence lrsquoexistence de lrsquoeacutetat sauvage car les faits rapporteacutes dans lrsquoouvrage ne valent que parce qursquoils deacutemontrent et illustrent son action

Constant deacutefinit le sentiment religieux de plusieurs faccedilons il repreacutesente agrave ses yeux laquo le besoin de connaicirctre les rapports qui existent entre lrsquohomme et les ecirctres invisibles qui influent sur sa destineacutee10 raquo laquo le besoin que lrsquohomme eacuteprouve de se mettre en communication avec la nature qui lrsquoentoure et les forces inconnues qui lui semblent animer cette nature11 raquo ou encore laquo le besoin de se rapprocher des ecirctres dont on invoque la protection12 raquo Cette pluraliteacute de deacutefinitions traduit en fait une difficulteacute agrave deacutefinir le sentiment religieux difficulteacute dont Constant eacutetait conscient Il la croyait imputable aux limites mecircmes du langage incapable drsquoenfermer et de circonscrire en une formule mecircme rigoureusement eacutetablie la nature drsquoun sentiment de cette espegravece laquo Tous nos sentiments intimes semblent se jouer des efforts du langage la parole rebelle par cela seul qursquoelle geacuteneacuteralise ce qursquoelle exprime sert agrave deacutesigner agrave distinguer plutocirct qursquoagrave deacutefinir Instrument de lrsquoesprit elle ne rend bien que les notions de lrsquoesprit Elle eacutechoue dans tout ce qui tient drsquoune part aux sens et de lrsquoautre agrave lrsquoacircme13 raquo Cette infirmiteacute du langage srsquoavegravere par ailleurs lrsquoun des thegravemes qursquoil aborde dans Adolphe14 Il en reacutesulte que pour communiquer la nature et lrsquoaction de nos sentiments Constant favorise les descriptions plutocirct que les deacutefinitions

En colligeant et en croisant plusieurs passages disperseacutes ccedila et lagrave dans son œuvre nous sommes cependant en mesure de proposer une reconstitution de la faccedilon dont il concevait le cœur humain Cela nous permettra de mieux comprendre le sentiment religieux

Tout dans le cœur humain ndash nos besoins nos deacutesirs mais aussi nos sentiments ndash peut ecirctre rattacheacute de pregraves ou de loin au mobile principal des actions humaines lrsquointeacuterecirct personnel Or reacuteduire la vie affective de lrsquoacircme agrave une quecircte toujours renouveleacutee de satisfaction eacutegoiumlste crsquoest se condamner agrave porter sur elle un regard singuliegraverement eacutetroit et borneacute Il y a indeacuteniablement en nous une tendance nous poussant

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agrave faire de nous‑mecircmes le centre auquel nous rapportons tout Mais il y a aussi en nous une tendance contraire qui nous incite agrave sortir de nous‑mecircmes et agrave adopter un laquo centre inconnu invisible sans nulle analogie avec la vie habituelle et les inteacuterecircts journaliers15 raquo Nous sommes ici plutocirct loin de la psychologie rousseauiste des passions dans laquelle tout sentiment deacuterivait en deacutefinitive de lrsquoamour de soi mecircme la pitieacute16 Par contraste Constant reconnait lrsquoexistence drsquoun authentique eacutelan altruiste dans lrsquoacircme humaine En effet les vexations du quotidien la finitude de toute chose et surtout la nocirctre17 favorisent pour lui le sentiment de lrsquoinsuffisance de toutes les satisfactions poursuivies par lrsquointeacuterecirct laquo [Au] milieu de ses succegraves et de ses triomphes ni cet univers qursquoil a subjugueacute ni ces organisations sociales qursquoil a eacutetablies ni ces lois qursquoil a proclameacutees ni ces besoins qursquoil a satisfaits ni ces plaisirs qursquoil diversifie ne suffisent agrave son acircme Un deacutesir srsquoeacutelegraveve sans cesse en lui et lui demande autre chose18 raquo Nous eacuteprouvons alors le besoin laquo de sortir des limites qui nous renferment19 raquo Notre imagination qui eacutepouse cet eacutelan franchit alors les bornes qui nous importunent elle pointe vers un ailleurs caracteacuteriseacute par leur absence Il lui faut laquo un monde dont elle dispose et qursquoelle embellisse agrave son greacute20 raquo

Lrsquoactiviteacute de lrsquoimagination permet ainsi la naissance drsquoun deacutesir drsquoabsolu drsquoeacuteterniteacute drsquoinfini deacutesir qui nous deacutesinteacuteresse des autres satisfactions et nous dispose donc au sacrifice de nous-mecircmes Tous nos sentiments laquo geacuteneacutereux raquo et laquo profonds raquo (tels que lrsquoamour le besoin de gloire ou encore la pitieacute) incluent cette reacutefeacuterence agrave lrsquoinfini et agrave lrsquoeacuteterniteacute21 Aussi sont‑ils le produit de la cohabitation en nous de deux tendances contraires lrsquoune eacutegocentrique et donc eacutegoiumlste lrsquoautre allocentrique et pour cela altruiste22 Crsquoest drsquoailleurs cette contradiction constitutive qui reacuteside au fond de toutes ces passions qui les rend si difficiles agrave traduire en deacutefinition

Qursquoest‑ce donc que le sentiment religieux Quoiqursquoinseacuteparable du deacutesir drsquoinfini drsquoeacuteterniteacute et drsquoabsolu le sentiment religieux ne srsquoidentifie pas complegravetement agrave lui Si nous le comprenons bien il srsquoagit en fait du postulat eacuteprouveacute pour ainsi dire sur le plan de la sensibiliteacute que lrsquoobjet de ce deacutesir existe sous une forme ou une autre

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Nous eacuteprouvons un deacutesir confus de quelque chose de meilleur que ce que nous connaissons le sentiment religieux nous preacutesente quelque chose de meilleur Nous sommes importuneacutes des bornes qui nous resserrent et qui nous froissent le sentiment religieux nous annonce une eacutepoque ougrave nous franchirons ces bornes nous sommes fatigueacutes de ces agitations de la vie qui sans se calmer jamais se ressemblent tellement qursquoelles rendent agrave la fois la satieacuteteacute ineacutevitable et le repos impossible le sentiment religieux nous donne lrsquoideacutee drsquoun repos ineffable toujours exempt de satieacuteteacute En un mot le sentiment religieux est la reacuteponse agrave ce cri de lrsquoacircme que nul ne fait taire agrave cet eacutelan vers lrsquoinconnu vers lrsquoinfini que nul ne parvient agrave dompter entiegraverement de quelques distractions qursquoil srsquoentoure avec quelque habileteacute qursquoil srsquoeacutetourdisse ou qursquoil se deacutegrade23

Le sentiment religieux constitue la plus laquo pure24 raquo de nos passions laquo nobles deacutelicates et profondes25 raquo De la mecircme espegravece qursquoelles celui‑ci srsquoen distingue neacuteanmoins en ce qursquoil nrsquoy a que tregraves peu drsquoeacutegoiumlsme en lui raison pour laquelle Constant tend parfois dans De la religion agrave le confondre avec lrsquoaltruisme mecircme Redevable agrave lrsquoactiviteacute de lrsquoimagination ce postulat sensible de lrsquoexistence du divin nrsquoest cependant pas consideacutereacute par Constant comme une erreur imprimeacutee en nous de maniegravere indeacuteleacutebile celui‑ci tend au contraire agrave lui attribuer une valeur de veacuteriteacute laquo Pour refuser agrave ce sentiment une base reacuteelle il faudrait supposer dans notre nature une inconseacutequence drsquoautant plus eacutetrange qursquoelle serait la seule de son espegravece Rien ne paraicirct exister en vain Tout symptocircme indique une cause toute cause produit son effet26 raquo Par lagrave le sentiment religieux paraicirct malgreacute tout assez proche de la laquo lumiegravere27 raquo ou du laquo sentiment inteacuterieur28 raquo que le Vicaire Savoyard dans lrsquoEacutemile prenait pour guide dans ses recherches meacutetaphysiques et religieuses laquo Loin de croire que qui juge drsquoapregraves lui soit sujet agrave se tromper je crois que jamais il ne nous trompe et qursquoil est la lumiegravere de notre faible entendement lorsque nous voulons aller plus loin que ce que nous pouvons concevoir29 raquo eacutecrivait Rousseau Si Constant se seacutepare de lrsquoune des facettes de la

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penseacutee de Rousseau ce nrsquoest donc que pour mieux srsquoen approprier une autre et lui faire connaicirctre un deacuteveloppement tout agrave fait ineacutedit

2 Le culte sauvage comme reflet des contradictions du cœur humainLrsquoambition de Constant nrsquoest pas seulement de deacutecrire le culte

des sauvages30 il srsquoagit aussi drsquoexpliquer les eacuteleacutements dont il se compose Pour cette raison il est ameneacute agrave recourir agrave sa connaissance des rouages du cœur humain et agrave preacutesenter ce culte comme le produit drsquoune lutte feacuteconde de ses deux tendances fondamentales et contradictoires En drsquoautres mots il y a sous lrsquoimmobiliteacute apparente de lrsquoeacutetat sauvage31 des mouvements souterrains des conflits plongeant leurs racines dans lrsquointeacuterioriteacute mecircme de lrsquohomme laquo On peut donc envisager le culte des Sauvages sous deux points de vue suivant qursquoon srsquoattache agrave ce qui vient du sentiment ou agrave ce qui est lrsquoœuvre de lrsquointeacuterecirct Le sentiment eacuteloigne lrsquoobjet de son culte pour mieux lrsquoadorer lrsquointeacuterecirct le rapproche pour mieux srsquoen servir32 raquo Si lrsquointelligence joue aussi son rocircle dans le processus de creacuteation de la forme religieuse des sauvages elle srsquoavegravere en revanche devanceacutee par lrsquoaction du sentiment et pervertie par celle de lrsquointeacuterecirct Son rocircle reste donc secondaire voire subordonneacute

Penchons‑nous quelque peu sur lrsquoaspect de ce culte non pour en faire une description exhaustive mais pour deacutemontrer suffisamment ce point Degraves le deacutebut du livre II la preacutesentation des faits est eacutetroitement unie agrave leur explication

Lrsquohomme [hellip] place toujours dans lrsquoinconnu ses ideacutees religieuses Pour le sauvage tout est inconnu Son sentiment religieux srsquoadresse donc agrave tout ce qursquoil rencontre [hellip] Entoureacute de la sorte drsquoobjets puissants actifs influant sans cesse sur sa destineacutee il adore parmi ces objets celui qui frappe le plus fortement son imagination Le hasard en deacutecide Crsquoest le rocher crsquoest la montagne quelquefois une pierre souvent un animal33

Les lois de la nature qui environne le sauvage lui sont inconnues Celle‑ci lui semble donc remplie de volonteacutes puissantes et intelligentes Son sentiment religieux le pousse ainsi agrave concevoir et agrave se faccedilonner avec ce qursquoil a sous la main de petites diviniteacutes portatives qui le

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remplissent de respect auxquelles il voue une adoration deacutesinteacuteresseacutee et avec lesquelles il partage ce qui lui est agreacuteable Ces idoles ont reccedilu plusieurs noms au cours de lrsquohistoire les starryks chez les Ostiaques les manitous chez les Iroquois etc Constant utilise quant agrave lui un nom geacuteneacuterique invention des voyageurs europeacuteens les feacutetiches Le sentiment religieux suscite la genegravese des feacutetiches parce qursquoil est chez lui dans lrsquoinconnu Cependant comme il tend eacutegalement vers les notions drsquoinfini et drsquoabsolu il ajoute agrave la religion des sauvages laquo une notion plus vague plus mysteacuterieuse moins applicable agrave la vie commune et qui cependant remplit drsquoun respect plus profond drsquoune eacutemotion plus intime lrsquoacircme de lrsquoadorateur34 raquo il srsquoagit de lrsquoideacutee drsquoun Grand Esprit Il y a donc dans le feacutetichisme quelque chose de fort au‑dessus du feacutetichisme reacutesultat des laquo efforts35 raquo du sentiment religieux pour srsquoeacutelever au‑dessus des conceptions que lui suggegravere lrsquoignorance

Lrsquointelligence ainsi surpasseacutee par le sentiment degraves ses premiers pas exerce neacuteanmoins son influence sur la forme religieuse propre agrave lrsquoeacutetat sauvage laquo Le besoin inteacuterieur que lrsquohomme eacuteprouve drsquoadorer des ecirctres avec lesquels il corresponde et dont les soins protecteurs veillent sur lui suffit au sentiment religieux pour concevoir des dieux tuteacutelaires Lrsquointelligence qui observe avant de juger tire des pheacutenomegravenes exteacuterieurs qursquoelle compare et qursquoelle rapproche des conclusions en partie diffeacuterentes36 raquo Comme le sauvage soupccedilonne que des intentions se cachent derriegravere les pheacutenomegravenes de la nature et que ceux‑ci peuvent lui ecirctre soit favorables soit deacutefavorables il est conduit agrave supposer qursquoil existe deux types de dieux ceux qui sont bienveillants envers lui ainsi que ceux qui sont ses ennemis laquo Les Araucaniens croyaient en un dieu hostile et les Iroquois dans leurs harangues srsquoexhortent reacuteciproquement agrave ne pas eacutecouter la diviniteacute perverse qui se plaicirct agrave les tromper pour les perdre37 raquo Or fait inteacuteressant Constant note que le sentiment religieux laquo srsquoeacutelegraveve toujours contre cette conception38 raquo et qursquoil tacircche de lrsquoadoucir en eacutetablissant la supreacutematie du bon principe sur le mauvais Le cadre drsquoanalyse deacuteployeacute dans lrsquoouvrage par Constant le megravene ainsi agrave repreacutesenter le sentiment religieux comme luttant contre la forme qursquoil participe pourtant agrave creacuteer contre la forme qui reacutesulte de ses demandes mecircmes et ce afin de la perfectionner

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Cette lutte est drsquoautant plus vigoureuse que lrsquointeacuterecirct deacutetermine comme le sentiment de larges pans du culte sauvage Agrave lrsquoimage de notre nature double en effet la relation du sauvage envers son feacutetiche est ambigueuml au mouvement deacutesinteacuteresseacute de respect qui remplit son cœur srsquoajoute un mouvement inteacuteresseacute qui agit en sens contraire Lrsquointeacuterecirct mobilise ainsi lrsquointelligence agrave son service et lui enjoint de comprendre les ecirctres divins avec qui il communique pour chercher agrave deacutecouvrir les moyens de srsquoattirer leurs faveurs laquo Ce nrsquoest plus le sentiment religieux qui domine crsquoest lrsquoesprit armeacute pour lrsquointeacuterecirct et reacutefleacutechissant sur lrsquoobjet que lui a preacutesenteacute le sentiment religieux39 raquo La religion devient alors semblable agrave un commerce un trafic

Pour atteindre son but il srsquoefforce de juger de cet objet mysteacuterieux Or il nrsquoen peut juger que par lrsquoanalogie qursquoil lui suppose avec la seule chose dont il ait quelque connaissance crsquoest‑agrave‑dire avec lui‑mecircme Comme il srsquoirrite contre qui lrsquooffense srsquoadoucit envers qui lrsquoapaise devient bienveillant pour qui le sert ou le flatte ce qui nrsquoest qursquoune autre maniegravere de promettre de le servir il en conclut que lrsquoobjet qursquoil adore agit ainsi qursquoil agirait40

Le sentiment religieux eacutelevait le sauvage au‑dessus de lui‑mecircme mais lrsquointeacuterecirct qui favorise lrsquoanthropomorphisme rabaisse le feacutetiche au niveau du sauvage Lrsquoinconveacutenient est que la morale tend ainsi agrave deacutelaisser la figure du feacutetiche Celui-ci devient un ecirctre laquo eacutegoiumlste et avide raquo exigeant en eacutechange de sa protection non seulement des laquo victimes raquo et des laquo offrandes41 raquo mais encore des preuves de soumission des deacutemonstrations de laquo deacutevouement raquo et laquo drsquoabneacutegation de soi42 raquo Srsquoimpose alors lrsquoideacutee que lrsquoadorateur doit srsquoinfliger des souffrances et des privations de toutes sortes pour obtenir les faveurs de son feacutetiche43 Cette dynamique a pour effet de faire deacutevier de sa direction premiegravere la tendance altruiste du cœur de lrsquohomme car sa disposition spontaneacutee au sacrifice de soi fruit du sentiment religieux se trouve alors reacutecupeacutereacutee et instrumentaliseacutee par lrsquointeacuterecirct Il ne suffit donc pas de dire que lrsquointeacuterecirct fait de la religion un processus drsquoeacutechange il faut aussi ajouter que ce trafic puise de remarquables forces dans la disposition au sacrifice de soi qui habite lrsquohomme

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

Or agrave nouveau tout se passe comme si le sentiment religieux se reacutevoltait neacutecessairement contre cette face hideuse de la religion sauvage engendreacutee par la tendance eacutegoiumlste du cœur humain En effet bien que le feacutetiche ne constitue pas une figure morale le sentiment religieux avance Constant reacuteussit tout de mecircme agrave faire peacuteneacutetrer par laquo mille routes invisibles44 raquo des notions de justice dans la religion et ce parce que la morale est un sentiment laquo Elle srsquoassocie au sentiment religieux parce que tous les sentiments se tiennent45 raquo Ainsi la religion exerce bel et bien un effet salutaire sur les liens humains

Drsquoabord en ne la consideacuterant que dans son rapport le plus circonscrit le traiteacute qursquoelle suppose entre lrsquoadorateur et son dieu implique une ideacutee de fideacuteliteacute aux engagements par conseacutequent une notion de morale En second lieu mecircme dans lrsquoeacutetat sauvage une espegravece drsquoassociation existe Les individus drsquoune horde sont unis entre eux par un inteacuterecirct commun Cet inteacuterecirct commun doit avoir aussi sa diviniteacute tuteacutelaire La religion le prend sous sa sauvegarde elle protegravege lrsquoassociation contre ses membres et les membres de lrsquoassociation les uns contre les autres46

Toute forme de relation implique une forme de laquo contrat raquo tacite ou explicite visant agrave favoriser lrsquointeacuterecirct commun de ceux qui y souscrivent Or lrsquointeacuterecirct personnel ne peut seul garantir le respect de ce contrat ndash il y a en effet des cas ougrave on peut tirer avantage drsquoune parole violeacutee Crsquoest ici que lrsquoautre tendance du cœur humain entre en jeu Le serment est une forme de garantie des engagements et la religion une garantie que chacun respectera le serment Pour le sauvage le serment a quelque chose de sacreacute car il laquo prend son feacutetiche agrave teacutemoin dans les circonstances solennelles et soumet de la sorte agrave un joug invisible sa passion du moment et son humeur changeante47 raquo La religion des sauvages produit donc spontaneacutement lrsquoeffet que la religion naturelle savamment manieacutee par le preacutecepteur du traiteacute drsquoeacuteducation de Rousseau suscite chez Eacutemile48

La lutte de lrsquointeacuterecirct et du sentiment religieux srsquoillustre dans de nombreux autres exemples dont les longues descriptions que fait Constant des ideacutees des sauvages sur la vie apregraves la mort49 Ce qui

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preacutecegravede suffit cependant pour montrer que la preacutesentation des faits historiques et anthropologiques est directement relieacutee agrave ce que faute drsquoun meilleur terme nous pourrions appeler une psychologie

3 Le rocircle des precirctres sauvagesLa preacutesentation de Constant fait une large place agrave lrsquoinfluence des

precirctres dans lrsquoeacutetat sauvage En y precirctant attention nous verrons que lrsquoanalyse qursquoil en dresse pointe fortement en direction drsquoune position libeacuterale concernant la liberteacute individuelle de religion Certes Constant se deacutefend drsquoavoir mecircleacute agrave son eacutetude eacuterudite des consideacuterations partisanes laquo Historiens fidegraveles nous nrsquoavons deacutenatureacute aucun fait ni sacrifieacute agrave des consideacuterations secondaires aucune veacuteriteacute Nous avons tacirccheacute drsquooublier en eacutecrivant le siegravecle les circonstances et les opinions contemporaines50 raquo Cependant il convient de noter que la penseacutee de Constant est drsquoune espegravece particuliegravere elle cherche agrave srsquoorganiser en totaliteacute coheacuterente et agrave embrasser dans une seule somme tous les champs de la vie humaine Partant ses consideacuterations sur lrsquohistoire et la nature de la religion sont loin drsquoecirctre sans rapport avec ses positions sur lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion bien au contraire elles lrsquoeacutetayent Lrsquoœil de lrsquoeacuterudit est pour ainsi dire dirigeacute malgreacute lui par ses preacuteoccupations les plus brucirclantes

Replongeons quelque peu dans le deacutetail du livre II

Aussitocirct que lrsquohomme a conccedilu lrsquoideacutee drsquoecirctres supeacuterieurs agrave lui avec lesquels il a des moyens de communication il doit supposer que ces moyens ne sont pas tous eacutegalement infaillibles Il lui importe de distinguer entre leurs degreacutes drsquoefficaciteacute Srsquoil nrsquoespegravere pas deacutecouvrir les meilleurs et les plus sucircrs par ses propres efforts il srsquoadresse naturellement agrave ceux de ses semblables qursquoil croit eacuteclaireacutes par plus drsquoexpeacuterience ou qui se proclament possesseurs de plus de lumiegraveres Il cherche autour de lui ces mortels privileacutegieacutes favoris confidents organes des dieux et degraves qursquoil les cherche il les trouve51

Ainsi apparaissent les precirctres sauvages laquo que les Tartares appellent schammans les lapons noaiumlds les Samoyegravedes

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tadiles52 raquo Constant utilise quant agrave lui pour les deacutesigner un autre nom geacuteneacuterique invention des voyageurs europeacuteens les jongleurs Aussitocirct qursquoils existent les jongleurs tendent agrave former un corps distinct et hermeacutetique tendance qui lorsqursquoelle connaicirctra plus tard dans lrsquohistoire son plein deacuteveloppement se reacutevegravelera au principe de tregraves grands maux pour le corps social dans son ensemble Malgreacute cela Constant note que la preacutesence des jongleurs dans lrsquoeacutetat sauvage est souhaitable Crsquoest que leur apparition et leur reacuteunion en corps sont le simple reacutesultat de la laquo nature raquo de laquo la force des choses53 raquo

Lrsquoideacutee est sous sa plume drsquoune grande importance car elle renvoie agrave un passage ulteacuterieur dans lequel lrsquoeacutecrivain se prononce sur le grand problegraveme de la geacuteneacutealogie du mal laquo Le mal nrsquoest jamais dans ce qui existe naturellement mais dans ce qursquoon prolonge ou dans ce qursquoon reacutetablit par la ruse ou la force Le veacuteritable bien crsquoest la proportion La nature la maintient toujours quand on laisse la nature libre Toute disproportion est pernicieuse Ce qui est useacute ce qui est hacirctif est eacutegalement funeste54 raquo Toutes les institutions les mœurs ou encore les opinions constituant les produits neacutecessaires de la force des choses que cette laquo force des choses raquo renvoie agrave la cateacutegorie de nature ou encore agrave celle drsquohistoire ne sauraient srsquoaveacuterer entiegraverement nocives leur existence nrsquoest pas vaine en ce qursquoelle reacutepond agrave un besoin En revanche ce dont on rallonge indument lrsquoexistence ou encore ce dont on hacircte lrsquoapparition rompt lrsquoeacutequilibre deacutelicat entre les opinions les coutumes les institutions et le degreacute drsquoavancement du corps social En ce sens la christianisation des sauvages dont lrsquoAtala de Chateaubriand avait offert quelques anneacutees plus tocirct une vision idyllique55 paraicirct aberrante agrave Constant parce que lrsquoinstitution des jongleurs leur convient tout simplement mieux56

Cela dit le traitement reacuteserveacute agrave lrsquoinfluence des jongleurs sur le culte des sauvages est malgreacute tout assez neacutegatif dans son ensemble parce que ceux‑ci tirent leur autoriteacute de la partie du culte sauvage produite par lrsquointeacuterecirct laquo Ils tournent donc le plus exclusivement qursquoils le peuvent vers cette portion de la religion lrsquoattention du sauvage Ils le distraient de lrsquoideacutee drsquoun Grand Esprit [hellip] Ils concentrent les vœux des hordes qui les eacutecoutent dans leurs relations mateacuterielles avec les feacutetiches puissances subalternes plus au niveau de lrsquohomme

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et qui appartiennent au plus offrant57 raquo En srsquoefforccedilant de reacuteduire la religion des sauvages aux notions geacuteneacutereacutees chez elle par la tendance eacutegoiumlste du cœur humain les jongleurs travaillent simultaneacutement agrave se rendre maicirctres de cette derniegravere et ce en tentant de srsquoeacuteriger en intermeacutediaires incontournables dans la relation drsquoeacutechange entre lrsquohomme et son feacutetiche Ils soulignent drsquoailleurs pour cela le caractegravere avide et vorace de ces idoles De plus parce qursquoils en retirent de grands avantages ils accompagnent et precirctent appui au processus de deacutevoiement par lrsquointeacuterecirct de la disposition humaine au sacrifice laquo De ce que le sacrifice pour ecirctre agreacuteable aux dieux doit ecirctre peacutenible agrave celui qui lrsquooffre il srsquoensuit qursquoon invente agrave chaque instant de nouveaux sacrifices toujours plus peacutenibles et par lagrave plus meacuteritoires De ce que les dieux se plaisent aux privations de leurs adorateurs il en reacutesulte qursquoon multiplie le nombre et qursquoon raffine sur la nature de ces privations58 raquo Ainsi favorisent‑ils des pratiques que le sentiment religieux tient en horreur comme le sacrifice de la pudeur et celui de vies humaines59

Il est deacutesormais possible de voir quels inconveacutenients reacutesultent de leur action Le pouvoir des corps de jongleurs se fondant sur des opinions bien preacutecises ils doivent donc pour le maintenir et lrsquoeacutetendre exercer leur emprise sur celles‑ci Ce faisant les precirctres sauvages accentuent ce contre quoi dans la religion le sentiment religieux se reacutevolte Ils incitent ainsi le sentiment religieux agrave se deacutetacher de la forme qursquoil srsquoeacutetait creacuteeacutee et agrave chercher agrave tacirctons des ideacutees qui lui conviennent davantage Or au rebours de la marche des notions religieuses qui preacutepare progressivement la deacutesueacutetude drsquoune forme qui vexe le sentiment les precirctres travaillent agrave maintenir immobiles et intacts les dogmes dont leur autoriteacute deacutepend Le sacerdoce laquo fait perpeacutetuellement des efforts pour arrecircter ou retarder cette marche et en effet le jongleur du feacutetichisme lutte contre le polytheacuteisme qui en attribuant aux dieux la figure humaine brise les simulacres hideux des feacutetiches et deacutetruit lrsquoinfluence des eacutevocations et des sortilegraveges de leurs interpregravetes60 raquo Ainsi les jongleurs conviennent agrave lrsquoeacutetat sauvage pour la raison mecircme qursquoils ne sauraient convenir agrave lrsquoeacutetat qui doit lui succeacuteder tocirct ou tard en se crispant contre le mouvement de lrsquohistoire ceux‑ci favorisent le prolongement drsquoune forme peacuterimeacutee

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et tendent agrave faire naicirctre cette disproportion nocive dont nous parlions un peu plus haut

Dans lrsquoeacutetat sauvage les maux qursquoentraine la preacutesence des jongleurs bien que reacuteels demeurent cependant plus ou moins contenus par la forme mecircme du feacutetichisme En effet le feacutetiche demeure malgreacute les efforts des jongleurs un ecirctre portatif disponible et avec lequel il reste possible de traiter directement sans leur meacutediation61 Cette relative indeacutependance religieuse du sauvage entraine une limitation du pouvoir des jongleurs limitation que lrsquoon peut deacutesormais juger absolument souhaitable En adoptant une perspective plus large sur De la religion on remarque que transporteacutee ou eacutetablie sur de nouvelles bases dans les cultes ulteacuterieurs agrave celui de lrsquoeacutetat sauvage lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion procure sensiblement les mecircmes avantages puisque lrsquoaction du sacerdoce reste toujours plus ou moins la mecircme favoriser dans la religion les notions produites par lrsquointeacuterecirct se preacutesenter en tant que meacutediateur neacutecessaire entre lrsquoindividu et ses dieux et peacutetrifier les dogmes dont il tire avantage agrave contrecourant du mouvement progressif de lrsquohistoire qui les enveloppe et les transforme pourtant irreacutesistiblement62

ConclusionRousseau proposait agrave partir de lrsquoimage statique de lrsquoeacutetat de nature

une histoire hypotheacutetique de la lente naissance de la sociabiliteacute qui srsquoavegravere simultaneacutement celle de la genegravese du mal qui ronge lrsquohomme Dans ce processus la religion ne jouait sous sa plume aucun rocircle drsquoimportance ndash du moins dans le Discours sur lrsquoineacutegaliteacute63 Crsquoest ce versant de lrsquoœuvre de Rousseau que Constant souhaite deacutepasser et ce en proposant une approche qui srsquoapproprie et deacuteveloppe un autre de ses versants importants Sa deacutemarche le megravenera agrave consideacuterer le fait religieux comme indissociable de la nature de lrsquohomme et agrave en faire lrsquoun des eacuteleacutements centraux de la genegravese du mal dans les socieacuteteacutes humaines Cette diffeacuterence recouvre neacuteanmoins de nouveau une similariteacute car chez lrsquoun comme chez lrsquoautre la description du problegraveme contient virtuellement sa solution

Pour comprendre le sauvage cet ecirctre si radicalement diffeacuterent de lui Constant utilise sa connaissance de ce qursquoil pense leur ecirctre

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commun crsquoest‑agrave‑dire sa connaissance des rouages intimes du cœur humain Le teacutemoignage des faits toujours respecteacute et pris en compte se marie ainsi dans sa preacutesentation agrave une psychologie qui permet de lrsquoexpliquer jusque dans ses moindres deacutetails Comprenant lrsquointeacuterioriteacute humaine comme traverseacutee de deux tendances fondamentales et contradictoires Constant deacutecrit ainsi ces tendances comme peacuteneacutetrant et deacuteterminant de larges pans du culte sauvage comme geacuteneacuterant les eacuteleacutements conflictuels dont il se compose Lrsquoexamen sous lrsquoaune psychologique des reacutecits de voyageurs tout comme des traiteacutes historiques et ethnographiques touche eacutegalement ses descriptions du jongleur si bien qursquoon doit faire remarquer que la preacutesentation des faits porte fortement lrsquoempreinte de lrsquoeacutecrivain que la description de la figure du sauvage fait appel agrave des ressources que trouve en lui celui qui entreprend de la deacutecrire Or cette figure produit aussi son effet sur Constant en ce qursquoelle tend agrave confirmer ses propres positions politiques sur la place qursquoil convient drsquoaccorder agrave la religion dans lrsquoEacutetat

Le projet geacuteneacuteral de Constant dans les quinze livres dont est constitueacute le traiteacute De la religion consiste en effet agrave deacutemontrer que les religions libres (crsquoest‑agrave‑dire celles ougrave existe sous une forme ou une autre lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion) sont infiniment preacutefeacuterables aux religions sacerdotales (celles ougrave le pouvoir de deacuteterminer les dogmes est posseacutedeacute exclusivement par des corporations de precirctres) Le livre II ne pose certes que les preacutemisses de cette deacutemonstration mais il est inteacuteressant de signaler que celles‑ci pointent deacutejagrave en direction de sa conclusion car on y comprend le danger de laisser un pouvoir sans borne aux corporations sacerdotales Parallegravelement la thegravese libeacuterale de la neacutecessiteacute drsquoune seacuteparation de lrsquoEacuteglise et de lrsquoEacutetat se trouve gracircce agrave cet angle drsquoanalyse grandement solidifieacutee dans ses assises car cette seacuteparation se reacutevegravele indispensable pour eacuteviter la naissance drsquoune dissonance entre drsquoun cocircteacute les dogmes religieux admis socialement agrave la fois cristalliseacutes par lrsquoaction du sacerdoce et imposeacutes par celle du politique et drsquoun autre cocircteacute le sentiment religieux en phase avec les avanceacutees de lrsquointelligence

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Le chapitre final de son vaste traiteacute recommande ainsi de faccedilon conseacutequente de supprimer tout obstacle agrave la mobiliteacute ineacuteluctable des formes religieuses Mais cette recommandation se trouve aussitocirct nuanceacutee par une autre qui semble aller en sens contraire laquo En geacuteneacuteral il faut eacuteviter de proclamer les changements [touchant les dogmes religieux] si la neacutecessiteacute nrsquoest pas urgente Crsquoest leur susciter des reacutesistances Tout se fait graduellement et pour ainsi dire imperceptiblement par la nature Les hommes doivent lrsquoimiter Pourvu qursquoil nrsquoy ait point de contrainte exerceacutee sur les consciences point drsquoobstacle opposeacute agrave la pratique des cultes divers le nom est utile agrave conserver Il ne nuit point au fond des choses et il rassure les esprits susceptibles de srsquoeffaroucher64 raquo Pour reacutealiser lrsquoobjectif qursquoil poursuit Constant doit montrer hors de tout doute possible la nature souple et transitoire des formes religieuses et mettre en eacutevidence les leccedilons sociales et politiques qui en deacutecoulent Or voilagrave qursquoune tension apparaicirct dans son systegraveme si rien ne doit srsquoeacuteriger contre la perfectibiliteacute du fait religieux en revanche il srsquoavegravere politiquement prudent de recouvrir drsquoun voile les changements graduels de la religion de laisser ceux‑ci se produire laquo insensiblement raquo agrave lrsquoinsu pour ainsi dire de ceux qursquoils touchent

Comment comprendre lrsquoapparition drsquoune si deacuteroutante tension En fait celle‑ci semble paradoxalement une conseacutequence neacutecessaire du point de deacutepart de son enquecircte Le sentiment religieux en effet constitue certes lrsquoune des causes motrices du fait religieux mais il nrsquoen demeure pas moins comme nous lrsquoavons vu le reacutesultat drsquoune neacutegation de la finitude des choses par notre faculteacute drsquoimaginer Il vit ainsi drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoeacuteterniteacute inscrite dans notre sensibiliteacute mecircme et geacutenegravere voire se lie consubstantiellement au besoin qursquoeacuteprouve lrsquohomme de rendre laquo reacuteguliers raquo et surtout laquo permanents65 raquo ses contacts avec le divin tout comme les moyens utiliseacutes pour les eacutetablir Les aspirations du sentiment religieux le portent donc agrave occasionner les multiples meacutetamorphoses des cultes dont il suscite lrsquoexistence mais aussi simultaneacutement agrave deacutetourner drsquoelles son regard Ce sont ces deux caracteacuteristiques capitales du sentiment religieux que lrsquoaction du fin politique doit savoir respecter

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Ainsi les travaux de Constant sur la religion lui permettent‑ils de reacutepondre par la meacutediation drsquoune eacutetude de lrsquoalteacuteriteacute agrave ses questions les plus urgentes de faccedilon agrave diminuer lrsquoopaciteacute du contexte dans lequel il devait vivre et agrave trouver un but vers lequel diriger son action de publiciste et drsquohomme politique Crsquoest de cette maniegravere que dans ce cas-ci lrsquoacte drsquoobservation modifie celui qui observe que lrsquoobjet de la reacuteflexion modifie le sujet qui reacutefleacutechit

Lrsquoauteur tient agrave remercier le Programme de bourses drsquoeacutetudes supeacuterieures du Canada Vanier pour son preacutecieux soutien financier

1 Voici lrsquoeacutedition agrave laquelle nous allons nous reacutefeacuterer dans cet article Benjamin Constant De la religion consideacutereacutee dans sa source ses formes et ses deacuteveloppements Paris Actes Sud (coll Thesaurus) 1999 Nous la deacutesignerons deacutesormais par un titre abreacutegeacute De la religion

2 Eacutemile Durkheim Le Contrat social de Rousseau Paris Eacuteditions Kimeacute (coll Philosophie en cours) 2008 p 37

3 Jean‑Jacques Rousseau Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les hommes dans Œuvres complegravetes Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1964 t III p 159‑160

4 Lagrave‑dessus voir lrsquoanalyse classique de Starobinski selon qui Rousseau deacuteploie une laquo anthropologie neacutegative raquo Cf Jean Starobinski laquo Le discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute raquo dans Jean-Jacques Rousseau la transparence et lrsquoobstacle suivi de sept essais sur Rousseau Gallimard (coll Tel) Paris 1971 p 342 Voir aussi son essai laquo Rousseau et lrsquoorigine des langues raquo (ibid p 361)

5 Cf Jean Starobinski laquo Le discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute raquo (ibid p 241)

6 Benjamin Constant De la religion op cit p 467 Ibid p 848 Ibid p 39 Voir aussi p 799 Ibid p 3910 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees

religieuses raquo Eacutecrits politiques textes choisis preacutesenteacutes et annoteacutes par Marcel Gauchet Paris Gallimard (coll Folio essais) 1997 p 635

11 Benjamin Constant De la religion op cit p 9912 Ibid p 57513 Ibid p 50

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14 Cf Benjamin Constant Adolphe Paris Gallimard (coll Folioplus classiques) 2007 p 27

15 Ibid p 49 Todorov parle en cela drsquoune disposition laquo allocentrique raquo chez lrsquohomme Cf Tzvetan Todorov Benjamin Constant La passion deacutemocratique Paris Hachette litteacuterature (coll Coup double) 1997 p 127

16 Voir Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile dans Œuvres complegravetes Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1969 t IV p 491

17 Cf Benjamin Constant De la religion op cit p 116‑11718 Ibid p 48 19 Ibid p 6720 Ibid21 Cf Henri Gouhier Benjamin Constant devant la religion Paris Descleacutee

de Brouwer 1967 p 55 22 Prenons lrsquoexemple de lrsquoamour qui est si bien le produit du meacutelange de

ces tendances qursquoAdolphe le confond alternativement avec la piqucircre de lrsquoamour‑propre et la morsure de la pitieacute

Drsquoune part en effet on pourrait le deacutepeindre comme la plus eacutegoiumlste de nos passions en ce qursquoil laquo a pour but une jouissance deacutetermineacutee que ce but est pregraves de nous et qursquoil aboutit agrave lrsquoeacutegoiumlsme raquo (Benjamin Constant laquo Principes de politique raquo Eacutecrits politiques op cit p 465‑466) Or lrsquoamour se nourrit aussi de lrsquoillusion de lrsquoeacuteterniteacute Deux amants qui viennent de se rencontrer ont lrsquoimpression de srsquoecirctre toujours connus (Benjamin Constant Adolphe op cit p 42) De surcroicirct il srsquoennoblit et srsquoeacutepure parce laquo qursquoaussi longtemps qursquoil dure il croit ne pas devoir finir raquo (Benjamin Constant Polytheacuteisme romain citeacute dans T Todorov op cit p 151) Ce faisant il dispose singuliegraverement le cœur humain au sacrifice laquo inseacuteparable de toute affection vive et profonde raquo (Benjamin Constant De la religion op cit p 107)

23 Ibid p 5024 Benjamin Constant Principes de politique op cit p 46625 Ibid p 46526 Benjamin Constant De la religion op cit p 51 27 Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile op cit p 56928 Jean‑Jacques Rousseau Lettre agrave M de Franquiegraveres (25 mars 1769)

Œuvres complegravetes op cit t IV p 113829 Ibid p 1138‑113930 Nous utiliserons dans les pages qui suivent le mot laquo forme raquo comme

synonyme de laquo culte raquo Le mot laquo forme raquo fait partie de la terminologie employeacutee par Constant Si le sentiment religieux est le laquo besoin que

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lrsquohomme eacuteprouve de se mettre en communication avec la nature qui lrsquoentoure raquo la forme religieuse se deacutefinit comme laquo le moyen qursquoil emploie pour eacutetablir cette communication raquo (Benjamin Constant De la religion op cit p 99)

31 Constant preacutesente en effet souvent lrsquoeacutetat sauvage comme un eacutetat stationnaire Voir par exemple Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees religieuses raquo op cit p 629

32 Benjamin Constant De la religion op cit p 126 Voir aussi pour la mecircme ideacutee p 132‑133

33 Ibid p 10134 Ibid p 10335 Ibid p 11136 Ibid p 10537 Ibid p 10638 Ibid39 Ibid40 Ibid p 10741 Ibid p 10942 Ibid p 10743 Ibid p 107‑10844 Ibid p 11345 Ibid p 115 Voir aussi p 6346 Ibid p 11347 Ibid p 11448 Voir Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile op cit p 645‑652 49 Benjamin Constant De la religion op cit p 116‑12450 Ibid p 2851 Ibid p 12652 Ibid p 12753 Ibid54 Ibid p 13855 Voir le chapitre laquo Les laboureurs raquo dans Atala Cf Franccedilois‑Reneacute de

Chateaubriand Atala Reneacute Le dernier Abencerage Paris Gallimard (coll Folio classique) 1971 p 85‑97

56 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees religieuses raquo op cit p 634 Pour quelques exemples des effets positifs qursquoont les jongleurs sur la socieacuteteacute sauvage voir Benjamin Constant De la religion op cit p 138

57 Ibid p 13358 Ibid p 133‑134

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

59 Ibid p 134‑13560 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees

religieuses raquo op cit p 640‑64161 Ibid p 64362 Benjamin Constant De la religion op cit p 56663 Rousseau ne se fait vraiment loquace sur lrsquoeffet politique et social des

religions dans lrsquohistoire que dans le chapitre final du Contrat social (IV viii)

64 Benjamin Constant De la religion op cit p 57565 Ibid p 52 (nous soulignons)

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte‑Beuvethomas anDerson Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Lrsquoobjet du roman Volupteacute (1834) de Sainte‑Beuve est la description drsquoun penchant par lequel une acircme deacutetourneacutee de Dieu ne sachant plus vouloir srsquoeacutetiole en recircveries et langueurs Le narrateur Amaury y raconte son ancien eacutetat de voluptueux proche de la meacutelancolie et sa reacutedemption par une conversion au christianisme Cette confession neacutecessite cependant un recours agrave la meacutemoire qui ne va pas de soi vu la nature de la volupteacute le ressouvenir paraicirct en effet proceacuteder de la mecircme faiblesse du vouloir que celle affligeant le voluptueux Comment le souvenir peut‑il ainsi agrave la fois ecirctre une manifestation de cette confusion de la volonteacute et participer de son redressement Cet article tentera de mettre au clair cette double caracteacuterisation du souvenir dans le roman de Sainte‑Beuve

IntroductionLe roman Volupteacute de Sainte‑Beuve emprunte agrave premiegravere vue un

scheacutema augustinien assez classique Le converti Amaury raconte agrave un jeune ami de quelle maniegravere la foi lrsquoa deacutelivreacute du penchant voluptueux qui affligeait son acircme1 Cette narration de soi implique un recours agrave la meacutemoire que le protagoniste tente de justifier au fil de sa confession Lrsquoenjeu consiste agrave leacutegitimer le ressouvenir et sa participation agrave la foi chreacutetienne malgreacute le fait que la meacutemoire puisse constituer un eacutecueil susceptible de couler le voluptueux et drsquoentraver sa gueacuterison Nous souhaitons proposer une lecture du thegraveme du souvenir dans Volupteacute qui saurait englober aussi bien son articulation probleacutematique avec le mal dont souffre Amaury que sa participation agrave la reacutedemption du voluptueux Il srsquoagira ainsi de mettre en eacutevidence la connivence

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entre souvenir et volupteacute pour ensuite montrer comment ce rapport peut ecirctre tout compte fait deacutepasseacute

Notre eacutetude interrogera agrave cette fin (1) les conditions drsquoeacutemergence du souvenir dans Volupteacute puis (2) tacircchera de reconstruire la description du deacutesordre immeacutediat de la meacutemoire proposeacutee par Amaury (3) Nous pourrons enfin exposer de quelle maniegravere lrsquoadoption du fil conducteur de la gracircce permet de retracer le sens du passeacute remeacutemoreacute

1 Eacutemergence du souvenir dans Volupteacute11 La laquo meacutemoire involontaire raquo

Examinons pour commencer les conditions exteacuterieures de lrsquoeacutemergence du souvenir La question qui nous guidera est toute simple comment Amaury en vient‑il agrave se souvenir Il conviendra dans cette section de coller au comment crsquoest‑agrave‑dire au processus qui deacuteclenche le souvenir Le tout deacutebut du chapitre xV agrave cette fin constitue un passage tout agrave fait capital Amaury y confie agrave son jeune ami la situation lors de laquelle lui est venue lrsquoideacutee de se raconter On y retrouve en fait le preacutetexte de tous les meacutemoires qui une fois assembleacutes constituent les vingt‑cinq chapitres de Volupteacute

Mais avant de continuer mon ami jrsquoai besoin de vous fixer en quelques mots la situation preacutesente drsquoougrave je vous eacutecris ces pages Agrave peine eacutetais‑je en rapide chemin vers ce nouveau monde ougrave Dieu mrsquoappelle [hellip] le temps qui avait eacuteteacute assez gros jusque‑lagrave devint plus menaccedilant et nous rabattit aux Sorlingues tout se mecircla bientocirct dans une furieuse tempecircte [hellip] Or la tempecircte en me tenant agrave chaque instant preacutesente aux yeux lrsquoideacutee de ma mort avait ressusciteacute en moi toutes les images de ma premiegravere vie non pas seulement les formes ideacuteales et pleurantes qui srsquoen deacutetachent et srsquoeacutelegravevent comme des statues consacreacutees le long drsquoun Pont‑des‑Soupirs mais elle avait remueacute aussi le fond du vieux fleuve et le limon le plus anciennement deacuteposeacute2

La laquo furieuse tempecircte raquo qui causera le naufrage du navire sur lequel voyageait Amaury ravive donc chez lui laquo lrsquoideacutee de [sa] mort raquo et les souvenirs de son ancienne vie La description suggegravere un

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

paralleacutelisme entre la tempecircte qui agite la mer et celle qui soudainement remue le laquo fond raquo de son laquo vieux fleuve raquo inteacuterieur ndash une tempecircte qui bouleverse les strates les plus profondes de la meacutemoire Consideacuterons cette description rigoureusement Amaury y laisse sous‑entendre que le souvenir est le reacutesultat drsquoun deacuteterminant exteacuterieur Lrsquoimage inteacuterieure qui ressurgit trouve ainsi sa source dans un eacutetat du monde exteacuterieur elle srsquoeacuteveille agrave la suite drsquoune sorte drsquoappel au‑dehors

Un ceacutelegravebre passage des Meacutemoires drsquooutre-tombe exploite un scheacutema analogue agrave celui dessineacute par Sainte‑Beuve dans Volupteacute Ainsi Chateaubriand laquo tireacute de [ses] reacuteflexions par le gazouillement drsquoune grive percheacutee sur la plus haute branche drsquoun bouleau raquo est‑il subitement transporteacute dans le passeacute les images du domaine paternel ougrave il entendait laquo si souvent siffler la grive raquo reparaissant pour ainsi dire agrave ses yeux3 Le statut du reacuteel dans les Meacutemoires srsquoapparente agrave celui drsquoun preacutetexte pour la remeacutemoration les rencontres du preacutesent offrent agrave la conscience une occasion pour rebondir vers un passeacute imagineacute ou veacutecu Le preacutesent ne trouve en dernier ressort de compleacutetude ontologique que dans la mesure ougrave il renvoie agrave la meacutemoire

Le preacutesent tel que deacutecrit par Amaury possegravede de la mecircme maniegravere ce statut de preacutetexte pour le ressouvenir La tempecircte place Amaury en situation de proximiteacute avec la mort et cette imminence le ramegravene aux morts qui peuplent sa meacutemoire Ce qursquoil srsquoagit surtout de montrer ici est que le souvenir nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun acte de la volonteacute de la part drsquoAmaury il nrsquoest pas voulu au sens fort du terme Un lecteur comme Jean‑Franccedilois Perrin emploie la formule proustienne de laquo meacutemoire involontaire raquo pour deacutecrire le pheacutenomegravene4 Le terme laquo involontaire raquo deacutesigne un processus de ressouvenir qui relegraveve drsquoune passiviteacute fondamentale chez Amaury ndash passiviteacute qui preacutedispose son ecirctre agrave conjuguer immeacutediatement une affection exteacuterieure preacutesente au passeacute

Amaury remarque par ailleurs que certains moments et peacuteriodes sont plus susceptibles drsquoexciter sa meacutemoire On pense notamment aux ceacuteleacutebrations de Noeumll qui concluent chaque anneacutee et aux dimanches soirs qui annoncent la fin drsquoune semaine laquo Quand ma legravevre de jeune homme brucirclait de saluer les aurores nouvelles quelque

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chose au fond de moi pleurait ce qui srsquoen est alleacute Mais agrave certaines heures agrave certains jours en particulier aux soirs du dimanche cette impression augmente tous mes anciens souvenirs se reacuteveillent et sont naturellement convoqueacutes5 raquo

On peut noter exactement la mecircme disposition passive neacutecessaire agrave lrsquoeacutemergence du souvenir chez lrsquoami laquo mondain raquo drsquoAmaury ndash celui avec lequel il partageait sa condition de voluptueux et qui est parvenu agrave se reprendre en main Voici un extrait drsquoune de ses lettres rapporteacute par Amaury au chapitre xx laquo Il est des eacutepoques les printemps surtout les premiegraveres brises dans la forecirct ougrave toutes les acircmes que nous avons aimeacutees et blesseacutees reviennent agrave nous elles reviennent dans les feuilles dans les parfums de lrsquoair dans lrsquoeacutecorce aux gerccedilures saignantes qui simulent des chiffres eacutebaucheacutes elles nous assiegravegent elles nous peacutenegravetrent notre cœur est en proie par tous les points6 raquo La reacutecurrence de la meacutemoire aussi bien chez Amaury que chez son ami anciennement libertin se calque ainsi sur la configuration cyclique du temps7 Certains laquo eacutetats raquo du monde la preacutedisposent agrave srsquoactualiser et agrave assieacuteger lrsquoacircme La description proposeacutee par lrsquoami est justement inteacuteressante en ce qursquoelle inverse la relation naturelle entre le deacutetenteur du souvenir et le souvenir deacutetenu crsquoest le souvenir qui tient lrsquoacircme et qui srsquoempare drsquoelle plutocirct que ce ne soit la volonteacute qui en appelle agrave lui Le deacutetenteur devient le deacutetenu il nrsquoest preacuteciseacutement pas maicirctre de sa meacutemoire La passiviteacute qui conditionne son rapport au monde exteacuterieur accentue preacuteciseacutement cette impression drsquoimpuissance chez celui qui se remeacutemore

Il convient drsquoinsister sur cette dimension laquo involontaire raquo de la reacuteminiscence car elle illustre un trait essentiel du mal qui touche Amaury soit son manque de volonteacute La faiblesse de la volonteacute est en effet en cause dans le penchant que le prologue du roman propose de nommer laquo volupteacute raquo crsquoest‑agrave‑dire une tendance par laquelle le centre de lrsquoacircme laquo nrsquoexiste plus nulle part raquo de maniegravere fixe si bien que le vouloir laquo nrsquoa plus drsquoappui8 raquo et se voit dissolu Ce manque de fermeteacute du vouloir constituait ndash il faut se rappeler ndash la raison principale de lrsquoincapaciteacute du jeune Amaury pour la priegravere lui qui pouvait uniquement laquo recircver9 raquo Mecircme diagnostic pour expliquer sa conversion rateacutee lors drsquoun Noeumll agrave Couaeumln laquo La volonteacute en moi

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ne voulut pas la gracircce drsquoen haut glissa comme une lueur10 raquo On remarque donc une eacutetrange connivence entre la propension au souvenir qui caracteacuterise Amaury et la faiblesse de sa volonteacute

12 Meacutelancolie et tradition chreacutetienneLrsquoenjeu que ces consideacuterations permettent de dessiner nrsquoest

donc pas neacutegligeable pour notre eacutetude il srsquoagit de se demander en quoi le souvenir peut revecirctir un sens chreacutetien si la teneur passive de la meacutemoire est une manifestation du mal dont souffre Amaury du manque de volonteacute qui preacuteciseacutement vient faire eacutechouer le retournement vers Dieu Il serait mecircme possible drsquoaller plus loin et drsquoajouter que cette preacutedisposition au souvenir involontaire envisageacutee du point de vue du converti repreacutesente un risque en ouvrant une voie pour la penseacutee impure pour le peacutecheacute Rappelons agrave ce sujet la meacutefiance entretenue de tout temps par la tradition catholique envers la meacutelancolie dans la mesure ougrave par celle‑ci la meacutemoire se voyait en danger de se pervertir en lieu de lrsquoadvenir du peacutecheacute Jean Starobinski nrsquoheacutesite pas agrave deacutefendre que lrsquoaceacutedia (ou aceacutedie lrsquoun des sept peacutecheacutes capitaux) est la conception proprement chreacutetienne de la meacutelancolie Deux eacuteleacutements meacuteritent drsquoecirctre souleveacutes

(1) On peut deacutefinir lrsquoaceacutedie comme une indiffeacuterence spirituelle ou laquo un deacutesespoir total agrave lrsquoeacutegard du salut11 raquo qui engendrent un deacutegoucirct de lrsquoaction Lrsquoaceacutedie se traduit geacuteneacuteralement par lrsquooisiveteacute chez celui qui en est atteint Lrsquoeffort de pieacuteteacute est regardeacute comme peacutenible tout mouvement de deacutevotion avorte pour ainsi dire agrave lrsquoavance Le penchant oisif de lrsquoacircme servait justement agrave deacuteterminer lrsquoune des nombreuses deacuteclinaisons de la volupteacute dans la toute premiegravere phrase du prologue12 Une theacutematisation plus avant de lrsquoaceacutedie pourrait ainsi permettre de consideacuterer le laquo veacuteritable objet raquo du roman de Sainte‑Beuve en le situant dans son horizon theacuteologique (2) On trouve eacutegalement une correspondance dans la tradition catholique entre lrsquoaceacutedie et le laquo deacutemon de midi13 raquo Ce deacutemon est eacutevoqueacute dans le Psaume 91 de lrsquoAncien Testament comme un laquo fleacuteau qui deacutevaste agrave midi14 raquo La tradition srsquoest repreacutesenteacute ce laquo deacutemon raquo comme la tentation de la deacutebauche qui accable lrsquohomme agrave la moitieacute de sa vie On peut penser que cet aspect de lrsquoaceacutedia est un redoublement bien pire encore que le vice initial preacutesenteacute plus

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haut le manque de vigueur spirituelle laisse ici place agrave une perversion de la volonteacute Cette perversion guettait entre autres les moines et les pegraveres du deacutesert (les ermites du deacutesert eacutegyptien de lrsquoAntiquiteacute tardive) qui lrsquoont redouteacutee avec une attention tregraves seacuterieuse Or Amaury peint son inconstance et son manque de volonteacute au chapitre xx un peu avant sa conversion deacutefinitive en reacutefeacuterant explicitement agrave lrsquoaceacutedie de ces pegraveres du deacutesert

Mais drsquoautres fois ce nrsquoest que vers midi apregraves la premiegravere matineacutee bien passeacutee que lrsquoennui vague le deacutegoucirct du logis un besoin errant si connu des solitaires de la Theacutebaiumlde eux‑mecircmes et qursquoils ont appeleacute le deacutemon du milieu du jour vous pousse dehors converti fragile et deacutejagrave lasseacute Les images riantes des lieux les ombrages de nos collines preacutefeacutereacutees et de nos Tempeacutes agitent en nous leurs fantocircmes On se rappelle ces mecircmes heures qui srsquoeacutecoulaient autrefois dans des entretiens si doux15

Amaury continue sa description quelques lignes plus loin en exposant agrave partir de sa propre expeacuterience la lutte inteacuterieure agrave laquelle se livrent les accidiosi

Apregraves quelque reacutepit et assoupissement drsquoun quart drsquoheure des formes robustes eacutepaisses deacutelices des preacutetoriens violentes des formes qursquoon nrsquoa vues qursquoune fois agrave peine il y a un an deux ans peut‑ecirctre qui nous ont ou rassasieacutes alors ou mecircme deacuteplu nous reviennent dans une acircpre et aride saveur Crsquoest lagrave un des malheurs des anciennes chutes Il semble qursquoune fois vues et quitteacutees ces femmes srsquooublient nrsquoexcitant chez nous aucun amour Erreur Elles laissent dans les sens des traces des retours bizarres qui se raniment agrave de longs intervalles on veut agrave un moment tout retrouver16

Encore une fois la reacutesurgence du souvenir est montreacutee comme le reacutesultat drsquoune lassitude et drsquoune passiviteacute du heacuteros La version chreacutetienne de la meacutelancolie est donc elle aussi la conseacutequence drsquoune laquo meacutemoire involontaire raquo Ici cette meacutemoire est aussi une entiteacute charnelle le corps se souvient de ses anciennes sensations

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peacutecheresses et la tentation du voluptueux se ranime agrave leur eacutevocation La reacutesurgence du passeacute ravive la tentation oublieacutee Le danger du ressouvenir est donc que son mouvement peut retransporter malgreacute elle lrsquoimagination vers la faute Le but de cette digression sur lrsquoaceacutedie et la meacutelancolie chreacutetienne eacutetait simplement de faire ressortir que la dimension chreacutetienne du souvenir ne va pas de soi si on considegravere le danger de la tentation renfermeacute dans la meacutemoire Le pheacutenomegravene de lrsquoeacutemergence de la meacutemoire se rapproche bien plutocirct drsquoun peacuteril duquel doivent se meacutefier aussi bien le chreacutetien que le voluptueux qui tente drsquoemprunter le chemin drsquoune nouvelle vie En plus de provenir de la mecircme absence de volonteacute qui eacuteloigne de la priegravere le souvenir lorsqursquoil se manifeste ainsi agrave mecircme la chair compromet toute deacutemarche de chasteteacute agrave laquelle voudrait se tenir le converti

2 Les profondeurs de la meacutemoire21 Le souvenir comme fait brut et le problegraveme de lrsquoaccegraves agrave soi

Il nous faut maintenant affronter un autre enjeu lieacute agrave la meacutemoire ndash outre sa proximiteacute avec la volupteacute ndash avant drsquoen libeacuterer la dimension chreacutetienne Cette difficulteacute tient agrave lrsquoabsence drsquoun sens preacutedeacutetermineacute auquel pourrait se rattacher le souvenir Nous souhaitons demander si le passeacute dont on se ressouvient est en deacutefinitive susceptible drsquointeacutegrer une sphegravere de sens Le souvenir peut‑il retrouver une coheacuterence agrave lrsquointeacuterieur du tout de la meacutemoire Peut‑on lui confeacuterer reacutetrospectivement une direction

Plusieurs passages du roman pointent vers lrsquoembarras dans lequel se retrouve celui qui srsquoessaye agrave une telle entreprise Amaury fait parfois savoir agrave lrsquoami auquel il se raconte lrsquoheacutesitation avec laquelle il appreacutehende et tente de comprendre son passeacute Il srsquointerroge par exemple sur sa nouvelle proximiteacute avec Madame de Couaeumln au deacutebut de leur seacutejour agrave Paris

Ougrave en eacutetais‑je donc de mes sentiments alors En quelle nuance nouvelle Sous quel reflet de mon nuage grossissant et diffus Crsquoest ce qui me devient de plus en plus difficile agrave suivre mon ami Car en avanccedilant toujours en perdant les points les plus isoleacutes qui me servaient de mesure je suis peu agrave peu comme sur lrsquoOceacutean quand on a quitteacute le rivage17

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La narration de soi est compareacutee par Amaury agrave une navigation peacutenible dans lrsquoeacuteleacutement de la meacutemoire Une certaine opaciteacute contrarie la meacutediation entre le soi preacutesent et le soi passeacute laquo toutes mes alleacutees sont peupleacutees drsquoOmbres raquo dira agrave cet effet le compagnon reconverti drsquoAmaury18 Il semble donc que la clarteacute ne puisse repeacuteneacutetrer tout agrave fait lrsquoeacutetat drsquoacircme remeacutemoreacute ndash du moins pour certains endroits laquo troubles et indistincts19 raquo de la meacutemoire Cela tient en partie selon Amaury laquo agrave lrsquoeacutetat essentiel de lrsquoacircme dans le moment des circonstances raquo ressouvenues et en partie agrave ce que comme agrave travers un filtre laquo nous nous souvenons du passeacute agrave travers et avec notre acircme drsquoaujourdrsquohui20 raquo

La meacutemoire est par ailleurs souvent repreacutesenteacutee comme une profondeur inerte qui ne se laisse pas aiseacutement appreacutehender Au chapitre xx Amaury la qualifie meacutetaphoriquement de laquo limon le plus anciennement deacuteposeacute raquo au laquo fond [drsquoun] vieux fleuve21 raquo Il avait deacutejagrave compareacute ses souvenirs plus tocirct au chapitre ii agrave laquo une poussiegravere drsquoinnombrables atomes raquo qui sommeillaient dans les laquo recoins22 raquo de son esprit Les souvenirs deviennent ensuite au chapitre xiii des laquo deacutebris isoleacutes23 raquo de lrsquoesprit Le manque drsquouniteacute immeacutediate des souvenirs suggegravere que la meacutemoire srsquoapparente agrave un complexe dont les parties srsquoarticulent invisiblement pour un premier regard Ce qui est donneacute agrave voir agrave celui qui se replonge en elle ressemble agrave un amas sans vie dont la dispariteacute ne laisse deviner aucun sens

22 Les laquo tombeaux raquo inteacuterieurs de la meacutemoireBaudelaire fera de ce deacutesordre sans vie de la meacutemoire une

manifestation essentielle du spleen dans les Fleurs du mal Andreacute Guyaux suggegravere dans sa preacuteface agrave Volupteacute que Baudelaire se serait reconnu en Amaury24 Nous pensons que ce rapprochement trouve sa leacutegitimation sur le terrain de la meacutemoire Mentionnons notamment le laquo tiroir encombreacute raquo et le laquo fouillis raquo du boudoir qui se rapportent au cerveau du poegravete dans laquo Spleen lxxVi25 raquo laquo Il y a en nous des mondes26 raquo dira en outre Amaury dans une formule qui preacutefigure le premier vers du poegraveme (laquo Jrsquoai plus de souvenirs que si jrsquoavais mille ans raquo) Mais crsquoest agrave notre avis lrsquoimaginaire de la mort qui habite la meacutemoire drsquoAmaury qui semble avoir le plus marqueacute la lecture de

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Volupteacute par Baudelaire Poursuivons le rapprochement avec laquo Spleen lxxVi raquo le cerveau en proie au spleen est compareacute tour agrave tour agrave un laquo immense caveau raquo contenant laquo plus de morts que la fosse commune raquo et agrave un laquo cimetiegravere raquo peupleacute des laquo morts raquo chers au poegravete27 Il nrsquoen va pas autrement de la meacutemoire dans le roman de Sainte‑Beuve on ne peut srsquoempecirccher de voir une anticipation du spleen baudelairien lorsque Amaury parle de lrsquoeacuteveil des souvenirs en lui comme de la laquo cendre qui tremblait en [son] tombeau28 raquo La meacutemoire est ici lieu de mort comme chez Baudelaire Le mecircme thegraveme est exploiteacute au chapitre ii par un Amaury effrayeacute par les images conserveacutees en son cœur laquo le passeacute a deacuteposeacute ses deacutebris en seacutepultures successives raquo en laquo toute acircme qui de bonne heure a veacutecu29 raquo La meacutemoire se reacutevegravele laquo comme un lieu rempli des inhumations preacuteceacutedentes comme une salle de destin funegravebre ougrave siegravegent tous ces fantocircmes des acircges que nous avons veacutecus30 raquo

On trouve ainsi dans les Fleurs du mal des eacutechos du traitement reacuteserveacute au souvenir dans Volupteacute sur deux points preacutecis (1) le deacutesordre apparent de la meacutemoire et (2) les images de mort qui hantent la conscience qui se remeacutemore Chez Sainte‑Beuve les laquo seacutepultures raquo deacuteposeacutees en laquo deacutebris raquo dans les zones les plus obscures de la meacutemoire composent une masse inerte ou pour ainsi dire une laquo latence raquo au plus profond de soi‑mecircme La meacutemoire dans son immeacutediateteacute est donc caracteacuteriseacutee par lrsquoinanimation aussi bien du point de vue de son contenu (elle constitue un laquo tombeau raquo qui abrite le souvenir des ecirctres chers) que de sa forme (elle est avant tout un agreacutegat poussieacutereux) Lrsquoenjeu de la difficulteacute drsquoacceacuteder agrave son passeacute refait ici surface la remeacutemoration offre‑t‑elle la possibiliteacute de ranimer ce qui drsquoembleacutee se donne comme mort et deacutesagreacutegeacute Le souvenir peut‑il faire revivre authentiquement le passeacute La question est tout agrave fait connexe agrave celle concernant le manque drsquoune structure de sens preacuteeacutetablie dans laquelle lrsquoeacuteveacutenement du passeacute pourrait srsquointeacutegrer aussitocirct que ressouvenu Ranimer le souvenir pourrait en effet aussi bien vouloir dire lui confeacuterer un sens dans la totaliteacute de la meacutemoire

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3 La meacutemoire comme lieu de la gracircce retrouveacutee31 Recomposition de la meacutemoire

La prochaine section de notre eacutetude visera agrave deacutenouer les problegravemes qui ont eacuteteacute exposeacutes jusqursquoagrave maintenant Nous tenterons de montrer que lrsquoadoption du fil conducteur de la gracircce permet drsquoapercevoir la teneur chreacutetienne du souvenir dans Volupteacute Nous avons jusqursquoagrave maintenant deacuteclineacute le caractegravere probleacutematique du souvenir de cette maniegravere (1) la meacutemoire involontaire paraicirct proceacuteder du mal qui afflige Amaury ndash la faiblesse de sa volonteacute ndash plutocirct que de sa solution (2) le mouvement involontaire du souvenir repreacutesente un danger pour celui dont le passeacute est un lieu de tentation (3) la meacutemoire est un lieu funegravebre duquel nrsquoeacutemane a priori aucune articulation de sens

La reacutesolution de ce dernier enjeu laisse deacutejagrave preacutesager le deacutenouement des deux premiers La meacutemoire qui est de prime abord deacutecomposeacutee en impressions et en eacuteveacutenements isoleacutes les uns des autres peut trouver une recomposition si elle est envisageacutee comme le terrain drsquoune manifestation de la gracircce Amaury eacutevoque en effet cette heureuse recomposition de la meacutemoire lorsque le ressouvenir procegravede drsquoune disposition religieuse

Tous les anneaux rompus du passeacute se remettent agrave trembler dans leur cours agrave se chercher les uns les autres eacuteclaireacutes drsquoune molle et magique lumiegravere Aujourdrsquohui et en cet instant mecircme mon ami crsquoest un de ces soirs du dimanche et dans la contreacutee eacutetrangegravere drsquoougrave je vous eacutecris tandis que les mille cloches en fecircte sonnent le Salut et lrsquoAve Maria toute ma vie eacutecouleacutee se rassemble en un sentiment merveilleux tous mes souvenirs se reacutepondent comme ils feraient sous des cieux et agrave des eacutechos accoutumeacutes31

On observe ainsi qursquoune trame secregravete ouvre la voie agrave une nouvelle coheacutesion au sein mecircme du passeacute remeacutemoreacute la lumiegravere de la gracircce permet de deacuteceler une harmonie lagrave ougrave on ne soupccedilonnait pourtant qursquoune chaicircne rompue et discontinue Cette lumiegravere laisse deacutecouvrir la laquo vie cacheacutee raquo et le laquo sens austegravere raquo dissimuleacutes derriegravere les laquo deacutebris isoleacutes raquo et laquo peu marquants32 raquo qui confondent la meacutemoire dans son premier reacuteveil33 Les acircges heacuteteacuteroclites de la jeunesse (nos

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laquo fantocircmes raquo inteacuterieurs) deviennent en regard de la gracircce laquo de purs esprits reacuteconcilieacutes qui veillent du dedans et qui chantent de concert implorant la deacutelivrance commune34 raquo

Le souvenir consideacutereacute immeacutediatement et dans son isolement peut reacuteinteacutegrer une sphegravere de sens agrave lrsquointeacuterieur du paradigme religieux laquo tout me revient et me parle35 raquo eacutecrira Amaury pour deacutecrire cette reconquecircte Il srsquoagit drsquoune veacuteritable reacutesurrection agrave mecircme la meacutemoire pour le chreacutetien qui se souvient laquo les temps et les lieux se rejoignent et il srsquoexhale de ce vaste champ qui freacutemit de cette valleacutee de Josaphat en moi‑mecircme un sentiment inexprimable et rien que religieux36 raquo Amaury songe vraisemblablement ici agrave la reacutesurrection des morts avant le Jugement dernier que le Livre de Joeumll (3 2‑12) dans lrsquoAncien Testament situe dans la valleacutee de Josaphat La perspective renouveleacutee offerte par la gracircce transforme ainsi la meacutemoire en laquo valleacutee de Josaphat raquo crsquoest‑agrave‑dire en lieu ougrave le passeacute se voit ranimeacute et ougrave la vie peut ecirctre reacuteassumeacutee

Maintenant il est leacutegitime de srsquointerroger sur la nature du sens que confegravere la gracircce au passeacute Amaury emploie agrave plusieurs reprises le terme laquo Providence raquo pour qualifier le fil directeur qui se deacutevoile reacutetrospectivement agrave lui quand il se souvient de son ancienne vie Ce deacutevoilement est le reacutesultat drsquoune deacutemarche qui consiste agrave reacuteinvestir la meacutemoire en portant attention agrave toute trace drsquoune action divine et salvatrice que pourrait renfermer notre existence passeacutee Il srsquoagit donc bien de retrouver apregraves coup en se ressouvenant une direction et une intention agrave lrsquoœuvre dans notre vie Amaury parle de cette capaciteacute comme drsquoun laquo don spirituel raquo

Ce don consiste agrave retrouver Dieu et son intention vivante partout jusque dans les moindres deacutetails et les plus petits mouvements agrave ne perdre jamais du doigt un certain ressort qui conduit Tout prend alors un sens un enchaicircnement particulier une vibration infiniment subtile qui avertit un commencement de nouvelle lumiegravere37

Pour le chreacutetien cette trame est laquo toujours certaine lagrave mecircme ougrave elle se deacuterobe38 raquo Le souvenir se reacutevegravele une maniegravere tout indiqueacutee de laquo rendre sensible raquo cette trame pour celui qui eacutetait aveugle agrave la

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lumiegravere divine dans le passeacute Les meacutemoires reacutedigeacutees par Amaury pour son jeune ami constituent agrave ce titre une sorte drsquoexercice par lequel leur auteur peut octroyer agrave ses souvenirs une pleacutenitude de sens que les eacuteveacutenements ne posseacutedaient pas au moment ougrave ils ont eacuteteacute veacutecus On peut penser que sur cet aspect preacutecis les eacuteveacutenements ressouvenus possegravedent un avantage ou mecircme une supeacuterioriteacute sur le preacutesent vivant la reacutetrospection rend plus manifeste la direction providentielle emprunteacutee par notre existence

Une fois ce sens devenu visible il devient possible de srsquoabandonner agrave la destineacutee traceacutee pour nous par Dieu La faiblesse de la volonteacute dont souffre Amaury peut ici se renverser en un accord avec la volonteacute divine ndash car il faut non seulement concevoir lrsquoœuvre bienfaisante de Dieu mais eacutegalement y consentir

Vous nous offrez parfois Seigneur quand vous le daignez faire lrsquointention et le canevas dessineacute de la trame comme agrave lrsquoapprenti du tisserand il faut que nous y mettions la main pour lrsquoachever il faut que notre volonteacute dise oui ou non agrave votre proposition redoutable ou notre indiffeacuterence muette est deacutejagrave mecircme une maniegravere funeste de terminer39

Si le jeune Amaury demeurait incapable de vouloir le vouloir divin la meacutemoire lui laisse une seconde chance de dire laquo oui raquo Nous avons lagrave une configuration tout agrave fait eacutetonnante la meacutemoire qui se deacuteclenchait involontairement est transformeacutee en lieu ougrave le vouloir peut se consolider De la faiblesse de la volonteacute nous passons au vouloir raffermi en Dieu Le souvenir devient ainsi un carrefour laquo ougrave la volonteacute et la gracircce [concordent] mysteacuterieusement40 raquo

32 Dire la meacutemoire la confession dans VolupteacuteNous pouvons faire un pas suppleacutementaire et affirmer que crsquoest

deacutejagrave rendre gracircce agrave Dieu que de reconnaicirctre sa gracircce agissante et drsquoaccorder reacutetrospectivement notre vouloir avec celle‑ci Cela implique eacutegalement agrave lrsquoinverse de reconnaicirctre sa propre faute agrave chaque endroit ougrave notre vouloir srsquoest montreacute trop heacutesitant pour concorder avec le plan divin Avouer sa faute et louer Dieu nous

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tenons ici deux aspects qui se complegravetent reacuteciproquement dans la confession augustinienne41

Or Amaury place justement ses meacutemoires sous le signe de la confession laquo Ces pages ne sont qursquoune confession de moi agrave Dieu et de moi agrave vous42 raquo Il semble que pour Amaury la reconnaissance de soi comme peacutecheur doive passer par le souvenir et surtout par le repentir La confession lui offre ainsi une occasion pour affronter son passeacute ndash son ancien mal ndash sans retomber dans la tentation qui le posseacutedait autrefois Elle constitue en quelque sorte une garantie que laquo lrsquoombre des creacuteatures cheacuteries raquo du passeacute nrsquoest pas ranimeacutee en vue de jouir de sa contemplation mais bien plutocirct dans une viseacutee pieuse laquo le repentir seacuterieux doit mecircler alors son intercession et ses larmes aux soupirs involontaires que notre faiblesse eacuteternise43 raquo Cette entreprise doit cependant srsquoaccompagner drsquoune certaine prudence ndash notamment lorsque le souvenir porte directement sur la faute commise Amaury eacutecrit alors laquo Je nrsquoignore pas que le repentir lui‑mecircme ne doit repasser dans de tels souvenirs qursquoavec circonspection et tremblement en se bouchant maintes fois les yeux et les oreilles44 raquo Le ressouvenir demeure un exercice deacutelicat mecircme pour le converti

On peut penser en outre que la circonspection dans la confession vise aussi bien agrave se preacuteserver soi‑mecircme de retomber dans la mollesse qursquoagrave proteacuteger le jeune ami voluptueux agrave qui sont destineacutes les meacutemoires Le souvenir doit pouvoir profiter agrave autrui la confession se structure en mecircme temps sur un axe vertical (laquo de moi agrave Dieu raquo) et sur un axe horizontal (laquo de moi agrave vous raquo) Augustin nourrissait le mecircme projet en eacutecrivant se confesser agrave la gloire de Dieu laquo de maniegravere agrave ce que les hommes entendent45 raquo Srsquoavouer peacutecheur et coller de pregraves agrave sa faute pour la mettre en lumiegravere deacutebouche ultimement sur la possibiliteacute drsquoun redressement moral pour le destinataire Amaury se justifie laquo Plus je serre de pregraves mon mal et vous lrsquoindique agrave sa source plus il y a de chance pour que vous disiez ldquo Crsquoest comme cela en moi rdquo et que vous preniez courage en songeant drsquoougrave je suis revenu46 raquo

Sainte‑Beuve lui‑mecircme semble admettre ndash au moins au conditionnel et avec une dose de scepticisme ndash une certaine utiliteacute

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morale au souvenir lorsqursquoil affirme dans le prologue de Volupteacute que de cette laquo sorte de confession geacuteneacuterale sur un point si chatouilleux de lrsquoacircme raquo pourrait ressortir laquo ccedila et lagrave quelque bien pour quelques uns47 raquo Nous pouvons en tout cas consideacuterer avec lui que lrsquoentreprise de remeacutemoration agrave laquelle se livre Amaury ne trahit pas en deacutefinitive laquo les intentions du chreacutetien48 raquo

ConclusionQui considegravere avec seacuterieux la question de la meacutemoire dans

Volupteacute doit finalement en conclure que cette reconquecircte de la volonteacute divine par le ressouvenir et la confession est elle‑mecircme une manifestation de la gracircce On pourrait affirmer sans craindre une apparence de paradoxe que la gracircce est une condition pour que le passeacute renfermeacute en la meacutemoire puisse ecirctre interpreacuteteacute comme lieu de la gracircce agissante On ne semble donc pas pouvoir eacutechapper agrave une sorte de cercle ndash qui ne renferme toutefois aucune contradiction il faut recevoir la gracircce pour en retracer reacutetrospectivement lrsquoaction dans son passeacute La mecircme ideacutee deacuteclineacutee diffeacuteremment peut recevoir une formulation qui ne reacutevegravele au fond rien de plus qursquoune eacutevidence le souvenir qui deacutecoule de la gracircce divine nrsquoentre pas en contradiction avec le christianisme Notre eacutetude a cependant fait ressortir lrsquoarriegravere‑plan tout agrave fait probleacutematique sur lequel pouvait reposer une telle eacutevidence Le ressouvenir demeure une entreprise dangereuse drsquoun point de vue chreacutetien pour celui qui ne veut pas en Dieu Celui dont le vouloir concorde mysteacuterieusement avec la gracircce peut agrave lrsquoinverse et avec Amaury affirmer

Mais sans que ce soit je le pense une contradiction avec les espeacuterances immortelles et dans tout ce qui est de lrsquoordre humain moi jrsquoai toujours eu agrave cœur le souvenir plutocirct que lrsquoespeacuterance le sentiment et la plainte des choses eacutevanouies plutocirct que lrsquoeacutetreinte du futur Le souvenir en mes moments drsquoeacutequilibre a toujours eacuteteacute le fond reposant et le plus bleu de ma vie ma porte familiegravere drsquoentreacutee au Ciel Je me suis en un mot constamment senti plus pieux quand je me suis beaucoup et le plus eacutegalement souvenu49

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

Nous sommes deacutesormais en mesure de comprendre cette laquo pieacuteteacute raquo du souvenir dont parle Amaury ndash drsquoen saisir le sens chreacutetien La meacutemoire est une porte drsquoentreacutee au Ciel uniquement dans la mesure ougrave elle permet de srsquoabandonner avec plus de fermeteacute agrave la providence divine En ce cas le souvenir constitue pour Amaury une laquo persuasion raquo et un laquo rappel au bien50 raquo Il vient en quelque sorte parachever la vertu drsquoespeacuterance crsquoest en se tournant vers le passeacute qursquoun converti comme Amaury peut avec confiance attendre de Dieu gracircce en ce monde et salut eacuteternel au Ciel

1 Sur cette question voir la preacuteface eacutecrite par Andreacute Guyaux dans Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Volupteacute Paris Gallimard (coll Folio classique) p 18

2 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Volupteacute Paris Gallimard (coll Folio classique) p 224‑225

3 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand Meacutemoires drsquooutre-tombe Livre III Paris Livre de Poche Pochothegraveque 1998 p 75‑76

4 Jean‑Franccedilois Perrin laquo Romantisme et meacutemoire involontaire le cas de Volupteacute raquo dans Romantisme no 91 (1996) p 43‑52

5 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 1946 Ibid p 3037 Cf Jean‑Franccedilois Perrin loc cit p 448 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 1499 Ibid p 8410 Ibid p 11711 Jean Starobinski laquo Recettes eacuteprouveacutees pour chasser la meacutelancolie raquo

dans Nouvelle revue de psychanalyse no 32 (1985) p 7112 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 3113 Jean Starobinski loc cit p 7214 laquo Psaume 91 1 raquo La Bible de Jeacuterusalem trad sous la direction de

lrsquoEacutecole biblique de Jeacuterusalem Paris Eacuteditions du Cerf 2000 p 97615 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 31216 Ibid p 31317 Ibid p 13918 Ibid p 30319 Ibid p 19220 Ibid p 192‑19321 Ibid p 225

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22 Ibid p 5123 Ibid p 19424 Voir agrave ce sujet sa preacutesentation dans Ibid p 2225 Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal Paris Gallimard Folio classique

1996 laquo Spleen lxxVi raquo p 10526 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 5227 Charles Baudelaire op cit laquo Spleen lxxVi raquo p 10528 Ibid p 22529 Ibid p 51‑5230 Ibid p 22031 Ibid p 19432 Ibid33 Pour une courte analyse de ce passage cf Jean‑Franccedilois Perrin loc cit

p 4934 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 22135 Ibid p 19536 Ibid37 Ibid p 33138 Ibid39 Ibid p 28240 Ibid p 11741 Cf Michel Pellegrino Les Confessions de Saint-Augustin Guide de

lecture Paris Alsatia 1960 p 28‑29 42 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 15743 Ibid p 5244 Ibid p 15745 Augustin Les Confessions trad Louis de Mondadon Paris Seuil (coll

Points) 1982 X 3 3 p 25046 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 22347 Ibid p 3248 Ibid49 Ibid p 193 Jean‑Franccedilois Perrin suggegravere de maniegravere inteacuteressante

qursquoAmaury ajouterait ici le souvenir aux trois autres vertus theacuteologales (loc cit p 50) Il convient agrave notre avis de modeacuterer cette proposition on remarque en effet que la vertu theacuteologale est drsquoun point de vue chreacutetien bonne en elle‑mecircme et agrave toute condition alors que le souvenir demeure probleacutematique voire dangereux pour le voluptueux En drsquoautres termes et crsquoest ce que le preacutesent article a tenteacute de montrer mecircme si le souvenir peut participer de la vertu chreacutetienne en permettant agrave la volonteacute et agrave la gracircce de concorder le contraire est eacutegalement

possible le souvenir peut tout aussi bien refleacuteter lrsquoeacutechec drsquoune volonteacute qui se refuse au vouloir divin

50 Ibid p 193

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Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte‑Beuvesarah Gauthier-Duchesne Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article aborde une question agrave la fois philosophique et litteacuteraire devrait‑on seacuteparer lrsquoœuvre litteacuteraire de son creacuteateur Crsquoest en nous appuyant sur les theacuteories litteacuteraires de Sainte‑Beuve et de Proust que nous esquissons une reacuteponse Drsquoun cocircteacute Sainte-Beuve affirme que la biographie de lrsquoauteur ouvre des portes sur la compreacutehension de lrsquoœuvre De lrsquoautre Proust critique avec virulence cette theacuteorie et affirme que lrsquoœuvre drsquoart doit ecirctre appreacutecieacutee indeacutependamment de son creacuteateur Dans cet article nous tentons de deacutefendre la thegravese de Proust en lrsquoappliquant aux poegravemes de Baudelaire Nous voulons toutefois nuancer la position de Proust et souligner qursquoune relecture mise en parallegravele avec la biographie de lrsquoauteur peut apporter une certaine richesse agrave lrsquointerpreacutetation

IntroductionCharles Baudelaire est un grand litteacuteraire peut‑ecirctre le meilleur de

son eacutepoque Mais est‑il un grand philosophe Certainement pas Il serait difficile drsquoaccorder agrave Baudelaire une theacuteorisation systeacutematique et claire de ce qursquoil propose dans ses eacutecrits Toutefois si la litteacuterature a un avantage sur la philosophie crsquoest drsquoecirctre un veacutehicule de beauteacute et de sentiment En quelque sorte la litteacuterature permet agrave la philosophie de dire ce qursquoelle ne peut pas dire La philosophie peut certainement parler de la beauteacute et du sentiment mais son but nrsquoest jamais de les faire vivre Ainsi il faut voir la philosophie et la litteacuterature comme des disciplines compleacutementaires qui possegravedent chacune leur propre meacutethode ndash la philosophie systeacutematise et la litteacuterature fait vivre ndash et qui peuvent alors srsquoeacuteclairer mutuellement La philosophie de Baudelaire se trouve ainsi dans sa litteacuterature mais crsquoest agrave nous de faire le travail pour deacutecouvrir cette philosophie

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Toutefois dans le cadre de cette reacuteflexion nous ne tenterons pas de trouver quelle est la philosophie de Baudelaire nous souhaitons plutocirct nous questionner sur la relation entre Baudelaire et son œuvre En philosophie on peut facilement deacutetacher les thegraveses de leur auteur Une theacuteorie philosophique peut en quelque sorte vivre drsquoelle‑mecircme puisqursquoelle se veut habituellement objective En est‑il autrement pour la litteacuterature Plusieurs srsquoentendraient pour dire que non Lrsquoœuvre litteacuteraire est tellement lieacutee agrave son auteur tellement chargeacutee de son propre veacutecu qursquoil est difficile de faire une nette seacuteparation entre elle et son auteur Par contre ce nrsquoest pas lrsquoavis de tous En effet le romancier Marcel Proust croit que cette seacuteparation est possible et mecircme neacutecessaire thegravese qursquoil preacutesente dans son texte inacheveacute Contre Sainte-Beuve Dans cet article fragmentaire Proust preacutesente sa theacuteorie litteacuteraire en attaquant celle de Sainte‑Beuve et en la testant sur Baudelaire

Nous nous proposons ainsi de commencer notre exposeacute par une bregraveve preacutesentation de la meacutethode de critique litteacuteraire de Sainte‑Beuve Puis nous nous pencherons sur la critique par Proust de cette meacutethode pour ensuite nous tourner vers lrsquointerpreacutetation de Baudelaire par Proust Finalement nous testerons cette interpreacutetation en la mettant en lien avec diverses œuvres de Baudelaire

1 La meacutethode de Sainte-BeuveCharles‑Augustin Sainte‑Beuve eacutetait un critique litteacuteraire

contemporain de Baudelaire Il a reacutevolutionneacute le monde de la critique litteacuteraire en formulant et en appliquant agrave son sujet une nouvelle theacuteorie Pour reacutesumer grossiegraverement la theacuteorie de Sainte‑Beuve consiste agrave faire lrsquoeacutetude de la biographie drsquoun auteur pour bien comprendre son œuvre Proust deacutecrit lui‑mecircme la theacuteorie de Sainte‑Beuve mais nous avons cru bon drsquoaller jeter un coup drsquoœil chez Sainte‑Beuve lui‑mecircme pour valider les propos de Proust Dans ses Portraits litteacuteraires Sainte‑Beuve critique les biographes qui pensent connaicirctre lrsquohomme agrave travers leurs œuvres seulement laquo Les biographes srsquoeacutetaient imagineacute je ne sais pourquoi que lrsquohistoire drsquoun eacutecrivain eacutetait tout entiegravere dans ses eacutecrits et leur critique superficielle ne poussait pas jusqursquoagrave lrsquohomme au fond du poegravete1 raquo Sainte‑Beuve

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a donc deacuteveloppeacute sa theacuteorie en srsquoopposant agrave ce genre drsquohistoire litteacuteraire Selon lui il faut faire une histoire tregraves seacuterieuse du passeacute du poegravete pour arriver agrave le comprendre Si on arrive agrave saisir les moments charniegraveres de la vie drsquoun artiste on arrive agrave saisir son œuvre

[Le] point essentiel dans une vie de grand eacutecrivain de grand poegravete est celui‑ci saisir embrasser et analyser tout lrsquohomme au moment ougrave par un concours plus ou moins lent ou facile son geacutenie son eacuteducation et les circonstances se sont accordeacutes de telle sorte que qursquoil [sic] ait enfanteacute son premier chef‑drsquoœuvre Si vous comprenez le poegravete agrave ce moment critique si vous deacutenouez ce nœud auquel tout en lui se liera deacutesormais si vous trouvez pour ainsi dire la clef de cet anneau mysteacuterieux moitieacute de fer moitieacute de diamant qui rattache sa seconde existence radieuse eacuteblouissante et solennelle agrave son existence premiegravere obscure refouleacutee solitaire et dont drsquoune fois il voudrait deacutevorer la meacutemoire alors on peut dire de vous que vous posseacutedez agrave fond et que vous savez votre poegravete2

Ainsi Sainte‑Beuve renverse ce qui eacutetait pratiqueacute avant lui on passe de lrsquoeacutetude de lrsquoœuvre pour comprendre lrsquoartiste agrave lrsquoeacutetude de lrsquoartiste pour comprendre son œuvre Crsquoest la vie de lrsquoartiste lui‑mecircme qui eacuteclaire son œuvre et non lrsquoinverse

Pour faire ses critiques drsquoœuvres litteacuteraires Sainte‑Beuve faisait de veacuteritables enquecirctes allait voir les proches de ceux qursquoil eacutetudiait pour pouvoir appliquer sa meacutethode Par exemple pour pouvoir parler de lrsquoœuvre de Stendhal il allait avant tout cocirctoyer et interroger les amis de Stendhal Ceux‑ci pouvaient lui reacuteveacuteler des choses meacuteconnues sur leur ami ce qui permettait agrave Sainte‑Beuve de deacutevelopper des liens avec son œuvre De cette maniegravere Sainte‑Beuve a beaucoup eacutecrit sur ses contemporains et a aideacute ces derniers agrave percer dans le monde litteacuteraire

2 Le Contre Sainte‑Beuve de ProustProust srsquoattaquera agrave cette theacuteorie de Sainte‑Beuve Il reprochera

agrave Sainte‑Beuve lrsquoimportance qursquoil accorde agrave la biographie de lrsquoartiste pour comprendre son œuvre sa faccedilon de laquo ne pas seacuteparer lrsquohomme

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et lrsquoœuvre3 raquo Selon Proust il y a une distinction importante agrave faire entre lrsquoindividu mondain et lrsquoartiste creacuteateur en lui Au moment de lrsquoeacutecriture lrsquoartiste se deacutetache de lrsquoindividu il agit de maniegravere autonome laquo Un livre est le produit drsquoun autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes dans la socieacuteteacute dans nos vices Ce moi‑lagrave si nous voulons essayer de le comprendre crsquoest au fond de nous‑mecircme en essayant de le recreacuteer en nous que nous pouvons y parvenir4 raquo Ce deuxiegraveme moi lrsquoartiste nrsquoest compreacutehensible que par lrsquoindividu qui lrsquohabite et non par un tiers exteacuterieur mecircme si ce tiers est tregraves proche de lrsquoindividu Lrsquoartiste nrsquoest accessible agrave personne il ne se reacutevegravele jamais en tant que personne faisant partie de la socieacuteteacute mais seulement agrave travers ses œuvres Comme nous lrsquoavons dit plus haut Sainte‑Beuve croyait qursquoil eacutetait important drsquointerroger les gens proches de lrsquoartiste eacutetudieacute pour pouvoir mieux le connaicirctre lui et sa poeacutesie Au contraire Proust affirme que lrsquoamitieacute peut nuire au jugement laquo En quoi le fait drsquoavoir eacuteteacute lrsquoami de Stendhal permet‑il de le mieux juger Il est probable au contraire que cela gecircnerait beaucoup pour cela5 raquo En effet un ami peut avoir une vision biaiseacutee de son proche Il peut vouloir le deacutefendre caricaturer ses qualiteacutes omettre ses deacutefauts etc

En somme Proust nrsquoest pas du tout un sympathisant de la meacutethode de Sainte‑Beuve et voici ce qui peut reacutesumer sa critique geacuteneacuterale laquo En aucun temps Sainte‑Beuve ne semble avoir compris ce qursquoil y a de particulier dans lrsquoinspiration et le travail litteacuteraire et ce qui le diffeacuterencie entiegraverement des occupations des autres hommes et des autres occupations de lrsquoeacutecrivain6 raquo

Il est possible de mettre en relation cette critique de Sainte‑Beuve par Proust avec lrsquoœuvre baudelairienne ndash quoique Sainte‑Beuve ait tregraves peu eacutecrit sur ce dernier Proust fait une distinction claire et preacutecise entre lrsquoindividu et le poegravete Lrsquoindividu Baudelaire est le Baudelaire de la vie de tous les jours agrave la fois le dandy et laquo lrsquohomme drsquoesprit raquo de Sainte‑Beuve Cet individu peut ecirctre profond il peut entretenir des relations sincegraveres avec les amis mais il se distingue tout de mecircme du poegravete Le poegravete Baudelaire est secret cacheacute au plus profond de lrsquoindividu Baudelaire et ne ressort que dans la creacuteation artistique Proust en vient agrave affirmer laquo que lrsquohomme qui vit dans

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un mecircme corps avec tout grand geacutenie a peu de rapport avec lui que crsquoest lui que ses intimes connaissent et qursquoainsi il est absurde de juger comme Sainte‑Beuve le poegravete par lrsquohomme ou par le dire de ses amis Quant agrave lrsquohomme lui‑mecircme il nrsquoest qursquoun homme et peut parfaitement ignorer ce que veut le poegravete qui vit en lui7 raquo Cette deacuteclaration est extrecircmement lourde et puissante Proust fait une seacuteparation si marqueacutee entre lrsquoindividu et le poegravete qursquoil est fort possible que lrsquoindividu ne puisse mecircme pas comprendre le poegravete qui vit en lui

Pour mieux illustrer son propos Proust nous fait part de sa theacuteorie sur lrsquoindividu laquo Notre personne morale se compose de plusieurs personnes superposeacutees Cela est peut‑ecirctre plus sensible encore pour les poegravetes qui ont un ciel de plus un ciel intermeacutediaire entre le ciel de leur geacutenie et celui de leur intelligence de leur bonteacute de leur finesse journaliegravere crsquoest leur prose8 raquo Une personne a ainsi plusieurs facettes en elle et elle montre la plupart de ses facettes durant la vie de tous les jours Toutefois les artistes ont une facette de plus qursquoils ne montrent pas de faccedilon journaliegravere et crsquoest leur inspiration poeacutetique

On peut ainsi comprendre ce que Proust reproche agrave Sainte‑Beuve Bien entendu srsquoil considegravere qursquoil y a une seacuteparation nette entre la personne et lrsquoartiste que le cocircteacute artistique drsquoun poegravete se deacuterobe agrave tout le monde voire agrave lrsquoindividu mecircme chez lequel il se manifeste on comprend facilement que Proust soit contre lrsquoideacutee drsquoanalyser une œuvre agrave partir de lrsquoindividu laquo Dans lrsquohomme dans lrsquohomme de la vie des dicircners de lrsquoambition il ne reste plus rien et crsquoest celui‑lagrave agrave qui Sainte‑Beuve preacutetend demander lrsquoessence de lrsquoautre dont il nrsquoa rien gardeacute9 raquo Lrsquoautre crsquoest le poegravete Il est absurde de demander agrave lrsquoindividu mondain des renseignements qui pourraient expliquer sa poeacutesie alors que cet individu nrsquoest pas le poegravete

3 Le Baudelaire de ProustDeacutesormais nous savons que Proust srsquooppose fermement agrave la

meacutethode de Sainte‑Beuve De plus nous savons que Proust pense pouvoir appliquer sa propre theacuteorie agrave Baudelaire Voyons maintenant de quelle faccedilon concregravetement Proust interpregravete la poeacutesie de

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Baudelaire Proust commente plusieurs vers de Baudelaire drsquoune maniegravere assez disparate Nous nous proposons de seulement nous pencher sur un des poegravemes citeacutes par Proust laquo Les Petites Vieilles raquo Nous choisissons en particulier ce poegraveme des Fleurs du mal pour plusieurs raisons Premiegraverement crsquoest lrsquoun des poegravemes les plus citeacutes par Proust Deuxiegravemement il rend bien compte des thegraveses de Proust Troisiegravemement nous pourrons nous‑mecircme le reprendre pour faire notre propre critique de cette probleacutematique autour de Baudelaire

Proust souligne une opposition dans la poeacutesie de Baudelaire Il y remarque un meacutelange de sensibiliteacute et drsquoinsensibiliteacute Dans laquo Les Petites Vieilles raquo on constate cette alternance entre la compassion et une certaine cruauteacute Quel est le sentiment de Baudelaire Est‑il compatissant souffre‑t‑il lui‑mecircme de la douleur de ces vieilles dames qursquoil appelle des laquo monstres raquo

Ils rampent flagelleacutes par les bises iniques Freacutemissant au fracas roulant des omnibus [hellip] Se traicircnent comme font les animaux blesseacutes10

Ou au contraire jouit‑il de leur souffrance

Mais moi moi qui de loin tendrement vous surveille Lrsquoœil inquiet fixeacute sur vos pas incertains Tout comme si jrsquoeacutetais votre pegravere ocirc merveille Je goucircte agrave votre insu des plaisirs clandestins11

Ces deux passages sont citeacutes par Proust pour montrer le talent de Baudelaire dans sa manipulation de la sensibiliteacute Agrave propos du premier passage Proust affirme laquo cruel il [Baudelaire] lrsquoest dans sa poeacutesie cruel avec infiniment de sensibiliteacute drsquoautant plus eacutetonnant dans sa dureteacute que les souffrances qursquoil raille qursquoil preacutesente avec cette impassibiliteacute on sent qursquoil les a ressenties jusqursquoau fond de ses nerfs Il est certain que dans un poegraveme sublime comme ldquo Les Petites Vieilles rdquo il nrsquoy a pas une de leurs souffrances qui lui eacutechappe [hellip] il est dans leur corps il freacutemit avec leurs nerfs il frissonne avec leur[s] faiblesses12 raquo Donc drsquoapregraves les premiers vers du poegraveme Proust est

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drsquoavis que Baudelaire est doteacute drsquoune grande sensibiliteacute qursquoil a ducirc souffrir de la mecircme faccedilon que les vieilles Toutefois il affirmera plus loin que la force de la poeacutesie de Baudelaire vient de sa capaciteacute agrave peindre la souffrance sans la ressentir Crsquoest ce qursquoil va dire agrave propos du deuxiegraveme passage laquo cette subordination de la sensibiliteacute agrave la veacuteriteacute agrave lrsquoexpression est‑elle au fond une marque du geacutenie de la force de lrsquoart supeacuterieur agrave la pitieacute individuelle Mais il y a plus eacutetrange que cela dans le cas de Baudelaire Dans les sublimes expressions qursquoil a donneacutees de certains sentiments il semble qursquoil ait fait une peinture exteacuterieure de leur forme sans sympathiser avec eux13 raquo Plus loin laquo Il semble qursquoil eacuteternise par la force extraordinaire inouiumle du verbe [hellip] un sentiment qursquoil srsquoefforce de ne pas ressentir au moment ougrave il le nomme ougrave il le peint plutocirct qursquoil ne lrsquoexprime14 raquo Pour appuyer son propos Proust fait encore une fois reacutefeacuterence au poegraveme laquo Les Petites Vieilles raquo Il souligne ces vers

Lrsquoune par sa patrie au malheur exerceacutee Lrsquoautre que son eacutepoux surchargea de douleurs Lrsquoautre par son enfant Madone transperceacutee Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs 15

Proust en dit laquo Exerceacutee est admirable surchargeacutee est admirable transperceacutee est admirable Chacun pose sur lrsquoideacutee une de ces belles formes sombres eacuteclatantes nourrissantes Mais a‑t‑il lrsquoair de laquo compatir raquo drsquoecirctre dans ces cœurs 16 raquo

Ainsi si nous comprenons bien les propos de Proust et que nous tentons de faire le lien avec sa critique de Sainte‑Beuve lrsquoindividu Baudelaire aurait eacutenormeacutement souffert aurait possiblement compati avec les vieilles femmes qursquoil deacutecrit mais lors de lrsquoeacutecriture lorsque le poegravete Baudelaire prend le controcircle cette sensibiliteacute et cette compassion ne sont plus Crsquoest lrsquoinspiration poeacutetique qui entre en jeu Agrave travers ses poegravemes on peut possiblement deviner que Baudelaire a souffert mecircme Sainte‑Beuve le dit laquo Vous avez ducirc beaucoup souffrir mon cher enfant17 raquo Mais apregraves avoir dit cela est‑ce que lrsquoon en apprend plus sur sa poeacutesie La reacuteponse de Proust serait certainement non Selon lui la beauteacute du verbe de Baudelaire vient

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justement de la cruauteacute des portraits du manque de sensibiliteacute dans la peinture de choses qui en requiegraverent tant Qui est capable de faire preuve drsquoun tel manque de sensibiliteacute Certainement pas lrsquoindividu mais bien sucircr le poegravete

La partie du Contre Sainte-Beuve dans laquelle Proust fait part de ses ideacutees sur Baudelaire se termine par une audacieuse proposition qui suggegravere que lrsquoinspiration serait un objet transcendant les eacutepoques laquo Il [Baudelaire] a surtout [hellip] une ressemblance fantastique avec Hugo Vigny et Leconte de Lisle comme si tous les quatre nrsquoeacutetaient que des eacutepreuves un peu diffeacuterentes drsquoun mecircme visage du visage de ce grand poegravete qui au fond est un depuis le commencement du monde dont la vie intermittente mais aussi longue que celle de lrsquohumaniteacute eut en ce siegravecle ses heures tourmenteacutees et cruelles18 raquo La theacuteorie litteacuteraire de Proust srsquoapplique alors semble‑t‑il agrave nrsquoimporte quel artiste ndash du moins agrave nrsquoimporte quel poegravete Elle suppose une sorte drsquoinspiration poeacutetique transcendante qui surgit agrave travers lrsquoœuvre drsquoartistes qui ont su la capter et la transmettre Une telle vision de lrsquoart est assureacutement critiquable drsquoun point de vue meacutetaphysique eacutetant extrecircmement lourde de conseacutequences mais elle est drsquoune richesse bien plus grande que celle de Sainte‑Beuve drsquoun point de vue litteacuteraire

4 Comment faut-il lire Baudelaire La critique de Proust nous paraicirct remarquable et assez

convaincante Toutefois nous souhaitons y apporter quelques nuances De prime abord le personnage de Baudelaire est si complexe qursquoil nous semble agrave la fois vain et indispensable de faire une certaine eacutetude biographique pour comprendre son œuvre vain drsquoapregraves la theacuteorie de Proust mais eacutegalement agrave cause de la complexiteacute du personnage pouvant facilement mener agrave des incoheacuterences avec ses textes indispensable car cette mecircme complexiteacute peut expliquer la complexiteacute de son œuvre Nous proposons ainsi qursquoil est leacutegitime de faire deux sortes drsquoeacutetude litteacuteraire La premiegravere serait celle suggeacutereacutee par Proust une eacutetude de lrsquoœuvre pour elle‑mecircme sans se soucier du veacutecu de son auteur La deuxiegraveme incorporerait des eacuteleacutements biographiques de lrsquoauteur mais seulement pour expliquer certains

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eacuteleacutements incompreacutehensibles et non pour expliquer toute lrsquoœuvre Dans les deux cas nous rejetons la meacutethode de Sainte‑Beuve qui nous semble ecirctre de lrsquohistoire plutocirct que de la litteacuterature

La theacuteorie litteacuteraire de Proust est tregraves convaincante dans lrsquoeacutetude de poegravemes comme laquo Les Petites Vieilles raquo En effet que lrsquoon sache si Baudelaire a reacuteellement souffert avec ces vieilles dames ou non cela a peu drsquoimportance dans la lecture du poegraveme Toutefois nous croyons que la seacuteparation que fait Proust entre le poegravete et lrsquoindividu mondain est trop forte On ne peut pas nier que lrsquoindividu et le poegravete soient la mecircme personne et que chaque cocircteacute de cette personne influence lrsquoautre Par exemple le dandy est une posture agrave la fois mondaine et litteacuteraire chez Baudelaire Le dandy litteacuteraire influence certainement le dandy apparent et vice versa

De plus en affirmant que le poegravete en tant qursquoinspiration coupeacutee de lrsquoindividu peut parfois agir sans que lrsquoindividu srsquoen rende totalement compte fait surgir lrsquoideacutee drsquoinconscient En effet lrsquoinconscient pourrait ecirctre cette inspiration deacutetacheacutee de lrsquoindividu qui agit en quelque sorte sans que lrsquoautre srsquoen rende compte Agrave lrsquoinverse le poegravete pourrait ecirctre influenceacute inconsciemment par sa vie mondaine Il se joue ainsi une eacutetrange interaction entre le poegravete lrsquoindividu et lrsquoinconscient le veacutecu influence lrsquoinconscient qui lui-mecircme influence le poegravete En fait nous ne croyons pas que Proust serait neacutecessairement contre une telle affirmation Tout ce que Proust veut signaler crsquoest qursquoil ne faut pas chercher de reacuteponse dans la vie drsquoun poegravete mais plutocirct dans lrsquoœuvre elle-mecircme Au final que ce soit lrsquoinconscient le poegravete ou lrsquoindividu mondain qui fait le travail drsquoartiste cela a peu drsquoimportance puisque ce que lrsquoon doit consideacuterer crsquoest lrsquoœuvre pour elle‑mecircme

Nous croyons ainsi qursquoil ne faut pas nier les liens entre le poegravete et lrsquoindividu mondain ce serait absurde Toutefois pour savoir appreacutecier une œuvre comme Les Fleurs du mal il est souvent sans importance de connaicirctre la vie de Baudelaire Et mecircme parfois cela peut nuire agrave lrsquoeffet sur le lecteur que de tenter de faire des liens avec lrsquoauteur La force de la theacuteorie de Proust vient ainsi de la possibiliteacute drsquointerpreacuteter lrsquoœuvre pour elle‑mecircme elle accorde une autonomie agrave lrsquoœuvre qui permet une plus grande liberteacute au lecteur

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Par contre peut‑on eacutetudier tous les textes de Baudelaire de cette faccedilon En effet les textes de Baudelaire ne sont pas tous comme Les Fleurs du mal Ce recueil de poeacutesie ne se veut pas une œuvre autobiographique bien qursquoelle contienne certainement des eacuteleacutements importants relieacutes agrave la vie de son auteur Comme nous lrsquoavons dit plus haut mecircme si une œuvre est influenceacutee par la vie de son auteur lrsquoœuvre peut vivre drsquoelle‑mecircme Toutefois qursquoen est‑il des textes qui srsquoaffichent comme autobiographiques ou comme des reacuteflexions personnelles Baudelaire nrsquoa pas composeacute que de la poeacutesie que lrsquoon peut lire uniquement pour soi il a eacutegalement eacutecrit des textes plus intimes Des textes comme Fuseacutees et Mon cœur mis agrave nu font partie de ce qursquoon appelle les Journaux intimes de Baudelaire et ont un caractegravere bien plus personnel que Les Fleurs du mal Comment doit‑on lire ces textes en particulier Est‑ce que la theacuteorie litteacuteraire de Proust srsquoapplique agrave ce genre de textes Telles sont les questions sur lesquelles nous voulons nous pencher pour clore notre eacutetude

Bien que des textes comme Fuseacutees et Mon cœur mis agrave nu soient plus personnels que Les Fleurs du mal il reste qursquoils ne doivent pas ecirctre consideacutereacutes comme simplement et neacutecessairement autobiographiques Ces œuvres sont des fragments de manuscrits de Baudelaire et ont eacuteteacute publieacutees agrave titre posthume uniquement Elles ont eacuteteacute rassembleacutees sous le titre Journaux intimes un peu agrave tort puisqursquoelles ne sont pas le fruit drsquoun partage quotidien de Baudelaire Lui-mecircme affirme tregraves clairement que Mon cœur mis agrave nu nrsquoest pas un journal mais plutocirct un texte dans lequel il peut noter ses reacuteflexions quand lrsquoinspiration est preacutesente laquo (Je peux commencer Mon cœur mis agrave nu nrsquoimporte ougrave nrsquoimporte comment et le continuer au jour le jour suivant lrsquoinspiration du jour et de la circonstance pourvu que lrsquoinspiration soit vive)19 raquo Mecircme agrave partir des mots de Baudelaire on peut voir lrsquoimportance primordiale de lrsquoinspiration comme le suggegravere Proust Ainsi mecircme pour des textes plus proches encore de la vie de lrsquoartiste il est possible de les lire pour eux‑mecircmes

Toutefois cela ne veut pas dire que lrsquoeacutetude drsquoun texte litteacuteraire en lien avec la biographie de lrsquoauteur soit complegravetement futile On peut sans doute lire Mon cœur mis agrave nu sans rien connaicirctre de Baudelaire et en retirer quelque chose Mais on peut en retirer autre chose si

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lrsquoon fait des liens avec le veacutecu de Baudelaire Mon cœur mis agrave nu nrsquoest peut‑ecirctre pas une œuvre autobiographique mais elle reste un partage de reacuteflexions personnelles que lrsquoon peut sans doute mieux comprendre si on les met en lien avec la vie de lrsquoauteur Il y a une certaine richesse dans lrsquoeacutetude des liens entre lrsquoauteur et son œuvre car elle permet une compreacutehension non seulement plus juste de la penseacutee de lrsquoauteur mais surtout possiblement diffeacuterente

En drsquoautres mots il y a certainement un bienfait agrave lire un texte en le rapportant agrave des faits veacutecus de lrsquoauteur Cela nrsquoempecircche pas lrsquoautonomie de lrsquoœuvre drsquoart Elle arrive tout de mecircme agrave vivre par elle‑mecircme Nous voulons simplement dire que les deux niveaux de lecture apportent une richesse diffeacuterente et sont ainsi compleacutementaires Si lors de la lecture drsquoun poegraveme de Baudelaire le lecteur ressent quelque chose mais qursquoil se rend ensuite compte que ce nrsquoeacutetait sucircrement pas lrsquoobjectif de Baudelaire cela nrsquoenlegraveve rien au sentiment deacutejagrave veacutecu

ConclusionEn reacutesumeacute nous avons preacutesenteacute diffeacuterentes theacuteories litteacuteraires

pour nous aider agrave mieux lire Baudelaire Celle de Sainte‑Beuve suggegravere qursquoil faille eacutetudier la vie drsquoun auteur pour bien comprendre son œuvre Au contraire Proust propose de seacuteparer nettement lrsquoœuvre de son auteur et de la lire uniquement pour elle‑mecircme Pour nuancer nous avons affirmeacute qursquoune meacutethode alliant les deux theacuteories peut ecirctre fructueuse mecircme si nous croyons que celle de Proust ne doit pas ecirctre mise de cocircteacute La theacuteorie de Proust nous semble enrichissante mais il ne faut pas rejeter complegravetement une certaine analyse biographique qui peut apporter une vision compleacutementaire de lrsquoœuvre Toutefois lrsquoanalyse uniquement biographique de Sainte‑Beuve du moins telle que Proust la preacutesente nous paraicirct superficielle

Ainsi agrave la question laquo Comment faut‑il lire Baudelaire raquo nous reacutepondons qursquoil y a deux faccedilons de le faire la premiegravere eacutetant de laisser lrsquoœuvre parler drsquoelle‑mecircme la deuxiegraveme eacutetant de faire des liens avec le veacutecu de lrsquoartiste Plutocirct que de mettre une sorte drsquointerpreacutetation au‑dessus drsquoune autre nous estimons qursquoil est preacutefeacuterable de ne pas se limiter agrave une seule ou de ne pas accorder une importance trop grande agrave une seule Neacuteanmoins peut‑on reconnaicirctre

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un bon auteur par sa capaciteacute agrave faire vivre son œuvre par elle‑mecircme Voilagrave une autre question inteacuteressante agrave laquelle Proust reacutepondrait probablement oui

1 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Portraits litteacuteraires Paris Robert Laffont 1993 p 23

2 Ibid p 243 Marcel Proust laquo Contre Sainte‑Beuve raquo Contre Sainte-Beuve preacuteceacutedeacute

de Pastiches et meacutelanges et suivi de Essais et articles Paris Gallimard 1971 p 221

4 Ibid p 221‑2225 Ibid p 2226 Ibid p 2247 Ibid p 2488 Ibid p 2499 Ibid p 25010 Charles Baudelaire Les Fleurs du mal et autres poegravemes Paris Garnier‑

Flammarion 1964 p 11111 Ibid p 11312 Marcel Proust loc cit p 25013 Ibid p 252 14 Ibid15 Charles Baudelaire op cit p 11216 Marcel Proust loc cit p 25317 Ibid p 24418 Ibid p 26219 Charles Baudelaire laquo Mon cœur mis agrave nu raquo dans Mon cœur mis agrave nu

Fuseacutees Penseacutees eacuteparses Paris Livre de poche 1972 p 45

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Le dandysme baudelairienDelphine GinGras Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Le dandysme comporte deux aspects qui srsquoinfluencent lrsquoun et lrsquoautre Drsquoun cocircteacute il y a le dandy mondain lrsquoexemple historique de la maniegravere par laquelle le dandysme srsquoest veacutecu dans le monde de lrsquoautre il y a le dandysme litteacuteraire tel qursquoil a eacuteteacute incarneacute par des personnages de fiction et dans les ouvrages qui ont eacuteteacute eacutecrits sur le sujet Les exemples de Jules Barbey DrsquoAurevilly et de Charles Baudelaire nous permettront de comprendre la relation entre ces deux aspects Ces deux auteurs ont une influence sur la notion de dandysme autant par leur mode de vie que par leurs eacutecrits Le preacutesent article propose de comparer les textes theacuteoriques de Barbey DrsquoAurevilly et de Baudelaire pour comprendre ces relations et faire ressortir lrsquooriginaliteacute de la position baudelairienne

IntroductionLe dandysme srsquoinstalle en France en 18151 et y gagne drsquoabord

les Boulevards et le Paris mondain avant de devenir la figure intellectuelle du dandy dit litteacuteraire ce qui marque une transformation dans la notion de laquo dandysme raquo Plusieurs noms peuvent ecirctre associeacutes agrave la deuxiegraveme forme du dandysme Entre autres on compte parmi ceux qui ont permis le passage au monde litteacuteraire Jules Barbey drsquoAurevilly qui a eacutecrit la premiegravere theacuteorie du dandysme dans son essai de 1845 Du dandysme et de George Brummell et Charles Baudelaire qui a theacuteoriseacute sur le dandysme dans certains de ses textes notamment le neuviegraveme chapitre du Peintre de la vie moderne paru en 1863 Je mrsquointeacuteresserai ici aux theacuteories du dandysme qui ressortent de ces textes phares en mettant lrsquoaccent sur lrsquooriginaliteacute de la position de Baudelaire

Baudelaire a lu Barbey et en parle degraves 1846 dans le Salon de 18462 Entre ce texte et le Peintre de la vie moderne Baudelaire forge sa propre theacuteorie et incarne le dandysme agrave sa maniegravere En

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faisant ressortir les innovations de cet auteur sur cette notion je souhaite rendre compte de la reacuteception litteacuteraire de Barbey chez Baudelaire dans ce qui lui est propre Je preacutesenterai drsquoabord quelques notions importantes pour notre sujet avant de mrsquoarrecircter aux theacuteories respectives de nos deux auteurs puis je relegraveverai certains thegravemes (le contexte lrsquoapparence et le rapport agrave la norme) pour y montrer les particulariteacutes de chacun de ces auteurs

1 Dandysme mondain et dandysme litteacuteraireIl faut drsquoabord marquer la distinction entre le dandysme mondain

et le dandysme litteacuteraire Dans son ouvrage de 2010 Le dandysme litteacuteraire en France au xixe siegravecle Karin Becker marque drsquoentreacutee de jeu le caractegravere double du pheacutenomegravene du dandysme en montrant qursquoil est au xixe siegravecle un pheacutenomegravene agrave la fois social et litteacuteraire Ces deux aspects sont lieacutes drsquoune maniegravere qui ne donne pas plus drsquoimportance agrave lrsquoun ou lrsquoautre si le dandysme litteacuteraire a eu besoin du pheacutenomegravene social pour exister le dandy mondain nrsquoen est pas moins inspireacute et modeleacute par ce qui srsquoest eacutecrit sur lui incarnant dans le monde le mythe qursquoil permet lui‑mecircme de bacirctir En ce sens Becker note dans son introduction

Si le terme eacutetait au deacutebut peacutejoratif deacutesignant une personne ridicule raide hautaine et bizarrement habilleacutee [hellip] la reacuteputation du dandy ne tarde pas agrave srsquoameacuteliorer avec la monteacutee progressive du pheacutenomegravene dans la capitale franccedilaise au cours de la Monarchie de Juillet Cette nouvelle valorisation reacutesulte surtout de la naissance du dandysme litteacuteraire deacutesormais un laquo dandy raquo nrsquoest plus neacutecessairement un mondain vaniteux un mannequin adonneacute aux plaisirs des boulevards mais un eacutecrivain ou un artiste qui se deacutefinit par une digniteacute toute spirituelle se situant au‑dessus du commun des hommes gracircce agrave ses talents creacuteateurs En mecircme temps cette forme drsquoexistence devient un objet drsquoeacutetude3

Ce passage souligne bien la relation entre le pheacutenomegravene social et lrsquoaspect litteacuteraire mais nous eacuteclaire aussi sur la nature du dandy litteacuteraire Barbey et Baudelaire ne se deacutemarquent pas qursquoen

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Le dandysme baudelairien

theacuteorisant sur le dandysme leur faccedilon drsquoincarner le dandysme fait se modifier le concept Lrsquoaspect social et vestimentaire des premiers dandys se transforme et prend la forme drsquoun mode de vie litteacuteraire particuliegraverement avec Baudelaire comme nous le verrons De plus leur inteacuterecirct pour la figure du dandy alors qursquoils sont eux-mecircmes dandys illustre bien les mots de Baudelaire laquo crsquoest une espegravece de culte de soi‑mecircme4 raquo

Le dandy historique ou mondain crsquoest celui qui habite les villes qui porte tel ou tel vecirctement eacuteleacutegant crsquoest lrsquohomme5 concret Crsquoest aussi le dandy qui ne se soucie que de la part concregravete du dandysme Nous le verrons avec Baudelaire pour certains pour la masse le dandysme nrsquoest qursquoune affaire de style et de mode de vie Il suffirait de suivre certaines regravegles de base pour ecirctre tout agrave coup consideacutereacute comme un dandy Baudelaire deacutecriera cette interpreacutetation Le dandysme litteacuteraire quant agrave lui est une justification intellectuelle et spirituelle de la position marginale du dandy dans la socieacuteteacute telle que deacuteveloppeacutee dans le discours litteacuteraire Cette notion renvoie aux personnages fictifs aux eacutecrivains et au dandysme theacuteorique ideacutealiseacute tel que les textes le deacutecrivent mais que lrsquohomme du monde eacutechoue agrave reproduire Cela dit la forme historique du dandysme nrsquoest pas disqualifieacutee par lrsquoincapaciteacute de lrsquohomme agrave incarner le dandy ideacuteal de la litteacuterature Au contraire le dandy historique est la condition drsquoexistence du discours sur le dandysme et les deux aspects sont interdeacutependants Becker insiste sur cette relation et en fait le fil conducteur de tout son ouvrage eacutecrivant laquo il faut retenir le fait historique que le dandysme litteacuteraire est justement issu de ce dandysme mondain gracircce agrave la volonteacute des dandys‑poegravetes de se deacutefinir par une noblesse de lrsquoesprit qui deacutepasse lrsquoeffet facile drsquoune apparence splendide6 raquo

11 George BrummellAvant de consideacuterer les theacuteories respectives des deux auteurs

qui nous inteacuteressent ici dressons un portrait de lrsquoinventeur du dandysme George Brummell Dit laquo Beau Brummell raquo il se trouve agrave la base de lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly et sera aussi nommeacute par Baudelaire comme lrsquoun des pegraveres du dandysme Becker mettant

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en application ce qui a eacuteteacute eacutetabli preacuteceacutedemment preacutesente un tel portrait dans ce qursquoil a de paradoxal Lrsquoexemple de Brummell justifie sa deacutemarche les faits reacuteels sont recouverts par quantiteacute drsquoanecdotes ce qui rend difficile drsquoeacutecrire une biographie deacutefinitive de ce personnage Or crsquoest justement lagrave que lrsquoaspect litteacuteraire entre en jeu Le dandysme srsquoest construit sur le modegravele de Brummell mais crsquoest autant lrsquohomme reacuteel que lrsquohomme litteacuteraire qui marque les esprits Le livre que Barbey drsquoAurevilly eacutecrira sur lui est tributaire de cela Srsquoil srsquointeacuteresse vaguement aux faits historiques son texte fixe lrsquoimage du dandysme drsquoune maniegravere quasiment mythique Il ne pourrait en ecirctre autrement puisque Brummell nrsquoa livreacute son ecirctre qursquoagrave la maniegravere drsquoun spectacle laquo Les admirateurs de Beau Brummell sont donc dupes drsquoune construction en trompe‑lrsquoœil le personnage mythique du dandy est une belle illusion et sa vie entiegravere une œuvre drsquoart largement inventeacutee7 raquo Il nrsquoimporte guegravere que les faits rapporteacutes par Barbey drsquoAurevilly deacutecoulent plus du mythe que de la reacutealiteacute puisque la reacutealiteacute tient elle‑mecircme de la fiction que Brummell a pris soin de construire et drsquoentretenir Degraves le deacutepart la theacuteorie du dandysme repose sur une construction qui se soucie bien peu de la reacutealiteacute historique tout en ayant un effet sur le pheacutenomegravene social laquo ce sera Barbey qui creacuteera par son discours suggestif lrsquoimage eacuteternelle de la creacuteature parfaite sans eacutegale hors de porteacutee pour le commun des hommes il fait sublimer le personnage dans une mesure qui en fait lrsquoincarnation atemporelle du dandy8 raquo Faisant de Brummell lrsquoarcheacutetype inaccessible du dandysme il se sert de son exemple pour en dresser les codes creacuteant agrave partir de lui une abstraction agrave laquelle les autres devront tant bien que mal tenter de ressembler

Autant dans lrsquoouvrage de Becker que dans le texte de Barbey drsquoAurevilly la preacutesentation du dandysme par lrsquoexemple de Brummell passe par des consideacuterations biographiques et des anecdotes Neacute sans titre en Angleterre en 1778 George Brummell srsquoest deacutemarqueacute dans la bonne socieacuteteacute anglaise de Londres de 1798 agrave 18169 par son eacuteleacutegance et son originaliteacute veacuteritable tyran de lrsquoapparence et du bon mot Tous craignaient semble‑t‑il ses remarques alors qursquoil passait rapidement dans une soireacutee mondaine la quittant tout de suite apregraves

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Le dandysme baudelairien

srsquoecirctre deacutemarqueacute Deux sources informent sur le personnage qursquoa eacuteteacute Brummell une chronique reacutedigeacutee de faccedilon tregraves meacutethodique et objective par le capitaine drsquoinfanterie William Jesse (The Life of Beau Brummell 1844) et lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly paru lrsquoanneacutee suivante (Du dandysme et de George Brummell 1845) Barbey connaicirct la chronique de Jesse il la mentionne mais ne srsquoy conforme pas et va mecircme jusqursquoagrave la discreacutediter deacuteccedilu que son auteur laquo nrsquoait abouti qursquoagrave une chronique timoreacutee sans le dessous de cartes de lrsquohistoire Crsquoest lrsquoexplication historique qui manque agrave Brummell10 raquo dit‑il alors que lui‑mecircme livre un ouvrage subjectif faisant dire agrave lrsquoun des reacutecents commentateurs du texte que laquo prenant Brummell pour preacutetexte Barbey veut en reacutealiteacute eacutecrire le texte de son propre dandysme11 raquo

Ce qui ressort des biographies de nos trois dandys quand nous les mettons cocircte agrave cocircte ce sont les traits qursquoils ont en commun tous ils ont eu les moyens financiers de leur excentriciteacute gracircce agrave un heacuteritage qursquoils ont rapidement dilapideacute dans les objets de luxe et le jeu Certains scandales eacuteclatent dans chacune de ces vies les problegravemes financiers de Brummell qui le poussent agrave lrsquoexil en France ougrave il finira tout de mecircme en prison pour les dettes qursquoil aura accumuleacutees mecircme apregraves son deacutepart de lrsquoAngleterre les relations amoureuses et les textes de Barbey sont lrsquoobjet de controverses (il entretient une liaison pendant un certain temps avec la femme de son cousin et il est accuseacute de blasphegraveme agrave la sortie de son recueil Les diaboliques en 1874) pour ce qui est de Baudelaire il y a eacutevidemment le procegraves des Fleurs du mal Dans le cas de ces trois personnages lrsquoexcentriciteacute est souligneacutee par les biographes Tous sont convaincus de leur supeacuterioriteacute avec ou sans les moyens financiers pour lrsquoeacutetablir Cette attitude sera drsquoailleurs deacutecisive chez Baudelaire qui appuie sa theacuteorie du dandysme sur son expeacuterience personnelle arrivant agrave eacutetablir sa supeacuterioriteacute gracircce agrave un passage du dandysme mondain agrave un dandysme intellectuel qui se deacutemarque par ses qualiteacutes spirituelles plutocirct que par un train de vie luxueux Avant de deacutevelopper sur ces aspects de la theacuteorie baudelairienne il convient toutefois drsquoeacutetudier le travail de son preacutedeacutecesseur Barbey drsquoAurevilly

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2 Deux theacuteories du dandysme21 Le dandysme selon Barbey drsquoAurevilly

Le texte de Barbey drsquoAurevilly illustre bien la thegravese que nous suivons ici agrave savoir que les contextes historiques et litteacuteraires doivent ecirctre pris conjointement pour bien saisir la figure du dandy au xixe siegravecle Drsquoune part la composition mecircme de son texte repose sur ces deux aspects mais drsquoautre part le texte lui-mecircme a une influence des deux cocircteacutes en tant que premier texte theacuteorique sur ce mouvement lu par tous ses successeurs dont Baudelaire bien sucircr Son ouvrage sur le dandysme aura influenceacute autant la maniegravere drsquoecirctre dandy dans le monde que la litteacuterature

Barbey met lrsquoaccent sur le contexte drsquoeacutemergence du pheacutenomegravene du dandysme Agrave plusieurs reprises il rappelle le caractegravere anglais de la chose allant jusqursquoagrave affirmer que laquo Comme tout ce qui est universel humain a son nom dans la langue de Voltaire ce qui ne lrsquoest pas on est obligeacute de lrsquoy mettre et voilagrave pourquoi le mot Dandysme nrsquoest pas franccedilais Il restera eacutetranger comme la chose qursquoil exprime [hellip] [C]rsquoest la force de lrsquooriginaliteacute anglaise srsquoimprimant sur la vaniteacute humaine [hellip] qui produit ce qursquoon appelle le Dandysme Nul moyen de partager cela avec lrsquoAngleterre Crsquoest profond comme son geacutenie mecircme Singerie nrsquoest pas ressemblance12 raquo Ainsi quoique les Franccedilais essaient tant bien que mal drsquoimiter les dandys anglais il leur est impossible de devenir effectivement dandys puisque crsquoest le caractegravere anglais qui rend cela possible Barbey nrsquoen dresse pas moins une comparaison entre les Anglais et les Franccedilais pour mieux illustrer son point en insistant sur la fausseteacute de ce que les Franccedilais produisent en srsquoessayant agrave lrsquoimitation Crsquoest donc un caractegravere particulier typiquement anglais qui a rendu possible lrsquoapparition du dandysme selon Barbey drsquoAurevilly Lrsquoennui tregraves profond des Anglais les aurait rendus reacuteceptifs agrave un caractegravere tel que celui de Brummell qui dans sa vaniteacute et son originaliteacute brisait la monotonie de leur socieacuteteacute

Bien que la vaniteacute soit dans une certaine mesure agrave la base du dandysme cette caracteacuteristique ne peut produire le dandy nrsquoimporte ougrave Chez les Franccedilais ndash Barbey nomme Richelieu comme exemple paradigmatique ndash le vaniteux nrsquoest pas reccedilu de la mecircme maniegravere

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ce peuple est laquo nervo‑sanguin raquo selon lrsquoauteur il laquo va jusqursquoaux derniegraveres limites dans la foudre de ses eacutelans13 raquo Sans un certain type de foule la personnaliteacute de lrsquohomme ne produit pas le bon effet La froideur des Anglais fait briller le caractegravere du dandy Le contexte est donc tout aussi important pour la possibiliteacute du dandysme que le caractegravere de lrsquoindividu Apregraves tout le dandy trouve tout son eacuteclat dans un contexte social Hors de la socieacuteteacute il nrsquoest rien puisqursquoil nrsquoa plus de public pour reacuteagir agrave son caractegravere

Le caractegravere nrsquoen reste pas moins le terme central du traiteacute de Barbey drsquoAurevilly et crsquoest sur ce point qursquoil critique ses concitoyens En essayant drsquoimiter les Anglais les Franccedilais ne srsquointeacuteressent qursquoagrave lrsquoaspect exteacuterieur qursquoaux vecirctements et au luxe sans se preacuteoccuper de la maniegravere drsquoecirctre Crsquoest pourtant lagrave ce qui distingue le laquo mannequin de mode14 raquo du dandy pour reprendre les termes que Becker utilise dans son analyse Elle explique drsquoailleurs tregraves bien cette dynamique entre lrsquoecirctre et le paraicirctre insistant sur lrsquoaspect critique du traiteacute de Barbey

Crsquoest donc dans une ambition critique et engageacutee qursquoil deacutecrit pour ses lecteurs franccedilais le personnage de Beau Brummell qursquoil pose en modegravele absolu et parfait Son intention premiegravere est didactique voire moralisante il explique agrave son public ignorant le laquo veacuteritable dandysme raquo comme un projet total et coheacuterent englobant agrave la fois lrsquoecirctre et le paraicirctre laquo lrsquoart de la mise raquo et laquo la maniegravere drsquoecirctre raquo qui sont conccedilus comme deux pheacutenomegravenes compleacutementaires qui se conditionnent reacuteciproquement15

Elle entreprend ensuite un deacutecoupage assez bref et systeacutematique de lrsquoouvrage que je reprendrai rapidement pour faire ressortir quelques points importants les deux premiers chapitres srsquointeacuteressent aux ideacutees de vaniteacute et de fatuiteacute les troisiegraveme et quatriegraveme chapitres portent sur le contexte historique le cinquiegraveme chapitre preacutesente les deacutefinitions du dandysme les chapitres 6 agrave 11 srsquointeacuteressent agrave la biographie de Brummell et aux anecdotes agrave son sujet finalement le chapitre 12 preacutesente la conclusion et les reacuteflexions de lrsquoauteur Le deacutecoupage de lrsquoouvrage est tregraves formel et le rend semblable agrave un livre

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drsquoeacuterudition mais le lecteur doit ecirctre mis en garde sur la vraie nature de ce traiteacute

Seulement il srsquoagit lagrave drsquoun artifice de lrsquoauteur qui tend ainsi un piegravege agrave ses lecteurs et plus drsquoun historien moderne compte parmi les dupes de lrsquoeacutecrivain Car il ne faut pas oublier que le dandy‑poegravete est un speacutecialiste de lrsquoarteacutefact qui sait inventer des constructions en trompe‑lrsquoœil Il srsquoagit lagrave drsquoune strateacutegie eacuteminemment dandy qui creacutee une illusion livresque dans laquelle lrsquoeffet provoqueacute prime sur la veacuteritable nature de lrsquoouvrage16

Il faut donc prendre le texte avec preacutecautions Il preacutesente certes la theacuteorie du dandysme de Barbey drsquoAurevilly mais ses preuves sont presque une construction la preacutesentation de la biographie de Brummell eacutetant plus une confirmation forceacutee de ce qursquoavance Barbey qursquoun texte reacuteellement historique Cependant on le verra en le comparant avec Baudelaire certains eacuteleacutements theacuteoriques sont assureacutement preacutesents dans le texte bien qursquoil soit difficile de faire ressortir quelque chose de systeacutematique de la deacutemarche de lrsquoauteur qui se veut explicitement frivole (comme lrsquoeacutenonce la preacuteface) Passons donc au texte de Baudelaire afin de pouvoir mettre en place certains eacuteleacutements de comparaison

22 Le dandysme selon BaudelaireLa laquo theacuteorie raquo du dandysme de Baudelaire est principalement

preacutesenteacutee dans le chapitre IX du Peintre de la vie moderne sans toutefois srsquoy limiter La nouvelle La Fanfarlo par exemple ou certains passages de Mon cœur mis agrave nu preacutesenteraient aussi quelques eacuteleacutements de reacuteponse quant agrave la maniegravere qursquoa Baudelaire de deacutefinir le dandy Le chapitre IX du Peintre de la vie moderne srsquoouvre ainsi

Lrsquohomme riche oisif et qui mecircme blaseacute nrsquoa pas drsquoautre occupation que de courir agrave la piste du bonheur lrsquohomme eacuteleveacute dans le luxe et accoutumeacute degraves sa jeunesse agrave lrsquoobeacuteissance des autres hommes celui enfin qui nrsquoa pas drsquoautre profession

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Le dandysme baudelairien

que lrsquoeacuteleacutegance jouira toujours dans tous les temps drsquoune physionomie distincte tout agrave fait agrave part Le dandysme est une institution vague aussi bizarre que le duel tregraves ancienne puisque Ceacutesar Catilina Alcibiade nous en fournissent des types eacuteclatants tregraves geacuteneacuterale puisque Chateaubriand lrsquoa trouveacutee dans les forecircts et au bord des lacs du Nouveau Monde Le dandysme qui est une institution en dehors des lois a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets quelles que soient drsquoailleurs la fougue et lrsquoindeacutependance de leur caractegravere17

Ce premier de sept paragraphes semble eacutenoncer simplement une deacutefinition du dandy eacutenumeacuterant des critegraveres comme srsquoil suffisait de remplir la liste pour ecirctre tout agrave coup dandy On aurait tort drsquoy voir le ton de tout le chapitre dont Becker souligne le caractegravere ironique18 Drsquoailleurs lrsquoironie dont fait preuve Baudelaire dans sa theacuteorie est en accord avec lrsquoun des traits essentiels du dandy Il cherche par lagrave agrave laquo surprendre [ses] lecteurs par des provocations souvent ambivalentes19 raquo La provocation est essentielle pour le dandy qui projette son individualiteacute dans la foule et a besoin pour confirmer son originaliteacute de la reacuteaction du public Il y a lagrave paradoxe pour achever son individualisme qursquoil pousse agrave lrsquoextrecircme le dandy a besoin de la socieacuteteacute pour se distinguer Srsquoil joue un rocircle la foule est le lieu neacutecessaire de sa mise en scegravene

Apregraves le premier paragraphe Becker souligne le changement de ton de Baudelaire Les deuxiegraveme et troisiegraveme paragraphes forment les deux facettes drsquoune argumentation dialectique ougrave Baudelaire affirme drsquoabord lrsquoimportance de certains critegraveres exteacuterieurs (lrsquoargent lrsquoeacuteleacutegance lrsquoamour) avant de retourner son propos avec des preacutecisions qui modifient complegravetement le sens de ce que le lecteur aurait drsquoabord pris agrave la leacutegegravere Ainsi au deuxiegraveme paragraphe il insiste laquo les Franccedilais [hellip] ont drsquoabord pris soin et tregraves judicieusement de doter leurs personnages de fortunes assez vastes pour payer sans heacutesitation toutes leurs fantaisies20 raquo mais au troisiegraveme paragraphe il preacutecise laquo Si jrsquoai parleacute drsquoargent crsquoest parce que lrsquoargent est indispensable aux gens qui se font un culte de leurs passions mais le dandy nrsquoaspire pas agrave lrsquoargent comme agrave une chose essentielle

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un creacutedit indeacutefini pourrait lui suffire il abandonne cette grossiegravere passion aux mortels vulgaires21 raquo Ce proceacutedeacute permet de formuler ce qui distingue le dandy du laquo mortel vulgaire raquo Srsquoil semble avoir les mecircmes besoins que la foule il est pourtant deacutecisif que ce qui est une fin pour lrsquohomme vulgaire nrsquoest qursquoun moyen pour le dandy qui a un teacutelos beaucoup plus eacuteleveacute

La composition de ce chapitre nrsquoest pas laisseacutee au hasard Le lecteur est pousseacute agrave la reacuteflexion par le changement de ton qui eacutetait leacuteger et eacutenumeacuteratif mais qui effectue maintenant un renversement point par point faisant voir avec eacutevidence qursquoil ne srsquoagit pas comme le premier paragraphe le laissait entendre de suivre les regravegles du dandysme pour ecirctre dandy Un ecirctre moyen remplirait ces critegraveres sans comprendre que crsquoest la disposition inteacuterieure qui fait le dandy Baudelaire met lrsquoaccent assez clairement sur ce qui eacutetait deacutejagrave apparent chez Barbey lrsquoimportance du caractegravere Il theacuteorise cependant de faccedilon beaucoup plus systeacutematique que son preacutedeacutecesseur Le ton de son texte est plus seacuterieux plus scientifique Becker note

Toutes ces strateacutegies stylistiques [lrsquoargumentation structureacutee par des conjonctions et des adverbes les tournures explicatives les uniteacutes syntaxiques bregraveves lrsquoabstraction dans le vocabulaire la concision la deacuteduction logique] concourent agrave creacuteer un systegraveme de reacuteflexion rationnel qui est agrave la base drsquoune codification formaliseacutee et crsquoest exactement cette fixation des observations qui eacutetablit la theacuteorie du dandysme Baudelaire semble donc prendre au pied de la lettre la remarque de Barbey selon laquelle le dandysme serait une laquo science raquo qui meacuteriterait une eacutetude eacuterudite il offre donc une analyse seacuterieuse drsquoun sujet apparemment leacuteger [hellip] Baudelaire eacutecrit ce texte laquo seacuterieux raquo que Barbey ne voulait pas reacutealiser et il ose proposer une deacutefinition du dandysme lagrave ougrave Barbey refusait toute tentative22

Le texte de Baudelaire continue sur ce ton en abordant les thegravemes du spiritualisme et de la reacutevolte Ces deux notions reacutefegraverent agrave un critegravere interne et un critegravere externe pour caracteacuteriser le dandysme

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Le dandysme baudelairien

Le laquo spiritualisme raquo (ou laquo stoiumlcisme raquo) reacutefegravere agrave la maicirctrise des sentiments plus qursquoagrave une quelconque religion Il srsquoagit drsquoun eacutetat drsquoacircme qursquoil faut agrave tout prix conserver une maicirctrise de soi qui peut effectivement justifier la reacutefeacuterence aux stoiumlciens Becker deacutecrit le but de Baudelaire dans ce passage

[Il] ne vise pas du tout lrsquoaspect de la transcendance il insiste plutocirct sur le caractegravere institutionnel rituel et sacral sur les regravegles contraignantes sur la discipline inteacuterieure des dandys qursquoil compare aux pratiques despotiques drsquoune secte orientale et aux doctrines seacutevegraveres des jeacutesuites qui exigent une obeacuteissance aveugle Le dandysme ressemble ainsi agrave une socieacuteteacute secregravete avec ses ceacutereacutemonies et mystegraveres ougrave regravegne une loi tacite laquo non eacutecrite raquo dont la rigueur inflexible fait des adeptes laquo agrave la fois les precirctres et les victimes raquo Il srsquoagit donc drsquoune institution laquo eacutetrange raquo paradoxale puisqursquoelle exige drsquoune part la soumission absolue agrave des regravegles preacutecises et repose drsquoautre part sur lrsquoideacutee de lrsquoindeacutependance de lrsquoesprit23

Baudelaire deacutepasse le simple traiteacute de mode et donne un seacuterieux et une structure au dandysme qursquoil renforce en faisant sentir que toute activiteacute qursquoeffectue le dandy se fait agrave la maniegravere drsquoun exercice pour forger sa personnaliteacute

Le dandysme gagne aussi une porteacutee politique avec lrsquoideacutee de reacutevolte que Baudelaire introduit en disant que laquo tous sont issus drsquoune mecircme origine tous participent du mecircme caractegravere drsquoopposition et de reacutevolte tous sont des repreacutesentants de ce qursquoil y a de meilleur dans lrsquoorgueil humain de ce besoin trop rare chez ceux drsquoaujourdrsquohui de combattre et de deacutetruire la trivialiteacute De lagrave naicirct chez les dandys cette attitude hautaine de caste provocante mecircme dans sa froideur24 raquo Le dandy se deacutemarque maintenant avec des qualiteacutes qui sont agrave la fois la force de caractegravere et une reacutesistance froide agrave la trivialiteacute ce qui contraste largement avec ce que le deacutebut du chapitre deacutecrivait que lrsquoironie du ton de lrsquoauteur nous fait voir comme eacutetant lrsquoopinion commune exprimeacutee sur le dandysme Le spiritualisme eacutetait un critegravere interne crsquoest la disposition inteacuterieure qui fait le dandy mais celui‑ci a aussi un effet sur le monde exteacuterieur

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par le seul fait qursquoil se deacutemarque du commun ce qui constitue en soi une reacutevolte Cette reacutevolte crsquoest celle de lrsquohomme qui continue agrave ecirctre le meilleur de soi‑mecircme malgreacute la trivialiteacute ambiante En ce sens il faut agrave nouveau rappeler que le contexte est essentiel agrave lrsquoapparition du dandy Baudelaire le nomme laquo dernier eacuteclat drsquoheacuteroiumlsme dans les deacutecadences25 raquo puisqursquoil reste froid aristocratique et orgueilleux malgreacute la monteacutee de la deacutemocratie qui produit la meacutediocriteacute en nivelant tout La reacutevolte du dandy consiste agrave se distinguer dans un siegravecle ougrave plus personne ne se deacutemarque

La biographie de Baudelaire nous apprend que son beau‑pegravere a restreint ses moyens financiers en surveillant ses deacutepenses apregraves qursquoil se soit mis agrave dilapider lrsquoheacuteritage reccedilu de son pegravere Cette contrainte financiegravere a permis agrave Baudelaire drsquoincarner le dandysme drsquoune maniegravere nouvelle et lrsquoa fait se distancier des objets de luxe sans pour autant lui faire perdre lrsquoideacutee de sa supeacuterioriteacute Maintenant qursquoil est forceacute de quitter la vie mondaine il devient le dandy‑poegravete26 Ses moyens financiers reacuteduits ne lrsquoempecircchent pas de briller sur le plan intellectuel et creacuteatif La part spirituelle du dandysme dont il traite dans son chapitre du Peintre de la vie moderne est donc issue du mode de vie que la mise sous tutelle lui a imposeacute Son milieu change et avec lui les critegraveres qursquoil pourra utiliser pour se distinguer mais il nrsquoen reste pas moins dandy La porteacutee politique de ce changement est parfaitement ancreacutee dans lrsquoegravere deacutemocratique qui est la sienne Maintenant que le dandysme a pris une tournure intellectuelle il nrsquoest plus reacuteserveacute aux eacutelites mais il devient reacuteellement une question de caractegravere Avec Brummell le dandysme permettait agrave un homme sans titre de se deacutemarquer Lrsquohabit noir qursquoil adoptait eacutetait celui de la deacutemocratisation des cercles sociaux traditionnellement reacuteserveacutes aux bourgeois Avec Baudelaire le dandy nrsquoa mecircme plus besoin de la bonne socieacuteteacute il se deacutemarque ougrave qursquoil aille

3 ComparaisonEntre ces deux auteurs les distinctions ne font pas neacutecessairement

ressortir des erreurs de lrsquoun ou lrsquoautre dans leur description du dandysme mais surtout lrsquooriginaliteacute propre de chacun et leur apport respectif agrave un concept qui laisse place par essence agrave

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lrsquoindividualisme Des nombreuses diffeacuterences qui seacuteparent ces deux textes (agrave commencer par le style dont je ne reparlerai pas) je retiens principalement la flexibiliteacute de Baudelaire quant agrave la possibiliteacute du dandysme agrave lrsquoexteacuterieur du contexte anglais

31 Le contexteLe moment historique drsquoeacutemergence du dandysme est capital

pour nos deux auteurs Pour Barbey il nrsquoy aurait pas eu de George Brummell dans un autre contexte comme on lrsquoa dit Le caractegravere du dandy a eu beau exister agrave drsquoautres endroits en drsquoautres moments crsquoest la froideur ambiante de la socieacuteteacute anglaise qui fait tout lrsquoeacuteclat du pheacutenomegravene On lrsquoa vu et on lrsquoa deacutecrit le dandysme est un fait anglais et ne peut qursquoecirctre imiteacute par les Franccedilais le contexte social ne permettant pas lagrave lrsquoapparition drsquoun vrai dandy Drsquoailleurs dans sa conclusion il affirme qursquoil y aura toujours des dandys en Angleterre laquo De Dandy comme Brummell on nrsquoen reverra plus mais des hommes comme lui et mecircme en Angleterre quelque livreacutee que le monde leur mette on peut affirmer qursquoil y en aura toujours Ils attestent la magnifique varieacuteteacute de lrsquoœuvre divine ils sont eacuteternels comme le Caprice27 raquo Cela ne peut srsquoappliquer agrave la theacuteorie de Baudelaire selon qui le contexte historique est deacutecisif quant agrave la possibiliteacute drsquoeacutemergence du dandysme mecircme si le contexte nrsquoy est pas toujours favorable Barbey drsquoAurevilly exprime lagrave plus lrsquoimpossibiliteacute pour un Franccedilais drsquoecirctre dandy que le caractegravere exclusivement anglais du pheacutenomegravene Il conclut drsquoailleurs son traiteacute en disant qursquolaquo Alcibiade fut le plus beau type chez la plus belle des nations28 raquo

Baudelaire aussi insiste sur le contexte politique qui favorise lrsquoapparition du dandy mais en tirant des conclusions diffeacuterentes Pour lui aussi crsquoest le moment historique qui a rendu possible le dandysme mais il est important de preacuteciser que pour Baudelaire au contraire de ce qursquoen dit Barbey plusieurs peacuteriodes similaires ont deacutejagrave existeacute dans lrsquohistoire laquo Le dandysme apparaicirct surtout aux eacutepoques transitoires ougrave la deacutemocratie nrsquoest pas encore toute‑puissante ougrave lrsquoaristocratie nrsquoest que partiellement chancelante et avilie29 raquo Chez Baudelaire le rapport au contexte social est tout autre et un homme sera dandy srsquoil a le caractegravere qursquoil faut et si les conditions politiques

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sont favorables ougrave qursquoil se trouve Juste apregraves ce passage il indique drsquoailleurs que laquo le dandysme est le dernier eacuteclat drsquoheacuteroiumlsme dans les deacutecadences et le type du dandy retrouveacute par le voyageur dans lrsquoAmeacuterique du Nord nrsquoinfirme en aucune faccedilon cette ideacutee car rien nrsquoempecircche de supposer que les tribus que nous nommons sauvages soient les deacutebris de grandes civilisations disparues30 raquo Chez Barbey le contexte social speacutecifique de lrsquoAngleterre rendait de tout temps possible lrsquoapparition du dandysme Ici on voit que le dandysme est plutocirct une figure laquo heacuteroiumlque raquo qui apparaicirct aux eacutepoques transitoires ougrave que cela soit Il y a donc une bien plus grande flexibiliteacute chez Baudelaire mais dans les deux cas les auteurs sont critiques de la reacuteception du dandysme en France mecircme si Baudelaire ne va pas jusqursquoagrave conclure agrave lrsquoexclusion des Franccedilais de ce pheacutenomegravene

32 Lrsquoapparence et le rapport agrave la regravegleSi ces distinctions ont permis de deacutegager une certaine flexibiliteacute

dans la deacutefinition du dandy les ressemblances restent plus nombreuses entre les deux auteurs malgreacute leur diffeacuterence de ton Chez lrsquoun et lrsquoautre on note le soin tregraves grand qui est apporteacute par le dandy agrave son apparence physique en insistant toutefois sur le fait qursquoil serait reacuteducteur de limiter le dandysme agrave cela Pour Barbey ces consideacuterations sont importantes sans expliquer complegravetement le pheacutenomegravene laquo Les esprits qui ne voient les choses que par leur plus petit cocircteacute ont imagineacute que le Dandysme eacutetait surtout lrsquoart de la mise une heureuse et audacieuse dictature en fait de toilette et drsquoeacuteleacutegance exteacuterieure Tregraves certainement crsquoest cela aussi mais crsquoest bien davantage31 raquo Chez Baudelaire aussi il y a une remarque en ce sens mais lui va plus loin en montrant que lrsquoapparence nrsquoest qursquoune manifestation du caractegravere inteacuterieur critegravere essentiel du vrai dandy Dans les deux cas bien que le dandy se deacutemarque par son style il nrsquoy a pas de regravegles particuliegraveres qui reacutegissent son apparence Lrsquohabit noir nrsquoest pas une exigence Barbey lui‑mecircme ne lrsquoa pas adopteacute Lrsquoapparence du dandy est bien plus une expression de son caractegravere que le critegravere par lequel il marque sa supeacuterioriteacute On lrsquoa vu avec le texte de Baudelaire celui qui limiterait le dandy agrave ses vecirctements nrsquoa rien compris de la profondeur de ce personnage

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Le dandysme baudelairien

Chez ces deux auteurs le dandy est deacutecrit comme ayant un rapport ambivalent agrave la regravegle Jrsquoen ai parleacute plus tocirct pour Baudelaire il se moque du lecteur potentiel qui penserait qursquoil ne suffit que de respecter certains codes pour ecirctre dandy mais il insiste tout de mecircme sur le fait qursquoil y a des regravegles du dandysme (simplement ce ne sont pas celles que lrsquohomme vulgaire pourrait croire) Ce thegraveme est eacutegalement abordeacute par Barbey laquo Le Dandysme au contraire se joue de la regravegle et pourtant la respecte encore Il en souffre et srsquoen venge tout en la subissant il srsquoen reacuteclame quand il y eacutechappe il la domine et en est domineacute tour agrave tour double et muable caractegravere 32 raquo Cependant il est inteacuteressant de noter que lagrave ougrave Barbey a bel et bien transgresseacute les regravegles laisseacutees par son modegravele Brummell en deacutelaissant lrsquohabit noir et en portant des habits tregraves voyants Baudelaire lui a suivi les codes deacutejagrave poseacutes en suivant de beaucoup plus pregraves le style de Brummell Cela dit ce choix de vecirctement illustre le caractegravere individualiste du dandysme en mecircme temps que les positions respectives de nos deux auteurs Lrsquoindividualiteacute de chacun doit pouvoir srsquoexprimer puisque crsquoest lrsquooriginaliteacute propre de lrsquohomme qui fait de lui un dandy

Comme le note Becker le vecirctement de Barbey drsquoAurevilly fait sens avec sa theacuteorie du dandysme Il srsquoagit bien lagrave drsquoune laquo maniegravere drsquoecirctre raquo plus que de laquo lrsquoart de la mise33 raquo Au chapitre 5 de son traiteacute Du dandysme il exprime tregraves clairement lrsquoideacutee que lrsquoon retrouve exprimeacutee par son apparence laquo Aussi une des conseacutequences du Dandysme un de ses principaux caractegraveres [hellip] est‑il de produire toujours lrsquoimpreacutevu ce agrave quoi lrsquoesprit accoutumeacute au joug des regravegles ne peut pas srsquoattendre en bonne logique [hellip] Crsquoest une reacutevolution individuelle contre lrsquoordre eacutetabli quelquefois contre la nature34 raquo Suivant Becker je noterai que cette reacutevolution individuelle se fait diffeacuteremment chez Barbey que chez Brummell question de contexte Brummell eacutetait un homme sans titre au sein de lrsquoaristocratie son habit noir tendait agrave la deacutemocratisation des hautes sphegraveres de la socieacuteteacute laquo au nivellement deacutemocratique du siegravecle bourgeois [le costume agrave la Brummell] devenant lrsquohabit classique du gentleman moderne35 raquo Au contraire Barbey reacuteagit agrave la laquo mode eacutegalitaire36 raquo par sa toilette eacuteclatante Il est un aristocrate il le souligne par son choix de vecirctement par le rouge qursquoil affiche fiegraverement srsquoeacuteloignant du noir deacutemocratique instaureacute par

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son modegravele Il nrsquoest donc pas eacutetonnant de voir Baudelaire retourner agrave cet habit noir sa situation eacutetant beaucoup plus proche de celle de Brummell Ce vecirctement colle aussi parfaitement agrave la theacuteorie qursquoil sous‑entend Pour lui lrsquohabit noir permet de se fondre dans la masse Avec cet habit lrsquoindividualisme nrsquoa plus besoin du vecirctement pour srsquoexprimer crsquoest maintenant reacuteellement la personnaliteacute et lrsquoesprit du dandy qui font sa supeacuterioriteacute37 Le tournant spirituel et intellectuel du dandysme est amorceacute par Baudelaire qui lrsquoincarne et le theacuteorise

ConclusionLe dandysme est une notion complexe qui laisse place par nature

agrave lrsquoindividualiteacute de celui qui lrsquoexprime Les exemples que nous avons exploreacutes ici nous ont montreacute que le vrai dandy ne peut se contenter de reproduire ce que drsquoautres ont deacutejagrave fait avant lui il doit se deacutemarquer par son propre caractegravere Cela est aussi vrai des auteurs qui se sont pencheacutes sur ce thegraveme Lorsque Baudelaire eacutecrit un chapitre du Peintre de la vie moderne consacreacute au dandysme il est certes tributaire de ce qui srsquoest eacutecrit avant lui mais il innove et transforme le concept pour qursquoil srsquoapplique agrave son propre mode de vie Geacutenie litteacuteraire il insiste sur les caracteacuteristiques internes du dandy qui le font se distinguer du reste de la socieacuteteacute deacutemocratique ce qui srsquoaccorde avec sa propre maniegravere drsquoecirctre Deacutejagrave chez son preacutedeacutecesseur lrsquoimportance du caractegravere eacutetait au centre de la theacuteorie du dandysme Avec Baudelaire la speacutecificiteacute individuelle reste le trait le plus important du dandy mais il devient intellectuel et spirituel Ainsi chacun de nos deux auteurs accorde sa faccedilon drsquoincarner le dandysme avec sa personnaliteacute et sa situation mais Baudelaire fera sortir le dandysme des cercles bourgeois pour en faire quelque chose qui ressemblerait agrave une secte si la secte pouvait exister autour drsquoune personne seule En ce sens ce qursquoil deacutesigne sous le nom de laquo spiritualisme raquo est ce qui distingue le plus la theacuteorie baudelairienne du dandysme de celle de Barbey drsquoAurevilly Nous avons dit que le contexte est crucial pour rendre compte de lrsquoattitude du dandy puisque celui‑ci doit ecirctre consideacutereacute dans le contraste qursquoil incarne par rapport agrave la meacutediocriteacute de la foule Dans le cas des auteurs qui ont eacutecrit sur le dandysme crsquoest drsquoautant plus vrai qursquoils vont jusqursquoagrave adapter la theacuteorie agrave leur

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mode de vie Le dandy qursquoeacutetait Baudelaire srsquoest modeleacute de deux maniegraveres drsquoune part par son apparence avec lrsquohabit sobre qursquoil a choisi et drsquoautre part par les reacuteflexions qursquoil nous livre sur ce mode de vie dans ses eacutecrits

Lrsquoattitude de Baudelaire fera dire agrave Foucault qursquoil est lrsquoincarnation de la moderniteacute Pour Foucault le travail que Baudelaire fait sur lui‑mecircme fait de lui lrsquohomme moderne par excellence

Cependant pour Baudelaire la moderniteacute nrsquoest pas simplement forme de rapport au preacutesent crsquoest aussi un mode de rapport qursquoil faut eacutetablir agrave soi‑mecircme Lrsquoattitude volontaire de moderniteacute est lieacutee agrave un asceacutetisme indispensable Ecirctre moderne ce nrsquoest pas srsquoaccepter soi-mecircme tel qursquoon est dans le flux de moments qui passent crsquoest se prendre soi‑mecircme comme objet drsquoune eacutelaboration complexe et dure ce que Baudelaire appelle selon le vocabulaire de lrsquoeacutepoque le laquo dandysme raquo38

Le dandysme de Baudelaire est ici preacutesenteacute dans toute sa profondeur et cette citation illustre agrave merveille lrsquoinnovation de notre poegravete sur cette notion Lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly quoiqursquoil se veuille theacuteorique ne saisit pas toute lrsquoampleur du caractegravere dandy Srsquoil insiste sur cette notion il ne la deacuteveloppe pas comme le fera Baudelaire et crsquoest lagrave que se joue lrsquooriginaliteacute de ce dernier Le caractegravere du dandy est la cleacute Barbey lrsquoa remarqueacute mais crsquoest Baudelaire qui ira jusqursquoagrave dire que comme le style le caractegravere doit ecirctre travailleacute peaufineacute agrave lrsquoaide drsquoexercices spirituels Crsquoest lagrave la tacircche de tout bon dandy

1 Karine Becker Le dandysme litteacuteraire en France au xixe siegravecle Orleacuteans Paradigme 2010 p 1

2 Charles Baudelaire Œuvres complegravetes Paris Robert Laffont 2011 p 688

3 Karine Becker op cit p 8 4 Charles Baudelaire op cit p 8075 Jrsquoaurais voulu utiliser une formule plus neutre non genreacutee mais cela

aurait impliqueacute de modifier le propos de Baudelaire 6 Karine Becker op cit p 10 7 Ibid p 21

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8 Ibid9 Ibid p 1110 Jules Barbey drsquoAurevilly Du dandysme et de George Brummell Paris

Eacutemile‑Paul fregraveres 1918 p 2211 Freacutedeacuteric Schiffter laquo Preacuteface raquo dans Jules Barbey drsquoAurevilly Du

dandysme et de George Brummell Paris Payot amp Rivages (coll Rivages poche) 1997 p 15

12 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 4‑513 Ibid p 714 Karine Becker op cit p 10415 Ibid16 Ibid p 10417 Charles Baudelaire op cit p 80618 Karine Becker op cit p 116 et suivantes 19 Ibid p 5 20 Charles Baudelaire op cit p 806‑80721 Ibid22 Karine Becker op cit p 118‑119 23 Ibid p 12124 Charles Baudelaire op cit p 807 25 Ibid26 Karine Becker op cit p 110 27 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 94 28 Ibid p 9429 Charles Baudelaire op cit p 807‑80830 Ibid31 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 1232 Ibid p 16 33 Ibid34 Ibid p 15 35 Karine Becker op cit p 9936 Ibid p 9937 Ibid p 113 38 Michel Foucault laquo Qursquoest‑ce que les Lumiegraveres raquo Dits et eacutecrits

1954-1988 Paris Gallimard 2001 p 1389

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaireemilie anne chartier Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Lrsquoimagerie du passeacute occupe une place consideacuterable dans le recueil Les Fleurs du mal de Baudelaire Les nombreuses reacutefeacuterences aux mythes fondateurs et aux figures anciennes issues de diffeacuterentes eacutepoques jouent un rocircle cleacute dans sa critique de la moderniteacute Notre article cherche cependant agrave montrer que ces reacutefeacuterences ne sont pas lrsquoexpression drsquoun regret ou mecircme la repreacutesentation drsquoune eacutepoque meilleure Nous nous inteacuteresserons agrave la fonction de lrsquoappareil mythologique et symbolique chez Baudelaire agrave partir des poegravemes laquo LrsquoIdeacuteal raquo et laquo Le Cygne raquo pour voir ce qursquoils reacutevegravelent sur la perte de lrsquoideacuteal Lrsquoeacutetude de ces deux poegravemes mis en relation avec drsquoautres œuvres nous permettra de mieux comprendre la nature de lrsquointervention du passeacute mythique et montrera par le fait mecircme la place du mal chez le poegravete

Crsquoest surtout dans le cœur universel de lrsquohomme et dans lrsquohistoire de ce cœur que le poegravete dramatique trouvera des tableaux universellement intelligibles1

Charles Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris

IntroductionCrsquoest avec un ton endeuilleacute que Baudelaire eacutecrit dans un poegraveme

sans titre des Fleurs du mal que laquo les natives grandeurs raquo et les laquo eacutepoques nues raquo forment agrave preacutesent un passeacute reacutevolu digne drsquoamour et drsquohommages2 La fertiliteacute de Cybegravele a eacuteteacute troqueacutee pour un laquo Dieu de lrsquoutile raquo celui du progregraves moderne qui srsquoempare de Paris agrave son eacutepoque Le souvenir de ce temps mythique ougrave lrsquoon pouvait jouir laquo sans mensonge raquo semble affliger le poegravete drsquoun certain sentiment

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de nostalgie Bien que dans ce poegraveme la lumiegravere soit associeacutee au temps mythique alors que la moderniteacute est preacutesenteacutee comme un laquo noir tableau plein drsquoeacutepouvantement raquo et que les corps maigres de nos laquo races maladives raquo aient piegravetre allure devant le laquo cœur gonfleacute raquo de la louve romaine la perte dont parle Baudelaire est agrave comprendre avant tout en termes ontologiques Ainsi les laquo lumiegraveres raquo du passeacute nrsquoapparaissent pas comme les rayons drsquoune eacutepoque meilleure mais fournissent plutocirct lrsquoeacuteclairage neacutecessaire pour saisir le caractegravere atemporel du mal Les figures mythologiques ne sont plus simplement des reacutefeacuterences historiques ou poeacutetiques mais elles deviennent sous la plume de Baudelaire des meacutetaphores qui expriment lrsquouniversaliteacute de sa souffrance Car crsquoest bien lrsquohistoire de ce cœur universel que le poegravete tente de deacutechiffrer dans ses Fleurs du mal et agrave laquelle nous nous inteacuteresserons dans cette eacutetude Plus preacuteciseacutement nous tacirccherons de comprendre comment lrsquointervention du passeacute chez Baudelaire agit davantage comme un vecteur poeacutetique de sa meacutelancolie qursquoagrave titre drsquoideacuteal Le poegraveme laquo LrsquoIdeacuteal3 raquo fournira le premier tableau de notre analyse et permettra drsquoeacutetablir que les reacutefeacuterences agrave un passeacute reacutevolu ne preacutesentent pas tant lrsquoexpression drsquoun regret mais lrsquoillustration drsquoune deacutefaite irreacutemeacutediable Par la suite lrsquoeacutetude du poegraveme laquo Le Cygne4 raquo nous permettra de comprendre pourquoi cette chute est interpreacuteteacutee en termes drsquoexil par le poegravete La promenade dans Paris est chargeacutee drsquoune dimension alleacutegorique et le sentiment de perte qui en ressort est restitueacute par des reacutefeacuterences au passeacute des meacutetaphores neacutees du souvenir drsquoun autre monde qui surgissent dans sa meacutemoire Or comme nous nous efforcerons de le montrer il ne srsquoagit pas drsquoun appel nostalgique agrave la terre perdue mais drsquoune tentative drsquoinscrire son expeacuterience dans un reacutecit alleacutegorique ougrave le preacutesent cocirctoie le passeacute

La chute de lrsquoideacutealPour comprendre la nature de lrsquointervention du passeacute chez

Baudelaire il est neacutecessaire drsquointerroger le statut de lrsquoideacuteal tel qursquoil apparaicirct dans le poegraveme homonyme issu des Fleurs du mal lequel offre un portrait reacuteveacutelateur du rocircle qursquooccupe le passeacute dans la repreacutesentation de lrsquoideacuteal et parallegravelement dans lrsquoeacutechec de celui‑ci La premiegravere strophe srsquoouvre sur une description des beauteacutes

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divertissantes de son laquo siegravecle vaurien raquo que le poegravete considegravere comme impropres agrave son cœur Alors qursquoelles sont pourtant le produit de son eacutepoque Baudelaire dit de ces laquo beauteacutes de vignettes raquo qursquoelles sont deacutejagrave avarieacutees et donc qursquoelles ne traverseront pas le temps Pointeacute du doigt dans la deuxiegraveme strophe comme disciple de ce siegravecle Gavarni est un dessinateur de tradition deacutecorative qui deacutecrit les mœurs et les galanteries de lrsquoeacutepoque avec leacutegegravereteacute et humour Pour Baudelaire il est paradigmatique drsquoun siegravecle qui se complait dans le superficiel et deacutepeint de fausses beauteacutes aneacutemiques Ce laquo poegravete des chloroses raquo ne produit que des roses pacircles sans force alors que lui a besoin de rouge vif laquo je ne puis trouver parmi ces pacircles roses Une fleur qui ressemble agrave mon rouge ideacuteal5 raquo La teinte laquo ideacuteale raquo qui pourra satisfaire son cœur abyssal est agrave trouver ailleurs dans des figures du passeacute Les trois derniegraveres strophes du poegraveme relateront le voyage temporel qursquoeffectue le poegravete pour trouver la fleur ideacuteale voyage qui comme nous le verrons prendra plutocirct les traits drsquoune chute dans le passeacute

Baudelaire aperccediloit en premier lieu son rouge ardent chez Lady Macbeth personnage shakespearien ceacutelegravebre tant en raison de lrsquoorchestration reacutepeacuteteacutee de meurtres que pour la blancheur de ses mains et dont lrsquoacircme est dite laquo puissante au crime raquo Son histoire est le theacuteacirctre de multiples contradictions agrave la fois meurtriegravere et innocente elle trouve sa puissance dans le fait drsquointroduire la mort dans la vie mais cette mecircme puissance la poussera au suicide Femme steacuterile elle transforme le lait symbole de la bonteacute de la vie en fiel6 Si Baudelaire y reconnaicirct son rouge ideacuteal ce nrsquoest pas en raison de son affiniteacute scabreuse avec la mort mais plutocirct parce qursquoelle incarne la mise en mots du mal Ce qursquoelle creacutee passe uniquement par le langage sa parole est puissante au crime non ses mains Dans la piegravece de Shakespeare Lady Macbeth ne tue personne mais elle incite au mal par la persuasion Le seul meurtre commis de ses propres mains et non par lrsquointermeacutediaire de la parole est dirigeacute contre elle‑mecircme La volonteacute de puissance et lrsquoeacutenergie vitale qui lrsquohabitent sont hautement paradoxales puisqursquoelles sont productrices et destructrices agrave la fois De plus son somnambulisme leacutegendaire caracteacuterise une forme de luciditeacute dans le recircve une capaciteacute agrave voir dans la nuit auquel le poegravete

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srsquoidentifie agrave de nombreuses reprises dans les Fleurs du mal7 Lady Macbeth poursuit‑il au onziegraveme vers est le recircve drsquoEschyle qui se reacutealise en meacutediterraneacutee (laquo climat drsquoautans raquo) Pegravere de la trageacutedie grecque il met en scegravene le recircve de Clytemnestre dans la piegravece Les Choeacutephores Tel que rapporteacute par le chœur la megravere srsquoy vit porter dans son ventre un serpent Apregraves qursquoelle lrsquoeut mis au monde elle nourrit le monstre au sein Son fils Oreste en eacutecoutant le reacutecit de ce recircve demanda si le sein de sa megravere eacutetait blesseacute par la bouche du serpent laquo Si ndash reacutepondit le chœur ndash Un caillot de sang se mecirclait agrave son lait8 raquo Agrave lrsquoaune de cette propheacutetie et pousseacute par sa sœur Oreste deviendra lui‑mecircme lrsquoenfant monstre et fera couler le sang de sa megravere Cette image du lait maternel changeacute en sang ou en poison que Lady Macbeth et Clytemnestre ont en partage est embleacutematique de la vitaliteacute qui devient une maleacutediction Chez Baudelaire la maleacutediction de la megravere qui enfante le monstre poegravete apparaicirct degraves la premiegravere strophe du tout premier poegraveme des Fleurs du mal laquo Beacuteneacutediction9 raquo Lrsquoœuvre srsquoouvre sur lrsquoarriveacutee du poegravete dans le monde et crsquoest drsquoabord la megravere laquo eacutepouvanteacutee raquo et laquo pleine [enceinte] de blasphegravemes raquo qui lance un cri au ciel et maudit la nuit laquo ougrave [son] ventre a conccedilu [son] expiation10 raquo Le malheur du poegravete est preacutesenteacute comme une condition incurable son existence est maudite et degraves sa naissance la vie prend les traits drsquoun chacirctiment

Un pas de plus est franchi dans la derniegravere strophe une fouleacutee qui amegravene le lecteur aux temps primitifs par lrsquointermeacutediaire de La Nuit de Michel‑Ange statue repreacutesentant la deacuteesse grecque Nyx Fille du chaos primordial et diviniteacute primitive elle nrsquoa pas de megravere mais elle‑mecircme engendrera entre autres Hypnos (le sommeil) et Thanatos (la mort) Les traits de Nyx sont laquo faccedilonneacutes aux bouches des Titans raquo ils ne sont pas faits pour celles des hommes Le poegraveme met en contraste les beauteacutes de vignettes de son siegravecle et les laquo appas raquo de la deacuteesse respectivement mentionneacutes au premier et dernier vers Bien plus qursquoune simple expression de grandeur les Titans renvoient aux diviniteacutes primordiales issues des enfants de Chaos et repreacutesentent les forces primitives du monde fondamentalement neacutegatives11 Ils incarnent les diffeacuterents types de violences et drsquoeacutenergies sombres que lrsquoon retrouve chez les mortels Ce sont en quelque sorte les

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forces inverses de lrsquoordre du monde qui luttent contre lrsquoharmonie que Zeus tente drsquoinstaurer Tout agrave lrsquoopposeacute de la faiblesse aneacutemique ils emploient agrave dessein leur puissance pour empecirccher lrsquoavanceacutee du progregraves rationnel qursquoincarne le dieu du Ciel

Les deux premiegraveres strophes du poegraveme se font lrsquoeacutecho du temps preacutesent le xixe siegravecle de Baudelaire et de Gavarni Les deux derniegraveres strophes plus courtes contiennent agrave elles seules trois eacutepoques qui apparaissent en ordre anteacutechronologique le xVie siegravecle de Shakespeare le Vie siegravecle av J‑C avec Eschyle et le temps primitif de Nyx et des Titans Ce qui au deacutepart semblait offrir un triptyque de lrsquoideacuteal poeacutetique de Baudelaire apparaicirct maintenant comme le tableau drsquoune chute de la deacutefaite de lrsquoideacuteal Autant de figures tragiques qui deacutevoilent la veacuteritable couleur des forces creacuteatrices exhortant le lecteur agrave reconnaicirctre lrsquoempreinte du mal dans le monde Le poegraveme ne consiste pas agrave rappeler de maniegravere nostalgique les veacuteritables beauteacutes qui eacutetaient reconnues au temps de Shakespeare car Lady Macbeth nrsquoa jamais eacuteteacute une idole elle eacutetait un personnage tout aussi noir et tragique trois siegravecles auparavant Ce que laquo LrsquoIdeacuteal raquo expose est avant tout la deacutefaite de lrsquoideacuteal En tacircchant drsquoarrecircter son cœur sur une figure qui saurait satisfaire la profondeur de son acircme le poegravete effectue une chute dans le passeacute jusqursquoau fond du gouffre agrave savoir jusqursquoau mythe de la creacuteation de lrsquounivers Il fixe le sens de la deacutefaite dans un reacutecit mythologique Les Titans dernier mot du poegraveme injectent le mal dans lrsquohumaniteacute degraves ses balbutiements faisant de la souffrance une marque constitutive de lrsquoexistence La reacutefeacuterence agrave ce passeacute mythique reacutevegravele que lrsquoeacutechec inexorable de lrsquoideacuteal est le fait de la condition humaine et parallegravelement montre lrsquoimpossibiliteacute drsquoune reacuteelle nostalgie La tacircche du poegravete ne sera donc pas de chercher ou mecircme de reacutecreacuteer un nouvel ideacuteal mais de cueillir les fleurs qui naissent de ces racines maudites Crsquoest agrave cette feacuteconditeacute dans le mal qursquoil faut agrave preacutesent srsquointeacuteresser en interrogeant la porteacutee poeacutetique de lrsquoexpeacuterience de la perte

La meacutetaphore en exilExtrait des laquo Tableaux parisiens raquo le poegraveme intituleacute laquo Le Cygne12 raquo

relate une promenade dans la ville de Paris agrave lrsquoegravere de grandes

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transformations qui marquent lrsquoarriveacutee de la moderniteacute et fait resurgir dans la meacutemoire de Baudelaire le reacutecit de personnages eacuteternellement eacutetrangers Deacutedicaceacute agrave Victor Hugo qui eacutetait exileacute au moment ougrave Baudelaire eacutecrit tout le poegraveme se preacutesente comme un hommage agrave la figure de lrsquoexil Il permet drsquointerroger le statut de lrsquoexil imaginaire de Baudelaire et de remettre en question la nature du regret Ce pegravelerinage poeacutetique commence dans le Carrousel de Paris certes mais le poegraveme srsquoouvre dans lrsquoesprit de Baudelaire avec le souvenir drsquoAndromaque Il pense au Simoiumls non pas au fleuve de Troie mais agrave son double laquo menteur raquo situeacute agrave Buthrote et baptiseacute ainsi en souvenir de lrsquooriginal de la terre natale perdue Il apparaicirct dans lrsquoEacuteneacuteide de Virgile lorsque la veuve Andromaque se reacutefugie dans une forecirct sacreacutee pour pleurer le cercueil vide drsquoHector son deacutefunt mari13 Quelle que soit la plume qui inspire lrsquoAndromaque de Baudelaire ndash Homegravere Euripide Virgile Racine ndash les grands traits de son reacutecit font drsquoelle une figure paradigmatique de lrsquoexil et plus preacuteciseacutement de la nostalgie maladive de la terre perdue Eacutepouse drsquoHector fils du roi de Troie qui fucirct tueacute par Achille lors du massacre de la ville la veuve Andromaque sera prise comme butin de guerre marieacutee de force agrave Pyrrhus et contrainte agrave lrsquoexil Agrave la mort de Pyrrhus elle reprendra le royaume avec le fregravere drsquoHector Heacuteleacutenus dans lequel ils reproduiront une ville simulacre de Troie dans lrsquoespoir de trouver une certaine consolation agrave travers le souvenir de leur paradis perdu

Il est inteacuteressant de constater que Baudelaire se remeacutemore le Simoiumls menteur et non le fleuve ideacuteal Eacutetrangement crsquoest ce premier qui fait resplendir la grandeur drsquoAndromaque alors qursquoil repreacutesente pourtant la perte de ce qui la rendait puissante lrsquoillustration mecircme de sa deacutefaite Pour Baudelaire ce qui fait laquo lrsquoimmense majesteacute raquo de cette femme est sa condition de vaincue ses laquo douleurs de veuve raquo et non ce qursquoelle eacutetait avant Degraves lrsquoouverture il apparaicirct donc clair que lrsquoexpeacuterience de nostalgie propre agrave lrsquoexil est veacutecue diffeacuteremment par le poegravete La beauteacute est agrave tirer de la souffrance du mal constitutif dont cette expeacuterience preacutesente les signes et non du monde perdu sublimeacute par lrsquoexileacute Ce renversement permet de comprendre que le poegravete bien qursquoil exegravecre reacuteellement la moderniteacute y trouve neacuteanmoins un objet de fascination ndash objet qui est proprement poeacutetique comme

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

nous le verrons par la suite ndash en tant qursquoil offre un tableau du mal qui avive sa meacutemoire

Le souvenir de cette figure mythologique laquo a feacutecondeacute sa meacutemoire fertile raquo alors qursquoil marchait dans le nouveau Carrousel eacutecrit le poegravete dans la deuxiegraveme strophe14 Sa promenade a lieu agrave lrsquoeacutepoque des travaux du Baron drsquoHaussmann qui transforment voire reacuteinventent la ville de Paris dans la seconde moitieacute du xixe

siegravecle Le projet est meneacute dans une optique bien plus large que la simple reacutevolution architecturale il a une viseacutee ideacuteologique Ces transformations cherchent agrave faire table rase des eacuteveacutenements reacutecents agrave eacutetouffer le climat insurrectionnel qui pouvait subsister chez les habitants et par le fait mecircme se preacutesentent comme le refus obstineacute drsquoassurer la continuiteacute historique La laideur eacutetant un terreau fertile pour lrsquoimmoraliteacute et lrsquoesprit de reacutevolte les lieux comme le vieux Carrousel seront videacutes de leur essence En plus drsquoecirctre peupleacute par la classe ouvriegravere il srsquoagissait drsquoun repegravere pour les intellectuels anticonformistes et les hommes de lettres marginaux Baudelaire lorsqursquoil localise le moment deacuteclencheur de sa reacuteminiscence dans la traverseacutee du nouveau Carrousel reacutefegravere consciemment agrave ce tournant drsquooubli forceacute qui donna agrave certains habitants lrsquoeacutetrange sentiment drsquoecirctre exileacutes chez soi Crsquoest en ce sens que le poegravete eacutecrit dans la deuxiegraveme strophe qursquoune ville peut changer sans neacutecessairement suivre le rythme du cœur des mortels Lrsquoassainissement de la ville repreacutesente pour Baudelaire un pas dans la direction inverse de celle qui oriente son travail poeacutetique Alors que les transformations de la ville marquent une avanceacutee dans la moderniteacute le poegravete effectue un retour eacuteclaireacute au passeacute Il voit en esprit toutes ces constructions inacheveacutees et le spectacle de ce chantier lui rappelle ce qui srsquoy trouvait auparavant agrave savoir une meacutenagerie La meacutenagerie dont il se souvient nrsquoest pas celle du jardin des plantes qui a eacuteteacute eacutepargneacutee par la vague haussmannienne mais il srsquoagit plutocirct drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoatmosphegravere qui reacutegnait naguegravere dans lrsquoancien quartier du Carrousel Lrsquoimage du cygne lourde de signification fait son apparition dans le poegraveme de Baudelaire agrave la maniegravere drsquoun messager venu drsquoun autre monde Lrsquooiseau blanc laquo eacutevadeacute de sa cage raquo relegraveve donc avant tout drsquoune meacutetaphore en tant qursquoil est le symbole mecircme

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de la meacutetamorphose Cette reacutefeacuterence implicite agrave Ovide autre figure embleacutematique de lrsquoexil qui deviendra explicite agrave la septiegraveme strophe permet de renforcer cette ideacutee Dans ses Meacutetamorphoses la forme du cygne en est toujours une laquo emprunteacutee raquo crsquoest‑agrave‑dire qursquoelle est ultimement le produit drsquoune transformation et en ce sens sa signification premiegravere est agrave trouver ailleurs qursquoen lrsquoanimal lui‑mecircme15 Il porte avec lui le souvenir et la charge symbolique des mythes anciens mais une fois placeacute dans le monde moderne toute sa splendeur deacutetonne Son plumage blanc se noircit au contact de la poussiegravere qui couvre le laquo sol raboteux raquo et il cherche lrsquoeau dans ce qui eacutetait autrefois un eacutetang mais est agrave preacutesent videacute de son contenu Il en appelle au ciel et exhorte la nature agrave reprendre son cours La situation paradoxale du cygne dans la ville dont la discordance est renforceacutee par lrsquousage drsquooxymores (sa blancheur noircie le ruisseau sans eau etc) permet drsquoexprimer de maniegravere alleacutegorique celle du poegravete plongeacute dans la moderniteacute et comme nous le verrons par la suite celle du poegravete qui laquo apparaicirct en ce monde ennuyeacute16 raquo

Cet animal dissonant est preacutesenteacute par Baudelaire comme un laquo mythe eacutetrange et fatal raquo mythe ovidien certes mais que le poegravete se reacuteapproprie Dans la derniegravere strophe de la premiegravere partie Baudelaire meacutetamorphose ndash et plus preacuteciseacutement anthropomorphise ndash le cygne en lui donnant la forme de lrsquohomo erectus drsquoOvide laquo Vers le ciel quelquefois comme lrsquohomme drsquoOvide Vers le ciel ironique et cruellement bleu Sur son cou convulsif tendant sa tecircte avide Comme srsquoil adressait des reproches agrave Dieu 17 raquo Au premier livre des Meacutetamorphoses lrsquohomme est deacutecrit comme le plus distingueacute des animaux puisqursquoil est debout sa tecircte est tendue vers le ciel pour contempler le monde divin tandis que les autres becirctes sont courbeacutees18 En redressant la tecircte de son oiseau Baudelaire opegravere un double renversement Drsquoune part le regard dirigeacute vers les cieux nrsquoest plus tant contemplatif que plaintif son cou est tendu laquo comme srsquoil adressait des reproches agrave Dieu19 raquo Drsquoautre part le comportement distinctif de lrsquoecirctre humain est attribueacute agrave lrsquoanimal Dans la meacutetamorphose de Paris crsquoest lrsquohomme qui a les yeux riveacutes sur le paveacute Tout comme agrave la dixiegraveme strophe Andromaque est deacutepeinte drsquoapregraves le portrait ovidien de lrsquoanimal laquo Andromaque

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des bras drsquoun grand eacutepoux tombeacutee Vil beacutetail sous la main du superbe Pyrrhus Aupregraves drsquoun tombeau vide en extase courbeacutee20 raquo En reprenant ces deux caracteacuteristiques propres au reacutecit de la genegravese des Meacutetamorphoses ndash la courbure et lrsquoeacuterection ndash Baudelaire montre que la souffrance est une posture fondamentale de lrsquoecirctre humain Lrsquoexil tant celui du cygne que celui drsquoAndromaque prend les traits de la condition humaine originaire telle qursquoOvide lrsquoa imagineacutee De plus en inversant la forme animale et humaine Baudelaire offre une nouvelle signification au cygne et agrave Andromaque qui nrsquoest plus seulement symbolique ou mythologique mais relegraveve drsquoune mecircme alleacutegorie illustrant la souffrance du poegravete La verticaliteacute est attribueacutee agrave lrsquooiseau et la courbure agrave lrsquoecirctre humain donnant ainsi agrave ces personnages une fonction eacutequivalente de porte‑parole du poegravete21 Comme le formule justement John E Jackson laquo Baudelaire [pense] sa propre situation historique agrave la fois agrave travers lrsquoidentification agrave une figure mythique et agrave travers une vision qui pourrait-on dire alleacutegorise celle-ci en mecircme temps qursquoelle deacutefinit son rapport agrave son eacutepoque22 raquo Cette identification aux mythes permet certes de deacutefinir son rapport agrave la moderniteacute mais agrave plus forte raison elle deacutelocalise la souffrance du poegravete pour la reacuteinscrire dans une expeacuterience plus geacuteneacuterale du mal qui nrsquoest pas propre agrave une eacutepoque

Degraves la fin de la premiegravere partie nous sommes agrave mecircme de comprendre que la nature de lrsquointervention du cygne est alleacutegorique Elle incarne lrsquoexpeacuterience de la poeacutesie ovidienne expeacuterience qui pourrait se comprendre comme lrsquoalleacutegorisation du monde le geste poeacutetique de relire les transformations de Paris en tant que meacutetamorphoses Lrsquoimage du cygne prend sur elle lrsquoensemble des figures de lrsquoexil qui apparaissent dans le poegraveme Si la reacutefeacuterence agrave Ovide nous permet de saisir le caractegravere originel que revecirct cette souffrance chez Baudelaire les gestes du cygne ne sont toutefois plus du mecircme ordre Lrsquoauteur des Meacutetamorphoses voyait dans lrsquoeacuteleacutevation de lrsquoecirctre humain une deacutemonstration de la proximiteacute entre le divin et lui une obligation agrave contempler son semblable alors que dans laquo Le Cygne raquo ndash et tout au long des Fleurs du mal ndash cette condition humaine est veacutecue comme une maleacutediction pour le poegravete Elle illustre lrsquoexpeacuterience de la perte que Baudelaire associe

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agrave celle drsquoecirctre jeteacute dans le monde la fuite du poegravete hors de la cage maternelle Un rapprochement peut ecirctre fait avec laquo Beacuteneacutediction raquo ougrave le geste de contemplation devient un geste de lamentation Tout comme le cygne ne peut qursquoaccuser le ciel de ses souffrances le poegravete ne peut qursquoaccepter la souffrance condition irreacutemeacutediable qui lrsquoafflige comme une beacuteneacutediction fatale reccedilue drsquoun trocircne vide

Vers le Ciel ougrave son œil voit un trocircne splendideLe Poeumlte serein legraveve ses bras pieuxEt les vastes eacuteclairs de son esprit lucideLui deacuterobent lrsquoaspect des peuples furieux

ndash laquo Soyez beacuteni mon Dieu qui donnez la souffrance Comme un divin remegravede agrave nos impureteacutes23

De maniegravere analogue et drsquoautant plus significative cette association entre le mouvement de plainte et la figure du poegravete exileacute sur terre fait eacutecho au poegraveme laquo Les Phares raquo dans lequel Baudelaire rend hommage agrave huit grands peintres qui ont su faire le portrait de la souffrance et extraire la beauteacute du mal Apregraves avoir eacutenumeacutereacute ces laquo phares raquo de lrsquohistoire en passant par Michel‑Ange et Goya le poegraveme se clocirct sur trois strophes que nous nous permettrons de citer in extenso

Ces maleacutedictions ces blasphegravemes ces plaintesCes extases ces cris ces pleurs ces Te DeumSont un eacutecho redit par mille labyrinthes Crsquoest pour les cœurs mortels un divin opium

Crsquoest un cri reacutepeacuteteacute par mille sentinellesUn ordre renvoyeacute par mille porte‑voix Crsquoest un phare allumeacute sur mille citadellesUn appel de chasseurs perdus dans les grands bois

Car crsquoest vraiment Seigneur le meilleur teacutemoignageQue nous puissions donner de notre digniteacuteQue cet ardent sanglot qui roule drsquoacircge en acircgeEt vient mourir au bord de votre eacuteterniteacute 24

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

Cet laquo ardent sanglot raquo apparaicirct comme le propre de la condition humaine dont certains artistes nous offrent le teacutemoignage ou du moins le propre drsquoune certaine ligneacutee de laquo cœurs mortels raquo dans laquelle Baudelaire srsquoinscrit en parlant au laquo nous raquo Il nrsquoest pas sans rappeler le cri que pousse le cygne vers le ciel pour teacutemoigner de la violence de sa condition un animal mythique et divin jeteacute dans la crasse drsquoun Paris ougrave srsquoeacutechafaude la moderniteacute Sa condition est de lrsquoordre de la laquo maleacutediction raquo du laquo blasphegraveme raquo et son cri est la seule deacutemonstration possible de sa laquo digniteacute raquo Dans son bassin vide lrsquooiseau se lamente laquo ldquoEau quand donc pleuvras‑tu quand tonneras‑tu foudre rdquo25 raquo Le chant du cygne prend ici la forme drsquoune plainte poeacutetique la derniegravere expression de sa souffrance Lrsquousage que fait lrsquoanimal de figures de style comme le chiasme et le ton lyrique de ce vers renforcent cette ideacutee selon laquelle le chant symbolise ultimement lrsquoacte poeacutetique

Lrsquoalleacutegorie comme remegravedeLa seconde partie du poegraveme srsquoeacuteloigne en quelque sorte de la

promenade dans la ville pour laisser place agrave une exploration plus intime des penseacutees du poegravete Si laquo Paris change raquo la meacutelancolie de Baudelaire elle ne bouge pas Cette deacutesynchronisation entre la souffrance du poegravete resteacutee intacte et la meacutetamorphose de son environnement donne agrave son expeacuterience meacutelancolique les traits drsquoun exil Tout pour lui laquo palais neufs raquo ou laquo vieux faubourgs raquo est transformeacute en alleacutegorie Baudelaire illustre ce sentiment drsquoecirctre en deacutecalage avec le monde exteacuterieur en inversant le rocircle du reacuteel et de lrsquoimaginaire laquo tout pour moi devient alleacutegorie Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs26 raquo Tout ce qui est matiegravere reacuteelle est pour lui matiegravere agrave alleacutegorie Et inversement les penseacutees qui surgissent dans son esprit sont plus concregravetes que la pierre devant ses yeux Par ce jeu alleacutegorique le poegravete souligne agrave la fois sa distanciation par rapport au reacuteel et lrsquoomnipreacutesence de son monde inteacuterieur le seul qui lui semble vrai Les transformations de Paris sont interpreacuteteacutees comme des meacutetamorphoses le reacuteel devient un monde poeacutetique et ce qui colonise sa meacutemoire agrave savoir son imagination et ses souvenirs a une plus grande force drsquoattraction que le monde exteacuterieur Agrave la

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maniegravere drsquoAndromaque qui construit un royaume agrave partir du souvenir de son ideacuteal deacutechu dans lequel chaque monument est porteur drsquoune double signification le sentiment drsquoexil de Baudelaire lrsquoamegravenera dans son propre Paris imaginaire ougrave les eacutechafaudages sont des meacutetaphores et ougrave lrsquoeacutetang videacute de son eau prend la forme du Simoiumls menteur

Agrave la neuviegraveme strophe le spectacle du chantier de Paris rappelle une image agrave son esprit laquo Aussi devant ce Louvre une image mrsquoopprime Je pense agrave mon grand cygne avec ses gestes fous Comme les exileacutes ridicule et sublime Et rongeacute drsquoun deacutesir sans trecircve 27 raquo Lorsqursquoil est devant le Louvre ce nrsquoest pas tant le palais qui lrsquoopprime mais lrsquoalleacutegorie que sa vue fait naicirctre dans son esprit Ce monument qui devait ecirctre une laquo Mecque de lrsquointelligence [hellip] ougrave lrsquoon [trouverait] tous les magnifiques progregraves de lrsquoart contemporain28 raquo eacutevoque chez Baudelaire le souvenir oppressant de son cygne eacutegareacute Il est ridicule car il nrsquoappartient pas au monde dans lequel il est jeteacute et il deacutetonne dans le deacutecor moderne Toutefois le sublime de la scegravene est preacuteserveacute puisque le cygne conserve dans sa meacutemoire le souvenir de sa nature il est dit plein de deacutesirs et son cœur ne peut changer agrave la convenance du monde exteacuterieur Agrave plus forte raison crsquoest le caractegravere alleacutegorique du poegravete en exil qui rend la scegravene sublime preacuteciseacutement parce que sa signification transcende les eacutepoques Le mal que nous deacutecrit le poegraveme nrsquoest donc pas le propre de son temps mais relegraveve plutocirct drsquoune condition ontologique laquelle peut ecirctre illustreacutee par lrsquoexpeacuterience drsquoAndromaque laquo [tombeacutee] des bras drsquoun grand eacutepoux raquo et condamneacutee agrave se courber devant un tombeau vide ou par laquo quiconque [ayant] perdu ce qui ne se retrouve jamais29 raquo En ce sens la deacuteroute de lrsquooiseau blanc dans laquo Le Cygne raquo renvoie agrave une expeacuterience plus geacuteneacuterale que lrsquoeacutechec du poegravete qui est plutocirct celle drsquoecirctre au monde Le rapprochement avec laquo LrsquoAlbatros30 raquo est certainement des plus parlants puisque le poegravete est deacutecrit comme laquo exileacute sur le sol au milieu des hueacutees raquo semblable agrave un oiseau qui est beau dans son eacuteleacutement mais ridicule sur terre Le poegravete y est compareacute agrave ces voyageurs aileacutes les albatros qui sont miseacuterables et risibles avec leurs longues ailes qui trainent sur laquo les planches raquo Bien qursquoils soient laquo infirmes raquo ils ne le sont qursquoen fonction de la

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reacutealiteacute qui les entoure alors qursquoils sont sublimes ailleurs tout comme le cygne Lrsquoalbatros est le laquo roi de lrsquoazur raquo le laquo prince des nueacutees raquo mais eacutegalement une becircte apathique et absurde une fois jeteacute hors de son paradis ceacuteleste Lrsquoexpeacuterience de la moderniteacute est comparable certes agrave celle de lrsquoexil ou de la deacutefaite mais lrsquoideacuteal perdu nrsquoen ressort pas ideacutealiseacute a posteriori car lrsquoexil est avant tout une meacutetaphore qui illustre le sentiment drsquoeacutetrangeteacute au monde une condition dont la veuve Andromaque et lrsquoalbatros nous fournissent un preacutecieux teacutemoignage

Lrsquoavant‑derniegravere strophe du poegraveme fait reacutefeacuterence au mythe fondateur de la civilisation romaine avec lrsquohistoire des fregraveres Remus et Romulus allaiteacutes par la Louve31 Baudelaire pense alors agrave tous ces orphelins du monde qui nrsquoont que la douleur pour srsquoabreuver laquo Agrave quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais jamais agrave ceux qui srsquoabreuvent de pleurs Et tegravetent la Douleur comme une bonne louve Aux maigres orphelins seacutechant comme des fleurs 32 raquo En comparant lrsquoexpeacuterience de lrsquoexil agrave une fleur qui segraveche Baudelaire fournit une importante cleacute de lecture pour le poegraveme Les fleurs dont il nous parle sont des beauteacutes extraites de la souffrance les fleurs que le poegravete cueille dans le mal Pour tous les exileacutes quelle que soit leur eacutepoque le sol nouveau est inadeacutequat agrave leur nature mais il est neacuteanmoins un terreau fertile pour la meacutemoire En remontant jusqursquoau mythe civilisateur de la citeacute romaine Baudelaire donne agrave voir lrsquoatemporaliteacute de cette condition et expose le caractegravere constitutif de la perte de lrsquoideacuteal Indeacutependamment des deacuteterminations propres agrave chaque eacutepoque le sentiment meacutelancolique drsquoecirctre partout en exil ne change pas Le refuge du poegravete sera laquo la forecirct ougrave mon esprit srsquoexile raquo le vaste monde de la meacutemoire ougrave les souvenirs peuvent reacutesonner laquo agrave plein souffle du cor raquo ougrave le poegravete peut changer les monuments en alleacutegories et rappeler agrave la vie les vaincus33 Ce nrsquoest donc pas un lieu ou une eacutepoque deacutechue agrave proprement parler qui servira drsquoasile au poegravete mais un exil hors du monde reacuteel dans son imaginaire Une ideacutee analogue est formuleacutee dans le poegraveme en prose issu du Spleen de Paris laquo Any where out of the world raquo mettant en scegravene un dialogue entre le poegravete et son acircme au sujet de laquo cette question de deacutemeacutenagement34 raquo Le poegraveme a recours agrave lrsquoimage de lrsquohocircpital comme

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meacutetaphore de la vie ougrave tous les malades qui y seacutejournent incluant Baudelaire ont lrsquointime croyance qursquoils seraient mieux ailleurs et mecircme qursquoils pourraient gueacuterir si leur lit eacutetait deacuteplaceacute dans ce lieu ideacuteal Cet laquo ailleurs raquo est perccedilu ainsi uniquement parce que son ideacutealisation est imaginaire et qursquoil nrsquoa pas encore eacuteteacute exposeacute agrave la preacutesence du malade crsquoest‑agrave‑dire qursquoil est encore immuniseacute contre la souffrance laquo Je serai toujours bien lagrave ougrave je ne suis pas raquo eacutecrit par la suite Baudelaire Incapable de situer un monde qui convienne agrave son cœur il en conclut non sans sagesse que lrsquounique paradis possible est laquo nrsquoimporte ougrave pourvu que ce soit hors de ce monde35 raquo Le poegraveme se clocirct sur lrsquoaveu drsquoeacutechec de son acircme qui laisse croire que seule la mort pourrait le gueacuterir de cette maladie qursquoest la vie Cependant comme laquo Le Cygne raquo nous a permis de le constater cet ailleurs peut prendre une autre forme que la mort laquo Hors du monde raquo signifie eacutegalement laquo hors de ce monde raquo faisant de lrsquoexil de Baudelaire une expeacuterience poeacutetique ougrave le laquo deacutemeacutenagement raquo se vit agrave travers lrsquoalleacutegorie36

Au regard des preacuteceacutedentes consideacuterations sur laquo Le Cygne raquo force est drsquoadmettre qursquoon ne peut deacuteduire de lrsquointime solidariteacute voire fraterniteacute dont Baudelaire fait preuve envers les exileacutes une forme de regret envers une eacutepoque perdue ou un deacutesir de vivre dans le passeacute Lrsquoeacutenumeacuteration sans fin du dernier vers ndash laquo [Je pense] aux captifs aux vaincus hellip agrave bien drsquoautres encor 37 raquo ndash restitue le sentiment de lrsquoexil dans la condition ontologique du poegravete dont la naissance est symbole de chute comme lrsquoindiquaient laquo LrsquoAlbatros raquo et laquo Beacuteneacutediction raquo Le poegravete utilise ce retour dans le temps infini agrave la maniegravere drsquoune promenade agrave rebours pour montrer qursquoon ne peut ni arrecircter ni situer ce long sanglot qui pour reprendre la formule du poegraveme laquo Les Phares raquo finira par mourir au bord de lrsquoeacuteterniteacute Il nrsquoest donc pas tant le fait drsquoune eacutepoque que le deacutevoilement drsquoun mal radical qui aiguillonnent certains cœurs tragiques alors que drsquoautres le reacutepriment et le nient Baudelaire nrsquoideacutealise pas le passeacute auquel il reacutefegravere mais lrsquoutilise pour construire une alleacutegorie qui transcende lrsquoexpeacuterience temporelle Les reacutefeacuterences aux figures mythologiques sont parties prenantes de cette alleacutegorie puisqursquoelles offrent les signes drsquoun mal plus geacuteneacuteral atemporel et constitutif de lrsquoexistence

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

humaine Le regard en apparence nostalgique qursquoil pose par derriegravere son eacutepoque est une maniegravere de redonner agrave la condition humaine son aspect tragique tout comme la figure de lrsquoexileacute devient une meacutetaphore pour exprimer lrsquoexpeacuterience drsquoune souffrance commune En remontant jusqursquoau temps mythique et en terminant sur une eacutenumeacuteration infinie laquo Le Cygne raquo permet drsquoinscrire dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute lrsquoexpeacuterience drsquoune souffrance qui peut sembler a priori isoleacutee il fait du mal un mythe un reacutecit alleacutegorique dont le poegravete a pour tacircche de deacutechiffrer les symboles

ConclusionAu sujet de lrsquoacircge drsquoor chez Baudelaire Patrick Labarthe eacutecrit

laquo Lrsquoappareil mythologique nrsquoest lagrave que pour deacutenoncer lrsquohiatus entre lrsquoacircge heacuteroiumlque et un acircge ougrave la reacuteduction systeacutematique des objets agrave leur valeur marchande voue les figures du mythe agrave nrsquoecirctre que les vestiges pluraliseacutes les signes vides drsquoune pleacutenitude perdue38 raquo Lrsquointervention du temps mythique et des Anciens a certes une valeur deacutenonciatrice comme nous lrsquoavons vu avec la premiegravere partie du poegraveme laquo Le Cygne raquo mais elle ne peut ecirctre reacuteduite agrave ce rocircle neacutegatif Loin de servir agrave la simple deacutemonstration de la perte qui accompagne lrsquoarriveacutee du monde moderne les reacutefeacuterences mythologiques semblent bien occuper une fonction positive chez Baudelaire Lagrave ougrave le progregraves aspire au deacutevoilement des mystegraveres et agrave la simplification de la vie humaine le poegravete reacuteinjecte le mythe dans le monde et rappelle lrsquoimportance du chaos primitif de notre laquo race maladive raquo Comme nous avons chercheacute agrave le montrer lrsquointervention drsquoune figure comme celle drsquoAndromaque les souvenirs drsquoun temps mythique et les reacutefeacuterences agrave une eacutepoque reacutevolue sont avant tout des meacutetaphores une matiegravere poeacutetique qui reacutevegravele la profondeur des racines du mal Le poegraveme laquo LrsquoIdeacuteal raquo ne fait pas lrsquoeacuteloge drsquoun acircge drsquoor mais annonce plutocirct le caractegravere irreacutemeacutediable drsquoune perte qui elle est hors du temps Alors que traditionnellement lrsquoideacuteal agit comme une force qui appelle au deacutepassement la deacutefaite de lrsquoideacuteal chez Baudelaire conditionne le retour symbolique au passeacute Dans laquo Le Cygne raquo le teacutemoignage intime de sa meacutelancolie cocirctoie des figures mythologiques et iconologiques et si ces diffeacuterentes tonaliteacutes srsquoentrechoquent

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parfois elles deviennent harmonieuses une fois replaceacutees dans une mecircme alleacutegorie Devant le spectacle drsquoun monde au laquo paveacute sec raquo et au laquo sol raboteux raquo Baudelaire rappelle que laquo le mythe est un arbre qui croicirct partout en tout climat sous tout soleil spontaneacutement et sans boutures [hellip] Comme le peacutecheacute est partout la reacutedemption est partout le mythe partout39 raquo Et la laquo forecirct ougrave [son] esprit srsquoexile raquo celle ougrave les mythes fertilisent le sol de sa meacutemoire devient lrsquounique eacutechappatoire agrave ce laquo camp de baraques raquo en apparence steacuterile40

1 Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris Paris Les Belles Lettres (coll Le Corps Eacuteloquent) 1994 II p 26

2 Id Les Fleurs du mal eacuted Claude Pichois Paris Gallimard (coll Nrf) 1996 V p 40‑41 (Toute reacutefeacuterence future au recueil des Fleurs du mal se fera agrave cette eacutedition)

3 Ibid XVIII p 52‑534 Ibid LXXXIX p 125‑1275 Ibid p 536 Shakespeare Macbeth Cambridge Cambridge University Press 1997

Acte 1 Scegravene 5 p 1267 Nous pouvons penser entre autres agrave laquo De Profundis Clamavi raquo ougrave la vie

du poegravete ressemble agrave une nuit eacuteveilleacutee sans fin laquo Je jalouse le sort des plus vils animaux Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide raquo (Baudelaire Les Fleurs du mal op cit XXX p 65) Le sommeil rend possible lrsquooubli agrave la maniegravere drsquoune mort temporaire il permet de marquer le passage du temps et le commencement drsquoune nouvelle journeacutee Le poegravete souffre de sa luciditeacute nocturne qursquoil rapproche de la lumiegravere des eacutetoiles dans laquo Obsession raquo laquo Comme tu me plairais ocirc nuit sans ces eacutetoiles Dont la lumiegravere parle un langage connu Car je cherche le vide et le noir et le nu raquo (Baudelaire Les Fleurs du mal op cit LXXIX p 114) Lady Macbeth partage avec Baudelaire cette expeacuterience de luciditeacute nocturne ougrave le recircve et la reacutealiteacute se confondent Cela permet eacutegalement drsquoexpliquer lrsquoimportance de la deacuteesse Nyx (la nuit) qui apparaicirctra dans la derniegravere strophe

8 Eschyle Trageacutedies trad P Mazon Paris Les Belles Lettres (coll Budeacute) 1962 p 301

9 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 3510 Ibid

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

11 Sur la geacuteneacutealogie des diviniteacutes primitives de Chaos aux descendants de Zeus cf Heacutesiode Theacuteogonie trad A Bonnafeacute Paris Payot amp Rivages 1993

12 Publieacute en janvier 1860 dans le journal La Causerie laquo Le Cygne raquo fera partie de la section laquo Tableaux Parisiens raquo qui fucirct annexeacutee aux Fleurs du mal en 1861

13 Cf Virgile Eacuteneacuteide trad J‑P Chausserie‑Lapreacutee Paris Eacuteditions de la Diffeacuterence 1993 Chant III lignes 300‑305 p 135

14 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 12515 Il apparaicirct aux livres II et VI Cf Ovide Les Meacutetamorphoses trad

G Lafaye Paris Les Belles Lettres 1969 vol 1‑2 De plus le cygne est souvent utiliseacute pour symboliser le poegravete en geacuteneacuteral Lrsquooiseau eacutetant associeacute agrave Apollon il repreacutesente la grandeur de la poeacutesie et de la musique De maniegravere analogue le laquo chant du cygne raquo renvoie agrave la derniegravere œuvre drsquoun artiste expression formeacutee agrave partir de la leacutegende voulant que lrsquooiseau ne puisse chanter qursquoagrave lrsquoapproche de sa mort Notons eacutegalement que lrsquoappellation laquo Cygne de Mantoue raquo est une reacutefeacuterence agrave Virgile poegravete qui est agrave la fois lrsquoinspirateur de Baudelaire et drsquoOvide au sujet de la figure drsquoAndromaque

16 Tel que formuleacute dans laquo Beacuteneacutediction raquo17 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 126 18 Ovide op cit Livre I p 72‑88 19 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 12620 Ibid p 126‑12721 Cf John E Jackson laquo Mythe et histoire dans Les Fleurs du mal raquo

LrsquoAnneacutee Baudelaire Paris vol 13‑14 (2009‑2010) p 28722 Ibid p 28623 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 3724 Ibid p 4325 Ibid p 126 26 Ibid27 Ibid28 En feacutevrier 1848 peu avant son exil Victor Hugo eacutecrivit au sujet de

lrsquoachegravevement du Louvre une note expliquant sa vision du palais et donnant son approbation pour la suite des travaux Cf Victor Hugo Œuvres complegravetes Paris Hetzel amp Quantin 1882 vol I laquo Avant lrsquoexil 1841‑1851 raquo note 6 p 574

29 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 126‑127 30 Ibid II p 38

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31 Cela fait eacutecho aux diverses reacutefeacuterences que nous avons mentionneacutees preacuteceacutedemment concernant le lait maternel leacutetal ndash avec Lady Macbeth qui change le lait en fiel ndash et la maleacutediction qui afflige la megravere ndash avec Clytemnestre qui met au monde sa propre maleacutediction tout comme la megravere de Baudelaire dans laquo Beacuteneacutediction raquo

32 Ibid p 12733 Ibid 34 Id Le Spleen de Paris Petits poegravemes en prose eacuted R Kopp Paris

Gallimard (coll Nrf) 1994 XLVIII p 220‑22135 Ibid p 22136 Ibid p 220‑22137 Id Les Fleurs du mal op cit p 12738 Patrick Labarthe laquo La dialectique de lrsquoancien et du moderne dans

lrsquoœuvre de Baudelaire raquo Bulletin de lrsquoAssociation Guillaume Budeacute no 1 (mars 1997) p 70

39 Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris op cit p 42‑4340 Id Les Fleurs du mal op cit p 125‑127

Varia

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La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de HegelJean-christophe anDerson Universiteacute drsquoOttawa

REacuteSUMEacute Lrsquoœuvre de Hegel est souvent perccedilue comme lrsquoexemple le plus spectaculaire drsquoune philosophie cherchant agrave ordonner la totaliteacute de la connaissance agrave lrsquointeacuterieur drsquoun systegraveme auquel rien nrsquoeacutechapperait Sans viser agrave contredire cette ideacutee cet article se propose de deacutemontrer comment celle‑ci est parfaitement compatible avec une autre importante ambition de Hegel qui pourrait agrave premiegravere vue paraicirctre contradictoire agrave savoir le souhait drsquoeacutelaborer une philosophie ne reposant sur absolument aucune preacutesupposition En prenant pour observatoire le commencement du systegraveme heacutegeacutelien crsquoest‑agrave‑dire le projet drsquoune nouvelle logique srsquoautoconstruisant il devient possible de constater que Hegel ne deacuteroge jamais aux exigences qursquoil se fixe lui-mecircme Combiner les ideacuteaux drsquoune penseacutee de lrsquoabsolu et drsquoune penseacutee entiegraverement pure exige cela dit de concevoir lrsquoentreprise philosophique comme une entreprise circulaire et non plus agrave la maniegravere des premiers modernes comme une entreprise drsquoinspiration geacuteomeacutetrique

IntroductionLe point de deacutepart de la philosophie de Hegel paraicirct au premier

abord difficilement conciliable avec lrsquointention clairement eacutenonceacutee dans plusieurs textes drsquoeacutelaborer une penseacutee absolument deacutepourvue de preacutesupposition Hegel ne trahit-il pas en effet en identifiant comme premier principe un concept meacutetaphysique aussi chargeacute que laquo lrsquoecirctre raquo un deacutesir non questionneacute drsquoatteindre lrsquoabsolu par lrsquoentremise drsquoune notion omni‑englobante Comment sans maintenir silencieusement une preacutefeacuterence inaugurale pour la totaliteacute et lrsquouniversel aurait‑il drsquoailleurs pu soutenir drsquoembleacutee que la philosophie est laquo neacutecessairement systegraveme1 raquo Et comment aurait‑il pu extraire

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de la plus veacuteritable indeacutetermination un savoir encyclopeacutedique aussi riche Drsquoun point de vue exteacuterieur il pourrait sembler raisonnable voire neacutecessaire drsquoaccorder agrave lrsquoesprit systeacutematique de la philosophie de Hegel un primat sur sa lettre ou agrave tout le moins sur certaines de ses preacutetentions initiales

Le corpus heacutegeacutelien pour autant que lrsquoon accepte de suivre son deacuteploiement offre neacuteanmoins une certaine reacutesistance agrave une telle hypothegravese Hegel faisait effectivement remarquer que lrsquoon ne saurait affirmer quoi que ce soit au sujet drsquoune philosophie se voulant sans preacutesupposition sans drsquoabord rejoindre sa marche afin de veacuterifier que nos analyses ne reposent pas elles-mecircmes sur une logique infondeacutee et irreacutefleacutechie2 Il importe semble‑t‑il drsquoexaminer de maniegravere immanente les ambitions premiegraveres de Hegel Et cette unique exigence fournit drsquoelle-mecircme un programme bien deacutefini afin drsquoeacutevaluer les fondements de la philosophie heacutegeacutelienne faisant lrsquoobjet de doutes il faut preacutealablement se precircter au jeu et srsquoassurer de pouvoir reacutepondre agrave une question tregraves simple agrave quoi correspond exactement pour Hegel une philosophie sans preacutesupposition Lrsquoexamen requis nous renvoie naturellement au commencement du systegraveme heacutegeacutelien agrave ses premiers pas et alors lrsquoavenue agrave explorer est indiqueacutee par Hegel lui‑mecircme qui soutint agrave plus drsquoune reprise que la Science de la logique3 (SL) se trouvait agrave la source de sa penseacutee

Cet ouvrage quoique indeacuteniablement aride se voit introduit par une seacuterie de courts textes dont la freacutequentation srsquoavegravere pour nous drsquoune utiliteacute inestimable Leur examen nous permettra drsquoabord de comprendre pourquoi selon Hegel (1) lrsquoeacutelaboration drsquoune philosophie sans preacutesupposition eacutetait synonyme de lrsquoeacutelaboration drsquoune nouvelle logique deacutepassant les insuffisances des travaux de ses preacutedeacutecesseurs et en particulier ceux de Kant Ces consideacuterations se montreront agrave leur tour indispensables afin (2) de deacutegager de ses apparentes contradictions le point de deacutepart de la logique heacutegeacutelienne et drsquoexposer le sens veacuteritable de cet eacutenigmatique commencement que Hegel associe agrave la penseacutee de lrsquoecirctre pur Expliciter minutieusement ces deux seuls eacuteleacutements loin de constituer une simple redite repreacutesente une eacutetape essentielle pour tout jugement ulteacuterieur du systegraveme de Hegel Nous chercherons en conseacutequence agrave deacutemontrer que la logique

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heacutegeacutelienne agrave travers le caractegravere novateur de son traceacute initial parvient agrave supprimer lrsquoapparente dissonance creacuteeacutee par le deacutesir de mettre au monde une philosophie de lrsquoabsolu ne srsquoappuyant sur rien

1 Lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition et le statut de la logique

Quel que soit notre avis au sujet du systegraveme final de Hegel lrsquoon ne saurait raisonnablement nier que lrsquointention de constituer une philosophie sans preacutesupposition fait figure de leitmotiv agrave travers son œuvre Hegel ne cachait nullement ses intentions laquo ainsi faut‑il que le commencement soit un commencement absolu ou ce qui signifie ici la mecircme chose abstrait il ne lui est pas permis de preacutesupposer quoi que ce soit4 raquo Lrsquoensemble des remarques agrave venir qui seront pour la plupart puiseacutees au sein de textes ayant pour but drsquointroduire la SL ne vise donc pas agrave justifier a priori le contenu de lrsquoouvrage qui constitue le veacuteritable commencement du systegraveme heacutegeacutelien Ces preacutecisions ne doivent en reacutealiteacute servir qursquoagrave nous approcher du point de vue requis pour la mise en marche de la penseacutee Kerveacutegan formule le tout avec eacuteleacutegance laquo il srsquoagit moins drsquoindiquer et de justifier le contenu deacutetermineacute du point de deacutepart ndash car le faire serait le deacuteduire donc le deacutefaire de son immeacutediateteacute ndash que de rendre possible en entrrsquoouvrant lrsquoespace de la penseacutee pure5 raquo lrsquoexercice drsquoun penser pur ou drsquoune nouvelle logique

11 La logique comme chemin laquo srsquoauto-construisant raquoDe lrsquoaveu de Hegel lui‑mecircme le projet drsquoune philosophie sans

preacutesupposition deacutecoule de la laquo transformation complegravete que la maniegravere de penser philosophique a subie6 raquo au confluent des xViiie et xixe siegravecles La parution de la Critique de la raison pure mais aussi les eacutevegravenements de la Reacutevolution franccedilaise teacutemoignaient pour lui du point de vue plus eacuteleveacute atteint par la conscience de soi de lrsquoesprit au moment ougrave le chantier de la SL se mettait en branle Lrsquoideacutee de Hegel avec cette œuvre imposante se comprend donc ainsi affranchir la logique de tous les preacutejugeacutes lrsquoaffligeant de lrsquoexteacuterieur et la hisser puisqursquoelle aussi est fille de son temps au point de vue de la liberteacute et de lrsquoautodeacutetermination laquo [L]rsquoesprit nouveau [hellip] nrsquoa pas encore

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donneacute trace de lui en elle7 raquo lit‑on dans la preacuteface de la premiegravere eacutedition de la SL Crsquoest un deacutefaut auquel Hegel entendait remeacutedier Mais pourquoi dans le cadre de lrsquoeacutelaboration geacuteneacuterale drsquoune penseacutee libre et sans preacutesupposition commencer par actualiser la logique et non pas un autre pan de la philosophie En fait pour qui entrevoit la radicaliteacute de lrsquoentreprise heacutegeacutelienne il est clair que le souhait de laquo recommencer par le commencement raquo ne pouvait aller de pair qursquoavec une deacutemarche logique Tout autre point de deacutepart precircte en effet le flanc agrave la critique Le simple fait que les autres sciences des matheacutematiques agrave la zoologie8 aient un objet et une meacutethode diffeacuterents lrsquoun de lrsquoautre teacutemoigne par exemple drsquoune scission en elles drsquoune deacutecision appelant une justification preacutealable Ce contenu et cette meacutethode dans les sciences en geacuteneacuteral sont au surplus reccedilus de lrsquoexteacuterieur puis adopteacutes sous forme de lemmes On ne demande pas agrave lrsquoarithmeacutetique fait notamment remarquer Hegel dans son Encyclopeacutedie de justifier la neacutecessiteacute du nombre on la lui concegravede sans exiger drsquoexplication Or il est manifeste qursquoune penseacutee pure sans preacutesupposition ne peut se contenter drsquoun tel commencement relatif et le primat de la logique tient justement au fait qursquoelle seule parvienne agrave eacuteviter cet eacutecueil Pour autant que lrsquoon entende bien ce que Hegel deacutesigne par laquo logique raquo agrave savoir une science de la penseacutee ou plus simplement et plus justement la penseacutee se pensant elle‑mecircme le statut insigne de cette discipline srsquoimpose de lui‑mecircme En tant que laquo chemin qui se construit lui‑mecircme raquo la logique est la penseacutee qui gagne la laquo subsistance‑par‑soi et [l]rsquoindeacutependance agrave lrsquoeacutegard du concret9 raquo la penseacutee qui chez soi nrsquoa affaire qursquoagrave elle‑mecircme10

Tacircchons de preacuteciser cette affirmation Le contenu de cette nouvelle logique puisqursquoil est avant de se deacuteployer le simple laquo penser qui conccediloit11 raquo ne peut assureacutement srsquoengendrer qursquoau fil du parcours de la penseacutee Pour lrsquoexaminer il faut ineacutevitablement penser et concevoir Il est donc clair qursquoil ne saurait ecirctre preacutesupposeacute les cateacutegories avec lesquelles opegravere toute penseacutee coiumlncident avec lrsquoentreprise logique elle‑mecircme Lrsquoideacutee est analogue pour ce qui est de la meacutethode logique qui ne correspond agrave rien drsquoautre qursquoaux regravegles et aux lois de la penseacutee Elle ne peut non plus ecirctre reccedilue de lrsquoexteacuterieur dans la mesure ougrave elle est un eacuteleacutement constitutif de la penseacutee qui

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conccediloit crsquoest elle qui la dirige Pour reprendre les mots de Hegel la meacutethode est laquo lrsquoacircme immanente du contenu lui‑mecircme12 raquo La strateacutegie se reacutesume alors ainsi la penseacutee se deacuteployant librement deacutetermine le contenu vivant de la logique et la reacuteflexion de celui-ci en pose et en engendre les regravegles Crsquoest donc dire que la logique possegravede le don unique de pouvoir croicirctre agrave partir drsquoelle‑mecircme ce que confirme au demeurant la SL dans laquelle chaque cateacutegorie est engendreacutee par le simple approfondissement de lrsquoauto‑examen de la penseacutee En ce sens la logique reflegravete parfaitement les aspirations modernes agrave lrsquoautodeacutetermination Lrsquoon pourrait sans doute ecirctre tenteacute drsquoobjecter que la discipline preacutesuppose agrave tout le moins qursquoelle est une science qui se construit elle‑mecircme mais cette reacuteplique est superficielle la logique de fait ignore agrave lrsquoavance ce qursquoelle est Une penseacutee authentiquement libre selon Hegel se retrouve initialement seule et crsquoest justement pourquoi elle ne peut que prendre la forme drsquoune logique drsquoune penseacutee se pensant

Les derniegraveres remarques font voir assez clairement que Hegel reacutecusait lrsquoideacutee drsquoune logique prise comme laquo simple forme drsquoune connaissance raquo devant recevoir sa matiegravere laquo suivant une autre provenance13 raquo Offrir agrave la science une figure pleinement changeacutee impliquait effectivement pour Hegel lrsquoabandon de cette identification reacuteductrice de la logique aux seules conditions formelles de la veacuteriteacute cette seacuteparation naiumlve de la forme et du contenu de la connaissance est une preacutesupposition qui ne peut reacutesister longtemps aux exigences de la philosophie On preacutesuppose dans la logique traditionnelle laquo que le mateacuteriau de la connaissance est preacutesent en et pour soi comme un monde tout precirct en dehors de la penseacutee raquo laquo que la penseacutee est pour elle‑mecircme vide raquo que chacune des deux sphegraveres est laquo seacutepareacutee de lrsquoautre raquo et qursquoil existe une hieacuterarchie entre lrsquoobjet acheveacute pouvant se passer de la logique et la penseacutee prise comme laquo comme forme molle indeacutetermineacutee raquo devant laquo srsquoaccommoder agrave lrsquoobjet14 raquo En clair la logique habituelle interpregravete lrsquoorganisation de la penseacutee comme ce qui srsquoapplique agrave la teneur de la connaissance crsquoest‑agrave‑dire agrave son contenu indeacutependant agrave ses eacutenonceacutes au lieu de voir comme lrsquoeacutetablira agrave terme une logique sans preacutesupposition qursquoelle est laquo la teneur elle‑mecircme15 raquo Si la seacuteparation de la penseacutee et de la reacutealiteacute lorsqursquoelle fut

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initialement accomplie par lrsquoentendement reacutefleacutechissant repreacutesentait le laquo commencement de la connaissance raquo lrsquoerreur des modernes consiste agrave nrsquoavoir pas pousseacute jusqursquoagrave son terme cette reacuteflexion visant agrave deacutepasser lrsquoimmeacutediat concret et agrave le deacuteterminer en srsquoen seacuteparant et ce malgreacute les eacutevidentes contradictions qui la traversent Hegel eacutecrit ainsi avec une pointe drsquoironie que la philosophie de son eacutepoque en cessant de suivre le deacuteploiement de la penseacutee pure jusqursquoagrave lrsquolaquo eacuteleacutevation de la raison au‑dessus des limitations de lrsquoentendement16 raquo a reflueacute

12 La refonte de la logique et le projet kantienCette critique qui cherche sans contredit agrave faire de Kant lrsquoun

des artisans de ce reflux a de quoi surprendre Lrsquoon pourrait en sens contraire ecirctre naturellement porteacute agrave soutenir que la logique pure agrave laquelle aspirait Hegel se retrouvait deacutejagrave dans le programme du criticisme Kant nrsquoa‑t‑il pas clairement fait valoir la neacutecessiteacute premiegravere pour la penseacutee de se connaicirctre elle‑mecircme17 Et en confeacuterant un sens transcendantal au logique la reacutevolution copernicienne de Critique de la raison pure ne reacuteunit‑elle pas lrsquoobjet et la penseacutee La parenteacute des deacutemarches est flagrante et affirmer que Hegel a eacutetabli les grandes lignes de son programme logique en srsquoinspirant de Kant relegraveve aujourdrsquohui du truisme18 Comme Kant Hegel tente drsquoexhiber une logique eacutemergeant directement de la spontaneacuteiteacute de la penseacutee et eacutetant constamment en jeu dans notre expeacuterience Lrsquousage des cateacutegories eacutecrit‑il transparaicirct laquo dans tout comportement naturel de lrsquohomme19 raquo Ce nrsquoest agrave son avis que par la clarification de ces concepts ndash geste tout agrave fait kantien ndash que lrsquoon peut espeacuterer passer drsquoun agir inconscient et disloqueacute agrave un agir intelligent et libre dans la sphegravere de la penseacutee comme dans la sphegravere de lrsquoaction humaine

Srsquoil faut ainsi reconnaicirctre la dette qursquoentretient Hegel agrave lrsquoeacutegard de la doctrine kantienne des cateacutegories chacun sait eacutegalement que le tournant critique examineacute agrave la lumiegravere du problegraveme du commencement nrsquooffrait rien de satisfaisant agrave ses yeux De lrsquoavis de Hegel Kant conserve une vision obstineacutement formaliste de la logique ce qui explique drsquoailleurs le criant manque de justification de ses cateacutegories Examinons le reproche Il est bien connu que le kantisme deacutegage des formes qui ne comportent aucune application

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aux choses en soi mais croyant ecirctre teacutemoins drsquoun tour de force lrsquoon se demande rarement deacuteplore Hegel comment un scheacutema aussi curieux a pu finir par srsquoimposer Cette impossibiliteacute drsquoatteindre la chose ne serait agrave vrai dire que la conseacutequence du maintien des preacutesuppositions drsquoune logique suranneacutee au milieu de perceacutees veacuteritables Il est certes vrai que la logique transcendantale prend ses distances avec lrsquoancienne logique faisant abstraction de son contenu En associant les cateacutegories de lrsquoentendement aux conditions de possibiliteacute de lrsquoexpeacuterience Kant offre agrave celles‑ci une digniteacute indeacuteniable Mais cette promotion puisqursquoelle ne va pas de pair avec un rejet complet de la vieille logique engendre aux yeux de Hegel drsquoabsurdes contradictions Les cateacutegories priveacutees de lrsquointuition sensible demeurent chez Kant des formes vides Et ce dualisme de la forme et du contenu participe au maintien drsquoun autre preacutejugeacute majeur Kant nrsquoenvisage jamais de lester son systegraveme de lrsquoideacutee drsquoun objet indeacutependant et parfaitement accompli la chose en soi Crsquoest ce qui le contraint finalement agrave introduire la sphegravere de lrsquoexpeacuterience pheacutenomeacutenale au sein de laquelle le logique bien qursquoil soit en lui‑mecircme laquo quelque chose de non‑vrai20 raquo car purement formel puisse ecirctre lrsquoun des eacuteleacutements constitutifs drsquoune connaissance leacutegitime On se retrouve alors avec une meacutecanique drsquoune rare incongruiteacute les cateacutegories transcendantales formelles et non‑vraies participeraient drsquoune connaissance vraie qui ne connaicirctrait pourtant pas lrsquoobjet tel qursquoil est en soi Autant dire que la connaissance vraie est quelque chose de non‑vrai et nier le projet mecircme du connaicirctre21 Hegel se permet cette tirade laquo crsquoest comme si on attribuait un discernement juste agrave un homme en ajoutant qursquoil ne serait pourtant pas capable de discerner quoi que ce soit de vrai mais seulement du non‑vrai22 raquo La comparaison illustre de faccedilon eacuteclatante en quoi il est absurde pour la philosophie moderne de continuer agrave preacutesupposer la seacuteparation de lrsquoecirctre et de la penseacutee

La charge heacutegeacutelienne est drsquoautant plus forte qursquoelle souligne avec justesse que tout en octroyant aux cateacutegories une validiteacute pour lrsquoexpeacuterience la critique kantienne nrsquoa opeacutereacute en elles aucune modification Elle les a pour ainsi dire laisseacutees identiques agrave la maniegravere dont les pensait la logique formelle Lrsquoaccusation nrsquoest pas

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mince si Kant a indeacuteniablement changeacute le statut des formes de la penseacutee il nrsquoaurait pas senti la neacutecessiteacute drsquoen changer la figure Bien au contraire il les aurait tout simplement emprunteacutees directement de faccedilon lemmatique agrave lrsquohistoire de la logique et plus particuliegraverement agrave Aristote agrave qui il reprochait ironiquement drsquoavoir eacutetabli la liste des concepts purs de lrsquoentendement agrave la maniegravere drsquoun rhapsode23 Crsquoest ce que Kant au demeurant reconnaicirct lui‑mecircme selon Hegel lorsqursquoil preacutetend trouver chez le Stagirite un laquo preacutecoce achegravevement raquo de la logique et qursquoil eacutevite par le fait mecircme de se lancer dans lrsquoentreprise pour le moins intimidante drsquoune totale refonte de cette science Le fait est que Kant nrsquoa pas examineacute les formes de la penseacutee en et pour elles‑mecircmes preacutefeacuterant supposer qursquoelles eacutepousaient mysteacuterieusement les diffeacuterents types de jugement Il nrsquoa donc pu offrir agrave ces formes une justification plus solide qursquoun simple appel agrave lrsquoexpeacuterience24 On lit effectivement dans le chapitre de la Critique de la raison pure ougrave srsquoopegravere la laquo deacuteduction transcendantale raquo des cateacutegories que du fait que ces cateacutegories sont laquo de cette espegravece et de ce nombre une raison se laisse tout aussi peu fournir qursquoon en peut donner du fait que nous ayons ces fonctions du jugement et non pas drsquoautres ou de ce qui fait que lrsquoespace et le temps sont les seules formes de notre intuition sensible25 raquo Kant aussi eacutetonnant que cela puisse paraicirctre aurait preacutesupposeacute le cœur de sa logique

Crsquoest lagrave au fond lrsquoessentiel du reproche que lui adresse Hegel sa logique ne jouit drsquoaucune neacutecessiteacute parce qursquoelle nrsquoest pas un chemin srsquoauto‑construisant sans intervention exteacuterieure Elle est plutocirct une penseacutee seacuteparant sans raison forme et contenu et donc marqueacutee par des divisions statiques dont ne peut se satisfaire une philosophie veacuteritablement critique En souhaitant avant la mise en marche de la penseacutee laquo deacutejagrave y voir clair dans la connaissance26 raquo Kant srsquoest lui‑mecircme condamneacute agrave deacutevelopper un systegraveme imparfait et truffeacute de preacutejugeacutes Ce nrsquoest pas un hasard si les laquo formes‑de‑penseacutees bien connues raquo sont chez lui laquo comme les os sans vie drsquoun squelette qui plus est reacutepandus en deacutesordre27 raquo Les deacuteterminations de lrsquoentendement nrsquoeacutetant pas dans le systegraveme kantien puiseacutees agrave mecircme la marche libre de la penseacutee elles ne peuvent qursquoapparaicirctre fixes et sans uniteacute organique elles sont mortes Drsquoougrave lrsquourgence drsquoune logique

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absolument deacutepourvue de preacutesuppositions qui en srsquoeacutelaborant agrave partir drsquoelle‑mecircme pourrait dynamiser son contenu en mecircme temps qursquoelle le purifierait

Il a jusqursquoici eacuteteacute montreacute que le projet heacutegeacutelien drsquoune philosophie sans preacutesupposition prend vie dans la SL par lrsquoexposition de lrsquoorganisation de la penseacutee dans son activiteacute immanente et par lrsquoabandon de la conception logique qui srsquoest maintenue pour le dire un peu simplement drsquoAristote jusqursquoagrave Kant La logique heacutegeacutelienne si reacuteputeacutee pour sa complexiteacute nous apparaicirct en fin de compte motiveacutee par une unique ambition reprendre les choses agrave partir drsquoun commencement veacuteritablement pur Pour lrsquoinstant neacuteanmoins ce commencement agrave partir duquel doit ecirctre extrait lrsquoensemble du systegraveme de Hegel demeure fort obscur et nous nous trouvons toujours dans lrsquoimpossibiliteacute drsquoattester de lrsquoabsence veacuteritable de preacutesupposition dans la mise en marche reacuteelle de la penseacutee heacutegeacutelienne Si le programme que nous venons drsquoesquisser offre une profondeur nouvelle aux preacutetentions de Hegel il reste encore agrave voir de quelle maniegravere ce programme se reacutealise

2 Recommencer le commencementIl est en effet indubitablement plus simple drsquoaffirmer que le projet

drsquoune philosophie sans preacutesupposition doit deacutebuter par lrsquoexposition systeacutematique du deacuteveloppement neacutecessaire de la penseacutee que drsquoamorcer lrsquoentreprise logique elle‑mecircme Car ougrave trouvera‑t‑on un commencement absolument pur Et comment srsquoassurer qursquoil ne soit vicieacute par aucun preacutejugeacute Crsquoest dans un court texte intituleacute laquo Par quoi faut‑il faire commencer la science 28 raquo que Hegel expose sa reacuteponse sous la forme drsquoune courte proposition le commencement doit ecirctre lrsquoecirctre pur Le tout meacuterite certes quelques explications puisqursquoune telle reacutefeacuterence agrave laquo lrsquoecirctre raquo ndash concept meacutetaphysique on ne peut plus lourd ndash paraicirct aller en sens contraire du projet drsquoeacutelaborer une philosophie nouvelle ne reposant sur rien drsquoautre qursquoelle‑mecircme Bien qursquoagrave nouveau notre tacircche ne soit pas de justifier ce point de deacutepart il demeure tout de mecircme leacutegitime de chercher agrave fournir la raison de son intelligibiliteacute29 Ce nrsquoest qursquoen eacutecartant les objections qui semblent

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ici entraver le projet de la philosophie heacutegeacutelienne que nous pourrons comprendre de quelle maniegravere il respecte les exigences qui lrsquoaniment

21 Un commencement probleacutematiqueLe deacutesarroi face agrave la difficulteacute de commencer une philosophie

sans preacutesupposition deacutecoule des acquis de la conscience moderne laquo crsquoest seulement dans les temps modernes soutient Hegel que lrsquoon a pris conscience que crsquoest une difficulteacute que de trouver un commencement en philosophie30 raquo Il suffit de retourner en arriegravere pour le constater le point de deacutepart constituait un enjeu bien moins embarrassant pour les Anciens (particuliegraverement pour les penseurs preacutesocratiques remarque Hegel) parce que ces derniers nrsquoavaient drsquointeacuterecirct que pour le principe de toutes choses que pour le commencement laquo objectif raquo de la science Ils ne srsquointeacuteressaient guegravere agrave la maniegravere drsquoentreprendre leurs enquecirctes31 Thalegraves fait de lrsquoeau un principe absolu alors qursquoAnaxagore opte pour le Noucircs mais ni lrsquoun ni lrsquoautre ne meacuteditent sur le commencement laquo en tant qursquoil est quelque chose de subjectif32 raquo Tous deux se lancent dans leurs exposeacutes de maniegravere indiffeacuterente et dogmatique De leur cocircteacute les philosophes modernes refusant de commencer laquo comme en tirant un coup de pistolet33 raquo ne se sentent plus dispenseacutes souligne Hegel de reacutefleacutechir sur la maniegravere de srsquoy prendre dans la connaissance et sur la maniegravere drsquoarriver leacutegitimement agrave un principe premier Lrsquoagir subjectif crsquoest‑agrave‑dire lrsquoacte du connaicirctre lui‑mecircme est compris par eux comme un moment essentiel de la veacuteriteacute ce qui fait en sorte qursquoils ne peuvent plus seacuteparer le choix de ce qui vient en premier et la meacutethode emprunteacutee pour arriver agrave ce choix Hegel nous lrsquoavons expliqueacute se concentre avant tout sur la logique par deacutesir drsquounir la forme et le principe de la philosophie Ainsi lit‑on laquo le principe doit ecirctre aussi commencement et ce qui est le prius pour la penseacutee doit ecirctre aussi ce qui est le premier dans la marche de la penseacutee34 raquo Toute deacutemarche preacuteservant un eacutecart entre le principe de la philosophie et le penser y menant ne peut cela est clair rendre compte de la validiteacute de ce penser initial

Lrsquoexigence moderne incontournable entraicircne neacuteanmoins avec elle une antinomie en apparence insoluble qui est drsquoautant

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plus embecirctante qursquoelle semble miner la possibiliteacute drsquoeacutelaborer une penseacutee sans preacutesupposition Car qui admet que le commencement doit ecirctre quelque chose drsquoabsolument premier selon lrsquoordre de la penseacutee srsquoexpose aux critiques longtemps adresseacutees aux philosophies dogmatiques sans toutefois pouvoir trouver une eacutechappatoire Pourquoi cet immeacutediat-ci et non pas un autre Comment justifier le choix du point de deacutepart et ecirctre certain de son potentiel si plus rien ne doit ecirctre penseacute avant celui‑ci Suivant sa forme le commencement de la philosophie moderne ne peut ecirctre qursquoun objet immeacutediat mais suivant sa nature nous deacutecouvrons qursquoil doit simultaneacutement se preacutesenter comme quelque chose de meacutediatiseacute crsquoest‑agrave‑dire comme preacutesupposant une certaine justification le rendant neacutecessaire et non purement contingent35 Lrsquoune des deux exigences devrait‑elle primer sur lrsquoautre Hegel offre une reacuteponse allant en sens contraire laquo Le commencement de la philosophie doit neacutecessairement ecirctre ou bien quelque chose de meacutediatiseacute ou bien quelque chose drsquoimmeacutediat et il est facile de montrer qursquoil ne peut ecirctre ni lrsquoun ni lrsquoautre du coup lrsquoune ou lrsquoautre maniegravere de commencer trouve sa reacutefutation36 raquo Cette deacuteclaration mecircme apregraves plusieurs relectures ne livre pas drsquoelle‑mecircme son secret Agrave vrai dire pour Hegel il nrsquoy a rien au ciel ou dans la nature ou dans lrsquoesprit qui ne contienne agrave la fois lrsquoimmeacutediateteacute et la meacutediation Mais puisque le rapport entre ces deux opposeacutes ne sera mis au clair qursquoau sein mecircme de la logique il ne peut en commenccedilant contraindre son lecteur agrave le suivre aveugleacutement Il suggegravere donc plutocirct une deacutemarche raisonnable eacuteviter la preacutecipitation et revenir en amont des cateacutegories qui semblent nous bloquer la voie (meacutediat immeacutediat principe objectif principe subjectif etc) pour simplement laquo consideacuterer comment le commencement logique apparaicirct37 raquo Le commencement passe pour impossible aux yeux du sujet philosophant parce que son objection est exteacuterieure au mouvement de la penseacutee Pour deacutenouer lrsquoaporie il faut simplement vouloir entrer dans la science Il faut autrement dit coller agrave lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition et agrave la tacircche preacuteceacutedemment deacutecrite drsquoune logique nrsquoeacutetant que le chemin de la penseacutee srsquoautodeacuteterminant Pour Hegel semble‑t‑il srsquoen tenir au commencement en tant qursquoil doit se produire dans lrsquoeacuteleacutement de la

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penseacutee qui est libre pour elle-mecircme suffira agrave montrer agrave terme que lrsquoantinomie perccedilue est illusoire

Lrsquooubli de cette reacutesolution pourtant peu complexe ndash laisser sa penseacutee se deacuteployer librement ndash engendre encore un paradoxe qui retarde une fois de plus notre entreacutee en la matiegravere Pour les lecteurs de Hegel il est flagrant que le point de vue qursquoadopte la SL crsquoest‑agrave‑dire celui drsquoune penseacutee nrsquoeacutetant plus freineacutee par des oppositions statiques et ayant laquo abandonneacute le savoir qursquoelle avait drsquoelle‑mecircme comme drsquoun ecirctre qui serait en face de lrsquoob‑jectif38 raquo est la veacuteriteacute ultime de la conscience Le savoir pur est de fait le point drsquoorgue de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit (PhE) Lrsquoentreprise logique du fait qursquoelle preacutetende ne srsquoappuyer sur rien cacherait‑elle donc paradoxalement un preacutesupposeacute aussi majeur qursquoun livre entier Hegel affirme sans deacutetour en 1832 que sa logique a laquo la science de lrsquoesprit en son apparaicirctre pour preacutesupposition une preacutesupposition qui contient et exhibe la neacutecessiteacute et par lagrave la preuve de la veacuteriteacute du point de vue constitueacute par le savoir pur39 raquo La logique doit‑on comprendre ne srsquoouvre qursquoagrave la condition que la conscience ait rameneacute agrave elle une exteacuterioriteacute deacutesormais deacutefinie comme la laquo sienne propre40 raquo ce qui paraicirct prouver que le deacuteveloppement drsquoune penseacutee libre ne preacutesupposant plus rien est impossible puisqursquoil exige de maniegravere contradictoire un travail preacutealable de la conscience Sans nier qursquoil srsquoagisse lagrave drsquoun problegraveme interpreacutetatif important il est permis de refuser de situer le commencement de la science heacutegeacutelienne dans les premiegraveres pages de la PhE et de soutenir que la logique ne renonce jamais agrave ecirctre lrsquoexposition drsquoune penseacutee srsquoengendrant elle‑mecircme sans preacutesupposition Comme on peut drsquoailleurs le comprendre en survolant la premiegravere version de la Doctrine de lrsquoecirctre se rapporter agrave la PhE comme agrave lrsquoauthentique commencement de la philosophie ne fait que deacuteplacer le problegraveme dans la mesure ougrave le point de deacutepart de la conscience dans la certitude sensible implique lui aussi deacutejagrave la preacutesupposition (inconsciente) du savoir absolu41 Mais en quel sens degraves lors devrions‑nous comprendre les remarques de Hegel situant son premier ouvrage laquo avant raquo lrsquoentreprise logique

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Puisqursquoelle est souligneacutee dans le cadre drsquoune introduction exteacuterieure agrave la science il apparaicirct plus que plausible que la preacutesupposition qursquoest la marche de lrsquoesprit en son apparaicirctre nrsquoest preacutesupposition que pour lrsquoœil du philosophe deacutejagrave dans lrsquoeacuteleacutement de la science et sondant reacutetrospectivement son cheminement Pour la conscience ordinaire ou pour le philosophe dont la conversion agrave lrsquoheacutegeacutelianisme nrsquoest pas encore parfaitement reacutealiseacutee la PhE est lrsquoinverse drsquoune preacutesupposition elle est lrsquoentreprise venant agrave bout des preacutesuppositions elle est laquo une perte de soi‑mecircme42 raquo Son reacutesultat final demeure laquo purement formel sans contenu propre43 raquo car le savoir vrai en se posant a simultaneacutement nieacute tout savoir pheacutenomeacutenal Crsquoest lagrave le laquo cocircteacute neacutegatif44 raquo de la logique Il est donc coheacuterent de croire que la penseacutee ayant atteint le seuil de la logique apregraves la PhE ne preacutesuppose plus rien Si elle deacutecouvre le savoir pur ce nrsquoest pas agrave ses yeux du moins au sens drsquoune deacuteduction consciente et assumeacutee du point de deacutepart de la science Ce simple jeu de perspectives eacuteclaircit avec succegraves lrsquoun des volets du rapport ambigu entre la PhE et la SL Srsquoil paraicirct exageacutereacute de faire du premier texte un ouvrage dont lrsquoutiliteacute est purement neacutegative lrsquoon peut neacuteanmoins se rallier mecircme du point de vue du philosophe agrave lrsquointerpreacutetation modeacutereacutee faisant de lui une propeacutedeutique45 agrave la science heacutegeacutelienne Nous en revenons alors agrave cette simple ideacutee deacutejagrave reacutepeacuteteacutee mainte fois pour que le commencement issu du savoir pur reste immanent agrave sa science laquo il nrsquoy a rien drsquoautre agrave faire que de consideacuterer ou bien plutocirct en mettant de cocircteacute toutes les reacuteflexions toutes les opinions que lrsquoon a par ailleurs de seulement accueillir ce qui est donneacute46 raquo sans chercher drsquoembleacutee agrave survoler son parcours Lrsquoessentiel pour deacutebuter est de prendre la penseacutee pour elle‑mecircme

22 Lrsquoecirctre pur comme immeacutediateteacute absolueEn clair les multiples faces du problegraveme du commencement

se dissoudront drsquoelles‑mecircmes agrave condition que lrsquoon accepte en un premier temps drsquolaquo oublier sa particulariteacute47 raquo et que lrsquoon prenne pour unique reacutesolution ndash qui peut ecirctre vue comme un vouloir arbitraire48 ndash de laquo consideacuterer la penseacutee en tant que telle49 raquo Ayant fait nocirctre la volonteacute drsquoeacutecarter toute immixtion en la penseacutee et de

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prendre le commencement dans sa pure immeacutediateteacute nous ne savons qursquoune seule chose agrave savoir que ce commencement doit ecirctre un commencement abstrait nrsquoayant aucun fondement connu Et alors apparaicirct enfin de lui-mecircme notre point de deacutepart dans toute son laquo eacutevidence raquo lrsquoimmeacutediateteacute simple dans son expression veacuteritable nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoecirctre pur Cette eacutequation est plus aiseacutee agrave appreacutehender qursquoil nrsquoy paraicirct Il faut simplement eacuteviter drsquoenvisager le concept de lrsquoecirctre pur comme celui drsquoune laquo chose raquo immeacutediate lrsquoecirctre pur nrsquoest pas une substance immeacutediate il est lrsquoimmeacutediat lui-mecircme Car que reste‑t‑il pour la penseacutee se voyant agrave lrsquoœuvre une fois ses preacutesuppositions mises agrave lrsquoeacutecart sinon une ideacutee vague de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral laquo sans aucune deacutetermination ni remplissement suppleacutementaire50 raquo Cet ecirctre pur nrsquoest donc pas lrsquoobjet de la penseacutee libre et Hegel ne cherche pas agrave prouver qursquoil existe une penseacutee inaugurale drsquoun ecirctre ce qui supposerait une distinction impossible dans lrsquoeacuteleacutement du savoir absolu Le commencement de la logique est la penseacutee qui saisit immeacutediatement son ecirctre point Houlgate formule la chose ainsi la penseacutee ayant mis de cocircteacute toute preacutesupposition concernant son propre contenu ne peut penser agrave rien sinon au simple fait qursquoelle est drsquoune maniegravere totalement indeacutetermineacutee et agrave deacuteterminer51 Il importe ici drsquoinsister sur cette totale indeacutetermination afin de preacuteserver la pureteacute voire la laquo vacuiteacute52 raquo du commencement de la philosophie

Agrave proprement parler il faudrait mecircme remarquer que lrsquoecirctre nrsquoest pas un laquo commencement raquo car drsquoougrave tiendrait‑il une quelconque justification pour ce titre Ce nrsquoest qursquoau fil du procegraves de la logique qursquoil la conquerra Crsquoest ce que Hegel confirme en remarquant qursquoune souche de la philosophie critique ndash il pense ici agrave Reinhold ndash a dans son errance exhibeacute cette consideacuteration essentielle que la progression philosophique est en reacutealiteacute laquo une reacutetrogradation ramenant dans le fondement agrave lrsquooriginaire et au vrai dont deacutepend et par quoi est en fait produit ce avec quoi lrsquoon a commenceacute53 raquo La logique nous lrsquoavons deacutejagrave partiellement annonceacute srsquoeacutetablira progressivement sous la forme drsquoun cercle dans lequel ce qui est premier deviendra aussi dernier et ce qui est dernier deviendra aussi premier54 Lrsquoecirctre pur surgit certes comme lrsquoimmeacutediateteacute

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mecircme mais il ne pourra ecirctre justifieacute comme commencement (crsquoest-agrave‑dire devenir meacutediatiseacute) qursquoau terme de la logique lorsque lrsquoideacutee absolue ou lrsquouniteacute concregravete de toutes les cateacutegories confirmera son rocircle initial Lrsquoimportant pour nous nrsquoest pas de comprendre dans le deacutetail comment srsquoeffectuera un tel retour mais plutocirct de voir que cette circulariteacute nous force agrave reconsideacuterer in fine le statut de lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition Crsquoest un critegravere qui vise moins agrave offrir agrave la science des laquo assises pures raquo des laquo fondations raquo pour une entreprise drsquoinspiration geacuteomeacutetrique qursquoagrave permettre au sujet philosophant de srsquoimmiscer dans le mouvement circulaire de la penseacutee Le commencement une fois situeacute dans le tout de la science apparaicirctra de toute faccedilon pour ce qursquoil est vraiment un immeacutediat‑meacutediatiseacute Crsquoest pourquoi Hegel pouvait annoncer en introduisant son texte que le commencement nrsquoest ni simplement meacutediatiseacute ni purement immeacutediat Mais pour nous qui nous arrecirctons aux portes de la logique et qui ne pouvons par conseacutequent envisager qursquoun commencement unilateacuteral lrsquoessentiel est de retenir que lrsquoecirctre pur en tant que point de deacutepart non deacuteveloppeacute deacutepourvu de contenu laquo nrsquoest pas encore dans le commencement veacuteritablement connu55 raquo Il est dans cette optique primordial pour Hegel de reacuteprimer la tentation de dire quelque chose agrave propos de lrsquoecirctre Il nrsquoest ni une substance indeacutetermineacutee ni une matiegravere appelant une forme il est seulement ce qui est totalement vide Bien que cela puisse paraicirctre deacuteroutant Hegel assure qursquoil nrsquoest aucunement besoin laquo de plus amples reacuteflexions et points de jonction56 raquo pour commencer agrave philosopher

Le problegraveme du commencement drsquoune philosophie sans preacutesupposition malgreacute les innombrables remarques devant neacutecessairement lrsquoaccompagner se regravegle ainsi par une reacuteponse tregraves bregraveve la penseacutee pure srsquoidentifie initialement agrave lrsquoecirctre pur Comme nous le mentionnions drsquoentreacutee de jeu lrsquointention de Hegel dans les textes introductifs agrave la SL et par conseacutequent la nocirctre nrsquoeacutetait pas drsquooffrir une justification agrave ce commencement mais drsquoen clarifier le sens qui peut de prime abord paraicirctre admettons‑le brutalement abstrait Le projet heacutegeacutelien drsquoune penseacutee sans preacutesupposition se reacutevegravele plutocirct comme nous venons de le constater brutalement simple

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ConclusionLrsquoon ne saurait eacutevidemment preacutetendre en fin de parcours avoir

effaceacute de maniegravere deacutefinitive les tensions apparentes se trouvant agrave la source du systegraveme heacutegeacutelien Le travail accompli demeure cela dit non neacutegligeable un survol des textes introductifs agrave la SL a permis drsquoeacutetablir sans deacutetour qursquoune philosophie ne preacutesupposant absolument rien pas mecircme son objet ou sa meacutethode prenait initialement la forme pour Hegel drsquoune logique pure ou ce qui est deacutesormais la mecircme chose drsquoune penseacutee posant de faccedilon dynamique son contenu et ses regravegles laquo dans les calmes espaces raquo ougrave laquo parvenue agrave elle‑mecircme raquo elle laquo nrsquo[a] drsquoecirctre que dans elle‑mecircme57 raquo Ce rejet de la logique traditionnelle srsquoil a pu paraicirctre engendrer certaines difficulteacutes relatives au commencement a finalement permis de cerner dans toute sa simpliciteacute le point de deacutepart de la logique heacutegeacutelienne lrsquoecirctre pur Au lieu de constituer un concept laquo axiomatique raquo se retrouvant agrave la base de la logique ce commencement nous lrsquoavons mentionneacute doit ecirctre envisageacute comme une porte drsquoentreacutee dans le cercle de la penseacutee qui est et qui se deacuteveloppe agrave partir et surtout agrave travers lrsquouniteacute de toutes les cateacutegories logiques Cette derniegravere preacutecision est capitale Elle nous oblige en deacutefinitive agrave reacuteeacutevaluer la valeur veacuteritable des doutes que suscite le plus communeacutement le systegraveme absolu de Hegel bien que ce dernier preacutetende deacutevelopper sa philosophie en ne prenant initialement appui sur aucun donneacute reccedilu de maniegravere non critique il est deacutesormais clair que cette preacutetention ne va nullement de pair avec une tentative drsquoeacutechapper agrave la regravegle du ex nihilo nihil fit Penser sans preacutesupposition ne veut pas dire penser agrave partir du vide mais plutocirct penser de maniegravere agrave laisser la penseacutee se deacutevelopper selon son mouvement propre afin de pouvoir en extirper le neacutecessaire contenu Hegel reconnaicirctrait donc sans problegraveme que le commencement de la logique entretient deacutejagrave un certain rapport avec la totaliteacute Mais pour le deacutecouvrir la seule avenue possible est de laisser la penseacutee se deacuteployer librement bref de ne pas preacutejuger la pertinence drsquoune penseacutee systeacutematique Pour le dire encore autrement la SL nous contraint agrave envisager selon une perspective nouvelle lrsquoapparent contraste creacuteeacute par le rapprochement des preacutetentions initiales et du reacutesultat final du systegraveme de Hegel Drsquoun point de vue immanent le

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systegraveme de la philosophie heacutegeacutelienne dans son prius ne contient aucune preacutesupposition et crsquoest preacuteciseacutement pourquoi il peut se targuer drsquoentretenir degraves ce prius un eacutetroit rapport avec la totaliteacute

Il va sans dire que le libre deacuteploiement de lrsquoecirctre pur en une science absolue meacuteriterait son propre examen Notons neacuteanmoins que le passage de ce premier concept aux autres cateacutegories logiques dans lrsquooptique heacutegeacutelienne ne devrait poser aucun problegraveme pour autant que lrsquoon accepte en tant que sujet philosophant de laisser ce premier concept se mouvoir et se deacutevelopper en lui‑mecircme et par lui‑mecircme La penseacutee croit Hegel doit assister en spectatrice aux valses de lrsquoIdeacutee sans dicter le chemin agrave suivre58 Ce serait ainsi une erreur de croire que la meacutethode dialectique agrave lrsquoœuvre dans la SL repreacutesente agrave coup sucircr une preacutesupposition injustifieacutee elle est en fait la marche de la Chose mecircme dans toute sa liberteacute une laquo marche sans interruption pure nrsquoaccueillant rien de lrsquoexteacuterieur59 raquo Chaque cateacutegorie lorsque examineacutee attentivement srsquoavegraverera contenir en elle ndash et permettre par le fait mecircme ndash sa propre neacutegation son autre Si la dynamique des engendrements peut varier drsquoune cateacutegorie agrave lrsquoautre il nrsquoen demeure pas moins que la totaliteacute de la science speacuteculative heacutegeacutelienne se deacuteveloppera en preacuteservant agrave chaque nouveau pas sa relation avec lrsquoimmeacutediateteacute premiegravere que nous avons chercheacute agrave exhiber60 Chaque nouvelle cateacutegorie reacutevegravelera une nouvelle tranche du contenu de lrsquoecirctre indeacutetermineacute Crsquoest pourquoi lrsquoon peut affirmer que lrsquolaquo ideacutee absolue raquo qui marque la fin de la SL reacuteunit le contenu entier de lrsquoœuvre au sein de son commencement et vient justifier ce point de deacutepart La totaliteacute se deacutevoile au final comme eacutetant toujours deacutejagrave preacutesente au cœur de la penseacutee

1 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la logique (1817) 2e eacuted trad B Bourgeois Paris Vrin 1979 sect 7 p 158

2 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre trad B Bourgeois Paris Vrin 2015 laquo Preacuteface raquo (1832) p 43

3 Pour un traitement exhaustif de la question du commencement chez Hegel cf Frank Fischbach Du commencement en philosophie Eacutetude sur Hegel et Schelling Paris Vrin 1999

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4 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 81 cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la logique (1830) op cit sect 78 p 342

5 Jean‑Franccedilois Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo dans Archives de philosophie vol 75 no 1 (eacuteteacute 2012) p 205

6 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Preacuteface raquo (1812) p 27

7 Ibid p 288 Cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1817) op cit sect 1 p 1539 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832)

p 6010 Bernard Bourgeois laquo Avant‑propos raquo dans G W F Hegel Science de la

logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 1611 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 4912 Ibid laquo Preacuteface raquo (1812) p 3113 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5014 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5115 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 3816 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5217 Cf Immanuel Kant Critique de la raison pure trad A Renaut Paris

Flammarion 2007 p 65 (AK IV 9)18 Terry Pinkard laquo How Kantian Was Hegel raquo dans The Review of

Metaphysics vol 43 no 4 (juin 1990) p 831 19 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Preacuteface raquo

(1832) p 3320 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5321 Joeumll Biard et al Introduction agrave la lecture de la Science de la logique de

Hegel I Paris Aubier Montaigne 1981 p 1822 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo

(1832) p 5323 Immanuel Kant op cit p 163 (AK III 93 IV 66)24 Richard Winfield Hegelrsquos Science of Logic A Critical Rethinking in

Thirty Lectures Plymouth Rowman and Littlefield Publishers 2012 p 27

25 Immanuel Kant op cit p 206 (AK III 116)26 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑

il commencer la science raquo (1832) p 7927 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 33

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28 Les prochaines remarques srsquoappuient plus directement sur la version de 1832 de ce texte

29 Joeumll Biard et al op cit p 1430 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑

il commencer la science raquo (1832) p 7731 Cf Id Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J‑P Lefebvre Paris

Flammarion 2012 laquo Preacuteface raquo p 8032 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 7733 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 77‑7834 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 7835 Cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1817) op cit sect 2 p 15436 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 7737 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 7838 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8039 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8040 Frank Fischbach op cit p 17741 Lrsquoon remarque ainsi un fort paralleacutelisme entre les deux premiers grands

ouvrages de Hegel Jean‑Franccedilois Kerveacutegan parle mecircme drsquoune laquo relation de preacutesupposition circulaire raquo entre les deux livres (loc cit p 201)

42 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit op cit laquo Introduction raquo p 119‑121

43 Bernard Bourgeois loc cit dans G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 12

44 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832) p 66

45 Jean‑Franccedilois Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel Paris Ellipses 2004 p 12

46 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 80

47 Id Leccedilons sur la Logique trad Nueacutee‑Wittmann Paris Vrin 2007 p 35‑36 citeacute par Jean‑Franccedilois Kerveacutegan loc cit p 206

48 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 81

49 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8150 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8151 Stephen Houlgate The Opening of Hegelrsquos Logic West Lafayette

Purdue University Press 2006 p 31 ndash Cette reformulation du premier

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moment de la logique est ouvertement carteacutesienne Lrsquoon se gardera neacuteanmoins sagement drsquoidentifier totalement le doute temporaire de Descartes et le point de vue adopteacute au commencement de la logique heacutegeacutelienne

52 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Ecirctre raquo (1832) p 103

53 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8454 Cf Id Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit op cit p 6955 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 8656 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8757 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 3658 Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1830) op cit EHegadd sect 238 p 62359 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832)

p 6160 Cf Bernard Bourgeois loc cit dans G W F Hegel Science de la

logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 13

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyancesFeacutelix Garieacutepy Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article a pour objectif drsquoexpliciter une conseacutequence du reacutealisme moral Srsquoil y a des faits moraux objectifs et connaissables alors deux pairs eacutepisteacutemiques parfaitement rationnels et parfaitement informeacutes des faits non moraux auront neacutecessairement les mecircmes croyances morales En effet pour tout eacutenonceacute moral de tels individus ideacutealiseacutes sont ou bien en accord ou bien en deacutesaccord Or srsquoils sont en deacutesaccord il devient alors rationnel pour eux de suspendre leur jugement dans la mesure ougrave le simple fait qursquoun pair eacutepisteacutemique entretient une croyance morale contraire agrave la nocirctre suffit pour qursquoon doute de cette derniegravere Conseacutequemment pour tout eacutenonceacute moral ou bien des individus ideacutealiseacutes sont en accord ou bien ils suspendent leur jugement Dans les deux cas il y a convergence

Introduction Lrsquoaide meacutedicale agrave mourir me semble une pratique moralement

acceptable de mecircme que le mariage homosexuel et lrsquoameacutelioration artificielle des capaciteacutes cognitives Dans un dilemme du tramway jrsquoactiverais le levier pour sauver les cinq personnes mais je ne pousserais pas un homme obegravese en bas drsquoun pont pour immobiliser le veacutehicule1 Je suis aussi drsquoavis qursquoil est leacutegitime de mentir dans certaines circonstances et drsquoimposer des sanctions aux criminels Toutes ces croyances morales sont controverseacutees et il y a de bonnes chances que si je continuais la liste de mes opinions je pourrais trouver pour chacune drsquoelle quelqursquoun qui en entretient une contraire

Le fait que la plupart des propositions de lrsquoeacutethique normative fassent objet de deacutesaccords pose un certain problegraveme aux philosophes ndash les reacutealistes moraux ndash qui soutiennent que les questions morales ont

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des reacuteponses objectives et connaissables En effet si ces philosophes ont raison comment expliquer qursquoil y ait autant de deacutesaccords en eacutethique normative Certains drsquoentre eux reacutepondent qursquoil nrsquoy aurait pas de deacutesaccord moral si on srsquoentendait drsquoabord sur les faits non moraux et qursquoon srsquoassurait drsquoecirctre parfaitement rationnel dans nos reacuteflexions2 Autrement dit si le reacutealisme moral est une thegravese vraie alors les croyances morales de deux individus rationnels et informeacutes des faits non moraux devraient converger Crsquoest ce que je vais deacutefendre dans cet article

Les quatre premiegraveres sections seront consacreacutees agrave lrsquoexposition du problegraveme et agrave la deacutefinition des concepts qui le composent Dans la cinquiegraveme je preacutesenterai la position de Sarah McGrath philosophe qui a reacutecemment soutenu une thegravese contraire agrave celle que je mrsquoapprecircte agrave deacutefendre Selon elle le reacutealisme moral peut tregraves bien ecirctre vrai sans que deux individus rationnels et informeacutes des faits non moraux aient les mecircmes croyances morales car la meilleure meacutethode pour justifier des croyances morales permet de justifier des croyances contraires Je tenterai de reacutefuter son argument dans la sixiegraveme section en montrant qursquoelle oublie de consideacuterer que le deacutesaccord lui‑mecircme fait en sorte qursquoil devient rationnel pour deux individus rationnels et informeacutes de suspendre son jugement Je terminerai en consideacuterant une objection possible

1 Reacutealisme moral et rationaliteacute theacuteorique Je comprendrai le reacutealisme moral comme la conjonction des trois

thegraveses suivantes (1) Thegravese ontologique il y a des faits moraux De mecircme que crsquoest un fait que je suis assis au moment ougrave jrsquoeacutecris ces lignes de mecircme crsquoest un fait si oui ou non il est moralement permis de torturer un prisonnier de guerre pour obtenir des informations De plus ces faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux3 Que faut‑il comprendre par lagrave La valeur de veacuteriteacute drsquoeacutenonceacutes moraux est tregraves souvent fonction de faits non moraux lrsquoimportance de lrsquoinformation reacuteveacuteleacutee par la torture est par exemple un fait non moral dont semble deacutependre le caractegravere eacutethique de ce geste Les faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux au sens ougrave la valeur de veacuteriteacute des eacutenonceacutes moraux ne deacutepend jamais uniquement de faits non moraux

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

(2) Thegravese seacutemantique les eacutenonceacutes moraux ont une valeur de veacuteriteacute et ils sont vrais si et seulement srsquoils repreacutesentent correctement les faits moraux En ce sens ils sont objectifs car leur valeur de veacuteriteacute ne varie pas en fonction des personnes qui les prononcent Cela implique drsquoailleurs que lorsqursquoon pose un jugement moral on affirme au moins une croyance On ne fait pas qursquoexprimer des attitudes non‑cognitives comme des sentiments des deacutesirs des approbations ou des deacutesapprobations

(3) Thegravese aleacutethique certains eacutenonceacutes moraux sont vrais Il est important de le speacutecifier puisqursquoil est possible drsquoaccepter les deux premiegraveres thegraveses tout en maintenant qursquoaucun eacutenonceacute moral nrsquoest vrai comme le font les philosophes qui adhegraverent agrave la theacuteorie de lrsquoerreur4

On distingue souvent la rationaliteacute pratique de la theacuteorique Grossiegraverement on peut dire que la premiegravere nous informe de ce qursquoil faut faire et la seconde de ce qursquoil faut croire La premiegravere vise la bonne action lrsquoautre vise un but eacutepisteacutemique qursquoon comprend tantocirct comme laquo la veacuteriteacute raquo tantocirct comme la meilleure explication tantocirct comme un ensemble de croyances justifieacutees

Lrsquoeacutethique normative est au premier chef une affaire de rationaliteacute pratique La recherche dans cette discipline a toujours pour but de nous aider agrave mieux agir agrave accomplir des actions bonnes et rationnelles agrave mieux mener nos vies Or une caracteacuteristique particuliegravere du reacutealisme moral est que lorsqursquoon y adhegravere on est ameneacute agrave renforcer le rocircle que joue en eacutethique normative la rationaliteacute theacuteorique En effet du moment ougrave on pense qursquoil est possible drsquoavoir des croyances morales vraies lrsquoeacutethique devient aussi une recherche theacuteorique qui doit deacutecouvrir des veacuteriteacutes morales et les repreacutesenter correctement par des eacutenonceacutes

Bien que le reacutealisme moral deacutedouble ainsi lrsquoobjectif de lrsquoeacutethique normative la viseacutee theacuteorique reste semble‑t‑il subordonneacutee agrave la pratique puisqursquoon veut connaicirctre lrsquohypotheacutetique veacuteriteacute morale uniquement pour srsquoy conformer dans nos actions Le lien entre faits moraux et normativiteacute est drsquoailleurs agrave la source drsquoune controverse importance en meacutetaeacutethique que Christine Korsgaard appelle laquo la question normative5 raquo laquo Srsquoil est seulement factuel qursquoune certaine

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action est bonne un fait qursquoon peut appliquer ou pas agrave la deacutelibeacuteration alors il reste agrave savoir si on doit lrsquoappliquer6 raquo Dans ce travail je ne chercherai pas agrave reacutepondre agrave la question normative Plutocirct mon inteacuterecirct se portera exclusivement sur la dimension theacuteorique de lrsquoeacutethique crsquoest‑agrave‑dire sur lrsquoeacutethique en tant que recherche de croyances morales vraies etou justifieacutees

2 Convergence Mon objectif est de deacutefendre la thegravese suivante si le reacutealisme moral

est vrai alors des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales Je ferai reacutefeacuterence agrave cette thegravese avec lrsquoabreacuteviation RRC pour laquo reacutealisme requiert convergence raquo Dans cette section je preacuteciserai les diffeacuterents eacuteleacutements de cette thegravese

Je consideacutererai drsquoabord que si quelqursquoun croit que p alors il juge que p Lrsquoargument que je construirai ne deacutepend pas de cette assimilation du jugement moral agrave la croyance morale je lrsquoopegravere uniquement pour simplifier le propos De plus si deux personnes ont les mecircmes croyances agrave lrsquoeacutegard drsquoun eacutenonceacute je dirai qursquoelles convergent ou qursquoelles sont en accord Si elles nrsquoont pas les mecircmes croyances elles divergent ou sont en deacutesaccord Enfin puisqursquoune croyance est une attitude propositionnelle je dirai qursquoelle est morale si et seulement si son contenu propositionnel est un eacutenonceacute moral Quant agrave la notion drsquoeacutenonceacute moral je juge correct de la laisser indeacutefinie car je ne crois ni que cela nuira agrave mon exposeacute ni que mon argument deacutepende drsquoune conception particuliegravere de lrsquoeacutenonceacute moral

Deux individus sont des pairs eacutepisteacutemiques (1) srsquoils ont des capaciteacutes intellectuelles semblables de sorte que les jugements qursquoils posent dans un certain domaine mdash lrsquoeacutethique en occurrence mdash ont des probabiliteacutes similaires drsquoecirctre vrais et (2) si chacun drsquoeux sait que lrsquoautre lui est eacutequivalent en ce sens Je preacutecise ainsi que ce sont des pairs eacutepisteacutemiques qui ont des croyances morales similaires car sans cela la supeacuterioriteacute intellectuelle de lrsquoun sur lrsquoautre pourrait ecirctre cause de deacutesaccord ce qui reacutefuterait automatiquement RRC

Un individu ideacutealiseacute est agrave la fois parfaitement informeacute des faits non moraux pertinents (clause drsquoinformation) et parfaitement rationnel quant agrave la reacuteflexion eacutethique (clause de rationaliteacute) Si je pose la clause

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drsquoinformation crsquoest encore une fois pour eacuteviter que la thegravese RRC ne soit trivialement fausse En effet dans la mesure ougrave comme nous lrsquoavons vu la valeur de veacuteriteacute drsquoun eacutenonceacute moral deacutepend tregraves souvent de donneacutees empiriques lrsquoignorance de ces donneacutees peut ecirctre agrave la source drsquoun deacutesaccord Par exemple il nrsquoy aura probablement pas drsquoentente agrave propos du statut eacutethique drsquoun nouvel impocirct sur le revenu srsquoil nrsquoy a pas drsquoabord entente agrave propos des conseacutequences concregravetes de cette mesure7

La clause de rationaliteacute a la mecircme fonction Sans mecircme deacutefinir rigoureusement laquo rationaliteacute raquo on peut deacutejagrave se figurer que si de deux personnes lrsquoune eacutetait complegravetement irrationnelle on ne devrait pas srsquoattendre agrave ce que leurs croyances morales soient les mecircmes Par exemple en admettant tregraves hypotheacutetiquement que quelqursquoun est rationnel seulement si entre autres il ne commet par drsquoerreur dans ses modus ponens et que telle croyance morale est le produit drsquoun modus ponens alors deux pairs eacutepisteacutemiques ne convergeraient pas neacutecessairement agrave propos de cette croyance si lrsquoon ne posait pas la clause de rationaliteacute

La thegravese RRC ne stipule pas que les individus ideacutealiseacutes sont parfaitement rationnels mais parfaitement rationnels quant agrave la reacuteflexion eacutethique Deux raisons motivent cette preacutecision Premiegraverement elle sert agrave isoler la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique Il mrsquoest seulement neacutecessaire que les pairs eacutepisteacutemiques soient rationnels dans la formation de leurs croyances morales il nrsquoimporte pas qursquoils nrsquoagissent pas en fonction de ces croyances (possible irrationaliteacute pratique) ou qursquoils croient que le geacuteneacuteral Wolfe avait 5431 cheveux (possible irrationaliteacute quant agrave la reacuteflexion historique) Je veux ainsi eacuteviter une confusion potentielle Crsquoest un peu comme si on disait laquo lrsquoaction de boire la ciguumle agrave minuit a causeacute la mort de Socrate raquo le fait que ce soit agrave minuit nrsquoa rien agrave voir dans la relation de causaliteacute donc inclure laquo agrave minuit raquo dans lrsquoeacutenonceacute peut porter agrave confusion De mecircme parler de personnes parfaitement rationnelles et non de personnes parfaitement rationnelles quant agrave la reacuteflexion eacutethique peut obscurcir la discussion en sous‑entendant que la rationaliteacute pratique ou la rationaliteacute au sens large sont impliqueacutees dans la convergence des croyances La deuxiegraveme raison est qursquoil

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est beaucoup moins ambitieux de deacutefinir la rationaliteacute quant agrave la reacuteflexion eacutethique que la rationaliteacute tout court

La rationaliteacute theacuteorique eacutetant avant tout une affaire de croyance rationnelle il me semble relativement prudent drsquoaffirmer qursquoun individu ideacutealiseacute est parfaitement rationnel quant agrave la reacuteflexion eacutethique srsquoil nrsquoentretient que des croyances morales rationnelles Ma proposition est relativement simple une croyance morale est rationnelle si et seulement si elle est justifieacutee par la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique8 Notons qursquoune croyance rationnelle peut ainsi ecirctre fausse Par exemple si la meilleure meacutethode en histoire nous demande de consideacuterer attentivement toutes les sources eacutecrites avant de poser un jugement alors il est irrationnel de croire que le geacuteneacuteral Wolfe avait 5431 cheveux mecircme srsquoil est vrai que son cracircne eacutetait couvert drsquoexactement 5431 cheveux (je suppose que les textes drsquoeacutepoque ne nous informent pas de ce fait)

On peut degraves lors expliciter ma thegravese Imaginons deux individus ideacutealiseacutes qui connaissent tous les faits non moraux pertinents agrave une reacuteflexion morale Ils ont des capaciteacutes cognitives similaires et se reconnaissent entre eux comme des eacutegaux intellectuels De plus chacun drsquoeux nrsquoentretient que des croyances morales rationnelles crsquoest‑agrave-dire des croyances justifieacutees par la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique Je suis drsquoavis que si le reacutealisme moral est vrai alors de tels individus auront neacutecessairement les mecircmes croyances morales

3 Lrsquoapproche descriptive et lrsquoapproche normative Agrave lrsquoencontre de ma thegravese on pourrait penser que la convergence

de pairs eacutepisteacutemiques est un fait empirique pouvant faire lrsquoobjet drsquoune expeacuterimentation et que ce faisant on pourrait infirmer ou non le reacutealisme moral en deacuteployant un argument comme le suivant

1 Si le reacutealisme moral est vrai alors des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales

2 Il est faux que des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales

3 Le reacutealisme moral est faux9

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Confirmer RRC reviendrait donc agrave parcourir le monde agrave la recherche de pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes et rationnels et agrave deacuteterminer si leurs croyances morales sont les mecircmes Certains ont tenteacute de construire un argument de ce genre en se servant de cas documenteacutes par des recherches anthropologiques10 Je ne crois cependant pas qursquoune telle approche descriptive soit tregraves prometteuse parce qursquoelle bute contre au moins deux difficulteacutes majeures

La premiegravere est de connaicirctre les faits non moraux pertinents En effet comment srsquoassurer que deux personnes sont parfaitement informeacutees des faits non moraux si on ne connaicirct pas soi‑mecircme ces faits Le problegraveme est que tregraves souvent ils sont assez complexes Par exemple un deacutesaccord moral agrave propos drsquoune nouvelle taxe est peut‑ecirctre causeacute par un deacutesaccord sur ses conseacutequences socio‑eacuteconomiques Certains considegraverent mecircme que parmi les faits non moraux pertinents on compte des faits meacutetaphysiques concernant par exemple le statut ontologique de lrsquoacircme apregraves la mort ou drsquoun fœtus avant la naissance Or connaicirctre les conseacutequences socio‑eacuteconomiques drsquoune mesure ou le statut meacutetaphysique drsquoun fœtus est loin drsquoecirctre une tacircche facile voire possible11

Une seconde difficulteacute mdash qui mrsquoapparaicirct plus grave mdash est de trouver deux collegravegues eacutepisteacutemiques qui satisfont la clause de rationaliteacute Plus haut jrsquoai donneacute une deacutefinition formelle de la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique est rationnelle la personne dont les croyances morales sont justifieacutees par la meilleure meacutethode de recherche eacutethique Or pour pouvoir veacuterifier la convergence il faut drsquoabord deacutefinir la meilleure meacutethode puis prouver empiriquement qursquoun individu est agrave un moment donneacute parfaitement rationnel Par exemple supposons que notre meilleure meacutethode de recherche en eacutethique justifie seulement les jugements poseacutes par des individus qui sont en eacutetat de mener une reacuteflexion eacutethique correcte La veacuterification de ce critegravere requiert un accegraves aux eacutetats mentaux des individus comment srsquoy prend-on Fort possiblement la veacuterification empirique de la rationaliteacute demandera souvent de deacuteterminer si telle personne a tel eacutetat mental agrave tel moment ce qui semble assez probleacutematique12

Pour eacuteviter ces difficulteacutes je favoriserai une approche normative qui reacuteduit RRC agrave un problegraveme normatif Je ne chercherai pas agrave

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savoir si des individus ideacutealiseacutes convergent bel et bien mais srsquoils doivent converger en admettant le reacutealisme moral Compte tenu de ma deacutefinition de la rationaliteacute la question est alors la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique exige‑t‑elle de deux pairs eacutepisteacutemiques qursquoils aient des croyances morales convergentes La thegravese RRC est une reacuteponse positive agrave cette question

4 Meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi Dans son article Moral Realism Without Convergence Sarah

McGrath soutient que dans une perspective reacutealiste deux individus peuvent tregraves bien ecirctre rationnels et ne pas partager les mecircmes croyances morales puisque la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique permet de justifier des jugements moraux contraires La rationaliteacute nrsquoexige donc pas drsquoeux la convergence13 Avant drsquoexaminer cette proposition il est neacutecessaire de se pencher sur la question de la meilleure meacutethode En existe‑t‑il une si oui quelle est‑elle

Selon plusieurs philosophes14 la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi mdash legs de Nelson Goodman15 et surtout de John Rawls16 mdash est la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique Dans les mots de T M Scanlon laquo cette meacutethode si elle est bien comprise est la meilleure faccedilon de former ses opinions agrave propos de la morale et de beaucoup drsquoautres sujets Voire crsquoest la seule meacutethode deacutefendable les autres sont illusoires17 raquo McGrath prend pour acquis que la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi est une bonne faccedilon de justifier des croyances morales je ferai comme elle

On peut diviser cette meacutethode en trois eacutetapes18 La premiegravere est de former un ensemble de jugements moraux bien peseacutes (considered judgments) Ce qui rend un jugement moral bien peseacute ce nrsquoest pas son contenu mais lrsquoattitude de celui qui le pose Pour Scanlon un jugement bien peseacute doit neacutecessairement ecirctre laquo quelque chose qui me semble clairement ecirctre vrai lorsque je reacutefleacutechis au sujet dans de bonnes conditions pour poser des jugements de la sorte19 raquo Bref nous formulons une seacuterie drsquoeacutenonceacutes moraux qui nous semblent intuitivement avoir une tregraves forte creacutedibiliteacute pourvu que nous soyons en eacutetat de raisonner correctement ce qui suppose que nous ayons laquo la capaciteacute lrsquoopportuniteacute et le deacutesir de parvenir agrave une deacutecision

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correcte20 raquo Ces jugements bien peseacutes forment le point de deacutepart de la meacutethode

La deuxiegraveme eacutetape est drsquoanalyser ces eacutenonceacutes moraux Cela implique avant tout la recherche de principes plus geacuteneacuteraux qui en rendent compte laquo des principes tels que si quelqursquoun avait essayeacute de les appliquer directement au lieu de deacutecider ce qui est le cas agrave propos du sujet en question il aurait eacuteteacute conduit aux mecircmes jugements consideacutereacutes21 raquo On analyse ensuite lrsquoensemble de nos jugements bien peseacutes et de nos principes qui en rendent compte afin drsquoy deacuteceler les inconsistances ce qui arrive ineacutevitablement

La troisiegraveme eacutetape consiste agrave apporter les modifications neacutecessaires agrave nos jugements moraux bien peseacutes et aux principes qui en rendent compte afin drsquoeacuteviter les inconsistances reacuteveacuteleacutees agrave la deuxiegraveme eacutetape On est ainsi conduit agrave abandonner certaines croyances agrave en modifier et agrave en ajouter drsquoautres Pour tester ces modifications on retourne agrave la deuxiegraveme eacutetape et on recommence le mecircme processus

Le but est de parvenir agrave un ensemble consistant de croyances morales On dit que des croyances qui forment un tel ensemble sont en eacutetat drsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et qursquoun eacutequilibre reacutefleacutechi est large (wide) si pour y parvenir on a tenu compte agrave la deuxiegraveme eacutetape de toutes les theacuteories morales et tous les arguments qui les soutiennent (cet aspect dialectique de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large reviendra dans la sixiegraveme section) Enfin on peut dire que lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large est lrsquoobjectif ultime de la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique Il srsquoagit lagrave drsquoun ideacuteal qursquoil est vraisemblablement impossible drsquoatteindre22 mais vers lequel la recherche eacutethique doit neacuteanmoins tendre

Un dernier point important reste agrave faire la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi fait appel agrave la capaciteacute des individus agrave eacutevaluer intuitivement crsquoest‑agrave‑dire de faccedilon non‑deacuteductive la creacutedibiliteacute de certains eacutenonceacutes On doit en effet agrave la premiegravere eacutetape du processus assigner intuitivement un degreacute de creacutedibiliteacute agrave certains eacutenonceacutes afin qursquoils forment le point de deacutepart de la meacutethode La troisiegraveme eacutetape aussi nous demande de poser des jugements intuitifs car la remarque de Quine srsquoy applique dans un ensemble drsquoeacutenonceacutes laquo on peut preacuteserver la veacuteriteacute de nrsquoimporte quel eacutenonceacute si on fait les ajustements neacutecessaires ailleurs dans lrsquoensemble [hellip] aucun

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eacutenonceacute nrsquoest agrave lrsquoabri de la reacutevision23 raquo Lorsque la meacutethode nous reacutevegravele une incoheacuterence dans lrsquoensemble de nos croyances morales on doit choisir laquelle abandonner Le plus souvent un tel choix repose sur une intuition quant agrave la creacutedibiliteacute de deux jugements moraux en conflit

Il faut bien voir ce que cela implique La variation des eacutenonceacutes qui composent un eacutequilibre reacutefleacutechi est fonction de deux variables seulement les intuitions qui deacuteterminent quels jugements sont bien peseacutes et les intuitions qui nous font choisir quels jugements modifier ou abandonner lorsqursquoil y a incoheacuterence Concregravetement il y a beaucoup plus de variables pertinentes mais dans le cadre theacuteorique que jrsquoai mis en place elles sont fixeacutees Par exemple nos croyances morales deacutependent pratiquement de nos capaciteacutes intellectuelles Il srsquoagit donc drsquoune variable dont nos croyances morales sont concregravetement fonction Or dans RRC on ideacutealise les individus de faccedilon agrave controcircler cette variable afin drsquoen faire une constante Les uniques variables qui ne sont pas controcircleacutees sont les intuitions morales Conclusion seules des intuitions morales peuvent faire diverger deux pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes

5 Le reacutealisme moral ne requiert pas la convergence McGrath se pose la question suivante laquo deux individus diffeacuterents

qui emploient impeccablement la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi convergeraient-ils sur un unique eacutequilibre reacutefleacutechi 24 raquo Elle croit que non Drsquoun cocircteacute la deacutefinition drsquoun jugement bien peseacute est assez souple pour permettre un nombre indeacutefini de points de deacutepart diffeacuterents car des personnes rationnelles peuvent tout agrave fait poser des jugements bien peseacutes diffeacuterents De lrsquoautre agrave la troisiegraveme eacutetape de la meacutethode rien nrsquoindique que deux individus parfaitement rationnels auront les mecircmes intuitions quant agrave la creacutedibiliteacute de deux jugements qui sont en contradiction Pour lrsquoillustrer McGrath nous demande drsquoimaginer la situation drsquoun meacutedecin qui a lrsquooccasion de tuer secregravetement son patient innocent afin de reacutecolter ses organes et de sauver deux autres personnes Eacutevidemment un heacuteritier intellectuel de Kant srsquoopposerait farouchement agrave cet acte Pourtant

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Quelqursquoun avec des sympathies utilitaristes pourrait poser parmi ses jugements bien peseacutes un jugement selon lequel le docteur du sceacutenario envisageacute nrsquoa pas seulement la permission mais doit reacutecolter les organes du patient sans aucun doute ce jugement est consistant avec ses autres croyances Compte tenu de ces diffeacuterences radicales il semble tregraves peu probable que la meilleure faccedilon pour chaque individu de parvenir agrave la coheacuterence parfaite de ses propres jugements moraux les fera converger vers le mecircme ensemble de croyances25

On peut srsquoimaginer une panoplie drsquoautres expeacuteriences de penseacutee dans le genre le dilemme du tramway celui de lrsquoavortement celui du suicide assisteacute celui de lrsquoameacutelioration geacuteneacutetique etc Dans chaque cas les seules variables qui influencent lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large sont les intuitions et celles‑ci peuvent tregraves bien diffeacuterer drsquoun individu rationnel agrave lrsquoautre Conseacutequemment il est tout agrave fait possible que deux croyances morales contraires soient entretenues rationnellement pourvu que chacune drsquoelle fasse partie drsquoun eacutequilibre reacutefleacutechi large RRC semble ainsi ecirctre reacutefuteacutee

6 Le reacutealisme moral requiert la convergence Jrsquoexposerai maintenant mon argument La premiegravere chose agrave

noter est que deux individus ont les mecircmes croyances morales si et seulement si agrave lrsquoeacutegard de tout eacutenonceacute moral tous les deux le croient vrai tous les deux le croient faux ou tous les deux sont agnostiques Lrsquoagnosticisme peut se reacuteduire agrave trois attitudes26 quelqursquoun est agnostique par rapport agrave un eacutenonceacute p si et seulement srsquoil ne croit pas que p est vrai il ne croit pas que p est faux et il croit que p a une valeur de veacuteriteacute On peut donc dire que deux individus convergent srsquoils sont tous les deux agnostiques ou en drsquoautres termes srsquoils suspendent leur jugement par rapport agrave un eacutenonceacute

Il srsquoensuit que par rapport agrave tout eacutenonceacute moral p et pour tout individu ideacutealiseacute a1 et a2 qui sont des pairs eacutepisteacutemiques qui megravenent une reacuteflexion eacutethique impeccable selon la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi il y a neuf possibiliteacutes

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1 a1 croit que p a2 croit que p 2 a1 croit que notp a2 croit que notp3 a1 croit que p a2 croit que notp 4 a1 croit que notp a2 croit que p 5 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 est agnostique par rapport agrave p6 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 croit notp7 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 croit p8 a1 croit p a2 est agnostique par rapport agrave p9 a1 croit notp a2 est agnostique par rapport agrave p

Notons tout de suite que si (1) (2) ou (5) il y a convergence Ce sont les cas (3) (4) (6) (7) (8) et (9) qursquoil faut eacutetudier Intuitivement il semble que la question agrave se poser est les sceacutenarios (3) (4) (6) (7) (8) et (9) sont‑ils possibles Comme on lrsquoa vu McGrath reacutepond que compte tenu de la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi chacune des neuf options preacuteceacutedentes est possible Elle en conclut la fausseteacute de RRC Je lui accorde son point il est tout agrave fait possible de mener correctement une reacuteflexion eacutethique selon la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et drsquoarriver agrave p ou agrave notp

Je crois cependant que cette question concernant la possibiliteacute de divergence nrsquoest pas suffisante Il me semble tout aussi neacutecessaire de consideacuterer la reacuteaction des individus ideacutealiseacutes lorsque ceux-ci apprennent que leur pair eacutepisteacutemique ne parvient pas au mecircme eacutequilibre reacutefleacutechi qursquoeux Une telle confrontation des jugements contraires arrive neacutecessairement puisque lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi auquel parviennent a1 et a2 est large donc prend assureacutement en compte le point de vue de lrsquoautre

Dans plusieurs situations un deacutesaccord avec un pair par rapport agrave un eacutenonceacute est une information qui influence lrsquoattitude rationnelle agrave adopter agrave lrsquoeacutegard de cet eacutenonceacute Consideacuterons par exemple un cas qursquoenvisage David Christensen

Supposons que nous allions dicircner tous les cinq Il vient le temps de payer alors on se demande agrave combien srsquoeacutelegraveve ce que chacun de nous doit deacutebourser Nous pouvons tous voir clairement la facture nous sommes drsquoaccord pour donner 20 de pourboire et pour seacuteparer eacutegalement le coucirct total hellip

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Je calcule dans ma tecircte et conclus avec confiance que chacun doit payer 43 $ Or un ami fait le mecircme calcul et conclut avec confiance que le montant est plutocirct de 45 $ Comment devrais‑je reacuteagir en apprenant sa croyance27

Crsquoest lagrave je crois un bon exemple drsquoune situation ougrave lrsquoagnosticisme est conseacutequence drsquoun deacutesaccord Supposons maintenant qursquoon puisse deacutemontrer que lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoil y a deacutesaccord moral entre pairs eacutepisteacutemiques est lrsquoagnosticisme Dans ce cas il semble que McGrath aurait tort En effet en eacutetant agnostiques a1 et a2 convergeraient puisque chacun drsquoeux aurait la mecircme attitude quant agrave p ils ne croiraient pas que p ils ne croiraient pas que notp mais ils croiraient que p a une valeur de veacuteriteacute En conseacutequence la thegravese RRC serait vraie Ce sera ma strateacutegie

Ainsi nous sommes ameneacutes agrave glisser de la meacutetaeacutethique vers lrsquoeacutepisteacutemologie La question agrave se poser devient si le reacutealisme moral est vrai quelle est lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoun pair eacutepisteacutemique a une croyance morale justifieacutee contraire agrave la nocirctre (elle aussi justifieacutee)

En eacutepisteacutemologie du deacutesaccord deux perspectives srsquoopposent Agrave un bout du spectre on soutient qursquoil est rationnel que deux pairs eacutepisteacutemiques en deacutesaccord accordent autant de creacutedibiliteacute agrave leur jugement qursquoagrave celui de lrsquoautre et soient agnostiques crsquoest le conciliationnisme28 Agrave lrsquoautre bout on soutient plutocirct qursquoil est rationnel dans certains cas qursquoaucun des partis en deacutesaccord nrsquoaccorde de creacutedibiliteacute au jugement de lrsquoautre Srsquoil se trouve que les conciliationnistes ont raison alors mon argument se bouclerait et la thegravese RRC serait vraie puisque la rationaliteacute prescrirait agrave a1 et a2 la suspension du jugement Or le conciliationnisme est cible de tellement de critiques qursquoil me semble peu prudent drsquoen deacutependre29 Le problegraveme est que je nrsquoai ni lrsquoespace ni les capaciteacutes pour me lancer dans lrsquoaregravene et deacutefendre tel ou tel camp Bref mon argument deacutepend de la solution agrave un problegraveme eacutepisteacutemologique et il mrsquoest impossible de reacutesoudre ce problegraveme Comment sortir de lrsquoimpasse

Je choisis de prendre position aux cocircteacutes de Thomas Kelly et son laquo point de vue de la totaliteacute des preuves30 raquo Pourquoi cette thegravese et

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pas une autre Premiegraverement parce que le point de vue de la totaliteacute des preuves me semble un juste milieu qui contourne la plupart des difficulteacutes auxquelles font face les extrecircmes Deuxiegravemement Scanlon reacutealiste notoire adhegravere explicitement agrave ce point de vue31 On ne pourra donc pas me reprocher de deacutefendre une thegravese qui nuit drsquoembleacutee au reacutealisme Dans le reste de cette section je preacutesenterai la solution de Kelly au problegraveme du deacutesaccord entre pairs eacutepisteacutemiques puis lrsquoappliquerai agrave notre cas de deacutesaccord moral

Selon le point de vue de la totaliteacute des preuves lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoil y a deacutesaccord est fonction de lrsquoensemble des preuves qui supportent cette attitude Le fait qursquoun pair eacutepisteacutemique soit en deacutesaccord avec notre jugement est une preuve parmi une seacuterie drsquoautres En lui-mecircme le deacutesaccord ne suffit pas a priori pour entraicircner la suspension du jugement Lorsqursquoil y a divergence il revient plutocirct agrave chacun des partis qui srsquoopposent drsquoeacutevaluer si dans le contexte le deacutesaccord est une preuve suffisamment forte pour qursquoil soit rationnel drsquoecirctre agnostique32

Lrsquoavantage du point de vue de la totaliteacute des preuves est sa flexibiliteacute Dans certains cas lorsque les preuves supportent autant une croyance que son contraire crsquoest la suspension du jugement qui est prescrite Kelly donne lrsquoexemple drsquoun matheacutematicien qui prouve une conjecture et qui est absolument certain que sa preuve est fondeacutee Ce matheacutematicien la soumet agrave la communauteacute acadeacutemique qui croit agrave lrsquounanimiteacute qursquoil srsquoest trompeacute Dans ce cas le deacutesaccord semble ecirctre assez fort pour que la suspension du jugement soit exigeacutee du matheacutematicien lui‑mecircme malgreacute sa tregraves forte intuition qui appuie sa preuve33 Agrave lrsquoinverse dans drsquoautres cas crsquoest lrsquoentecirctement qui est rationnel Si un repas a coucircteacute 50 $ que je calcule le pourboire de 15 agrave 750 $ mais qursquoun pair eacutepisteacutemique le calcule plutocirct agrave 51 $ il serait absurde de mon point de vue drsquoaccorder agrave son jugement autant de creacutedibiliteacute qursquoau mien compte tenu des preuves (je crois avec une confiance maximale qursquoun pourboire ne peut pas ecirctre supeacuterieur au coucirct du repas)34

Soit a1 et a2 des pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes des faits non moraux et parfaitement rationnels quant agrave la reacuteflexion eacutethique j le jugement moral que pose a1 notj le jugement moral que

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pose a2 i lrsquointuition de a1 qui appuie j noti lrsquointuition de a2 qui appuie notj Je chercher agrave savoir si a1 et a2 doivent suspendre leur jugement

Pour reacutepondre en srsquoaidant de la thegravese de Kelly il faut deacuteterminer si du point de vue de a1 et de a2 les preuves qui appuient j sont aussi fortes que celles qui appuient notj Si crsquoest le cas alors la suspension du jugement est requise Je rappelle encore une fois que conformeacutement agrave ce qui a eacuteteacute eacutetabli agrave la quatriegraveme section le deacutesaccord moral est ducirc uniquement agrave une divergence des intuitions morales pas agrave des calculs mentaux agrave des abductions ou agrave des perceptions sensorielles Dans une situation de deacutesaccord entre deux pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes seulement trois facteurs influencent lrsquoattitude rationnelle agrave adopter

Point de vue de a1

Preuves qui peuvent appuyer j Preuves qui peuvent appuyer notj(1) j est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(1) j nrsquoest pas justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(2) i est lrsquointuition de a1 (Du point de vue de a1 le fait qursquoil ait lui‑mecircme lrsquointuition i est une preuve en faveur de j de mecircme en calcul mental le fait que je sois parvenu agrave une reacuteponse est agrave mes yeux une preuve qui appuie cette reacuteponse)

(2) i nrsquoest pas lrsquointuition de a1

(3) Nos pairs eacutepisteacutemiques posent j

(3) Nos pairs eacutepisteacutemiques ne posent pas j

Point de vue de a2

Preuves qui peuvent appuyer notj Preuves qui peuvent appuyer j(1) notj est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(1) j est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(2) noti est lrsquointuition de a2 (2) noti nrsquoest pas lrsquointuition de a2(3) Les pairs eacutepisteacutemiques de a2 posent notj

(3) Les pairs eacutepisteacutemiques de a2 posent j

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Les preuves de la premiegravere ligne sont caduques car quant agrave la justification par la meacutethode a1 et a2 sont identiques crsquoest ce qursquoeacutetablit RRC La premiegravere preuve appuie donc autant j que notj Du point de vue de a1 la deuxiegraveme preuve supporte j et la troisiegraveme preuve supporte notj puisqursquoil y a deacutesaccord Crsquoest lrsquoinverse pour a2 Bien qursquoil soit difficile de proceacuteder agrave une sorte de quantification il me semble que du point de vue de a1 la deuxiegraveme preuve supporte autant j que la troisiegraveme supporte notj il en va de mecircme pour a2 mutatis mutandis Il nrsquoy a autrement dit aucune raison de croire qursquoune intuition est plus creacutedible seulement parce qursquoelle est mienne Conseacutequemment il semble qursquoen acceptant la thegravese de Kelly on est forceacute drsquoadmettre qursquoil est irrationnel pour a1 et a2 de ne pas suspendre leur jugement srsquoils sont en deacutesaccord par rapport agrave j

Le cas en question me semble en tout point semblable agrave un exemple que donne Kelly (on excusera ma longue citation)

Alors que nous regardons les chevaux traverser la ligne drsquoarriveacutee il me semble que le cheval A termine la course juste avant le cheval B La preuve qui supporte mon jugement que le cheval A a fini avant le cheval B est ma perception le fait que mon expeacuterience visuelle mrsquoait repreacutesenteacute le cheval A finissant la course en premier En lrsquoabsence drsquoune autre preuve pertinente il est de mon point de vue rationnel de croire que le cheval A a termineacute la course avant le cheval B parce que crsquoest ce que supporte la totaliteacute de mes preuves Pareillement si ton jugement initial selon lequel le cheval B est arriveacute avant le cheval A est une reacuteponse rationnelle aux preuves que tu possegravedes au temps t0 mdash crsquoest‑agrave‑dire le fait qursquoil trsquoait sembleacute que le cheval B ait termineacute avant le cheval A Au temps t1 nous comparons nos reacutesultats tu apprends que je pense que le cheval A a gagneacute parce que crsquoest ce qursquoil mrsquoa sembleacute ecirctre le cas jrsquoapprends que tu penses que le cheval B a gagneacute parce que crsquoest ce qursquoil trsquoa sembleacute ecirctre le cas Agrave ce stade la totaliteacute des preuves disponibles agrave chacun de nous a changeacute de faccedilon assez drastique jrsquoai deacutesormais une preuve qui appuie la victoire du cheval B alors que tu en as une qui appuie la victoire du cheval A De plus compte tenu du contexte il est naturel de penser que la totaliteacute des preuves nrsquoappuie maintenant ni le jugement que le cheval A a fini avant

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le cheval B ni le jugement que le cheval B a fini avant le cheval A Ainsi selon notre nouvelle totaliteacute des preuves toi et moi devrions abandonner nos opinions initiales Le point de vue de la totaliteacute des eacutevidences pas moins que le [conciliationnisme] requiert que nous suspendions notre jugement35

Adaptons lrsquoexemple Feacutelix est un conseacutequentialiste inveacuteteacutereacute Toutes les preuves agrave sa disposition justifient sa croyance qursquoil est moralement requis de reacutecolter les organes drsquoun patient vivant et innocent afin de sauver deux personnes En effet son jugement est justifieacute par la meilleure meacutethode il a la capaciteacute lrsquoopportuniteacute et le deacutesir de parvenir agrave une deacutecision correcte et son intuition conseacutequentialiste est tregraves forte Or arrive un jour ougrave il fait la rencontre de Charles feacuteroce deacuteontologiste Feacutelix qui est de bonne foi intellectuelle admet que Charles est tout agrave fait rationnel et intelligent que ses jugements moraux sont en eacutetat drsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et que son point de vue est supporteacute par une forte intuition de sa part Charles fait preuve de la mecircme bonne foi Si on accepte lrsquoideacutee que jrsquoai deacutefendue jusqursquoici la totaliteacute des preuves agrave la disposition de Charles et de Feacutelix change chacun drsquoeux est forceacute drsquoactualiser son jugement agrave la lumiegravere de son deacutesaccord avec lrsquoautre et de reconnaicirctre que les preuves supportent autant le jugement conseacutequentialiste que le jugement deacuteontologiste Puisqursquoils sont rationnels ils reconnaissent qursquoils ne savent pas srsquoil est moralement permis ou non de preacutelever les organes du patient ils suspendent leur jugement et ce faisant ils convergent

Bref je crois que les jugements de deux pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes et rationnels convergent bel et bien Srsquoils parviennent agrave un eacutequilibre reacutefleacutechi large crsquoest parce qursquoils ont consideacutereacute le point de vue de lrsquoautre Or ce faisant ils sont forceacutes de reconnaicirctre que les intuitions contraires sont aussi creacutedibles que les leurs ce qui les force agrave suspendre leur jugement Comme lrsquoagnosticisme est une forme drsquoaccord jrsquoen conclus que RRC est une thegravese vraie

7 Et le reacutealisme Je termine en me penchant sur une objection possible ce qui

me permettra de faire un court commentaire agrave propos des liens

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qursquoentretient ma conclusion avec le deacutebat meacutetaeacutethique agrave propos du reacutealisme moral

Le cas de deacutesaccord que jrsquoai consideacutereacute est assez traditionnel un conseacutequentialiste qui srsquooppose agrave un deacuteontologiste On peut cependant tregraves bien srsquoimaginer une personne rationnelle et dont les opinions morales sont complegravetement aberrantes mais justifieacutees par un eacutequilibre reacutefleacutechi (un Caligula coheacuterent pour reprendre lrsquoexpression de Sharon Street36) Face agrave cette personne qui soutiendrait par exemple qursquoil est correct de brucircler des chatons pour le plaisir la suspension du jugement est‑elle vraiment prescrite Crsquoest ce qursquoimplique ma thegravese et cela paraicirct hautement contre‑intuitif Je suggegravere trois pistes de reacuteponse

Une premiegravere faccedilon drsquoeacuteviter ce problegraveme est de remettre en question la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi elle-mecircme Crsquoest ce qursquoont tenteacute de faire Thomas Kelly et Sarah McGrath en argumentant que cette meacutethode permet de justifier des jugements moraux deacuteraisonnables Selon eux laquo avec une caracteacuterisation rawlsienne standard il nrsquoy a en principe rien qui empecircche lrsquoeacutenonceacute suivant de se qualifier comme jugement moral bien peseacute nous devons parfois tuer aleacuteatoirement37 raquo Notons toutefois qursquoon peut tregraves bien rejeter la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi sans pour autant reacutefuter RRC ce avec quoi McGrath est drsquoaccord laquo Bien entendu un philosophe qui deacutefend RRC peut affirmer que la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi nrsquoest pas une faccedilon rationnelle de former ses croyances morales38 raquo Pour emprunter cette voie celui qui voudrait reacutefuter RRC devrait preacutesenter une autre meacutethode et montrer qursquoelle permet de justifier des eacutenonceacutes contraires

Une deuxiegraveme faccedilon de contourner le problegraveme demande de bien distinguer lrsquoopposition entre un conseacutequentialiste et un deacuteontologiste de celle entre par exemple un brucircleur de chatons et un non‑brucircleur de chatons La premiegravere opposition est reacuteelle lrsquoautre est possible Agrave ce sujet Kelly note qursquoil est laquo extrecircmement peu plausible que le deacutesaccord reacuteel ait toujours plus de signification eacutepisteacutemique que certains deacutesaccord possibles39 raquo puis ajoute que ce nrsquoest pas laquo tous les types de deacutesaccords possibles qui sont pertinents40 raquo pour enfin se demander laquo dans quelles circonstances devrait‑on trouver pertinent

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

un deacutesaccord possible 41 raquo Sa remarque suggegravere qursquoon pourrait tout simplement refuser de croire qursquoun individu rationnel puisse sincegraverement penser qursquoil est correct de brucircler des chatons Cette manœuvre serait un peu brute et il faudrait la justifier solidement mais elle est prima facie plausible

Enfin une troisiegraveme faccedilon de ne pas avoir agrave plier devant le brucircleur de chatons conseacutequence de mon argument est de rejeter le reacutealisme moral En effet si on suspend son jugement crsquoest parce qursquoon veut que celui‑ci soit vrai et repreacutesente correctement la reacutealiteacute morale objective Autrement dit la suspension du jugement est intimement lieacutee au reacutealisme moral et au fait que cette thegravese fasse de lrsquoeacutethique normative une recherche theacuteorique Si on pensait que les jugements moraux nrsquoavaient pas de valeur de veacuteriteacute et que lrsquoeacutethique nrsquoeacutetait pas une recherche theacuteorique de la veacuteriteacute morale alors clairement lrsquoattitude rationnelle agrave adopter ne serait plus la mecircme Supposons que lrsquoestheacutetique soit un domaine non reacutealiste qursquoil nrsquoy ait pas de veacuteriteacutes estheacutetiques objectives Suspendrait‑on son jugement en apprenant qursquoun ami trouve hideuses les 36 vues du mont Fuji Assureacutement pas on continuerait agrave penser que lrsquoœuvre est remarquable puisqursquoon ne considegravere pas que le jugement estheacutetique est une affaire de rationaliteacute theacuteorique ou que la beauteacute est factuelle

Ainsi alors que lrsquoanti‑reacutealisme moral semble agrave premiegravere vue lrsquooption meacutetaeacutethique de la relativiteacute peut‑ecirctre cette thegravese trouve‑t‑elle au contraire un appui dans la fermeteacute avec laquelle elle nous permet de conserver nos intuitions morales lors drsquoun deacutesaccord

1 Cf Judith Jarvis Thompson laquo The Trolley Problem raquo dans The Yale Law Journal vol 94 no 6 (1985) p 1395‑1415

2 Voir notamment David Brink laquo Moral Realism and the Sceptical Arguments from Disagrement and Queerness raquo dans Australasian Journal of Philosophy vol 62 no 2 (2006) p 111‑125

3 Je preacutecise que les faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux afin drsquoeacutecarter le reacutealisme naturaliste reacuteductionniste En effet si on ne le faisait pas RRC (voir la deuxiegraveme section) deviendrait peut‑ecirctre une veacuteriteacute analytique des individus qui connaicirctraient tous les faits non moraux connaicirctraient neacutecessairement tous les faits moraux puisque

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ceux‑ci se reacuteduisent agrave ceux‑lagrave Un naturaliste reacuteductionniste pourrait reacutepondre que cet individu ideacutealiseacute ne connaicirct pas neacutecessairement les deacutetails de la survenance crsquoest‑agrave‑dire quels faits non moraux correspondent agrave quels faits moraux Or nrsquoest‑ce pas lagrave un fait moral irreacuteductible

4 Les philosophes qui adhegraverent agrave la theacuteorie de lrsquoerreur morale deacuteploient plusieurs arguments diffeacuterents Entre autres J L Mackie le premier agrave lrsquoavoir formuleacute explicitement soutenait qursquoon ne peut accorder une valeur de veacuteriteacute objective aux eacutenonceacutes moraux sans du mecircme coup postuler lrsquoexistence drsquoentiteacutes eacutetranges (queer) des valeurs morales objectives ce qui est pour lui un coucirct ontologique trop eacuteleveacute J L Mackie Ethics Inventing Right and Wrong Harmondsworth Penguin 1977 p 15‑49

5 Christine Korsgaard The Sources of Normativity Cambridge Cambridge University Press 1996 p 38 (je traduis)

6 Id The Constitution of Agency Essays on Practical Reasons and Moral Psychology Oxford Oxford University Press 2008 p 217 (je traduis)

7 David Brink laquo Moral Realism and the Sceptical Arguments from Disagrement and Queerness raquo loc cit p 115‑118 David Enoch laquo How is Moral Disagreement a Problem for Realism raquo dans Journal of Ethics vol 13 no 1 (2009) p 24‑29 Russ Shafer‑Landau Moral Realism A Defense Oxford Oxford University Press 2003 p 215‑228

8 Je suis tout agrave fait precirct agrave accepter le pluralisme meacutethodologique mais comme mes efforts se concentreront sur une seule meacutethode celle de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi je juge correct de limiter ainsi la deacutefinition de la rationaliteacute quant agrave la reacuteflexion eacutethique

9 Sarah McGrath laquo Realism Without Convergence raquo dans Philosophical Topics vol 38 no 2 (2010) p 62

10 Cf Edouard Machery David Kelly et Stephen P Stich laquo Moral realism and cross‑cultural normative diversity raquo dans Joseph Henrich et Al laquo Economic man in cross‑cultural perspective Behavioral experiments in 15 small‑scale societies raquo dans Behavioral and Brain Sciences vol 13 (2005) p 830 Cf John Doris et Alexandra Plakias laquo How to Argue about Disagreement Evaluative Diversity and Moral Realism raquo dans Walter Sinnott‑Armstrong Moral Psychology Volume 2 Cambridge MIT Press 2008 p 303‑330

11 David Brink Moral Realism and the Foundations of Ethics New‑York Cambridge University Press 1989 p 203

12 Folke Tersman Moral Disagreement New‑York Cambridge University Press 2006 p 34

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

13 Sarah McGrath loc cit p 84‑8514 Ibid p 32 note 3215 Nelson Goodman Fact Fiction Forecast Cambridge Cambridge

University Press 195516 John Rawls Theacuteorie de la justice trad Catherine Audard Paris

Eacuteditions du Seuil 200917 Thomas S Scanlon laquo Rawls on Justification raquo dans The Cambridge

Companion to Rawls Cambridge Cambridge University Press 2002 p 149 (je traduis)

18 Ibid p 139‑15319 Id Being Realistic About Reasons Oxford Oxford University Press

2014 p 82 (je traduis)20 John Rawls op cit p 7321 Thomas S Scanlon Being Realistic About Reasons op cit p 17722 Id laquo Rawls on Justification raquo op cit p 14123 Willard Van Orman Quine Du point de vue logique Paris Vrin 2004

p 7724 Sarah McGrath loc cit p 82 (je traduis)25 Ibid p 8226 Je dis laquo attitude raquo et non laquo croyance raquo Pourtant ma thegravese est que le reacutealisme

implique que des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances Pourquoi ne pas dire que lrsquoagnosticisme est un ensemble de trois croyances Il me semblait probleacutematique drsquoavancer que la non croyance que p (p ex je ne crois pas que p je ne crois pas que notp) eacutetait une croyance Je ne pense pas que ce deacutetail mine mon argument

27 David Christensen laquo Epistemology of Disagreement The Good News raquo dans Philosophical Review vol 116 no 2 (2007) p 193 cf Richard Feldman laquo Reasonable Religious Disagreements raquo dans Philosophers without Gods Oxford Oxford University Press 2007 p 194‑214

28 Cf David Christensen loc cit cf Adam Elga laquo Reflection and Disagreement raquo dans Noucircs vol 41 no 3 (2007) p 478‑502

29 Cf Catherine Z Elgin laquo Persistent Disagreement raquo dans Disagreement Oxford Oxford University Press 2010 p 53‑68 cf Thomas Kelly laquo The Epistemic Significance of Disagreement raquo dans Oxford Studies in Epistemology Volume 1 Oxford Oxford University Press 2005 p 167‑196 cf Philip Pettit laquo When to Defer to Majority Testimonymdashand When Not raquo Analysis vol 66 no 3 (2006) p 179‑187

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30 Thomas Kelly laquo Peer Disagreement and Higher‑Order Evidence raquo dans Richard Feldman et Ted A Warfield Disagreement Oxford Oxford University Press 2010 p 116 (je traduis)

31 Thomas S Scanlon Being Realistic About Reasons op cit p 18032 Thomas Kelly laquo Peer Disagreement and Higher‑Order Evidence raquo

loc cit p 135‑15033 Ibid p 137‑13834 Ibid p 15035 Ibid p 151‑152 (je traduis)36 Sharon Street laquo What is Constructivism in Ethics and metaethics raquo

dans Philosophy Compass vol 5 no 5 (2010) p 371 (je traduis)37 Thomas Kelly et Sarah McGrath laquo Is Reflective Equilibrium Enough raquo

dans Philosophical Perspectives vol 24 (2010) p 345 (je traduis)38 Sarah McGrath loc cit p 85 (je traduis)39 Thomas Kelly laquo The Epistemic Significance of Disagreement raquo

loc cit p 18140 Ibid p 18141 Idem

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportionsGaBriel Geacutelinas Universiteacute du Queacutebec agrave Montreacuteal

REacuteSUMEacute Dans cet article je propose de convertir le prioritarisme une theacuteorie en eacutethique de la distribution qui affirme que le bien-ecirctre des plus deacutefavoriseacutes a une plus grande valeur morale que le bien‑ecirctre des favoriseacutes dans les questions de distribution en utilitarisme des proportions une forme drsquoutilitarisme qui tient compte des pourcentages de gains ou de pertes en termes drsquoutiliteacute pour comparer la valeur morale de diffeacuterentes distributions Pour commencer jrsquooffre une bregraveve preacutesentation du prioritarisme avant de le comparer avec ses theacuteories rivales lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme Par la suite jrsquoexpose les faiblesses inheacuterentes au prioritarisme et je preacutesente une alternative lrsquoutilitarisme des proportions qui reflegravete matheacutematiquement les intuitions prioritaristes dans un calcul des proportions Jrsquoexamine ensuite quelques objections possibles avant de comparer lrsquoutilitarisme des proportions au prioritarisme et de conclure que lrsquoutilitarisme des proportions est une meilleure eacutethique de la distribution

IntroductionDans cet article je deacutevelopperai une nouvelle theacuteorie en eacutethique

de la distribution lrsquoutilitarisme des proportions Lrsquoeacutethique de la distribution sert agrave deacuteterminer quelle est la meilleure maniegravere de distribuer lrsquoutiliteacute crsquoest‑agrave‑dire le bien‑ecirctre entre diffeacuterents individus ou groupes Le deacutebat contemporain autour de cette question est domineacute par le prioritarisme une theacuteorie deacuteveloppeacutee par Derek Parfit Selon celle‑ci il convient drsquoaccorder la prioriteacute agrave lrsquoaide apporteacutee aux plus deacutemunis parce que cette aide est moralement plus justifieacutee en vertu du fait que son reacutecipiendaire se trouve agrave un niveau drsquoutiliteacute absolue moins eacuteleveacute Toutefois bien qursquoil possegravede des avantages majeurs

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sur les theacuteories avec lesquelles il rivalise (lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme) le prioritarisme preacutesente aussi certaines faiblesses du fait qursquoil srsquoagit drsquoune theacuteorie intuitionniste Lrsquoutilitarisme des proportions preacutetend remeacutedier agrave ces faiblesses tout en conservant le principe fondamental de prioriteacute aux plus deacutemunis en se fondant sur un calcul des proportions pour reacutesoudre avec preacutecision les questions de distribution ce que le prioritarisme est incapable de faire

Tout drsquoabord je preacutesenterai briegravevement le prioritarisme en tant que theacuteorie de la distribution Puis je le comparerai agrave ses rivaux lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme en mentionnant les avantages du prioritarisme sur ces theacuteories avant drsquoexaminer les faiblesses inheacuterentes au prioritarisme lui-mecircme qui est une theacuteorie difficile agrave mettre en pratique Ensuite je preacutesenterai ma propre eacutethique de la distribution lrsquoutilitarisme des proportions qui se fonde sur un calcul des proportions pour donner un fondement matheacutematique au principe de prioriteacute aux plus deacutemunis Jrsquoexaminerai eacutegalement comment cette theacuteorie reacuteagit agrave certains cas extrecircmes ainsi qursquoagrave des objections possibles Finalement je comparerai lrsquoutilitarisme des proportions et le prioritarisme leurs similitudes et leurs diffeacuterences et jrsquoavancerai lrsquoargument que lrsquoutilitarisme des proportions est une meilleure eacutethique de la distribution que le prioritarisme

Une preacutesentation du prioritarismeLe prioritarisme de Derek Parfit est une theacuteorie en eacutethique de

la distribution Son but est de fournir les principes permettant une distribution moralement correcte de lrsquoutiliteacute entre diffeacuterents individus ou groupes Dans ce cadre lrsquoutiliteacute correspond au bien‑ecirctre et repreacutesente la qualiteacute de vie geacuteneacuterale ou le bonheur drsquoune personne prise individuellement ou encore de la socieacuteteacute prise dans son ensemble En eacutethique de la distribution il est coutumier de se repreacutesenter le niveau drsquoutiliteacute drsquoune personne ou drsquoune socieacuteteacute agrave lrsquoaide drsquoun nombre absolu1 Plus ce nombre est eacuteleveacute plus lrsquoutiliteacute est eacuteleveacutee Avec ces nombres repreacutesentant lrsquoutiliteacute on peut formuler des sceacutenarios qui mettent agrave lrsquoeacutepreuve nos intuitions morales sur ce qui constitue une distribution correcte Crsquoest autour de ces sceacutenarios

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

fictifs que les diffeacuterentes theacuteories de la distribution srsquoaffrontent et tentent de nous convaincre de la justesse de leurs principes

Nous pouvons par exemple imaginer un sceacutenario dans lequel il nous faudrait choisir entre deux options possibles La premiegravere option qui srsquooffre agrave nous serait de donner agrave un individu Alain un niveau de bien‑ecirctre de 80 et de donner agrave un autre individu Benoit un niveau de bien‑ecirctre de 130 La seconde option serait de donner agrave Alain et Benoit un niveau de bien‑ecirctre eacutegal de 100 chacun Il nous faut alors deacutecider en tant que juges moraux laquelle des deux options est la meilleure La premiegravere option nous assure un total drsquoutiliteacute plus eacuteleveacute (210) mais une distribution ineacutegalitaire (80 130) tandis que lrsquoutiliteacute totale de la seconde option est moins grande (200) mais est distribueacutee eacutegalement entre les deux individus (100 100) Lrsquoutilitarisme la theacuteorie selon laquelle ce qui compte est de maximiser lrsquoutiliteacute totale nous dirait de choisir la premiegravere option2 Lrsquoeacutegalitarisme qui accorde de la valeur agrave lrsquoeacutegaliteacute en soi pencherait davantage en faveur de la deuxiegraveme option3

Alain BenoicirctA 80 130B 100 100

Valeur morale selon lrsquoutilitarisme classique A ˃ B

Valeur morale selon lrsquoeacutegalitarisme B ˃ A

La conception prioritariste de Parfit affirme qursquoil faut accorder davantage de poids moral agrave lrsquoutiliteacute distribueacutee aux deacutefavoriseacutes en raison du fait que ceux‑ci sont agrave un niveau de bien‑ecirctre absolu plus bas4 Ainsi dans un monde ougrave Alain a un niveau de bien‑ecirctre de 80 et ougrave Benoit a un niveau de bien‑ecirctre de 130 si on pouvait choisir drsquoaccorder un point suppleacutementaire de bien‑ecirctre agrave un de ces deux individus il faudrait accorder la prioriteacute agrave Alain parce que ce point a une plus grande valeur morale srsquoil appartient agrave quelqursquoun qui se situe agrave un niveau absolu infeacuterieur Selon la position prioritariste donner

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un point de bien‑ecirctre agrave Alain dans ce contexte constituerait un bien moral plus grand que donner un point de bien‑ecirctre agrave Benoit mecircme si ce point repreacutesente la mecircme augmentation de bien‑ecirctre pour ces deux individus5

La prioriteacute agrave accorder aux deacutefavoriseacutes nrsquoest pas absolue cependant et une augmentation plus grande pour quelqursquoun de plus favoriseacute peut valoir plus drsquoun point de vue moral qursquoune augmentation plus faible pour quelqursquoun de moins favoriseacute6 Par exemple si on avait le choix entre donner un point de bien‑ecirctre agrave Alain qui est agrave 80 ou donner deux points agrave Benoit qui est agrave 130 on pourrait consideacuterer que lrsquoaugmentation de deux points pour Benoit a une plus grande valeur morale que lrsquoaugmentation drsquoun point agrave Alain et qursquoun monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 132 est meilleur toutes choses consideacutereacutees qursquoun monde ougrave Alain est agrave 81 et ougrave Benoit est agrave 130 Lrsquoaide apporteacutee aux deacutefavoriseacutes a plus de valeur morale que la mecircme quantiteacute drsquoaide apporteacutee aux favoriseacutes selon la conception prioritariste mais cette valeur ne compense pas toujours la possibiliteacute drsquoavoir une somme totale de bien‑ecirctre plus grande en apportant de lrsquoaide aux plus favoriseacutes

Le prioritarisme ne peut pas calculer avec preacutecision quelle est la meilleure deacutecision agrave prendre dans un cas particulier Il srsquoagit plutocirct drsquoune theacuteorie intuitionniste7 Une theacuteorie intuitionniste est selon John Rawls une theacuteorie qui srsquoappuie sur une pluraliteacute de principes qui peuvent parfois entrer en conflit sans qursquoil nrsquoexiste de meacutethode preacutecise pour balancer ces diffeacuterents principes entre eux8 Dans le cas du prioritarisme le principe selon lequel lrsquoaide apporteacutee aux deacutefavoriseacutes a une plus grande valeur morale est jumeleacute au principe selon lequel il faut chercher agrave augmenter lrsquoutiliteacute totale Pour ecirctre en mesure de balancer les principes de maximisation de lrsquoutiliteacute et de prioriteacute aux plus deacutemunis et drsquoaccorder une valeur morale diffeacuterente aux valeurs drsquoutiliteacute de chaque individu il faut utiliser notre discernement crsquoest‑agrave‑dire notre intuition morale Ainsi la seule maniegravere pour un prioritariste de deacutefendre une distribution donneacutee crsquoest de dire qursquoelle lui semble correcte donc qursquoelle apparaicirct intuitivement juste agrave ses yeux Dans lrsquoexemple utiliseacute preacuteceacutedemment il faudrait utiliser notre intuition morale pour deacuteterminer si donner

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

deux points drsquoutiliteacute agrave Benoicirct qui est deacutejagrave agrave 130 constitue un plus grand bien moral que de donner un point drsquoutiliteacute agrave Alain qui nrsquoest qursquoagrave 80 Il nrsquoest pas possible drsquoarriver agrave un reacutesultat sans eacutequivoque et deux juges qui se fonderaient sur les mecircmes principes prioritaristes pourraient ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre

Le prioritarisme contre lrsquoutilitarisme et lrsquoeacutegalitarismeMalgreacute tout le prioritarisme demeure aux yeux de Derek Parfit une

meilleure theacuteorie que ses rivales lrsquoutilitarisme et lrsquoeacutegalitarisme Pour lrsquoutilitarisme tout ce qui importe est de maximiser lrsquoutiliteacute totale La maniegravere dont cette utiliteacute est distribueacutee nrsquoa aucune importance morale9 Si par exemple dans un sceacutenario donneacute on devait choisir entre donner un tregraves grand beacuteneacutefice agrave une personne deacutejagrave tregraves favoriseacutee ou donner un beacuteneacutefice un peu moins grand agrave une personne tregraves deacutefavoriseacutee un utilitariste classique jugerait que la deacutecision moralement correcte dans ce cas‑ci est de donner au plus favoriseacute parce que cela megravene agrave une utiliteacute totale plus eacuteleveacutee que lrsquooption alternative qui viendrait en aide agrave une personne deacutefavoriseacutee Cette forme drsquoutilitarisme intransigeant a eacuteteacute vastement critiqueacutee en raison des injustices qursquoelle peut engendrer Par exemple cette theacuteorie justifierait de donner agrave une minoriteacute de personnes une vie absolument miseacuterable afin de permettre agrave une vaste majoriteacute de vivre un peu plus confortablement10 Le prioritarisme de Parfit entend se substituer agrave lrsquoutilitarisme en conservant lrsquoideacutee qursquoaugmenter lrsquoutiliteacute est une bonne chose mais en ajoutant eacutegalement que cette augmentation a plus drsquoimportance morale lorsqursquoelle est accordeacutee agrave des personnes moins favoriseacutees11 Le prioritarisme permet de reacutesoudre les problegravemes les plus flagrants de lrsquoutilitarisme en reacuteduisant de beaucoup la possibiliteacute de distributions injustes srsquoaccordant ainsi avec lrsquointuition vastement reacutepandue qursquoil vaut mieux aider les plus deacutemunis mecircme si cela nous coucircte drsquoavoir un niveau drsquoutiliteacute totale un peu moins eacuteleveacute Le prioritarisme nrsquoeacutelimine pas totalement la possibiliteacute de reacuteduire le niveau de bien‑ecirctre drsquoune partie de la population pour accorder des beacuteneacutefices agrave une autre partie mais les beacuteneacutefices engendreacutes devraient ecirctre drsquoautant plus importants pour justifier un niveau drsquoutiliteacute plus bas pour les deacutefavoriseacutes puisque leur bien‑ecirctre vaut intrinsegravequement plus que celui des favoriseacutes

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Agrave premiegravere vue le prioritarisme peut ressembler agrave une forme drsquoeacutegalitarisme Lrsquoeacutegalitarisme en eacutethique de la distribution reprend le principe utilitariste selon lequel lrsquoutiliteacute a de la valeur mais accorde aussi de la valeur agrave lrsquoeacutegaliteacute entre les personnes12 Cette theacuteorie est la rivale directe du prioritarisme puisqursquoelle arrive agrave des conclusions similaires mais en utilisant des principes diffeacuterents Selon un eacutegalitariste on doit chercher agrave augmenter lrsquoutiliteacute toutes les fois que lrsquoon peut mais lrsquoeacutegaliteacute a aussi une valeur Ainsi si on perd de lrsquoutiliteacute mais que lrsquoon gagne de lrsquoeacutegaliteacute on peut se retrouver avec une meilleure situation drsquoensemble Parfit pour sa part refuse de conceacuteder que lrsquoeacutegaliteacute puisse avoir une quelconque valeur en soi13 Pour illustrer son point de vue il utilise lrsquoargument du nivellement par le bas qui nous demande drsquoimaginer un sceacutenario dans lequel les plus favoriseacutes subissent un quelconque coup du sort qui les rabaisserait au niveau des deacutefavoriseacutes14 Par exemple dans un premier temps Alain serait agrave 80 et Benoit serait agrave 130 Puis dans un second temps Benoit subirait un grave accident qui ferait descendre son niveau de bien‑ecirctre agrave 80 agrave eacutegaliteacute avec Alain Ce sceacutenario constitue une perte nette drsquoutiliteacute puisque personne ne beacuteneacuteficie drsquoune quelconque maniegravere de la malchance de Benoit Un eacutegalitariste par contre devrait consideacuterer que la situation srsquoest tout de mecircme ameacutelioreacutee sous un certain angle puisqursquoil y a davantage drsquoeacutegaliteacute qursquoavant et que celle‑ci a de la valeur15 Un eacutegalitariste modeacutereacute ne penserait pas que la situation srsquoest globalement ameacutelioreacutee agrave la suite de lrsquoaccident de Benoit parce que la perte drsquoutiliteacute est beaucoup trop importante pour compenser le gain drsquoeacutegaliteacute mais il serait forceacute drsquoadmettre que malgreacute tout lrsquoeacutegaliteacute geacuteneacutereacutee par cette situation est une bonne chose

Pour Parfit cette conseacutequence est inacceptable parce qursquoon ne peut pas consideacuterer que dans un sceacutenario ougrave certains perdent et ougrave personne ne gagne la situation se soit ameacutelioreacutee sous un certain angle Crsquoest ici que le prioritarisme se distingue de lrsquoeacutegalitarisme parce que le prioritarisme nrsquoest pas affecteacute par cette objection Autrement dit un prioritariste nrsquoa pas besoin drsquoaccepter qursquoagrave la suite drsquoun nivellement par le bas la situation se soit ameacutelioreacutee drsquoun certain point de vue Il peut affirmer que lrsquoaccident de Benoit est une situation entiegraverement mauvaise qui ne beacuteneacuteficie agrave personne

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

Alain BenoicirctT1 80 130T2 80 80Selon lrsquoeacutegalitarisme la situation se deacuteteacuteriore du point de vue de lrsquoutiliteacute mais srsquoameacuteliore du point

de vue de lrsquoeacutegaliteacuteSelon le prioritarisme la situation ne srsquoameacuteliore

drsquoaucune maniegravere

Ce qui justifie drsquoaccorder la prioriteacute aux plus deacutemunis selon le prioritarisme est le niveau absolu de bien‑ecirctre de ces personnes qui est moins eacuteleveacute Ce qui justifie cette mecircme prioriteacute aux yeux des eacutegalitaristes est le niveau des deacutefavoriseacutes relativement au reste de la population16 Lrsquoeacutegalitarisme et le prioritarisme sont gouverneacutes par deux principes diffeacuterents mais dans la plupart des cas ces deux theacuteories arrivent agrave des reacutesultats identiques Dans les rares occasions ougrave ces theacuteories arrivent agrave des conclusions diffeacuterentes comme dans le cas du nivellement par le bas nos intuitions peuvent nous confirmer que le prioritarisme est correct et que lrsquoeacutegalitarisme ne lrsquoest pas Une autre diffeacuterence notable entre ces theacuteories est que lrsquoeacutegalitarisme peut justifier une distribution purement utilitariste dans les cas ougrave il srsquoagit drsquoutiliteacute reacutepartie agrave travers lrsquoexistence drsquoun seul individu En effet il est alors justifieacute de maximiser lrsquoutiliteacute pour cette personne mecircme si cette utiliteacute est ineacutegalement reacutepartie vu que crsquoest la mecircme personne qui endure la souffrance et qui jouit des beacuteneacutefices17 Pour un prioritariste mecircme au cours de la vie drsquoune seule personne il convient drsquoaccorder la prioriteacute agrave des aides qui viendraient agrave un moment ougrave le niveau de bien‑ecirctre de lrsquoindividu est plus bas Le principe de prioriteacute opegravere de la mecircme maniegravere que lrsquoon distribue entre diffeacuterents individus ou agrave diffeacuterents moments de la vie drsquoun seul individu18

Faiblesse du prioritarismeJe crois que Parfit a raison de penserz que le prioritarisme est une

meilleure theacuteorie que ses rivales mais cela ne signifie pas qursquoelle est exempte de problegravemes Le prioritarisme de Parfit preacutesente une

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faiblesse importante Il est incapable de donner une reacuteponse preacutecise sur ce que lrsquoon doit faire dans un sceacutenario particulier La valeur que lrsquoon doit accorder au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes par rapport agrave celui des favoriseacutes nrsquoest pas deacutefinie avec exactitude19 Parfit lui-mecircme reconnait ceci et crsquoest pourquoi il qualifie sa theacuteorie de conception intuitionniste et nous demande drsquoutiliser notre discernement pour deacutecider comment distribuer lrsquoutiliteacute entre favoriseacutes et deacutefavoriseacutes Le problegraveme avec une conception intuitionniste est qursquoelle est difficile agrave mettre en pratique Elle nous offre des principes de base agrave suivre mais sans un moyen de trancher avec certitude dans des cas particuliers Dans certains cas deux juges moraux qui seraient tous deux prioritaristes pourraient ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre et il nrsquoy aurait aucun moyen de les deacutepartager aucune meacutethode agrave utiliser pour prendre une deacutecision autre que les intuitions morales des juges qui sont deacutejagrave en conflit Une theacuteorie comme lrsquoutilitarisme par contraste peut arriver agrave un reacutesultat preacutecis dans nrsquoimporte quel cas ce qui en fait une theacuteorie plus fonctionnelle Bien entendu on peut critiquer ces reacutesultats mais au moins ils sont sans eacutequivoque eacutetant deacutetermineacutes par un principe matheacutematique clair

Je pense que ce problegraveme inheacuterent au prioritarisme peut ecirctre reacutesolu puisqursquoil existe un correacutelat matheacutematique aux intuitions des prioritaristes Il srsquoagit des proportions repreacutesenteacutees par des pourcentages drsquoaugmentation ou de perte Calculer les eacutecarts de bien‑ecirctre agrave lrsquoaide de pourcentages plutocirct que de nombres absolus permet de donner un plus grand poids au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes de calculer ce poids de maniegravere preacutecise et de justifier nos reacutesultats gracircce agrave un principe matheacutematique plutocirct que par des intuitions Crsquoest pourquoi je suggegravere de convertir le prioritarisme en un utilitarisme des proportions qui srsquoaccorde entiegraverement avec les intuitions des prioritaristes tout en se fondant sur un calcul utilitariste

Lrsquoutilitarisme des proportionsLrsquoutilitarisme des proportions fonctionne de la maniegravere suivante

Quand on compare deux situations possibles il faut consideacuterer les gains et les pertes drsquoutiliteacute en termes de pourcentages plutocirct que de nombres absolus Par exemple si Alain qui se trouve agrave 50

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

beacuteneacuteficie drsquoune augmentation de dix points drsquoutiliteacute il srsquoagit pour lui drsquoune augmentation drsquoutiliteacute de 20 Si Benoit qui se trouve agrave 100 gagne eacutegalement dix points drsquoutiliteacute alors il srsquoagit pour lui drsquoune augmentation de 10 Puisqursquoune augmentation de 20 est proportionnellement plus importante qursquoune augmentation de 10 alors les dix points drsquoutiliteacute accordeacutes agrave Alain ont un plus grand poids moral que les dix points accordeacutes agrave Benoit Si nous devions choisir dans ce sceacutenario entre accorder dix points agrave Alain ou dix points agrave Benoit il faudrait les accorder agrave Alain parce que cela geacutenegravererait une augmentation de bien‑ecirctre proportionnellement plus importante que lrsquoalternative

Alain BenoicirctA 50 + 10 100B 50 100 + 10Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des

proportions A ˃ B

Tout comme le prioritarisme la prioriteacute est accordeacutee aux deacutefavoriseacutes en raison de leur niveau de bien‑ecirctre absolu moins eacuteleveacute mais simplement en vertu du fait que matheacutematiquement lrsquoaide qui leur est apporteacutee constitue une augmentation proportionnelle plus importante qursquoune quantiteacute eacutegale drsquoaide apporteacutee aux plus favoriseacutes Ce ne sont pas des principes eacutegalitaristes ou prioritaristes qui justifient ces reacutesultats mais bien des principes utilitaristes Moralement parlant une augmentation de cinq points pour une personne agrave 50 eacutequivaut agrave une augmentation de dix points pour une personne agrave 100 ou une augmentation de vingt points pour une personne agrave 200 parce que ce sont toutes des augmentations de 10 et que crsquoest la proportion qursquoil faut consideacuterer dans notre calcul Pour comparer diffeacuterentes situations il suffit de comparer les chiffres comme le ferait un utilitariste classique et choisir le reacutesultat le plus eacuteleveacute Or lagrave ougrave un utilitariste classique considegravere des valeurs absolues ce qui megravene aux injustices et aux problegravemes que lrsquoon connait lrsquoutilitarisme des proportions considegravere

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les valeurs proportionnelles ce qui donne des reacutesultats beaucoup plus eacutequitables et en accord avec les intuitions des prioritaristes

Les pertes drsquoutiliteacute se calculent quelque peu diffeacuteremment que les gains drsquoutiliteacutes en vertu du fait que les pourcentages reacuteagissent diffeacuteremment aux soustractions qursquoaux additions Par exemple passer de 100 agrave 50 constitue une diminution de 50 tandis que passer de 50 agrave 100 constitue une augmentation de 100 Pour srsquoassurer de mesurer les pertes et les gains sur un pied drsquoeacutegaliteacute il faut consideacuterer les pertes drsquoutiliteacute comme des augmentations inverseacutees Donc si une personne passe de 100 agrave 50 la valeur de sa perte est eacutequivalente agrave ce qursquoelle aurait gagneacute en passant de 50 agrave 100 Cette perte a la mecircme importance qursquoune augmentation de 100 Ainsi pour compenser une telle perte il serait neacutecessaire drsquoavoir une augmentation de 100 ailleurs par exemple une autre personne qui passerait de 100 agrave 200 Lrsquoutilitarisme des proportions est en mesure de deacuteterminer que pour compenser moralement la perte de 50 points pour Alain qui passerait de 100 agrave 50 il faudrait que Benoit qui est preacutesentement agrave 100 gagne un minimum de 100 points suppleacutementaires Ainsi un sceacutenario A dans lequel Alain est agrave 50 et Benoit est agrave 201 est meilleur qursquoun sceacutenario B ougrave Alain et Benoit sont tous les deux agrave 100 mais B est tout de mecircme meilleur qursquoun sceacutenario C ougrave Alain est agrave 50 et ougrave Benoit est agrave 199

Alain BenoicirctA 50 201B 100 100C 50 199

Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des proportions A ˃ B ˃ CValeur morale selon le prioritarisme

A ˃ C mais valeur de B indeacutefinie vs ACValeur morale selon lrsquoutilitarisme classique A ˃ C ˃ B

Valeur morale selon lrsquoeacutegalitarisme B ˃ A ˃ C

Lrsquoutilitarisme des proportions nous permet donc de comparer des sceacutenarios statiques ougrave on ne considegravere pas la possibiliteacute drsquoun changement quelconque mais ougrave on examine simplement la valeur de

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

diffeacuterents mondes possibles Revenons sur un exemple probleacutematique pour le prioritarisme dans lequel on doit choisir entre deux options la premiegravere eacutetant un monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 130 et la seconde eacutetant un monde ougrave Alain et Benoit sont tous deux agrave 100 Le prioritarisme nous demande drsquoutiliser notre discernement pour deacuteterminer quelle option choisir mais lrsquoutilitarisme des proportions peut donner une reacuteponse exacte Il suffit de calculer pour chaque individu la proportion drsquoaugmentation pour passer de leur plus faible valeur agrave leur valeur la plus eacuteleveacutee Dans le cas drsquoAlain sa valeur la plus faible est de 80 On sait que quoi que lrsquoon choisisse Alain aura au moins un niveau drsquoutiliteacute de 80 Il nous reste donc agrave calculer la proportion drsquoaugmentation pour arriver agrave 100 sa valeur possible la plus eacuteleveacutee Il srsquoagit drsquoune augmentation de 25 Pour Benoit son niveau le plus bas est de 100 et son niveau le plus eacuteleveacute est de 130 Passer de 100 agrave 130 constitue une augmentation de 30 Cette augmentation de 30 lrsquoemporte sur une augmentation possible de 25 pour Alain alors on peut dire que dans ce sceacutenario la premiegravere option est meilleure que la deuxiegraveme Un monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 130 est meilleur toutes choses consideacutereacutees qursquoun monde ougrave ces deux individus sont agrave 100

Alain BenoicirctA 80 130 (100+30)B 100 (80+20) 100Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des

proportions A ˃ B

On peut aussi calculer que le point ougrave le gain de bien‑ecirctre de Benoit eacutequivaut agrave celui drsquoAlain est 125 Un sceacutenario ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 125 est moralement eacutequivalent agrave un sceacutenario ougrave les deux individus sont agrave 100 Lrsquoutilitarisme des proportions peut donc calculer que dans un sceacutenario ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 100 si on peut donner 20 points additionnels agrave un de ces deux individus alors la prioriteacute va agrave Alain que si on peut donner soit 20 points additionnels agrave Alain ou 24 points agrave Benoit la prioriteacute va toujours agrave

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Alain en vertu de son niveau drsquoutiliteacute absolu plus bas mais que si on doit choisir entre donner 20 points agrave Alain ou plus de 25 points agrave Benoit alors la deacutecision moralement juste est drsquoaccorder le beacuteneacutefice agrave Benoit puisque la prioriteacute drsquoAlain ne justifie plus la perte drsquoutiliteacute totale agrave partir de ce point La reacuteponse que donne lrsquoutilitarisme des proportions aux questions de distribution est aussi preacutecise et implacable que la reacuteponse donneacutee par lrsquoutilitarisme classique mais crsquoest une reacuteponse qui accorde la prioriteacute aux deacutefavoriseacutes en accord avec les intuitions des prioritaristes

Cas extrecircmes et objections possiblesDans cette section jrsquoexaminerai certains cas extrecircmes et je

reacutefleacutechirai agrave leurs implications possibles pour lrsquoutilitarisme des proportions Imaginons un premier sceacutenario dans lequel Alain a un niveau drsquoutiliteacute de 1 et Benoit a un niveau drsquoutiliteacute de 400 Alain a une vie absolument miseacuterable tandis que Benoit est tregraves heureux Selon lrsquoutilitarisme des proportions on pourrait preacutefeacuterer donner 400 points drsquoutiliteacute suppleacutementaire agrave Benoit plutocirct que donner un seul point de plus agrave Alain Agrave premiegravere vue cette situation peut sembler injuste Comment peut‑on preacutefeacuterer donner 400 points agrave Benoit qui est deacutejagrave extrecircmement favoriseacute plutocirct que drsquoattribuer un seul petit point agrave Alain ce qui pourrait lrsquoaider un tant soit peu agrave sortir de sa misegravere Je juge inadeacutequate cette faccedilon de voir Ce sceacutenario implique la preacutesence drsquoun dilemme presque impossible agrave imaginer dans la reacutealiteacute ougrave une seule et mecircme action peut soit procurer un point agrave Alain ou 400 points agrave Benoit Ce que lrsquoutilitarisme des proportions affirme dans ce cas-ci est qursquoun seul point de bien-ecirctre pour Alain a la mecircme valeur morale que 400 points pour Benoit Ceci donne agrave Alain une prioriteacute quasiment absolue en matiegravere de distribution Dans presque tous les sceacutenarios possibles si on a de lrsquoutiliteacute agrave distribuer elle sera distribueacutee agrave Alain Par exemple si on peut choisir entre donner 5 points agrave Alain ou 10 points agrave Benoit on choisira Alain Crsquoest seulement dans des cas exceptionnels comme ceux ougrave une seule et mecircme action peut donner 401 points ou plus agrave Benoit ou 1 point agrave Alain que lrsquoon doit favoriser Benoit La prioriteacute drsquoAlain est tellement forte dans ce sceacutenario qursquoil faut une augmentation de 400

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

points (401 contre 1) pour pouvoir dire que lrsquoaugmentation de lrsquoutiliteacute totale vaut plus que la prioriteacute morale qursquoil faut accorder agrave Alain en vertu de son niveau drsquoutiliteacute absolu plus bas

Le deuxiegraveme sceacutenario agrave consideacuterer est en quelque sorte une extension du premier Imaginons qursquoAlain a un niveau drsquoutiliteacute de 1 et qursquoil existe neuf autres personnes chacune drsquoentre elles ayant un niveau drsquoutiliteacute de 100 Dans ce sceacutenario nous avons la possibiliteacute de distribuer 1000 points drsquoutiliteacute de quelque maniegravere que lrsquoon souhaite entre ces dix individus Agrave premiegravere vue lrsquoutilitarisme des proportions semble dire qursquoil faudrait distribuer les 1000 points agrave Alain et avoir une situation ougrave Alain est agrave 1001 et ougrave les neuf autres individus sont agrave 100 Ceci srsquoexpliquerait par le fait qursquoune augmentation de 1000 pour Alain constitue une augmentation de 100 000 ce qui est amplement supeacuterieur agrave nrsquoimporte quel autre arrangement possible La personne la moins bien nantie selon cette perspective semble avoir droit agrave toute lrsquoutiliteacute agrave distribuer mecircme si cela la place agrave un niveau bien supeacuterieur agrave tous les autres Nous ne sommes pas obligeacutes drsquoaccepter cette conclusion Srsquoil est possible de distribuer comme on veut alors il convient de diviser la somme drsquoutiliteacute agrave distribuer en ses plus petites parties possibles et pour chacune de ces parties deacuteterminer agrave qui cette utiliteacute doit aller en vertu du calcul des proportions Dans ce cas‑ci puisqursquoon peut distribuer comme on veut alors on peut diviser les 1000 points drsquoutiliteacute en 1000 parties diffeacuterentes chacune valant un point drsquoutiliteacute Alain aurait alors la prioriteacute pour les 99 premiers points agrave distribuer ce qui le placerait agrave un niveau drsquoutiliteacute absolu de 100 agrave eacutegaliteacute avec les neuf autres individus Agrave partir de ce point lrsquoutiliteacute restante serait distribueacutee entre dix personnes agrave un niveau absolu eacutegal chacune de ces personnes ayant une revendication eacutegale agrave lrsquoutiliteacute restante Nous arriverions en fin de compte agrave une distribution eacutegalitaire dans laquelle chacun des individus aurait 190 points drsquoutiliteacute sauf un qui en aurait 191

Mais qursquoen est‑il des cas ougrave une somme importante drsquoutiliteacute doit ecirctre distribueacutee mais qursquoil est impossible de la diviser en parties pour srsquoassurer drsquoune distribution plus juste Imaginons un cas ougrave Alain est agrave 101 points drsquoutiliteacute et ougrave Benoit est agrave 102 points drsquoutiliteacute Nous devons donner agrave un de ces individus la somme importante de 1000

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points drsquoutiliteacute Lrsquoutilitarisme des proportions affirmerait que ces 1000 points doivent aller agrave Alain en vertu du fait que cela repreacutesente pour lui une augmentation de 9901 alors que cela repreacutesente pour Benoit une augmentation de 9804 Il peut sembler contre‑intuitif qursquoune diffeacuterence drsquoutiliteacute aussi triviale entre Alain et Benoit puisse justifier que lrsquoun plutocirct que lrsquoautre ait le droit de revendiquer cette ameacutelioration exceptionnelle de bien‑ecirctre Bien que cette situation puisse sembler injuste je preacutetends que lrsquoutilitarisme des proportions est capable drsquoy reacutepondre Lrsquoutilitarisme des proportions considegravere qursquoun monde ougrave Alain est agrave 1101 et ougrave Benoit est agrave 102 vaut marginalement mieux qursquoun monde ougrave Alain est agrave 101 et ougrave Benoit est agrave 1102 On peut penser qursquoune situation comme celle‑ci justifie que les 1000 points drsquoutiliteacute soient attribueacutes par tirage au sort afin de donner aux deux individus une chance eacutegale drsquoaugmenter leur bien‑ecirctre de maniegravere aussi importante Je ne mrsquooppose pas agrave cette ideacutee mais celle‑ci doit ecirctre motiveacutee par des principes autres qursquoutilitaristes

On pourrait reprocher agrave lrsquoutilitarisme des proportions drsquoecirctre precirct agrave sacrifier le bien-ecirctre de quelques individus si cela permet une faible augmentation drsquoutiliteacute pour un grand nombre drsquoindividus Cette critique srsquoapplique eacutegalement agrave lrsquoutilitarisme classique et au prioritarisme Le prioritarisme se deacutefend mieux contre cette objection que lrsquoutilitarisme classique parce que la prioriteacute que lrsquoon doit accorder aux plus deacutefavoriseacutes fait en sorte que lrsquoaugmentation de bien‑ecirctre pour une majoriteacute de bien nantis devrait ecirctre extrecircmement importante pour justifier le sacrifice de quelques individus20 Lrsquoutilitarisme des proportions arrive aux mecircmes conclusions Pour un utilitariste classique une perte de 99 points drsquoutiliteacute qui ferait passer un individu de 100 agrave 1 peut ecirctre compenseacutee par une augmentation drsquoun point drsquoutiliteacute pour 99 autres personnes qui les ferait toutes passer de 100 agrave 101 Selon lrsquoutilitarisme des proportions cette perte de 99 points repreacutesente une perte de 9 900 qui est eacutequivalant agrave un gain de 99 points pour une personne ayant un niveau drsquoutiliteacute de 1 Pour compenser cette perte il faudrait que 9 900 personnes passent de 100 agrave 101 donc qursquoelles aient toutes une augmentation de 1 Dans ce sceacutenario une perte de 99 points drsquoutiliteacute est seulement

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

compenseacutee par un gain de 9 900 points drsquoutiliteacute Le gain absolu de bien‑ecirctre neacutecessaire pour compenser une perte drastique pour certains individus est exponentiellement plus grand pour lrsquoutilitarisme des proportions qursquoil ne lrsquoest pour lrsquoutilitarisme classique Lrsquoutilitarisme des proportions admet que lrsquoon peut moralement sacrifier le bien-ecirctre de certains individus pour faire beacuteneacuteficier la majoriteacute mais seulement agrave condition drsquoobtenir un gain absolument eacutenorme drsquoutiliteacute totale en retour de ce sacrifice

Une maniegravere de rejeter lrsquoutilitarisme des proportions serait tout simplement de refuser les reacutesultats qursquoil nous offre On peut ecirctre reacutepugneacutes par lrsquoideacutee que les questions de distribution puissent ecirctre deacutecideacutees de maniegravere aussi preacutecise On peut objecter que dans les questions de moraliteacute lrsquointuition doit reacutegner en maicirctre et que le jugement moral ne doit pas se plier aux matheacutematiques mais demeurer une question de discernement et de bon sens Cette position est certainement deacutefendable et ultimement aussi bien lrsquoutilitarisme des proportions que les autres theacuteories de la distribution doivent ecirctre approuveacutees ou rejeteacutees par lrsquointuition Mecircme si on est fortement intuitionniste on peut se servir de lrsquoutilitarisme des proportions comme drsquoun simple outil pour avoir une ideacutee geacuteneacuterale de ce que nous devrions faire dans les questions de distribution Agrave mon sens les reacutesultats fournis par lrsquoutilitarisme des proportions sont tregraves similaires agrave ceux auxquels on arriverait par lrsquointuition si on est prioritariste Dans les cas ougrave deux individus ont un niveau drsquoutiliteacute similaire la prioriteacute agrave accorder au deacutefavoriseacute nrsquoest pas tregraves forte et peut ecirctre facilement compenseacutee par une augmentation modeacutereacutee de lrsquoutiliteacute totale Nous avons deacutetermineacute par exemple qursquoun cas ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 125 est moralement eacutequivalent agrave un cas ougrave Alain et Benoicirct sont tous les deux agrave 100 Par contre lorsqursquoun individu est fortement deacutefavoriseacute par rapport agrave un autre comme lorsqursquoAlain est agrave 1 et que Benoit est agrave 400 alors la prioriteacute agrave accorder au plus deacutefavoriseacute est quasiment absolue et peut seulement ecirctre compenseacutee par une augmentation massive de lrsquoutiliteacute totale Ces conclusions srsquoalignent tregraves bien sur ce qursquoun prioritariste comme Derek Parfit penserait sauf qursquoelles sont deacutetermineacutees avec preacutecision par un calcul matheacutematique

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Lrsquoutilitarisme des proportions contre le prioritarismeLrsquoutilitarisme des proportions preacutesente plusieurs similariteacutes avec

le prioritarisme mais eacutegalement des diffeacuterences notables Au niveau des similariteacutes lrsquoutilitarisme des proportions accorde plus de poids au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes en vertu de leur niveau absolu drsquoutiliteacute moins eacuteleveacute tout comme le prioritarisme Cette theacuteorie tend vers des reacutesultats eacutegalitaires sans se fonder sur un principe eacutegalitariste crsquoest‑agrave‑dire sans accorder de valeur intrinsegraveque agrave lrsquoeacutegaliteacute elle‑mecircme ce qui lui permet de reacutesister agrave lrsquoobjection du nivellement par le bas De plus les reacutesultats offerts par lrsquoutilitarisme des proportions semblent tomber dans la zone intuitive de reacuteponses correctes pour un prioritariste Lrsquoutilitarisme des proportions ignore eacutegalement la distinction entre les personnes Il distribue de la mecircme maniegravere entre diffeacuterentes vies qursquoau cours drsquoune seule vie en accordant toujours la prioriteacute aux augmentations drsquoutiliteacute proportionnellement plus importantes

Au niveau des diffeacuterences lrsquoutilitarisme des proportions se distingue du prioritarisme en donnant des reacuteponses exactes aux problegravemes de distribution gracircce agrave un calcul matheacutematique Un prioritariste doit se fier sur ses intuitions morales pour deacutecider quoi faire devant un dilemme de distribution Un utilitariste des proportions peut tout simplement calculer quelle est la meilleure option et srsquoappuyer sur des faits plutocirct que sur des opinions pour justifier sa reacuteponse

Lrsquoutilitarisme des proportions preacutesente de nombreux avantages et peut preacutetendre ecirctre la meilleure eacutethique de la distribution preacutesentement disponible Comme nous lrsquoavons vu lrsquoutilitarisme des proportions srsquoaccorde avec les bonnes intuitions des prioritaristes mais repose sur des fondations plus solides Le prioritarisme eacutetait deacutejagrave en bonne position contre ses rivales parce que peu de philosophes aujourdrsquohui acceptent les reacutesultats ineacutegalitaires de lrsquoutilitarisme classique et que les theacuteories eacutegalitaristes sont difficiles agrave deacutefendre contre lrsquoobjection du nivellement par le bas Mais avoir une theacuteorie intuitionniste incapable de trancher dans des sceacutenarios particuliers et seulement capable de fournir des principes abstraits agrave suivre est loin drsquoecirctre une situation ideacuteale pour lrsquoeacutethique de la distribution Crsquoest

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

mauvais signe lorsque deux prioritaristes peuvent ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre dans un sceacutenario particulier et que ce deacutesaccord ne peut pas ecirctre reacutesolu autrement par ce qui leur semble ecirctre la reacuteponse correcte par intuition Il srsquoagit donc drsquoun avantage majeur pour lrsquoutilitarisme des proportions que drsquoecirctre en mesure de donner une reacuteponse preacutecise dans nrsquoimporte quel sceacutenario tandis que le prioritarisme doit se limiter agrave parler de cas ougrave on doit choisir entre donner une augmentation un peu moins grande agrave quelqursquoun de tregraves deacutefavoriseacute ou une augmentation un peu plus grande agrave quelqursquoun de tregraves favoriseacute21 De plus les reacuteponses fournies par lrsquoutilitarisme des proportions sont tregraves raisonnables et srsquoaccordent avec nos intuitions En effet nous sommes plus enclins agrave favoriser lrsquoutiliteacute totale dans des cas ougrave les ineacutegaliteacutes entre les individus sont faibles mais quand un individu est extrecircmement deacutefavoriseacute nous avons tendance agrave vouloir lui accorder une prioriteacute quasi absolue

Ces intuitions sont refleacuteteacutees matheacutematiquement dans le calcul des proportions Ce qui nous importe moralement est ce qursquoun changement de situation repreacutesente pour un individu lrsquoimportance qursquoa une augmentation ou une diminution de bien‑ecirctre selon son propre point de vue Crsquoest pourquoi une augmentation de 20 pour un individu deacutefavoriseacute a la mecircme importance morale qursquoune augmentation de 20 pour un individu favoriseacute mecircme si en termes absolus lrsquoaugmentation pour le deacutefavoriseacute est moindre Ce qursquoil faut consideacuterer crsquoest lrsquoimportance du changement relativement au niveau drsquoutiliteacute actuel de lrsquoindividu plutocirct que lrsquoaugmentation de lrsquoutiliteacute totale Lrsquoutilitarisme des proportions est une theacuteorie qui srsquoappuie principalement sur le point de vue du sujet La justification derriegravere une deacutecision donneacutee est utilitariste il faut prioriser les biens les plus grands mais les biens les plus grands relativement au niveau drsquoutiliteacute du beacuteneacuteficiaire pas selon leur valeur absolue Chaque individu quel qursquoil soit a une revendication eacutegale agrave lrsquoameacutelioration de sa qualiteacute de vie mais les personnes favoriseacutees requiegraverent une augmentation drsquoutiliteacute absolue plus importante que les personnes deacutefavoriseacutees pour beacuteneacuteficier drsquoune augmentation proportionnellement eacutequivalente Ainsi bien que les favoriseacutes et les deacutefavoriseacutes aient les mecircmes revendications agrave voir leur bien‑ecirctre srsquoameacuteliorer de maniegravere

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significative une quantiteacute donneacutee drsquoutiliteacute aura un impact plus important sur la qualiteacute de vie des plus deacutefavoriseacutes Crsquoest pourquoi ces derniers ont prioriteacute sur les favoriseacutes

ConclusionEn fin de compte on peut consideacuterer lrsquoutilitarisme des proportions

comme une eacutevolution naturelle du prioritarisme Lagrave ougrave le prioritarisme suggegravere une bonne ideacutee intuitive celle qursquoil faut prioriser le bien‑ecirctre des plus deacutemunis lrsquoutilitarisme des proportions permet de mettre cette ideacutee en pratique Lagrave ougrave le prioritarisme fournit des principes abstraits pour guider notre action en utilisant notre discernement lrsquoutilitarisme des proportions deacutetermine la marche agrave suivre avec un calcul matheacutematique Le prioritarisme est reconnu comme une theacuteorie prometteuse supeacuterieure agrave lrsquoutilitarisme classique et agrave lrsquoeacutegalitarisme en plusieurs points mais le principal deacutefaut qursquoon lui reconnait est son incapaciteacute agrave donner un poids preacutecis agrave la valeur de lrsquoutiliteacute pour des individus se trouvant agrave des niveaux de bien‑ecirctre diffeacuterents22 Lrsquoutilitarisme des proportions comble ce deacutefaut en consideacuterant les gains et les pertes drsquoutiliteacute en termes de pourcentages plutocirct que de valeurs absolues Crsquoest une theacuteorie beaucoup plus eacutequitable que lrsquoutilitarisme classique mais bien plus simple et fonctionnelle que le prioritarisme ou lrsquoeacutegalitarisme On a longtemps regretteacute lrsquoabsence drsquoune meacutethode preacutecise pour reacutepondre aux dilemmes de distribution suivant un principe prioritariste Lrsquoutilitarisme des proportions offre enfin une telle meacutethode lrsquoaccepte-t-on

1 Krister Bykvist Utilitarianism A Guide for the Perplexed London Continuum 2010 p 67-69 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo dans Revue franccedilaise de science politique vol 46 no 2 (1996) p 282‑286

2 Julia Driver laquo The History of Utilitarianism raquo The Stanford Encyclopedia of Philosophy [En ligne] httpsplatostanfordeduentriesutilitarianism‑history 2014 (Winter) Thomas Nagel Equality and Partiality New York Oxford University Press 1991 p 11 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo dans Utilitas vol 24 (2012) p 401‑412

3 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 286

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

4 Ibid p 299‑303 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 401

5 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 402 6 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 299‑3007 Ibid p 284 299‑3008 John Rawls A Theory of Justice Cambridge Harvard University Press

1971 p 309 Julia Driver loc cit Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit

p 280 John Rawls op cit p 2310 Krister Bykvist op cit p 58‑6211 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 30212 Thomas Nagel Mortal questions Cambridge Cambridge University

Press 1979 p 123-124 Derek Parfit op cit p 284 Larry Temkin Inequality New York Oxford University Press 1993 p 282

13 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 309‑310 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399‑401

14 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399‑401 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 297

15 Krister Bykvist op cit p 68-69 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 297 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399 Larry Temkin op cit p 282

16 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 302‑30317 Michael Otsuka et Alex Voorhoeve laquo Why It Matters That Some Are

Worse Off Than Others An Argument against the Priority View raquo dans Philosophy amp Public Affairs vol 37 (2009) p 180 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 434‑436

18 Ibid p 434‑43619 Krister Bykvist op cit p 72 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo

loc cit p 299‑30020 Krister Bykvist op cit p 70‑7121 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit

p 401‑40422 Krister Bykvist op cit p 72

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμοςlaurence GoDin Universiteacute du Queacutebec agrave Montreacuteal et Universiteacute de Florence

REacuteSUMEacute Le deacutebat entre la φύσις (phuacutesis) et le νόμος (noacutemos) occupe une place preacutepondeacuterante chez les intellectuels de la Gregravece ancienne Comme la loi et la nature ne srsquoharmonisent pas toujours il devient neacutecessaire de choisir son camp suivre toujours la nature suivre toujours la loi ou choisir lrsquoun ou lrsquoautre deacutependamment de chaque situation Calliclegraves dans le Gorgias soutient sans doute une des positions les plus extrecircmes dans ce deacutebat il affirme la supreacutematie totale de la φύσις sur le νόμος Cet article vise agrave expliquer plus preacuteciseacutement la thegravese de Calliclegraves et agrave veacuterifier si le jeune Atheacutenien agit ou non en conformiteacute avec celle‑ci Pour ce faire il faudra drsquoabord srsquoattarder sur les termes mecircmes laquo φύσις raquo et laquo νόμος raquo pour les expliquer et en donner une juste traduction Il sera ensuite neacutecessaire de poser le contexte intellectuel dans lequel srsquoancre Calliclegraves en montrant lrsquoorigine du deacutebat opposant la φύσις et le νόμος

IntroductionDans le Gorgias Socrate affronte trois interlocuteurs Gorgias

lui‑mecircme Polos et Calliclegraves Ce dernier personnage rempli de fougue et drsquoagressiviteacute deacutebute son eacutechange en accusant Socrate de jouer au deacutemagogue Voulant agrave tout prix contredire Polos le philosophe aurait useacute drsquoun frauduleux stratagegraveme

Se place-t-on en parlant du point de vue de la loi (κατὰ νόμον) crsquoest du point de vue de la nature (κατὰ φύσιν) que tu poses tes questions est‑ce au point de vue de la nature Tu prends celui de la loi1

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La remarque de Calliclegraves ne se veut pas anodine lrsquoopposition entre la loi (νόμος) et la nature (φύσις) suscite de nombreuses discussions dans lrsquoAthegravenes du cinquiegraveme siegravecle avant notre egravere En teacutemoigne drsquoailleurs Aristote dans les Reacutefutations sophistiques

Pour faire dire des paradoxes le lieu le plus efficace comme le rapporte aussi le personnage de Calliclegraves deacutepeint dans le Gorgias et par le moyen duquel tous les anciens croyaient (ᾤοντο) pouvoir conclure est le lieu qui tire parti des critegraveres de la nature (τὸ κατὰ φύσιν) et de la loi (κατὰ τὸν νόμον) [hellip] Agrave celui qui parle selon la nature il faut donc reacutepliquer drsquoapregraves la loi et conduire sur le terrain de la nature celui qui eacutepouse le point de vue de la loi2

Comme le souligne avec justesse L‑A Dorion en commentant ce passage des Reacutefutations sophistiques lrsquoemploi de lrsquoimparfait (ᾤοντο) suggegravere que pour lrsquoessentiel le deacutebat entre la loi et la nature preacutecegravede la reacutedaction du traiteacute drsquoAristote Quant agrave lrsquoexpression laquo les anciens raquo elle paraicirct renvoyer agrave tous les sages poegravetes sophistes historiens rheacuteteurs philosophes intellectuelshellip3 Or si tous participent au deacutebat opposant la loi et la nature peu arrivent aux mecircmes conclusions W K C Guthrie distingue ainsi les champions de la loi contre la nature les deacutefenseurs de la nature contre la loi et en position mitoyenne les reacutealistes4 Parmi eux le personnage de Calliclegraves soutient sans doute les thegraveses les plus trancheacutees les plus amorales et les plus audacieuses Mecircme Thrasymaque tel que deacutepeint dans la Reacutepublique ne va pas aussi loin

Cet article vise agrave expliquer la position de Calliclegraves dans son originaliteacute et sa speacutecificiteacute Drsquoapregraves ce personnage qursquoest-ce que la justice selon la loi Et selon la nature Laquelle reccediloit sa preacutefeacuterence Pourquoi Calliclegraves vit‑il selon sa propre doctrine Ses aspirations peuvent‑elles mecircme prendre forme dans la reacutealiteacute Cet article vise agrave montrer que Calliclegraves conccediloit la justice selon la loi comme une fausse justice instaureacutee par la masse des faibles et la justice selon la nature comme la vraie justice deacutetermineacutee par les forts et respectant ce qui doit ecirctre Par ailleurs il sera suggeacutereacute que Calliclegraves eacutetant incapable reacuteellement drsquoexpliquer agrave Socrate ce qui fait la force drsquoun homme

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

et de montrer un exemple de cette force tombe degraves lors dans une contradiction le rendant incapable drsquoharmoniser ses actes et ses propos

Reacutepondre agrave ces diffeacuterentes questions commande en premier lieu drsquoeacutetudier attentivement les termes laquo νόμος raquo et laquo φύσις raquo pour en deacutegager les diffeacuterents sens et en proposer une juste traduction En deuxiegraveme lieu il faut retracer sommairement lrsquohistoire de lrsquoopposition entre ces notions car le discours de Calliclegraves se comprend mieux srsquoil est inseacutereacute dans son contexte intellectuel En troisiegraveme lieu il faudra preacutesenter les thegraveses de Gorgias et de Polos ce qui permettra finalement de mettre en lumiegravere la position de Calliclegraves et de deacuteterminer srsquoil peut vivre en coheacuterence avec celle‑ci

1 Les termes laquo νόμος raquo et laquo φύσις raquo11 laquo Νόμος raquo

Selon le dictionnaire de P Chantraine le terme laquo νόμος raquo deacuterive du verbe laquo νέμω raquo dont le sens original est laquo attribuer reacutepartir selon lrsquousage ou la convenance faire une attribution reacuteguliegravere5 raquo laquo Νόμος raquo deacutesigne ce qui est conforme agrave la regravegle lrsquousage les lois geacuteneacuterales et les lois eacutecrites Ainsi peut‑on traduire selon le contexte ce terme par laquo loi raquo laquo coutume raquo ou laquo convention raquo6

Comme le note G Kerferd le νόμος comporte toujours un aspect normatif Il exprime laquo une exigence ayant une incidence sur le comportement et sur les actions des personnes et des choses7 raquo Autrement dit le νόμος ne deacutecrit pas ce qui est mais ce qui devrait ecirctre

Fait inteacuteressant les Grecs nrsquoont pas toujours nommeacute la loi laquo νόμος raquo Avant la reacuteforme deacutemocratique de Clisthegravene on employait plutocirct le terme laquo θεσμός raquo qui deacuterive de laquo θίθημι raquo crsquoest-agrave-dire laquo poser raquo laquo eacutetablir raquo8 Le passage drsquoun terme agrave lrsquoautre est advenu subitement puisqursquoaucun signe ne permet drsquoaffirmer la coexistence simultaneacutee de ces deux mots le changement semble deacutelibeacutereacute et donc significatif9 Or justement laquo θεσμός raquo et laquo νόμος raquo ne connotent pas lrsquoideacutee de loi de la mecircme faccedilon M Ostwald explique

The basic idea of θεσμός is [hellip] that of something imposed by an external agency conceived as standing apart and on a higher plane than the ordinary upon those for whom

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it constitutes an obligation The sense of obligation is also inherent in νόμος but it is motivated less by the authority of the agent who imposed it than by the fact that it is regarded and accepted as valid by those who live under it10

Compris ainsi comme la loi accepteacutee et voulue par tous le νόμος se veut beaucoup plus deacutemocratique que le θεσμός Loin drsquoecirctre imposeacute par une eacutelite ou un dieu il provient du consensus entre les citoyens Or Calliclegraves comme il sera expliqueacute plus loin se figure justement le νόμος comme un contrat passeacute entre la majoriteacute des citoyens

12 laquo Φύσις raquoLe terme laquo φύσις raquo se traduit adeacutequatement par laquo nature raquo Il

deacuterive de laquo φύομαι raquo qui signifie agrave lrsquoactif laquo faire pousser faire naicirctre produire11 raquo Tout comme le terme laquo nature raquo en franccedilais laquo φύσις raquo srsquoemploie en diffeacuterents sens

Crsquoest de ce terme [laquo φύσις raquo] que les physiologues ioniens usaient pour deacutesigner tantocirct la reacutealiteacute en son entier tantocirct les principes mateacuteriels les plus stables de celle‑ci autrement dit ses eacuteleacutements constitutifs Tregraves tocirct cependant on en vint agrave lrsquoemployer aussi pour deacutesigner la constitution crsquoest‑agrave‑dire lrsquoensemble des caracteacuteristiques drsquoune chose particuliegravere ou drsquoune classe de choses notamment lorsqursquoil srsquoagissait drsquoun ecirctre vivant ou drsquoune personne comme dans lrsquoexpression laquo la nature de lrsquohomme12 raquo

Dans le deacutebat opposant la loi agrave la nature laquo φύσις raquo paraicirct parfois deacutesigner la nature de lrsquohomme mais plus souvent sa constitution physique seulement laquo Φύσις raquo semble alors srsquoattacher davantage au cocircteacute animal veacutegeacutetal et mineacuteral de lrsquohomme qursquoagrave son cocircteacute rationnel Ceci paraicirct drsquoailleurs ecirctre le cas chez Calliclegraves comme il sera expliqueacute plus loin

Dernier point agrave noter laquo φύσις raquo et laquo νόμος raquo surtout lorsqursquoils sont mis en opposition connotent respectivement chez plusieurs philosophes anciens le reacuteel et lrsquoobjectif versus lrsquoapparent et le relatif Deacutemocrite par exemple distingue dans le monde physique ce qui

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tient de lrsquoapparence et de la convention (νόμος) et la reacutealiteacute des choses leur nature (φύσις)

En effet la couleur est par convention (νόμωι) de mecircme que le doux et lrsquoamer et en reacutealiteacute il nrsquoy a que des atomes et le vide assure Deacutemocrite eacutetant drsquoavis que crsquoest agrave partir de la rencontre des atomes que sont produites toutes les qualiteacutes sensibles que nous sentons et que par nature (φύσει) rien nrsquoest blanc noir jaune rouge amer ou doux Car par lrsquoexpression laquo par convention raquo (νόμωι) il veut signifier cela qui est selon la coutume (νομιστί) et qui est pour nous et non pas cela qui est selon la nature (τήν φύσιν) des choses elles-mecircmes ce qursquoil appelle aussi laquo ce qui est en reacutealiteacute (ἐτεῆι) raquo en ayant formeacute cette derniegravere expression agrave partir du mot laquo reacuteel (ἐτεόν) raquo qui signifie ce qui est vrai (ἀληθὲς)13

Comme il sera montreacute dans cet article la φύσις du point de vue de Calliclegraves deacutesigne aussi ce qui est veacuteritablement alors que le νόμος quand il est pris en opposition agrave la φύσις ne correspond qursquoagrave un mensonge deacutefendu par une partie de la socieacuteteacute donc relatif agrave un groupe de citoyens

2 Deacuteveloppement historique de lrsquoopposition entre le νόμος la φύσιςDrsquoapregraves J de Romilly lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις prend

ses sources dans la prise de conscience de la relativiteacute des νόμοι En effet reconnaicirctre que ces derniers ne deacutetiennent pas un caractegravere universel et neacutecessaire laisse ineacutevitablement place agrave une lourde critique les νόμοι ne possegravedent aucune autoriteacute reacuteelle et seule la nature commune agrave tous les hommes doit orienter leurs comportements

Il importe de prendre un pas de recul pour saisir tout ce deacuteveloppement Comment la loi reccediloit‑elle cette empreinte relativiste dans lrsquohistoire de la Gregravece ancienne Et pourquoi la nature devient‑elle lrsquoadversaire neacutecessaire de la loi

21 Preacutemisses drsquoun problegravemeQuand laquo loi raquo signifie laquo loi divine raquo personne ne conccediloit lrsquoideacutee

drsquoune justice relative La loi divine tirant son origine drsquoecirctres

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supeacuterieurs paraicirct leacutegitimement srsquoappliquer agrave tous en tout temps Puis si lrsquoon croit que les lois humaines celles des citeacutes tirent leur origine de la loi divine alors elles reccediloivent eacuteloges et approbations comme lrsquoillustre Heacuteraclite dans ce fragment

Ceux qui parlent avec intelligence doivent ecirctre puissants gracircce agrave ce qui est commun agrave tous comme une citeacute gracircce agrave la loi (νόμωι) et beaucoup plus puissamment Car toutes les lois humaines (οἱ ἀνθρώπειοι νόμοι) se nourrissent agrave partir drsquoune seule loi divine (ἑνὸς τοῦ θείου) Car celle-ci possegravede la force de faire ce qursquoelle veut suffit agrave tout et triomphe14

Heacuteraclite reconnaicirct sans doute des diffeacuterences entre les lois humaines Mais comme il y reconnaicirct aussi du semblable et du commun provenant de la loi divine qui laquo suffit agrave tout et triomphe raquo il ne les rejette pas Au contraire les citoyens doivent combattre pour les lois de la citeacute car elles constituent leurs remparts15

Pour drsquoautres toutefois les divergences entre les coutumes frappent plus fortement Car non seulement les peuples possegravedent‑ils des mœurs opposeacutees mais chacun croit que les siennes valent davantage que celles de son voisin comme le constate Heacuterodote

Si en effet on proposait agrave tous les hommes de faire un choix parmi toutes les coutumes (νόμους) et qursquoon leur enjoignicirct de choisir les plus belles chacun apregraves mucircr examen choisirait celles de son pays tant ils sont convaincus (νομίζουσι) chacun de son cocircteacute que leurs propres coutumes sont beaucoup plus belles16

Cet ethnocentrisme constateacute par Heacuterodote ne conduit pas drsquoembleacutee agrave un rejet du νόμος au profit de la φύσις Le relativisme de lrsquohistorien preacutesente plutocirct un visage de toleacuterance Cette indulgence chez Euripide devient mecircme preacutetexte agrave une forme drsquoeacutegalitarisme entre les Grecs et les barbares

Euripide ne croit plus que les Grecs soient neacutecessairement supeacuterieurs aux barbares [hellip] Dans lrsquoensemble il semble

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avoir plutocirct tenu agrave se montrer un esprit eacuteclaireacute en soutenant que les nomoi barbares srsquoils diffegraverent des nomoi grecs ne leur sont nullement infeacuterieurs

Dans Andromaque il est fait allusion avec meacutepris agrave lrsquoabsence de nomos des barbares ou agrave leurs nomoi diffeacuterents mais ces propos sont mis dans la bouche drsquoHermione la jeune grecque injuste qui meacuteconnaicirct la barbare Andromaque Dans Heacutelegravene une laquo coutume indigegravene raquo que Meacuteneacutelas regarde avec une surprise deacutedaigneuse a en fait sauveacute Heacutelegravene (800) Dans les Bacchantes enfin le grec arrogant et borneacute qursquoest Pentheacutee affirme la supeacuterioriteacute des Grecs sur les barbares qui ceacutelegravebrent le culte dionysiaque laquo Crsquoest qursquoils sont beaucoup moins eacuteclaireacutes que les Grecs raquo et le dieu reacutepond (484) laquo Ils le sont sur ce point davantage Autre pays autres nomoi17 raquo

En somme le relativisme drsquoHeacuterodote et drsquoEuripide preacutepare le problegraveme de lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις mais seulement en germe en puissance car ce relativisme ne conduit pas agrave la neacutegation de la valeur de la loi ou agrave la neacutegation explicite de la nature De fait crsquoest le relativisme philosophique de Protagoras qui ouvre la porte au veacuteritable deacutebat comme je le montrerai agrave lrsquoinstant18

22 Le deacutebat sophistiqueOn ne peut eacutevidemment pas agrave lrsquointeacuterieur de cet article expliquer

toutes les positions des sophistes dans le deacutebat opposant la nature et la loi Quelques bregraveves consideacuterations suffisent cependant pour cerner le contexte intellectuel dans lequel srsquoancre la figure de Calliclegraves

La position la plus eacuteloigneacutee de celle de Calliclegraves correspond sans doute agrave celle de Protagoras Prenant conscience de la relativiteacute des νόμοι le sophiste loin drsquoen faire un preacutetexte pour exalter la nature abolit tout simplement toute forme drsquoobjectiviteacute Nrsquoexiste que les νόμοι et ainsi la justice srsquoidentifie parfaitement avec le fait de leur obeacuteir laquo Le genre de choses qui agrave chaque citeacute paraissent justes (δίκαια) et belles ce sont celles‑lagrave qui le sont pour elle aussi longtemps qursquoelle les deacutecregravete (νομίζῃ)19 raquo La φύσις associeacutee plus haut agrave lrsquoobjectiviteacute

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disparaicirct lorsqursquoon considegravere agrave lrsquoinstar de Protagoras que lrsquohomme est la mesure de toutes choses

Drsquoautres sophistes prennent une position mitoyenne louant parfois la φύσις drsquoautres fois le νόμος Chez Antiphon par exemple ni le νόμος ni la φύσις ne profitent neacutecessairement et en toutes circonstances agrave lrsquohomme Lrsquoavantageux coiumlncide parfois avec la φύσις mais pas toujours comme lrsquoillustre cet exemple donneacute par Antiphon laquo le vivre en effet vient de la nature et aussi le mourir et le vivre leur vient de ce qui est utile comme le mourir de ce qui ne lrsquoest pas20 raquo Vivre est naturel et utile mais mourir bien que cela soit naturel ne profite jamais En outre bien qursquoAntiphon semble critique par rapport aux lois de sa citeacute qui agrave cause de lrsquoart rheacutetorique ne protegravegent pas reacuteellement les victimes drsquoinjustices et ne punissent pas les coupables de celles‑ci le sophiste ne paraicirct pas a priori exclure toute utiliteacute au νόμος Sa position paraicirct ainsi nuanceacutee

Calliclegraves quant agrave lui ne penchera ni du cocircteacute du νόμος comme Protagoras ni du cocircteacute de la nuance comme Antiphon Acharneacute et trancheacute crsquoest avec veacuteheacutemence qursquoil deacutefend le parti de la φύσις contre le νόμος Crsquoest cela maintenant qursquoil faut consideacuterer attentivement

3 Calliclegraves et la supreacutematie de la φύσις31 Les eacutechanges preacuteceacutedents (Gorgias et Polos)

Comme mentionneacute en introduction lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις nrsquoapparaicirct explicitement que dans la derniegravere partie du Gorgias soit celle consacreacutee agrave lrsquoeacutechange entre Socrate et Calliclegraves Mais cette opposition sous‑tend semble‑t‑il lrsquoentiegravereteacute du dialogue et se trouve deacutejagrave drsquoune certaine maniegravere en germe chez Polos Crsquoest du moins lrsquoavis de Calliclegraves Drsquoapregraves ce dernier Polos sous lrsquoinfluence de Socrate srsquoest contredit faute drsquoavoir distingueacute la justice selon la loi et la justice selon la nature En effet Polos en affirmant que subir lrsquoinjustice est pire que la commettre a parleacute selon la nature mais en accordant agrave Socrate que commettre lrsquoinjustice est plus laid que la subir a suivi la justice selon la loi

Pourquoi ces divergences Pourquoi Polos parlerait‑il parfois selon la nature parfois selon la loi De lrsquoavis de Calliclegraves Polos a dit dans un cas ce qursquoil pensait vraiment (subir lrsquoinjustice est vraiment

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pire que la commettre) mais dans lrsquoautre cas a succombeacute agrave la honte (αἰσχύνη) en preacutetendant que commettre lrsquoinjustice est plus laid que la subir Avant de mettre de lrsquoavant lrsquoopposition entre la nature et la loi Calliclegraves distingue ainsi la franchise et la honte21 Car pour le jeune Atheacutenien parler sous lrsquoeffet de la honte crsquoest en fait parler selon le νόμος et dire ce que lrsquoon pense vraiment crsquoest reconnaicirctre la φύσις

La honte survient geacuteneacuteralement lorsqursquoon reccediloit la deacutesapprobation des autres Ce sentiment empecircche de dire et de faire ce que lrsquoon croit vraiment Qui parle sous lrsquoeffet de la honte tient les propos que ses concitoyens deacutesirent entendre et ont lrsquohabitude de promouvoir

Gorgias aussi plus tocirct dans le dialogue a succombeacute agrave la honte Vraisemblablement le rheacuteteur ne croit pas pouvoir enseigner la justice comme Meacutenon lrsquoaffirme dans le dialogue eacuteponyme22 Il affirme pourtant lrsquoinverse devant Socrate23 sans doute parce qursquoil redoute la deacutesapprobation des auditeurs preacutesents24 Gorgias conscient des mœurs et des opinions de ses auditeurs a ainsi preacutefeacutereacute conformer ses propos agrave celles‑ci plutocirct que de dire ce qursquoil croit vrai agrave savoir que la vertu ne srsquoenseigne pas mais advient plutocirct par nature25

De lrsquoavis de Calliclegraves Gorgias et Polos en somme ont eacuteteacute reacutefuteacutes faute de ne pas avoir dit ce qursquoils pensent vraiment faute de ne pas avoir parleacute selon la nature Le jeune Atheacutenien se targue quant agrave lui de dire toute la veacuteriteacute26

32 Intervention de CalliclegravesPour qui nrsquoa pas conscience de la distinction entre la nature et la

loi la contradiction survient ineacutevitablement car drsquoapregraves Calliclegraves laquo le plus souvent la nature et la loi (ἥ τε φύσις καὶ ὁ νόμος) se contredisent27 raquo Selon la nature ce qui est le plus laid est toujours ce qui est le plus mauvais subir lrsquoinjustice est toujours plus laid et plus mauvais que la commettre Selon la loi crsquoest lrsquoinverse commettre lrsquoinjustice est toujours plus laid et plus mauvais que la subir28 La contradiction est totale Or pour Calliclegraves la justice selon la nature a preacuteseacuteance sur la justice selon la loi En fait elle seule correspond agrave la veacuteritable justice

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Mais qursquoentend‑il par laquo justice selon la loi raquo et laquo justice selon la nature raquo Sur quelles preuves se base-t-il pour affirmer la supeacuterioriteacute de la justice selon la nature Que valent ses exemples Pour reacutepondre agrave ces questions il importe de suivre le raisonnement de Calliclegraves pas agrave pas

321 Le juste selon le νόμοςDe lrsquoavis de Calliclegraves qursquoest-ce que le juste selon le νόμος

Drsquoapregraves lui le deacuteterminer commande drsquoexaminer lrsquoorigine des lois et des conventions elles proviennent de la masse crsquoest‑agrave‑dire des faibles laquo le malheur est que ce sont je crois les faibles et le grand nombre auxquels est due lrsquoinstitution des lois29 raquo

Que recherche le grand nombre Quel genre de lois pose‑t‑il Les consideacuterations de Glaucon au livre II de la Reacutepublique semblent propres agrave eacuteclairer cette question Drsquoapregraves ce dernier la plupart des hommes croient que commettre lrsquoinjustice est un bien Toutefois ils reconnaissent aussi que subir lrsquoinjustice est un mal et que crsquoest mecircme un mal plus grand que le bien provenant du fait de commettre lrsquoinjustice Lrsquoexpeacuterience et la reacuteflexion conduisent ainsi les hommes agrave former un contrat chacun cegravede son droit de commettre lrsquoinjustice et par le fait mecircme se protegravege du fait de la subir30 Il y a lagrave une forme drsquoeacutegaliteacute

De lrsquoavis de Calliclegraves ce contrat et cette eacutegaliteacute ne comportent toutefois aucune leacutegitimiteacute Pire encore le grand nombre pour assurer la peacuterenniteacute de ses conventions devraient mentir effronteacutement faisant croire aux meilleurs naturels lorsqursquoils sont encore enfants que sa justice est veacuteritable et naturelle

Ceux de leurs semblables qui sont plus forts ou capables drsquoavoir le dessus ils arrivent agrave les eacutepouvanter afin de les empecirccher drsquoavoir le dessus et ils disent que crsquoest laid et injuste de lrsquoemporter sur autrui que crsquoest cela qui constitue lrsquoinjustice de chercher agrave avoir plus que les autres car comme ils sont infeacuterieurs il leur suffit je pense drsquoavoir lrsquoeacutegaliteacute 31

Autrement dit pour Calliclegraves la justice drsquoapregraves le νόμος est une fausse justice instaureacutee et maintenue par les faibles qui eacutecrasent les plus forts lorsque ces derniers sont encore au berceau Lrsquoeacuteducation

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loin de permettre la saisie du vrai pervertit la nature des hommes les meilleurs Mais qursquoest‑ce alors que la justice veacuteritable Agrave quoi correspond la justice selon la nature

322 Le juste selon la φύσις La nature quant agrave elle ne prescrit pas lrsquoeacutegaliteacute Au contraire

laquo la nature (ἡ φύσις) reacutevegravele [hellip] que ce qui est juste crsquoest que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins et celui qui a une capaciteacute supeacuterieure sur celui qui est davantage deacutepourvu de capaciteacute32 raquo Crsquoest lagrave de lrsquoavis de Calliclegraves ce qui est conforme agrave la vraie nature du juste (κατὰ φύσιν τὴν τοῦ δικαίου)33 Voilagrave en effet la loi de la nature (νόμος τὸν τῆς φύσεως)34

La thegravese de Calliclegraves rappelle sans doute celle de Thrasymaque telle qursquoon la trouve dans la Reacutepublique agrave savoir que le juste correspond agrave lrsquointeacuterecirct du plus fort35 Cependant au‑delagrave des similitudes langagiegraveres les positions de ces Atheacuteniens diffegraverent radicalement Pour Thrasymaque en effet le juste commande lrsquoobeacuteissance aux lois puisque celles‑ci proviennent des dirigeants qui correspondent neacutecessairement aux gens les plus forts le roi est le plus fort dans une monarchie les aristocrates dans une aristocratie le peuple dans une deacutemocratie36 Ceci ne rejoint eacutevidemment pas la doctrine de Calliclegraves puisque celui‑ci reconnaicirct que les plus faibles dans la deacutemocratie deacutetiennent le pouvoir

En outre la justice concerne pour Thrasymaque neacutecessairement autrui et agir justement en ce cas ne peut pas rendre une personne heureuse Lrsquoinjustice au contraire correspondrait agrave lrsquoexcellence capable de procurer bonheur et bien‑ecirctre

Es‑tu [Socrate] si avanceacute au sujet de ce qui est juste et de la justice et de ce qui est injuste et de lrsquoinjustice que tu ignores que la justice et ce qui est juste crsquoest lagrave en reacutealiteacute un bien pour autrui crsquoest lrsquointeacuterecirct du plus fort de celui qui dirige mais un dommage personnel pour celui qui obeacuteit qui sert tandis que lrsquoinjustice est le contraire qursquoelle dirige ceux qui sont veacuteritablement ingeacutenus et qui sont justes que les dirigeacutes font ce qui est lrsquointeacuterecirct de celui qui est le plus fort et que crsquoest lui qursquoils rendent heureux en eacutetant agrave son service et pas du tout eux-mecircmes37

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Calliclegraves quant agrave lui nrsquoaffirme pas que le plus fort lorsqursquoil prend deacutemesureacutement agrave autrui tombe dans lrsquoinjustice Il reprocherait sans doute agrave Thrasymaque de ne pas avoir reacuteussi suffisamment agrave srsquoextraire du vocabulaire conventionnel Car il nrsquoy a aucune injustice agrave posseacuteder davantage quand on vaut davantage voilagrave au contraire la vraie justice source eacutevidente de bonheur Prendre agrave autrui quand on le meacuterite correspond agrave la laquo loi de la nature raquo Cette expression ne doit pas passer inaperccedilue Calliclegraves par cette derniegravere deacutegage la loi de son aspect conventionnel mais impregravegne la nature drsquoune capaciteacute prescriptive La loi de la nature est une loi objective et une nature normative

3221 Exemples agrave lrsquoappui Pour appuyer sa thegravese Calliclegraves donne quelques exemples qursquoon

peut diviser en trois Ces illustrations eacutetonnent et ont susciteacute lrsquointeacuterecirct de nombreux commentateurs38 En effet elles paraissent toutes dans une certaine mesure deacutefectueuses et semblent ainsi davantage affaiblir la thegravese de Calliclegraves que la supporter Pourquoi alors Calliclegraves les choisit‑il

32211 Le regravegne animal les citeacutes et les famillesLa loi de la nature affirme en premier lieu Calliclegraves est manifeste

en maints domaines laquo dans le reste du regravegne animal comme dans les citeacutes des hommes et dans leurs familles39 raquo Lrsquointerlocuteur de Socrate nrsquoexplique pas ces exemples40 La comparaison avec le regravegne animal paraicirct toutefois importante Comme eacutevoqueacute dans la premiegravere partie de cet article ce qursquoentend exactement Calliclegraves par laquo φύσις raquo demeure tout au long du Gorgias eacutequivoque Parle‑t‑il de la nature humaine de lrsquoanimaliteacute rationnelle Visiblement la justice qui inteacuteresse Calliclegraves ne concerne pas seulement les hommes et ne se deacuteveloppe donc pas directement en rapport agrave la raison elle srsquoeacutetend aussi au monde animal41

Par contraste le νόμος srsquoattache en propre agrave lrsquohomme car il deacutecoule de sa raison Seuls les hommes vivent sous des lois et des mœurs varieacutees De ce point de vue le λόγος comme faculteacute et comme produit de cette mecircme faculteacute ne garantit pas

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neacutecessairement le bien de lrsquohomme drsquoougrave lrsquoexaltation de Calliclegraves pour lrsquoanimaliteacute au deacutetriment de la rationaliteacute comme le remarque A Fussi

Νόμος in turn is mainly identified with language Language of praise language of blame and writings are equated with spells and witchcraft In order to show that nature ignores justice and injustice or better that the only law of nature is that which demands the triumph of the stronger over the weaker Callicles resorts to the animal realm where we may suppose nature actualizes its own law unhampered by the spells of λόγος42

La raison de lrsquohomme doit pour Calliclegraves se mettre au service des deacutesirs Car srsquoil accorde agrave Socrate que le meilleur srsquoidentifie avec le plus intelligent il ne fait toutefois pas correspondre le plus intelligent agrave lrsquohomme modeacutereacute pouvant plier ses deacutesirs aux ordres de sa raison Le plus intelligent plutocirct crsquoest celui capable de trouver les bons moyens en vue drsquoassouvir la myriade infinie de ses deacutesirs43 Pour Calliclegraves lrsquoappeacutetit domine44 Or de ce point de vue lrsquohomme ne se distingue pas par nature de lrsquoanimal

32212 Xerxegraves et DariusEn deuxiegraveme lieu Calliclegraves preacutesente lrsquoexemple de la guerre de

Xerxegraves contre les Grecs et de celle du pegravere de ce dernier Darius contre les Scythes Lrsquoeacutevocation de ces batailles pour appuyer la validiteacute de sa loi de la nature surprend En effet les deux rois perses ont perdu leur guerre respective Or chacun drsquoeux commandait pourtant une armeacutee plus forte plus nombreuse et a priori meilleure que celle de leur adversaire Xerxegraves et Darius paraissent infirmer davantage la loi de la nature que la confirmer

La bizarrerie de lrsquoexemple de Xerxegraves frappe encore plus fortement agrave la lecture drsquoune anecdote raconteacutee par Heacuterodote Lrsquohistorien suggegravere que les Grecs auraient vaincu les Perses justement gracircce agrave leurs νόμοι Heacuterodote rapporte que Xerxegraves aurait demandeacute agrave Deacutemarate si les Grecs oseront livrer bataille contre lui malgreacute leur

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plus petit nombre Deacutemarate aurait reacutepondu par lrsquoaffirmative ce qui aurait conduit Xerxegraves agrave reacutepliquer

Srsquoils eacutetaient agrave la mode de chez nous soumis agrave lrsquoautoriteacute drsquoun seul ils pourraient par crainte de ce maicirctre se montrer plus braves qursquoils ne sont naturellement (παρὰ τὴν ἑωυτῶν φύσιν) et contraints par les coups de fouet marcher quoiqursquoen plus petit nombre contre des ennemis plus nombreux laisseacutes libres drsquoagir ils ne sauraient faire ni lrsquoun ni lrsquoautre45

Pour Xerxegraves la loi et la liberteacute deacutemocratique rendent les Grecs faibles Ceux‑ci ne peuvent agir de maniegravere coordonneacutee et courageuse nrsquoeacutetant pas sous la direction drsquoun seul homme Deacutemarate cependant aurait soutenu tout le contraire

En combat singulier [les Laceacutedeacutemoniens] ne sont infeacuterieurs agrave personne et reacuteunis en troupes ils sont les plus valeureux de tous les hommes Car srsquoils sont libres ils ne sont pas libres en tout ils ont un maicirctre la loi (νόμος)46 qursquoils redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent du moins font‑ils tout ce que ce maicirctre leur commande or il leur commande toujours (αἰεί) la mecircme chose ne fuir du champ de bataille devant aucune masse ennemie mais rester fermes agrave leur poste et y vaincre ou y peacuterir47

Il est inteacuteressant de noter ce laquo toujours raquo (αἰεί) Contrairement aux ordres drsquoun roi les commandements de la loi sont toujours les mecircmes et sont identiques pour tous Cette attache au bien commun et agrave une certaine immuabiliteacute semble ici faire la force des Grecs

Pourquoi alors Calliclegraves met‑il de lrsquoavant Xerxegraves et Darius De fait ces deux rois procircnaient une politique expansionniste Autrement dit ils posseacutedaient en eux le deacutesir drsquoavoir plus et prenaient les initiatives neacutecessaires pour combler ce deacutesir De ce point de vue ils suivent les commandements de la nature mecircme si de fait ils nrsquoobtiennent pas ce qursquoils souhaitent La nature telle que comprise par Calliclegraves nrsquoatteint pas neacutecessairement sa fin elle peut ecirctre reacuteprimeacutee par le νόμος comme crsquoest le cas agrave Athegravenes

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

32213 Le fragment de PindareEn troisiegraveme et dernier lieu Calliclegraves appuie sa thegravese par lrsquoexemple

drsquoHeacuteraclegraves qui srsquoapproprie par la force les bœufs de Geacuteryon tel que le raconte Pindare Calliclegraves cite ainsi le poegravete

La loi (νόμος) qui regravegne sur tous sur les mortels comme sur les Immortels justifie que drsquoune main entre toutes puissantes on megravene agrave bonne fin la suprecircme violence je le prouve par les exploits drsquoHeacuteraclegraves car crsquoest sans les payerhellip48

Mais le fragment de Pindare ne srsquointerpregravete pas si facilement De quelle loi parle‑t‑il Romilly preacutesente trois interpreacutetations possibles

[1] Pour Heacuterodote il srsquoagit manifestement de coutumes de rites le texte voudrait dire agrave ses yeux que les diffeacuterents groupes humains sont soumis agrave des traditions qui leur sont propres et contre lesquelles on ne saurait aller49 [2] Pour des gens comme Calliclegraves le texte voudrait dire que la loi (de nature) justifie lrsquoaction des plus forts [3] Enfin pour des commentateurs assez nombreux le texte signifierait au contraire que la regravegle divine peut parfois justifier lrsquoemploi de la violence au nom drsquoun principe plus haut50

Selon plusieurs commentateurs la troisiegraveme interpreacutetation correspond agrave la penseacutee de Pindare Crsquoest du moins lrsquoopinion de J de Romilly et de E R Dodds

But we can hardly credit the pious Pindar with this shocking opinion which seems in any case to belong to a later generation [hellip] It is a likelier guess that his νόμος is the law of Fate which for him is identical with the will of Zeus51

Pourquoi alors Calliclegraves recourt‑il agrave lrsquoautoriteacute de ce poegravete De fait Calliclegraves ne fait pas figure drsquointellectuel Il meacuteprise drsquoailleurs les philosophes et les sophistes Sans doute ainsi ne cherche‑t‑il pas agrave interpreacuteter avec parfaite exactitude les auteurs qursquoil cite On a un exemple de cela ailleurs dans le dialogue lorsqursquoil fait reacutefeacuterence agrave une piegravece drsquoEuripide52 Il compare Socrate agrave Amphion et lui‑mecircme

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agrave Zeacutethos oubliant que des deux personnages crsquoest Amphion qui ressort vainqueur

3222 Preacutecision qui est le meilleur Bien que les exemples de Calliclegraves eacutetonnent ce nrsquoest pas eux qui

retiennent lrsquoattention de Socrate Le philosophe plutocirct deacutesire savoir ce que Calliclegraves entend par le laquo meilleur raquo (βελτίων) par laquo celui qui vaut plus raquo (ἀμείνων) par le laquo supeacuterieur raquo (κρείττων)53 par le laquo plus capable raquo (δυνατώτερος) et par le laquo plus robuste raquo (ἰσχυροτέρος) Toutes ces expressions possegravedent-elles la mecircme signification

Le meilleur est‑il aussi le plus robuste selon Calliclegraves Drsquoapregraves Socrate crsquoest ce que laissaient entendre les exemples de Xerxegraves et de Darius

Crsquoest mecircme quelque chose comme cela que tu sembles avoir indiqueacute en disant que crsquoest la justice selon la nature (κατὰ τὸ φύσει δίκαιον) que les grands Eacutetats se ruent sur les petits pour cette raison qursquoils sont plus forts (κρείττους) autrement dit mateacuteriellement plus nombreux (ἰσχυρότεραι) comme si ecirctre plus fort (τὸ κρεῖττον) ecirctre plus robuste (τὸ ἰσχυρότερον) et valoir davantage (βέλτιον) eacutetait la mecircme chose 54

Calliclegraves accepte drsquoabord lrsquoidentification proposeacutee par Socrate et il reconnaicirct aussi sans peine que le grand nombre est plus fort qursquoun seul homme Mais accepter ces propositions semble devoir lrsquoobliger agrave affirmer que la loi du grand nombre soit lrsquoeacutegaliteacute correspond agrave la justice selon la nature Calliclegraves cependant rejette cette conseacutequence et revient sur ses propos les plus robustes ou les plus nombreux ne sont pas les meilleurs La supeacuterioriteacute ne srsquoobtient pas par le nombre ou les muscles

Te figures-tu que selon moi srsquoil arrive que srsquoassemble un ramassis drsquoesclaves et de gens de toute espegravece hommes indignes qursquoon les considegravere autrement que du point de vue sans doute de leur robustesse corporelle (τῷ σώματι ἰσχυρίσασθαι) ce soient des prescriptions leacutegitimes (νόμιμα) les propos de cette canaille 55

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

En accord avec une proposition de Socrate Calliclegraves soutient drsquoabord que le meilleur est intelligent (φρόνιμος) et ajoute ensuite qursquoil est aussi courageux et viril (ἀνδρεῖος) Lrsquointelligence qui inteacuteresse Calliclegraves ne correspond certainement pas agrave celle mise geacuteneacuteralement de lrsquoavant par Socrate Pour Calliclegraves comme il a eacuteteacute mentionneacute plus haut la raison ne vaut que comme moyen pour reacutepondre aux diffeacuterents deacutesirs La racine de la justice naturelle reacuteside en fait dans lrsquoimmodeacuteration dans le deacutesir drsquoavoir toujours plus autrement dit dans la πλεονεξία

Socrate reacutefutera finalement le fait que le bonheur puisse reacutesider dans la πλεονεξία Examiner tous les arguments du philosophe susciterait certainement lrsquointeacuterecirct mais cela ne concerne pas immeacutediatement lrsquoobjectif de cet article En terminant il paraicirct plutocirct pertinent de srsquoattarder sur une contradiction interne chez Calliclegraves drsquoun cocircteacute il se fait lrsquoennemi jureacute de la deacutemocratie mais de lrsquoautre comme le reacutepegravete souvent Socrate il se soucie toujours drsquoaccorder ses propos avec ceux du δῆμος

Mais il y a une chose dont en toute occasion je me rends compte agrave ton sujet crsquoest que quelles que soient tes hautes capaciteacutes tout ce que tes deux aimeacutes peuvent bien dire et quelque opinion qursquoils professent sur ce qui en est des choses tu es incapable de dire le contraire mais te voilagrave retourneacute sens dessus dessous Que dans lrsquoAssembleacutee agrave telle chose que tu auras dite ton bien‑aimeacute je veux dire le Peuple drsquoAthegravenes (ὁ δῆμος ὁ Ἀθηναίων) nie qursquoil en soit de la sorte aussitocirct retourneacute tu dis ce que veut celui‑ci56

Quel sens donner agrave ces remarques de Socrate Si le philosophe dit vrai comment Calliclegraves peut‑il alors se targuer de meacutepriser le grand nombre Comment peut‑il concevoir que le bonheur neacutecessite le rejet du νόμος Est-il oui ou non deacutemocrate

33 Lrsquoaristocrate amoureux du δῆμοςCalliclegraves dans sa harangue contre le νόμος critique de faccedilon

veacuteheacutemente la deacutemocratie systegraveme dans lequel drsquoapregraves lui les esclaves deacutetiennent le pouvoir Amis drsquooligarques notamment de

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Deacutemos le fils de Prylampe57 le jeune disciple de Gorgias envie tout comme Polos la vie des tyrans

Mais que vienne agrave paraicirctre jrsquoimagine un homme ayant le naturel (φύσιν) qursquoil faut voilagrave par lui tout cela secoueacute mis en piegraveces il srsquoest eacutechappeacute il foule aux pieds nos formules nos sorcelleries nos incantations et nos lois (νόμους) qui toutes sans exception sont contraires agrave la nature notre esclave srsquoest insurgeacute et srsquoest reacuteveacuteleacute maicirctre58

Mais alors qursquoil recommande comme le montre ce dernier passage de pieacutetiner le νόμος et de srsquoen distancer il reproche pourtant justement agrave Socrate de ne pas assez connaicirctre les lois et les coutumes drsquoAthegravenes La philosophie en effet ne permet pas de devenir un καλὸς κἀγαθός

Supposons en effet que fucirct‑il doueacute drsquoun excellent naturel (εὐφυὴς) il se soit adonneacute agrave la philosophie au-delagrave mecircme de la jeunesse forceacutement le reacutesultat aura eacuteteacute qursquoil nrsquoa plus aucune expeacuterience de tout ce dont lrsquoexpeacuterience est indispensable quand on veut devenir un homme accompli (καλὸν κἀγαθὸν) et bien consideacutereacute Crsquoest un fait que le philosophe perd toute expeacuterience des lois (τῶν νόμων) qui sont celles de la citeacute du langage dont il faut user dans les conventions aussi bien priveacutees que publiques que comportent les relations humaines59

Le premier long monologue de Calliclegraves commence donc par un rejet complet du νόμος mais se termine eacutetonnamment par une reacuteinteacutegration de celui‑ci Car sa critique de la philosophie va de pair avec une louange de lrsquoart politique deacutemocratique et du sens de la convention

En quoi est‑ce un problegraveme que le philosophe ne connaisse pas les lois Ce dernier ne maicirctrisant pas lrsquoart politique ne sait pas parler devant le δῆμος que ce soit en assembleacutee ou devant les tribunaux Incapable de se deacutefendre contre le grand nombre un Socrate ne peut qursquoineacutevitablement subir lrsquoinjustice et ce jusqursquoagrave une eacuteventuelle condamnation agrave mort

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

Maintenant vois‑tu suppose que srsquoeacutetant saisi de toi ou de tel autre de tes pareils on vous traicircne en prison en vous preacutetendant coupables drsquoun crime dont vous ne seriez nullement coupables ne sais‑tu pas bien que toi tu serais incapable de te tirer drsquoaffaire Mais non le vertige te prendrait tu serais lagrave bouche beacutee sans trouver que dire et le jour ougrave tu te preacutesenterais agrave la barre du tribunal rencontrant en face de toi un accusateur plein de malveillance et de perversiteacute tu serais mis agrave mort srsquoil lui plaisait de requeacuterir la mort contre toi60

Au contraire de la philosophie la rheacutetorique elle permet de se deacutefendre devant les tribunaux et permet donc ne pas subir lrsquoinjustice Lagrave reacuteside lrsquointeacuterecirct de Calliclegraves pour cette derniegravere Crsquoest parce que celui‑ci nrsquoest pas lrsquohomme supeacuterieur qursquoil a deacutepeint celui capable de briser les νόμοι qursquoil se voit contraint de flatter le peuple et de parler comme lui Il recircve de commettre lrsquoinjustice mais dans sa meacutediocriteacute il se contente drsquoeacuteviter de la subir comme finalement tous les autres hommes La justice selon la nature deacutecrite par Calliclegraves ne prend forme nulle part comme il lrsquoa lui‑mecircme deacutemontreacute par ses exemples rateacutes Elle est un ideacuteal impossible et paraicirct de ce fait nrsquoavoir rien de bien naturel

Calliclegraves en somme se trouve en contradiction avec lui‑mecircme et ce comme la majoriteacute des hommes ceux‑lagrave mecircmes qursquoil blacircme La plupart des gens srsquoopposent agrave lrsquoinjustice agrave cause de leurs injustices agrave lrsquoeacutegoiumlsme agrave cause mecircme de leur eacutegoiumlsme Ainsi on srsquoabstient de commettre lrsquoinjustice simplement pour ne pas avoir agrave subir celle des autres Drsquoune certaine maniegravere tous acceptent le contrat commun deacutepeint par Glaucon dans la Reacutepublique mais tous recircvent de lrsquoanneau de Gygegraves moyen par lequel un homme pourrait se deacutegager dudit contrat

ConclusionLe deacutebat opposant le νόμος et la φύσις sous-tend une contradiction

entre la convention et la reacutealiteacute objective Protagoras parmi les sophistes prend le parti du νόμος et abolit en un certain sens la φύσις puisqursquoil ne reconnaicirct aucune reacutealiteacute objective derriegravere les opinions La plupart des autres sophistes61 soutiennent des positions mitoyennes

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priorisant parfois la φύσις drsquoautres fois le νόμος Calliclegraves nrsquoeacutetant pas un sophiste choisit une thegravese plus trancheacutee et certainement tregraves amorale il ne reconnaicirct aucune leacutegitimiteacute au νόμος et deacutefend une justice naturelle dans laquelle le meilleur possegravede davantage et dans laquelle rien ne limite les deacutesirs de celui‑ci

Toutefois comme il a eacuteteacute dit Calliclegraves ne paraicirct pas croire que sa loi de la nature puisse advenir au moins pour lui‑mecircme En effet alors qursquoil procircne la reacutevolte contre les lois et la masse des faibles il se trouve incapable de contredire le peuple atheacutenien et se voit degraves lors contraint de le flatter Alors qursquoil recircve de pouvoir et de domination il suit le conseil qursquoil donne agrave Socrate et accepte le poste du dernier des esclaves il exerce en un certain sens le meacutetier de Mysien62

1 Platon Gorgias trad L Robin Saint‑Armand Gallimard 1950 482e2 Aristote Reacutefutations sophistiques trad L‑A Dorion Paris Vrin 1995

173a5 Je souligne3 L‑A Dorion Les reacutefutations sophistiques Paris Vrin 1995 p 306

note 2064 W K C Guthrie The Sophists Great Britain Cambridge Cambridge

University Press 1971 p 605 P Chantraine Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque Paris

Klincksieck 2009 p 7146 Ibid p 1727 G Br Kerferd Le mouvement sophistique Paris Vrin 1999 p 1728 J De Romilly La loi dans la penseacutee grecque Paris Les Belles lettres

2002 p 139 M Ostwald Nomos and the beginnings of the Athenian Democracy

Oxford (Geat Britain) Oxford at the Clarendon Press 1969 p 55 10 Idem11 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais Paris Hachette p 210812 G Br Kerferd op cit p 17113 Deacutemocrite DK 55 A 49 dans H Diels Die Fragmente der Vorsokratiker

Berlin Weidmann 1903 p 318 (Je traduis) 14 Heacuteraclite DK 12 B 114 dans H Diels op cit p 82 (je traduis) 15 Ibid DK 12 B 44 dans H Diels op cit p 7316 Heacuterodote Histoires trad J De Romilly III 38 dans J De Romilly

op cit p 59

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

17 J De Romilly op cit p 56‑5718 Ibid p 7119 Platon Theacuteeacutetegravete trad M Narcy Paris Flammarion 2011 167c20 Antiphon DK 80 B 44A trad M‑L Desclos Paris Flammarion

2009 p 19821 Platon Gorgias op cit 482c‑e22 Platon Meacutenon op cit 95c23 Platon Gorgias op cit 460a24 Ibid 458b‑c25 Conception que lrsquoon retrouve chez Meacutenon lrsquoun de ses disciples Cf

Platon Meacutenon trad M Canto‑Sperber Paris Flammarion 2001 71c26 Platon Gorgias op cit 484c27 Ibid 482e28 Ibid 483a‑b29 Ibid 483b30 Platon Reacutepublique trad P Pachet Paris Gallimard 1993 358e‑359a31 Platon Gorgias op cit 483b‑c32 Ibid 483d33 Ibid 483e34 Idem35 Platon Reacutepublique op cit 38c36 Ibid 338d‑339a37 Platon Reacutepublique op cit 343b‑d (je souligne)38 Cf en particulier A Fussi laquo Calliclesrsquo Examples of νόμος τῆς φύσεως

in Platorsquos Gorgias raquo in Graduate Faculty Philosophy Journal vol 19 no 1(1996) et E Safty laquo Les difficulteacutes drsquointerpreacutetation de lrsquoargument du plus fort dans le discours de Calliclegraves sur la justice raquo dans Polis vol 31 no 1 2014

39 Platon Gorgias op cit 483d40 Surtout dans le cas des citeacutes puisqursquoil vient de dire que les plus faibles

deacutetiennent au moins agrave Athegravenes le pouvoir41 Et crsquoest agrave se demander si Calliclegraves nrsquoaccepterait pas de lrsquoeacutetendre

jusqursquoau monde veacutegeacutetal et mineacuteral comprenant ainsi la nature dans son ensemble Quoi qursquoil en soit cela nrsquoest pas sans rappeler la conception de la nature drsquoAntiphon

42 A Fussi loc cit p 12243 Platon Gorgias op cit 491e‑492a44 Le meilleur nrsquoest domineacute par personne mecircme pas par lui‑mecircme (par

sa raison)

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45 Heacuterodote Histoires trad Romilly VII 103 dans J De Romilly op cit p 19

46 Comme le note Jacqueline de Romilly lrsquoallusion au laquo νόμος δεσπότης raquo renvoie sans doute au ceacutelegravebre fragment de Pindare qui sera abordeacute tout de suite apregraves cette section Cf J De Romilly op cit p 63

47 Ibid 10448 Platon Gorigas op cit 484b49 Cf Heacuterodote Histoires III 39 50 J De Romilly op cit p 6651 E R Dodds laquo Commentary raquo in Plato Gorgias Great Britain Oxford

Calendron Press 1992 p 27052 Platon Gorgias op cit 485e‑486a53 Ces trois premiegraveres expressions correspondent en fait aux trois

comparatifs de laquo ἀγαθός raquo54 Platon Gorigas op cit 488c55 Ibid 488c56 Ibid 481d‑e57 Ibid 481d58 Ibid 484a59 Ibid 484c‑d60 Ibid 486a‑c61 Sauf lrsquoAnonyme de Jamblique62 Cf Platon Gorgias op cit 521b

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Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagandeseacuteBastien lacroix Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Si nous entrons dans une egravere post‑factuelle cela nrsquoest pas une fataliteacute Pour nous en sortir Harry Frankfurt nous propose de consideacuterer la bullshit comme une reacutealiteacute conceptuellement distincte du mensonge ou de la veacuteriteacute Dans sa reacuteponse agrave Frankfurt G A Cohen met de lrsquoavant une autre forme de bullshit preacutedominante selon lui dans le monde acadeacutemique europeacuteen Quant agrave lui le philosophe du langage Jason Stanley mobilise les outils conceptuels de sa sous-discipline afin de srsquoattaquer agrave lrsquoeacutepineux problegraveme de la propagande fleacuteau des deacutemocraties libeacuterales Dans le cadre de ce texte je me pencherai sur les liens entre les conceptions de la bullshit de Frankfurt et de Cohen drsquoun cocircteacute ainsi que le concept de propagande deacuteveloppeacute par Stanley de lrsquoautre Apregraves avoir preacutesenteacute les diffeacuterents eacuteleacutements en jeu je tenterai de reacutepondre agrave la question suivante toute propagande est‑elle de la bullshit

IntroductionLes eacutevegravenements politiques internationaux de 2016 sont derriegravere

nous mais ils faccedilonnent encore le monde dans lequel nous vivons Entre le Brexit et lrsquoeacutelection de Donald Trump agrave la preacutesidence des Eacutetats‑Unis drsquoAmeacuterique il nrsquoest pas rare drsquoentendre des analyses selon lesquelles nous serions entreacutes dans une egravere post‑factuelle Que lrsquoon rejette cette affirmation ou qursquoon y soit sympathique cela ne change pas le fait que meacutedias commentateurs et politiciens sont deacutesormais engageacutes dans une seacuterie de deacutebats dans lesquels faits opinions et valeurs srsquoentremecirclent Si certains auteurs nous font des propositions normatives afin de nous permettre de retrouver la raison1 drsquoautres

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deacuteveloppent des outils conceptuels descriptifs qui demandent ensuite agrave ecirctre appliqueacutes

Crsquoest notamment ce que fait le grand philosophe ameacutericain Harry Frankfurt dans son essai programmatique On Bullshit2 Publieacute initialement en 1986 dans le Raritan Quarterly Review ce court texte nous propose de consideacuterer la bullshit3 non pas comme une forme de mensonge mais comme une reacutealiteacute conceptuellement distincte du mensonge ou de la veacuteriteacute Cette conceptualisation nrsquoest pas accepteacutee par tous Dans sa reacuteponse agrave Frankfurt G A Cohen fondateur du marxisme analytique met de lrsquoavant une autre forme de bullshit preacutedominante selon lui dans le monde acadeacutemique europeacuteen4 Dans un livre plus reacutecent le philosophe du langage Jason Stanley mobilise les outils conceptuels de sa sous-discipline afin de srsquoattaquer agrave lrsquoeacutepineux problegraveme de la propagande5 Ce terrain ayant historiquement eacuteteacute laisseacute aux philosophes continentaux il est tregraves inteacuteressant de voir ce que la philosophie analytique a agrave dire agrave propos de ce sujet drsquoactualiteacute

Dans le cadre de ce texte je me pencherai drsquoun cocircteacute sur les liens entre les conceptions de la bullshit de Frankfurt et de Cohen et de lrsquoautre sur le concept de propagande deacuteveloppeacute par Stanley La mise en relation de ces auteurs nrsquoest pas fortuite Tout drsquoabord Frankfurt et Cohen sont en dialogue agrave propos du concept de bullshit Quant au concept de propagande il est inteacuteressant de le comparer avec celui de bullshit dans la mesure ougrave les deux servent une fonction sociale similaire duper autrui Comme nous le verrons cette duperie peut prendre diffeacuterentes formes Dans la premiegravere partie de cet article je preacutesenterai les diffeacuterents eacuteleacutements en jeu puis je tenterai dans la seconde partie de reacutepondre agrave la question suivante toute propagande est‑elle de la bullshit Comme nous le verrons il serait trop fort drsquoaffirmer que toute propagande est de la bullshit bien que des liens eacutevidents puissent ecirctre observeacutes entre ces concepts

1 Bullshit et propagande quelques deacutefinitions11 Qursquoest-ce que la bullshit

Comme indiqueacute ci‑haut il existe au moins deux grandes conceptions de la bullshit Toutes deux sont inspireacutees des deux

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Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagande

deacutefinitions de ce terme dans lrsquoOxford English Dictionary (OED) le dictionnaire anglophone par excellence Tel que citeacute par Cohen le nom commun laquo bullshit raquo est deacutefini comme laquo 1 nonsense rubbish 2 trivial or insincere talk or writing6 raquo Deacutebutons par lrsquoanalyse de la seconde deacutefinition qui correspond agrave la conception frankfurtienne de la bullshit

111 FrankfurtDans son court essai Frankfurt commence par tracer les

contours conceptuels de la bullshit La comparant avec le concept de humbug deacuteveloppeacute par Max Black7 puis avec les termes connexes issus du OED Frankfurt en vient au cœur de son argumentaire afin de bien comprendre la bullshit celle‑ci doit ecirctre mise en relation avec le mensonge De natures diffeacuterentes tous deux sont des formes de travestissements (misrepresentations)8 Le mensonge travestit agrave la fois le veacuteritable eacutetat drsquoesprit du locuteur ainsi que le sujet de discussion En effet en disant le contraire de ce qursquoil croit vrai le locuteur tente de nous duper agrave la fois en ce qui a trait agrave la valeur de veacuteriteacute de son eacutenonceacute et en ce qui concerne son eacutetat drsquoesprit puisqursquoil agit comme srsquoil croyait son propre mensonge Lrsquoacte de mentir peut conseacutequemment se deacutefinir comme le fait drsquoinseacuterer un (ou des) eacuteleacutement(s) faux dans un systegraveme de croyances par ailleurs vraies Gracircce agrave cette insertion le menteur peut eacuteviter les conseacutequences qui deacutecouleraient de la veacuteriteacute9 Il doit donc avoir une vision particuliegravere et preacutecise de la situation ainsi qursquoun certain souci pour la veacuteriteacute En effet comment nier celle‑ci si lrsquoon ne srsquoen soucie pas Pour nier la veacuteriteacute encore faut‑il croire la connaitre Mentir demande donc une certaine rigueur un certain savoir‑faire technique (craftsmanship)10

Agrave lrsquoopposeacute le creacuteateur de bullshit se caracteacuterise par son insouciance par rapport agrave la veacuteriteacute En effet selon Frankfurt la bullshit pose problegraveme non pas en raison de sa valeur de veacuteriteacute neacutegative mais parce qursquoelle est inauthentique (phony) dans son mode de production11 Pour reprendre lrsquoexpression consacreacutee laquo to bullshit your way through raquo requiert essentiellement une forte neacutegligence envers la veacuteriteacute12 La bullshit est conccedilue sans eacutegards agrave la veacuteriteacute ce qui permet plus de liberteacute drsquoaction agrave son creacuteateur qursquoau menteur En ce

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sens la creacuteation de bullshit est davantage un art13 Il est possible que le creacuteateur de bullshit ne travestisse pas son veacuteritable eacutetat drsquoesprit ni lrsquoobjet de son discours mais il deacuteforme ce qursquoil fait (his entreprise) Par ses actes de langage il veut dissimuler son insouciance agrave lrsquoeacutegard de la veacuteriteacute et projeter lrsquoapparence de sinceacuteriteacute Crsquoest ainsi qursquoon rejoint la seconde deacutefinition offerte par lrsquoOED laquo insincere talk or writing raquo Par son insinceacuteriteacute le creacuteateur de bullshit deacutesire faire cadrer ses paroles avec son objectif de duperie peu importe comment cela deacutecrit la reacutealiteacute empirique

Or cette insouciance caracteacuteristique de la bullshit pose des problegravemes majeurs Comme lrsquoaffirme ailleurs Frankfurt la preacuteservation de nos socieacuteteacutes civiliseacutees requiert une information factuelle fiable et des agents ayant confiance en leurs institutions de savoir14 La veacuteriteacute est importante en raison de son utiliteacute pratique de ce qursquoelle apporte concregravetement dans nos vies individuelles et collectives15 On ne peut toleacuterer que des agents centraux de nos socieacuteteacutes ne srsquoen soucient pas Pourtant une partie importante de nos interactions sociales semblent dicteacutees par un souci ineacutegal de la veacuteriteacute Ainsi en va‑t‑il par exemple des campagnes publicitaires des relations publiques manufactureacutees par des conseillers professionnels ou du comportement eacutelectoraliste et populiste de certains politiciens Dans leurs fonctions professionnelles respectives ces divers groupes deacutemontrent un souci de veacuteriteacute infeacuterieur agrave celui de leurs concitoyens En effet sans mentir agrave plate couture leur objectif est de ne mettre lrsquoaccent que sur une facette drsquoune situation donneacutee Crsquoest notamment le cas des publiciteacutes drsquoautomobiles qui insistent sur la vitesse la seacutecuriteacute ou le caractegravere luxueux du veacutehicule mais eacutevacuent tous ses aspects neacutegatifs

112 CohenParu initialement en 2002 le texte de G A Cohen se veut une

reacuteponse agrave la conceptualisation de la bullshit offerte par Frankfurt Selon Cohen on ne peut se contenter drsquoune deacutefinition de la bullshit en tant que discours insincegravere il nous faut aussi nous inteacuteresser agrave la premiegravere deacutefinition issue de lrsquoOED selon laquelle la bullshit est de la camelote des absurditeacutes (laquo nonsense rubbish raquo) Cette forme

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Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagande

de bullshit qui serait plus reacutepandue dans les domaines acadeacutemiques que dans les discours sociaux est un reacutesultat plutocirct qursquoune activiteacute comme chez Frankfurt En ce sens Cohen srsquointeacuteresse au texte final produit par le creacuteateur de bullshit (le reacutesultat) plutocirct qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoesprit (lrsquoactiviteacute) de ce dernier Un texte est de la bullshit au sens de Cohen srsquoil preacutesente un manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir (unclarifiable unclarity)16 Un tel discours est impossible agrave eacuteclaircir non seulement srsquoil est obscur mais srsquoil nrsquoest pas possible de le rendre non obscur ou clair17 Quant au manque de clarteacute il peut se situer agrave diffeacuterents niveaux une assertion peut intrinsegravequement manquer de clarteacute elle peut ecirctre obscure en raison du contexte ou ne pas montrer en quoi lrsquoassertion suivante deacutecoule de cette assertion‑ci18 Selon Cohen ce type de bullshit occuperait une place centrale en philosophie franccedilaise ougrave le manque de clarteacute est ceacuteleacutebreacute comme un signe de profondeur intellectuelle Ces textes de philosophie franccedilaise seraient impossibles agrave eacuteclaircir dans la mesure ougrave ils respectent le critegravere suffisant du manque de clarteacute la plausibiliteacute de lrsquoeacutenonceacute nrsquoest pas modifieacutee par lrsquoajout ou le retrait drsquoune neacutegation Pour le dire autrement le manque de clarteacute de ces eacutenonceacutes est tel qursquoon ne peut les reconstruire de maniegravere intelligible et qursquoune telle reconstruction nrsquoest ni plus ni moins plausible lorsqursquoune neacutegation y est ajouteacutee ou retireacutee Cela rappelle la fameuse discussion de John Searle avec Michel Foucault qui admettait volontiers que pour ecirctre pris au seacuterieux tout texte philosophique en France devait ecirctre obscur agrave un certain niveau qursquoil eacutevaluait agrave au moins 10 Selon Searle Pierre Bourdieu eacutevaluait ce standard plutocirct agrave 20 19

Eacutevidemment cette forme de bullshit nrsquoest pas exclusive agrave la philosophie franccedilaise elle existe partout dans le monde universitaire Citant une conversation priveacutee avec Michael Otsuka professeur agrave la London School of Economics (LSE) Cohen eacutecrit

Many academics [hellip] are disposed to produce the unclarifiable unclarity that is bullshit not because they are aiming at unclarifiable unclarity but rather because they are aiming at profundity [hellip] By aiming at profundity these academics tend to produce obscurity But they do not aim at obscurity not even as a means of generating profundity20

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En reacuteponse agrave ces nouvelles ideacutees Frankfurt avoue volontiers nrsquoavoir abordeacute qursquoune partie du concept de bullshit21 Il croit cependant avoir analyseacute la forme de bullshit la plus politiquement et socialement probleacutematique alors que la bullshit identifieacutee par Cohen se cantonne agrave lrsquounivers acadeacutemique

12 Qursquoest-ce que la propagande Apregraves avoir preacutesenteacute les deux conceptions majeures de la bullshit

il faut maintenant nous tourner vers le concept de propagande deacuteveloppeacute par Jason Stanley dans How Propaganda Works22 Deux couples conceptuels sont au cœur de cette ideacutee

Premiegraverement Stanley fait la distinction entre deux types de propagande Drsquoun cocircteacute il y aurait la propagande positive deacutefinie comme laquo a contribution to public discourse that is presented as an embodiment of certain ideals yet is of a kind that tends to increase the realization of those very ideals by either emotional or other nonrational means23 raquoLa caracteacuteristique principale de cette forme de propagande est qursquoelle srsquoinscrit dans la mecircme viseacutee que lrsquoideacuteal qursquoelle repreacutesente Cependant elle en fait la promotion par des moyens eacutemotionnels sentimentaux ou autrement non rationnels plutocirct qursquoagrave lrsquoaide drsquoarguments rationnels auxquels nous sommes en droit de nous attendre dans le cadre drsquoune deacutemocratie libeacuterale Lrsquoutilisation de lrsquohistoire du drapeau ou de lrsquohymne national drsquoun pays afin de promouvoir le patriotisme et le sentiment drsquoappartenance est un exemple de propagande positive24 De lrsquoautre cocircteacute Stanley nous preacutesente une forme beaucoup plus probleacutematique de propagande dite minante Il la deacutefinit comme laquo a contribution to public discourse that is presented as an embodiment of certain ideals yet is of a kind that tends to erode those very ideals25 raquo Ce type de propagande est caracteacuteriseacutee par lrsquoambivalence du discours qui drsquoun cocircteacute se positionne en faveur drsquoun ideacuteal particulier tout en deacutefendant de lrsquoautre cocircteacute des mesures qui srsquoy opposent Par exemple tout en se preacutesentant comme favorables agrave lrsquoeacutegaliteacute certains acteurs publics promeuvent ou adoptent des politiques publiques qui ont pour effet drsquoaccroitre les ineacutegaliteacutes socio‑eacuteconomiques Certaines mesures qui semblent neutres agrave premiegravere vue ont pour effet de viser une seule

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cateacutegorie de personne Pensons agrave lrsquoideacutee selon laquelle les employeacute‑e‑s de la fonction publique ne devraient pas porter de signes religieux ostentatoires Sous le couvert drsquoune politique publique neutre et eacutegalitariste srsquoappliquant agrave toutes et tous sans discrimination on vient dans les faits srsquoattaquer seulement agrave certains courants religieux minoritaires (notamment les femmes musulmanes et les hommes juifs ou sikhs) On peut donc dire que cette forme pernicieuse de propagande infiltre les discours politiques publics au deacutetriment de groupes minoritaires deacutejagrave marginaliseacutes

Avant drsquointroduire le second couple conceptuel certains concepts preacutealables doivent ecirctre deacutefinis Le premier de ceux-ci est la base commune neacutecessaire agrave la discussion Cette derniegravere constitue la trame de fond de la discussion les locuteurs nrsquoont pas besoin de srsquoy reacutefeacuterer pour savoir qursquoelle existe26 Elle est faite drsquoeacuteleacutements sociaux politiques et culturels propres agrave chaque socieacuteteacute et apprendre les codes de la base commune drsquoune nouvelle socieacuteteacute demande temps et efforts Par exemple si je dis agrave un Queacutebeacutecois que laquo le rapatriement de la Constitution srsquoest deacuterouleacute en 1982 raquo mon interlocuteur devrait normalement savoir que je parle de la Constitution canadienne Cette partie du message nrsquoa pas agrave ecirctre eacutenonceacutee pour ecirctre transmise puisque ce fait historique fait partie de notre base commune de discussion Selon Stanley les eacuteleacutements de la base commune doivent y ecirctre ajouteacutes en respectant le concept de position originelle Deacuteveloppeacute par John Rawls27 le concept de position originelle est la premiegravere eacutetape de lrsquoexpeacuterience de penseacutee lui permettant de deacutevelopper sa theacuteorie de la justice Lorsque nous nous situons dans la position originelle nous sommes placeacutes sous un laquo voile drsquoignorance raquo en vertu duquel nous ignorons tout de nos attributs personnels Appartenance sexuelle raciale ethnoculturelle linguistique compeacutetences particuliegraveres en matheacutematiques en sport ou en sciences orientation sexuelle situation socio‑eacuteconomique etc tous nos attributs nous sont inconnus Selon Rawls nous ne pouvons reacutefleacutechir aux principes fondamentaux de la justice sociale que lorsque nous nous imaginons ainsi deacutepourvus de nos caracteacuteristiques personnelles De mecircme pour Jason Stanley lorsque nous ajoutons des eacuteleacutements agrave la base commune de la discussion nous devons le faire en ignorant nos

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attributs et ceux de notre interlocuteur ndash tout ce qui compte crsquoest que nous soyons issus de la mecircme culture socieacutetale

Ainsi lrsquoideacuteal central de deacutebats dans nos forums politiques publics doit ecirctre laraisonnabiliteacute qui laquo requires any contribution to political discussion [hellip] to be ldquojustifiablerdquo to all of those under whose purview it falls28 raquo Toute proposition politique doit pouvoir se justifier aupregraves de tous les citoyens peu importe les doctrines compreacutehensives ndash religieuses ou philosophiques ndash qursquoils adoptent Crsquoest en ce sens qursquoune politique publique discriminatoire sur le plan racial religieux ou ethnique ne peut ecirctre toleacutereacutee dans nos socieacuteteacutes libeacuterales deacutemocratiques Pour que la raisonnabiliteacute soit maintenue il faut instiller chez les individus un sentiment drsquoempathie envers leurs concitoyens Ils doivent ecirctre capables de se projeter dans la situation drsquoautrui drsquoadopter une attitude agrave la deuxiegraveme personne (second-personal attitude)29 Une telle attitude est caracteacuteriseacutee par lrsquoempathie neacutecessaire agrave notre compreacutehension de lrsquoautre si lorsque nous sommes placeacutes dans sa position nous ressentons que la proposition politique dont nous discutons est injuste alors il nous faut la consideacuterer comme injuste Dans une deacutemocratie libeacuterale les sentiments moraux doivent ecirctre cultiveacutes afin de maintenir cette empathie qui sous-tend lrsquoideacuteal normatif de raisonnabiliteacute

Pourquoi faire grand cas de ces principes Crsquoest qursquoils sont essentiels au second couple conceptuel central chez Stanley soit la distinction entre lrsquoat-issue content (AIC) et le not-at-issue content (NAIC)30 LrsquoAIC est ce qui est affirmeacute directement par nos eacutenonceacutes Chaque eacutenonceacute est une proposition au sens premier du terme crsquoest‑agrave‑dire que lrsquoAIC de tout eacutenonceacute est quelque chose que nous proposons drsquoajouter agrave la base commune de la discussion Notre interlocuteur est toujours en position de contester notre proposition ce qui entrainera un deacutebat Quant au NAIC il ne fonctionne pas de la mecircme faccedilon Non seulement est‑il directement ajouteacute agrave la base commune mais il ne peut ecirctre contesteacute par notre interlocuteur qursquoau prix de changer le sujet de discussion Il nrsquoest pas eacutenonceacute mais agit comme un preacutesupposeacute En drsquoautres termes le NAIC est introduit subrepticement dans la base commune sans que notre interlocuteur ne puisse srsquoy opposer Par exemplecrsquoest ainsi que le gouvernement

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de Jean Charest et le PLQ de 2012 ont pu parler ad nauseam laquo de violence et drsquointimidation raquo mots qui devinrent synonymes de la gregraveve eacutetudiante31 et des manifestations nocturnes qui deacuterangeaient le centre‑ville de Montreacuteal32 Le mecircme processus est en jeu lorsque nous utilisons lrsquoexpression laquo aide meacutedicale agrave mourir raquo plutocirct qursquolaquo euthanasie raquo pour parler de lrsquoacte drsquoun meacutedecin mettant fin agrave la vie drsquoun patient agrave la demande de celui‑ci En reacutepeacutetant les mecircmes mots en faisant toujours les mecircmes associations on reacuteussit agrave creacuteer de nouveaux sens qui integravegrent la base commune en tant que NAIC Dans la mesure ougrave ce contenu sert agrave diminuer lrsquoempathie que nous ressentons envers certains groupes deacutejagrave marginaliseacutes ndash les manifestants les eacutetudiants ndash le NAIC peut avoir pour effet de contrecarrer la raisonnabiliteacute du discours public Lorsque cela se produit il devient une forme de propagande minante qui preacutetend avancer un ideacuteal deacutemocratique tout en participant agrave son eacuterosion Quant agrave lrsquoexemple de lrsquoaide meacutedicale agrave mourir il peut srsquointerpreacuteter de maniegravere opposeacutee selon que lrsquoon est partisan ou opposant de la nouvelle leacutegislation En effet pour un partisan de lrsquoaide meacutedicale agrave mourir ce terme pourrait ecirctre consideacutereacute comme une forme de propagande positive puisqursquoil fait appel agrave des arguments eacutemotionnels (la notion drsquolaquo aide raquo) pour adoucir nos sentiments anti‑euthanasie Inversement pour un opposant aux nouvelles lois queacutebeacutecoise et canadienne ce vocable cache le vrai problegraveme et a des conseacutequences contraires aux valeurs promues Ici le NAIC peut avoir une fonction positive (pour le partisan) ou neacutegative (pour lrsquoopposant) Dans les deux cas il semble cependant que la notion drsquolaquo aide raquo meacutedicale agrave mourir passe directement dans la base commune ne pouvant ecirctre contesteacutee qursquoau prix de changer le sujet de discussion il srsquoagit donc drsquoun NAIC

2 Toute propagande est-elle de la bullshit Les concepts cleacutes eacutetant maintenant deacutefinis nous pouvons nous

tourner vers la question de recherche au cœur de ce texte toute propagande est‑elle de la bullshit Ayant conceptualiseacute deux formes distinctes de bullshit il conviendra de reacutepondre agrave cette question en deux temps Jrsquoexaminerai tout drsquoabord la possibiliteacute que toute

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propagande soit de la bullshit au sens de Frankfurt puis je me poserai la question en ce qui a trait agrave la bullshit selon Cohen

21 Liens avec la bullshit selon FrankfurtAgrave premiegravere vue il peut sembler que toute propagande soit

effectivement une forme de bullshit telle qursquoentendue par Frankfurt En effet il semble a priori que les creacuteateurs de bullshit dans leur insinceacuteriteacute et leur deacutesir de travestir ce qursquoils font sont des propagandistes en puissance Prenons un exemple issu du premier cas de propagande celui de la propagande positive Si un politicien vante les meacuterites de la geacuteographie drsquoun pays dans le but de faire eacuteclore un sentiment de fierteacute nationale33 alors il srsquoengage clairement dans une forme de propagande positive ougrave lrsquoideacuteal de patriotisme est favoriseacute par un discours eacutemotif non rationnel34 En mecircme temps il est tout agrave fait possible qursquoil soit en train de creacuteer de la bullshit srsquoil ne croit pas sincegraverement ce qursquoil eacutenonce35 Si son discours ceacuteleacutebrant les beauteacutes naturelles du pays estfait en ne se souciant pas de la veacuteraciteacute de son propos mais en ne pensant qursquoagrave sa victoire eacutelectorale le politicien de notre exemple montre un cas ougrave bullshit et propagande se rencontrent

Il est encore plus intuitif de dire que la propagande minante peut ecirctre lieacutee agrave la bullshit Dans le but de remporter une eacutelection de nombreux discours politiques sont prononceacutes sans eacutegards agrave la veacuteriteacute tout en eacuterodant les assises de notre deacutemocratie libeacuterale Un exemple queacutebeacutecois reacutecent est le deacutebat sur la Charte des valeurs proposeacutee par le Parti queacutebeacutecois (PQ) Ce dernier souhaitait interdire les signes religieux ostentatoires dans la fonction (para‑)publique queacutebeacutecoise sous preacutetexte de preacuteserver des ideacuteaux communeacutement partageacutes tels que lrsquoeacutegaliteacute homme‑femme et la neutraliteacute religieuse de lrsquoEacutetat Or les deacuterapages qui ont eu lieu durant ce deacutebat ont eu pour effet de diminuer lrsquoempathie ressentie par beaucoup de Queacutebeacutecois envers leurs concitoyens de religion musulmane Des amalgames douteux ont inteacutegreacute la base commune de plusieurs Queacutebeacutecois via le NAIC notamment cette ideacutee selon laquelle toute femme voileacutee lrsquoest en raison de pressions familiales et communautairesSrsquoil est permis de supposer que certains peacutequistes ne croyaient pas sincegraverement tout ce

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qursquoils ont deacutefendu36 alors ceux‑ci ont creacuteeacute de la bullshit eacutelectoraliste en plus drsquoecirctre des agents propagandistes

En somme on voit bien que la propagande peut ecirctre de la bullshit au sens de Frankfurt Il nrsquoy a pas de quoi srsquoeacutetonner la propagande srsquoexerce plus facilement sans la contrainte drsquoun cadre de veacuteriteacutes lrsquoabsence drsquoun tel cadre eacutetant caracteacuteristique de la bullshit Cela ne signifie pas pour autant que toute propagande soit de la bullshit Pour reprendre lrsquoexemple du politicien louangeant les qualiteacutes geacuteographiques drsquoun pays il est tout agrave fait possible que celui‑ci soit sincegravere dans ses affirmations qursquoil dise ce qursquoil croit ecirctre la veacuteriteacute Degraves lors on ne peut qualifier son discours de bullshit Eacutevidemment cela ne signifie pas qursquoil a raison En effet la conception de la bullshit deacuteveloppeacutee par Frankfurt ne rejette pas la possibiliteacute que le locuteur sincegravere ait par ailleurs tort

Il en va de mecircme avec la propagande minante Lrsquoexemple de la Charte des valeurs montre que la propagande minante insincegravere peut ecirctre de la bullshit Elle nrsquoen est cependant pas neacutecessairement puisqursquoelle pourrait aussi ecirctre un mensonge un peacutequiste pourrait tregraves bien croire faux tout ce qui est veacutehiculeacute par cette Charte et neacuteanmoins la deacutefendre en mentant Tout en se souciant de la veacuteriteacute il la nie pour arriver agrave ses fins soit remporter une eacutelection Il est agrave noter qursquoune analyse en termes de mensonges est aussi applicable en cas de propagande positive notre politicien pourrait ne pas croire que ce pays a la plus belle geacuteographie et toutefois mentir agrave ce sujet pour convaincre ses compatriotes que cela est vrai

Une seconde analyse peut srsquoappliquer agrave la propagande minante dans sa version sincegravere En effet un individu peut ecirctre preacuteoccupeacute par la valeur de veacuteriteacute de ses eacutenonceacutes et tout de mecircme produire des assertions propagandistes dans la mesure ougrave cet individu est soumis agrave diverses pressions sociocognitives externes agrave ses eacutenonceacutes Une telle reacutealiteacute est veacutecue par la plupart des individus dans les deacutemocraties libeacuterales contemporaines en raison de diffeacuterents pheacutenomegravenes Premiegraverement au sein de groupes homogegravenes les ideacutees ont tendance agrave se polariser vers une version extrecircme de la position commune37 On pourrait supposer que crsquoest ce qui srsquoest produit dans le cas de la Charte des valeurs lrsquohomogeacuteneacuteiteacute au sein du PQ a creacuteeacuteune polarisation vers

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une position extrecircme Cette propagande minante sincegravere nrsquoeacutetait donc pas de la bullshit du moins pour un certain nombre de peacutequistes Deuxiegravemement les ideacuteologies dominantes dans une socieacuteteacute font en sorte qursquoil est plus difficile pour nous de voir nos biais de confirmation Nous croyons sincegraverement mais erroneacutement que de nombreux ideacuteaux sont reacutealiseacutes alors que les donneacutees empiriques prouvent le contraire38 Ces eacutenonceacutes prononceacutes dans un cadre de fausse conscience peuvent ecirctre tout agrave fait sincegraveres39 au sens ougrave nous les croyons reacuteellement vrais Troisiegravemement il est possible que la propagande minante soit sincegravere en raison des preacutefeacuterences adaptatives du locuteur qui a choisi de croire en la veacuteraciteacute de certains eacutenonceacutes simplement parce que cela simplifiait son existence40 Par exemple un Autochtone canadien ayant inteacuterioriseacute lrsquoideacutee selon laquelle son peuple est naturellement infeacuterieur pourrait en venir agrave croire cela simplement pour eacuteviter les confrontations constantes avec les attentes drsquoautrui Eacutevidemment rien ne permet drsquoaffirmer que la culture autochtone agrave laquelle il appartient serait soi‑disant laquo naturellement infeacuterieure raquo Cependant apregraves des siegravecles de colonialisme cette personne peut laquo preacutefeacuterer raquo ne pas se dire autochtone pour eacuteviter de porter le fardeau symbolique associeacute agrave sa culture Crsquoest en cela que ces preacutefeacuterences sont dites laquo adaptatives raquo elles ne seraient pas a priori choisies mais nous finissons par nous adapter agrave notre environnement social et culturel et crsquoest ainsi que nous deacuteveloppons ces preacutefeacuterences

Gracircce agrave ces divers exemples il devrait ecirctre clair qursquoune partie de la propagande produite par nos socieacuteteacutes est une forme de bullshit au sens de Frankfurt Il devrait aussi ecirctre clair que ce nrsquoest pas toute forme de propagande qui est de la bullshit frankfurtienne Analysons maintenant la propagande agrave lrsquoaide de la conception de bullshit de G A Cohen

22 Liens avec la bullshit selon CohenVouloir comparer la propagande et la bullshit au sens de Cohen

peut sembler incongru Dans la mesure ougrave la propagande se pose comme un fleacuteau particulier dans le cadre des deacutemocraties libeacuterales il est permis de croire qursquoelle est un problegraveme essentiellement social et politique A contrario la bullshit de Cohen ne se trouve pas dans

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cette sphegravere drsquoactiviteacutes mais bien dans le domaine intellectuel voire plus particuliegraverement dans la philosophie universitaire europeacuteenne Cette bullshit eacutetant cantonneacutee au milieu acadeacutemique le concept de propagande nrsquoy serait pas vraiment approprieacute ou pertinent Par deacutefinition la propagande veut faire passer du NAIC dans la base commune Or il semble impossible qursquoun eacutenonceacute reacuteussisse agrave la fois cet objectif tout en faisant preuve drsquoun manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir (laquo unclarifiable unclarity raquo)

Un beacutemol important peut ecirctre apporteacute en preacutecisant le concept de laquo veacutehicule de propagande raquo qursquoa deacuteveloppeacute Stanley Visant particuliegraverement lrsquoeacutecole et les meacutedias le concept de veacutehicule de propagande deacutecrit laquo an institution that represents itself as defined by a certain political ideal yet whose pratice tends to undermine the realization of that ideal41 raquo Il nrsquoest pas insenseacute de croire que lrsquoideacuteal qui deacutefinit lrsquoeacutecole est celui du savoir ndash son partage sa diffusion sa creacuteation et sa conservation Si lrsquoon accepte aussi la preacutemisse selon laquelle lrsquouniversiteacute est une eacutecole alors lrsquouniversiteacute serait deacutefinie par un ensemble drsquoideacuteaux similaires Par conseacutequent un milieu universitaire dont les pratiques iraient agrave lrsquoencontre de ses ideacuteaux de savoir serait selon Stanley un veacutehicule de propagande Or une communauteacute acadeacutemique qui en cherchant agrave produire des reacuteflexions profondes creacuteerait des textes manquant de clarteacute au point drsquoen ecirctre impossibles agrave eacuteclaircir possegravederait des pratiques srsquoopposant agrave lrsquoideacuteal de la connaissance La conception de la bullshit fournie par Cohen peut donc srsquoapprocher de la propagande en raison du rocircle crucial que joue lrsquoeacutecole (ce qui inclut lrsquouniversiteacute) dans les deacutemocraties libeacuterales contemporaines

En ce sens plusieurs enjeux drsquoimportance pour la socieacuteteacute peuvent ecirctre mis en lumiegravere lorsque nous analysons attentivement le concept acadeacutemique de bullshit Tout drsquoabord notons que la bullshit acadeacutemique peut avoir un impact sur le veacutehicule de propagande qursquoest lrsquoeacutecole tant sous la forme de propagande positive que de propagande minante En effet la bullshit acadeacutemique prend la forme drsquoune propagande positive lorsqursquoelle tente de favoriser lrsquoideacuteal du savoir mais ne le fait pas drsquoune maniegravere rationnelle Il nrsquoest pas difficile drsquoimaginer un contexte dans lequel lrsquoacquisition du savoir serait valoriseacutee non pas en vertu

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drsquoarguments raisonneacutes mais bien pour des raisons eacutemotionnelles ou sentimentales Dans un tel cas la propagande positive favorise reacuteellement le mecircme ideacuteal que celui de lrsquoeacutecole mais drsquoune maniegravere inacceptable en deacutemocratie Cela dit la bullshit acadeacutemique peut aussi prendre la forme de propagande minante ndash et on peut supposer que crsquoest la forme qursquoelle prendra le plus souvent Dans ce second cas de figure la bullshit acadeacutemique preacutetend favoriser la creacuteation et la diffusion de savoir mais nrsquoy arrive pas en raison de son intrinsegraveque manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir Par conseacutequent la bullshit acadeacutemique infecte lrsquoensemble de la socieacuteteacute et diminue la capaciteacute des citoyens agrave identifier et deacuteconstruire les autres instances de propagande auxquelles ils seront exposeacutes Il est permis de croire qursquoune socieacuteteacute qui tolegravere voire encourage ce type de comportement de la part de son eacutelite intellectuelle risque la propagation du manque de clarteacute vers drsquoautres sphegraveres drsquoactiviteacutes Srsquoil fallait que le monde des meacutedias succombe au mecircme attrait pour lrsquoobscurantisme il deviendrait alors tregraves difficile pour la population de srsquoinformer convenablement et cela ne peut qursquoecirctre probleacutematique pour lrsquoavenir de cette deacutemocratie libeacuterale

ConclusionEn conclusion il apparait assez clairement que lrsquohypothegravese

universelle eacutetait trop forte toute propagande nrsquoest pas de la bullshit Il nrsquoen demeure pas moins que des liens conceptuels peuvent ecirctre eacutetablis entre bullshit et propagande Une eacutetude empirique pourrait nous renseigner sur le taux de bullshit dans la propagande mais il est probable qursquoune proportion importante de propagande soit de la bullshit qui joue sur nos eacutemotions en se fiant principalement agrave du NAIC pour faire passer des ideacutees dans la base commune indeacutependamment de la veacuteriteacute Le fait drsquoagir sans se soucier de la veacuteriteacute devrait ecirctre le critegravere central de lrsquoaccusation de bullshit pour qui accepte la conceptualisation frankfurtienne Srsquoil deacutepend de lrsquoeacutetat drsquoesprit du locuteur autant que le critegravere de laquo sinceacuteriteacute des propos raquo il est neacuteanmoins plus simple drsquoapplication

On pourrait cependant se questionner sur la pertinence mecircme de la conceptualisation de Frankfurt agrave expliquer tous les pheacutenomegravenes contemporains de bullshit Des exemples aideront agrave montrer les

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insuffisances du modegravele frankfurtien Consideacuterons les situations ougrave les individus ne peuvent mentir ni dire toute la veacuteriteacute comme crsquoest le cas dans le cadre drsquoune commission drsquoenquecircte comme la Commission Charbonneau Agissant dans un rocircle juridique preacutecis la Commission Charbonneau pouvait contraindre les teacutemoins agrave se preacutesenter devant elle Lorsque ces derniers avaient commis des actes illeacutegaux ils avaient inteacuterecirct agrave ne pas dire toute la veacuteriteacute mais ils ne pouvaient se permettre de mentir sous peine drsquoecirctre reconnus coupables de parjure Ils se souciaient de la veacuteriteacute mais ne pouvaient la nier ni la dire entiegraverement Si ce cas de figure ne ressemble pas tout agrave fait agrave la bullshit de Frankfurt ce nrsquoest pas non plus un mensonge ni un cas clair de propos vrais Cela meacuterite qursquoon srsquoy attarde davantage Il en va de mecircme de la situation des doreurs drsquoimages (spin doctors) dont la fonction est de transmettre un message positif au sujet drsquoune position ou drsquoun politicien Ils ne srsquoexpriment pas en se souciant de la veacuteriteacute mais bien drsquoune maniegravere strateacutegique On dit traditionnellement que les eacutenonceacutes des doreurs drsquoimages ne peuvent cependant pas ecirctre clairement faux puisque leur leacutegitimiteacute sera mineacutee Pourtant lrsquoeacutequipe politique de Donald Trump a deacutemontreacute dans les derniers mois qursquoelle est indiffeacuterente aux conseacutequences qui surviennent lorsqursquoelle se fait prendre agrave mentir Cette reacutealiteacute deacutepasse clairement la conceptualisation de la bullshit deacuteveloppeacutee par Frankfurt ne serait‑ce pas lagrave de la bullshit pousseacutee agrave lrsquoextrecircme ou un eacutetrange meacutelange de bullshit et de mensonges Si lrsquoideacutee de propagande nrsquoapparait pas clairement dans le cas des commissions drsquoenquecircte lrsquoexemple des doreurs drsquoimages est plus reacuteveacutelateur En effet en eacutetant payeacutes pour favoriser une position ou un politicien ces derniers ont la possibiliteacute de mettre de lrsquoavant des formules choc qui seront retenues et joueacutees en boucle par les meacutedias Ce faisant srsquoils trouvent les mots justes les doreurs drsquoimages peuvent incorporer agrave la base commune un NAIC qui mine les ideacuteaux de la deacutemocratie libeacuterale qursquoils deacutefendent

Lrsquoauteur aimerait remercier les collegravegues du seacuteminaire laquo Deacutemocratie raison publique et ideacuteologie raquo ainsi que le professeur Jocelyn Maclure pour leurs commentaires sur une version preacuteliminaire de ce texte

1 Jocelyn Maclure Retrouver la raison Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 2016

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2 Harry Frankfurt On Bullshit Princeton (NJ) Princeton University Press 2005

3 Dans le cadre de ce texte jrsquoai choisi de maintenir le vocable laquo bullshit raquo emprunt direct agrave lrsquoanglais La traduction franccedilaise communeacutement admise ndash baratin ndash ne rend pas du tout justice agrave la connotation du terme original

4 G A Cohen laquo Deeper into Bullshit raquo dans Gary L Hardcastle et George A Reisch (dir) Bullshit and Philosophy Chicago Open Court 2006p 117‑135

5 Jason Stanley How Propaganda Works Princeton (NJ) Princeton University Press 2015

6 G A Cohen op cit p 1207 Max Black The Prevalence of Humbug Ithaca Cornell University

Press 19858 Harry Frankfurt op cit p 9‑149 Ibid p 5110 Ibid p 51‑5311 Ibid p 4712 Ibid p 5113 Ibid p 5314 Harry Frankfurt On Truth New York Knopf 2006 p 33‑3615 Ibid p 1516 G A Cohen op cit p 129‑3417 Notons que Cohen refuse de deacutefinir ce terme ce qui pourrait preacutesager

qursquoil nrsquoest lui‑mecircme pas clair Ce nrsquoest pourtant pas le cas comme la suite du texte le montre

18 G A Cohen op cit p 13119 Mike Springer laquo John Searle on Foucault and the Obscurantism in

French Philosophy raquo Open Culture [En ligne] httpwwwopenculturecom201307jean_searle_on_foucault_and_the_obscurantism_in_french_philosophyhtml (Page consulteacutee le 11 deacutecembre 2017)

20 G A Cohen op cit p 133 note 2521 Harry Frankfurt laquo Reply to G A Cohen raquo dans Sarah Buss et Lee

Overton (dir)The Contours of Agency Cambridge (MA) The Massachussets Institute of Technology Press 2002 p 340‑44

22 Jason Stanley op cit23 Ibid p 5324 Ibid p 5825 Ibid p 5326 Ibid p 131

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27 John Rawls Theacuteorie de la justice trad franccedilaise Catherine Audard Paris Seuil 1993

28 Jason Stanley op cit p 10429 Ibid p 10930 Jason Stanley op cit p 134‑140 Litteacuteralement on pourrait parler du

laquo contenu en question raquo et du laquo contenu non‑en‑question raquo Pour eacuteviter ces barbarismes jrsquoai privileacutegieacute les abreacuteviations

31 Par ailleurs ils nrsquoauraient pas employeacute le vocable laquo gregraveve eacutetudiante raquo pour deacutecrire cette reacutealiteacute mais bien celui de laquo boycott raquo Cette distinction seacutemantique montre aussi une distinction entre lrsquoAIC et le NAIC

32 Prenons cette citation de la ministre Christine St‑Pierre laquo nous on sait ce que ccedila veut dire le carreacute rouge Ccedila veut dire lrsquointimidation la violence ccedila veut dire aussi le fait qursquoon empecircche des gens drsquoaller eacutetudier Pour nous crsquoest ce que ccedila veut dire et pour une grande grandegrande[sic] partie des Queacutebeacutecois crsquoest ce que ccedila veut dire raquo Propos tireacutes du texte de Geneviegraveve Lajoie laquo Symbole de ldquoviolencerdquo et ldquodrsquointimidationrdquo raquo Journal de Montreacuteal [En ligne] httpwwwjournaldemontrealcom20120608symbole‑de‑violence‑et‑dintimidation (Page consulteacutee le 12 octobre 2017)

33 Un tel exemple peut sembler farfelu mais il est directement inspireacute du discours du camp de NON au reacutefeacuterendum queacutebeacutecois de 1995 Ce camp nrsquoheacutesitait pas agrave souligner le caractegravere magnifique de laquo nos raquo Rocheuses utilisant ce deacuteterminant aussi pour faire passer un NAIC de possession

34 Jason Stanley op cit p 7835 Harry Frankfurt On Bullshitop citp 16‑1836 Certains lrsquoont mecircme affirmeacute publiquement apregraves leur deacutefaite eacutelectorale

Cf David Gentile laquo Liseacutee aurait voteacute contre une charte des valeurs non modifieacutee raquo Radio-Canada [En ligne] httpiciradio‑canadacanouvelle688156jean‑francois‑lisee‑votre‑contre‑charte‑valeurs‑clause‑grand‑pere (Page consulteacutee le 12 octobre 2017)

37 Cass Sunstein Why Societies Need Dissent Cambridge (MA) Harvard University Press 2003

38 Cf Jason Stanley op cit39 David Miller laquo Ideology and the Problem of False Consciousness raquo

Political Studies vol 20 no 4 (1972) p 432‑44740 Steven Lukes laquo In Defense of ldquoFalse Consciousnessrdquo raquo University of

Chicago Legal Forum vol 2011 no 3 (2011) p 2241 Jason Stanley op cit p 55

Politique eacuteditoriale de la revue PharesTous les textes reccedilus font lrsquoobjet drsquoune eacutevaluation anonyme par les

membres du comiteacute de reacutedaction selon les critegraveres suivants clarteacute de la langue qualiteacute de lrsquoargumentation ou de la reacuteflexion philosophique et accessibiliteacute du propos En outre il est important pour les membres du comiteacute que les textes soumis pour un dossier prennent en charge la question proposeacutee de maniegravere effective La longueur maximale des textes rechercheacutes est de 7 000 mots notes comprises Les textes soumis agrave la revue doivent respecter certaines consignes de mise en page speacutecifieacutees sur le site Internet de la revue au wwwrevuepharescom Un texte qui ne respecte pas suffisamment les consignes de mise en page de la revue ou qui comporte trop de fautes drsquoorthographe sera renvoyeacute agrave son auteur avant drsquoecirctre eacutevalueacute pour que celui-ci effectue les modifications requises Les auteurs seront informeacutes par courriel du reacutesultat de lrsquoeacutevaluation

Les propositions doivent ecirctre achemineacutees par courriel agrave lrsquoadresse eacutelectronique revuepharesfpulavalca avant la prochaine date de tombeacutee Toute question concernant la politique eacuteditoriale de la revue Phares peut ecirctre achemineacutee au comiteacute de reacutedaction agrave cette mecircme adresse Les auteurs sont inciteacutes agrave consulter le site Internet de la revue pour ecirctre au fait des preacutecisions suppleacutementaires et des mises agrave jour eacuteventuellement apporteacutees agrave la politique eacuteditoriale en cours drsquoanneacutee

Page 4: Revue philosophique étudianterevuephares.com/wp-content/uploads/2018/04/Phares-XVIIIa.pdf · 2018. 4. 30. · 37 La Trahison du dolorisme – Le stoïcien, le masque et le renard

Comme son nom lrsquoindique la revue Phares essaie de porter quelques lumiegraveres sur lrsquoobscur et redoutable oceacutean philosophique Sans preacutetendre offrir des reacuteponses aptes agrave guider ou agrave eacuteclaircir la navigation en philosophie cette revue vise en soulevant des questions et des problegravemes agrave signaler certaines voies feacutecondes agrave lrsquoexploration et agrave mettre en garde contre les reacutecifs susceptibles de conduire agrave un naufrage En outre le pluriel de Phares montre que cette revue entend eacutevoluer dans un cadre aussi varieacute et contrasteacute que possible Drsquoune part le contenu de la revue est formeacute drsquoapproches et drsquoeacuteclaircissements multiples chaque numeacutero comporte drsquoabord un ou plusieurs Dossiers dans lesquels une question philosophique est abordeacutee sous diffeacuterents angles puis une section Varia qui regroupe des textes drsquoanalyse des comptes rendus des essais etc et enfin une section reacutepliques par laquelle il est possible de reacutepondre agrave un texte preacuteceacutedemment publieacute ou drsquoen approfondir la probleacutematique Drsquoautre part la revue Phares se veut un espace drsquoeacutechanges de deacutebats et de discussions ouvert agrave tous les eacutetudiants inteacuteresseacutes par la philosophie Pour participer aux prochains numeacuteros voir la politique eacuteditoriale publieacutee agrave la fin du preacutesent numeacutero

Nous vous invitons agrave consulter notre site Internet (wwwrevuepharescom) ougrave vous aurez accegraves agrave tous les articles parus dans Phares

Table des matiegraveresDossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France Dossier theacutematique dirigeacute par Philip Knee

9 Avant‑propos philip Knee

17 Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo strateacutegies apologeacutetiques de Chateaubriand et de Joseph de Maistre antoine Blais-laroche

37 La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard Jean-christophe naDeau

53 Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage simon pelletier

75 De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte‑Beuve thomas anDerson

93 Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte‑Beuve sarah Gauthier-Duchesne

107 Le dandysme baudelairien Delphine GinGras

127 Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire eacutemilie anne chartier

Varia

149 La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de Hegel Jean-christophe anDerson

171 Le reacutealisme moral et la convergence des croyances Feacutelix Garieacutepy

195 Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions GaBriel Geacutelinas

215 Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος laurence GoDin

239 Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagande seacuteBastien lacroix

Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en FranceDossier theacutematique dirigeacute par Philip Knee

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Avant‑proposphilip Knee Universiteacute Laval

Les textes reacuteunis dans ce dossier ont pour origine des travaux preacutesenteacutes dans des seacuteminaires de 2e‑3e cycles agrave la Faculteacute de philosophie de lrsquoUniversiteacute Laval entre 2014 et 2017 Sous le titre geacuteneacuterique laquo Litteacuterature et philosophie raquo ces seacuteminaires ont eacuteteacute surtout consacreacutes agrave la penseacutee franccedilaise du xixe siegravecle et ont pris pour thegravemes laquo La deacutecadence raquo laquo Moderniteacute et anti‑moderniteacute chez Baudelaire raquo laquo Lrsquoexpeacuterience religieuse raquo et laquo Les repreacutesentations de la meacutelancolie raquo Les sept articles qui en sont issus traitent drsquoenjeux et drsquoauteurs qui se font parfois eacutecho mais qui sont aussi tregraves diffeacuterents et nous ne chercherons pas agrave leur confeacuterer apregraves‑coup une uniteacute drsquointention qursquoils nrsquoont pas ni agrave les preacutesenter comme formant un tableau de cette eacutepoque (on notera de grands absents comme Victor Hugo et des domaines neacutegligeacutes comme la politique) Ces textes offrent neacuteanmoins un aperccedilu de lrsquoinquieacutetude qui srsquoinstalle durablement dans les esprits apregraves la Reacutevolution franccedilaise ainsi que du foisonnement litteacuteraire et philosophique qui en est lrsquoexpression dans les deacutecennies suivantes

Cette peacuteriode est marqueacutee par ce qursquoon a lrsquohabitude drsquoappeler la conscience de lrsquohistoriciteacute crsquoest‑agrave‑dire la deacutecouverte drsquoune histoire qui procegravede des hommes eux‑mecircmes et nrsquoest plus drsquoembleacutee intelligible par une instance transcendante et par un reacutecit partageacute qui en eacutemane Neacuteanmoins crsquoest une histoire qui eacutechappe agrave ces hommes car si elle deacutepend drsquoeux elle reste agrave comprendre par la reacuteflexion et agrave faire par lrsquoaction pour qursquoelle livre son sens Dans ce contexte drsquoincertitude crsquoest surtout par la grande vague du romantisme que srsquoexpriment les espoirs et les peurs agrave partir de 1800 mais celle‑ci prend des formes multiples autant celles du traditionalisme que de lrsquoutopie celles du deacutesenchantement que de la sacralisation de lrsquoarthellip Si ces formes diverses ont une uniteacute elle pourrait se trouver dans lrsquoexpeacuterience religieuse dont de nombreux eacutecrivains tentent de prendre en charge les modaliteacutes apregraves la critique des Lumiegraveres

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

Cette question des formes subjectives du religieux irrigue une bonne part de la vie intellectuelle et artistique de cette peacuteriode et elle nourrit agrave travers le sentiment mecircme drsquoune perte une interrogation individuelle et collective ineacutedite qui est faite de meacutelancolie autant que drsquoune remarquable creacuteativiteacute Par exemple lrsquoheacuteteacuteronomie religieuse semble renaicirctre horizontaliseacutee par la dureacutee historique dans le positivisme drsquoun Auguste Comte et sa loi des trois eacutetats ou encore la question du sens peut rester ouverte comme chez un Tocqueville qui reacutefleacutechit sur la porteacutee de lrsquoheacuteritage chreacutetien au sein du processus drsquoeacutegalisation des conditions Mais tous les eacutecrivains de cette eacutepoque ndash poegravetes romanciers historiens ndash portent un regard inquiet sur lrsquoexigence drsquoune reacutehabilitation drsquoun renouvellement en tout cas drsquoune reconfiguration du religieux Les partisans du progregraves qui cherchent agrave deacutefinir les eacutetapes drsquoune eacutemancipation qui se deacuterobe non moins que les deacutenonciateurs de lrsquoaffaiblissement du pouvoir monarchique ou papal tous srsquointerrogent sur lrsquoheacuteritage moral et spirituel qursquoil leur faut accueillir pour ecirctre en mesure justement de le reconfigurer Plus preacuteciseacutement tous tentent de cerner lrsquoautoriteacute ndash dans le sens le plus noble du terme ndash qui pourrait fournir les repegraveres et lrsquoorientation dont leur liberteacute a besoin

Jusqursquoagrave la Reacutevolution en effet les penseurs des Lumiegraveres pouvaient critiquer lrsquoautoriteacute religieuse et politique en quelque sorte tranquillement parce qursquoelle eacutetait solide ou qursquoelle semblait lrsquoecirctre ils pouvaient compter secregravetement sur lrsquoordre qursquoils fustigeaient agrave lrsquoinstar de Rousseau qui nrsquoheacutesite pas en se remeacutemorant son parcours dans les Confessions agrave souligner ce qui le liait agrave la socieacuteteacute qursquoil combattait tandis que je faisais laquo agrave Paris lrsquoanti‑despote et le fier reacutepublicain eacutecrit-il je sentais en deacutepit de moi-mecircme une preacutedilection secregravete pour cette mecircme nation que je trouvais servile et pour ce gouvernement que jrsquoaffectais de fronder1 raquo Mais quand lrsquoautoriteacute combattue srsquoeffondre agrave la fin du siegravecle ou du moins quand les revendications de transparence et drsquoeacutegaliteacute srsquoassurent de reacuteelles victoires la question de lrsquoautoriteacute nouvelle srsquoimpose et exige une reacuteponse La socieacuteteacute deacutemocratique naissante se retourne sur elle‑mecircme ndash comme elle le fait encore aujourdrsquohui peut‑ecirctre ndash pour srsquointerroger faute drsquoadversaire sur lrsquoheacuteritage qui malgreacute tout la fait

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Avant-propos

vivre Les eacutecrivains postreacutevolutionnaires ont certes eacuteteacute effaroucheacutes par la Terreur et par lrsquoirreacuteligion qui ont fait rage agrave la fin du xViiie

siegravecle mais leur questionnement va maintenant beaucoup plus loin Il ne concerne pas seulement la violence la mise en cause du pouvoir de lrsquoEacuteglise ou des privilegraveges de la noblesse sous lrsquoAncien Reacutegime mais le principe de transmission dont toute vie sociale a besoin Ces eacutecrivains se retrouvent deacuteconcerteacutes par la perspective ndash ou par lrsquoabicircme ndash drsquoune socieacuteteacute qui nrsquoaurait rien au‑delagrave drsquoelle‑mecircme qui se fonderait et se reproduirait agrave partir seulement de ses propres ressources Srsquoadressant agrave ceux qui se font gloire de leur succegraves au lendemain de la Reacutevolution Maistre dit avec eacuteloquence ce deacutesarroi laquo Vous craigniez la force de la coutume lrsquoascendant de lrsquoautoriteacute les illusions de lrsquoimagination il nrsquoy a plus rien de tout cela il nrsquoy a plus de coutume il nrsquoy a plus de maicirctre lrsquoesprit de chaque homme est agrave lui La philosophie ayant rongeacute le ciment qui unissait les hommes il nrsquoy a plus drsquoagreacutegations morales2 raquo

Crsquoest en Allemagne bien sucircr que srsquoeacutepanouit la penseacutee philosophique sur lrsquohistoriciteacute alors que la contribution franccedilaise porte plutocirct sur la vie politique et les deacutebats qui accompagnent les soubresauts que connait la socieacuteteacute tout au long du siegravecle lrsquoEmpire la Restauration les soulegravevements populaires de 1830 et de 1848 le coup drsquoEacutetat de 1851 etc Mais le geacutenie franccedilais se manifeste surtout par sa riche exploration litteacuteraire des territoires nouveaux que deacutecouvre peu agrave peu la conscience sociale affective spirituelle On voit rayonner au fil du siegravecle un type drsquoeacutecrivain dont la France a jadis donneacute des exemples prestigieux avec Montaigne Pascal ou Rousseau des eacutecrivains agrave la frontiegravere des disciplines chevauchant parfois lrsquohistoire et la philosophie la fiction et la theacuteorie la poeacutesie et lrsquoessai qui deacutecrivent les ressorts et les replis de lrsquoexistence et qui chemin faisant font eacutemerger des formes litteacuteraires inattendues comme chez Maistre encore qui est lrsquoauteur drsquoEntretiens dont lrsquoallure philosophique deacutetonne par rapport agrave la theacuteologie seacutevegravere qui les anime et agrave la soumission intellectuelle qursquoils preacuteconisent ou comme chez Baudelaire qui est lrsquoinventeur drsquoeacutetonnants poegravemes en prose dans son Spleen de Paris ougrave il recueille ses impressions de flacircneur deacutecouvrant lrsquoeacuteclairage des rues dans la nuit urbainehellip

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

Quatre textes de ce dossier affrontent directement la question religieuse dont nous venons de rappeler lrsquoimportance drsquoautres privileacutegient lrsquoexpeacuterience inteacuterieure la conduite sociale ou lrsquoactiviteacute litteacuteraire comme telle Ils dessinent le portrait drsquoun groupe insolite ougrave se cocirctoient des figures contrasteacutees Maistre (1753‑1821) Constant (1767‑1830) Sainte‑Beuve (1804‑1869) et Baudelaire (1821‑1867) y conduisent un dialogue imaginaire auquel se mecirclent plus discregravetement ici et lagrave les voix de Chateaubriand (1768‑1848) Barbey drsquoAurevilly (1808‑1889) Bloy (1846‑1917) Proust (1871‑1922)

Antoine Blais‑Laroche propose le face‑agrave‑face eacuteclairant de deux lectures de la tradition chreacutetienne au tout deacutebut du siegravecle celles du Geacutenie du christianisme (1802) de Chateaubriand et des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg (1821) de Maistre dont la premiegravere connait un vif succegraves et exerce une influence consideacuterable Elles appartiennent lrsquoune et lrsquoautre au camp traditionaliste mais la premiegravere prend acte agrave regret sans doute de la dynamique des Lumiegraveres et preacutesente une vision apaiseacutee des beauteacutes de lrsquoEacutevangile en cherchant agrave les concilier avec la quecircte de bonheur des hommes du xViiie siegravecle tandis que la seconde durcit le dogme du peacutecheacute et exige du croyant rien moins qursquoune sainte acceptation du sacrifice Approfondissant lrsquoanalyse de lrsquoouvrage de Maistre Jean‑Christophe Nadeau met en eacutevidence la valorisation de la douleur qui y est deacutefendue et qui inspirera plusieurs auteurs neacuteo‑catholiques dans la suite du siegravecle Car si Maistre condamne la violence de la Reacutevolution bien sucircr et y voit lrsquoexpression de la preacutesomption des hommes il adjoint agrave cette critique un autre diagnostic qui semble aller en sens inverse cette violence serait aussi le chacirctiment imposeacute par Dieu aux hommes pour les punir de leur preacutesomption et agrave ce titre les croyants devraient se reacutejouir de cette eacutepreuve Maistre eacutelargit agrave lrsquoensemble de la vie humaine (la maladie les catastrophes naturelles) cette thegravese de la douleur meacuteriteacutee comme punition du peacutecheacute et lrsquoarticle montre comment dans les Soireacutees il la distingue du rapport agrave la souffrance qursquoon trouve dans la tradition stoiumlcienne Une incursion dans deux romans plus tardifs mais tributaires lrsquoun et lrsquoautre de la doctrine maistrienne Un precirctre

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Avant-propos

marieacute (1865) de Barbey drsquoAurevilly et Le deacutesespeacutereacute (1887) de Leacuteon Bloy permet de preacuteciser les contours de ce dolorisme

Lrsquoeacutetude du fait religieux par Benjamin Constant dans laquelle se plonge Simon Pelletier se veut plus distancieacutee et elle annonce un type de recherches qui se deacuteveloppera beaucoup au xixe siegravecle dans ce qursquoon appelle aujourdrsquohui les sciences sociales Lrsquoarticle srsquoappuie sur un ouvrage qui est demeureacute meacuteconnu jusqursquoagrave tout reacutecemment alors que lrsquoauteur est ceacutelegravebre par ailleurs pour son roman Adolphe (1816) et pour ses interventions politiques Inacheveacute et publieacute en partie de faccedilon posthume De la religion (1824‑1831) est surtout une immense enquecircte historique sur les religions polytheacuteistes de lrsquoAntiquiteacute dont il convient selon Constant de tirer les leccedilons pour appreacutehender lrsquoavenir des rapports entre lrsquoEacuteglise et lrsquoEacutetat apregraves la Reacutevolution En privileacutegiant lrsquoanalyse de la vie inteacuterieure du sauvage qui est traiteacutee au deacutebut de lrsquoouvrage lrsquoarticle indique en quoi Constant reprend la meacutethode rousseauiste tout en en reacutecusant certains aspects et en quoi cet heacuteritier des Lumiegraveres veut faire reconnaitre agrave la fois la permanence du sentiment religieux et lrsquoeacutevolution des religions vers des formes eacutepureacutees ougrave le sacerdoce occupe progressivement une moindre place

Thomas Anderson analyse un roman qui ne compte pas parmi les plus ceacutelegravebres de la peacuteriode romantique mais qui est peut‑ecirctre lrsquoun des plus repreacutesentatifs de ses enjeux psychologiques Volupteacute (1834) de Sainte‑Beuve se situe au carrefour du premier romantisme de Chateaubriand dont il porte la marque et du postromantisme plus ironique et plus sombre de Baudelaire sur lequel il exercera une profonde influence Le roman est drsquoautant plus intrigant qursquoil offre une reacuteponse chreacutetienne au mal du siegravecle qui affecte la jeunesse de 1830 ndash un mal qursquoon qualifiait volontiers de langueur ou drsquoindiffeacuterence ndash au moment preacutecis ougrave lrsquoauteur est en train de rompre avec son ancienne foi et drsquoadopter un scepticisme en matiegravere religieuse En prenant pour fil conducteur la question du souvenir lrsquoarticle deacutecrit lrsquoopeacuteration par laquelle la meacutemoire du heacuteros Amaury en srsquoabandonnant agrave la gracircce divine sur le modegravele des Confessions drsquoAugustin retrouve la trame secregravete qui donne agrave sa vie sa direction Sarah Gauthier‑Duchesne srsquointeacuteresse pour sa part au critique

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

litteacuteraire qursquoeacutetait surtout Sainte‑Beuve une activiteacute de critique ougrave a pu se deacuteployer son scepticisme Cet article preacutesente le grand enjeu de meacutethode auquel est associeacute son nom depuis sa seacutevegravere condamnation par Proust Leur deacutebat nrsquoappartient pas vraiment au xixe siegravecle puisque Proust nrsquoeacutecrit son Contre Sainte-Beuve qursquoen 1908‑10 qui nrsquoest eacutediteacute pour le grand public que plus tard encore Son influence est donc reacutecente mais la preacutesentation de leur deacutesaccord sur la place de la biographie dans la reacuteception des œuvres (notamment par la lecture du magnifique poegraveme de Baudelaire laquo Les petites vieilles raquo) est lrsquooccasion de rappeler lrsquoestime dont jouissait la critique beuvienne avant qursquoelle nrsquoacquiegravere la reacuteputation neacutegative qursquoelle a aujourdrsquohui Crsquoest aussi une invitation agrave srsquointeacuteresser aux textes critiques de Sainte‑Beuve eux‑mecircmes ndash en particulier sur le xViie siegravecle de Pascal et de Racine ndash dont la qualiteacute est indeacuteniable quoiqursquoon puisse penser de leur meacutethode Cette qualiteacute justifie pleinement agrave nos yeux le jugement somme toute mesureacute qui ressort de cet article

Delphine Gingras attire lrsquoattention sur une figure sociale singuliegravere le dandy dont le deacutesir de distinction agrave lrsquoeacutepoque ougrave srsquoimposent peu agrave peu lrsquouniformiteacute et la trivialiteacute semble manifester le passage difficile de la socieacuteteacute aristocratique agrave la socieacuteteacute deacutemocratique Pheacutenomegravene agrave la fois mondain et litteacuteraire venu drsquoAngleterre et imiteacute en France agrave partir de la Restauration le dandysme est abordeacute ici par lrsquoanalyse preacutecise des deux textes qui en marquent le destin franccedilais celui du romancier et critique Barbey drsquoAurevilly en 1845 et celui ndash tregraves bref mais plus connu ndash de Baudelaire qui constitue un chapitre du laquo Peintre de la vie moderne raquo en 1863 Deacutenonccedilant une socieacuteteacute dont il a pourtant besoin comme public et multipliant les paradoxes par son eacuteleacutegance vestimentaire ou son usage de lrsquoargent le dandy semble insaisissable au point que se pose la question de son rapport agrave toute regravegle qui preacutetendrait le deacutefinir la question de lrsquoimpossibiliteacute de theacuteoriser sa conduite celle‑ci ne prenant forme que par lrsquoexcentriciteacute et la provocation Crsquoest vers le Baudelaire des Fleurs du mal (1857‑61) que se tourne enfin Eacutemilie Anne Chartier particuliegraverement vers son expeacuterience du temps dans un univers deacutesenchanteacute Lrsquoarticle examine drsquoabord lrsquointerpreacutetation qursquoil convient de donner agrave ses reacutefeacuterences litteacuteraires au passeacute notamment aux trageacutedies drsquoEschyle

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Avant-propos

et de Shakespeare dans le poegraveme laquo Lrsquoideacuteal raquo puis il se risque agrave aborder lrsquoun de ses poegravemes les plus commenteacutes laquo Le cygne raquo ougrave agrave lrsquooccasion drsquoune promenade dans le Paris drsquoHaussmann en pleine mutation Baudelaire fait se croiser des reacuteminiscences mythiques architecturales et affectives Loin drsquoouvrir sur la nostalgie drsquoun acircge drsquoor disparu la perte temporelle semble servir de meacutetaphore au piegravege ontologique ougrave se sent enfermeacute le poegravete source chez lui drsquoune souffrance sans recours si ce nrsquoest la beauteacute qursquoil fait jaillir drsquoelle

1 Rousseau Les confessions (1770) Œuvres complegravetes eacutedition de B Gagnebin et M Raymond Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1959 tome I p 182

2 Maistre Consideacuterations sur la France (1797) Œuvres eacutedition de P Glaudes Paris Robert Laffont (coll Bouquins) 2007 p 231

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Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo strateacutegies apologeacutetiques de Chateaubriand et de Joseph de Maistreantoine Blais-laroche Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article vise agrave approfondir deux facettes importantes de lrsquoexpeacuterience religieuse franccedilaise au deacutebut du xixe siegravecle Si Chateaubriand essaie de concilier dans le Geacutenie du Christianisme lrsquoesprit des Lumiegraveres et la deacutefense de la religion chreacutetienne Joseph de Maistre dans son œuvre la plus connue (Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg) se montre beaucoup plus hostile aux revendications du siegravecle preacuteceacutedent Face agrave une Eacuteglise fragiliseacutee par les reacutecents orages reacutevolutionnaires les deux apologistes usent de strateacutegies fort diffeacuterentes pour faire valoir le bien‑fondeacute et la neacutecessiteacute du christianisme Nous montrons toutefois qursquoen deacutepit de leurs divergences ideacuteologiques parfois profondes les deux auteurs participent chacun agrave leur maniegravere drsquoun recentrement du religieux sur le for intime qui se traduit par une appropriation individuelle de la religion

IntroductionLrsquoexpeacuterience religieuse en France au xixe siegravecle srsquoouvre sur le

souvenir des violences reacutevolutionnaires qui achevegraverent drsquoeacutebranler lrsquoautoriteacute de lrsquoEacuteglise deacutejagrave grandement fragiliseacutee par les positions souvent anticleacutericales des penseurs des Lumiegraveres Face au deacutesarroi religieux qui traverse le moment 1800 ndash laquo au milieu des deacutebris de nos temples1 raquo ndash des auteurs comme Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand et Joseph de Maistre adoptent des strateacutegies fort diffeacuterentes pour deacutefendre le christianisme deacutecrier sa perte drsquoinfluence au sein de la socieacuteteacute franccedilaise et montrer sa pertinence sociale et politique Si le

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

premier affirme dans le Geacutenie du Christianisme (1802) qursquoil faut laquo se peacuteneacutetr[er] de la connaissance du siegravecle raquo et laquo tempeacuter[er] les vertus de la foi par celles de la chariteacute2 raquo le second maintient une ligne dure en matiegravere religieuse et en appelle agrave une religion seacutevegravere centreacutee sur lrsquoautoriteacute et qui fait peu de place aux sentiments de compassion de pitieacute ou de miseacutericorde sentiments qui risqueraient drsquoaccorder trop drsquoimportance aux individus Au sentimentalisme religieux de Chateaubriand Joseph de Maistre oppose dans Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg (1821) une laquo pastorale de la peur3 raquo qui place le couple peacutecheacute‑chacirctiment au premier plan Agrave partir de ces auteurs phares de lrsquoexpeacuterience religieuse du tournant du siegravecle nous tenterons de porter un eacuteclairage sur ces deux mouvements qui parmi drsquoautres animent le christianisme au commencement du xixe siegravecle et qui se construisent agrave partir drsquoune reacuteaction aux ideacutees des Lumiegraveres La question de la souffrance et de sa signification chreacutetienne srsquoimpose comme un point de partage essentiel entre Chateaubriand et de Maistre le premier insistant sur les valeurs de tendresse et de compassion propres au christianisme qui doivent sinon justifier du moins amoindrir les maux humains le second sur une justice divine punitive qui srsquoappuie sur le dogme du peacutecheacute originel et qui pense la souffrance non en fonction de lrsquoindividu mais plutocirct en vue drsquoune communauteacute des hommes La chariteacute et le repentir mais aussi le pardon et lrsquoindulgence de Dieu souligneacutes agrave grands traits par Chateaubriand semblent avoir pour correspondant dans le systegraveme de Maistre une penseacutee sacrificielle qui reacuteduit au minimum le pouvoir drsquointervention de lrsquoindividu sur sa destineacutee et sur celle de ses semblables Or mecircme si les deux auteurs diffegraverent sur le degreacute drsquoautonomie qursquoils accordent agrave lrsquohomme sur le plan ideacuteologique tous deux par leurs œuvres respectives tendent agrave imprimer une marque singuliegravere sur la religion qursquoils deacutepeignent traduisant ainsi un rapport individuel subjectif laquo moderne raquo agrave la religion

1 Sens et valeur de la souffrance humaineChateaubriand et Joseph de Maistre adoptent deux rapports

diffeacuterents face agrave la souffrance des hommes qui sont peut‑ecirctre autant de rapports agrave la condition humaine Pour Maistre la souffrance doit

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Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo

ecirctre appreacutehendeacutee agrave partir de la condition peacutecheresse voire criminelle de lrsquohomme Toujours meacuteriteacutee par nos propres fautes ou par le fruit drsquoune heacutereacutediteacute malheureuse elle appelle moins la compassion qursquoune justification rationnelle Surtout la souffrance est valoriseacutee ndash sans aller jusqursquoau dolorisme drsquoun Leacuteon Bloy cependant ndash pour ses vertus expiatrices purificatrices Pour sa part Chateaubriand tout en reconnaissant le scheacutema explicatif chreacutetien du peacutecheacute originel accorde agrave lrsquohomme plus drsquoautonomie (par le repentir et la chariteacute notamment) et deacuteploie une repreacutesentation du christianisme qui srsquoaccorde plus facilement avec certaines ideacutees des Lumiegraveres

Dans la Preacuteface du Geacutenie du Christianisme de lrsquoeacutedition Ladvocat (1826‑1828) Chateaubriand annonce drsquoentreacutee de jeu cette orientation

Aurait‑on bien fait demande‑t‑il de suivre le chemin que jrsquoavais traceacute pour rendre agrave la religion sa salutaire influence Je le crois En entrant dans lrsquoesprit de nos institutions en se peacuteneacutetrant de la connaissance du siegravecle en tempeacuterant les vertus de la foi par celles de la chariteacute on serait arriveacute sucircrement au but Nous vivons dans un temps ougrave il faut beaucoup drsquoindulgence et de miseacutericorde Une jeunesse geacuteneacutereuse est precircte agrave se jeter dans les bras de quiconque lui precircchera les nobles sentiments qui srsquoallient si bien aux sublimes preacuteceptes de lrsquoEacutevangile mais elle fuit la soumission servile et dans son ardeur de srsquoinstruire elle a un goucirct pour la raison tout agrave fait au‑dessus de son acircge4

Pour en arriver agrave une prise de parole efficace suggegravere Chateaubriand il faut se laisser peacuteneacutetrer de cette laquo connaissance du siegravecle raquo dans une deacutemarche qui ressemble agrave une recherche de compromis avec lrsquoesprit des Lumiegraveres dont on connait les reacuteserves vis‑agrave‑vis de certains dogmes precirccheacutes par lrsquoEacuteglise celui du peacutecheacute originel ou de la gracircce notamment Voltaire par exemple dira vouloir prendre le parti de lrsquohumaniteacute contre le laquo misanthrope sublime raquo qursquoest Pascal et en appellera dans ses Lettres philosophiques agrave une religion eacutepureacutee centreacutee sur lrsquohomme et sur son veacutecu laquo Le christianisme eacutecrit Voltaire nrsquoenseigne que la simpliciteacute lrsquohumaniteacute la chariteacute vouloir le reacuteduire agrave la meacutetaphysique crsquoest vouloir en faire

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

une source drsquoerreurs5 raquo Sans eacutevidemment cautionner lrsquoœuvre de Voltaire (il critique le laquo ridicule [que celui‑ci a] jeteacute sur la religion effaceacutee6 raquo) Chateaubriand semble prendre acte de cette critique de la religion et preacutesenter un christianisme qui insiste sur le sentiment plutocirct que sur une raison abstraite un christianisme qui serait tireacute du cocircteacute de lrsquohomme et qui lui offrirait degraves cette vie laquo indulgence raquo et laquo miseacutericorde raquo plutocirct que de le livrer sans relacircche aux chacirctiments expiateurs drsquoun Dieu courrouceacute On peut lire au livre I (chapitre IV) du Geacutenie du Christianisme une conception de lrsquoEacutevangile dont ni Voltaire ni le Vicaire Savoyard de Rousseau nrsquoauraient eu agrave redire laquo Sa doctrine [celle de lrsquoEacutevangile] nrsquoa point son siegravege dans la tecircte mais dans le cœur elle nrsquoapprend pas agrave disputer mais agrave bien vivre7 raquo La strateacutegie apologeacutetique de Chateaubriand srsquoeacuteloigne donc drsquoune theacuteologie rationnelle abstraite meacutetaphysique qui deacuteposseacutederait les individus de leur pouvoir drsquoagir et ancre au contraire le christianisme dans le veacutecu affectif et concret des hommes en insistant sur la morale positive des Eacutevangiles qui enseignent non agrave laquo disputer raquo mais agrave laquo bien vivre raquo Avec une ironie mordante Leacuteon Bloy critiquera ce sentimentalisme religieux ndash celui de Hugo certes mais aussi par lien de filiation celui de Chateaubriand ndash et il en fera lrsquoauxiliaire moderne de la penseacutee des Lumiegraveres laquo Admirable et providentiel renfort srsquoexclame‑t‑il dans le style grinccedilant qursquoon lui connait La sentimentaliteacute religieuse accourant agrave la rescousse des modernes perseacutecuteurs [les penseurs du xViiie siegravecle ldquole plus sot des siegraveclesrdquo]8 raquo Mecircme si le diagnostic de Bloy peut sembler poleacutemique il a le meacuterite de situer la laquo sentimentaliteacute religieuse raquo de Chateaubriand dans la continuiteacute du mouvement des Lumiegraveres

Certes lrsquoauteur du Geacutenie du Christianisme en bon apologegravete chreacutetien ne peut reacutecuser comme Voltaire ou Rousseau le dogme fondamental du peacutecheacute originel laquo qui explique lrsquohomme9 raquo et qui justifie theacuteologiquement la souffrance Mais contrairement agrave Maistre qui rapporte tout agrave ce dogme Chateaubriand le tempegravere en convoquant drsquoautres dimensions ou drsquoautres figures du christianisme susceptibles drsquoadoucir les misegraveres et les souffrances de lrsquohomme et de lui offrir un certain apaisement Dans ce contexte la souffrance nrsquoest pas proprement valoriseacutee Elle est une donneacutee de lrsquoexistence

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humaine qui appelle moins une justification meacutetaphysique srsquoadressant agrave la raison (comme ce sera le cas chez Maistre) qursquoune effusion de sentiments de pitieacute et de compassion

Parmi les figures convoqueacutees par Chateaubriand qui traduisent la tendresse du christianisme vis‑agrave‑vis de la souffrance humaine celle de la vierge Marie srsquoimpose comme lrsquoune des plus importantes en ce deacutebut du xixe siegravecle appeleacute agrave ecirctre traverseacute quelques deacutecennies plus tard (dans les anneacutees 1840‑50) drsquoune laquo bulle mariale raquo sans preacuteceacutedent10

Cette tendre meacutediatrice entre nous et lrsquoEacuteternel eacutecrit Chateaubriand ouvre avec la douce vertu de son sexe un cœur plein de pitieacute agrave nos tristes confidences et deacutesarme un Dieu irriteacute dogme enchanteacute qui adoucit la terreur drsquoun Dieu en interposant la beauteacute entre notre neacuteant et la majesteacute divine [hellip] On reconnait dans cette fille des hommes le refuge des peacutecheurs la consolation des affligeacutes elle ignore les saintes colegraveres du Seigneur elle est toute bonteacute toute compassion toute indulgence11

laquo Pitieacute raquo laquo tendresse raquo laquo bonteacute raquo laquo compassion raquo laquo indulgence raquo le reacuteconfort qursquooffre le christianisme agrave lrsquoindividu affligeacute se deacutecline sous plusieurs formes Marie est ici la laquo tendre meacutediatrice raquo entre lrsquohomme et un Dieu qui nrsquoest pas sans seacuteveacuteriteacute (il est laquo irriteacute raquo et animeacute de laquo saintes colegraveres raquo) mais qui peut se laisser fleacutechir et dispenser le pardon Dans cette relation agrave Dieu agrave travers Marie lrsquohomme nrsquoest pas deacutepeint comme un criminel qursquoil faudrait seacutevegraverement chacirctier mais comme un homme peacutecheur qui porte en lui laquo de tristes confidences raquo en reacuteaction desquelles le christianisme ouvre la voie au repentir laquo Quand la nature et les hommes sont impitoyables eacutecrit Chateaubriand il est bien touchant de trouver un Dieu precirct agrave pardonner il nrsquoappartenait qursquoagrave la religion chreacutetienne drsquoavoir fait deux sœurs de lrsquoinnocence et du repentir12 raquo Le Geacutenie du Christianisme preacutesente donc un Dieu de pardon dont la justice deacutepasse celle des hommes en ce qui touche la miseacutericorde En revanche chez Maistre le constat est diameacutetralement opposeacute La justice des hommes ne chacirctiant le crime que partiellement Dieu doit

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redoubler ses coups pour punir les hommes et lancer sur eux les laquo fleacuteaux du ciel raquo comme les guerres agrave titre de chacirctiments

Aux cocircteacutes du pardon le christianisme offre agrave lrsquohomme chez Chateaubriand plusieurs ressources susceptibles drsquoamoindrir sa souffrance Lrsquoespeacuterance par exemple est la laquo nourrice des infortuneacutes raquo et laquo berce [lrsquohomme] dans ses bras le suspend agrave sa mamelle intarissable et lrsquoabreuve drsquoun lait qui calme ses douleurs13 raquo Vertu laquo rigoureusement exigeacutee pour le chreacutetien raquo lrsquoespeacuterance est deacutecrite comme un don de Dieu placeacute en lrsquohomme pour soulager sa misegravere De mecircme la chariteacute meacutelange drsquoamour drsquoamitieacute et de pitieacute spiritualiseacutes agrave travers Dieu est laquo un puits drsquoabondance dans les deacuteserts de la vie14 raquo une assistance pour les besoins de lrsquoaffligeacute Degraves lors nrsquoeacutetant pas reacuteduit agrave seulement accepter sa souffrance ce dernier peut trouver au sein du christianisme agrave travers la chariteacute la foi et lrsquoespeacuterance quelque sujet de reacuteconfort

Si Chateaubriand parle au cœur des hommes en leur montrant laquo les nobles sentiments raquo de lrsquoEacutevangile Maistre semble pour sa part srsquoagissant de la souffrance adopter une position qui tend agrave mettre agrave distance les sentiments On srsquoeacutetonne en lisant les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg de la seacuteveacuteriteacute de certaines propositions de Maistre qui au nom drsquoune penseacutee geacuteneacuterale et meacutetaphysique neacuteglige la souffrance des individus dans sa dimension veacutecue Ce nrsquoest pas qursquoil eacutelude la question de la souffrance individuelle ndash il en parle inlassablement et en cela on peut sans doute reconnaicirctre lrsquoheacuteritage paradoxal de la penseacutee des Lumiegraveres ndash mais la plupart du temps il srsquoefforce de neutraliser les sentiments qui pourraient ecirctre rattacheacutes agrave lrsquoexpeacuterience de la souffrance Puisque tout homme participe du peacutecheacute laquo en sa qualiteacute drsquohomme raquo et qursquoil est par conseacutequent ineacutevitablement coupable (personne nrsquoeacutetant reacuteellement innocent) il faut eacuteviter de reacuteagir agrave la souffrance par un excegraves de pitieacute et voir plutocirct dans cet eacutetat un chacirctiment meacuteriteacute que les hommes se sont eux‑mecircmes attireacute en irritant Dieu Lrsquoindulgence et la douceur le repentir et le pardon lrsquoespeacuterance et la chariteacute souligneacutes par Chateaubriand comme faisant partie des consolations dispenseacutees par le christianisme sont chez Maistre releacutegueacutes au second plan dans lrsquoombre drsquoune justice providentielle qui est penseacutee en fonction du tout plutocirct que des parties

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Dans les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg la critique que fait le personnage du Comte du laquo Poegraveme sur le deacutesastre de Lisbonne raquo eacutecrit par Voltaire en 1756 est agrave cet eacutegard inteacuteressante Agrave travers ce poegraveme le philosophe de Ferney use des ressources du langage pour mettre en relief la sympathie et la pitieacute que font naicirctre en lui les conseacutequences humaines du cataclysme Il formule la matrice ndash sentimentaliste et individualiste ndash contre laquelle Maistre reacuteagira

Ces femmes ces enfants lrsquoun sur lrsquoautre entasseacutes Sous ces marbres rompus ces membres disperseacutes Cent mille infortuneacutes que la terre deacutevore Qui sanglants deacutechireacutes et palpitants encore Enterreacutes sous leurs toits terminent sans secours Dans lrsquohorreur des tourments leurs lamentables jours15

La souffrance est ici penseacutee en fonction de lrsquoindividu en fonction de ces enfants et de ces femmes laquo lrsquoun sur lrsquoautre entasseacutes raquo sans raison apparente elle est associeacutee dans un eacutelan de sympathie et de pitieacute propre au poegravete agrave une horreur sans mesure Or pour Maistre cette attitude de reacutevolte indigneacutee devant la souffrance des hommes tient preacuteciseacutement de lrsquoorgueil de lrsquohybris et trahit une ignorance effronteacutee du systegraveme geacuteneacuteral et invisible structurant le monde humain

Je me flatte dit le Comte que Voltaire nrsquoavait pas plus sincegraverement pitieacute que moi de ces malheureux enfants sur le sein maternel eacutecraseacutes et sanglants mais crsquoest un deacutelire de les citer pour contredire le preacutedicateur qui srsquoeacutecrie Dieu srsquoest vengeacute ces maux sont le prix de nos crimes car rien nrsquoest plus vrai en geacuteneacuteral16

Pour Maistre la preacutetendue pitieacute de Voltaire tourne au deacutelire degraves lors qursquoelle nourrit un esprit de contradiction qui remet en question lrsquoordre providentiel Le cœur et son cortegravege de sentiments ceux que Voltaire expose dans son poegraveme amegravenent lrsquohomme agrave accuser la providence car laquo le cœur humain continuellement reacutevolteacute contre lrsquoautoriteacute qui le gecircne fait des contes agrave lrsquoesprit qui les croit17 raquo

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Dans ce contexte Maistre sans reacuteprouver les sentiments de pitieacute ou de compassion face agrave la souffrance humaine tente drsquoeacuteviter de leur donner preacuteseacuteance sur des consideacuterations plus geacuteneacuterales Il se livre agrave un travail de neutralisation par lequel les concessions au sentiment rapidement eacutenonceacutees sont immeacutediatement deacutetourneacutees eacutetouffeacutees par un appel agrave la raison

Au reste dit le Comte la pitieacute est sans doute un des plus nobles sentiments qui honorent lrsquohomme et il faut bien se garder de lrsquoeacuteteindre de lrsquoaffaiblir mecircme dans les cœurs cependant lorsqursquoon traite des sujets philosophiques on doit eacuteviter soigneusement toute espegravece de poeacutesie et ne voir dans les choses que les choses mecircmes18

Cela signifie certes de ne pas voir comme Voltaire laquo cent milles infortuneacutes que la terre deacutevore raquo lagrave ougrave il nrsquoy en eut dans les faits que vingt milles Mais plus encore la laquo poeacutesie raquo contre laquelle Maistre nous met en garde est celle qui consisterait agrave voiler lrsquoordre invisible sous les choses concregravetes le geacuteneacuteral sous le particulier Agrave bien consideacuterer les choses dit le Comte laquo une foule de circonstances ne sont que pour les yeux19 raquo Les sentiments de pitieacute ou de compassion en nous deacutetournant de lrsquoordre invisible auquel tout doit se rapporter risquent de nous faire meacuteconnaicirctre la justice divine justice dans laquelle les individus ont peu de poids20 La souffrance doit ecirctre penseacutee en fonction de la communauteacute des hommes dont tous les membres sont solidaires les uns des autres laquo La ville a eacuteteacute punie agrave cause de son crime et sans ce crime elle nrsquoaurait pas souffert21 raquo dit le Comte agrave propos drsquoune ville hypotheacutetique qui se serait rebelleacutee contre lrsquoautoriteacute et qui aurait eacuteteacute apregraves coup chacirctieacutee par son souverain Illustrant par cet exemple le fonctionnement de la justice de Dieu le Comte dit que ce ne sont pas seulement les individus rebelles qui essuieront la correction mais bien la ville dans son ensemble dans une vision organique de la socieacuteteacute des hommes

Par ailleurs au regard de la justice geacuteneacuterale la sympathie pour la souffrance des hommes peut mecircme leur ecirctre deacuteleacutetegravere En eacutepargnant des coupables elle rend neacutecessaire une intervention de Dieu qui

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pourra prendre la forme de la guerre laquo Si la justice humaine les frappait tous [les coupables] il nrsquoy aurait point de guerre mais elle ne saurait en atteindre qursquoun petit nombre et souvent mecircme elle les eacutepargne sans se douter que sa feacuteroce humaniteacute contribue agrave neacutecessiter la guerre22 raquo Lrsquooxymore laquo feacuteroce humaniteacute raquo (le mot laquo humaniteacute raquo eacutetant pris au sens drsquoune vertu de douceur) opegravere un renversement tregraves net quant aux valeurs chreacutetiennes de tendresse de compassion et drsquoindulgence Une trop grande laquo humaniteacute raquo parmi les hommes en eacutepargnant les coupables segravemerait pour toute lrsquohumaniteacute les germes drsquoun chacirctiment agrave venir plus grand

Malgreacute le caractegravere autoritaire du Dieu de Maistre et le peu de poids que semble avoir lrsquoindividu dans lrsquoexercice de sa justice il faut voir ses chacirctiments comme un laquo gage manifeste drsquoamour23 raquo Dieu prenant plaisir agrave laquo perfectionner raquo son ouvrage De sa main laquo tendrement seacutevegravere raquo il punit rigoureusement car laquo si la tendresse ne pardonne rien crsquoest pour nrsquoavoir plus rien agrave pardonner24 raquo La tendresse est ici associeacutee agrave la seacuteveacuteriteacute et agrave la rigueur de Dieu qui agrave la maniegravere drsquoun pegravere ou drsquoun meacutedecin (deux images freacutequemment convoqueacutees par Maistre) gueacuterit le mal par le mal Les afflictions envoyeacutees aux hommes ne sont pas deacuteplorables ni tragiques elles sont au contraire une preuve de lrsquoamour de Dieu car crsquoest par elles (et par la priegravere) que lrsquohomme pourra se perfectionner dans cette vie et en vue de lrsquoautre vie La laquo perfectibiliteacute raquo de lrsquohomme tant ceacuteleacutebreacutee au siegravecle des Lumiegraveres est ici rameneacutee non sans insistance dans une perspective theacuteocentreacutee ougrave lrsquohomme ne peut se perfectionner qursquoen subissant passivement la souffrance que la main de Dieu lui envoie Ce laquo perfectionnement raquo pourra srsquoeacutelargir agrave la communauteacute des hommes agrave travers la reacuteversibiliteacute des peines les maux accepteacutes par les uns pouvant compenser pour la faute des autres

2 De la laquo chariteacute raquo au laquo sacrifice raquo Chez Maistre cette reacuteversibiliteacute des peines ouvre la porte au

sacrifice que nous pourrions voir comme une forme radicale de la chariteacute ou de lrsquoamour du prochain qui srsquoappuie sur le dogme de laquo lrsquoinnocence payant pour le crime25 raquo Les souffrances du juste ne sont pas seulement utiles pour lui‑mecircme mais laquo elles peuvent par

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une sainte acceptation tourner au profit des coupables raquo le juste en souffrant ainsi se laquo sacrifi[ant] reacuteellement pour tous les hommes26 raquo Lrsquoœuvre meacuteritoire et lrsquoexercice de la vertu semblent ecirctre laisseacutes dans lrsquoombre drsquoune logique sacrificielle ougrave lrsquoacceptation laquo sainte raquo de la souffrance par le juste peut seule aider les hommes agrave faire eacutequilibre aux maux dont ils sont collectivement les auteurs Il est agrave cet eacutegard inteacuteressant de noter que chez Maistre la figure du Christ est presque exclusivement eacutevoqueacutee dans sa dimension sacrificielle ses œuvres et ses enseignements eacutetant sauf exception laisseacutes en plan Par cette omission lrsquoauteur des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg nous donne agrave travers la figure du Christ un modegravele de sacrifice davantage qursquoun modegravele de vertu positive nous informant en cela du faible degreacute drsquoautonomie qursquoil accorde agrave lrsquohomme

Si le sacrifice peut ecirctre volontaire (comme dans le cas des laquo deacutevouements raquo et des austeacuteriteacutes des communauteacutes religieuses) il est assez souvent subi involontairement lors des guerres par exemple par lrsquoeffet drsquoune laquo loi occulte et terrible qui a besoin du sang humain27 raquo

Ainsi srsquoaccomplit sans cesse depuis le ciron jusqursquoagrave lrsquohomme la grande loi de la destruction violente des ecirctres vivants La terre entiegravere continuellement imbibeacutee de sang nrsquoest qursquoun autel immense ougrave tout ce qui vit doit ecirctre immoleacute sans fin sans mesure sans relacircche jusqursquoagrave la consommation des choses jusqursquoagrave lrsquoextinction du mal jusqursquoagrave la mort de la mort28

Le personnage du Seacutenateur preacutesente dans cet extrait la terre comme un autel imbibeacute de sang ougrave les hommes sont continuellement sacrifieacutes agrave la faveur des guerres ou des catastrophes naturelles Le rocircle des individus dans la justice providentielle est ainsi deacuterisoire chacun pouvant ecirctre appeleacute sur lrsquoautel du sacrifice afin de payer pour les crimes commis par lrsquoensemble des hommes

Agrave cette penseacutee sacrificielle qui srsquoappuie sur un Dieu seacutevegravere laquo qui aime agrave srsquoappeler Dieu de la guerre29 raquo Chateaubriand oppose un Dieu bienveillant dont la justice admet le repentir et le pardon et rejette ainsi la neacutecessiteacute du sacrifice Si pour Maistre

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la justice humaine semble deacutecouler de la justice divine30 et en ecirctre un reflet Chateaubriand comme nous lrsquoavons deacutejagrave souligneacute tend agrave deacutesolidariser ces deux ordres de justice deacutepeignant le premier comme implacable et avide de sang et le second comme tendre et sensible au repentir des hommes

Voici eacutecrit‑il un des plus hauts spectacles de la terre aux deux coins de cet eacutechafaud les deux Justices sont en preacutesence la Justice humaine et la Justice divine lrsquoune implacable et appuyeacutee sur un glaive est accompagneacutee du deacutesespoir lrsquoautre tenant un voile trempeacute de pleurs se montre entre la pitieacute et lrsquoespeacuterance lrsquoune a pour ministre un homme de sang lrsquoautre un homme de paix lrsquoune condamne lrsquoautre absout Innocente ou coupable la premiegravere dit agrave la victime laquo Meurs raquo la seconde lui crie laquo Fils de lrsquoinnocence ou du repentir montez au ciel raquo 31

Agrave lrsquoeacutechelle de la providence lrsquoexpiation des hommes nrsquoa donc pas agrave venir du sang et de la douleur La religion trempeacutee de pleurs de pitieacute et drsquoespeacuterance nrsquoexige pas de sacrifices plus qursquohumains et les hommes peuvent se gueacuterir de leur faute par leur repentir Cette place accordeacutee par Chateaubriand agrave la vertu active tend agrave redonner une certaine autonomie agrave lrsquoindividu qui peut deacutesormais srsquoacquitter de ses fautes autrement que par le sang ou lrsquoacceptation passive de la douleur

Dans Atala piegravece de fiction qui eacutetait inteacutegreacutee aux premiegraveres eacuteditions du Geacutenie du Christianisme le personnage du Pegravere Aubry deacutenonce le trop grand enthousiasme religieux dont fait preuve le personnage drsquoAtala qui srsquoempoisonne afin drsquoeacuteviter de rompre par amour pour Chactas les vœux de chasteteacute qursquoelle avait prononceacutes devant sa megravere alors que cette derniegravere eacutetait mourante

Les treacutesors du repentir vous eacutetaient ouverts lui dit‑il il faut des torrents de sang pour effacer nos fautes aux yeux des hommes une seule larme suffit agrave Dieu Rassurez-vous donc ma chegravere fille votre situation exige du calme adressons-nous agrave Dieu qui gueacuterit toutes les plaies de ses serviteurs32

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Le Dieu eacutevoqueacute ici est un dieu drsquoindulgence (laquo une seule larme lui suffit raquo) sensible aux remords des hommes et capable de pardon Crsquoest prendre le contrepied de Maistre qui ne cesse de reacutepeacuteter les vertus expiatrices du laquo sang raquo en vertu desquelles le sacrifice srsquoimpose comme voie de salut pour tous les hommes

Les hommes dit le personnage du Comte nrsquoont jamais douteacute que lrsquoinnocence ne pucirct satisfaire pour le crime et ils ont cru de plus qursquoil y avait dans le sang une force expiatrice de maniegravere que la vie qui est le sang pouvait racheter une autre vie33

Reposant sur des ressorts cosmiques et obeacuteissant agrave une fataliteacute religieuse qui ne voit en lrsquohomme qursquoun peacutecheur la penseacutee sacrificielle de Maistre semble atteacutenuer le message chreacutetien de bonteacute drsquoindulgence et de miseacutericorde en confeacuterant agrave ces valeurs un sens ineacutedit Au contraire Chateaubriand dans sa critique du sacrifice modegravere la dimension punitive du christianisme et exalte ses valeurs de pitieacute de pardon et de miseacutericorde confeacuterant ainsi agrave lrsquohomme dans la relation qui lrsquounit agrave Dieu un pouvoir drsquointervention qui se solde par un surcroicirct drsquoautonomie

3 Appropriation individuelle de la religionMalgreacute leurs positions divergentes sur la liberteacute qursquoils accordent

agrave lrsquoindividu dans lrsquoordre providentiel Maistre et Chateaubriand participent tous deux drsquoun recentrement du religieux sur le for intime ndash fucirct‑il en apparence paradoxal ndash qui se traduit par une appropriation individuelle de la religion

Lorsqursquoil dit srsquoadresser agrave laquo une jeunesse geacuteneacutereuse raquo qui laquo fuit la soumission servile raquo tout en eacutetant laquo precircte agrave se jeter dans les bras de quiconque lui precircchera les nobles sentiments qui srsquoallient si bien aux sublimes preacuteceptes de lrsquoEacutevangile34 raquo Chateaubriand ouvre la porte agrave un rapport plus individualiseacute agrave la religion agrave lrsquointeacuterieur duquel srsquoinsegravere une dimension intime centreacutee nous lrsquoavons vu sur le sentiment Cette jeunesse fuyant la laquo soumission servile raquo peut elle‑mecircme srsquoapproprier le christianisme et le projet mecircme de Chateaubriand (laquo passer de lrsquoeffet agrave la cause ne pas prouver que le christianisme

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est excellent parce qursquoil vient de Dieu mais qursquoil vient de Dieu parce qursquoil est excellent35 raquo) implique un rapport plus personnel plus immeacutediat agrave Dieu

Quant agrave Maistre son œuvre deacutecoule en deacutepit des appels agrave lrsquoautoriteacute qui la ponctuent drsquoune certaine prise de liberteacute individuelle Comme Chateaubriand Maistre est laiumlc36 et la vision singuliegravere du christianisme qursquoil propose nrsquoeacutemane pas de lrsquoautoriteacute drsquoun ministre de Dieu mais procegravede plutocirct drsquoun nouveau sacerdoce laiumlque celui exerceacute par lrsquoeacutecrivain en contexte de seacutecularisation Il srsquoensuit que la religion deacutecrite par Maistre mecircme srsquoil preacutetend la faire reposer sur laquo lrsquooreiller de lrsquoautoriteacute raquo est investie drsquoune certaine reacutesonance subjective lrsquoauteur fucirct‑il reacutesolument antimoderne se fait architecte agrave sa maniegravere de lrsquoexpeacuterience religieuse qursquoil met de lrsquoavant Pour Michel Despland cette tendance est assez geacuteneacuteraliseacutee chez les auteurs du xixe siegravecle mecircme chez ceux qui comme Maistre affectent de reacutesister agrave la moderniteacute et agrave son nouveau souffle drsquoindividualisme

Qursquoelle soit de droite ou de gauche protestante ou catholique la religion ne peut plus vivre sans lrsquoeacutevocation consciente ou non de dimensions intimes sans le deacutebut drsquoune articulation drsquoarriegraveres‑mondes ou srsquoeacuteprouve quelque chose dont le sujet est par neacutecessiteacute le seul juge [hellip] Chateaubriand Constant de Maistre Kierkegaard ont beau se preacutesenter comme des auteurs qui deacutefinissent la religion et eacutelaborent une certaine theacuteorisation agrave son sujet ils sont aussi des litteacuteraires qui impriment un certain style agrave leur propos de maniegravere agrave susciter de nouvelles reacutesonances dans ceux qui les lisent37

La deacutemarche litteacuteraire de Maistre est donc agrave prendre en consideacuteration srsquoagissant de la place qursquoil accorde agrave lrsquoindividu puisqursquoelle peut venir concurrencer certaines positions ou ideacutees deacutefendues dans le contenu des entretiens Agrave cet eacutegard la forme mecircme des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg est significative Lrsquoentretien ou la symposie permet de faire naicirctre les ideacutees agrave partir de la discussion laquo Nous parlons pour nous instruire et pour nous consoler38 raquo dit le personnage du Chevalier au Huitiegraveme entretien Crsquoest la symposie qui produit la connaissance le dialogue qui instruit et en ce sens

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la religion deacutecrite semble se recentrer quelque peu sur lrsquohomme en empruntant un genre habituellement mis au service de la philosophie (qui par le questionnement et la discussion tend naturellement agrave remettre en question lrsquoautoriteacute au profit de la raison individuelle qui lui sert de mesure39) Maistre ne fait pas un travail drsquoexeacutegegravese biblique et il ne srsquoen remet pas pleinement agrave lrsquoautoriteacute des textes sacreacutes Au contraire comme le note Antoine Compagnon il prend beaucoup de liberteacute par rapport agrave certains dogmes officiels quelques-unes de ses propositions ndash sur le mystegravere de lrsquoimputation notamment ndash frocirclant lrsquoheacutereacutesie40

Mais plus encore tout ce systegraveme religieux proposeacute par Maistre semble reposer sur une expeacuterience intime du siegravecle et de la Reacutevolution qui constitue cet laquo arriegravere‑monde raquo dont parle Despland et drsquoougrave jaillit peut‑ecirctre un rapport subjectif agrave la religion Lrsquoeacutevocation au Neuviegraveme entretien du laquo journal raquo du Comte genre de lrsquointime par excellence est agrave cet eacutegard tregraves inteacuteressante

Crsquoest lagrave que depuis plus de trente ans jrsquoeacutecris tout ce que mes lectures me preacutesentent de plus frappant Quelques fois je me borne agrave de simples indications drsquoautres fois je transcris mot agrave mot des morceaux essentiels souvent je les accompagne de quelques notes et souvent aussi jrsquoy place ces penseacutees du moment ces illuminations soudaines qui srsquoeacuteteignent sans fruit si lrsquoeacuteclair nrsquoest fixeacute par lrsquoeacutecriture Porteacute par le tourbillon reacutevolutionnaire en diverses contreacutees de lrsquoEurope jamais ces recueils ne mrsquoont abandonneacute et maintenant vous ne sauriez croire avec quel plaisir je parcours cette immense collection Chaque passage reacuteveille dans moi une foule drsquoideacutees inteacuteressantes et de souvenirs meacutelancoliques mille fois plus doux que tout ce qursquoon est convenu drsquoappeler plaisirs41

Ce passage aux reacutesonances reacutesolument intimes sert agrave introduire les deux livres (celui de Jennyngs intituleacute Examen de lrsquoeacutevidence intrinsegraveque du Christianisme et celui de Maistre Consideacuterations sur la France) qui serviront de base agrave la discussion qui va suivre sur la reacuteversibiliteacute des peines Tout se passe comme si le carnet de notes de lecture se substituait aux deux ouvrages en question que

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le Comte dit ne pas posseacuteder Ainsi la religion passe agrave travers le prisme de lrsquoindividualiteacute Certes on convoque lrsquoautoriteacute de sources exteacuterieures mais leur sont ajouteacutees laquo ces penseacutees du moment raquo qui viennent enrichir la reacuteflexion sur le christianisme lrsquoindividualiser et lrsquoinscrire peut‑ecirctre dans un horizon moderne

ConclusionAinsi Chateaubriand et Maistre reacuteagissent sur deux modes

diffeacuterents au legs des Lumiegraveres et aux conseacutequences de la Reacutevolution franccedilaise Si le premier precircche un laquo eacutevangile modeacutereacute raquo qui peut se concilier avec la penseacutee des Lumiegraveres le second mise sur la rupture et se positionne agrave contrecourant de la vague drsquoautonomisation de lrsquohomme qui caracteacuterise la moderniteacute depuis au moins la Reacuteforme et Descartes Devant le vide spirituel laisseacute par la Reacutevolution il srsquoagit dans un cas de modeacuterer lrsquoautoriteacute religieuse pour la rendre acceptable et digeste pour les individus de cette nouvelle socieacuteteacute et dans lrsquoautre cas de raffermir cette autoriteacute et drsquoaffaiblir la liberteacute individuelle au risque que le geste mecircme drsquoeacutecriture par la liberteacute dont il procegravede entre en tension avec le propos En somme mecircme en srsquoopposant agrave lrsquolaquo esprit moderne raquo heacuteriteacute des Lumiegraveres Chateaubriand et Maistre comme bon nombre drsquoauteurs reacuteactionnaires de la mecircme eacutepoque y prennent pleinement appui et y puisent certaines de leurs strateacutegies apologeacutetiques

1 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand Le Geacutenie du Christianisme Pierre Reboul (eacuted) Paris Garnier‑Flammarion 1966 t I p 43

2 Ibid p 463 Nous empruntons lrsquoexpression agrave Jean Delumeau qui lrsquoutilise agrave propos

de la pastorale chreacutetienne drsquoAncien reacutegime et qui srsquoapplique bien nous le verrons dans ce qui suit au discours reacuteactionnaire que tient Joseph de Maistre (cf Jean Delumeau Le peacutecheacute et la peur La culpabilisation en Occident xiiie-xviiie siegravecles Paris Fayard 1983 741 p)

4 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 46 5 Voltaire Lettres philosophiques Freacutedeacuteric Deloffre (eacuted) Paris

Gallimard (coll Folio classique) p 157 6 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 45

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7 Ibid p 728 Leacuteon Bloy Le deacutesespeacutereacute Paris Flammarion 2010 p 1659 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 6710 Alain Corbin Jean‑Jacques Courtine Georges Vigarello [dir] Histoire

des eacutemotions vol 2 Paris Seuil 2016 p 328 11 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 74 12 Ibid p 7813 Ibid p 106 14 Ibid p 10715 Voltaire Meacutelanges Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade)

1961 p 304 httpsfrwikisourceorgwikiPoegraveme_sur_le_deacutesastre_de_Lisbonne (page consulteacutee le 1er mai 2017)

16 Joseph de Maistre Les soireacutees de Saint-Peacutetersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence suivies De la traduction de Plutarque sur les deacutelais de la justice divine Paris Eacuteditions de la Maisnie 1980 t I p 228 (nous soulignons)

17 Ibid p 2518 Joseph de Maistre op cit t I p 231 (nous soulignons) Voir aussi au

Neuviegraveme entretien laquo Je sens bien que dans toutes ces consideacuterations nous sommes continuellement assaillis par le tableau si fatigant des innocents qui peacuterissent avec les coupables mais sans nous enfoncer dans cette question qui tient agrave tout ce qursquoil y a de plus profond on peut la consideacuterer seulement dans son rapport avec le dogme universel et aussi ancien que le monde de la reacuteversibiliteacute des douleurs de lrsquoinnocence au profit des coupables raquo (Joseph de Maistre op cit t II p 122) Dans cet extrait Maistre descend sur le terrain des Lumiegraveres et reconnait ecirctre laquo continuellement assaill[i] par le tableau si fatigant des innocents qui peacuterissent avec les coupables raquo Mais au lieu de tomber comme Voltaire dans une laquo poeacutesie raquo qui placerait le sentiment au centre des analyses il invoque un dogme plus geacuteneacuteral celui de lrsquoexpiation par le sacrifice deacuteplaccedilant le regard du lecteur sur un ordre supeacuterieur transcendant le veacutecu individuel de la souffrance Un peu plus loin au Dixiegraveme entretien on reconnait une strateacutegie analogue laquo Vous ne croyez pas sans doute dit le Seacutenateur que je veuille eacutetouffer la compassion dans les cœurs et vous savez ce que les crimes reacutecents ont fait souffrir au mien neacuteanmoins agrave srsquoen tenir agrave la rigoureuse raison que veut‑on dire raquo (Ibid p 166 [nous soulignons]) La laquo rigoureuse raison raquo vient ici comme ailleurs tempeacuterer le sentiment et mecircme si le Seacutenateur dit ne pas vouloir laquo eacutetouffer raquo la compassion on peut se demander si la seacutevegravere theacuteodiceacutee maistrienne ne

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Du laquo sentimentalisme religieux raquo agrave une laquo pastorale de la peur raquo

conduit pas justement agrave cet effet drsquoeacutetouffement et si la concession nrsquoest pas qursquoune figure de rheacutetorique

19 Joseph de Maistre op cit t I p 23120 Comme le fait remarquer Antoine Compagnon laquo chez de Maistre pour

comprendre la distribution du mal dans le monde il faut srsquoeacutelever au‑dessus de lrsquoindividu et saisir la justice eacuteternelle raquo (Antoine Compagnon Les antimodernes De Joseph de Maistre agrave Roland Barthes Paris Gallimard (coll Folio essai) p 133)

21 Joseph de Maistre op cit t I p 22722 Ibid p 24 (nous soulignons)23 Ibid p 8724 Ibid p 12925 Ibid p 12326 Ibid p 12927 Ibid p 1428 Ibid p 25‑2629 Ibid p 3830 Chez Maistre la justice des hommes dans lrsquoordre temporel est

deacutetermineacutee par une loi divine ce qui fait que les deux ordres de justice sont enchacircsseacutes lrsquoun dans lrsquoautre laquo Dieu ayant voulu faire gouverner les hommes par des hommes du moins exteacuterieurement il a remis aux souverains lrsquoeacuteminente preacuterogative de la punition des crimes et crsquoest en cela surtout qursquoils sont ses repreacutesentants raquo (Joseph de Maistre op cit t I p 28)

31 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t II p 132 32 Id Atala-Reneacute-Les aventures du dernier Abenceacuterage Fernand

Letessier (eacuted) Paris Classiques Garnier 1965 p 12433 Joseph de Maistre op cit t II p 12434 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 46 35 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand op cit t I p 56 36 En cela ils srsquoinscrivent bien dans leur temps Dans Le Christ des

Barricades Frank Paul Bowman explique que le discours theacuteologique au deacutebut du xixe siegravecle est massivement investi et pris en charge par des auteurs laiumlcs laquo Sans doute agrave aucun moment de son histoire ajoute‑t‑il le discours theacuteologique catholique nrsquoa connu une aussi forte participation laiumlque avec le renouveau et la liberteacute que comporte un certain caractegravere autodidacte raquo (Le Christ des Barricades 1789-1848 Paris Les eacuteditions du Cerf 1987 p 35)

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37 Michel Despland laquo Lrsquoexpeacuterience religieuse au xixe siegravecle I Le for intime et lrsquoestheacutetique de lrsquoexistence raquo dans Laval theacuteologique et philosophique Queacutebec vol 50 no 3 (octobre 1994) p 612

38 Joseph de Maistre op cit t II p 7939 Au Huitiegraveme entretien le personnage du Comte dit agrave propos des

philosophes qursquolaquo il nrsquoy a point drsquoautoriteacute qui ne leur deacuteplaise raquo (ibid p 109)

40 Antoine Compagnon op cit p 12641 Joseph de Maistre op cit t II p 118‑119

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renardJean-christophe naDeau Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Dans cet article je tacircche de montrer en quoi le thegraveme du stoiumlcisme est lrsquoun des fils conducteurs des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg et en quoi il permet de mieux comprendre le dolorisme de Joseph de Maistre La philosophie de la Stoa est selon Maistre agrave la fois proche du christianisme et opposeacutee agrave lui Si ses fondements theacuteoriques sont conformes aux dogmes de lrsquoEacuteglise il nrsquoen demeure pas moins que les pratiques de ses diffeacuterents adeptes sont des manifestations du peacutecheacute drsquoorgueil Ainsi lrsquoindiffeacuterence agrave la douleur la construction drsquoun ethos rheacutetorique et la discussion sur les maux constituent pour Maistre des trahisons de la penseacutee chreacutetienne Ces critiques du stoiumlcisme deacutevoilent alors quatre injonctions proprement doloristes que je me propose de restituer ici souffrir srsquoabstenir prier attendre

IntroductionLes Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg entretiennent une relation

eacutetrangement ambigueuml avec le stoiumlcisme Sous la plume de Maistre les personnages du Comte du Seacutenateur et du Chevalier vont et viennent entre lrsquoeacuteloge et le blacircme agrave lrsquoendroit des philosophes du Portique Le lecteur attentif remarquera tout drsquoabord que Seacutenegraveque repreacutesente lrsquoune des figures centrales aux yeux des trois amis Citeacute sans cesse comme figure drsquoautoriteacute au fil des entretiens son importance est telle que le Chevalier se fera un devoir drsquointercaler des extraits seacuteneacutequiens dans le manuscrit qui deviendra le miroir de leurs conversations laquo Si je ne me trompe il [cet ami agrave qui je ferai lire ces entretiens] croira mecircme que vous avez ajouteacute aux raisons de Seacutenegraveque qui devait ecirctre cependant un tregraves grand geacutenie car il est citeacute de tout cocircteacute1 raquo

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Cependant les reacuteserves du Comte sont nombreuses Quoiqursquoun livre tel que Seacutenegraveque Chreacutetien ait pu paraicirctre et qursquoil existe une rumeur selon laquelle ce mecircme stoiumlcien aurait entretenu une relation eacutepistolaire avec Saint‑Paul Seacutenegraveque eacutetait laquo retenu par les preacutejugeacutes du siegravecle de patrie et drsquoeacutetat2 raquo Et quoiqursquoau fait des dogmes chreacutetiens il semble aux dires du Comte que cet exemple de vertu soit en quelque sorte deacutecaleacute par rapport agrave lrsquoideacuteal de la chreacutetienteacute

Plusieurs indices disseacutemineacutes agrave travers les onze Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence3 me portent agrave penser que lrsquoattitude stoiumlcienne repreacutesente agrave la fois lrsquoexemple et la trahison drsquoune attitude authentiquement doloriste et deacutebrouiller cette ambiguiumlteacute permettra je lrsquoespegravere de jeter un regard plus lucide sur le rapport de Maistre agrave la souffrance Pour y parvenir je propose drsquoarticuler cette recherche autour drsquoun eacutepisode du troisiegraveme entretien des Soireacutees Jrsquoexaminerai en un premier temps les deux figures ideacuteales (le Sage et le Juste) qui eacutevoluent en parallegravele au sein des deux doctrines Ce regard initial me megravenera agrave distinguer lrsquoattitude philosophique et lrsquoattitude proprement religieuse Cette clef de lecture permettra en un deuxiegraveme temps de comprendre en quoi deux eacutepisodes tireacutes de romans qui appartiennent agrave la tradition maistrienne repreacutesentent des contre‑exemples en regard du dolorisme veacuteritable Ce parcours me conduira agrave comprendre en quoi lrsquoattitude stoiumlcienne ainsi que ses eacutemules incarne une faute aux yeux de Joseph de Maistre et comment le Juste repreacutesente le rapport le plus digne de louanges face agrave la douleur

1 Le stoiumlcisme et les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg11 Souffrir et srsquoabstenir la fillette de dix-huit ans

Jrsquoaimerais deacutebuter cette recherche en rappelant lrsquoeacutepisode qui mrsquoapparait deacutecisif dans cette affaire

Je ne puis mrsquoempecirccher dans ce moment de songer agrave cette jeune fille devenue ceacutelegravebre dans cette grande ville parmi les personnes bienfaisantes qui se font un devoir sacreacute de chercher le malheur pour le secourir Elle a dix‑huit ans il y en a cinq qursquoelle est tourmenteacutee par un horrible cancer qui lui ronge la tecircte Deacutejagrave les yeux et le nez ont disparu et le mal srsquoavance

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

sur ses chairs virginales comme un incendie qui deacutevore un palais En proie aux souffrances les plus aiguumles une pitieacute tendre et presque ceacuteleste la deacutetache entiegraverement de la terre et semble la rendre indiffeacuterente ou inaccessible agrave la douleur Elle ne dit pas comme le fastueux stoiumlcien Ocirc douleur tu as beau faire tu ne me feras jamais convenir que tu sois un mal Elle fait mieux elle nrsquoen parle pas Jamais il nrsquoest sorti de sa bouche que des paroles drsquoamour de soumission et de reconnaissance4

Plusieurs eacuteleacutements dessinent deacutejagrave une piste interpreacutetative On pourra noter en un premier temps lrsquoadjectif servant agrave deacutecrier un certain Posidonius5 comme laquo fastueux raquo Deuxiegravemement ndash et je crois que cela donne tout son sens agrave la premiegravere remarque ndash il semble que le critegravere de distinction entre les deux protagonistes de cet eacutepisode reacuteside dans la parole La fillette ne fait pas comme le stoiumlcien alors que ce dernier combat verbalement la douleur en essayant de lui refuser son statut de mal la jeune fille se tait sur ce sujet Posidonius serait ainsi un exemple de fatuiteacute voire de vaniteacute et drsquoorgueil en vertu de son rapport oral agrave la souffrance critique tregraves seacutevegravere si lrsquoon considegravere que crsquoest un chreacutetien qui profegravere une telle accusation agrave lrsquoeacutegard de lrsquoadepte de la Stoa Je voudrais drsquoabord examiner en quoi cet acte drsquoeacutenonciation constitue une profanation selon le Comte

12 Le Sage qui nrsquoest point le JusteIl faut cependant rendre agrave Ceacutesar ce qui est agrave Ceacutesar et agrave Dieu ce

qui est agrave Dieu en montrant en quoi les assises theacuteoriques du stoiumlcisme sont louangeacutees par le Comte Il affirme

Il faut rendre justice aux stoiumlciens Cette secte seule a meacuteriteacute qursquoon la nommacirct fortissimam et sanctissimam sectam [une secte entre toutes courageuse et veacuteneacuterable] Elle seule a pu dire (hors du christianisme) qursquoil faut aimer Dieu que toute la philosophie se reacuteduit agrave deux mots souffrir et srsquoabstenir qursquoil faut aimer celui qui nous bat et pendant qursquoil nous bat Elle a produit lrsquohymne de Cleacuteanthe et a inventeacute le mot de Providence6

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Ainsi la doctrine du Portique aurait anticipeacute la majeure partie des fondements de lrsquoattitude doloriste promue par les trois personnages des Soireacutees Elle a su dire avec un certain geacutenie qursquoil faut accepter son destin crsquoest‑agrave‑dire accorder sa volonteacute sur la Volonteacute Les stoiumlciens disent encore qursquoil faut accueillir les maux comme une manifestation du divin et qursquoil faut pour cette raison suivre les indications de la Providence On se souviendra de lrsquoexemple canonique du chien et de la charrette

Eux aussi Zeacutenon et Chrysippe affirmaient que tout est destin avec lrsquoexemple suivant Quand un chien est attacheacute agrave une charrette srsquoil veut la suivre il est tireacute et il la suit faisant coiumlncider son acte spontaneacute avec la neacutecessiteacute mais srsquoil ne veut pas la suivre il y sera contraint dans tous les cas De mecircme en est‑il des hommes mecircme srsquoils ne le veulent pas ils seront dans tous les cas contraints de suivre leur destin7

Lrsquoeacutethique stoiumlcienne se reacutesumerait ainsi aux termes sustine et abstine crsquoest‑agrave‑dire endurer les maux en refusant leur affect Le veacuteritable Sage serait ainsi celui qui a fait sienne la parole de Posidonius selon laquelle il ne faut pas convenir que la douleur soit veacuteritablement un mal Accordant sa volonteacute sur la Providence il ferait ainsi preuve drsquoune liberteacute vraie et authentique

[Il faut rendre] justice aux stoiumlciens qui devinegraverent jadis un dogme fondamental du christianisme en deacutecidant que le sage seul est libre Aujourdrsquohui ce nrsquoest plus un paradoxe crsquoest une veacuteriteacute incontestable et du premier ordre Ougrave est lrsquoesprit de Dieu lagrave se trouve la liberteacute8

On pourrait ainsi reacutesumer les adeacutequations entre stoiumlcien et veacuteritable chreacutetien au sens de Maistre dans les Soireacutees tous deux reconnaissent lrsquoexistence drsquoune Providence divine agrave lrsquoœuvre dans la creacuteation et tacircchent drsquoaccorder leur volonteacute agrave cette derniegravere Le Juste et le Sage suivraient docilement la charrette du Saint‑Pegravere de lrsquohumaniteacute en tacircchant drsquoentretenir un rapport ndash ou plutocirct une attitude ndash face agrave la douleur qui soit en accord avec sa Volonteacute On

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

notera aussi que les figures du Sage et du Juste sont deacutecrites par les deux doctrines comme eacutetant pratiquement impossibles agrave incarner au point ougrave lrsquoon est en droit de se demander srsquoil srsquoagit de modegraveles ideacuteaux de vertu de simples chimegraveres de lrsquoesprit ou encore de rares possibiliteacutes Maistre introduit drsquoailleurs lrsquoeacutepisode de la fillette en ces termes

Il nrsquoy a point de juste sur la terre Celui qui a prononceacute ce mot [Job] devint lui‑mecircme une grande et triste preuve des eacutetonnantes contradictions de lrsquohomme mais ce juste imaginaire je veux bien le reacutealiser un moment par la penseacutee et je lrsquoaccable de tous les maux possibles Je vous le demande qui a le droit de se plaindre dans cette supposition Crsquoest le juste apparemment crsquoest le juste souffrant Mais crsquoest preacuteciseacutement ce qui nrsquoarrivera jamais [hellip] [Suit lrsquoeacutepisode de la fillette] Certainement messieurs si lrsquoinnocence existe quelque part elle se trouve sur ce lit de douleur aupregraves duquel le mouvement de la conversation vient de nous amener un instant9

Ce passage qui permet drsquoassocier la fillette de dix-huit ans agrave une figure qui se rapproche le plus possible du Juste ideacuteal (car nous sommes tous peacutecheurs) fait retrouver le critegravere de distinction sur lequel jrsquoai mis lrsquoaccent plus haut Le Juste souffrant quoiqursquoil aurait toute la leacutegitimiteacute du monde agrave cet eacutegard ne se plaindrait pas de sa situation mecircme srsquoil eacutetait accableacute des pires maux du monde crsquoest dit le Comte laquo preacuteciseacutement ce qui nrsquoarrivera jamais10 raquo La fillette il faut le rappeler nrsquoen parle pas Elle se tait contrairement au Sage

Comme annonceacute agrave la section preacuteceacutedente jrsquoaimerais maintenant explorer en quoi ce champ seacutemantique de la parole et du silence est un eacuteleacutement capital agrave la compreacutehension drsquoun rapport authentiquement chreacutetien agrave la souffrance

13 Parole et silence la philosophie contre la religionLrsquoune des rares critiques adresseacutees de front agrave Seacutenegraveque est formuleacutee

de la maniegravere suivante par le Comte au huitiegraveme entretien

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La seule observation critique que je me permettrai sur votre theacuteologie [la theacuteologie du Chevalier] peut ecirctre aussi ce me semble adresseacutee agrave ce mecircme Seacutenegraveque laquo Aimeriez‑vous mieux disait‑il ecirctre Sylla que Reacutegulus etc raquo Mais prenez garde je vous prie qursquoil nrsquoy ait pas ici confusion drsquoideacutees Il ne srsquoagit point du tout de la gloire attacheacutee agrave la vertu qui supporte tranquillement les dangers les privations et les souffrances car sur ce point tout le monde est drsquoaccord il srsquoagit de savoir pourquoi il a plu agrave Dieu de rendre ce meacuterite neacutecessaire Vous trouverez des blaspheacutemateurs et mecircme des hommes simplement leacutegers disposeacutes agrave vous dire Que Dieu aurait bien pu dispenser la vertu de cette sorte de gloire Seacutenegraveque ne pouvant reacutepondre aussi bien que vous parce qursquoil nrsquoen savait pas autant que vous (ce que je vous prie de bien observer) srsquoest jeteacute sur cette gloire qui precircte beaucoup agrave la rheacutetorique et crsquoest ce qui donne agrave son traiteacute de la Providence drsquoailleurs si beau et estimable une leacutegegravere couleur de deacuteclamation11

Ce passage chargeacute en information est tregraves difficile agrave interpreacuteter Je crois pourtant y deacuteceler une remarque fondamentale pour la recherche qui mrsquooccupe Il srsquoagit en fait de renverser une parole de Seacutenegraveque contre lui‑mecircme Que dit cette parole Seacutenegraveque srsquoadressant agrave son lecteur demande laquo aimeriez‑vous mieux ecirctre Sylla que Reacutegulus 12 raquo crsquoest‑agrave‑dire preacutefegravereriez‑vous ecirctre Sylla cet homme agrave qui on fraya un passage agrave coup drsquoeacutepeacutee jusqursquoau forum cet homme qui souffre qursquoon lui preacutesente des tecirctes de consulaires et qui enfin verse sur les fonds publics le prix de ces assassinats ou bien preacutefeacutereriez‑vous ecirctre Reacutegulus ce geacuteneacuteral qui essuyant un revers de la Fortune se retrouva les paupiegraveres arracheacutees et qui fut mutileacute par drsquoinnombrables clous13 Agrave cette question Seacutenegraveque reacutepond qursquoil faut preacutefeacuterer ecirctre Reacutegulus agrave Sylla car ce dernier accepte de payer ce prix pour lrsquoexercice de la vertu et ne reacutecupegravere pas la gloire attacheacutee agrave lrsquoeacutepreuve de la douleur

Or ndash et crsquoest lagrave ougrave Maistre retourne lrsquoargument de Seacutenegraveque contre lui‑mecircme ndash Seacutenegraveque reacutecupegravere et fait usage drsquoune telle gloire Alors qursquoil recommande le silence et la reacutesignation ce stoiumlcien construit son ethos en se fondant sur une telle gloire Il nrsquoest pas agrave la hauteur de

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

ses propres mots et adopte lrsquoattitude drsquoun Sylla face agrave ses souffrances veacutecues son expeacuterience de la douleur devient un outil rheacutetorique qui donne une hauteur deacuteclamatoire agrave son ouvrage On retrouve ici la meacutefiance face agrave Posidonius dans lrsquoeacutepisode de la fillette eacutenoncer son indiffeacuterence agrave la douleur lui permet de consolider sa reacuteputation drsquohomme fort et sage Lagrave Maistre enfonce son premier clou dans la doctrine stoiumlcienne il srsquoagit drsquoun discours qui nrsquoest pas agrave la hauteur de la Veacuteriteacute de son ideacutee Un extrait tireacute du premier entretien eacuteclaire ce point

La philosophie seule avait devineacute depuis longtemps que toute la sagesse de lrsquohomme eacutetait renfermeacutee en deux mots sustine et aBstine Et quoique cette faible leacutegislatrice precircte au ridicule mecircme par ses meilleures lois parce qursquoelle manque de puissance pour se faire obeacuteir cependant il faut ecirctre eacutequitable et lui tenir compte des veacuteriteacutes qursquoelle a publieacutees Elle a fort bien compris que les plus fortes inclinaisons de lrsquohomme eacutetant vicieuses au point qursquoelles tendent eacutevidemment agrave la destruction de la socieacuteteacute il nrsquoavait pas de plus grand ennemi que lui‑mecircme et que lorsqursquoil a appris agrave se vaincre il savait tout14

La philosophie qui est ici associeacutee agrave la doctrine stoiumlcienne est dit Maistre une faible leacutegislatrice crsquoest‑agrave‑dire qursquoelle gouverne faiblement les hommes Enfermeacutee dans le discours (quoique ses discours contiennent plusieurs veacuteriteacutes theacuteoriques) elle nrsquoa pas de veacuteritable empire sur lrsquoesprit de celui qui deacutelibegravere gracircce agrave ses soins Cette lecture peut ecirctre confirmeacutee par le passage suivant tireacute cette fois du neuviegraveme entretien

Qursquoimporte que tel ou tel homme ait pu dire quelques mots mal prononceacutes sur lrsquoamour de Dieu Il ne srsquoagit pas drsquoen parler il srsquoagit de lrsquoavoir il srsquoagit mecircme de lrsquoinspirer aux autres et de lrsquoinspirer en vertu drsquoune institution geacuteneacuterale agrave porteacutee de tous les esprits Or voilagrave ce qursquoa fait le christianisme et voilagrave ce que jamais la philosophie nrsquoa fait ne fera ni ne peut faire On ne saurait assez le reacutepeacuteter elle ne peut rien sur le cœur de lrsquohomme ndash Circum prœcordia ludit [Elle a ses entreacutees

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aux alentours du cœur] Elle se joue autour du cœur jamais elle nrsquoentre15

Ainsi la philosophie serait impuissante agrave peacuteneacutetrer le cœur de celui qui incarne sa doctrine Toutes les theacuteories les reacuteflexions les analyses les raisonnements seraient vains car ils ne reacuteussiraient pas agrave trouver les entreacutees dans lrsquoacircme humaine ou pour le dire dans un langage chreacutetien ils ne permettent pas drsquoy glisser la fermeteacute de la foi On peut degraves lors apercevoir qursquoune incommensurabiliteacute seacutepare lrsquoattitude qui est issue de la doctrine philosophique de celle qui reacutepond de la doctrine proprement religieuse les hommes ne peuvent ecirctre philosophiquement chreacutetiens Crsquoest une voie qursquoils peuvent tenter drsquoemprunter16 mais elle ne permet pas de se mettre veacuteritablement en accord avec la divine Providence

De son cocircteacute la religion eacutevite de parler (contrairement agrave son antagoniste) de lrsquoamour de Dieu Pour ecirctre agrave la hauteur de la priegravere veacuteritable (que Ta Volonteacute soit faite ) le chreacutetien doit se taire telle la fillette de dix-huit ans Le complet accueil de la douleur doit srsquoeffectuer sans mecircme ouvrir agrave la possibiliteacute de la plainte car alors on sombrerait dans le discours ce qui eacutecarterait le chreacutetien de sa peacutenitence ce serait retomber dans la philosophie qui eacutetant confineacutee agrave sa prison deacutelibeacuterative est impuissante agrave franchir la frontiegravere qui seacutepare les pourtours du cœur de son sein Victoire donc de la religion puisqursquoelle permet de vivre jusque dans sa chair la douleur

2 Ascegravese et hypocrisie le masque de fer de lrsquoideacutee21 Le Laceacutedeacutemonien et le renard

Jrsquoen suis arriveacute agrave la conclusion selon laquelle pour Maistre la philosophie en geacuteneacuteral ndash et plus particuliegraverement le stoiumlcisme ndash est confineacutee dans une zone qui lrsquoempecircche de faire ce saut de la foi qui rendrait le porteur de la doctrine proprement chreacutetien On pourrait malgreacute tout objecter agrave Maistre que ces pauvres stoiumlciens font simplement face agrave la finitude de leurs moyens et qursquoils ont dans lrsquoeacutechec de leur parole une noble aspiration agrave la vertu

Si Maistre nrsquoavait abordeacute que cet aspect les stoiumlciens srsquoen tireraient agrave bon compte Cependant je crois qursquoil y a bel et bien un

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affront au christianisme de la part des adeptes de la philosophie du Portique Dans le passage qui suit immeacutediatement lrsquoobjection de Sylla et Reacutegulus agrave Seacutenegraveque le Comte fait le commentaire suivant

Quant agrave vous M le seacutenateur en mettant mecircme cette consideacuteration agrave lrsquoeacutecart vous avez rappeleacute avec beaucoup de raison que lrsquohomme souffre parce qursquoil est homme parce qursquoil serait Dieu srsquoil ne souffrait pas et parce que ceux qui demandent un homme impassible demandent un autre monde17

Deux choses me portent agrave lier ce passage agrave une critique agrave demi‑mot de lrsquoattitude stoiumlcienne La premiegravere est le contexte drsquoeacutenonciation qui fait immeacutediatement suite comme je lrsquoai dit agrave la critique adresseacutee agrave Seacutenegraveque La seconde est plus reacuteveacutelatrice le Comte fait mention drsquoun homme impassible et drsquoune espegravece de supeacuterioriteacute divine de celui qui serait au‑dessus de la souffrance Nul doute qursquoil srsquoagit ici drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoascegravese du Sage stoiumlcien Le lecteur attentif comprendra que lrsquoaffront est majeur le Sage stoiumlcien par le moyen de lrsquoascegravese joue agrave Dieu En se disant (je pegravese mes mots) au‑dessus des maux (il est bon je crois drsquoavoir en tecircte la parole de Posidonius dont il a eacuteteacute question plus haut) le tenant drsquoune posture asceacutetique se place orgueilleusement par‑delagrave la creacuteation crsquoest‑agrave‑dire hors du monde Son affront le voici il rejette la souffrance au lieu de lrsquoaccueillir il refuse de participer agrave la reacuteparation du peacutecheacute originel par le biais de la reacuteversibiliteacute18 La condamnation maistrienne vise ainsi une palette beaucoup plus large de chreacutetiens de parole que les seuls stoiumlciens toutes les formes drsquoascegravese qui reacutecupegravereraient ainsi la souffrance constitueraient ainsi un tout condamnable

Je voudrais pour exemplifier ce peacutecheacute de type asceacutetique puiser au sein drsquoun eacutepisode rapporteacute par Plutarque dans sa Vie de Lycurgue qui permet de poser le problegraveme de lrsquoascegravese et du rapport agrave la souffrance

Les enfants [de la ville de Laceacutedeacutemone] prennent le vol tellement au seacuterieux que lrsquoun drsquoentre eux dit‑on qui avait deacuterobeacute un renardeau et le cachait dans son manteau se laissa pour ne pas ecirctre pris deacutechirer le ventre par les griffes et les dents de lrsquoanimal sans broncher il en mourut19

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Il suffit de remplacer dans lrsquoanecdote lrsquoenfant par un sage stoiumlcien (un Posidonius ou un Seacutenegraveque par exemple) pour voir la faute ecirctre mise en lumiegravere Le renardeau qui fait ici office drsquoavatar de la douleur ronge les chairs du voleur comme punition drsquoun crime commis (dans le contexte chreacutetienmaistrien qui concerne cette recherche crsquoest le peacutecheacute originel) On remarque lrsquoineacutevitable reacutesultat qursquoil revecircte un masque drsquoindiffeacuterence ou bien qursquoil pleure son martyr le criminel mourra Cependant ndash et crsquoest lagrave le fond de lrsquoaffaire ndash tout se joue dans lrsquoattitude face agrave la souffrance laquo il se laissa pour ne pas ecirctre pris deacutechirer le ventre par les griffes et les dents de lrsquoanimal sans broncher20 raquo Lrsquohypocrite stoiumlcien afin drsquoeacuteviter la honte plaque sur son visage le sourire de marbre qui dissimule agrave tous sa douleur crsquoest lrsquoaffront de lrsquohomme jouant agrave Dieu drsquoautant plus srsquoil exalte par la parole son indiffeacuterence Le meacutepris de la douleur ainsi que la plainte sont deux rapports erroneacutes au grand mystegravere de la Justice divine rapports qui ne se limitent pas agrave lrsquoexemple stoiumlcien mais qui incarnent lrsquoaffront-type de lrsquohypocrisie asceacutetique

Pour montrer en quoi cet affront‑type est une clef de lecture pour la compreacutehension maistrienne du rapport chreacutetien agrave la douleur jrsquoaimerais porter un bref regard sur deux eacutepisodes tireacutes de romans du xixe siegravecle qui appartiennent agrave la tradition maistriennedoloriste agrave savoir Un Precirctre marieacute et Le Deacutesespeacutereacute

22 Deux exemples de peacutecheacute dans le rapport agrave la douleur221 Sombreval et le masque de fer

Le premier exemple est celui du precirctre ayant consommeacute son apostasie tel que preacutesenteacute par Barbey drsquoAurevilly dans Un Precirctre marieacute Lrsquoeacutepisode dont il est ici question est celui ougrave Neacuteel accompagne le precirctre marieacute hors de la ville alors qursquoil srsquoapprecircte agrave entreprendre son hypocrite pegravelerinage qui devra le faire passer pour saint aux yeux de lrsquoEacuteglise Lrsquoapostat srsquoeacutetait alors reacutesolu agrave srsquoinfliger lui-mecircme mille tourments (autoflagellation etc) pour montrer agrave tous ndash et surtout agrave sa fille ndash sa volonteacute de se reconvertir au christianisme Alors que Neacuteel regardait Sombreval srsquoeacuteloigner vers le monastegravere

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Il se demandait si malgreacute sa fiegravere eacutenergie cet homme pourrait comprimer toute sa vie une nature semblable agrave la sienne et rester le masque de fer de son ideacutee Or srsquoil ne le pouvait pas si un jour le fond du sacrilegravege brisait le masque en se gonflant si la foudroyante veacuteriteacute allait en sortir sous le coup de quelque providentielle catastrophe alors lrsquoeacuteternelle question laquo Que deviendrait Calixte raquo lui reprenait le cœur21

Tel le Laceacutedeacutemonien il plaque sur son visage le masque de fer qui dissimule agrave tous sa douleur Il reste totalement impassible au sein des mutilations qursquoil srsquoinflige lui-mecircme pour expier son crime Son effort attire tellement les regards des moines qui lrsquoentourent qursquoil en devient agrave leurs yeux laquo lrsquoeacutedification de la communauteacute22 raquo

Cependant la faute est double non seulement son indiffeacuterence agrave la douleur fait de lui un orgueilleux peacutecheur qui joue agrave Dieu (tel le stoiumlcien) mais encore il reacutecupegravere agrave son compte la reacuteputation de saint martyr qui deacutecoule de sa peacutenitence (tel un Seacutenegraveque)

Sombreval [hellip] poussait la perfection de lrsquohypocrisie jusqursquoagrave la sinceacuteriteacute drsquoune peacutenitence qui aurait effrayeacute bien des acircmes croyantes et qui agrave la sainteteacute mecircme eucirct paru redoutable Oui crsquoeacutetait lui Sombreval qui avait voulu toutes les rigueurs drsquoun chacirctiment que lrsquoeacutevecircque plus indulgent ne lui aurait peut‑ecirctre pas infligeacutees [hellip] Crsquoeacutetait lui qui lrsquoavait voulue cette peacutenitence et demandeacutee plus publique encore et si dure que lrsquoeacutevecircque avait refuseacute de condescendre agrave son deacutesir23

On pourrait ecirctre tenteacute de louer les efforts de Sombreval pour assurer le salut de sa fille mais du point de vue drsquoun maistrien rigoureux endurer les maux dans une perspective utilitariste transforme le rapport agrave la douleur en ascegravese hypocrite et mensongegravere et agrave celui qui jugerait que Sombreval nrsquoentretient pas veacuteritablement un rapport utilitaire agrave la souffrance jrsquoobjecterais le passage ougrave son masque de fer (sa reacutesolution) se brise livrant ainsi au lecteur le fond de la penseacutee de lrsquoapostat

Je nrsquoy croyais pas agrave leur Dieu mais parce que tu y croyais [sa fille Calixte] jrsquoai fait comme si jrsquoy croyais Jrsquoai menti

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Dossier Religion et romantisme au xixe siegravecle en France

Crsquoest pour toi que je leur ai joueacute cette comeacutedie dont tous ils ont eacuteteacute la dupe tant je la jouais bien parce que je la jouais pour toi Jrsquoaurais vieilli et je serais mort portant le fardeau de lrsquohypocrisie sur mon acircme [hellip] Et je serais mort agrave leur faire croire agrave tous que jrsquoeacutetais un saint et pour te faire moins pleurer ma fillette hellip Mais tu es morte et je repousse avec horreur cette comeacutedie qui nrsquoavait de sens que parce que je la jouais pour toi Et je redeviens ce que jrsquoeacutetais Je redeviens le Sombreval qui nrsquoa jamais eu drsquoautre Dieu que toi 24

Sombreval serait ainsi une illustration de cet affront-type au dolorisme maistrien comparable agrave celui des stoiumlciens des Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg

222 Marchenoir la pauvreteacute volontaire et le miracle du christianisme

Le second exemple qui me parait reacuteveacutelateur est celui de la condamnation de la pauvreteacute volontaire telle que preacutesenteacutee par Marchenoir dans Le Deacutesespeacutereacute de Leacuteon Bloy Une bregraveve mise en contexte srsquoimpose Marchenoir est un chreacutetien qui reconnait son incapaciteacute agrave obeacuteir agrave la regravegle du silence et agrave devenir un chartreux quelque chose le retient agrave lrsquoexteacuterieur du cloicirctre Contrairement aux apparences Marchenoir respecte malgreacute tout lrsquoinjonction maistrienne du silence il se tait sur sa douleur mais abonde en invectives sur tous les meacuteprisables hommes qui coexistent avec lui dans ce monde condamneacute agrave lrsquoapocalypse Lrsquoeacutepisode que je souhaite examiner est celui de sa condamnation de la pauvreteacute volontaire qui permet en contrepoint de deacutevoiler une attitude convenable agrave adopter lors de son seacutejour parmi les hommes

Crsquoest qursquoen effet la pauvreteacute volontaire est encore un luxe et par conseacutequent nrsquoest pas la vraie pauvreteacute que tout homme abhorre On peut assureacutement devenir pauvre mais agrave condition que la volonteacute nrsquoy soit pour rien Saint‑Franccedilois drsquoAssise eacutetait un amoureux et non pas un pauvre Il nrsquoeacutetait indigent de rien puisqursquoil posseacutedait son Dieu et vivait par son extase hors du monde sensible Il se baignait dans lrsquoor de ses lumineuses guenilleshellip La pauvreteacute veacuteritable est

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La Trahison du dolorisme ndash Le stoiumlcien le masque et le renard

involontaire et son essence est de ne pouvoir jamais ecirctre deacutesireacutee Le christianisme a reacutealiseacute le plus grand miracle en aidant les hommes agrave la supporter par la promesse drsquoulteacuterieures compensations Srsquoil nrsquoy a pas de compensations au diable tout Il est insenseacute drsquoespeacuterer mieux de notre nature 25

Que comprendre des mots de Marchenoir Le clergeacute a pour habitude de louer la pauvreteacute et entretient une noble pitieacute agrave lrsquoeacutegard des miseacutereux Or dit Marchenoir lrsquohomme qui souhaiterait ecirctre pauvre et qui se deacutebarrasserait de tout son bien pour expeacuterimenter la misegravere ne serait qursquoun neacutecessiteux de faccedilade rechercher volontairement un tel eacutetat serait ainsi du mecircme ordre que lrsquohypocrisie drsquoun Sombreval recherchant volontairement la souffrance expiatoire La veacuteritable misegravere ndash celle qui est digne de chreacutetiennes louanges ndash serait alors celle qursquoon subit comme un revers de la Providence et comme ce qui ne peut jamais ecirctre deacutesireacute Le chreacutetien authentique accueille et tacircche de supporter lrsquoeacutepreuve divine de son seacutejour sur terre lagrave est le miracle de la religion Ainsi la foi en une justice divine qui reacutepare tous les torts au jour du jugement dernier donne la force de supporter les maux

Une foi authentique ne cherche pas agrave srsquoeacutecarter de la douleur Elle ne cherche pas non plus agrave srsquoeacutelever au‑dessus drsquoelle ou agrave la nier la foi veacuteritable est drsquoaccepter de souffrir Le miseacutereux devra eacutevoluer dans le monde en criant sans cesse laquo que Ta Volonteacute soit faite raquo en tacircchant drsquoaccueillir toute la douleur du monde et de la vivre pleinement dans sa chair alors seulement il pourra espeacuterer participer pieusement agrave la Justice divine

3 Conclusion souffrir srsquoabstenir prier attendreUn doloriste veacuteritable ne saurait srsquoautoriser aucun eacutecart de

conduite Pour un penseur tel que Joseph de Maistre la plainte lrsquoorgueil et lrsquoutilitarisme au regard de la douleur sont toutes des attitudes qui offensent la Creacuteation et qui srsquoinscrivent agrave contrecourant de la Volonteacute divine Agrave partir de lrsquoexemple stoiumlcien jrsquoai chercheacute agrave deacutegager les diverses maniegraveres par lesquelles lrsquoindividu croyant bien faire se retrouve agrave trahir la penseacutee du Comte dans les Soireacutees

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de Saint-Peacutetersbourg Un rapport agrave la douleur qui serait digne du message chreacutetien serait celui qui accueille la Volonteacute divine qui se preacutesente sous la forme drsquoune eacutepreuve des maux en tant que reacuteparation des peacutecheacutes de lrsquohumaniteacute La simple intellection de la souffrance agrave la maniegravere drsquoun philosophe ne permet pas de participer convenablement agrave la reacuteversibiliteacute des peines Pour meacuteriter le titre de Juste lrsquohomme doit chercher agrave supporter la douleur au sein de sa chair via une conviction qui peacutenegravetre son cœur en eacutevitant la plainte la deacuteclamation et la construction drsquoun ethos rheacutetorique Enfin le chreacutetien veacuteritable doit faire lrsquoeacutepreuve involontaire de la douleur et ne pas la rechercher car il serait orgueilleux de preacutetendre connaicirctre les maux qui lui sont destineacutes

Maistre avait pour habitude de vanter deux termes employeacutes par la philosophie pour reacutesumer son approche du christianisme souffrir et srsquoabstenir Je crois qursquoau regard de cette recherche il faudrait adjoindre deux autres mots pour approfondir les points de doctrine qui sous‑tendent le dolorisme Ainsi on pourrait le reacutesumer via une quadruple injonction qui srsquoincarne dans lrsquoexemple de la fillette il faut souffrir (crsquoest‑agrave‑dire pacirctir dans sa chair sans chercher agrave eacuteviter la douleur) srsquoabstenir (crsquoest‑agrave‑dire se taire sur sa souffrance) prier (crsquoest‑agrave‑dire accorder sa volonteacute avec la Volonteacute et enjoindre ses contemporains agrave faire de mecircme) et attendre (crsquoest‑agrave‑dire conserver la foi et accepter lrsquoineacutevitable retour de lrsquoeacutepreuve) Si ces quatre conditions sont ducircment remplies on serait autoriseacute agrave dire avec le Seacutenateur laquo Si le juste (tel qursquoil peut exister) accepte les souffrances dues agrave sa qualiteacute drsquohomme et si la justice divine agrave son tour accepte cette acceptation je ne vois rien de plus heureux pour lui ni de si eacutevidemment juste26 raquo

1 Joseph de Maistre Les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg Œuvres Paris Robert Laffont (coll Bouquins) 2007 Neuviegraveme entretien p 714 Crsquoest le Chevalier qui parle

2 Ibid Neuviegraveme entretien p 715 Crsquoest le Comte qui parle3 Sous‑titre des Soireacutees4 Ibid Troisiegraveme entretien p 548 Crsquoest le Comte qui parle

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5 Ses paroles sont rapporteacutees par Ciceacuteron dans les Tusculanes Je me fie ici aux notes que Pierre Glaudes a inseacutereacutees dans son eacutedition des Œuvres de Maistre Cf Joseph de Maistre op cit p 1010

6 Joseph de Maistre op cit Sixiegraveme entretien note VII de Maistre p 642

7 Hippolyte Reacutefutations de toutes les heacutereacutesies I 21 LS 62A 8 Joseph de Maistre op cit Sixiegraveme entretien p 618 Crsquoest le Comte qui

parle9 Ibid Troisiegraveme entretien p 547‑548 Crsquoest le Comte qui parle10 Ibid11 Ibid Huitiegraveme entretien p 69112 Ibid13 Je mrsquoappuie ici sur les notes de Pierre Glaudes qui eacutetablit le parallegravele

entre ce passage de Maistre et un extrait du Traiteacute de la Providence de Seacutenegraveque ougrave il est essentiellement question de lrsquoideacutee selon laquelle le malheur profite agrave lrsquohomme de bien Cf Joseph de Maistre op cit p 1051

14 Joseph de Maistre op cit Premier entretien p 475 Crsquoest le Comte qui parle

15 Ibid Neuviegraveme entretien note III de Maistre p 72316 Cette tentative se soldera par un eacutechec mais il est possible que par

cette eacutepreuve lrsquohomme srsquoeacuteveillera agrave une saisie plus eacuteleveacutee des choses divines

17 Joseph de Maistre op cit Huitiegraveme entretien p 691 Crsquoest le Comte qui parle

18 Ideacutee maistrienne selon laquelle la souffrance des uns est reacutecupeacutereacutee afin drsquoexpier les peacutecheacutes des autres En conseacutequence la souffrance des enfants est juste

19 Plutarque laquo Vie de Lycurgue raquo Vies Parallegraveles XVIII 1 Paris Gallimard (coll Quarto) 2001 p 147

20 Id21 Barbey drsquoAurevilly Un Precirctre marieacute Paris GF‑Flammarion 1993

chapitre XX p 30422 Ibid chapitre XXIV p 36523 Ibid chapitre XXIV p 36724 Ibid chapitre XXIX p 42425 Leacuteon Bloy Le Deacutesespeacutereacute Paris Flammarion (coll GF) 2010 laquo La

fin raquo LXVIII p 39026 Joseph de Maistre Les Soireacutees de Saint-Peacutetersbourg op cit Huitiegraveme

entretien p 689 Crsquoest le Seacutenateur qui parle

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvagesimon pelletier Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Le preacutesent article entend inscrire ce qui constitue certainement la piegravece maitresse de lrsquoœuvre de Benjamin Constant le traiteacute De la religion au sein de lrsquoune des grandes traditions des lettres franccedilaises celle du dialogue feacutecond avec les cultures eacutetrangegraveres situeacutees tout agrave fait hors des bornes qui deacutelimitent le champ de la familiariteacute et de lrsquohabitude De la religion examine en effet diverses figures de lrsquoalteacuteriteacute dont celle qui nous inteacuteresse ici particuliegraverement le sauvage Nous entendons montrer que lrsquoeacutetude du culte des sauvages y engage de deux faccedilons celui qui la megravene drsquoune part elle le pousse agrave explorer les replis intimes de sa propre inteacuterioriteacute pour parvenir agrave deacutegager une compreacutehension approfondie de celle de lrsquoautre drsquoautre part et inversement elle le transforme en justifiant pleinement lrsquoadoption drsquoune viseacutee pour ses actions journaliegraveres

IntroductionLa deacutecouverte par les Europeacuteens de territoires inconnus drsquoeux

ndash tels que lrsquoAmeacuterique ndash ne signifie pas seulement la deacutecouverte de vastes espaces agrave conqueacuterir ou encore drsquoabondantes ressources agrave exploiter Elle signifie aussi celle drsquoune alteacuteriteacute nouvelle qui srsquoajoute au souvenir de lrsquoAntiquiteacute et qui entraine en cela une seacuterie de tremblements de terre culturels La logique exteacuterieure de conquecircte et drsquoappropriation est en effet doubleacutee drsquoune logique inteacuterieure plus subtile souvent oublieacutee et pourtant reacuteelle Lrsquoobservation ndash directe ou par la meacutediation des lettres ndash de mœurs et de coutumes eacutetrangegraveres favorise de nouvelles maniegraveres de se rapporter agrave soi en ce qursquoelle deacutevoile un mode drsquoexistence humaine hors de tout horizon drsquoattente

Les tribus laquo sauvages raquo semblent avoir tout speacutecialement susciteacute cet eacutetonnement feacutecond car elles ont parfois occasionneacute lrsquoimpression

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de donner agrave voir ce que drsquoinnombrables couches de convention recouvraient chez les autres peuples lrsquoaspect naturel et originaire de lrsquohomme Lrsquoimage du sauvage rendrait ainsi manifeste quelque chose de celui qui pose sur elle un regard curieux et qui normalement lui eacutechappe Elle possegravede encore le pouvoir de renverser la relation normale que lrsquoobservateur entretient avec les usages de la culture dont il est issu usages qui peacutetrissent habituellement lrsquoesprit de ceux qui y baignent parce qursquoelle tend agrave faire reacutealiser agrave lrsquoobservateur lrsquoeacutetrangeteacute de ses propres mœurs et par conseacutequent agrave glisser entre elles et lui une distance favorable agrave la reacuteflexion critique Lrsquoacte drsquoobservation modifie ainsi celui qui observe lrsquoobjet de la reacuteflexion modifie le sujet qui reacutefleacutechit

La litteacuterature franccedilaise contient de nombreux et magnifiques exemples de ce pheacutenomegravene Nous pouvons penser agrave lrsquoessai sur les cannibales de Michel de Montaigne mais aussi et peut‑ecirctre surtout aux deacuteveloppements sur lrsquohomme naturel qursquoils inspiregraverent agrave Jean‑Jacques Rousseau Cet article vise agrave eacutetudier lrsquoun des moments moins connus de cette relation feacuteconde agrave lrsquoalteacuteriteacute la reacuteflexion de Benjamin Constant sur la figure du sauvage Pour cela nous adopterons pour objet drsquoeacutetude le second livre de son grand traiteacute sur la religion intituleacute De la religion consideacutereacutee dans sa source ses formes et ses deacuteveloppements1 En faire une analyse minutieuse nous permettra drsquoobserver que la description de lrsquoalteacuteriteacute engage ici de deux faccedilons celui qui entreprend de la deacutecrire drsquoune part parce qursquoune compreacutehension approfondie de lrsquoautre appelle et requiert une investigation des mouvements intimes de lrsquointeacuterioriteacute crsquoest‑agrave‑dire une eacutetude de soi drsquoautre part parce que la constitution du portrait de lrsquoautre engendre insensiblement une transformation de soi dans la mesure ougrave elle permet drsquoisoler et de fixer des buts capables de diriger lrsquoaction En drsquoautres mots deacutecrire le sauvage crsquoest travailler en grande partie agrave partir de mateacuteriaux puiseacutes agrave mecircme la substance de celui qui deacutecrit crsquoest aussi inversement et neacutecessairement mettre en comparaison diverses configurations du social et juger certaines preacutefeacuterables agrave drsquoautres

Notre analyse se deacuteploiera en trois temps Nous ferons drsquoabord valoir les speacutecificiteacutes de la deacutemarche de Constant en la mettant en relation avec celle de Rousseau Nous poursuivrons en traccedilant une

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

esquisse de la faccedilon dont Constant comprenait les mouvements du cœur humain ce qui nous permettra de deacutemontrer la place preacutepondeacuterante de sa psychologie dans le tableau qursquoil brosse de la religion des sauvages Enfin nous montrerons que sa description du jongleur crsquoest‑agrave‑dire du laquo precirctre raquo sauvage eacutetaye une thegravese libeacuterale celle selon laquelle la liberteacute de religion est souhaitable voire neacutecessaire en socieacuteteacute

1 Faits et sentimentDans lrsquohistoire des ideacutees De la religion se deacutemarque en partie

par lrsquoabsence de ce qui eacutetait devenu depuis la seconde moitieacute du xViie siegravecle un lieu commun de lrsquoeacutetude philosophique de lrsquohomme et de ses origines lrsquohypothegravese drsquoun eacutetat de nature de lrsquohumaniteacute Dans la tradition franccedilaise Rousseau eacutetait notamment devenu ceacutelegravebre au XVIIIe pour avoir entrepris drsquoen brosser le portrait gracircce agrave une meacutethode bien particuliegravere consistant agrave deacutepouiller intellectuellement lrsquohomme de tout ce qui en lui provient de la vie sociale (intelligence langage etc) Autrement dit il avait entrepris de lrsquoimaginer laquo reacuteduit agrave ce qursquoil serait srsquoil avait toujours veacutecu isoleacute2 raquo Dans son Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les hommes (1755) il deacutepeint ainsi lrsquohomme naturel comme laquo errant dans les forecircts sans industrie sans parole sans domicile sans guerre et sans liaisons sans nul besoin de ses semblables comme sans nul deacutesir de leur nuire peut‑ecirctre mecircme sans en reconnaicirctre aucun individuellement3 raquo Selon cette perspective lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature constitue pour ainsi dire le reacutesultat de la neacutegation de tous les attributs qui appartiennent en propre agrave lrsquohomme civiliseacute4 Agrave cette liste de neacutegation on pourrait drsquoailleurs ajouter laquo sans religion raquo Rousseau cherche par lagrave agrave peindre un eacutetat si eacuteloigneacute dans le temps que les faits historiques deviennent pratiquement inutiles dans sa recherche Tout au plus certains faits ethnographiques peuvent srsquoaveacuterer utiles mais seulement dans la mesure ougrave ils permettent drsquoaccompagner lrsquoimagination vers cette eacutepoque reculeacutee qursquoil srsquoefforce de concevoir5 Il faut donc selon lui prendre dans ce genre de recherche un autre guide une connaissance fine du cœur humain qursquoon peut eacutetablir par introspection

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On pourrait dire que lrsquoapproche de Constant vise agrave prendre le contrepied de la meacutethode employeacutee par Rousseau En tentant de deacutepouiller lrsquohomme de tout ce qursquoil tient de la vie sociale on ne parvient en effet qursquoagrave lrsquoimaginer sans ce qursquoil y a en lui de speacutecifiquement humain laquo Lrsquohomme nrsquoest pas religieux parce qursquoil est timide il est religieux parce qursquoil est homme Il nrsquoest pas sociable parce qursquoil est faible il est sociable parce que la sociabiliteacute est dans son essence6 raquo La remonteacutee intellectuelle jusqursquoagrave lrsquoeacutetat originel de lrsquohumaniteacute constitue par lagrave une tentative laquo chimeacuterique raquo en ce qursquoelle megravene agrave deacutecrire un eacutetat dont aucun fait nrsquoatteste lrsquoexistence et dont par conseacutequent on ignore tout Partant lrsquoeacutetat sauvage qui a eacuteteacute et peut encore ecirctre observeacute ne srsquoidentifie nullement pour Constant agrave un eacutetat de nature Crsquoest donc apregraves avoir laisseacute en suspens lrsquoeacutenigme du point de deacutepart de lrsquohumaniteacute qursquoil prend lrsquoeacutetat sauvage comme point de deacutepart de son enquecircte7

Il y a chez lui la volonteacute de rester le plus pregraves possible du teacutemoignage des explorateurs et des savants sur le caractegravere des peuples qursquoil veut peindre Cependant cela ne signifie nullement que les deacutecouvertes de lrsquointrospection jouent chez lui un rocircle neacutegligeable celles‑ci gardent au contraire une place de choix Elles permettent drsquointerpreacuteter les faits de les trier voire de les expliquer De surcroicirct crsquoest sur la base drsquoune convergence entre le teacutemoignage des faits drsquoune part et sa connaissance des mouvements du cœur humain drsquoautre part que Constant est ameneacute agrave proposer lrsquoune des thegraveses majeures de son ouvrage la religion nrsquoa pas une origine exteacuterieure agrave lrsquohomme ce que laisse parfois penser lrsquohypothegravese de lrsquoeacutetat de nature elle est au contraire attacheacutee intimement agrave son inteacuterioriteacute et nrsquoa donc agrave proprement parler pas drsquoorigine Certes il existe de multiples et consideacuterables variations des formes et des opinions religieuses selon les lieux et les eacutepoques Mais le fait religieux est preacutesent chez tous les peuples connus que ceux‑ci soient sauvages ou civiliseacutes Ce seul constat devrait selon lui nous mener agrave consideacuterer la religion comme un simple fait humain comme une laquo loi fondamentale de notre nature8 raquo On peut de plus trouver en la religion un noyau drsquouniversaliteacute si lrsquoon deacutelaisse le plan des coutumes des routines ou des dogmes religieux et que lrsquoon remonte jusqursquoau plan du sentiment

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Il existe en effet chez lrsquohomme un sentiment laquo eacutetranger agrave tout le reste des ecirctres vivants9 raquo le sentiment religieux Il nous faut nous arrecircter quelque peu sur ce sentiment avant de preacuteciser la faccedilon dont il influence lrsquoexistence de lrsquoeacutetat sauvage car les faits rapporteacutes dans lrsquoouvrage ne valent que parce qursquoils deacutemontrent et illustrent son action

Constant deacutefinit le sentiment religieux de plusieurs faccedilons il repreacutesente agrave ses yeux laquo le besoin de connaicirctre les rapports qui existent entre lrsquohomme et les ecirctres invisibles qui influent sur sa destineacutee10 raquo laquo le besoin que lrsquohomme eacuteprouve de se mettre en communication avec la nature qui lrsquoentoure et les forces inconnues qui lui semblent animer cette nature11 raquo ou encore laquo le besoin de se rapprocher des ecirctres dont on invoque la protection12 raquo Cette pluraliteacute de deacutefinitions traduit en fait une difficulteacute agrave deacutefinir le sentiment religieux difficulteacute dont Constant eacutetait conscient Il la croyait imputable aux limites mecircmes du langage incapable drsquoenfermer et de circonscrire en une formule mecircme rigoureusement eacutetablie la nature drsquoun sentiment de cette espegravece laquo Tous nos sentiments intimes semblent se jouer des efforts du langage la parole rebelle par cela seul qursquoelle geacuteneacuteralise ce qursquoelle exprime sert agrave deacutesigner agrave distinguer plutocirct qursquoagrave deacutefinir Instrument de lrsquoesprit elle ne rend bien que les notions de lrsquoesprit Elle eacutechoue dans tout ce qui tient drsquoune part aux sens et de lrsquoautre agrave lrsquoacircme13 raquo Cette infirmiteacute du langage srsquoavegravere par ailleurs lrsquoun des thegravemes qursquoil aborde dans Adolphe14 Il en reacutesulte que pour communiquer la nature et lrsquoaction de nos sentiments Constant favorise les descriptions plutocirct que les deacutefinitions

En colligeant et en croisant plusieurs passages disperseacutes ccedila et lagrave dans son œuvre nous sommes cependant en mesure de proposer une reconstitution de la faccedilon dont il concevait le cœur humain Cela nous permettra de mieux comprendre le sentiment religieux

Tout dans le cœur humain ndash nos besoins nos deacutesirs mais aussi nos sentiments ndash peut ecirctre rattacheacute de pregraves ou de loin au mobile principal des actions humaines lrsquointeacuterecirct personnel Or reacuteduire la vie affective de lrsquoacircme agrave une quecircte toujours renouveleacutee de satisfaction eacutegoiumlste crsquoest se condamner agrave porter sur elle un regard singuliegraverement eacutetroit et borneacute Il y a indeacuteniablement en nous une tendance nous poussant

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agrave faire de nous‑mecircmes le centre auquel nous rapportons tout Mais il y a aussi en nous une tendance contraire qui nous incite agrave sortir de nous‑mecircmes et agrave adopter un laquo centre inconnu invisible sans nulle analogie avec la vie habituelle et les inteacuterecircts journaliers15 raquo Nous sommes ici plutocirct loin de la psychologie rousseauiste des passions dans laquelle tout sentiment deacuterivait en deacutefinitive de lrsquoamour de soi mecircme la pitieacute16 Par contraste Constant reconnait lrsquoexistence drsquoun authentique eacutelan altruiste dans lrsquoacircme humaine En effet les vexations du quotidien la finitude de toute chose et surtout la nocirctre17 favorisent pour lui le sentiment de lrsquoinsuffisance de toutes les satisfactions poursuivies par lrsquointeacuterecirct laquo [Au] milieu de ses succegraves et de ses triomphes ni cet univers qursquoil a subjugueacute ni ces organisations sociales qursquoil a eacutetablies ni ces lois qursquoil a proclameacutees ni ces besoins qursquoil a satisfaits ni ces plaisirs qursquoil diversifie ne suffisent agrave son acircme Un deacutesir srsquoeacutelegraveve sans cesse en lui et lui demande autre chose18 raquo Nous eacuteprouvons alors le besoin laquo de sortir des limites qui nous renferment19 raquo Notre imagination qui eacutepouse cet eacutelan franchit alors les bornes qui nous importunent elle pointe vers un ailleurs caracteacuteriseacute par leur absence Il lui faut laquo un monde dont elle dispose et qursquoelle embellisse agrave son greacute20 raquo

Lrsquoactiviteacute de lrsquoimagination permet ainsi la naissance drsquoun deacutesir drsquoabsolu drsquoeacuteterniteacute drsquoinfini deacutesir qui nous deacutesinteacuteresse des autres satisfactions et nous dispose donc au sacrifice de nous-mecircmes Tous nos sentiments laquo geacuteneacutereux raquo et laquo profonds raquo (tels que lrsquoamour le besoin de gloire ou encore la pitieacute) incluent cette reacutefeacuterence agrave lrsquoinfini et agrave lrsquoeacuteterniteacute21 Aussi sont‑ils le produit de la cohabitation en nous de deux tendances contraires lrsquoune eacutegocentrique et donc eacutegoiumlste lrsquoautre allocentrique et pour cela altruiste22 Crsquoest drsquoailleurs cette contradiction constitutive qui reacuteside au fond de toutes ces passions qui les rend si difficiles agrave traduire en deacutefinition

Qursquoest‑ce donc que le sentiment religieux Quoiqursquoinseacuteparable du deacutesir drsquoinfini drsquoeacuteterniteacute et drsquoabsolu le sentiment religieux ne srsquoidentifie pas complegravetement agrave lui Si nous le comprenons bien il srsquoagit en fait du postulat eacuteprouveacute pour ainsi dire sur le plan de la sensibiliteacute que lrsquoobjet de ce deacutesir existe sous une forme ou une autre

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

Nous eacuteprouvons un deacutesir confus de quelque chose de meilleur que ce que nous connaissons le sentiment religieux nous preacutesente quelque chose de meilleur Nous sommes importuneacutes des bornes qui nous resserrent et qui nous froissent le sentiment religieux nous annonce une eacutepoque ougrave nous franchirons ces bornes nous sommes fatigueacutes de ces agitations de la vie qui sans se calmer jamais se ressemblent tellement qursquoelles rendent agrave la fois la satieacuteteacute ineacutevitable et le repos impossible le sentiment religieux nous donne lrsquoideacutee drsquoun repos ineffable toujours exempt de satieacuteteacute En un mot le sentiment religieux est la reacuteponse agrave ce cri de lrsquoacircme que nul ne fait taire agrave cet eacutelan vers lrsquoinconnu vers lrsquoinfini que nul ne parvient agrave dompter entiegraverement de quelques distractions qursquoil srsquoentoure avec quelque habileteacute qursquoil srsquoeacutetourdisse ou qursquoil se deacutegrade23

Le sentiment religieux constitue la plus laquo pure24 raquo de nos passions laquo nobles deacutelicates et profondes25 raquo De la mecircme espegravece qursquoelles celui‑ci srsquoen distingue neacuteanmoins en ce qursquoil nrsquoy a que tregraves peu drsquoeacutegoiumlsme en lui raison pour laquelle Constant tend parfois dans De la religion agrave le confondre avec lrsquoaltruisme mecircme Redevable agrave lrsquoactiviteacute de lrsquoimagination ce postulat sensible de lrsquoexistence du divin nrsquoest cependant pas consideacutereacute par Constant comme une erreur imprimeacutee en nous de maniegravere indeacuteleacutebile celui‑ci tend au contraire agrave lui attribuer une valeur de veacuteriteacute laquo Pour refuser agrave ce sentiment une base reacuteelle il faudrait supposer dans notre nature une inconseacutequence drsquoautant plus eacutetrange qursquoelle serait la seule de son espegravece Rien ne paraicirct exister en vain Tout symptocircme indique une cause toute cause produit son effet26 raquo Par lagrave le sentiment religieux paraicirct malgreacute tout assez proche de la laquo lumiegravere27 raquo ou du laquo sentiment inteacuterieur28 raquo que le Vicaire Savoyard dans lrsquoEacutemile prenait pour guide dans ses recherches meacutetaphysiques et religieuses laquo Loin de croire que qui juge drsquoapregraves lui soit sujet agrave se tromper je crois que jamais il ne nous trompe et qursquoil est la lumiegravere de notre faible entendement lorsque nous voulons aller plus loin que ce que nous pouvons concevoir29 raquo eacutecrivait Rousseau Si Constant se seacutepare de lrsquoune des facettes de la

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penseacutee de Rousseau ce nrsquoest donc que pour mieux srsquoen approprier une autre et lui faire connaicirctre un deacuteveloppement tout agrave fait ineacutedit

2 Le culte sauvage comme reflet des contradictions du cœur humainLrsquoambition de Constant nrsquoest pas seulement de deacutecrire le culte

des sauvages30 il srsquoagit aussi drsquoexpliquer les eacuteleacutements dont il se compose Pour cette raison il est ameneacute agrave recourir agrave sa connaissance des rouages du cœur humain et agrave preacutesenter ce culte comme le produit drsquoune lutte feacuteconde de ses deux tendances fondamentales et contradictoires En drsquoautres mots il y a sous lrsquoimmobiliteacute apparente de lrsquoeacutetat sauvage31 des mouvements souterrains des conflits plongeant leurs racines dans lrsquointeacuterioriteacute mecircme de lrsquohomme laquo On peut donc envisager le culte des Sauvages sous deux points de vue suivant qursquoon srsquoattache agrave ce qui vient du sentiment ou agrave ce qui est lrsquoœuvre de lrsquointeacuterecirct Le sentiment eacuteloigne lrsquoobjet de son culte pour mieux lrsquoadorer lrsquointeacuterecirct le rapproche pour mieux srsquoen servir32 raquo Si lrsquointelligence joue aussi son rocircle dans le processus de creacuteation de la forme religieuse des sauvages elle srsquoavegravere en revanche devanceacutee par lrsquoaction du sentiment et pervertie par celle de lrsquointeacuterecirct Son rocircle reste donc secondaire voire subordonneacute

Penchons‑nous quelque peu sur lrsquoaspect de ce culte non pour en faire une description exhaustive mais pour deacutemontrer suffisamment ce point Degraves le deacutebut du livre II la preacutesentation des faits est eacutetroitement unie agrave leur explication

Lrsquohomme [hellip] place toujours dans lrsquoinconnu ses ideacutees religieuses Pour le sauvage tout est inconnu Son sentiment religieux srsquoadresse donc agrave tout ce qursquoil rencontre [hellip] Entoureacute de la sorte drsquoobjets puissants actifs influant sans cesse sur sa destineacutee il adore parmi ces objets celui qui frappe le plus fortement son imagination Le hasard en deacutecide Crsquoest le rocher crsquoest la montagne quelquefois une pierre souvent un animal33

Les lois de la nature qui environne le sauvage lui sont inconnues Celle‑ci lui semble donc remplie de volonteacutes puissantes et intelligentes Son sentiment religieux le pousse ainsi agrave concevoir et agrave se faccedilonner avec ce qursquoil a sous la main de petites diviniteacutes portatives qui le

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remplissent de respect auxquelles il voue une adoration deacutesinteacuteresseacutee et avec lesquelles il partage ce qui lui est agreacuteable Ces idoles ont reccedilu plusieurs noms au cours de lrsquohistoire les starryks chez les Ostiaques les manitous chez les Iroquois etc Constant utilise quant agrave lui un nom geacuteneacuterique invention des voyageurs europeacuteens les feacutetiches Le sentiment religieux suscite la genegravese des feacutetiches parce qursquoil est chez lui dans lrsquoinconnu Cependant comme il tend eacutegalement vers les notions drsquoinfini et drsquoabsolu il ajoute agrave la religion des sauvages laquo une notion plus vague plus mysteacuterieuse moins applicable agrave la vie commune et qui cependant remplit drsquoun respect plus profond drsquoune eacutemotion plus intime lrsquoacircme de lrsquoadorateur34 raquo il srsquoagit de lrsquoideacutee drsquoun Grand Esprit Il y a donc dans le feacutetichisme quelque chose de fort au‑dessus du feacutetichisme reacutesultat des laquo efforts35 raquo du sentiment religieux pour srsquoeacutelever au‑dessus des conceptions que lui suggegravere lrsquoignorance

Lrsquointelligence ainsi surpasseacutee par le sentiment degraves ses premiers pas exerce neacuteanmoins son influence sur la forme religieuse propre agrave lrsquoeacutetat sauvage laquo Le besoin inteacuterieur que lrsquohomme eacuteprouve drsquoadorer des ecirctres avec lesquels il corresponde et dont les soins protecteurs veillent sur lui suffit au sentiment religieux pour concevoir des dieux tuteacutelaires Lrsquointelligence qui observe avant de juger tire des pheacutenomegravenes exteacuterieurs qursquoelle compare et qursquoelle rapproche des conclusions en partie diffeacuterentes36 raquo Comme le sauvage soupccedilonne que des intentions se cachent derriegravere les pheacutenomegravenes de la nature et que ceux‑ci peuvent lui ecirctre soit favorables soit deacutefavorables il est conduit agrave supposer qursquoil existe deux types de dieux ceux qui sont bienveillants envers lui ainsi que ceux qui sont ses ennemis laquo Les Araucaniens croyaient en un dieu hostile et les Iroquois dans leurs harangues srsquoexhortent reacuteciproquement agrave ne pas eacutecouter la diviniteacute perverse qui se plaicirct agrave les tromper pour les perdre37 raquo Or fait inteacuteressant Constant note que le sentiment religieux laquo srsquoeacutelegraveve toujours contre cette conception38 raquo et qursquoil tacircche de lrsquoadoucir en eacutetablissant la supreacutematie du bon principe sur le mauvais Le cadre drsquoanalyse deacuteployeacute dans lrsquoouvrage par Constant le megravene ainsi agrave repreacutesenter le sentiment religieux comme luttant contre la forme qursquoil participe pourtant agrave creacuteer contre la forme qui reacutesulte de ses demandes mecircmes et ce afin de la perfectionner

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Cette lutte est drsquoautant plus vigoureuse que lrsquointeacuterecirct deacutetermine comme le sentiment de larges pans du culte sauvage Agrave lrsquoimage de notre nature double en effet la relation du sauvage envers son feacutetiche est ambigueuml au mouvement deacutesinteacuteresseacute de respect qui remplit son cœur srsquoajoute un mouvement inteacuteresseacute qui agit en sens contraire Lrsquointeacuterecirct mobilise ainsi lrsquointelligence agrave son service et lui enjoint de comprendre les ecirctres divins avec qui il communique pour chercher agrave deacutecouvrir les moyens de srsquoattirer leurs faveurs laquo Ce nrsquoest plus le sentiment religieux qui domine crsquoest lrsquoesprit armeacute pour lrsquointeacuterecirct et reacutefleacutechissant sur lrsquoobjet que lui a preacutesenteacute le sentiment religieux39 raquo La religion devient alors semblable agrave un commerce un trafic

Pour atteindre son but il srsquoefforce de juger de cet objet mysteacuterieux Or il nrsquoen peut juger que par lrsquoanalogie qursquoil lui suppose avec la seule chose dont il ait quelque connaissance crsquoest‑agrave‑dire avec lui‑mecircme Comme il srsquoirrite contre qui lrsquooffense srsquoadoucit envers qui lrsquoapaise devient bienveillant pour qui le sert ou le flatte ce qui nrsquoest qursquoune autre maniegravere de promettre de le servir il en conclut que lrsquoobjet qursquoil adore agit ainsi qursquoil agirait40

Le sentiment religieux eacutelevait le sauvage au‑dessus de lui‑mecircme mais lrsquointeacuterecirct qui favorise lrsquoanthropomorphisme rabaisse le feacutetiche au niveau du sauvage Lrsquoinconveacutenient est que la morale tend ainsi agrave deacutelaisser la figure du feacutetiche Celui-ci devient un ecirctre laquo eacutegoiumlste et avide raquo exigeant en eacutechange de sa protection non seulement des laquo victimes raquo et des laquo offrandes41 raquo mais encore des preuves de soumission des deacutemonstrations de laquo deacutevouement raquo et laquo drsquoabneacutegation de soi42 raquo Srsquoimpose alors lrsquoideacutee que lrsquoadorateur doit srsquoinfliger des souffrances et des privations de toutes sortes pour obtenir les faveurs de son feacutetiche43 Cette dynamique a pour effet de faire deacutevier de sa direction premiegravere la tendance altruiste du cœur de lrsquohomme car sa disposition spontaneacutee au sacrifice de soi fruit du sentiment religieux se trouve alors reacutecupeacutereacutee et instrumentaliseacutee par lrsquointeacuterecirct Il ne suffit donc pas de dire que lrsquointeacuterecirct fait de la religion un processus drsquoeacutechange il faut aussi ajouter que ce trafic puise de remarquables forces dans la disposition au sacrifice de soi qui habite lrsquohomme

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Or agrave nouveau tout se passe comme si le sentiment religieux se reacutevoltait neacutecessairement contre cette face hideuse de la religion sauvage engendreacutee par la tendance eacutegoiumlste du cœur humain En effet bien que le feacutetiche ne constitue pas une figure morale le sentiment religieux avance Constant reacuteussit tout de mecircme agrave faire peacuteneacutetrer par laquo mille routes invisibles44 raquo des notions de justice dans la religion et ce parce que la morale est un sentiment laquo Elle srsquoassocie au sentiment religieux parce que tous les sentiments se tiennent45 raquo Ainsi la religion exerce bel et bien un effet salutaire sur les liens humains

Drsquoabord en ne la consideacuterant que dans son rapport le plus circonscrit le traiteacute qursquoelle suppose entre lrsquoadorateur et son dieu implique une ideacutee de fideacuteliteacute aux engagements par conseacutequent une notion de morale En second lieu mecircme dans lrsquoeacutetat sauvage une espegravece drsquoassociation existe Les individus drsquoune horde sont unis entre eux par un inteacuterecirct commun Cet inteacuterecirct commun doit avoir aussi sa diviniteacute tuteacutelaire La religion le prend sous sa sauvegarde elle protegravege lrsquoassociation contre ses membres et les membres de lrsquoassociation les uns contre les autres46

Toute forme de relation implique une forme de laquo contrat raquo tacite ou explicite visant agrave favoriser lrsquointeacuterecirct commun de ceux qui y souscrivent Or lrsquointeacuterecirct personnel ne peut seul garantir le respect de ce contrat ndash il y a en effet des cas ougrave on peut tirer avantage drsquoune parole violeacutee Crsquoest ici que lrsquoautre tendance du cœur humain entre en jeu Le serment est une forme de garantie des engagements et la religion une garantie que chacun respectera le serment Pour le sauvage le serment a quelque chose de sacreacute car il laquo prend son feacutetiche agrave teacutemoin dans les circonstances solennelles et soumet de la sorte agrave un joug invisible sa passion du moment et son humeur changeante47 raquo La religion des sauvages produit donc spontaneacutement lrsquoeffet que la religion naturelle savamment manieacutee par le preacutecepteur du traiteacute drsquoeacuteducation de Rousseau suscite chez Eacutemile48

La lutte de lrsquointeacuterecirct et du sentiment religieux srsquoillustre dans de nombreux autres exemples dont les longues descriptions que fait Constant des ideacutees des sauvages sur la vie apregraves la mort49 Ce qui

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preacutecegravede suffit cependant pour montrer que la preacutesentation des faits historiques et anthropologiques est directement relieacutee agrave ce que faute drsquoun meilleur terme nous pourrions appeler une psychologie

3 Le rocircle des precirctres sauvagesLa preacutesentation de Constant fait une large place agrave lrsquoinfluence des

precirctres dans lrsquoeacutetat sauvage En y precirctant attention nous verrons que lrsquoanalyse qursquoil en dresse pointe fortement en direction drsquoune position libeacuterale concernant la liberteacute individuelle de religion Certes Constant se deacutefend drsquoavoir mecircleacute agrave son eacutetude eacuterudite des consideacuterations partisanes laquo Historiens fidegraveles nous nrsquoavons deacutenatureacute aucun fait ni sacrifieacute agrave des consideacuterations secondaires aucune veacuteriteacute Nous avons tacirccheacute drsquooublier en eacutecrivant le siegravecle les circonstances et les opinions contemporaines50 raquo Cependant il convient de noter que la penseacutee de Constant est drsquoune espegravece particuliegravere elle cherche agrave srsquoorganiser en totaliteacute coheacuterente et agrave embrasser dans une seule somme tous les champs de la vie humaine Partant ses consideacuterations sur lrsquohistoire et la nature de la religion sont loin drsquoecirctre sans rapport avec ses positions sur lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion bien au contraire elles lrsquoeacutetayent Lrsquoœil de lrsquoeacuterudit est pour ainsi dire dirigeacute malgreacute lui par ses preacuteoccupations les plus brucirclantes

Replongeons quelque peu dans le deacutetail du livre II

Aussitocirct que lrsquohomme a conccedilu lrsquoideacutee drsquoecirctres supeacuterieurs agrave lui avec lesquels il a des moyens de communication il doit supposer que ces moyens ne sont pas tous eacutegalement infaillibles Il lui importe de distinguer entre leurs degreacutes drsquoefficaciteacute Srsquoil nrsquoespegravere pas deacutecouvrir les meilleurs et les plus sucircrs par ses propres efforts il srsquoadresse naturellement agrave ceux de ses semblables qursquoil croit eacuteclaireacutes par plus drsquoexpeacuterience ou qui se proclament possesseurs de plus de lumiegraveres Il cherche autour de lui ces mortels privileacutegieacutes favoris confidents organes des dieux et degraves qursquoil les cherche il les trouve51

Ainsi apparaissent les precirctres sauvages laquo que les Tartares appellent schammans les lapons noaiumlds les Samoyegravedes

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tadiles52 raquo Constant utilise quant agrave lui pour les deacutesigner un autre nom geacuteneacuterique invention des voyageurs europeacuteens les jongleurs Aussitocirct qursquoils existent les jongleurs tendent agrave former un corps distinct et hermeacutetique tendance qui lorsqursquoelle connaicirctra plus tard dans lrsquohistoire son plein deacuteveloppement se reacutevegravelera au principe de tregraves grands maux pour le corps social dans son ensemble Malgreacute cela Constant note que la preacutesence des jongleurs dans lrsquoeacutetat sauvage est souhaitable Crsquoest que leur apparition et leur reacuteunion en corps sont le simple reacutesultat de la laquo nature raquo de laquo la force des choses53 raquo

Lrsquoideacutee est sous sa plume drsquoune grande importance car elle renvoie agrave un passage ulteacuterieur dans lequel lrsquoeacutecrivain se prononce sur le grand problegraveme de la geacuteneacutealogie du mal laquo Le mal nrsquoest jamais dans ce qui existe naturellement mais dans ce qursquoon prolonge ou dans ce qursquoon reacutetablit par la ruse ou la force Le veacuteritable bien crsquoest la proportion La nature la maintient toujours quand on laisse la nature libre Toute disproportion est pernicieuse Ce qui est useacute ce qui est hacirctif est eacutegalement funeste54 raquo Toutes les institutions les mœurs ou encore les opinions constituant les produits neacutecessaires de la force des choses que cette laquo force des choses raquo renvoie agrave la cateacutegorie de nature ou encore agrave celle drsquohistoire ne sauraient srsquoaveacuterer entiegraverement nocives leur existence nrsquoest pas vaine en ce qursquoelle reacutepond agrave un besoin En revanche ce dont on rallonge indument lrsquoexistence ou encore ce dont on hacircte lrsquoapparition rompt lrsquoeacutequilibre deacutelicat entre les opinions les coutumes les institutions et le degreacute drsquoavancement du corps social En ce sens la christianisation des sauvages dont lrsquoAtala de Chateaubriand avait offert quelques anneacutees plus tocirct une vision idyllique55 paraicirct aberrante agrave Constant parce que lrsquoinstitution des jongleurs leur convient tout simplement mieux56

Cela dit le traitement reacuteserveacute agrave lrsquoinfluence des jongleurs sur le culte des sauvages est malgreacute tout assez neacutegatif dans son ensemble parce que ceux‑ci tirent leur autoriteacute de la partie du culte sauvage produite par lrsquointeacuterecirct laquo Ils tournent donc le plus exclusivement qursquoils le peuvent vers cette portion de la religion lrsquoattention du sauvage Ils le distraient de lrsquoideacutee drsquoun Grand Esprit [hellip] Ils concentrent les vœux des hordes qui les eacutecoutent dans leurs relations mateacuterielles avec les feacutetiches puissances subalternes plus au niveau de lrsquohomme

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et qui appartiennent au plus offrant57 raquo En srsquoefforccedilant de reacuteduire la religion des sauvages aux notions geacuteneacutereacutees chez elle par la tendance eacutegoiumlste du cœur humain les jongleurs travaillent simultaneacutement agrave se rendre maicirctres de cette derniegravere et ce en tentant de srsquoeacuteriger en intermeacutediaires incontournables dans la relation drsquoeacutechange entre lrsquohomme et son feacutetiche Ils soulignent drsquoailleurs pour cela le caractegravere avide et vorace de ces idoles De plus parce qursquoils en retirent de grands avantages ils accompagnent et precirctent appui au processus de deacutevoiement par lrsquointeacuterecirct de la disposition humaine au sacrifice laquo De ce que le sacrifice pour ecirctre agreacuteable aux dieux doit ecirctre peacutenible agrave celui qui lrsquooffre il srsquoensuit qursquoon invente agrave chaque instant de nouveaux sacrifices toujours plus peacutenibles et par lagrave plus meacuteritoires De ce que les dieux se plaisent aux privations de leurs adorateurs il en reacutesulte qursquoon multiplie le nombre et qursquoon raffine sur la nature de ces privations58 raquo Ainsi favorisent‑ils des pratiques que le sentiment religieux tient en horreur comme le sacrifice de la pudeur et celui de vies humaines59

Il est deacutesormais possible de voir quels inconveacutenients reacutesultent de leur action Le pouvoir des corps de jongleurs se fondant sur des opinions bien preacutecises ils doivent donc pour le maintenir et lrsquoeacutetendre exercer leur emprise sur celles‑ci Ce faisant les precirctres sauvages accentuent ce contre quoi dans la religion le sentiment religieux se reacutevolte Ils incitent ainsi le sentiment religieux agrave se deacutetacher de la forme qursquoil srsquoeacutetait creacuteeacutee et agrave chercher agrave tacirctons des ideacutees qui lui conviennent davantage Or au rebours de la marche des notions religieuses qui preacutepare progressivement la deacutesueacutetude drsquoune forme qui vexe le sentiment les precirctres travaillent agrave maintenir immobiles et intacts les dogmes dont leur autoriteacute deacutepend Le sacerdoce laquo fait perpeacutetuellement des efforts pour arrecircter ou retarder cette marche et en effet le jongleur du feacutetichisme lutte contre le polytheacuteisme qui en attribuant aux dieux la figure humaine brise les simulacres hideux des feacutetiches et deacutetruit lrsquoinfluence des eacutevocations et des sortilegraveges de leurs interpregravetes60 raquo Ainsi les jongleurs conviennent agrave lrsquoeacutetat sauvage pour la raison mecircme qursquoils ne sauraient convenir agrave lrsquoeacutetat qui doit lui succeacuteder tocirct ou tard en se crispant contre le mouvement de lrsquohistoire ceux‑ci favorisent le prolongement drsquoune forme peacuterimeacutee

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et tendent agrave faire naicirctre cette disproportion nocive dont nous parlions un peu plus haut

Dans lrsquoeacutetat sauvage les maux qursquoentraine la preacutesence des jongleurs bien que reacuteels demeurent cependant plus ou moins contenus par la forme mecircme du feacutetichisme En effet le feacutetiche demeure malgreacute les efforts des jongleurs un ecirctre portatif disponible et avec lequel il reste possible de traiter directement sans leur meacutediation61 Cette relative indeacutependance religieuse du sauvage entraine une limitation du pouvoir des jongleurs limitation que lrsquoon peut deacutesormais juger absolument souhaitable En adoptant une perspective plus large sur De la religion on remarque que transporteacutee ou eacutetablie sur de nouvelles bases dans les cultes ulteacuterieurs agrave celui de lrsquoeacutetat sauvage lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion procure sensiblement les mecircmes avantages puisque lrsquoaction du sacerdoce reste toujours plus ou moins la mecircme favoriser dans la religion les notions produites par lrsquointeacuterecirct se preacutesenter en tant que meacutediateur neacutecessaire entre lrsquoindividu et ses dieux et peacutetrifier les dogmes dont il tire avantage agrave contrecourant du mouvement progressif de lrsquohistoire qui les enveloppe et les transforme pourtant irreacutesistiblement62

ConclusionRousseau proposait agrave partir de lrsquoimage statique de lrsquoeacutetat de nature

une histoire hypotheacutetique de la lente naissance de la sociabiliteacute qui srsquoavegravere simultaneacutement celle de la genegravese du mal qui ronge lrsquohomme Dans ce processus la religion ne jouait sous sa plume aucun rocircle drsquoimportance ndash du moins dans le Discours sur lrsquoineacutegaliteacute63 Crsquoest ce versant de lrsquoœuvre de Rousseau que Constant souhaite deacutepasser et ce en proposant une approche qui srsquoapproprie et deacuteveloppe un autre de ses versants importants Sa deacutemarche le megravenera agrave consideacuterer le fait religieux comme indissociable de la nature de lrsquohomme et agrave en faire lrsquoun des eacuteleacutements centraux de la genegravese du mal dans les socieacuteteacutes humaines Cette diffeacuterence recouvre neacuteanmoins de nouveau une similariteacute car chez lrsquoun comme chez lrsquoautre la description du problegraveme contient virtuellement sa solution

Pour comprendre le sauvage cet ecirctre si radicalement diffeacuterent de lui Constant utilise sa connaissance de ce qursquoil pense leur ecirctre

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commun crsquoest‑agrave‑dire sa connaissance des rouages intimes du cœur humain Le teacutemoignage des faits toujours respecteacute et pris en compte se marie ainsi dans sa preacutesentation agrave une psychologie qui permet de lrsquoexpliquer jusque dans ses moindres deacutetails Comprenant lrsquointeacuterioriteacute humaine comme traverseacutee de deux tendances fondamentales et contradictoires Constant deacutecrit ainsi ces tendances comme peacuteneacutetrant et deacuteterminant de larges pans du culte sauvage comme geacuteneacuterant les eacuteleacutements conflictuels dont il se compose Lrsquoexamen sous lrsquoaune psychologique des reacutecits de voyageurs tout comme des traiteacutes historiques et ethnographiques touche eacutegalement ses descriptions du jongleur si bien qursquoon doit faire remarquer que la preacutesentation des faits porte fortement lrsquoempreinte de lrsquoeacutecrivain que la description de la figure du sauvage fait appel agrave des ressources que trouve en lui celui qui entreprend de la deacutecrire Or cette figure produit aussi son effet sur Constant en ce qursquoelle tend agrave confirmer ses propres positions politiques sur la place qursquoil convient drsquoaccorder agrave la religion dans lrsquoEacutetat

Le projet geacuteneacuteral de Constant dans les quinze livres dont est constitueacute le traiteacute De la religion consiste en effet agrave deacutemontrer que les religions libres (crsquoest‑agrave‑dire celles ougrave existe sous une forme ou une autre lrsquoindeacutependance de lrsquoindividu en matiegravere de religion) sont infiniment preacutefeacuterables aux religions sacerdotales (celles ougrave le pouvoir de deacuteterminer les dogmes est posseacutedeacute exclusivement par des corporations de precirctres) Le livre II ne pose certes que les preacutemisses de cette deacutemonstration mais il est inteacuteressant de signaler que celles‑ci pointent deacutejagrave en direction de sa conclusion car on y comprend le danger de laisser un pouvoir sans borne aux corporations sacerdotales Parallegravelement la thegravese libeacuterale de la neacutecessiteacute drsquoune seacuteparation de lrsquoEacuteglise et de lrsquoEacutetat se trouve gracircce agrave cet angle drsquoanalyse grandement solidifieacutee dans ses assises car cette seacuteparation se reacutevegravele indispensable pour eacuteviter la naissance drsquoune dissonance entre drsquoun cocircteacute les dogmes religieux admis socialement agrave la fois cristalliseacutes par lrsquoaction du sacerdoce et imposeacutes par celle du politique et drsquoun autre cocircteacute le sentiment religieux en phase avec les avanceacutees de lrsquointelligence

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Le chapitre final de son vaste traiteacute recommande ainsi de faccedilon conseacutequente de supprimer tout obstacle agrave la mobiliteacute ineacuteluctable des formes religieuses Mais cette recommandation se trouve aussitocirct nuanceacutee par une autre qui semble aller en sens contraire laquo En geacuteneacuteral il faut eacuteviter de proclamer les changements [touchant les dogmes religieux] si la neacutecessiteacute nrsquoest pas urgente Crsquoest leur susciter des reacutesistances Tout se fait graduellement et pour ainsi dire imperceptiblement par la nature Les hommes doivent lrsquoimiter Pourvu qursquoil nrsquoy ait point de contrainte exerceacutee sur les consciences point drsquoobstacle opposeacute agrave la pratique des cultes divers le nom est utile agrave conserver Il ne nuit point au fond des choses et il rassure les esprits susceptibles de srsquoeffaroucher64 raquo Pour reacutealiser lrsquoobjectif qursquoil poursuit Constant doit montrer hors de tout doute possible la nature souple et transitoire des formes religieuses et mettre en eacutevidence les leccedilons sociales et politiques qui en deacutecoulent Or voilagrave qursquoune tension apparaicirct dans son systegraveme si rien ne doit srsquoeacuteriger contre la perfectibiliteacute du fait religieux en revanche il srsquoavegravere politiquement prudent de recouvrir drsquoun voile les changements graduels de la religion de laisser ceux‑ci se produire laquo insensiblement raquo agrave lrsquoinsu pour ainsi dire de ceux qursquoils touchent

Comment comprendre lrsquoapparition drsquoune si deacuteroutante tension En fait celle‑ci semble paradoxalement une conseacutequence neacutecessaire du point de deacutepart de son enquecircte Le sentiment religieux en effet constitue certes lrsquoune des causes motrices du fait religieux mais il nrsquoen demeure pas moins comme nous lrsquoavons vu le reacutesultat drsquoune neacutegation de la finitude des choses par notre faculteacute drsquoimaginer Il vit ainsi drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoeacuteterniteacute inscrite dans notre sensibiliteacute mecircme et geacutenegravere voire se lie consubstantiellement au besoin qursquoeacuteprouve lrsquohomme de rendre laquo reacuteguliers raquo et surtout laquo permanents65 raquo ses contacts avec le divin tout comme les moyens utiliseacutes pour les eacutetablir Les aspirations du sentiment religieux le portent donc agrave occasionner les multiples meacutetamorphoses des cultes dont il suscite lrsquoexistence mais aussi simultaneacutement agrave deacutetourner drsquoelles son regard Ce sont ces deux caracteacuteristiques capitales du sentiment religieux que lrsquoaction du fin politique doit savoir respecter

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Ainsi les travaux de Constant sur la religion lui permettent‑ils de reacutepondre par la meacutediation drsquoune eacutetude de lrsquoalteacuteriteacute agrave ses questions les plus urgentes de faccedilon agrave diminuer lrsquoopaciteacute du contexte dans lequel il devait vivre et agrave trouver un but vers lequel diriger son action de publiciste et drsquohomme politique Crsquoest de cette maniegravere que dans ce cas-ci lrsquoacte drsquoobservation modifie celui qui observe que lrsquoobjet de la reacuteflexion modifie le sujet qui reacutefleacutechit

Lrsquoauteur tient agrave remercier le Programme de bourses drsquoeacutetudes supeacuterieures du Canada Vanier pour son preacutecieux soutien financier

1 Voici lrsquoeacutedition agrave laquelle nous allons nous reacutefeacuterer dans cet article Benjamin Constant De la religion consideacutereacutee dans sa source ses formes et ses deacuteveloppements Paris Actes Sud (coll Thesaurus) 1999 Nous la deacutesignerons deacutesormais par un titre abreacutegeacute De la religion

2 Eacutemile Durkheim Le Contrat social de Rousseau Paris Eacuteditions Kimeacute (coll Philosophie en cours) 2008 p 37

3 Jean‑Jacques Rousseau Discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute parmi les hommes dans Œuvres complegravetes Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1964 t III p 159‑160

4 Lagrave‑dessus voir lrsquoanalyse classique de Starobinski selon qui Rousseau deacuteploie une laquo anthropologie neacutegative raquo Cf Jean Starobinski laquo Le discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute raquo dans Jean-Jacques Rousseau la transparence et lrsquoobstacle suivi de sept essais sur Rousseau Gallimard (coll Tel) Paris 1971 p 342 Voir aussi son essai laquo Rousseau et lrsquoorigine des langues raquo (ibid p 361)

5 Cf Jean Starobinski laquo Le discours sur lrsquoorigine et les fondements de lrsquoineacutegaliteacute raquo (ibid p 241)

6 Benjamin Constant De la religion op cit p 467 Ibid p 848 Ibid p 39 Voir aussi p 799 Ibid p 3910 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees

religieuses raquo Eacutecrits politiques textes choisis preacutesenteacutes et annoteacutes par Marcel Gauchet Paris Gallimard (coll Folio essais) 1997 p 635

11 Benjamin Constant De la religion op cit p 9912 Ibid p 57513 Ibid p 50

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14 Cf Benjamin Constant Adolphe Paris Gallimard (coll Folioplus classiques) 2007 p 27

15 Ibid p 49 Todorov parle en cela drsquoune disposition laquo allocentrique raquo chez lrsquohomme Cf Tzvetan Todorov Benjamin Constant La passion deacutemocratique Paris Hachette litteacuterature (coll Coup double) 1997 p 127

16 Voir Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile dans Œuvres complegravetes Paris Gallimard (coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade) 1969 t IV p 491

17 Cf Benjamin Constant De la religion op cit p 116‑11718 Ibid p 48 19 Ibid p 6720 Ibid21 Cf Henri Gouhier Benjamin Constant devant la religion Paris Descleacutee

de Brouwer 1967 p 55 22 Prenons lrsquoexemple de lrsquoamour qui est si bien le produit du meacutelange de

ces tendances qursquoAdolphe le confond alternativement avec la piqucircre de lrsquoamour‑propre et la morsure de la pitieacute

Drsquoune part en effet on pourrait le deacutepeindre comme la plus eacutegoiumlste de nos passions en ce qursquoil laquo a pour but une jouissance deacutetermineacutee que ce but est pregraves de nous et qursquoil aboutit agrave lrsquoeacutegoiumlsme raquo (Benjamin Constant laquo Principes de politique raquo Eacutecrits politiques op cit p 465‑466) Or lrsquoamour se nourrit aussi de lrsquoillusion de lrsquoeacuteterniteacute Deux amants qui viennent de se rencontrer ont lrsquoimpression de srsquoecirctre toujours connus (Benjamin Constant Adolphe op cit p 42) De surcroicirct il srsquoennoblit et srsquoeacutepure parce laquo qursquoaussi longtemps qursquoil dure il croit ne pas devoir finir raquo (Benjamin Constant Polytheacuteisme romain citeacute dans T Todorov op cit p 151) Ce faisant il dispose singuliegraverement le cœur humain au sacrifice laquo inseacuteparable de toute affection vive et profonde raquo (Benjamin Constant De la religion op cit p 107)

23 Ibid p 5024 Benjamin Constant Principes de politique op cit p 46625 Ibid p 46526 Benjamin Constant De la religion op cit p 51 27 Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile op cit p 56928 Jean‑Jacques Rousseau Lettre agrave M de Franquiegraveres (25 mars 1769)

Œuvres complegravetes op cit t IV p 113829 Ibid p 1138‑113930 Nous utiliserons dans les pages qui suivent le mot laquo forme raquo comme

synonyme de laquo culte raquo Le mot laquo forme raquo fait partie de la terminologie employeacutee par Constant Si le sentiment religieux est le laquo besoin que

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lrsquohomme eacuteprouve de se mettre en communication avec la nature qui lrsquoentoure raquo la forme religieuse se deacutefinit comme laquo le moyen qursquoil emploie pour eacutetablir cette communication raquo (Benjamin Constant De la religion op cit p 99)

31 Constant preacutesente en effet souvent lrsquoeacutetat sauvage comme un eacutetat stationnaire Voir par exemple Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees religieuses raquo op cit p 629

32 Benjamin Constant De la religion op cit p 126 Voir aussi pour la mecircme ideacutee p 132‑133

33 Ibid p 10134 Ibid p 10335 Ibid p 11136 Ibid p 10537 Ibid p 10638 Ibid39 Ibid40 Ibid p 10741 Ibid p 10942 Ibid p 10743 Ibid p 107‑10844 Ibid p 11345 Ibid p 115 Voir aussi p 6346 Ibid p 11347 Ibid p 11448 Voir Jean‑Jacques Rousseau Eacutemile op cit p 645‑652 49 Benjamin Constant De la religion op cit p 116‑12450 Ibid p 2851 Ibid p 12652 Ibid p 12753 Ibid54 Ibid p 13855 Voir le chapitre laquo Les laboureurs raquo dans Atala Cf Franccedilois‑Reneacute de

Chateaubriand Atala Reneacute Le dernier Abencerage Paris Gallimard (coll Folio classique) 1971 p 85‑97

56 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees religieuses raquo op cit p 634 Pour quelques exemples des effets positifs qursquoont les jongleurs sur la socieacuteteacute sauvage voir Benjamin Constant De la religion op cit p 138

57 Ibid p 13358 Ibid p 133‑134

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Benjamin Constant et lrsquointeacuterioriteacute du sauvage

59 Ibid p 134‑13560 Benjamin Constant laquo Du deacuteveloppement progressif des ideacutees

religieuses raquo op cit p 640‑64161 Ibid p 64362 Benjamin Constant De la religion op cit p 56663 Rousseau ne se fait vraiment loquace sur lrsquoeffet politique et social des

religions dans lrsquohistoire que dans le chapitre final du Contrat social (IV viii)

64 Benjamin Constant De la religion op cit p 57565 Ibid p 52 (nous soulignons)

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte‑Beuvethomas anDerson Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Lrsquoobjet du roman Volupteacute (1834) de Sainte‑Beuve est la description drsquoun penchant par lequel une acircme deacutetourneacutee de Dieu ne sachant plus vouloir srsquoeacutetiole en recircveries et langueurs Le narrateur Amaury y raconte son ancien eacutetat de voluptueux proche de la meacutelancolie et sa reacutedemption par une conversion au christianisme Cette confession neacutecessite cependant un recours agrave la meacutemoire qui ne va pas de soi vu la nature de la volupteacute le ressouvenir paraicirct en effet proceacuteder de la mecircme faiblesse du vouloir que celle affligeant le voluptueux Comment le souvenir peut‑il ainsi agrave la fois ecirctre une manifestation de cette confusion de la volonteacute et participer de son redressement Cet article tentera de mettre au clair cette double caracteacuterisation du souvenir dans le roman de Sainte‑Beuve

IntroductionLe roman Volupteacute de Sainte‑Beuve emprunte agrave premiegravere vue un

scheacutema augustinien assez classique Le converti Amaury raconte agrave un jeune ami de quelle maniegravere la foi lrsquoa deacutelivreacute du penchant voluptueux qui affligeait son acircme1 Cette narration de soi implique un recours agrave la meacutemoire que le protagoniste tente de justifier au fil de sa confession Lrsquoenjeu consiste agrave leacutegitimer le ressouvenir et sa participation agrave la foi chreacutetienne malgreacute le fait que la meacutemoire puisse constituer un eacutecueil susceptible de couler le voluptueux et drsquoentraver sa gueacuterison Nous souhaitons proposer une lecture du thegraveme du souvenir dans Volupteacute qui saurait englober aussi bien son articulation probleacutematique avec le mal dont souffre Amaury que sa participation agrave la reacutedemption du voluptueux Il srsquoagira ainsi de mettre en eacutevidence la connivence

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entre souvenir et volupteacute pour ensuite montrer comment ce rapport peut ecirctre tout compte fait deacutepasseacute

Notre eacutetude interrogera agrave cette fin (1) les conditions drsquoeacutemergence du souvenir dans Volupteacute puis (2) tacircchera de reconstruire la description du deacutesordre immeacutediat de la meacutemoire proposeacutee par Amaury (3) Nous pourrons enfin exposer de quelle maniegravere lrsquoadoption du fil conducteur de la gracircce permet de retracer le sens du passeacute remeacutemoreacute

1 Eacutemergence du souvenir dans Volupteacute11 La laquo meacutemoire involontaire raquo

Examinons pour commencer les conditions exteacuterieures de lrsquoeacutemergence du souvenir La question qui nous guidera est toute simple comment Amaury en vient‑il agrave se souvenir Il conviendra dans cette section de coller au comment crsquoest‑agrave‑dire au processus qui deacuteclenche le souvenir Le tout deacutebut du chapitre xV agrave cette fin constitue un passage tout agrave fait capital Amaury y confie agrave son jeune ami la situation lors de laquelle lui est venue lrsquoideacutee de se raconter On y retrouve en fait le preacutetexte de tous les meacutemoires qui une fois assembleacutes constituent les vingt‑cinq chapitres de Volupteacute

Mais avant de continuer mon ami jrsquoai besoin de vous fixer en quelques mots la situation preacutesente drsquoougrave je vous eacutecris ces pages Agrave peine eacutetais‑je en rapide chemin vers ce nouveau monde ougrave Dieu mrsquoappelle [hellip] le temps qui avait eacuteteacute assez gros jusque‑lagrave devint plus menaccedilant et nous rabattit aux Sorlingues tout se mecircla bientocirct dans une furieuse tempecircte [hellip] Or la tempecircte en me tenant agrave chaque instant preacutesente aux yeux lrsquoideacutee de ma mort avait ressusciteacute en moi toutes les images de ma premiegravere vie non pas seulement les formes ideacuteales et pleurantes qui srsquoen deacutetachent et srsquoeacutelegravevent comme des statues consacreacutees le long drsquoun Pont‑des‑Soupirs mais elle avait remueacute aussi le fond du vieux fleuve et le limon le plus anciennement deacuteposeacute2

La laquo furieuse tempecircte raquo qui causera le naufrage du navire sur lequel voyageait Amaury ravive donc chez lui laquo lrsquoideacutee de [sa] mort raquo et les souvenirs de son ancienne vie La description suggegravere un

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

paralleacutelisme entre la tempecircte qui agite la mer et celle qui soudainement remue le laquo fond raquo de son laquo vieux fleuve raquo inteacuterieur ndash une tempecircte qui bouleverse les strates les plus profondes de la meacutemoire Consideacuterons cette description rigoureusement Amaury y laisse sous‑entendre que le souvenir est le reacutesultat drsquoun deacuteterminant exteacuterieur Lrsquoimage inteacuterieure qui ressurgit trouve ainsi sa source dans un eacutetat du monde exteacuterieur elle srsquoeacuteveille agrave la suite drsquoune sorte drsquoappel au‑dehors

Un ceacutelegravebre passage des Meacutemoires drsquooutre-tombe exploite un scheacutema analogue agrave celui dessineacute par Sainte‑Beuve dans Volupteacute Ainsi Chateaubriand laquo tireacute de [ses] reacuteflexions par le gazouillement drsquoune grive percheacutee sur la plus haute branche drsquoun bouleau raquo est‑il subitement transporteacute dans le passeacute les images du domaine paternel ougrave il entendait laquo si souvent siffler la grive raquo reparaissant pour ainsi dire agrave ses yeux3 Le statut du reacuteel dans les Meacutemoires srsquoapparente agrave celui drsquoun preacutetexte pour la remeacutemoration les rencontres du preacutesent offrent agrave la conscience une occasion pour rebondir vers un passeacute imagineacute ou veacutecu Le preacutesent ne trouve en dernier ressort de compleacutetude ontologique que dans la mesure ougrave il renvoie agrave la meacutemoire

Le preacutesent tel que deacutecrit par Amaury possegravede de la mecircme maniegravere ce statut de preacutetexte pour le ressouvenir La tempecircte place Amaury en situation de proximiteacute avec la mort et cette imminence le ramegravene aux morts qui peuplent sa meacutemoire Ce qursquoil srsquoagit surtout de montrer ici est que le souvenir nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun acte de la volonteacute de la part drsquoAmaury il nrsquoest pas voulu au sens fort du terme Un lecteur comme Jean‑Franccedilois Perrin emploie la formule proustienne de laquo meacutemoire involontaire raquo pour deacutecrire le pheacutenomegravene4 Le terme laquo involontaire raquo deacutesigne un processus de ressouvenir qui relegraveve drsquoune passiviteacute fondamentale chez Amaury ndash passiviteacute qui preacutedispose son ecirctre agrave conjuguer immeacutediatement une affection exteacuterieure preacutesente au passeacute

Amaury remarque par ailleurs que certains moments et peacuteriodes sont plus susceptibles drsquoexciter sa meacutemoire On pense notamment aux ceacuteleacutebrations de Noeumll qui concluent chaque anneacutee et aux dimanches soirs qui annoncent la fin drsquoune semaine laquo Quand ma legravevre de jeune homme brucirclait de saluer les aurores nouvelles quelque

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chose au fond de moi pleurait ce qui srsquoen est alleacute Mais agrave certaines heures agrave certains jours en particulier aux soirs du dimanche cette impression augmente tous mes anciens souvenirs se reacuteveillent et sont naturellement convoqueacutes5 raquo

On peut noter exactement la mecircme disposition passive neacutecessaire agrave lrsquoeacutemergence du souvenir chez lrsquoami laquo mondain raquo drsquoAmaury ndash celui avec lequel il partageait sa condition de voluptueux et qui est parvenu agrave se reprendre en main Voici un extrait drsquoune de ses lettres rapporteacute par Amaury au chapitre xx laquo Il est des eacutepoques les printemps surtout les premiegraveres brises dans la forecirct ougrave toutes les acircmes que nous avons aimeacutees et blesseacutees reviennent agrave nous elles reviennent dans les feuilles dans les parfums de lrsquoair dans lrsquoeacutecorce aux gerccedilures saignantes qui simulent des chiffres eacutebaucheacutes elles nous assiegravegent elles nous peacutenegravetrent notre cœur est en proie par tous les points6 raquo La reacutecurrence de la meacutemoire aussi bien chez Amaury que chez son ami anciennement libertin se calque ainsi sur la configuration cyclique du temps7 Certains laquo eacutetats raquo du monde la preacutedisposent agrave srsquoactualiser et agrave assieacuteger lrsquoacircme La description proposeacutee par lrsquoami est justement inteacuteressante en ce qursquoelle inverse la relation naturelle entre le deacutetenteur du souvenir et le souvenir deacutetenu crsquoest le souvenir qui tient lrsquoacircme et qui srsquoempare drsquoelle plutocirct que ce ne soit la volonteacute qui en appelle agrave lui Le deacutetenteur devient le deacutetenu il nrsquoest preacuteciseacutement pas maicirctre de sa meacutemoire La passiviteacute qui conditionne son rapport au monde exteacuterieur accentue preacuteciseacutement cette impression drsquoimpuissance chez celui qui se remeacutemore

Il convient drsquoinsister sur cette dimension laquo involontaire raquo de la reacuteminiscence car elle illustre un trait essentiel du mal qui touche Amaury soit son manque de volonteacute La faiblesse de la volonteacute est en effet en cause dans le penchant que le prologue du roman propose de nommer laquo volupteacute raquo crsquoest‑agrave‑dire une tendance par laquelle le centre de lrsquoacircme laquo nrsquoexiste plus nulle part raquo de maniegravere fixe si bien que le vouloir laquo nrsquoa plus drsquoappui8 raquo et se voit dissolu Ce manque de fermeteacute du vouloir constituait ndash il faut se rappeler ndash la raison principale de lrsquoincapaciteacute du jeune Amaury pour la priegravere lui qui pouvait uniquement laquo recircver9 raquo Mecircme diagnostic pour expliquer sa conversion rateacutee lors drsquoun Noeumll agrave Couaeumln laquo La volonteacute en moi

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

ne voulut pas la gracircce drsquoen haut glissa comme une lueur10 raquo On remarque donc une eacutetrange connivence entre la propension au souvenir qui caracteacuterise Amaury et la faiblesse de sa volonteacute

12 Meacutelancolie et tradition chreacutetienneLrsquoenjeu que ces consideacuterations permettent de dessiner nrsquoest

donc pas neacutegligeable pour notre eacutetude il srsquoagit de se demander en quoi le souvenir peut revecirctir un sens chreacutetien si la teneur passive de la meacutemoire est une manifestation du mal dont souffre Amaury du manque de volonteacute qui preacuteciseacutement vient faire eacutechouer le retournement vers Dieu Il serait mecircme possible drsquoaller plus loin et drsquoajouter que cette preacutedisposition au souvenir involontaire envisageacutee du point de vue du converti repreacutesente un risque en ouvrant une voie pour la penseacutee impure pour le peacutecheacute Rappelons agrave ce sujet la meacutefiance entretenue de tout temps par la tradition catholique envers la meacutelancolie dans la mesure ougrave par celle‑ci la meacutemoire se voyait en danger de se pervertir en lieu de lrsquoadvenir du peacutecheacute Jean Starobinski nrsquoheacutesite pas agrave deacutefendre que lrsquoaceacutedia (ou aceacutedie lrsquoun des sept peacutecheacutes capitaux) est la conception proprement chreacutetienne de la meacutelancolie Deux eacuteleacutements meacuteritent drsquoecirctre souleveacutes

(1) On peut deacutefinir lrsquoaceacutedie comme une indiffeacuterence spirituelle ou laquo un deacutesespoir total agrave lrsquoeacutegard du salut11 raquo qui engendrent un deacutegoucirct de lrsquoaction Lrsquoaceacutedie se traduit geacuteneacuteralement par lrsquooisiveteacute chez celui qui en est atteint Lrsquoeffort de pieacuteteacute est regardeacute comme peacutenible tout mouvement de deacutevotion avorte pour ainsi dire agrave lrsquoavance Le penchant oisif de lrsquoacircme servait justement agrave deacuteterminer lrsquoune des nombreuses deacuteclinaisons de la volupteacute dans la toute premiegravere phrase du prologue12 Une theacutematisation plus avant de lrsquoaceacutedie pourrait ainsi permettre de consideacuterer le laquo veacuteritable objet raquo du roman de Sainte‑Beuve en le situant dans son horizon theacuteologique (2) On trouve eacutegalement une correspondance dans la tradition catholique entre lrsquoaceacutedie et le laquo deacutemon de midi13 raquo Ce deacutemon est eacutevoqueacute dans le Psaume 91 de lrsquoAncien Testament comme un laquo fleacuteau qui deacutevaste agrave midi14 raquo La tradition srsquoest repreacutesenteacute ce laquo deacutemon raquo comme la tentation de la deacutebauche qui accable lrsquohomme agrave la moitieacute de sa vie On peut penser que cet aspect de lrsquoaceacutedia est un redoublement bien pire encore que le vice initial preacutesenteacute plus

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haut le manque de vigueur spirituelle laisse ici place agrave une perversion de la volonteacute Cette perversion guettait entre autres les moines et les pegraveres du deacutesert (les ermites du deacutesert eacutegyptien de lrsquoAntiquiteacute tardive) qui lrsquoont redouteacutee avec une attention tregraves seacuterieuse Or Amaury peint son inconstance et son manque de volonteacute au chapitre xx un peu avant sa conversion deacutefinitive en reacutefeacuterant explicitement agrave lrsquoaceacutedie de ces pegraveres du deacutesert

Mais drsquoautres fois ce nrsquoest que vers midi apregraves la premiegravere matineacutee bien passeacutee que lrsquoennui vague le deacutegoucirct du logis un besoin errant si connu des solitaires de la Theacutebaiumlde eux‑mecircmes et qursquoils ont appeleacute le deacutemon du milieu du jour vous pousse dehors converti fragile et deacutejagrave lasseacute Les images riantes des lieux les ombrages de nos collines preacutefeacutereacutees et de nos Tempeacutes agitent en nous leurs fantocircmes On se rappelle ces mecircmes heures qui srsquoeacutecoulaient autrefois dans des entretiens si doux15

Amaury continue sa description quelques lignes plus loin en exposant agrave partir de sa propre expeacuterience la lutte inteacuterieure agrave laquelle se livrent les accidiosi

Apregraves quelque reacutepit et assoupissement drsquoun quart drsquoheure des formes robustes eacutepaisses deacutelices des preacutetoriens violentes des formes qursquoon nrsquoa vues qursquoune fois agrave peine il y a un an deux ans peut‑ecirctre qui nous ont ou rassasieacutes alors ou mecircme deacuteplu nous reviennent dans une acircpre et aride saveur Crsquoest lagrave un des malheurs des anciennes chutes Il semble qursquoune fois vues et quitteacutees ces femmes srsquooublient nrsquoexcitant chez nous aucun amour Erreur Elles laissent dans les sens des traces des retours bizarres qui se raniment agrave de longs intervalles on veut agrave un moment tout retrouver16

Encore une fois la reacutesurgence du souvenir est montreacutee comme le reacutesultat drsquoune lassitude et drsquoune passiviteacute du heacuteros La version chreacutetienne de la meacutelancolie est donc elle aussi la conseacutequence drsquoune laquo meacutemoire involontaire raquo Ici cette meacutemoire est aussi une entiteacute charnelle le corps se souvient de ses anciennes sensations

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peacutecheresses et la tentation du voluptueux se ranime agrave leur eacutevocation La reacutesurgence du passeacute ravive la tentation oublieacutee Le danger du ressouvenir est donc que son mouvement peut retransporter malgreacute elle lrsquoimagination vers la faute Le but de cette digression sur lrsquoaceacutedie et la meacutelancolie chreacutetienne eacutetait simplement de faire ressortir que la dimension chreacutetienne du souvenir ne va pas de soi si on considegravere le danger de la tentation renfermeacute dans la meacutemoire Le pheacutenomegravene de lrsquoeacutemergence de la meacutemoire se rapproche bien plutocirct drsquoun peacuteril duquel doivent se meacutefier aussi bien le chreacutetien que le voluptueux qui tente drsquoemprunter le chemin drsquoune nouvelle vie En plus de provenir de la mecircme absence de volonteacute qui eacuteloigne de la priegravere le souvenir lorsqursquoil se manifeste ainsi agrave mecircme la chair compromet toute deacutemarche de chasteteacute agrave laquelle voudrait se tenir le converti

2 Les profondeurs de la meacutemoire21 Le souvenir comme fait brut et le problegraveme de lrsquoaccegraves agrave soi

Il nous faut maintenant affronter un autre enjeu lieacute agrave la meacutemoire ndash outre sa proximiteacute avec la volupteacute ndash avant drsquoen libeacuterer la dimension chreacutetienne Cette difficulteacute tient agrave lrsquoabsence drsquoun sens preacutedeacutetermineacute auquel pourrait se rattacher le souvenir Nous souhaitons demander si le passeacute dont on se ressouvient est en deacutefinitive susceptible drsquointeacutegrer une sphegravere de sens Le souvenir peut‑il retrouver une coheacuterence agrave lrsquointeacuterieur du tout de la meacutemoire Peut‑on lui confeacuterer reacutetrospectivement une direction

Plusieurs passages du roman pointent vers lrsquoembarras dans lequel se retrouve celui qui srsquoessaye agrave une telle entreprise Amaury fait parfois savoir agrave lrsquoami auquel il se raconte lrsquoheacutesitation avec laquelle il appreacutehende et tente de comprendre son passeacute Il srsquointerroge par exemple sur sa nouvelle proximiteacute avec Madame de Couaeumln au deacutebut de leur seacutejour agrave Paris

Ougrave en eacutetais‑je donc de mes sentiments alors En quelle nuance nouvelle Sous quel reflet de mon nuage grossissant et diffus Crsquoest ce qui me devient de plus en plus difficile agrave suivre mon ami Car en avanccedilant toujours en perdant les points les plus isoleacutes qui me servaient de mesure je suis peu agrave peu comme sur lrsquoOceacutean quand on a quitteacute le rivage17

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La narration de soi est compareacutee par Amaury agrave une navigation peacutenible dans lrsquoeacuteleacutement de la meacutemoire Une certaine opaciteacute contrarie la meacutediation entre le soi preacutesent et le soi passeacute laquo toutes mes alleacutees sont peupleacutees drsquoOmbres raquo dira agrave cet effet le compagnon reconverti drsquoAmaury18 Il semble donc que la clarteacute ne puisse repeacuteneacutetrer tout agrave fait lrsquoeacutetat drsquoacircme remeacutemoreacute ndash du moins pour certains endroits laquo troubles et indistincts19 raquo de la meacutemoire Cela tient en partie selon Amaury laquo agrave lrsquoeacutetat essentiel de lrsquoacircme dans le moment des circonstances raquo ressouvenues et en partie agrave ce que comme agrave travers un filtre laquo nous nous souvenons du passeacute agrave travers et avec notre acircme drsquoaujourdrsquohui20 raquo

La meacutemoire est par ailleurs souvent repreacutesenteacutee comme une profondeur inerte qui ne se laisse pas aiseacutement appreacutehender Au chapitre xx Amaury la qualifie meacutetaphoriquement de laquo limon le plus anciennement deacuteposeacute raquo au laquo fond [drsquoun] vieux fleuve21 raquo Il avait deacutejagrave compareacute ses souvenirs plus tocirct au chapitre ii agrave laquo une poussiegravere drsquoinnombrables atomes raquo qui sommeillaient dans les laquo recoins22 raquo de son esprit Les souvenirs deviennent ensuite au chapitre xiii des laquo deacutebris isoleacutes23 raquo de lrsquoesprit Le manque drsquouniteacute immeacutediate des souvenirs suggegravere que la meacutemoire srsquoapparente agrave un complexe dont les parties srsquoarticulent invisiblement pour un premier regard Ce qui est donneacute agrave voir agrave celui qui se replonge en elle ressemble agrave un amas sans vie dont la dispariteacute ne laisse deviner aucun sens

22 Les laquo tombeaux raquo inteacuterieurs de la meacutemoireBaudelaire fera de ce deacutesordre sans vie de la meacutemoire une

manifestation essentielle du spleen dans les Fleurs du mal Andreacute Guyaux suggegravere dans sa preacuteface agrave Volupteacute que Baudelaire se serait reconnu en Amaury24 Nous pensons que ce rapprochement trouve sa leacutegitimation sur le terrain de la meacutemoire Mentionnons notamment le laquo tiroir encombreacute raquo et le laquo fouillis raquo du boudoir qui se rapportent au cerveau du poegravete dans laquo Spleen lxxVi25 raquo laquo Il y a en nous des mondes26 raquo dira en outre Amaury dans une formule qui preacutefigure le premier vers du poegraveme (laquo Jrsquoai plus de souvenirs que si jrsquoavais mille ans raquo) Mais crsquoest agrave notre avis lrsquoimaginaire de la mort qui habite la meacutemoire drsquoAmaury qui semble avoir le plus marqueacute la lecture de

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Volupteacute par Baudelaire Poursuivons le rapprochement avec laquo Spleen lxxVi raquo le cerveau en proie au spleen est compareacute tour agrave tour agrave un laquo immense caveau raquo contenant laquo plus de morts que la fosse commune raquo et agrave un laquo cimetiegravere raquo peupleacute des laquo morts raquo chers au poegravete27 Il nrsquoen va pas autrement de la meacutemoire dans le roman de Sainte‑Beuve on ne peut srsquoempecirccher de voir une anticipation du spleen baudelairien lorsque Amaury parle de lrsquoeacuteveil des souvenirs en lui comme de la laquo cendre qui tremblait en [son] tombeau28 raquo La meacutemoire est ici lieu de mort comme chez Baudelaire Le mecircme thegraveme est exploiteacute au chapitre ii par un Amaury effrayeacute par les images conserveacutees en son cœur laquo le passeacute a deacuteposeacute ses deacutebris en seacutepultures successives raquo en laquo toute acircme qui de bonne heure a veacutecu29 raquo La meacutemoire se reacutevegravele laquo comme un lieu rempli des inhumations preacuteceacutedentes comme une salle de destin funegravebre ougrave siegravegent tous ces fantocircmes des acircges que nous avons veacutecus30 raquo

On trouve ainsi dans les Fleurs du mal des eacutechos du traitement reacuteserveacute au souvenir dans Volupteacute sur deux points preacutecis (1) le deacutesordre apparent de la meacutemoire et (2) les images de mort qui hantent la conscience qui se remeacutemore Chez Sainte‑Beuve les laquo seacutepultures raquo deacuteposeacutees en laquo deacutebris raquo dans les zones les plus obscures de la meacutemoire composent une masse inerte ou pour ainsi dire une laquo latence raquo au plus profond de soi‑mecircme La meacutemoire dans son immeacutediateteacute est donc caracteacuteriseacutee par lrsquoinanimation aussi bien du point de vue de son contenu (elle constitue un laquo tombeau raquo qui abrite le souvenir des ecirctres chers) que de sa forme (elle est avant tout un agreacutegat poussieacutereux) Lrsquoenjeu de la difficulteacute drsquoacceacuteder agrave son passeacute refait ici surface la remeacutemoration offre‑t‑elle la possibiliteacute de ranimer ce qui drsquoembleacutee se donne comme mort et deacutesagreacutegeacute Le souvenir peut‑il faire revivre authentiquement le passeacute La question est tout agrave fait connexe agrave celle concernant le manque drsquoune structure de sens preacuteeacutetablie dans laquelle lrsquoeacuteveacutenement du passeacute pourrait srsquointeacutegrer aussitocirct que ressouvenu Ranimer le souvenir pourrait en effet aussi bien vouloir dire lui confeacuterer un sens dans la totaliteacute de la meacutemoire

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3 La meacutemoire comme lieu de la gracircce retrouveacutee31 Recomposition de la meacutemoire

La prochaine section de notre eacutetude visera agrave deacutenouer les problegravemes qui ont eacuteteacute exposeacutes jusqursquoagrave maintenant Nous tenterons de montrer que lrsquoadoption du fil conducteur de la gracircce permet drsquoapercevoir la teneur chreacutetienne du souvenir dans Volupteacute Nous avons jusqursquoagrave maintenant deacuteclineacute le caractegravere probleacutematique du souvenir de cette maniegravere (1) la meacutemoire involontaire paraicirct proceacuteder du mal qui afflige Amaury ndash la faiblesse de sa volonteacute ndash plutocirct que de sa solution (2) le mouvement involontaire du souvenir repreacutesente un danger pour celui dont le passeacute est un lieu de tentation (3) la meacutemoire est un lieu funegravebre duquel nrsquoeacutemane a priori aucune articulation de sens

La reacutesolution de ce dernier enjeu laisse deacutejagrave preacutesager le deacutenouement des deux premiers La meacutemoire qui est de prime abord deacutecomposeacutee en impressions et en eacuteveacutenements isoleacutes les uns des autres peut trouver une recomposition si elle est envisageacutee comme le terrain drsquoune manifestation de la gracircce Amaury eacutevoque en effet cette heureuse recomposition de la meacutemoire lorsque le ressouvenir procegravede drsquoune disposition religieuse

Tous les anneaux rompus du passeacute se remettent agrave trembler dans leur cours agrave se chercher les uns les autres eacuteclaireacutes drsquoune molle et magique lumiegravere Aujourdrsquohui et en cet instant mecircme mon ami crsquoest un de ces soirs du dimanche et dans la contreacutee eacutetrangegravere drsquoougrave je vous eacutecris tandis que les mille cloches en fecircte sonnent le Salut et lrsquoAve Maria toute ma vie eacutecouleacutee se rassemble en un sentiment merveilleux tous mes souvenirs se reacutepondent comme ils feraient sous des cieux et agrave des eacutechos accoutumeacutes31

On observe ainsi qursquoune trame secregravete ouvre la voie agrave une nouvelle coheacutesion au sein mecircme du passeacute remeacutemoreacute la lumiegravere de la gracircce permet de deacuteceler une harmonie lagrave ougrave on ne soupccedilonnait pourtant qursquoune chaicircne rompue et discontinue Cette lumiegravere laisse deacutecouvrir la laquo vie cacheacutee raquo et le laquo sens austegravere raquo dissimuleacutes derriegravere les laquo deacutebris isoleacutes raquo et laquo peu marquants32 raquo qui confondent la meacutemoire dans son premier reacuteveil33 Les acircges heacuteteacuteroclites de la jeunesse (nos

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laquo fantocircmes raquo inteacuterieurs) deviennent en regard de la gracircce laquo de purs esprits reacuteconcilieacutes qui veillent du dedans et qui chantent de concert implorant la deacutelivrance commune34 raquo

Le souvenir consideacutereacute immeacutediatement et dans son isolement peut reacuteinteacutegrer une sphegravere de sens agrave lrsquointeacuterieur du paradigme religieux laquo tout me revient et me parle35 raquo eacutecrira Amaury pour deacutecrire cette reconquecircte Il srsquoagit drsquoune veacuteritable reacutesurrection agrave mecircme la meacutemoire pour le chreacutetien qui se souvient laquo les temps et les lieux se rejoignent et il srsquoexhale de ce vaste champ qui freacutemit de cette valleacutee de Josaphat en moi‑mecircme un sentiment inexprimable et rien que religieux36 raquo Amaury songe vraisemblablement ici agrave la reacutesurrection des morts avant le Jugement dernier que le Livre de Joeumll (3 2‑12) dans lrsquoAncien Testament situe dans la valleacutee de Josaphat La perspective renouveleacutee offerte par la gracircce transforme ainsi la meacutemoire en laquo valleacutee de Josaphat raquo crsquoest‑agrave‑dire en lieu ougrave le passeacute se voit ranimeacute et ougrave la vie peut ecirctre reacuteassumeacutee

Maintenant il est leacutegitime de srsquointerroger sur la nature du sens que confegravere la gracircce au passeacute Amaury emploie agrave plusieurs reprises le terme laquo Providence raquo pour qualifier le fil directeur qui se deacutevoile reacutetrospectivement agrave lui quand il se souvient de son ancienne vie Ce deacutevoilement est le reacutesultat drsquoune deacutemarche qui consiste agrave reacuteinvestir la meacutemoire en portant attention agrave toute trace drsquoune action divine et salvatrice que pourrait renfermer notre existence passeacutee Il srsquoagit donc bien de retrouver apregraves coup en se ressouvenant une direction et une intention agrave lrsquoœuvre dans notre vie Amaury parle de cette capaciteacute comme drsquoun laquo don spirituel raquo

Ce don consiste agrave retrouver Dieu et son intention vivante partout jusque dans les moindres deacutetails et les plus petits mouvements agrave ne perdre jamais du doigt un certain ressort qui conduit Tout prend alors un sens un enchaicircnement particulier une vibration infiniment subtile qui avertit un commencement de nouvelle lumiegravere37

Pour le chreacutetien cette trame est laquo toujours certaine lagrave mecircme ougrave elle se deacuterobe38 raquo Le souvenir se reacutevegravele une maniegravere tout indiqueacutee de laquo rendre sensible raquo cette trame pour celui qui eacutetait aveugle agrave la

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lumiegravere divine dans le passeacute Les meacutemoires reacutedigeacutees par Amaury pour son jeune ami constituent agrave ce titre une sorte drsquoexercice par lequel leur auteur peut octroyer agrave ses souvenirs une pleacutenitude de sens que les eacuteveacutenements ne posseacutedaient pas au moment ougrave ils ont eacuteteacute veacutecus On peut penser que sur cet aspect preacutecis les eacuteveacutenements ressouvenus possegravedent un avantage ou mecircme une supeacuterioriteacute sur le preacutesent vivant la reacutetrospection rend plus manifeste la direction providentielle emprunteacutee par notre existence

Une fois ce sens devenu visible il devient possible de srsquoabandonner agrave la destineacutee traceacutee pour nous par Dieu La faiblesse de la volonteacute dont souffre Amaury peut ici se renverser en un accord avec la volonteacute divine ndash car il faut non seulement concevoir lrsquoœuvre bienfaisante de Dieu mais eacutegalement y consentir

Vous nous offrez parfois Seigneur quand vous le daignez faire lrsquointention et le canevas dessineacute de la trame comme agrave lrsquoapprenti du tisserand il faut que nous y mettions la main pour lrsquoachever il faut que notre volonteacute dise oui ou non agrave votre proposition redoutable ou notre indiffeacuterence muette est deacutejagrave mecircme une maniegravere funeste de terminer39

Si le jeune Amaury demeurait incapable de vouloir le vouloir divin la meacutemoire lui laisse une seconde chance de dire laquo oui raquo Nous avons lagrave une configuration tout agrave fait eacutetonnante la meacutemoire qui se deacuteclenchait involontairement est transformeacutee en lieu ougrave le vouloir peut se consolider De la faiblesse de la volonteacute nous passons au vouloir raffermi en Dieu Le souvenir devient ainsi un carrefour laquo ougrave la volonteacute et la gracircce [concordent] mysteacuterieusement40 raquo

32 Dire la meacutemoire la confession dans VolupteacuteNous pouvons faire un pas suppleacutementaire et affirmer que crsquoest

deacutejagrave rendre gracircce agrave Dieu que de reconnaicirctre sa gracircce agissante et drsquoaccorder reacutetrospectivement notre vouloir avec celle‑ci Cela implique eacutegalement agrave lrsquoinverse de reconnaicirctre sa propre faute agrave chaque endroit ougrave notre vouloir srsquoest montreacute trop heacutesitant pour concorder avec le plan divin Avouer sa faute et louer Dieu nous

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

tenons ici deux aspects qui se complegravetent reacuteciproquement dans la confession augustinienne41

Or Amaury place justement ses meacutemoires sous le signe de la confession laquo Ces pages ne sont qursquoune confession de moi agrave Dieu et de moi agrave vous42 raquo Il semble que pour Amaury la reconnaissance de soi comme peacutecheur doive passer par le souvenir et surtout par le repentir La confession lui offre ainsi une occasion pour affronter son passeacute ndash son ancien mal ndash sans retomber dans la tentation qui le posseacutedait autrefois Elle constitue en quelque sorte une garantie que laquo lrsquoombre des creacuteatures cheacuteries raquo du passeacute nrsquoest pas ranimeacutee en vue de jouir de sa contemplation mais bien plutocirct dans une viseacutee pieuse laquo le repentir seacuterieux doit mecircler alors son intercession et ses larmes aux soupirs involontaires que notre faiblesse eacuteternise43 raquo Cette entreprise doit cependant srsquoaccompagner drsquoune certaine prudence ndash notamment lorsque le souvenir porte directement sur la faute commise Amaury eacutecrit alors laquo Je nrsquoignore pas que le repentir lui‑mecircme ne doit repasser dans de tels souvenirs qursquoavec circonspection et tremblement en se bouchant maintes fois les yeux et les oreilles44 raquo Le ressouvenir demeure un exercice deacutelicat mecircme pour le converti

On peut penser en outre que la circonspection dans la confession vise aussi bien agrave se preacuteserver soi‑mecircme de retomber dans la mollesse qursquoagrave proteacuteger le jeune ami voluptueux agrave qui sont destineacutes les meacutemoires Le souvenir doit pouvoir profiter agrave autrui la confession se structure en mecircme temps sur un axe vertical (laquo de moi agrave Dieu raquo) et sur un axe horizontal (laquo de moi agrave vous raquo) Augustin nourrissait le mecircme projet en eacutecrivant se confesser agrave la gloire de Dieu laquo de maniegravere agrave ce que les hommes entendent45 raquo Srsquoavouer peacutecheur et coller de pregraves agrave sa faute pour la mettre en lumiegravere deacutebouche ultimement sur la possibiliteacute drsquoun redressement moral pour le destinataire Amaury se justifie laquo Plus je serre de pregraves mon mal et vous lrsquoindique agrave sa source plus il y a de chance pour que vous disiez ldquo Crsquoest comme cela en moi rdquo et que vous preniez courage en songeant drsquoougrave je suis revenu46 raquo

Sainte‑Beuve lui‑mecircme semble admettre ndash au moins au conditionnel et avec une dose de scepticisme ndash une certaine utiliteacute

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morale au souvenir lorsqursquoil affirme dans le prologue de Volupteacute que de cette laquo sorte de confession geacuteneacuterale sur un point si chatouilleux de lrsquoacircme raquo pourrait ressortir laquo ccedila et lagrave quelque bien pour quelques uns47 raquo Nous pouvons en tout cas consideacuterer avec lui que lrsquoentreprise de remeacutemoration agrave laquelle se livre Amaury ne trahit pas en deacutefinitive laquo les intentions du chreacutetien48 raquo

ConclusionQui considegravere avec seacuterieux la question de la meacutemoire dans

Volupteacute doit finalement en conclure que cette reconquecircte de la volonteacute divine par le ressouvenir et la confession est elle‑mecircme une manifestation de la gracircce On pourrait affirmer sans craindre une apparence de paradoxe que la gracircce est une condition pour que le passeacute renfermeacute en la meacutemoire puisse ecirctre interpreacuteteacute comme lieu de la gracircce agissante On ne semble donc pas pouvoir eacutechapper agrave une sorte de cercle ndash qui ne renferme toutefois aucune contradiction il faut recevoir la gracircce pour en retracer reacutetrospectivement lrsquoaction dans son passeacute La mecircme ideacutee deacuteclineacutee diffeacuteremment peut recevoir une formulation qui ne reacutevegravele au fond rien de plus qursquoune eacutevidence le souvenir qui deacutecoule de la gracircce divine nrsquoentre pas en contradiction avec le christianisme Notre eacutetude a cependant fait ressortir lrsquoarriegravere‑plan tout agrave fait probleacutematique sur lequel pouvait reposer une telle eacutevidence Le ressouvenir demeure une entreprise dangereuse drsquoun point de vue chreacutetien pour celui qui ne veut pas en Dieu Celui dont le vouloir concorde mysteacuterieusement avec la gracircce peut agrave lrsquoinverse et avec Amaury affirmer

Mais sans que ce soit je le pense une contradiction avec les espeacuterances immortelles et dans tout ce qui est de lrsquoordre humain moi jrsquoai toujours eu agrave cœur le souvenir plutocirct que lrsquoespeacuterance le sentiment et la plainte des choses eacutevanouies plutocirct que lrsquoeacutetreinte du futur Le souvenir en mes moments drsquoeacutequilibre a toujours eacuteteacute le fond reposant et le plus bleu de ma vie ma porte familiegravere drsquoentreacutee au Ciel Je me suis en un mot constamment senti plus pieux quand je me suis beaucoup et le plus eacutegalement souvenu49

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De la volupteacute agrave la gracircce le souvenir chez Sainte-Beuve

Nous sommes deacutesormais en mesure de comprendre cette laquo pieacuteteacute raquo du souvenir dont parle Amaury ndash drsquoen saisir le sens chreacutetien La meacutemoire est une porte drsquoentreacutee au Ciel uniquement dans la mesure ougrave elle permet de srsquoabandonner avec plus de fermeteacute agrave la providence divine En ce cas le souvenir constitue pour Amaury une laquo persuasion raquo et un laquo rappel au bien50 raquo Il vient en quelque sorte parachever la vertu drsquoespeacuterance crsquoest en se tournant vers le passeacute qursquoun converti comme Amaury peut avec confiance attendre de Dieu gracircce en ce monde et salut eacuteternel au Ciel

1 Sur cette question voir la preacuteface eacutecrite par Andreacute Guyaux dans Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Volupteacute Paris Gallimard (coll Folio classique) p 18

2 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Volupteacute Paris Gallimard (coll Folio classique) p 224‑225

3 Franccedilois‑Reneacute de Chateaubriand Meacutemoires drsquooutre-tombe Livre III Paris Livre de Poche Pochothegraveque 1998 p 75‑76

4 Jean‑Franccedilois Perrin laquo Romantisme et meacutemoire involontaire le cas de Volupteacute raquo dans Romantisme no 91 (1996) p 43‑52

5 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 1946 Ibid p 3037 Cf Jean‑Franccedilois Perrin loc cit p 448 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 1499 Ibid p 8410 Ibid p 11711 Jean Starobinski laquo Recettes eacuteprouveacutees pour chasser la meacutelancolie raquo

dans Nouvelle revue de psychanalyse no 32 (1985) p 7112 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 3113 Jean Starobinski loc cit p 7214 laquo Psaume 91 1 raquo La Bible de Jeacuterusalem trad sous la direction de

lrsquoEacutecole biblique de Jeacuterusalem Paris Eacuteditions du Cerf 2000 p 97615 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 31216 Ibid p 31317 Ibid p 13918 Ibid p 30319 Ibid p 19220 Ibid p 192‑19321 Ibid p 225

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22 Ibid p 5123 Ibid p 19424 Voir agrave ce sujet sa preacutesentation dans Ibid p 2225 Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal Paris Gallimard Folio classique

1996 laquo Spleen lxxVi raquo p 10526 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 5227 Charles Baudelaire op cit laquo Spleen lxxVi raquo p 10528 Ibid p 22529 Ibid p 51‑5230 Ibid p 22031 Ibid p 19432 Ibid33 Pour une courte analyse de ce passage cf Jean‑Franccedilois Perrin loc cit

p 4934 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 22135 Ibid p 19536 Ibid37 Ibid p 33138 Ibid39 Ibid p 28240 Ibid p 11741 Cf Michel Pellegrino Les Confessions de Saint-Augustin Guide de

lecture Paris Alsatia 1960 p 28‑29 42 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 15743 Ibid p 5244 Ibid p 15745 Augustin Les Confessions trad Louis de Mondadon Paris Seuil (coll

Points) 1982 X 3 3 p 25046 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve op cit p 22347 Ibid p 3248 Ibid49 Ibid p 193 Jean‑Franccedilois Perrin suggegravere de maniegravere inteacuteressante

qursquoAmaury ajouterait ici le souvenir aux trois autres vertus theacuteologales (loc cit p 50) Il convient agrave notre avis de modeacuterer cette proposition on remarque en effet que la vertu theacuteologale est drsquoun point de vue chreacutetien bonne en elle‑mecircme et agrave toute condition alors que le souvenir demeure probleacutematique voire dangereux pour le voluptueux En drsquoautres termes et crsquoest ce que le preacutesent article a tenteacute de montrer mecircme si le souvenir peut participer de la vertu chreacutetienne en permettant agrave la volonteacute et agrave la gracircce de concorder le contraire est eacutegalement

possible le souvenir peut tout aussi bien refleacuteter lrsquoeacutechec drsquoune volonteacute qui se refuse au vouloir divin

50 Ibid p 193

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Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte‑Beuvesarah Gauthier-Duchesne Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article aborde une question agrave la fois philosophique et litteacuteraire devrait‑on seacuteparer lrsquoœuvre litteacuteraire de son creacuteateur Crsquoest en nous appuyant sur les theacuteories litteacuteraires de Sainte‑Beuve et de Proust que nous esquissons une reacuteponse Drsquoun cocircteacute Sainte-Beuve affirme que la biographie de lrsquoauteur ouvre des portes sur la compreacutehension de lrsquoœuvre De lrsquoautre Proust critique avec virulence cette theacuteorie et affirme que lrsquoœuvre drsquoart doit ecirctre appreacutecieacutee indeacutependamment de son creacuteateur Dans cet article nous tentons de deacutefendre la thegravese de Proust en lrsquoappliquant aux poegravemes de Baudelaire Nous voulons toutefois nuancer la position de Proust et souligner qursquoune relecture mise en parallegravele avec la biographie de lrsquoauteur peut apporter une certaine richesse agrave lrsquointerpreacutetation

IntroductionCharles Baudelaire est un grand litteacuteraire peut‑ecirctre le meilleur de

son eacutepoque Mais est‑il un grand philosophe Certainement pas Il serait difficile drsquoaccorder agrave Baudelaire une theacuteorisation systeacutematique et claire de ce qursquoil propose dans ses eacutecrits Toutefois si la litteacuterature a un avantage sur la philosophie crsquoest drsquoecirctre un veacutehicule de beauteacute et de sentiment En quelque sorte la litteacuterature permet agrave la philosophie de dire ce qursquoelle ne peut pas dire La philosophie peut certainement parler de la beauteacute et du sentiment mais son but nrsquoest jamais de les faire vivre Ainsi il faut voir la philosophie et la litteacuterature comme des disciplines compleacutementaires qui possegravedent chacune leur propre meacutethode ndash la philosophie systeacutematise et la litteacuterature fait vivre ndash et qui peuvent alors srsquoeacuteclairer mutuellement La philosophie de Baudelaire se trouve ainsi dans sa litteacuterature mais crsquoest agrave nous de faire le travail pour deacutecouvrir cette philosophie

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Toutefois dans le cadre de cette reacuteflexion nous ne tenterons pas de trouver quelle est la philosophie de Baudelaire nous souhaitons plutocirct nous questionner sur la relation entre Baudelaire et son œuvre En philosophie on peut facilement deacutetacher les thegraveses de leur auteur Une theacuteorie philosophique peut en quelque sorte vivre drsquoelle‑mecircme puisqursquoelle se veut habituellement objective En est‑il autrement pour la litteacuterature Plusieurs srsquoentendraient pour dire que non Lrsquoœuvre litteacuteraire est tellement lieacutee agrave son auteur tellement chargeacutee de son propre veacutecu qursquoil est difficile de faire une nette seacuteparation entre elle et son auteur Par contre ce nrsquoest pas lrsquoavis de tous En effet le romancier Marcel Proust croit que cette seacuteparation est possible et mecircme neacutecessaire thegravese qursquoil preacutesente dans son texte inacheveacute Contre Sainte-Beuve Dans cet article fragmentaire Proust preacutesente sa theacuteorie litteacuteraire en attaquant celle de Sainte‑Beuve et en la testant sur Baudelaire

Nous nous proposons ainsi de commencer notre exposeacute par une bregraveve preacutesentation de la meacutethode de critique litteacuteraire de Sainte‑Beuve Puis nous nous pencherons sur la critique par Proust de cette meacutethode pour ensuite nous tourner vers lrsquointerpreacutetation de Baudelaire par Proust Finalement nous testerons cette interpreacutetation en la mettant en lien avec diverses œuvres de Baudelaire

1 La meacutethode de Sainte-BeuveCharles‑Augustin Sainte‑Beuve eacutetait un critique litteacuteraire

contemporain de Baudelaire Il a reacutevolutionneacute le monde de la critique litteacuteraire en formulant et en appliquant agrave son sujet une nouvelle theacuteorie Pour reacutesumer grossiegraverement la theacuteorie de Sainte‑Beuve consiste agrave faire lrsquoeacutetude de la biographie drsquoun auteur pour bien comprendre son œuvre Proust deacutecrit lui‑mecircme la theacuteorie de Sainte‑Beuve mais nous avons cru bon drsquoaller jeter un coup drsquoœil chez Sainte‑Beuve lui‑mecircme pour valider les propos de Proust Dans ses Portraits litteacuteraires Sainte‑Beuve critique les biographes qui pensent connaicirctre lrsquohomme agrave travers leurs œuvres seulement laquo Les biographes srsquoeacutetaient imagineacute je ne sais pourquoi que lrsquohistoire drsquoun eacutecrivain eacutetait tout entiegravere dans ses eacutecrits et leur critique superficielle ne poussait pas jusqursquoagrave lrsquohomme au fond du poegravete1 raquo Sainte‑Beuve

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a donc deacuteveloppeacute sa theacuteorie en srsquoopposant agrave ce genre drsquohistoire litteacuteraire Selon lui il faut faire une histoire tregraves seacuterieuse du passeacute du poegravete pour arriver agrave le comprendre Si on arrive agrave saisir les moments charniegraveres de la vie drsquoun artiste on arrive agrave saisir son œuvre

[Le] point essentiel dans une vie de grand eacutecrivain de grand poegravete est celui‑ci saisir embrasser et analyser tout lrsquohomme au moment ougrave par un concours plus ou moins lent ou facile son geacutenie son eacuteducation et les circonstances se sont accordeacutes de telle sorte que qursquoil [sic] ait enfanteacute son premier chef‑drsquoœuvre Si vous comprenez le poegravete agrave ce moment critique si vous deacutenouez ce nœud auquel tout en lui se liera deacutesormais si vous trouvez pour ainsi dire la clef de cet anneau mysteacuterieux moitieacute de fer moitieacute de diamant qui rattache sa seconde existence radieuse eacuteblouissante et solennelle agrave son existence premiegravere obscure refouleacutee solitaire et dont drsquoune fois il voudrait deacutevorer la meacutemoire alors on peut dire de vous que vous posseacutedez agrave fond et que vous savez votre poegravete2

Ainsi Sainte‑Beuve renverse ce qui eacutetait pratiqueacute avant lui on passe de lrsquoeacutetude de lrsquoœuvre pour comprendre lrsquoartiste agrave lrsquoeacutetude de lrsquoartiste pour comprendre son œuvre Crsquoest la vie de lrsquoartiste lui‑mecircme qui eacuteclaire son œuvre et non lrsquoinverse

Pour faire ses critiques drsquoœuvres litteacuteraires Sainte‑Beuve faisait de veacuteritables enquecirctes allait voir les proches de ceux qursquoil eacutetudiait pour pouvoir appliquer sa meacutethode Par exemple pour pouvoir parler de lrsquoœuvre de Stendhal il allait avant tout cocirctoyer et interroger les amis de Stendhal Ceux‑ci pouvaient lui reacuteveacuteler des choses meacuteconnues sur leur ami ce qui permettait agrave Sainte‑Beuve de deacutevelopper des liens avec son œuvre De cette maniegravere Sainte‑Beuve a beaucoup eacutecrit sur ses contemporains et a aideacute ces derniers agrave percer dans le monde litteacuteraire

2 Le Contre Sainte‑Beuve de ProustProust srsquoattaquera agrave cette theacuteorie de Sainte‑Beuve Il reprochera

agrave Sainte‑Beuve lrsquoimportance qursquoil accorde agrave la biographie de lrsquoartiste pour comprendre son œuvre sa faccedilon de laquo ne pas seacuteparer lrsquohomme

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et lrsquoœuvre3 raquo Selon Proust il y a une distinction importante agrave faire entre lrsquoindividu mondain et lrsquoartiste creacuteateur en lui Au moment de lrsquoeacutecriture lrsquoartiste se deacutetache de lrsquoindividu il agit de maniegravere autonome laquo Un livre est le produit drsquoun autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes dans la socieacuteteacute dans nos vices Ce moi‑lagrave si nous voulons essayer de le comprendre crsquoest au fond de nous‑mecircme en essayant de le recreacuteer en nous que nous pouvons y parvenir4 raquo Ce deuxiegraveme moi lrsquoartiste nrsquoest compreacutehensible que par lrsquoindividu qui lrsquohabite et non par un tiers exteacuterieur mecircme si ce tiers est tregraves proche de lrsquoindividu Lrsquoartiste nrsquoest accessible agrave personne il ne se reacutevegravele jamais en tant que personne faisant partie de la socieacuteteacute mais seulement agrave travers ses œuvres Comme nous lrsquoavons dit plus haut Sainte‑Beuve croyait qursquoil eacutetait important drsquointerroger les gens proches de lrsquoartiste eacutetudieacute pour pouvoir mieux le connaicirctre lui et sa poeacutesie Au contraire Proust affirme que lrsquoamitieacute peut nuire au jugement laquo En quoi le fait drsquoavoir eacuteteacute lrsquoami de Stendhal permet‑il de le mieux juger Il est probable au contraire que cela gecircnerait beaucoup pour cela5 raquo En effet un ami peut avoir une vision biaiseacutee de son proche Il peut vouloir le deacutefendre caricaturer ses qualiteacutes omettre ses deacutefauts etc

En somme Proust nrsquoest pas du tout un sympathisant de la meacutethode de Sainte‑Beuve et voici ce qui peut reacutesumer sa critique geacuteneacuterale laquo En aucun temps Sainte‑Beuve ne semble avoir compris ce qursquoil y a de particulier dans lrsquoinspiration et le travail litteacuteraire et ce qui le diffeacuterencie entiegraverement des occupations des autres hommes et des autres occupations de lrsquoeacutecrivain6 raquo

Il est possible de mettre en relation cette critique de Sainte‑Beuve par Proust avec lrsquoœuvre baudelairienne ndash quoique Sainte‑Beuve ait tregraves peu eacutecrit sur ce dernier Proust fait une distinction claire et preacutecise entre lrsquoindividu et le poegravete Lrsquoindividu Baudelaire est le Baudelaire de la vie de tous les jours agrave la fois le dandy et laquo lrsquohomme drsquoesprit raquo de Sainte‑Beuve Cet individu peut ecirctre profond il peut entretenir des relations sincegraveres avec les amis mais il se distingue tout de mecircme du poegravete Le poegravete Baudelaire est secret cacheacute au plus profond de lrsquoindividu Baudelaire et ne ressort que dans la creacuteation artistique Proust en vient agrave affirmer laquo que lrsquohomme qui vit dans

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un mecircme corps avec tout grand geacutenie a peu de rapport avec lui que crsquoest lui que ses intimes connaissent et qursquoainsi il est absurde de juger comme Sainte‑Beuve le poegravete par lrsquohomme ou par le dire de ses amis Quant agrave lrsquohomme lui‑mecircme il nrsquoest qursquoun homme et peut parfaitement ignorer ce que veut le poegravete qui vit en lui7 raquo Cette deacuteclaration est extrecircmement lourde et puissante Proust fait une seacuteparation si marqueacutee entre lrsquoindividu et le poegravete qursquoil est fort possible que lrsquoindividu ne puisse mecircme pas comprendre le poegravete qui vit en lui

Pour mieux illustrer son propos Proust nous fait part de sa theacuteorie sur lrsquoindividu laquo Notre personne morale se compose de plusieurs personnes superposeacutees Cela est peut‑ecirctre plus sensible encore pour les poegravetes qui ont un ciel de plus un ciel intermeacutediaire entre le ciel de leur geacutenie et celui de leur intelligence de leur bonteacute de leur finesse journaliegravere crsquoest leur prose8 raquo Une personne a ainsi plusieurs facettes en elle et elle montre la plupart de ses facettes durant la vie de tous les jours Toutefois les artistes ont une facette de plus qursquoils ne montrent pas de faccedilon journaliegravere et crsquoest leur inspiration poeacutetique

On peut ainsi comprendre ce que Proust reproche agrave Sainte‑Beuve Bien entendu srsquoil considegravere qursquoil y a une seacuteparation nette entre la personne et lrsquoartiste que le cocircteacute artistique drsquoun poegravete se deacuterobe agrave tout le monde voire agrave lrsquoindividu mecircme chez lequel il se manifeste on comprend facilement que Proust soit contre lrsquoideacutee drsquoanalyser une œuvre agrave partir de lrsquoindividu laquo Dans lrsquohomme dans lrsquohomme de la vie des dicircners de lrsquoambition il ne reste plus rien et crsquoest celui‑lagrave agrave qui Sainte‑Beuve preacutetend demander lrsquoessence de lrsquoautre dont il nrsquoa rien gardeacute9 raquo Lrsquoautre crsquoest le poegravete Il est absurde de demander agrave lrsquoindividu mondain des renseignements qui pourraient expliquer sa poeacutesie alors que cet individu nrsquoest pas le poegravete

3 Le Baudelaire de ProustDeacutesormais nous savons que Proust srsquooppose fermement agrave la

meacutethode de Sainte‑Beuve De plus nous savons que Proust pense pouvoir appliquer sa propre theacuteorie agrave Baudelaire Voyons maintenant de quelle faccedilon concregravetement Proust interpregravete la poeacutesie de

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Baudelaire Proust commente plusieurs vers de Baudelaire drsquoune maniegravere assez disparate Nous nous proposons de seulement nous pencher sur un des poegravemes citeacutes par Proust laquo Les Petites Vieilles raquo Nous choisissons en particulier ce poegraveme des Fleurs du mal pour plusieurs raisons Premiegraverement crsquoest lrsquoun des poegravemes les plus citeacutes par Proust Deuxiegravemement il rend bien compte des thegraveses de Proust Troisiegravemement nous pourrons nous‑mecircme le reprendre pour faire notre propre critique de cette probleacutematique autour de Baudelaire

Proust souligne une opposition dans la poeacutesie de Baudelaire Il y remarque un meacutelange de sensibiliteacute et drsquoinsensibiliteacute Dans laquo Les Petites Vieilles raquo on constate cette alternance entre la compassion et une certaine cruauteacute Quel est le sentiment de Baudelaire Est‑il compatissant souffre‑t‑il lui‑mecircme de la douleur de ces vieilles dames qursquoil appelle des laquo monstres raquo

Ils rampent flagelleacutes par les bises iniques Freacutemissant au fracas roulant des omnibus [hellip] Se traicircnent comme font les animaux blesseacutes10

Ou au contraire jouit‑il de leur souffrance

Mais moi moi qui de loin tendrement vous surveille Lrsquoœil inquiet fixeacute sur vos pas incertains Tout comme si jrsquoeacutetais votre pegravere ocirc merveille Je goucircte agrave votre insu des plaisirs clandestins11

Ces deux passages sont citeacutes par Proust pour montrer le talent de Baudelaire dans sa manipulation de la sensibiliteacute Agrave propos du premier passage Proust affirme laquo cruel il [Baudelaire] lrsquoest dans sa poeacutesie cruel avec infiniment de sensibiliteacute drsquoautant plus eacutetonnant dans sa dureteacute que les souffrances qursquoil raille qursquoil preacutesente avec cette impassibiliteacute on sent qursquoil les a ressenties jusqursquoau fond de ses nerfs Il est certain que dans un poegraveme sublime comme ldquo Les Petites Vieilles rdquo il nrsquoy a pas une de leurs souffrances qui lui eacutechappe [hellip] il est dans leur corps il freacutemit avec leurs nerfs il frissonne avec leur[s] faiblesses12 raquo Donc drsquoapregraves les premiers vers du poegraveme Proust est

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drsquoavis que Baudelaire est doteacute drsquoune grande sensibiliteacute qursquoil a ducirc souffrir de la mecircme faccedilon que les vieilles Toutefois il affirmera plus loin que la force de la poeacutesie de Baudelaire vient de sa capaciteacute agrave peindre la souffrance sans la ressentir Crsquoest ce qursquoil va dire agrave propos du deuxiegraveme passage laquo cette subordination de la sensibiliteacute agrave la veacuteriteacute agrave lrsquoexpression est‑elle au fond une marque du geacutenie de la force de lrsquoart supeacuterieur agrave la pitieacute individuelle Mais il y a plus eacutetrange que cela dans le cas de Baudelaire Dans les sublimes expressions qursquoil a donneacutees de certains sentiments il semble qursquoil ait fait une peinture exteacuterieure de leur forme sans sympathiser avec eux13 raquo Plus loin laquo Il semble qursquoil eacuteternise par la force extraordinaire inouiumle du verbe [hellip] un sentiment qursquoil srsquoefforce de ne pas ressentir au moment ougrave il le nomme ougrave il le peint plutocirct qursquoil ne lrsquoexprime14 raquo Pour appuyer son propos Proust fait encore une fois reacutefeacuterence au poegraveme laquo Les Petites Vieilles raquo Il souligne ces vers

Lrsquoune par sa patrie au malheur exerceacutee Lrsquoautre que son eacutepoux surchargea de douleurs Lrsquoautre par son enfant Madone transperceacutee Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs 15

Proust en dit laquo Exerceacutee est admirable surchargeacutee est admirable transperceacutee est admirable Chacun pose sur lrsquoideacutee une de ces belles formes sombres eacuteclatantes nourrissantes Mais a‑t‑il lrsquoair de laquo compatir raquo drsquoecirctre dans ces cœurs 16 raquo

Ainsi si nous comprenons bien les propos de Proust et que nous tentons de faire le lien avec sa critique de Sainte‑Beuve lrsquoindividu Baudelaire aurait eacutenormeacutement souffert aurait possiblement compati avec les vieilles femmes qursquoil deacutecrit mais lors de lrsquoeacutecriture lorsque le poegravete Baudelaire prend le controcircle cette sensibiliteacute et cette compassion ne sont plus Crsquoest lrsquoinspiration poeacutetique qui entre en jeu Agrave travers ses poegravemes on peut possiblement deviner que Baudelaire a souffert mecircme Sainte‑Beuve le dit laquo Vous avez ducirc beaucoup souffrir mon cher enfant17 raquo Mais apregraves avoir dit cela est‑ce que lrsquoon en apprend plus sur sa poeacutesie La reacuteponse de Proust serait certainement non Selon lui la beauteacute du verbe de Baudelaire vient

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justement de la cruauteacute des portraits du manque de sensibiliteacute dans la peinture de choses qui en requiegraverent tant Qui est capable de faire preuve drsquoun tel manque de sensibiliteacute Certainement pas lrsquoindividu mais bien sucircr le poegravete

La partie du Contre Sainte-Beuve dans laquelle Proust fait part de ses ideacutees sur Baudelaire se termine par une audacieuse proposition qui suggegravere que lrsquoinspiration serait un objet transcendant les eacutepoques laquo Il [Baudelaire] a surtout [hellip] une ressemblance fantastique avec Hugo Vigny et Leconte de Lisle comme si tous les quatre nrsquoeacutetaient que des eacutepreuves un peu diffeacuterentes drsquoun mecircme visage du visage de ce grand poegravete qui au fond est un depuis le commencement du monde dont la vie intermittente mais aussi longue que celle de lrsquohumaniteacute eut en ce siegravecle ses heures tourmenteacutees et cruelles18 raquo La theacuteorie litteacuteraire de Proust srsquoapplique alors semble‑t‑il agrave nrsquoimporte quel artiste ndash du moins agrave nrsquoimporte quel poegravete Elle suppose une sorte drsquoinspiration poeacutetique transcendante qui surgit agrave travers lrsquoœuvre drsquoartistes qui ont su la capter et la transmettre Une telle vision de lrsquoart est assureacutement critiquable drsquoun point de vue meacutetaphysique eacutetant extrecircmement lourde de conseacutequences mais elle est drsquoune richesse bien plus grande que celle de Sainte‑Beuve drsquoun point de vue litteacuteraire

4 Comment faut-il lire Baudelaire La critique de Proust nous paraicirct remarquable et assez

convaincante Toutefois nous souhaitons y apporter quelques nuances De prime abord le personnage de Baudelaire est si complexe qursquoil nous semble agrave la fois vain et indispensable de faire une certaine eacutetude biographique pour comprendre son œuvre vain drsquoapregraves la theacuteorie de Proust mais eacutegalement agrave cause de la complexiteacute du personnage pouvant facilement mener agrave des incoheacuterences avec ses textes indispensable car cette mecircme complexiteacute peut expliquer la complexiteacute de son œuvre Nous proposons ainsi qursquoil est leacutegitime de faire deux sortes drsquoeacutetude litteacuteraire La premiegravere serait celle suggeacutereacutee par Proust une eacutetude de lrsquoœuvre pour elle‑mecircme sans se soucier du veacutecu de son auteur La deuxiegraveme incorporerait des eacuteleacutements biographiques de lrsquoauteur mais seulement pour expliquer certains

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Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte-Beuve

eacuteleacutements incompreacutehensibles et non pour expliquer toute lrsquoœuvre Dans les deux cas nous rejetons la meacutethode de Sainte‑Beuve qui nous semble ecirctre de lrsquohistoire plutocirct que de la litteacuterature

La theacuteorie litteacuteraire de Proust est tregraves convaincante dans lrsquoeacutetude de poegravemes comme laquo Les Petites Vieilles raquo En effet que lrsquoon sache si Baudelaire a reacuteellement souffert avec ces vieilles dames ou non cela a peu drsquoimportance dans la lecture du poegraveme Toutefois nous croyons que la seacuteparation que fait Proust entre le poegravete et lrsquoindividu mondain est trop forte On ne peut pas nier que lrsquoindividu et le poegravete soient la mecircme personne et que chaque cocircteacute de cette personne influence lrsquoautre Par exemple le dandy est une posture agrave la fois mondaine et litteacuteraire chez Baudelaire Le dandy litteacuteraire influence certainement le dandy apparent et vice versa

De plus en affirmant que le poegravete en tant qursquoinspiration coupeacutee de lrsquoindividu peut parfois agir sans que lrsquoindividu srsquoen rende totalement compte fait surgir lrsquoideacutee drsquoinconscient En effet lrsquoinconscient pourrait ecirctre cette inspiration deacutetacheacutee de lrsquoindividu qui agit en quelque sorte sans que lrsquoautre srsquoen rende compte Agrave lrsquoinverse le poegravete pourrait ecirctre influenceacute inconsciemment par sa vie mondaine Il se joue ainsi une eacutetrange interaction entre le poegravete lrsquoindividu et lrsquoinconscient le veacutecu influence lrsquoinconscient qui lui-mecircme influence le poegravete En fait nous ne croyons pas que Proust serait neacutecessairement contre une telle affirmation Tout ce que Proust veut signaler crsquoest qursquoil ne faut pas chercher de reacuteponse dans la vie drsquoun poegravete mais plutocirct dans lrsquoœuvre elle-mecircme Au final que ce soit lrsquoinconscient le poegravete ou lrsquoindividu mondain qui fait le travail drsquoartiste cela a peu drsquoimportance puisque ce que lrsquoon doit consideacuterer crsquoest lrsquoœuvre pour elle‑mecircme

Nous croyons ainsi qursquoil ne faut pas nier les liens entre le poegravete et lrsquoindividu mondain ce serait absurde Toutefois pour savoir appreacutecier une œuvre comme Les Fleurs du mal il est souvent sans importance de connaicirctre la vie de Baudelaire Et mecircme parfois cela peut nuire agrave lrsquoeffet sur le lecteur que de tenter de faire des liens avec lrsquoauteur La force de la theacuteorie de Proust vient ainsi de la possibiliteacute drsquointerpreacuteter lrsquoœuvre pour elle‑mecircme elle accorde une autonomie agrave lrsquoœuvre qui permet une plus grande liberteacute au lecteur

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Par contre peut‑on eacutetudier tous les textes de Baudelaire de cette faccedilon En effet les textes de Baudelaire ne sont pas tous comme Les Fleurs du mal Ce recueil de poeacutesie ne se veut pas une œuvre autobiographique bien qursquoelle contienne certainement des eacuteleacutements importants relieacutes agrave la vie de son auteur Comme nous lrsquoavons dit plus haut mecircme si une œuvre est influenceacutee par la vie de son auteur lrsquoœuvre peut vivre drsquoelle‑mecircme Toutefois qursquoen est‑il des textes qui srsquoaffichent comme autobiographiques ou comme des reacuteflexions personnelles Baudelaire nrsquoa pas composeacute que de la poeacutesie que lrsquoon peut lire uniquement pour soi il a eacutegalement eacutecrit des textes plus intimes Des textes comme Fuseacutees et Mon cœur mis agrave nu font partie de ce qursquoon appelle les Journaux intimes de Baudelaire et ont un caractegravere bien plus personnel que Les Fleurs du mal Comment doit‑on lire ces textes en particulier Est‑ce que la theacuteorie litteacuteraire de Proust srsquoapplique agrave ce genre de textes Telles sont les questions sur lesquelles nous voulons nous pencher pour clore notre eacutetude

Bien que des textes comme Fuseacutees et Mon cœur mis agrave nu soient plus personnels que Les Fleurs du mal il reste qursquoils ne doivent pas ecirctre consideacutereacutes comme simplement et neacutecessairement autobiographiques Ces œuvres sont des fragments de manuscrits de Baudelaire et ont eacuteteacute publieacutees agrave titre posthume uniquement Elles ont eacuteteacute rassembleacutees sous le titre Journaux intimes un peu agrave tort puisqursquoelles ne sont pas le fruit drsquoun partage quotidien de Baudelaire Lui-mecircme affirme tregraves clairement que Mon cœur mis agrave nu nrsquoest pas un journal mais plutocirct un texte dans lequel il peut noter ses reacuteflexions quand lrsquoinspiration est preacutesente laquo (Je peux commencer Mon cœur mis agrave nu nrsquoimporte ougrave nrsquoimporte comment et le continuer au jour le jour suivant lrsquoinspiration du jour et de la circonstance pourvu que lrsquoinspiration soit vive)19 raquo Mecircme agrave partir des mots de Baudelaire on peut voir lrsquoimportance primordiale de lrsquoinspiration comme le suggegravere Proust Ainsi mecircme pour des textes plus proches encore de la vie de lrsquoartiste il est possible de les lire pour eux‑mecircmes

Toutefois cela ne veut pas dire que lrsquoeacutetude drsquoun texte litteacuteraire en lien avec la biographie de lrsquoauteur soit complegravetement futile On peut sans doute lire Mon cœur mis agrave nu sans rien connaicirctre de Baudelaire et en retirer quelque chose Mais on peut en retirer autre chose si

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Comment lire Baudelaire Proust contre Sainte-Beuve

lrsquoon fait des liens avec le veacutecu de Baudelaire Mon cœur mis agrave nu nrsquoest peut‑ecirctre pas une œuvre autobiographique mais elle reste un partage de reacuteflexions personnelles que lrsquoon peut sans doute mieux comprendre si on les met en lien avec la vie de lrsquoauteur Il y a une certaine richesse dans lrsquoeacutetude des liens entre lrsquoauteur et son œuvre car elle permet une compreacutehension non seulement plus juste de la penseacutee de lrsquoauteur mais surtout possiblement diffeacuterente

En drsquoautres mots il y a certainement un bienfait agrave lire un texte en le rapportant agrave des faits veacutecus de lrsquoauteur Cela nrsquoempecircche pas lrsquoautonomie de lrsquoœuvre drsquoart Elle arrive tout de mecircme agrave vivre par elle‑mecircme Nous voulons simplement dire que les deux niveaux de lecture apportent une richesse diffeacuterente et sont ainsi compleacutementaires Si lors de la lecture drsquoun poegraveme de Baudelaire le lecteur ressent quelque chose mais qursquoil se rend ensuite compte que ce nrsquoeacutetait sucircrement pas lrsquoobjectif de Baudelaire cela nrsquoenlegraveve rien au sentiment deacutejagrave veacutecu

ConclusionEn reacutesumeacute nous avons preacutesenteacute diffeacuterentes theacuteories litteacuteraires

pour nous aider agrave mieux lire Baudelaire Celle de Sainte‑Beuve suggegravere qursquoil faille eacutetudier la vie drsquoun auteur pour bien comprendre son œuvre Au contraire Proust propose de seacuteparer nettement lrsquoœuvre de son auteur et de la lire uniquement pour elle‑mecircme Pour nuancer nous avons affirmeacute qursquoune meacutethode alliant les deux theacuteories peut ecirctre fructueuse mecircme si nous croyons que celle de Proust ne doit pas ecirctre mise de cocircteacute La theacuteorie de Proust nous semble enrichissante mais il ne faut pas rejeter complegravetement une certaine analyse biographique qui peut apporter une vision compleacutementaire de lrsquoœuvre Toutefois lrsquoanalyse uniquement biographique de Sainte‑Beuve du moins telle que Proust la preacutesente nous paraicirct superficielle

Ainsi agrave la question laquo Comment faut‑il lire Baudelaire raquo nous reacutepondons qursquoil y a deux faccedilons de le faire la premiegravere eacutetant de laisser lrsquoœuvre parler drsquoelle‑mecircme la deuxiegraveme eacutetant de faire des liens avec le veacutecu de lrsquoartiste Plutocirct que de mettre une sorte drsquointerpreacutetation au‑dessus drsquoune autre nous estimons qursquoil est preacutefeacuterable de ne pas se limiter agrave une seule ou de ne pas accorder une importance trop grande agrave une seule Neacuteanmoins peut‑on reconnaicirctre

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un bon auteur par sa capaciteacute agrave faire vivre son œuvre par elle‑mecircme Voilagrave une autre question inteacuteressante agrave laquelle Proust reacutepondrait probablement oui

1 Charles‑Augustin Sainte‑Beuve Portraits litteacuteraires Paris Robert Laffont 1993 p 23

2 Ibid p 243 Marcel Proust laquo Contre Sainte‑Beuve raquo Contre Sainte-Beuve preacuteceacutedeacute

de Pastiches et meacutelanges et suivi de Essais et articles Paris Gallimard 1971 p 221

4 Ibid p 221‑2225 Ibid p 2226 Ibid p 2247 Ibid p 2488 Ibid p 2499 Ibid p 25010 Charles Baudelaire Les Fleurs du mal et autres poegravemes Paris Garnier‑

Flammarion 1964 p 11111 Ibid p 11312 Marcel Proust loc cit p 25013 Ibid p 252 14 Ibid15 Charles Baudelaire op cit p 11216 Marcel Proust loc cit p 25317 Ibid p 24418 Ibid p 26219 Charles Baudelaire laquo Mon cœur mis agrave nu raquo dans Mon cœur mis agrave nu

Fuseacutees Penseacutees eacuteparses Paris Livre de poche 1972 p 45

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Le dandysme baudelairienDelphine GinGras Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Le dandysme comporte deux aspects qui srsquoinfluencent lrsquoun et lrsquoautre Drsquoun cocircteacute il y a le dandy mondain lrsquoexemple historique de la maniegravere par laquelle le dandysme srsquoest veacutecu dans le monde de lrsquoautre il y a le dandysme litteacuteraire tel qursquoil a eacuteteacute incarneacute par des personnages de fiction et dans les ouvrages qui ont eacuteteacute eacutecrits sur le sujet Les exemples de Jules Barbey DrsquoAurevilly et de Charles Baudelaire nous permettront de comprendre la relation entre ces deux aspects Ces deux auteurs ont une influence sur la notion de dandysme autant par leur mode de vie que par leurs eacutecrits Le preacutesent article propose de comparer les textes theacuteoriques de Barbey DrsquoAurevilly et de Baudelaire pour comprendre ces relations et faire ressortir lrsquooriginaliteacute de la position baudelairienne

IntroductionLe dandysme srsquoinstalle en France en 18151 et y gagne drsquoabord

les Boulevards et le Paris mondain avant de devenir la figure intellectuelle du dandy dit litteacuteraire ce qui marque une transformation dans la notion de laquo dandysme raquo Plusieurs noms peuvent ecirctre associeacutes agrave la deuxiegraveme forme du dandysme Entre autres on compte parmi ceux qui ont permis le passage au monde litteacuteraire Jules Barbey drsquoAurevilly qui a eacutecrit la premiegravere theacuteorie du dandysme dans son essai de 1845 Du dandysme et de George Brummell et Charles Baudelaire qui a theacuteoriseacute sur le dandysme dans certains de ses textes notamment le neuviegraveme chapitre du Peintre de la vie moderne paru en 1863 Je mrsquointeacuteresserai ici aux theacuteories du dandysme qui ressortent de ces textes phares en mettant lrsquoaccent sur lrsquooriginaliteacute de la position de Baudelaire

Baudelaire a lu Barbey et en parle degraves 1846 dans le Salon de 18462 Entre ce texte et le Peintre de la vie moderne Baudelaire forge sa propre theacuteorie et incarne le dandysme agrave sa maniegravere En

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faisant ressortir les innovations de cet auteur sur cette notion je souhaite rendre compte de la reacuteception litteacuteraire de Barbey chez Baudelaire dans ce qui lui est propre Je preacutesenterai drsquoabord quelques notions importantes pour notre sujet avant de mrsquoarrecircter aux theacuteories respectives de nos deux auteurs puis je relegraveverai certains thegravemes (le contexte lrsquoapparence et le rapport agrave la norme) pour y montrer les particulariteacutes de chacun de ces auteurs

1 Dandysme mondain et dandysme litteacuteraireIl faut drsquoabord marquer la distinction entre le dandysme mondain

et le dandysme litteacuteraire Dans son ouvrage de 2010 Le dandysme litteacuteraire en France au xixe siegravecle Karin Becker marque drsquoentreacutee de jeu le caractegravere double du pheacutenomegravene du dandysme en montrant qursquoil est au xixe siegravecle un pheacutenomegravene agrave la fois social et litteacuteraire Ces deux aspects sont lieacutes drsquoune maniegravere qui ne donne pas plus drsquoimportance agrave lrsquoun ou lrsquoautre si le dandysme litteacuteraire a eu besoin du pheacutenomegravene social pour exister le dandy mondain nrsquoen est pas moins inspireacute et modeleacute par ce qui srsquoest eacutecrit sur lui incarnant dans le monde le mythe qursquoil permet lui‑mecircme de bacirctir En ce sens Becker note dans son introduction

Si le terme eacutetait au deacutebut peacutejoratif deacutesignant une personne ridicule raide hautaine et bizarrement habilleacutee [hellip] la reacuteputation du dandy ne tarde pas agrave srsquoameacuteliorer avec la monteacutee progressive du pheacutenomegravene dans la capitale franccedilaise au cours de la Monarchie de Juillet Cette nouvelle valorisation reacutesulte surtout de la naissance du dandysme litteacuteraire deacutesormais un laquo dandy raquo nrsquoest plus neacutecessairement un mondain vaniteux un mannequin adonneacute aux plaisirs des boulevards mais un eacutecrivain ou un artiste qui se deacutefinit par une digniteacute toute spirituelle se situant au‑dessus du commun des hommes gracircce agrave ses talents creacuteateurs En mecircme temps cette forme drsquoexistence devient un objet drsquoeacutetude3

Ce passage souligne bien la relation entre le pheacutenomegravene social et lrsquoaspect litteacuteraire mais nous eacuteclaire aussi sur la nature du dandy litteacuteraire Barbey et Baudelaire ne se deacutemarquent pas qursquoen

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Le dandysme baudelairien

theacuteorisant sur le dandysme leur faccedilon drsquoincarner le dandysme fait se modifier le concept Lrsquoaspect social et vestimentaire des premiers dandys se transforme et prend la forme drsquoun mode de vie litteacuteraire particuliegraverement avec Baudelaire comme nous le verrons De plus leur inteacuterecirct pour la figure du dandy alors qursquoils sont eux-mecircmes dandys illustre bien les mots de Baudelaire laquo crsquoest une espegravece de culte de soi‑mecircme4 raquo

Le dandy historique ou mondain crsquoest celui qui habite les villes qui porte tel ou tel vecirctement eacuteleacutegant crsquoest lrsquohomme5 concret Crsquoest aussi le dandy qui ne se soucie que de la part concregravete du dandysme Nous le verrons avec Baudelaire pour certains pour la masse le dandysme nrsquoest qursquoune affaire de style et de mode de vie Il suffirait de suivre certaines regravegles de base pour ecirctre tout agrave coup consideacutereacute comme un dandy Baudelaire deacutecriera cette interpreacutetation Le dandysme litteacuteraire quant agrave lui est une justification intellectuelle et spirituelle de la position marginale du dandy dans la socieacuteteacute telle que deacuteveloppeacutee dans le discours litteacuteraire Cette notion renvoie aux personnages fictifs aux eacutecrivains et au dandysme theacuteorique ideacutealiseacute tel que les textes le deacutecrivent mais que lrsquohomme du monde eacutechoue agrave reproduire Cela dit la forme historique du dandysme nrsquoest pas disqualifieacutee par lrsquoincapaciteacute de lrsquohomme agrave incarner le dandy ideacuteal de la litteacuterature Au contraire le dandy historique est la condition drsquoexistence du discours sur le dandysme et les deux aspects sont interdeacutependants Becker insiste sur cette relation et en fait le fil conducteur de tout son ouvrage eacutecrivant laquo il faut retenir le fait historique que le dandysme litteacuteraire est justement issu de ce dandysme mondain gracircce agrave la volonteacute des dandys‑poegravetes de se deacutefinir par une noblesse de lrsquoesprit qui deacutepasse lrsquoeffet facile drsquoune apparence splendide6 raquo

11 George BrummellAvant de consideacuterer les theacuteories respectives des deux auteurs

qui nous inteacuteressent ici dressons un portrait de lrsquoinventeur du dandysme George Brummell Dit laquo Beau Brummell raquo il se trouve agrave la base de lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly et sera aussi nommeacute par Baudelaire comme lrsquoun des pegraveres du dandysme Becker mettant

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en application ce qui a eacuteteacute eacutetabli preacuteceacutedemment preacutesente un tel portrait dans ce qursquoil a de paradoxal Lrsquoexemple de Brummell justifie sa deacutemarche les faits reacuteels sont recouverts par quantiteacute drsquoanecdotes ce qui rend difficile drsquoeacutecrire une biographie deacutefinitive de ce personnage Or crsquoest justement lagrave que lrsquoaspect litteacuteraire entre en jeu Le dandysme srsquoest construit sur le modegravele de Brummell mais crsquoest autant lrsquohomme reacuteel que lrsquohomme litteacuteraire qui marque les esprits Le livre que Barbey drsquoAurevilly eacutecrira sur lui est tributaire de cela Srsquoil srsquointeacuteresse vaguement aux faits historiques son texte fixe lrsquoimage du dandysme drsquoune maniegravere quasiment mythique Il ne pourrait en ecirctre autrement puisque Brummell nrsquoa livreacute son ecirctre qursquoagrave la maniegravere drsquoun spectacle laquo Les admirateurs de Beau Brummell sont donc dupes drsquoune construction en trompe‑lrsquoœil le personnage mythique du dandy est une belle illusion et sa vie entiegravere une œuvre drsquoart largement inventeacutee7 raquo Il nrsquoimporte guegravere que les faits rapporteacutes par Barbey drsquoAurevilly deacutecoulent plus du mythe que de la reacutealiteacute puisque la reacutealiteacute tient elle‑mecircme de la fiction que Brummell a pris soin de construire et drsquoentretenir Degraves le deacutepart la theacuteorie du dandysme repose sur une construction qui se soucie bien peu de la reacutealiteacute historique tout en ayant un effet sur le pheacutenomegravene social laquo ce sera Barbey qui creacuteera par son discours suggestif lrsquoimage eacuteternelle de la creacuteature parfaite sans eacutegale hors de porteacutee pour le commun des hommes il fait sublimer le personnage dans une mesure qui en fait lrsquoincarnation atemporelle du dandy8 raquo Faisant de Brummell lrsquoarcheacutetype inaccessible du dandysme il se sert de son exemple pour en dresser les codes creacuteant agrave partir de lui une abstraction agrave laquelle les autres devront tant bien que mal tenter de ressembler

Autant dans lrsquoouvrage de Becker que dans le texte de Barbey drsquoAurevilly la preacutesentation du dandysme par lrsquoexemple de Brummell passe par des consideacuterations biographiques et des anecdotes Neacute sans titre en Angleterre en 1778 George Brummell srsquoest deacutemarqueacute dans la bonne socieacuteteacute anglaise de Londres de 1798 agrave 18169 par son eacuteleacutegance et son originaliteacute veacuteritable tyran de lrsquoapparence et du bon mot Tous craignaient semble‑t‑il ses remarques alors qursquoil passait rapidement dans une soireacutee mondaine la quittant tout de suite apregraves

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Le dandysme baudelairien

srsquoecirctre deacutemarqueacute Deux sources informent sur le personnage qursquoa eacuteteacute Brummell une chronique reacutedigeacutee de faccedilon tregraves meacutethodique et objective par le capitaine drsquoinfanterie William Jesse (The Life of Beau Brummell 1844) et lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly paru lrsquoanneacutee suivante (Du dandysme et de George Brummell 1845) Barbey connaicirct la chronique de Jesse il la mentionne mais ne srsquoy conforme pas et va mecircme jusqursquoagrave la discreacutediter deacuteccedilu que son auteur laquo nrsquoait abouti qursquoagrave une chronique timoreacutee sans le dessous de cartes de lrsquohistoire Crsquoest lrsquoexplication historique qui manque agrave Brummell10 raquo dit‑il alors que lui‑mecircme livre un ouvrage subjectif faisant dire agrave lrsquoun des reacutecents commentateurs du texte que laquo prenant Brummell pour preacutetexte Barbey veut en reacutealiteacute eacutecrire le texte de son propre dandysme11 raquo

Ce qui ressort des biographies de nos trois dandys quand nous les mettons cocircte agrave cocircte ce sont les traits qursquoils ont en commun tous ils ont eu les moyens financiers de leur excentriciteacute gracircce agrave un heacuteritage qursquoils ont rapidement dilapideacute dans les objets de luxe et le jeu Certains scandales eacuteclatent dans chacune de ces vies les problegravemes financiers de Brummell qui le poussent agrave lrsquoexil en France ougrave il finira tout de mecircme en prison pour les dettes qursquoil aura accumuleacutees mecircme apregraves son deacutepart de lrsquoAngleterre les relations amoureuses et les textes de Barbey sont lrsquoobjet de controverses (il entretient une liaison pendant un certain temps avec la femme de son cousin et il est accuseacute de blasphegraveme agrave la sortie de son recueil Les diaboliques en 1874) pour ce qui est de Baudelaire il y a eacutevidemment le procegraves des Fleurs du mal Dans le cas de ces trois personnages lrsquoexcentriciteacute est souligneacutee par les biographes Tous sont convaincus de leur supeacuterioriteacute avec ou sans les moyens financiers pour lrsquoeacutetablir Cette attitude sera drsquoailleurs deacutecisive chez Baudelaire qui appuie sa theacuteorie du dandysme sur son expeacuterience personnelle arrivant agrave eacutetablir sa supeacuterioriteacute gracircce agrave un passage du dandysme mondain agrave un dandysme intellectuel qui se deacutemarque par ses qualiteacutes spirituelles plutocirct que par un train de vie luxueux Avant de deacutevelopper sur ces aspects de la theacuteorie baudelairienne il convient toutefois drsquoeacutetudier le travail de son preacutedeacutecesseur Barbey drsquoAurevilly

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2 Deux theacuteories du dandysme21 Le dandysme selon Barbey drsquoAurevilly

Le texte de Barbey drsquoAurevilly illustre bien la thegravese que nous suivons ici agrave savoir que les contextes historiques et litteacuteraires doivent ecirctre pris conjointement pour bien saisir la figure du dandy au xixe siegravecle Drsquoune part la composition mecircme de son texte repose sur ces deux aspects mais drsquoautre part le texte lui-mecircme a une influence des deux cocircteacutes en tant que premier texte theacuteorique sur ce mouvement lu par tous ses successeurs dont Baudelaire bien sucircr Son ouvrage sur le dandysme aura influenceacute autant la maniegravere drsquoecirctre dandy dans le monde que la litteacuterature

Barbey met lrsquoaccent sur le contexte drsquoeacutemergence du pheacutenomegravene du dandysme Agrave plusieurs reprises il rappelle le caractegravere anglais de la chose allant jusqursquoagrave affirmer que laquo Comme tout ce qui est universel humain a son nom dans la langue de Voltaire ce qui ne lrsquoest pas on est obligeacute de lrsquoy mettre et voilagrave pourquoi le mot Dandysme nrsquoest pas franccedilais Il restera eacutetranger comme la chose qursquoil exprime [hellip] [C]rsquoest la force de lrsquooriginaliteacute anglaise srsquoimprimant sur la vaniteacute humaine [hellip] qui produit ce qursquoon appelle le Dandysme Nul moyen de partager cela avec lrsquoAngleterre Crsquoest profond comme son geacutenie mecircme Singerie nrsquoest pas ressemblance12 raquo Ainsi quoique les Franccedilais essaient tant bien que mal drsquoimiter les dandys anglais il leur est impossible de devenir effectivement dandys puisque crsquoest le caractegravere anglais qui rend cela possible Barbey nrsquoen dresse pas moins une comparaison entre les Anglais et les Franccedilais pour mieux illustrer son point en insistant sur la fausseteacute de ce que les Franccedilais produisent en srsquoessayant agrave lrsquoimitation Crsquoest donc un caractegravere particulier typiquement anglais qui a rendu possible lrsquoapparition du dandysme selon Barbey drsquoAurevilly Lrsquoennui tregraves profond des Anglais les aurait rendus reacuteceptifs agrave un caractegravere tel que celui de Brummell qui dans sa vaniteacute et son originaliteacute brisait la monotonie de leur socieacuteteacute

Bien que la vaniteacute soit dans une certaine mesure agrave la base du dandysme cette caracteacuteristique ne peut produire le dandy nrsquoimporte ougrave Chez les Franccedilais ndash Barbey nomme Richelieu comme exemple paradigmatique ndash le vaniteux nrsquoest pas reccedilu de la mecircme maniegravere

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ce peuple est laquo nervo‑sanguin raquo selon lrsquoauteur il laquo va jusqursquoaux derniegraveres limites dans la foudre de ses eacutelans13 raquo Sans un certain type de foule la personnaliteacute de lrsquohomme ne produit pas le bon effet La froideur des Anglais fait briller le caractegravere du dandy Le contexte est donc tout aussi important pour la possibiliteacute du dandysme que le caractegravere de lrsquoindividu Apregraves tout le dandy trouve tout son eacuteclat dans un contexte social Hors de la socieacuteteacute il nrsquoest rien puisqursquoil nrsquoa plus de public pour reacuteagir agrave son caractegravere

Le caractegravere nrsquoen reste pas moins le terme central du traiteacute de Barbey drsquoAurevilly et crsquoest sur ce point qursquoil critique ses concitoyens En essayant drsquoimiter les Anglais les Franccedilais ne srsquointeacuteressent qursquoagrave lrsquoaspect exteacuterieur qursquoaux vecirctements et au luxe sans se preacuteoccuper de la maniegravere drsquoecirctre Crsquoest pourtant lagrave ce qui distingue le laquo mannequin de mode14 raquo du dandy pour reprendre les termes que Becker utilise dans son analyse Elle explique drsquoailleurs tregraves bien cette dynamique entre lrsquoecirctre et le paraicirctre insistant sur lrsquoaspect critique du traiteacute de Barbey

Crsquoest donc dans une ambition critique et engageacutee qursquoil deacutecrit pour ses lecteurs franccedilais le personnage de Beau Brummell qursquoil pose en modegravele absolu et parfait Son intention premiegravere est didactique voire moralisante il explique agrave son public ignorant le laquo veacuteritable dandysme raquo comme un projet total et coheacuterent englobant agrave la fois lrsquoecirctre et le paraicirctre laquo lrsquoart de la mise raquo et laquo la maniegravere drsquoecirctre raquo qui sont conccedilus comme deux pheacutenomegravenes compleacutementaires qui se conditionnent reacuteciproquement15

Elle entreprend ensuite un deacutecoupage assez bref et systeacutematique de lrsquoouvrage que je reprendrai rapidement pour faire ressortir quelques points importants les deux premiers chapitres srsquointeacuteressent aux ideacutees de vaniteacute et de fatuiteacute les troisiegraveme et quatriegraveme chapitres portent sur le contexte historique le cinquiegraveme chapitre preacutesente les deacutefinitions du dandysme les chapitres 6 agrave 11 srsquointeacuteressent agrave la biographie de Brummell et aux anecdotes agrave son sujet finalement le chapitre 12 preacutesente la conclusion et les reacuteflexions de lrsquoauteur Le deacutecoupage de lrsquoouvrage est tregraves formel et le rend semblable agrave un livre

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drsquoeacuterudition mais le lecteur doit ecirctre mis en garde sur la vraie nature de ce traiteacute

Seulement il srsquoagit lagrave drsquoun artifice de lrsquoauteur qui tend ainsi un piegravege agrave ses lecteurs et plus drsquoun historien moderne compte parmi les dupes de lrsquoeacutecrivain Car il ne faut pas oublier que le dandy‑poegravete est un speacutecialiste de lrsquoarteacutefact qui sait inventer des constructions en trompe‑lrsquoœil Il srsquoagit lagrave drsquoune strateacutegie eacuteminemment dandy qui creacutee une illusion livresque dans laquelle lrsquoeffet provoqueacute prime sur la veacuteritable nature de lrsquoouvrage16

Il faut donc prendre le texte avec preacutecautions Il preacutesente certes la theacuteorie du dandysme de Barbey drsquoAurevilly mais ses preuves sont presque une construction la preacutesentation de la biographie de Brummell eacutetant plus une confirmation forceacutee de ce qursquoavance Barbey qursquoun texte reacuteellement historique Cependant on le verra en le comparant avec Baudelaire certains eacuteleacutements theacuteoriques sont assureacutement preacutesents dans le texte bien qursquoil soit difficile de faire ressortir quelque chose de systeacutematique de la deacutemarche de lrsquoauteur qui se veut explicitement frivole (comme lrsquoeacutenonce la preacuteface) Passons donc au texte de Baudelaire afin de pouvoir mettre en place certains eacuteleacutements de comparaison

22 Le dandysme selon BaudelaireLa laquo theacuteorie raquo du dandysme de Baudelaire est principalement

preacutesenteacutee dans le chapitre IX du Peintre de la vie moderne sans toutefois srsquoy limiter La nouvelle La Fanfarlo par exemple ou certains passages de Mon cœur mis agrave nu preacutesenteraient aussi quelques eacuteleacutements de reacuteponse quant agrave la maniegravere qursquoa Baudelaire de deacutefinir le dandy Le chapitre IX du Peintre de la vie moderne srsquoouvre ainsi

Lrsquohomme riche oisif et qui mecircme blaseacute nrsquoa pas drsquoautre occupation que de courir agrave la piste du bonheur lrsquohomme eacuteleveacute dans le luxe et accoutumeacute degraves sa jeunesse agrave lrsquoobeacuteissance des autres hommes celui enfin qui nrsquoa pas drsquoautre profession

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que lrsquoeacuteleacutegance jouira toujours dans tous les temps drsquoune physionomie distincte tout agrave fait agrave part Le dandysme est une institution vague aussi bizarre que le duel tregraves ancienne puisque Ceacutesar Catilina Alcibiade nous en fournissent des types eacuteclatants tregraves geacuteneacuterale puisque Chateaubriand lrsquoa trouveacutee dans les forecircts et au bord des lacs du Nouveau Monde Le dandysme qui est une institution en dehors des lois a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets quelles que soient drsquoailleurs la fougue et lrsquoindeacutependance de leur caractegravere17

Ce premier de sept paragraphes semble eacutenoncer simplement une deacutefinition du dandy eacutenumeacuterant des critegraveres comme srsquoil suffisait de remplir la liste pour ecirctre tout agrave coup dandy On aurait tort drsquoy voir le ton de tout le chapitre dont Becker souligne le caractegravere ironique18 Drsquoailleurs lrsquoironie dont fait preuve Baudelaire dans sa theacuteorie est en accord avec lrsquoun des traits essentiels du dandy Il cherche par lagrave agrave laquo surprendre [ses] lecteurs par des provocations souvent ambivalentes19 raquo La provocation est essentielle pour le dandy qui projette son individualiteacute dans la foule et a besoin pour confirmer son originaliteacute de la reacuteaction du public Il y a lagrave paradoxe pour achever son individualisme qursquoil pousse agrave lrsquoextrecircme le dandy a besoin de la socieacuteteacute pour se distinguer Srsquoil joue un rocircle la foule est le lieu neacutecessaire de sa mise en scegravene

Apregraves le premier paragraphe Becker souligne le changement de ton de Baudelaire Les deuxiegraveme et troisiegraveme paragraphes forment les deux facettes drsquoune argumentation dialectique ougrave Baudelaire affirme drsquoabord lrsquoimportance de certains critegraveres exteacuterieurs (lrsquoargent lrsquoeacuteleacutegance lrsquoamour) avant de retourner son propos avec des preacutecisions qui modifient complegravetement le sens de ce que le lecteur aurait drsquoabord pris agrave la leacutegegravere Ainsi au deuxiegraveme paragraphe il insiste laquo les Franccedilais [hellip] ont drsquoabord pris soin et tregraves judicieusement de doter leurs personnages de fortunes assez vastes pour payer sans heacutesitation toutes leurs fantaisies20 raquo mais au troisiegraveme paragraphe il preacutecise laquo Si jrsquoai parleacute drsquoargent crsquoest parce que lrsquoargent est indispensable aux gens qui se font un culte de leurs passions mais le dandy nrsquoaspire pas agrave lrsquoargent comme agrave une chose essentielle

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un creacutedit indeacutefini pourrait lui suffire il abandonne cette grossiegravere passion aux mortels vulgaires21 raquo Ce proceacutedeacute permet de formuler ce qui distingue le dandy du laquo mortel vulgaire raquo Srsquoil semble avoir les mecircmes besoins que la foule il est pourtant deacutecisif que ce qui est une fin pour lrsquohomme vulgaire nrsquoest qursquoun moyen pour le dandy qui a un teacutelos beaucoup plus eacuteleveacute

La composition de ce chapitre nrsquoest pas laisseacutee au hasard Le lecteur est pousseacute agrave la reacuteflexion par le changement de ton qui eacutetait leacuteger et eacutenumeacuteratif mais qui effectue maintenant un renversement point par point faisant voir avec eacutevidence qursquoil ne srsquoagit pas comme le premier paragraphe le laissait entendre de suivre les regravegles du dandysme pour ecirctre dandy Un ecirctre moyen remplirait ces critegraveres sans comprendre que crsquoest la disposition inteacuterieure qui fait le dandy Baudelaire met lrsquoaccent assez clairement sur ce qui eacutetait deacutejagrave apparent chez Barbey lrsquoimportance du caractegravere Il theacuteorise cependant de faccedilon beaucoup plus systeacutematique que son preacutedeacutecesseur Le ton de son texte est plus seacuterieux plus scientifique Becker note

Toutes ces strateacutegies stylistiques [lrsquoargumentation structureacutee par des conjonctions et des adverbes les tournures explicatives les uniteacutes syntaxiques bregraveves lrsquoabstraction dans le vocabulaire la concision la deacuteduction logique] concourent agrave creacuteer un systegraveme de reacuteflexion rationnel qui est agrave la base drsquoune codification formaliseacutee et crsquoest exactement cette fixation des observations qui eacutetablit la theacuteorie du dandysme Baudelaire semble donc prendre au pied de la lettre la remarque de Barbey selon laquelle le dandysme serait une laquo science raquo qui meacuteriterait une eacutetude eacuterudite il offre donc une analyse seacuterieuse drsquoun sujet apparemment leacuteger [hellip] Baudelaire eacutecrit ce texte laquo seacuterieux raquo que Barbey ne voulait pas reacutealiser et il ose proposer une deacutefinition du dandysme lagrave ougrave Barbey refusait toute tentative22

Le texte de Baudelaire continue sur ce ton en abordant les thegravemes du spiritualisme et de la reacutevolte Ces deux notions reacutefegraverent agrave un critegravere interne et un critegravere externe pour caracteacuteriser le dandysme

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Le dandysme baudelairien

Le laquo spiritualisme raquo (ou laquo stoiumlcisme raquo) reacutefegravere agrave la maicirctrise des sentiments plus qursquoagrave une quelconque religion Il srsquoagit drsquoun eacutetat drsquoacircme qursquoil faut agrave tout prix conserver une maicirctrise de soi qui peut effectivement justifier la reacutefeacuterence aux stoiumlciens Becker deacutecrit le but de Baudelaire dans ce passage

[Il] ne vise pas du tout lrsquoaspect de la transcendance il insiste plutocirct sur le caractegravere institutionnel rituel et sacral sur les regravegles contraignantes sur la discipline inteacuterieure des dandys qursquoil compare aux pratiques despotiques drsquoune secte orientale et aux doctrines seacutevegraveres des jeacutesuites qui exigent une obeacuteissance aveugle Le dandysme ressemble ainsi agrave une socieacuteteacute secregravete avec ses ceacutereacutemonies et mystegraveres ougrave regravegne une loi tacite laquo non eacutecrite raquo dont la rigueur inflexible fait des adeptes laquo agrave la fois les precirctres et les victimes raquo Il srsquoagit donc drsquoune institution laquo eacutetrange raquo paradoxale puisqursquoelle exige drsquoune part la soumission absolue agrave des regravegles preacutecises et repose drsquoautre part sur lrsquoideacutee de lrsquoindeacutependance de lrsquoesprit23

Baudelaire deacutepasse le simple traiteacute de mode et donne un seacuterieux et une structure au dandysme qursquoil renforce en faisant sentir que toute activiteacute qursquoeffectue le dandy se fait agrave la maniegravere drsquoun exercice pour forger sa personnaliteacute

Le dandysme gagne aussi une porteacutee politique avec lrsquoideacutee de reacutevolte que Baudelaire introduit en disant que laquo tous sont issus drsquoune mecircme origine tous participent du mecircme caractegravere drsquoopposition et de reacutevolte tous sont des repreacutesentants de ce qursquoil y a de meilleur dans lrsquoorgueil humain de ce besoin trop rare chez ceux drsquoaujourdrsquohui de combattre et de deacutetruire la trivialiteacute De lagrave naicirct chez les dandys cette attitude hautaine de caste provocante mecircme dans sa froideur24 raquo Le dandy se deacutemarque maintenant avec des qualiteacutes qui sont agrave la fois la force de caractegravere et une reacutesistance froide agrave la trivialiteacute ce qui contraste largement avec ce que le deacutebut du chapitre deacutecrivait que lrsquoironie du ton de lrsquoauteur nous fait voir comme eacutetant lrsquoopinion commune exprimeacutee sur le dandysme Le spiritualisme eacutetait un critegravere interne crsquoest la disposition inteacuterieure qui fait le dandy mais celui‑ci a aussi un effet sur le monde exteacuterieur

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par le seul fait qursquoil se deacutemarque du commun ce qui constitue en soi une reacutevolte Cette reacutevolte crsquoest celle de lrsquohomme qui continue agrave ecirctre le meilleur de soi‑mecircme malgreacute la trivialiteacute ambiante En ce sens il faut agrave nouveau rappeler que le contexte est essentiel agrave lrsquoapparition du dandy Baudelaire le nomme laquo dernier eacuteclat drsquoheacuteroiumlsme dans les deacutecadences25 raquo puisqursquoil reste froid aristocratique et orgueilleux malgreacute la monteacutee de la deacutemocratie qui produit la meacutediocriteacute en nivelant tout La reacutevolte du dandy consiste agrave se distinguer dans un siegravecle ougrave plus personne ne se deacutemarque

La biographie de Baudelaire nous apprend que son beau‑pegravere a restreint ses moyens financiers en surveillant ses deacutepenses apregraves qursquoil se soit mis agrave dilapider lrsquoheacuteritage reccedilu de son pegravere Cette contrainte financiegravere a permis agrave Baudelaire drsquoincarner le dandysme drsquoune maniegravere nouvelle et lrsquoa fait se distancier des objets de luxe sans pour autant lui faire perdre lrsquoideacutee de sa supeacuterioriteacute Maintenant qursquoil est forceacute de quitter la vie mondaine il devient le dandy‑poegravete26 Ses moyens financiers reacuteduits ne lrsquoempecircchent pas de briller sur le plan intellectuel et creacuteatif La part spirituelle du dandysme dont il traite dans son chapitre du Peintre de la vie moderne est donc issue du mode de vie que la mise sous tutelle lui a imposeacute Son milieu change et avec lui les critegraveres qursquoil pourra utiliser pour se distinguer mais il nrsquoen reste pas moins dandy La porteacutee politique de ce changement est parfaitement ancreacutee dans lrsquoegravere deacutemocratique qui est la sienne Maintenant que le dandysme a pris une tournure intellectuelle il nrsquoest plus reacuteserveacute aux eacutelites mais il devient reacuteellement une question de caractegravere Avec Brummell le dandysme permettait agrave un homme sans titre de se deacutemarquer Lrsquohabit noir qursquoil adoptait eacutetait celui de la deacutemocratisation des cercles sociaux traditionnellement reacuteserveacutes aux bourgeois Avec Baudelaire le dandy nrsquoa mecircme plus besoin de la bonne socieacuteteacute il se deacutemarque ougrave qursquoil aille

3 ComparaisonEntre ces deux auteurs les distinctions ne font pas neacutecessairement

ressortir des erreurs de lrsquoun ou lrsquoautre dans leur description du dandysme mais surtout lrsquooriginaliteacute propre de chacun et leur apport respectif agrave un concept qui laisse place par essence agrave

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Le dandysme baudelairien

lrsquoindividualisme Des nombreuses diffeacuterences qui seacuteparent ces deux textes (agrave commencer par le style dont je ne reparlerai pas) je retiens principalement la flexibiliteacute de Baudelaire quant agrave la possibiliteacute du dandysme agrave lrsquoexteacuterieur du contexte anglais

31 Le contexteLe moment historique drsquoeacutemergence du dandysme est capital

pour nos deux auteurs Pour Barbey il nrsquoy aurait pas eu de George Brummell dans un autre contexte comme on lrsquoa dit Le caractegravere du dandy a eu beau exister agrave drsquoautres endroits en drsquoautres moments crsquoest la froideur ambiante de la socieacuteteacute anglaise qui fait tout lrsquoeacuteclat du pheacutenomegravene On lrsquoa vu et on lrsquoa deacutecrit le dandysme est un fait anglais et ne peut qursquoecirctre imiteacute par les Franccedilais le contexte social ne permettant pas lagrave lrsquoapparition drsquoun vrai dandy Drsquoailleurs dans sa conclusion il affirme qursquoil y aura toujours des dandys en Angleterre laquo De Dandy comme Brummell on nrsquoen reverra plus mais des hommes comme lui et mecircme en Angleterre quelque livreacutee que le monde leur mette on peut affirmer qursquoil y en aura toujours Ils attestent la magnifique varieacuteteacute de lrsquoœuvre divine ils sont eacuteternels comme le Caprice27 raquo Cela ne peut srsquoappliquer agrave la theacuteorie de Baudelaire selon qui le contexte historique est deacutecisif quant agrave la possibiliteacute drsquoeacutemergence du dandysme mecircme si le contexte nrsquoy est pas toujours favorable Barbey drsquoAurevilly exprime lagrave plus lrsquoimpossibiliteacute pour un Franccedilais drsquoecirctre dandy que le caractegravere exclusivement anglais du pheacutenomegravene Il conclut drsquoailleurs son traiteacute en disant qursquolaquo Alcibiade fut le plus beau type chez la plus belle des nations28 raquo

Baudelaire aussi insiste sur le contexte politique qui favorise lrsquoapparition du dandy mais en tirant des conclusions diffeacuterentes Pour lui aussi crsquoest le moment historique qui a rendu possible le dandysme mais il est important de preacuteciser que pour Baudelaire au contraire de ce qursquoen dit Barbey plusieurs peacuteriodes similaires ont deacutejagrave existeacute dans lrsquohistoire laquo Le dandysme apparaicirct surtout aux eacutepoques transitoires ougrave la deacutemocratie nrsquoest pas encore toute‑puissante ougrave lrsquoaristocratie nrsquoest que partiellement chancelante et avilie29 raquo Chez Baudelaire le rapport au contexte social est tout autre et un homme sera dandy srsquoil a le caractegravere qursquoil faut et si les conditions politiques

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sont favorables ougrave qursquoil se trouve Juste apregraves ce passage il indique drsquoailleurs que laquo le dandysme est le dernier eacuteclat drsquoheacuteroiumlsme dans les deacutecadences et le type du dandy retrouveacute par le voyageur dans lrsquoAmeacuterique du Nord nrsquoinfirme en aucune faccedilon cette ideacutee car rien nrsquoempecircche de supposer que les tribus que nous nommons sauvages soient les deacutebris de grandes civilisations disparues30 raquo Chez Barbey le contexte social speacutecifique de lrsquoAngleterre rendait de tout temps possible lrsquoapparition du dandysme Ici on voit que le dandysme est plutocirct une figure laquo heacuteroiumlque raquo qui apparaicirct aux eacutepoques transitoires ougrave que cela soit Il y a donc une bien plus grande flexibiliteacute chez Baudelaire mais dans les deux cas les auteurs sont critiques de la reacuteception du dandysme en France mecircme si Baudelaire ne va pas jusqursquoagrave conclure agrave lrsquoexclusion des Franccedilais de ce pheacutenomegravene

32 Lrsquoapparence et le rapport agrave la regravegleSi ces distinctions ont permis de deacutegager une certaine flexibiliteacute

dans la deacutefinition du dandy les ressemblances restent plus nombreuses entre les deux auteurs malgreacute leur diffeacuterence de ton Chez lrsquoun et lrsquoautre on note le soin tregraves grand qui est apporteacute par le dandy agrave son apparence physique en insistant toutefois sur le fait qursquoil serait reacuteducteur de limiter le dandysme agrave cela Pour Barbey ces consideacuterations sont importantes sans expliquer complegravetement le pheacutenomegravene laquo Les esprits qui ne voient les choses que par leur plus petit cocircteacute ont imagineacute que le Dandysme eacutetait surtout lrsquoart de la mise une heureuse et audacieuse dictature en fait de toilette et drsquoeacuteleacutegance exteacuterieure Tregraves certainement crsquoest cela aussi mais crsquoest bien davantage31 raquo Chez Baudelaire aussi il y a une remarque en ce sens mais lui va plus loin en montrant que lrsquoapparence nrsquoest qursquoune manifestation du caractegravere inteacuterieur critegravere essentiel du vrai dandy Dans les deux cas bien que le dandy se deacutemarque par son style il nrsquoy a pas de regravegles particuliegraveres qui reacutegissent son apparence Lrsquohabit noir nrsquoest pas une exigence Barbey lui‑mecircme ne lrsquoa pas adopteacute Lrsquoapparence du dandy est bien plus une expression de son caractegravere que le critegravere par lequel il marque sa supeacuterioriteacute On lrsquoa vu avec le texte de Baudelaire celui qui limiterait le dandy agrave ses vecirctements nrsquoa rien compris de la profondeur de ce personnage

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Le dandysme baudelairien

Chez ces deux auteurs le dandy est deacutecrit comme ayant un rapport ambivalent agrave la regravegle Jrsquoen ai parleacute plus tocirct pour Baudelaire il se moque du lecteur potentiel qui penserait qursquoil ne suffit que de respecter certains codes pour ecirctre dandy mais il insiste tout de mecircme sur le fait qursquoil y a des regravegles du dandysme (simplement ce ne sont pas celles que lrsquohomme vulgaire pourrait croire) Ce thegraveme est eacutegalement abordeacute par Barbey laquo Le Dandysme au contraire se joue de la regravegle et pourtant la respecte encore Il en souffre et srsquoen venge tout en la subissant il srsquoen reacuteclame quand il y eacutechappe il la domine et en est domineacute tour agrave tour double et muable caractegravere 32 raquo Cependant il est inteacuteressant de noter que lagrave ougrave Barbey a bel et bien transgresseacute les regravegles laisseacutees par son modegravele Brummell en deacutelaissant lrsquohabit noir et en portant des habits tregraves voyants Baudelaire lui a suivi les codes deacutejagrave poseacutes en suivant de beaucoup plus pregraves le style de Brummell Cela dit ce choix de vecirctement illustre le caractegravere individualiste du dandysme en mecircme temps que les positions respectives de nos deux auteurs Lrsquoindividualiteacute de chacun doit pouvoir srsquoexprimer puisque crsquoest lrsquooriginaliteacute propre de lrsquohomme qui fait de lui un dandy

Comme le note Becker le vecirctement de Barbey drsquoAurevilly fait sens avec sa theacuteorie du dandysme Il srsquoagit bien lagrave drsquoune laquo maniegravere drsquoecirctre raquo plus que de laquo lrsquoart de la mise33 raquo Au chapitre 5 de son traiteacute Du dandysme il exprime tregraves clairement lrsquoideacutee que lrsquoon retrouve exprimeacutee par son apparence laquo Aussi une des conseacutequences du Dandysme un de ses principaux caractegraveres [hellip] est‑il de produire toujours lrsquoimpreacutevu ce agrave quoi lrsquoesprit accoutumeacute au joug des regravegles ne peut pas srsquoattendre en bonne logique [hellip] Crsquoest une reacutevolution individuelle contre lrsquoordre eacutetabli quelquefois contre la nature34 raquo Suivant Becker je noterai que cette reacutevolution individuelle se fait diffeacuteremment chez Barbey que chez Brummell question de contexte Brummell eacutetait un homme sans titre au sein de lrsquoaristocratie son habit noir tendait agrave la deacutemocratisation des hautes sphegraveres de la socieacuteteacute laquo au nivellement deacutemocratique du siegravecle bourgeois [le costume agrave la Brummell] devenant lrsquohabit classique du gentleman moderne35 raquo Au contraire Barbey reacuteagit agrave la laquo mode eacutegalitaire36 raquo par sa toilette eacuteclatante Il est un aristocrate il le souligne par son choix de vecirctement par le rouge qursquoil affiche fiegraverement srsquoeacuteloignant du noir deacutemocratique instaureacute par

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son modegravele Il nrsquoest donc pas eacutetonnant de voir Baudelaire retourner agrave cet habit noir sa situation eacutetant beaucoup plus proche de celle de Brummell Ce vecirctement colle aussi parfaitement agrave la theacuteorie qursquoil sous‑entend Pour lui lrsquohabit noir permet de se fondre dans la masse Avec cet habit lrsquoindividualisme nrsquoa plus besoin du vecirctement pour srsquoexprimer crsquoest maintenant reacuteellement la personnaliteacute et lrsquoesprit du dandy qui font sa supeacuterioriteacute37 Le tournant spirituel et intellectuel du dandysme est amorceacute par Baudelaire qui lrsquoincarne et le theacuteorise

ConclusionLe dandysme est une notion complexe qui laisse place par nature

agrave lrsquoindividualiteacute de celui qui lrsquoexprime Les exemples que nous avons exploreacutes ici nous ont montreacute que le vrai dandy ne peut se contenter de reproduire ce que drsquoautres ont deacutejagrave fait avant lui il doit se deacutemarquer par son propre caractegravere Cela est aussi vrai des auteurs qui se sont pencheacutes sur ce thegraveme Lorsque Baudelaire eacutecrit un chapitre du Peintre de la vie moderne consacreacute au dandysme il est certes tributaire de ce qui srsquoest eacutecrit avant lui mais il innove et transforme le concept pour qursquoil srsquoapplique agrave son propre mode de vie Geacutenie litteacuteraire il insiste sur les caracteacuteristiques internes du dandy qui le font se distinguer du reste de la socieacuteteacute deacutemocratique ce qui srsquoaccorde avec sa propre maniegravere drsquoecirctre Deacutejagrave chez son preacutedeacutecesseur lrsquoimportance du caractegravere eacutetait au centre de la theacuteorie du dandysme Avec Baudelaire la speacutecificiteacute individuelle reste le trait le plus important du dandy mais il devient intellectuel et spirituel Ainsi chacun de nos deux auteurs accorde sa faccedilon drsquoincarner le dandysme avec sa personnaliteacute et sa situation mais Baudelaire fera sortir le dandysme des cercles bourgeois pour en faire quelque chose qui ressemblerait agrave une secte si la secte pouvait exister autour drsquoune personne seule En ce sens ce qursquoil deacutesigne sous le nom de laquo spiritualisme raquo est ce qui distingue le plus la theacuteorie baudelairienne du dandysme de celle de Barbey drsquoAurevilly Nous avons dit que le contexte est crucial pour rendre compte de lrsquoattitude du dandy puisque celui‑ci doit ecirctre consideacutereacute dans le contraste qursquoil incarne par rapport agrave la meacutediocriteacute de la foule Dans le cas des auteurs qui ont eacutecrit sur le dandysme crsquoest drsquoautant plus vrai qursquoils vont jusqursquoagrave adapter la theacuteorie agrave leur

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Le dandysme baudelairien

mode de vie Le dandy qursquoeacutetait Baudelaire srsquoest modeleacute de deux maniegraveres drsquoune part par son apparence avec lrsquohabit sobre qursquoil a choisi et drsquoautre part par les reacuteflexions qursquoil nous livre sur ce mode de vie dans ses eacutecrits

Lrsquoattitude de Baudelaire fera dire agrave Foucault qursquoil est lrsquoincarnation de la moderniteacute Pour Foucault le travail que Baudelaire fait sur lui‑mecircme fait de lui lrsquohomme moderne par excellence

Cependant pour Baudelaire la moderniteacute nrsquoest pas simplement forme de rapport au preacutesent crsquoest aussi un mode de rapport qursquoil faut eacutetablir agrave soi‑mecircme Lrsquoattitude volontaire de moderniteacute est lieacutee agrave un asceacutetisme indispensable Ecirctre moderne ce nrsquoest pas srsquoaccepter soi-mecircme tel qursquoon est dans le flux de moments qui passent crsquoest se prendre soi‑mecircme comme objet drsquoune eacutelaboration complexe et dure ce que Baudelaire appelle selon le vocabulaire de lrsquoeacutepoque le laquo dandysme raquo38

Le dandysme de Baudelaire est ici preacutesenteacute dans toute sa profondeur et cette citation illustre agrave merveille lrsquoinnovation de notre poegravete sur cette notion Lrsquoessai de Barbey drsquoAurevilly quoiqursquoil se veuille theacuteorique ne saisit pas toute lrsquoampleur du caractegravere dandy Srsquoil insiste sur cette notion il ne la deacuteveloppe pas comme le fera Baudelaire et crsquoest lagrave que se joue lrsquooriginaliteacute de ce dernier Le caractegravere du dandy est la cleacute Barbey lrsquoa remarqueacute mais crsquoest Baudelaire qui ira jusqursquoagrave dire que comme le style le caractegravere doit ecirctre travailleacute peaufineacute agrave lrsquoaide drsquoexercices spirituels Crsquoest lagrave la tacircche de tout bon dandy

1 Karine Becker Le dandysme litteacuteraire en France au xixe siegravecle Orleacuteans Paradigme 2010 p 1

2 Charles Baudelaire Œuvres complegravetes Paris Robert Laffont 2011 p 688

3 Karine Becker op cit p 8 4 Charles Baudelaire op cit p 8075 Jrsquoaurais voulu utiliser une formule plus neutre non genreacutee mais cela

aurait impliqueacute de modifier le propos de Baudelaire 6 Karine Becker op cit p 10 7 Ibid p 21

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8 Ibid9 Ibid p 1110 Jules Barbey drsquoAurevilly Du dandysme et de George Brummell Paris

Eacutemile‑Paul fregraveres 1918 p 2211 Freacutedeacuteric Schiffter laquo Preacuteface raquo dans Jules Barbey drsquoAurevilly Du

dandysme et de George Brummell Paris Payot amp Rivages (coll Rivages poche) 1997 p 15

12 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 4‑513 Ibid p 714 Karine Becker op cit p 10415 Ibid16 Ibid p 10417 Charles Baudelaire op cit p 80618 Karine Becker op cit p 116 et suivantes 19 Ibid p 5 20 Charles Baudelaire op cit p 806‑80721 Ibid22 Karine Becker op cit p 118‑119 23 Ibid p 12124 Charles Baudelaire op cit p 807 25 Ibid26 Karine Becker op cit p 110 27 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 94 28 Ibid p 9429 Charles Baudelaire op cit p 807‑80830 Ibid31 Jules Barbey drsquoAurevilly Eacutemile‑Paul fregraveres op cit p 1232 Ibid p 16 33 Ibid34 Ibid p 15 35 Karine Becker op cit p 9936 Ibid p 9937 Ibid p 113 38 Michel Foucault laquo Qursquoest‑ce que les Lumiegraveres raquo Dits et eacutecrits

1954-1988 Paris Gallimard 2001 p 1389

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaireemilie anne chartier Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Lrsquoimagerie du passeacute occupe une place consideacuterable dans le recueil Les Fleurs du mal de Baudelaire Les nombreuses reacutefeacuterences aux mythes fondateurs et aux figures anciennes issues de diffeacuterentes eacutepoques jouent un rocircle cleacute dans sa critique de la moderniteacute Notre article cherche cependant agrave montrer que ces reacutefeacuterences ne sont pas lrsquoexpression drsquoun regret ou mecircme la repreacutesentation drsquoune eacutepoque meilleure Nous nous inteacuteresserons agrave la fonction de lrsquoappareil mythologique et symbolique chez Baudelaire agrave partir des poegravemes laquo LrsquoIdeacuteal raquo et laquo Le Cygne raquo pour voir ce qursquoils reacutevegravelent sur la perte de lrsquoideacuteal Lrsquoeacutetude de ces deux poegravemes mis en relation avec drsquoautres œuvres nous permettra de mieux comprendre la nature de lrsquointervention du passeacute mythique et montrera par le fait mecircme la place du mal chez le poegravete

Crsquoest surtout dans le cœur universel de lrsquohomme et dans lrsquohistoire de ce cœur que le poegravete dramatique trouvera des tableaux universellement intelligibles1

Charles Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris

IntroductionCrsquoest avec un ton endeuilleacute que Baudelaire eacutecrit dans un poegraveme

sans titre des Fleurs du mal que laquo les natives grandeurs raquo et les laquo eacutepoques nues raquo forment agrave preacutesent un passeacute reacutevolu digne drsquoamour et drsquohommages2 La fertiliteacute de Cybegravele a eacuteteacute troqueacutee pour un laquo Dieu de lrsquoutile raquo celui du progregraves moderne qui srsquoempare de Paris agrave son eacutepoque Le souvenir de ce temps mythique ougrave lrsquoon pouvait jouir laquo sans mensonge raquo semble affliger le poegravete drsquoun certain sentiment

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de nostalgie Bien que dans ce poegraveme la lumiegravere soit associeacutee au temps mythique alors que la moderniteacute est preacutesenteacutee comme un laquo noir tableau plein drsquoeacutepouvantement raquo et que les corps maigres de nos laquo races maladives raquo aient piegravetre allure devant le laquo cœur gonfleacute raquo de la louve romaine la perte dont parle Baudelaire est agrave comprendre avant tout en termes ontologiques Ainsi les laquo lumiegraveres raquo du passeacute nrsquoapparaissent pas comme les rayons drsquoune eacutepoque meilleure mais fournissent plutocirct lrsquoeacuteclairage neacutecessaire pour saisir le caractegravere atemporel du mal Les figures mythologiques ne sont plus simplement des reacutefeacuterences historiques ou poeacutetiques mais elles deviennent sous la plume de Baudelaire des meacutetaphores qui expriment lrsquouniversaliteacute de sa souffrance Car crsquoest bien lrsquohistoire de ce cœur universel que le poegravete tente de deacutechiffrer dans ses Fleurs du mal et agrave laquelle nous nous inteacuteresserons dans cette eacutetude Plus preacuteciseacutement nous tacirccherons de comprendre comment lrsquointervention du passeacute chez Baudelaire agit davantage comme un vecteur poeacutetique de sa meacutelancolie qursquoagrave titre drsquoideacuteal Le poegraveme laquo LrsquoIdeacuteal3 raquo fournira le premier tableau de notre analyse et permettra drsquoeacutetablir que les reacutefeacuterences agrave un passeacute reacutevolu ne preacutesentent pas tant lrsquoexpression drsquoun regret mais lrsquoillustration drsquoune deacutefaite irreacutemeacutediable Par la suite lrsquoeacutetude du poegraveme laquo Le Cygne4 raquo nous permettra de comprendre pourquoi cette chute est interpreacuteteacutee en termes drsquoexil par le poegravete La promenade dans Paris est chargeacutee drsquoune dimension alleacutegorique et le sentiment de perte qui en ressort est restitueacute par des reacutefeacuterences au passeacute des meacutetaphores neacutees du souvenir drsquoun autre monde qui surgissent dans sa meacutemoire Or comme nous nous efforcerons de le montrer il ne srsquoagit pas drsquoun appel nostalgique agrave la terre perdue mais drsquoune tentative drsquoinscrire son expeacuterience dans un reacutecit alleacutegorique ougrave le preacutesent cocirctoie le passeacute

La chute de lrsquoideacutealPour comprendre la nature de lrsquointervention du passeacute chez

Baudelaire il est neacutecessaire drsquointerroger le statut de lrsquoideacuteal tel qursquoil apparaicirct dans le poegraveme homonyme issu des Fleurs du mal lequel offre un portrait reacuteveacutelateur du rocircle qursquooccupe le passeacute dans la repreacutesentation de lrsquoideacuteal et parallegravelement dans lrsquoeacutechec de celui‑ci La premiegravere strophe srsquoouvre sur une description des beauteacutes

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

divertissantes de son laquo siegravecle vaurien raquo que le poegravete considegravere comme impropres agrave son cœur Alors qursquoelles sont pourtant le produit de son eacutepoque Baudelaire dit de ces laquo beauteacutes de vignettes raquo qursquoelles sont deacutejagrave avarieacutees et donc qursquoelles ne traverseront pas le temps Pointeacute du doigt dans la deuxiegraveme strophe comme disciple de ce siegravecle Gavarni est un dessinateur de tradition deacutecorative qui deacutecrit les mœurs et les galanteries de lrsquoeacutepoque avec leacutegegravereteacute et humour Pour Baudelaire il est paradigmatique drsquoun siegravecle qui se complait dans le superficiel et deacutepeint de fausses beauteacutes aneacutemiques Ce laquo poegravete des chloroses raquo ne produit que des roses pacircles sans force alors que lui a besoin de rouge vif laquo je ne puis trouver parmi ces pacircles roses Une fleur qui ressemble agrave mon rouge ideacuteal5 raquo La teinte laquo ideacuteale raquo qui pourra satisfaire son cœur abyssal est agrave trouver ailleurs dans des figures du passeacute Les trois derniegraveres strophes du poegraveme relateront le voyage temporel qursquoeffectue le poegravete pour trouver la fleur ideacuteale voyage qui comme nous le verrons prendra plutocirct les traits drsquoune chute dans le passeacute

Baudelaire aperccediloit en premier lieu son rouge ardent chez Lady Macbeth personnage shakespearien ceacutelegravebre tant en raison de lrsquoorchestration reacutepeacuteteacutee de meurtres que pour la blancheur de ses mains et dont lrsquoacircme est dite laquo puissante au crime raquo Son histoire est le theacuteacirctre de multiples contradictions agrave la fois meurtriegravere et innocente elle trouve sa puissance dans le fait drsquointroduire la mort dans la vie mais cette mecircme puissance la poussera au suicide Femme steacuterile elle transforme le lait symbole de la bonteacute de la vie en fiel6 Si Baudelaire y reconnaicirct son rouge ideacuteal ce nrsquoest pas en raison de son affiniteacute scabreuse avec la mort mais plutocirct parce qursquoelle incarne la mise en mots du mal Ce qursquoelle creacutee passe uniquement par le langage sa parole est puissante au crime non ses mains Dans la piegravece de Shakespeare Lady Macbeth ne tue personne mais elle incite au mal par la persuasion Le seul meurtre commis de ses propres mains et non par lrsquointermeacutediaire de la parole est dirigeacute contre elle‑mecircme La volonteacute de puissance et lrsquoeacutenergie vitale qui lrsquohabitent sont hautement paradoxales puisqursquoelles sont productrices et destructrices agrave la fois De plus son somnambulisme leacutegendaire caracteacuterise une forme de luciditeacute dans le recircve une capaciteacute agrave voir dans la nuit auquel le poegravete

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srsquoidentifie agrave de nombreuses reprises dans les Fleurs du mal7 Lady Macbeth poursuit‑il au onziegraveme vers est le recircve drsquoEschyle qui se reacutealise en meacutediterraneacutee (laquo climat drsquoautans raquo) Pegravere de la trageacutedie grecque il met en scegravene le recircve de Clytemnestre dans la piegravece Les Choeacutephores Tel que rapporteacute par le chœur la megravere srsquoy vit porter dans son ventre un serpent Apregraves qursquoelle lrsquoeut mis au monde elle nourrit le monstre au sein Son fils Oreste en eacutecoutant le reacutecit de ce recircve demanda si le sein de sa megravere eacutetait blesseacute par la bouche du serpent laquo Si ndash reacutepondit le chœur ndash Un caillot de sang se mecirclait agrave son lait8 raquo Agrave lrsquoaune de cette propheacutetie et pousseacute par sa sœur Oreste deviendra lui‑mecircme lrsquoenfant monstre et fera couler le sang de sa megravere Cette image du lait maternel changeacute en sang ou en poison que Lady Macbeth et Clytemnestre ont en partage est embleacutematique de la vitaliteacute qui devient une maleacutediction Chez Baudelaire la maleacutediction de la megravere qui enfante le monstre poegravete apparaicirct degraves la premiegravere strophe du tout premier poegraveme des Fleurs du mal laquo Beacuteneacutediction9 raquo Lrsquoœuvre srsquoouvre sur lrsquoarriveacutee du poegravete dans le monde et crsquoest drsquoabord la megravere laquo eacutepouvanteacutee raquo et laquo pleine [enceinte] de blasphegravemes raquo qui lance un cri au ciel et maudit la nuit laquo ougrave [son] ventre a conccedilu [son] expiation10 raquo Le malheur du poegravete est preacutesenteacute comme une condition incurable son existence est maudite et degraves sa naissance la vie prend les traits drsquoun chacirctiment

Un pas de plus est franchi dans la derniegravere strophe une fouleacutee qui amegravene le lecteur aux temps primitifs par lrsquointermeacutediaire de La Nuit de Michel‑Ange statue repreacutesentant la deacuteesse grecque Nyx Fille du chaos primordial et diviniteacute primitive elle nrsquoa pas de megravere mais elle‑mecircme engendrera entre autres Hypnos (le sommeil) et Thanatos (la mort) Les traits de Nyx sont laquo faccedilonneacutes aux bouches des Titans raquo ils ne sont pas faits pour celles des hommes Le poegraveme met en contraste les beauteacutes de vignettes de son siegravecle et les laquo appas raquo de la deacuteesse respectivement mentionneacutes au premier et dernier vers Bien plus qursquoune simple expression de grandeur les Titans renvoient aux diviniteacutes primordiales issues des enfants de Chaos et repreacutesentent les forces primitives du monde fondamentalement neacutegatives11 Ils incarnent les diffeacuterents types de violences et drsquoeacutenergies sombres que lrsquoon retrouve chez les mortels Ce sont en quelque sorte les

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

forces inverses de lrsquoordre du monde qui luttent contre lrsquoharmonie que Zeus tente drsquoinstaurer Tout agrave lrsquoopposeacute de la faiblesse aneacutemique ils emploient agrave dessein leur puissance pour empecirccher lrsquoavanceacutee du progregraves rationnel qursquoincarne le dieu du Ciel

Les deux premiegraveres strophes du poegraveme se font lrsquoeacutecho du temps preacutesent le xixe siegravecle de Baudelaire et de Gavarni Les deux derniegraveres strophes plus courtes contiennent agrave elles seules trois eacutepoques qui apparaissent en ordre anteacutechronologique le xVie siegravecle de Shakespeare le Vie siegravecle av J‑C avec Eschyle et le temps primitif de Nyx et des Titans Ce qui au deacutepart semblait offrir un triptyque de lrsquoideacuteal poeacutetique de Baudelaire apparaicirct maintenant comme le tableau drsquoune chute de la deacutefaite de lrsquoideacuteal Autant de figures tragiques qui deacutevoilent la veacuteritable couleur des forces creacuteatrices exhortant le lecteur agrave reconnaicirctre lrsquoempreinte du mal dans le monde Le poegraveme ne consiste pas agrave rappeler de maniegravere nostalgique les veacuteritables beauteacutes qui eacutetaient reconnues au temps de Shakespeare car Lady Macbeth nrsquoa jamais eacuteteacute une idole elle eacutetait un personnage tout aussi noir et tragique trois siegravecles auparavant Ce que laquo LrsquoIdeacuteal raquo expose est avant tout la deacutefaite de lrsquoideacuteal En tacircchant drsquoarrecircter son cœur sur une figure qui saurait satisfaire la profondeur de son acircme le poegravete effectue une chute dans le passeacute jusqursquoau fond du gouffre agrave savoir jusqursquoau mythe de la creacuteation de lrsquounivers Il fixe le sens de la deacutefaite dans un reacutecit mythologique Les Titans dernier mot du poegraveme injectent le mal dans lrsquohumaniteacute degraves ses balbutiements faisant de la souffrance une marque constitutive de lrsquoexistence La reacutefeacuterence agrave ce passeacute mythique reacutevegravele que lrsquoeacutechec inexorable de lrsquoideacuteal est le fait de la condition humaine et parallegravelement montre lrsquoimpossibiliteacute drsquoune reacuteelle nostalgie La tacircche du poegravete ne sera donc pas de chercher ou mecircme de reacutecreacuteer un nouvel ideacuteal mais de cueillir les fleurs qui naissent de ces racines maudites Crsquoest agrave cette feacuteconditeacute dans le mal qursquoil faut agrave preacutesent srsquointeacuteresser en interrogeant la porteacutee poeacutetique de lrsquoexpeacuterience de la perte

La meacutetaphore en exilExtrait des laquo Tableaux parisiens raquo le poegraveme intituleacute laquo Le Cygne12 raquo

relate une promenade dans la ville de Paris agrave lrsquoegravere de grandes

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transformations qui marquent lrsquoarriveacutee de la moderniteacute et fait resurgir dans la meacutemoire de Baudelaire le reacutecit de personnages eacuteternellement eacutetrangers Deacutedicaceacute agrave Victor Hugo qui eacutetait exileacute au moment ougrave Baudelaire eacutecrit tout le poegraveme se preacutesente comme un hommage agrave la figure de lrsquoexil Il permet drsquointerroger le statut de lrsquoexil imaginaire de Baudelaire et de remettre en question la nature du regret Ce pegravelerinage poeacutetique commence dans le Carrousel de Paris certes mais le poegraveme srsquoouvre dans lrsquoesprit de Baudelaire avec le souvenir drsquoAndromaque Il pense au Simoiumls non pas au fleuve de Troie mais agrave son double laquo menteur raquo situeacute agrave Buthrote et baptiseacute ainsi en souvenir de lrsquooriginal de la terre natale perdue Il apparaicirct dans lrsquoEacuteneacuteide de Virgile lorsque la veuve Andromaque se reacutefugie dans une forecirct sacreacutee pour pleurer le cercueil vide drsquoHector son deacutefunt mari13 Quelle que soit la plume qui inspire lrsquoAndromaque de Baudelaire ndash Homegravere Euripide Virgile Racine ndash les grands traits de son reacutecit font drsquoelle une figure paradigmatique de lrsquoexil et plus preacuteciseacutement de la nostalgie maladive de la terre perdue Eacutepouse drsquoHector fils du roi de Troie qui fucirct tueacute par Achille lors du massacre de la ville la veuve Andromaque sera prise comme butin de guerre marieacutee de force agrave Pyrrhus et contrainte agrave lrsquoexil Agrave la mort de Pyrrhus elle reprendra le royaume avec le fregravere drsquoHector Heacuteleacutenus dans lequel ils reproduiront une ville simulacre de Troie dans lrsquoespoir de trouver une certaine consolation agrave travers le souvenir de leur paradis perdu

Il est inteacuteressant de constater que Baudelaire se remeacutemore le Simoiumls menteur et non le fleuve ideacuteal Eacutetrangement crsquoest ce premier qui fait resplendir la grandeur drsquoAndromaque alors qursquoil repreacutesente pourtant la perte de ce qui la rendait puissante lrsquoillustration mecircme de sa deacutefaite Pour Baudelaire ce qui fait laquo lrsquoimmense majesteacute raquo de cette femme est sa condition de vaincue ses laquo douleurs de veuve raquo et non ce qursquoelle eacutetait avant Degraves lrsquoouverture il apparaicirct donc clair que lrsquoexpeacuterience de nostalgie propre agrave lrsquoexil est veacutecue diffeacuteremment par le poegravete La beauteacute est agrave tirer de la souffrance du mal constitutif dont cette expeacuterience preacutesente les signes et non du monde perdu sublimeacute par lrsquoexileacute Ce renversement permet de comprendre que le poegravete bien qursquoil exegravecre reacuteellement la moderniteacute y trouve neacuteanmoins un objet de fascination ndash objet qui est proprement poeacutetique comme

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

nous le verrons par la suite ndash en tant qursquoil offre un tableau du mal qui avive sa meacutemoire

Le souvenir de cette figure mythologique laquo a feacutecondeacute sa meacutemoire fertile raquo alors qursquoil marchait dans le nouveau Carrousel eacutecrit le poegravete dans la deuxiegraveme strophe14 Sa promenade a lieu agrave lrsquoeacutepoque des travaux du Baron drsquoHaussmann qui transforment voire reacuteinventent la ville de Paris dans la seconde moitieacute du xixe

siegravecle Le projet est meneacute dans une optique bien plus large que la simple reacutevolution architecturale il a une viseacutee ideacuteologique Ces transformations cherchent agrave faire table rase des eacuteveacutenements reacutecents agrave eacutetouffer le climat insurrectionnel qui pouvait subsister chez les habitants et par le fait mecircme se preacutesentent comme le refus obstineacute drsquoassurer la continuiteacute historique La laideur eacutetant un terreau fertile pour lrsquoimmoraliteacute et lrsquoesprit de reacutevolte les lieux comme le vieux Carrousel seront videacutes de leur essence En plus drsquoecirctre peupleacute par la classe ouvriegravere il srsquoagissait drsquoun repegravere pour les intellectuels anticonformistes et les hommes de lettres marginaux Baudelaire lorsqursquoil localise le moment deacuteclencheur de sa reacuteminiscence dans la traverseacutee du nouveau Carrousel reacutefegravere consciemment agrave ce tournant drsquooubli forceacute qui donna agrave certains habitants lrsquoeacutetrange sentiment drsquoecirctre exileacutes chez soi Crsquoest en ce sens que le poegravete eacutecrit dans la deuxiegraveme strophe qursquoune ville peut changer sans neacutecessairement suivre le rythme du cœur des mortels Lrsquoassainissement de la ville repreacutesente pour Baudelaire un pas dans la direction inverse de celle qui oriente son travail poeacutetique Alors que les transformations de la ville marquent une avanceacutee dans la moderniteacute le poegravete effectue un retour eacuteclaireacute au passeacute Il voit en esprit toutes ces constructions inacheveacutees et le spectacle de ce chantier lui rappelle ce qui srsquoy trouvait auparavant agrave savoir une meacutenagerie La meacutenagerie dont il se souvient nrsquoest pas celle du jardin des plantes qui a eacuteteacute eacutepargneacutee par la vague haussmannienne mais il srsquoagit plutocirct drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquoatmosphegravere qui reacutegnait naguegravere dans lrsquoancien quartier du Carrousel Lrsquoimage du cygne lourde de signification fait son apparition dans le poegraveme de Baudelaire agrave la maniegravere drsquoun messager venu drsquoun autre monde Lrsquooiseau blanc laquo eacutevadeacute de sa cage raquo relegraveve donc avant tout drsquoune meacutetaphore en tant qursquoil est le symbole mecircme

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de la meacutetamorphose Cette reacutefeacuterence implicite agrave Ovide autre figure embleacutematique de lrsquoexil qui deviendra explicite agrave la septiegraveme strophe permet de renforcer cette ideacutee Dans ses Meacutetamorphoses la forme du cygne en est toujours une laquo emprunteacutee raquo crsquoest‑agrave‑dire qursquoelle est ultimement le produit drsquoune transformation et en ce sens sa signification premiegravere est agrave trouver ailleurs qursquoen lrsquoanimal lui‑mecircme15 Il porte avec lui le souvenir et la charge symbolique des mythes anciens mais une fois placeacute dans le monde moderne toute sa splendeur deacutetonne Son plumage blanc se noircit au contact de la poussiegravere qui couvre le laquo sol raboteux raquo et il cherche lrsquoeau dans ce qui eacutetait autrefois un eacutetang mais est agrave preacutesent videacute de son contenu Il en appelle au ciel et exhorte la nature agrave reprendre son cours La situation paradoxale du cygne dans la ville dont la discordance est renforceacutee par lrsquousage drsquooxymores (sa blancheur noircie le ruisseau sans eau etc) permet drsquoexprimer de maniegravere alleacutegorique celle du poegravete plongeacute dans la moderniteacute et comme nous le verrons par la suite celle du poegravete qui laquo apparaicirct en ce monde ennuyeacute16 raquo

Cet animal dissonant est preacutesenteacute par Baudelaire comme un laquo mythe eacutetrange et fatal raquo mythe ovidien certes mais que le poegravete se reacuteapproprie Dans la derniegravere strophe de la premiegravere partie Baudelaire meacutetamorphose ndash et plus preacuteciseacutement anthropomorphise ndash le cygne en lui donnant la forme de lrsquohomo erectus drsquoOvide laquo Vers le ciel quelquefois comme lrsquohomme drsquoOvide Vers le ciel ironique et cruellement bleu Sur son cou convulsif tendant sa tecircte avide Comme srsquoil adressait des reproches agrave Dieu 17 raquo Au premier livre des Meacutetamorphoses lrsquohomme est deacutecrit comme le plus distingueacute des animaux puisqursquoil est debout sa tecircte est tendue vers le ciel pour contempler le monde divin tandis que les autres becirctes sont courbeacutees18 En redressant la tecircte de son oiseau Baudelaire opegravere un double renversement Drsquoune part le regard dirigeacute vers les cieux nrsquoest plus tant contemplatif que plaintif son cou est tendu laquo comme srsquoil adressait des reproches agrave Dieu19 raquo Drsquoautre part le comportement distinctif de lrsquoecirctre humain est attribueacute agrave lrsquoanimal Dans la meacutetamorphose de Paris crsquoest lrsquohomme qui a les yeux riveacutes sur le paveacute Tout comme agrave la dixiegraveme strophe Andromaque est deacutepeinte drsquoapregraves le portrait ovidien de lrsquoanimal laquo Andromaque

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des bras drsquoun grand eacutepoux tombeacutee Vil beacutetail sous la main du superbe Pyrrhus Aupregraves drsquoun tombeau vide en extase courbeacutee20 raquo En reprenant ces deux caracteacuteristiques propres au reacutecit de la genegravese des Meacutetamorphoses ndash la courbure et lrsquoeacuterection ndash Baudelaire montre que la souffrance est une posture fondamentale de lrsquoecirctre humain Lrsquoexil tant celui du cygne que celui drsquoAndromaque prend les traits de la condition humaine originaire telle qursquoOvide lrsquoa imagineacutee De plus en inversant la forme animale et humaine Baudelaire offre une nouvelle signification au cygne et agrave Andromaque qui nrsquoest plus seulement symbolique ou mythologique mais relegraveve drsquoune mecircme alleacutegorie illustrant la souffrance du poegravete La verticaliteacute est attribueacutee agrave lrsquooiseau et la courbure agrave lrsquoecirctre humain donnant ainsi agrave ces personnages une fonction eacutequivalente de porte‑parole du poegravete21 Comme le formule justement John E Jackson laquo Baudelaire [pense] sa propre situation historique agrave la fois agrave travers lrsquoidentification agrave une figure mythique et agrave travers une vision qui pourrait-on dire alleacutegorise celle-ci en mecircme temps qursquoelle deacutefinit son rapport agrave son eacutepoque22 raquo Cette identification aux mythes permet certes de deacutefinir son rapport agrave la moderniteacute mais agrave plus forte raison elle deacutelocalise la souffrance du poegravete pour la reacuteinscrire dans une expeacuterience plus geacuteneacuterale du mal qui nrsquoest pas propre agrave une eacutepoque

Degraves la fin de la premiegravere partie nous sommes agrave mecircme de comprendre que la nature de lrsquointervention du cygne est alleacutegorique Elle incarne lrsquoexpeacuterience de la poeacutesie ovidienne expeacuterience qui pourrait se comprendre comme lrsquoalleacutegorisation du monde le geste poeacutetique de relire les transformations de Paris en tant que meacutetamorphoses Lrsquoimage du cygne prend sur elle lrsquoensemble des figures de lrsquoexil qui apparaissent dans le poegraveme Si la reacutefeacuterence agrave Ovide nous permet de saisir le caractegravere originel que revecirct cette souffrance chez Baudelaire les gestes du cygne ne sont toutefois plus du mecircme ordre Lrsquoauteur des Meacutetamorphoses voyait dans lrsquoeacuteleacutevation de lrsquoecirctre humain une deacutemonstration de la proximiteacute entre le divin et lui une obligation agrave contempler son semblable alors que dans laquo Le Cygne raquo ndash et tout au long des Fleurs du mal ndash cette condition humaine est veacutecue comme une maleacutediction pour le poegravete Elle illustre lrsquoexpeacuterience de la perte que Baudelaire associe

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agrave celle drsquoecirctre jeteacute dans le monde la fuite du poegravete hors de la cage maternelle Un rapprochement peut ecirctre fait avec laquo Beacuteneacutediction raquo ougrave le geste de contemplation devient un geste de lamentation Tout comme le cygne ne peut qursquoaccuser le ciel de ses souffrances le poegravete ne peut qursquoaccepter la souffrance condition irreacutemeacutediable qui lrsquoafflige comme une beacuteneacutediction fatale reccedilue drsquoun trocircne vide

Vers le Ciel ougrave son œil voit un trocircne splendideLe Poeumlte serein legraveve ses bras pieuxEt les vastes eacuteclairs de son esprit lucideLui deacuterobent lrsquoaspect des peuples furieux

ndash laquo Soyez beacuteni mon Dieu qui donnez la souffrance Comme un divin remegravede agrave nos impureteacutes23

De maniegravere analogue et drsquoautant plus significative cette association entre le mouvement de plainte et la figure du poegravete exileacute sur terre fait eacutecho au poegraveme laquo Les Phares raquo dans lequel Baudelaire rend hommage agrave huit grands peintres qui ont su faire le portrait de la souffrance et extraire la beauteacute du mal Apregraves avoir eacutenumeacutereacute ces laquo phares raquo de lrsquohistoire en passant par Michel‑Ange et Goya le poegraveme se clocirct sur trois strophes que nous nous permettrons de citer in extenso

Ces maleacutedictions ces blasphegravemes ces plaintesCes extases ces cris ces pleurs ces Te DeumSont un eacutecho redit par mille labyrinthes Crsquoest pour les cœurs mortels un divin opium

Crsquoest un cri reacutepeacuteteacute par mille sentinellesUn ordre renvoyeacute par mille porte‑voix Crsquoest un phare allumeacute sur mille citadellesUn appel de chasseurs perdus dans les grands bois

Car crsquoest vraiment Seigneur le meilleur teacutemoignageQue nous puissions donner de notre digniteacuteQue cet ardent sanglot qui roule drsquoacircge en acircgeEt vient mourir au bord de votre eacuteterniteacute 24

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Cet laquo ardent sanglot raquo apparaicirct comme le propre de la condition humaine dont certains artistes nous offrent le teacutemoignage ou du moins le propre drsquoune certaine ligneacutee de laquo cœurs mortels raquo dans laquelle Baudelaire srsquoinscrit en parlant au laquo nous raquo Il nrsquoest pas sans rappeler le cri que pousse le cygne vers le ciel pour teacutemoigner de la violence de sa condition un animal mythique et divin jeteacute dans la crasse drsquoun Paris ougrave srsquoeacutechafaude la moderniteacute Sa condition est de lrsquoordre de la laquo maleacutediction raquo du laquo blasphegraveme raquo et son cri est la seule deacutemonstration possible de sa laquo digniteacute raquo Dans son bassin vide lrsquooiseau se lamente laquo ldquoEau quand donc pleuvras‑tu quand tonneras‑tu foudre rdquo25 raquo Le chant du cygne prend ici la forme drsquoune plainte poeacutetique la derniegravere expression de sa souffrance Lrsquousage que fait lrsquoanimal de figures de style comme le chiasme et le ton lyrique de ce vers renforcent cette ideacutee selon laquelle le chant symbolise ultimement lrsquoacte poeacutetique

Lrsquoalleacutegorie comme remegravedeLa seconde partie du poegraveme srsquoeacuteloigne en quelque sorte de la

promenade dans la ville pour laisser place agrave une exploration plus intime des penseacutees du poegravete Si laquo Paris change raquo la meacutelancolie de Baudelaire elle ne bouge pas Cette deacutesynchronisation entre la souffrance du poegravete resteacutee intacte et la meacutetamorphose de son environnement donne agrave son expeacuterience meacutelancolique les traits drsquoun exil Tout pour lui laquo palais neufs raquo ou laquo vieux faubourgs raquo est transformeacute en alleacutegorie Baudelaire illustre ce sentiment drsquoecirctre en deacutecalage avec le monde exteacuterieur en inversant le rocircle du reacuteel et de lrsquoimaginaire laquo tout pour moi devient alleacutegorie Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs26 raquo Tout ce qui est matiegravere reacuteelle est pour lui matiegravere agrave alleacutegorie Et inversement les penseacutees qui surgissent dans son esprit sont plus concregravetes que la pierre devant ses yeux Par ce jeu alleacutegorique le poegravete souligne agrave la fois sa distanciation par rapport au reacuteel et lrsquoomnipreacutesence de son monde inteacuterieur le seul qui lui semble vrai Les transformations de Paris sont interpreacuteteacutees comme des meacutetamorphoses le reacuteel devient un monde poeacutetique et ce qui colonise sa meacutemoire agrave savoir son imagination et ses souvenirs a une plus grande force drsquoattraction que le monde exteacuterieur Agrave la

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maniegravere drsquoAndromaque qui construit un royaume agrave partir du souvenir de son ideacuteal deacutechu dans lequel chaque monument est porteur drsquoune double signification le sentiment drsquoexil de Baudelaire lrsquoamegravenera dans son propre Paris imaginaire ougrave les eacutechafaudages sont des meacutetaphores et ougrave lrsquoeacutetang videacute de son eau prend la forme du Simoiumls menteur

Agrave la neuviegraveme strophe le spectacle du chantier de Paris rappelle une image agrave son esprit laquo Aussi devant ce Louvre une image mrsquoopprime Je pense agrave mon grand cygne avec ses gestes fous Comme les exileacutes ridicule et sublime Et rongeacute drsquoun deacutesir sans trecircve 27 raquo Lorsqursquoil est devant le Louvre ce nrsquoest pas tant le palais qui lrsquoopprime mais lrsquoalleacutegorie que sa vue fait naicirctre dans son esprit Ce monument qui devait ecirctre une laquo Mecque de lrsquointelligence [hellip] ougrave lrsquoon [trouverait] tous les magnifiques progregraves de lrsquoart contemporain28 raquo eacutevoque chez Baudelaire le souvenir oppressant de son cygne eacutegareacute Il est ridicule car il nrsquoappartient pas au monde dans lequel il est jeteacute et il deacutetonne dans le deacutecor moderne Toutefois le sublime de la scegravene est preacuteserveacute puisque le cygne conserve dans sa meacutemoire le souvenir de sa nature il est dit plein de deacutesirs et son cœur ne peut changer agrave la convenance du monde exteacuterieur Agrave plus forte raison crsquoest le caractegravere alleacutegorique du poegravete en exil qui rend la scegravene sublime preacuteciseacutement parce que sa signification transcende les eacutepoques Le mal que nous deacutecrit le poegraveme nrsquoest donc pas le propre de son temps mais relegraveve plutocirct drsquoune condition ontologique laquelle peut ecirctre illustreacutee par lrsquoexpeacuterience drsquoAndromaque laquo [tombeacutee] des bras drsquoun grand eacutepoux raquo et condamneacutee agrave se courber devant un tombeau vide ou par laquo quiconque [ayant] perdu ce qui ne se retrouve jamais29 raquo En ce sens la deacuteroute de lrsquooiseau blanc dans laquo Le Cygne raquo renvoie agrave une expeacuterience plus geacuteneacuterale que lrsquoeacutechec du poegravete qui est plutocirct celle drsquoecirctre au monde Le rapprochement avec laquo LrsquoAlbatros30 raquo est certainement des plus parlants puisque le poegravete est deacutecrit comme laquo exileacute sur le sol au milieu des hueacutees raquo semblable agrave un oiseau qui est beau dans son eacuteleacutement mais ridicule sur terre Le poegravete y est compareacute agrave ces voyageurs aileacutes les albatros qui sont miseacuterables et risibles avec leurs longues ailes qui trainent sur laquo les planches raquo Bien qursquoils soient laquo infirmes raquo ils ne le sont qursquoen fonction de la

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reacutealiteacute qui les entoure alors qursquoils sont sublimes ailleurs tout comme le cygne Lrsquoalbatros est le laquo roi de lrsquoazur raquo le laquo prince des nueacutees raquo mais eacutegalement une becircte apathique et absurde une fois jeteacute hors de son paradis ceacuteleste Lrsquoexpeacuterience de la moderniteacute est comparable certes agrave celle de lrsquoexil ou de la deacutefaite mais lrsquoideacuteal perdu nrsquoen ressort pas ideacutealiseacute a posteriori car lrsquoexil est avant tout une meacutetaphore qui illustre le sentiment drsquoeacutetrangeteacute au monde une condition dont la veuve Andromaque et lrsquoalbatros nous fournissent un preacutecieux teacutemoignage

Lrsquoavant‑derniegravere strophe du poegraveme fait reacutefeacuterence au mythe fondateur de la civilisation romaine avec lrsquohistoire des fregraveres Remus et Romulus allaiteacutes par la Louve31 Baudelaire pense alors agrave tous ces orphelins du monde qui nrsquoont que la douleur pour srsquoabreuver laquo Agrave quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais jamais agrave ceux qui srsquoabreuvent de pleurs Et tegravetent la Douleur comme une bonne louve Aux maigres orphelins seacutechant comme des fleurs 32 raquo En comparant lrsquoexpeacuterience de lrsquoexil agrave une fleur qui segraveche Baudelaire fournit une importante cleacute de lecture pour le poegraveme Les fleurs dont il nous parle sont des beauteacutes extraites de la souffrance les fleurs que le poegravete cueille dans le mal Pour tous les exileacutes quelle que soit leur eacutepoque le sol nouveau est inadeacutequat agrave leur nature mais il est neacuteanmoins un terreau fertile pour la meacutemoire En remontant jusqursquoau mythe civilisateur de la citeacute romaine Baudelaire donne agrave voir lrsquoatemporaliteacute de cette condition et expose le caractegravere constitutif de la perte de lrsquoideacuteal Indeacutependamment des deacuteterminations propres agrave chaque eacutepoque le sentiment meacutelancolique drsquoecirctre partout en exil ne change pas Le refuge du poegravete sera laquo la forecirct ougrave mon esprit srsquoexile raquo le vaste monde de la meacutemoire ougrave les souvenirs peuvent reacutesonner laquo agrave plein souffle du cor raquo ougrave le poegravete peut changer les monuments en alleacutegories et rappeler agrave la vie les vaincus33 Ce nrsquoest donc pas un lieu ou une eacutepoque deacutechue agrave proprement parler qui servira drsquoasile au poegravete mais un exil hors du monde reacuteel dans son imaginaire Une ideacutee analogue est formuleacutee dans le poegraveme en prose issu du Spleen de Paris laquo Any where out of the world raquo mettant en scegravene un dialogue entre le poegravete et son acircme au sujet de laquo cette question de deacutemeacutenagement34 raquo Le poegraveme a recours agrave lrsquoimage de lrsquohocircpital comme

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meacutetaphore de la vie ougrave tous les malades qui y seacutejournent incluant Baudelaire ont lrsquointime croyance qursquoils seraient mieux ailleurs et mecircme qursquoils pourraient gueacuterir si leur lit eacutetait deacuteplaceacute dans ce lieu ideacuteal Cet laquo ailleurs raquo est perccedilu ainsi uniquement parce que son ideacutealisation est imaginaire et qursquoil nrsquoa pas encore eacuteteacute exposeacute agrave la preacutesence du malade crsquoest‑agrave‑dire qursquoil est encore immuniseacute contre la souffrance laquo Je serai toujours bien lagrave ougrave je ne suis pas raquo eacutecrit par la suite Baudelaire Incapable de situer un monde qui convienne agrave son cœur il en conclut non sans sagesse que lrsquounique paradis possible est laquo nrsquoimporte ougrave pourvu que ce soit hors de ce monde35 raquo Le poegraveme se clocirct sur lrsquoaveu drsquoeacutechec de son acircme qui laisse croire que seule la mort pourrait le gueacuterir de cette maladie qursquoest la vie Cependant comme laquo Le Cygne raquo nous a permis de le constater cet ailleurs peut prendre une autre forme que la mort laquo Hors du monde raquo signifie eacutegalement laquo hors de ce monde raquo faisant de lrsquoexil de Baudelaire une expeacuterience poeacutetique ougrave le laquo deacutemeacutenagement raquo se vit agrave travers lrsquoalleacutegorie36

Au regard des preacuteceacutedentes consideacuterations sur laquo Le Cygne raquo force est drsquoadmettre qursquoon ne peut deacuteduire de lrsquointime solidariteacute voire fraterniteacute dont Baudelaire fait preuve envers les exileacutes une forme de regret envers une eacutepoque perdue ou un deacutesir de vivre dans le passeacute Lrsquoeacutenumeacuteration sans fin du dernier vers ndash laquo [Je pense] aux captifs aux vaincus hellip agrave bien drsquoautres encor 37 raquo ndash restitue le sentiment de lrsquoexil dans la condition ontologique du poegravete dont la naissance est symbole de chute comme lrsquoindiquaient laquo LrsquoAlbatros raquo et laquo Beacuteneacutediction raquo Le poegravete utilise ce retour dans le temps infini agrave la maniegravere drsquoune promenade agrave rebours pour montrer qursquoon ne peut ni arrecircter ni situer ce long sanglot qui pour reprendre la formule du poegraveme laquo Les Phares raquo finira par mourir au bord de lrsquoeacuteterniteacute Il nrsquoest donc pas tant le fait drsquoune eacutepoque que le deacutevoilement drsquoun mal radical qui aiguillonnent certains cœurs tragiques alors que drsquoautres le reacutepriment et le nient Baudelaire nrsquoideacutealise pas le passeacute auquel il reacutefegravere mais lrsquoutilise pour construire une alleacutegorie qui transcende lrsquoexpeacuterience temporelle Les reacutefeacuterences aux figures mythologiques sont parties prenantes de cette alleacutegorie puisqursquoelles offrent les signes drsquoun mal plus geacuteneacuteral atemporel et constitutif de lrsquoexistence

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

humaine Le regard en apparence nostalgique qursquoil pose par derriegravere son eacutepoque est une maniegravere de redonner agrave la condition humaine son aspect tragique tout comme la figure de lrsquoexileacute devient une meacutetaphore pour exprimer lrsquoexpeacuterience drsquoune souffrance commune En remontant jusqursquoau temps mythique et en terminant sur une eacutenumeacuteration infinie laquo Le Cygne raquo permet drsquoinscrire dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute lrsquoexpeacuterience drsquoune souffrance qui peut sembler a priori isoleacutee il fait du mal un mythe un reacutecit alleacutegorique dont le poegravete a pour tacircche de deacutechiffrer les symboles

ConclusionAu sujet de lrsquoacircge drsquoor chez Baudelaire Patrick Labarthe eacutecrit

laquo Lrsquoappareil mythologique nrsquoest lagrave que pour deacutenoncer lrsquohiatus entre lrsquoacircge heacuteroiumlque et un acircge ougrave la reacuteduction systeacutematique des objets agrave leur valeur marchande voue les figures du mythe agrave nrsquoecirctre que les vestiges pluraliseacutes les signes vides drsquoune pleacutenitude perdue38 raquo Lrsquointervention du temps mythique et des Anciens a certes une valeur deacutenonciatrice comme nous lrsquoavons vu avec la premiegravere partie du poegraveme laquo Le Cygne raquo mais elle ne peut ecirctre reacuteduite agrave ce rocircle neacutegatif Loin de servir agrave la simple deacutemonstration de la perte qui accompagne lrsquoarriveacutee du monde moderne les reacutefeacuterences mythologiques semblent bien occuper une fonction positive chez Baudelaire Lagrave ougrave le progregraves aspire au deacutevoilement des mystegraveres et agrave la simplification de la vie humaine le poegravete reacuteinjecte le mythe dans le monde et rappelle lrsquoimportance du chaos primitif de notre laquo race maladive raquo Comme nous avons chercheacute agrave le montrer lrsquointervention drsquoune figure comme celle drsquoAndromaque les souvenirs drsquoun temps mythique et les reacutefeacuterences agrave une eacutepoque reacutevolue sont avant tout des meacutetaphores une matiegravere poeacutetique qui reacutevegravele la profondeur des racines du mal Le poegraveme laquo LrsquoIdeacuteal raquo ne fait pas lrsquoeacuteloge drsquoun acircge drsquoor mais annonce plutocirct le caractegravere irreacutemeacutediable drsquoune perte qui elle est hors du temps Alors que traditionnellement lrsquoideacuteal agit comme une force qui appelle au deacutepassement la deacutefaite de lrsquoideacuteal chez Baudelaire conditionne le retour symbolique au passeacute Dans laquo Le Cygne raquo le teacutemoignage intime de sa meacutelancolie cocirctoie des figures mythologiques et iconologiques et si ces diffeacuterentes tonaliteacutes srsquoentrechoquent

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parfois elles deviennent harmonieuses une fois replaceacutees dans une mecircme alleacutegorie Devant le spectacle drsquoun monde au laquo paveacute sec raquo et au laquo sol raboteux raquo Baudelaire rappelle que laquo le mythe est un arbre qui croicirct partout en tout climat sous tout soleil spontaneacutement et sans boutures [hellip] Comme le peacutecheacute est partout la reacutedemption est partout le mythe partout39 raquo Et la laquo forecirct ougrave [son] esprit srsquoexile raquo celle ougrave les mythes fertilisent le sol de sa meacutemoire devient lrsquounique eacutechappatoire agrave ce laquo camp de baraques raquo en apparence steacuterile40

1 Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris Paris Les Belles Lettres (coll Le Corps Eacuteloquent) 1994 II p 26

2 Id Les Fleurs du mal eacuted Claude Pichois Paris Gallimard (coll Nrf) 1996 V p 40‑41 (Toute reacutefeacuterence future au recueil des Fleurs du mal se fera agrave cette eacutedition)

3 Ibid XVIII p 52‑534 Ibid LXXXIX p 125‑1275 Ibid p 536 Shakespeare Macbeth Cambridge Cambridge University Press 1997

Acte 1 Scegravene 5 p 1267 Nous pouvons penser entre autres agrave laquo De Profundis Clamavi raquo ougrave la vie

du poegravete ressemble agrave une nuit eacuteveilleacutee sans fin laquo Je jalouse le sort des plus vils animaux Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide raquo (Baudelaire Les Fleurs du mal op cit XXX p 65) Le sommeil rend possible lrsquooubli agrave la maniegravere drsquoune mort temporaire il permet de marquer le passage du temps et le commencement drsquoune nouvelle journeacutee Le poegravete souffre de sa luciditeacute nocturne qursquoil rapproche de la lumiegravere des eacutetoiles dans laquo Obsession raquo laquo Comme tu me plairais ocirc nuit sans ces eacutetoiles Dont la lumiegravere parle un langage connu Car je cherche le vide et le noir et le nu raquo (Baudelaire Les Fleurs du mal op cit LXXIX p 114) Lady Macbeth partage avec Baudelaire cette expeacuterience de luciditeacute nocturne ougrave le recircve et la reacutealiteacute se confondent Cela permet eacutegalement drsquoexpliquer lrsquoimportance de la deacuteesse Nyx (la nuit) qui apparaicirctra dans la derniegravere strophe

8 Eschyle Trageacutedies trad P Mazon Paris Les Belles Lettres (coll Budeacute) 1962 p 301

9 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 3510 Ibid

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Lrsquoexpeacuterience du passeacute mythique chez Baudelaire

11 Sur la geacuteneacutealogie des diviniteacutes primitives de Chaos aux descendants de Zeus cf Heacutesiode Theacuteogonie trad A Bonnafeacute Paris Payot amp Rivages 1993

12 Publieacute en janvier 1860 dans le journal La Causerie laquo Le Cygne raquo fera partie de la section laquo Tableaux Parisiens raquo qui fucirct annexeacutee aux Fleurs du mal en 1861

13 Cf Virgile Eacuteneacuteide trad J‑P Chausserie‑Lapreacutee Paris Eacuteditions de la Diffeacuterence 1993 Chant III lignes 300‑305 p 135

14 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 12515 Il apparaicirct aux livres II et VI Cf Ovide Les Meacutetamorphoses trad

G Lafaye Paris Les Belles Lettres 1969 vol 1‑2 De plus le cygne est souvent utiliseacute pour symboliser le poegravete en geacuteneacuteral Lrsquooiseau eacutetant associeacute agrave Apollon il repreacutesente la grandeur de la poeacutesie et de la musique De maniegravere analogue le laquo chant du cygne raquo renvoie agrave la derniegravere œuvre drsquoun artiste expression formeacutee agrave partir de la leacutegende voulant que lrsquooiseau ne puisse chanter qursquoagrave lrsquoapproche de sa mort Notons eacutegalement que lrsquoappellation laquo Cygne de Mantoue raquo est une reacutefeacuterence agrave Virgile poegravete qui est agrave la fois lrsquoinspirateur de Baudelaire et drsquoOvide au sujet de la figure drsquoAndromaque

16 Tel que formuleacute dans laquo Beacuteneacutediction raquo17 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 126 18 Ovide op cit Livre I p 72‑88 19 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 12620 Ibid p 126‑12721 Cf John E Jackson laquo Mythe et histoire dans Les Fleurs du mal raquo

LrsquoAnneacutee Baudelaire Paris vol 13‑14 (2009‑2010) p 28722 Ibid p 28623 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 3724 Ibid p 4325 Ibid p 126 26 Ibid27 Ibid28 En feacutevrier 1848 peu avant son exil Victor Hugo eacutecrivit au sujet de

lrsquoachegravevement du Louvre une note expliquant sa vision du palais et donnant son approbation pour la suite des travaux Cf Victor Hugo Œuvres complegravetes Paris Hetzel amp Quantin 1882 vol I laquo Avant lrsquoexil 1841‑1851 raquo note 6 p 574

29 Baudelaire Les Fleurs du mal op cit p 126‑127 30 Ibid II p 38

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31 Cela fait eacutecho aux diverses reacutefeacuterences que nous avons mentionneacutees preacuteceacutedemment concernant le lait maternel leacutetal ndash avec Lady Macbeth qui change le lait en fiel ndash et la maleacutediction qui afflige la megravere ndash avec Clytemnestre qui met au monde sa propre maleacutediction tout comme la megravere de Baudelaire dans laquo Beacuteneacutediction raquo

32 Ibid p 12733 Ibid 34 Id Le Spleen de Paris Petits poegravemes en prose eacuted R Kopp Paris

Gallimard (coll Nrf) 1994 XLVIII p 220‑22135 Ibid p 22136 Ibid p 220‑22137 Id Les Fleurs du mal op cit p 12738 Patrick Labarthe laquo La dialectique de lrsquoancien et du moderne dans

lrsquoœuvre de Baudelaire raquo Bulletin de lrsquoAssociation Guillaume Budeacute no 1 (mars 1997) p 70

39 Baudelaire Richard Wagner et Tannhaumluser agrave Paris op cit p 42‑4340 Id Les Fleurs du mal op cit p 125‑127

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La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de HegelJean-christophe anDerson Universiteacute drsquoOttawa

REacuteSUMEacute Lrsquoœuvre de Hegel est souvent perccedilue comme lrsquoexemple le plus spectaculaire drsquoune philosophie cherchant agrave ordonner la totaliteacute de la connaissance agrave lrsquointeacuterieur drsquoun systegraveme auquel rien nrsquoeacutechapperait Sans viser agrave contredire cette ideacutee cet article se propose de deacutemontrer comment celle‑ci est parfaitement compatible avec une autre importante ambition de Hegel qui pourrait agrave premiegravere vue paraicirctre contradictoire agrave savoir le souhait drsquoeacutelaborer une philosophie ne reposant sur absolument aucune preacutesupposition En prenant pour observatoire le commencement du systegraveme heacutegeacutelien crsquoest‑agrave‑dire le projet drsquoune nouvelle logique srsquoautoconstruisant il devient possible de constater que Hegel ne deacuteroge jamais aux exigences qursquoil se fixe lui-mecircme Combiner les ideacuteaux drsquoune penseacutee de lrsquoabsolu et drsquoune penseacutee entiegraverement pure exige cela dit de concevoir lrsquoentreprise philosophique comme une entreprise circulaire et non plus agrave la maniegravere des premiers modernes comme une entreprise drsquoinspiration geacuteomeacutetrique

IntroductionLe point de deacutepart de la philosophie de Hegel paraicirct au premier

abord difficilement conciliable avec lrsquointention clairement eacutenonceacutee dans plusieurs textes drsquoeacutelaborer une penseacutee absolument deacutepourvue de preacutesupposition Hegel ne trahit-il pas en effet en identifiant comme premier principe un concept meacutetaphysique aussi chargeacute que laquo lrsquoecirctre raquo un deacutesir non questionneacute drsquoatteindre lrsquoabsolu par lrsquoentremise drsquoune notion omni‑englobante Comment sans maintenir silencieusement une preacutefeacuterence inaugurale pour la totaliteacute et lrsquouniversel aurait‑il drsquoailleurs pu soutenir drsquoembleacutee que la philosophie est laquo neacutecessairement systegraveme1 raquo Et comment aurait‑il pu extraire

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de la plus veacuteritable indeacutetermination un savoir encyclopeacutedique aussi riche Drsquoun point de vue exteacuterieur il pourrait sembler raisonnable voire neacutecessaire drsquoaccorder agrave lrsquoesprit systeacutematique de la philosophie de Hegel un primat sur sa lettre ou agrave tout le moins sur certaines de ses preacutetentions initiales

Le corpus heacutegeacutelien pour autant que lrsquoon accepte de suivre son deacuteploiement offre neacuteanmoins une certaine reacutesistance agrave une telle hypothegravese Hegel faisait effectivement remarquer que lrsquoon ne saurait affirmer quoi que ce soit au sujet drsquoune philosophie se voulant sans preacutesupposition sans drsquoabord rejoindre sa marche afin de veacuterifier que nos analyses ne reposent pas elles-mecircmes sur une logique infondeacutee et irreacutefleacutechie2 Il importe semble‑t‑il drsquoexaminer de maniegravere immanente les ambitions premiegraveres de Hegel Et cette unique exigence fournit drsquoelle-mecircme un programme bien deacutefini afin drsquoeacutevaluer les fondements de la philosophie heacutegeacutelienne faisant lrsquoobjet de doutes il faut preacutealablement se precircter au jeu et srsquoassurer de pouvoir reacutepondre agrave une question tregraves simple agrave quoi correspond exactement pour Hegel une philosophie sans preacutesupposition Lrsquoexamen requis nous renvoie naturellement au commencement du systegraveme heacutegeacutelien agrave ses premiers pas et alors lrsquoavenue agrave explorer est indiqueacutee par Hegel lui‑mecircme qui soutint agrave plus drsquoune reprise que la Science de la logique3 (SL) se trouvait agrave la source de sa penseacutee

Cet ouvrage quoique indeacuteniablement aride se voit introduit par une seacuterie de courts textes dont la freacutequentation srsquoavegravere pour nous drsquoune utiliteacute inestimable Leur examen nous permettra drsquoabord de comprendre pourquoi selon Hegel (1) lrsquoeacutelaboration drsquoune philosophie sans preacutesupposition eacutetait synonyme de lrsquoeacutelaboration drsquoune nouvelle logique deacutepassant les insuffisances des travaux de ses preacutedeacutecesseurs et en particulier ceux de Kant Ces consideacuterations se montreront agrave leur tour indispensables afin (2) de deacutegager de ses apparentes contradictions le point de deacutepart de la logique heacutegeacutelienne et drsquoexposer le sens veacuteritable de cet eacutenigmatique commencement que Hegel associe agrave la penseacutee de lrsquoecirctre pur Expliciter minutieusement ces deux seuls eacuteleacutements loin de constituer une simple redite repreacutesente une eacutetape essentielle pour tout jugement ulteacuterieur du systegraveme de Hegel Nous chercherons en conseacutequence agrave deacutemontrer que la logique

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heacutegeacutelienne agrave travers le caractegravere novateur de son traceacute initial parvient agrave supprimer lrsquoapparente dissonance creacuteeacutee par le deacutesir de mettre au monde une philosophie de lrsquoabsolu ne srsquoappuyant sur rien

1 Lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition et le statut de la logique

Quel que soit notre avis au sujet du systegraveme final de Hegel lrsquoon ne saurait raisonnablement nier que lrsquointention de constituer une philosophie sans preacutesupposition fait figure de leitmotiv agrave travers son œuvre Hegel ne cachait nullement ses intentions laquo ainsi faut‑il que le commencement soit un commencement absolu ou ce qui signifie ici la mecircme chose abstrait il ne lui est pas permis de preacutesupposer quoi que ce soit4 raquo Lrsquoensemble des remarques agrave venir qui seront pour la plupart puiseacutees au sein de textes ayant pour but drsquointroduire la SL ne vise donc pas agrave justifier a priori le contenu de lrsquoouvrage qui constitue le veacuteritable commencement du systegraveme heacutegeacutelien Ces preacutecisions ne doivent en reacutealiteacute servir qursquoagrave nous approcher du point de vue requis pour la mise en marche de la penseacutee Kerveacutegan formule le tout avec eacuteleacutegance laquo il srsquoagit moins drsquoindiquer et de justifier le contenu deacutetermineacute du point de deacutepart ndash car le faire serait le deacuteduire donc le deacutefaire de son immeacutediateteacute ndash que de rendre possible en entrrsquoouvrant lrsquoespace de la penseacutee pure5 raquo lrsquoexercice drsquoun penser pur ou drsquoune nouvelle logique

11 La logique comme chemin laquo srsquoauto-construisant raquoDe lrsquoaveu de Hegel lui‑mecircme le projet drsquoune philosophie sans

preacutesupposition deacutecoule de la laquo transformation complegravete que la maniegravere de penser philosophique a subie6 raquo au confluent des xViiie et xixe siegravecles La parution de la Critique de la raison pure mais aussi les eacutevegravenements de la Reacutevolution franccedilaise teacutemoignaient pour lui du point de vue plus eacuteleveacute atteint par la conscience de soi de lrsquoesprit au moment ougrave le chantier de la SL se mettait en branle Lrsquoideacutee de Hegel avec cette œuvre imposante se comprend donc ainsi affranchir la logique de tous les preacutejugeacutes lrsquoaffligeant de lrsquoexteacuterieur et la hisser puisqursquoelle aussi est fille de son temps au point de vue de la liberteacute et de lrsquoautodeacutetermination laquo [L]rsquoesprit nouveau [hellip] nrsquoa pas encore

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donneacute trace de lui en elle7 raquo lit‑on dans la preacuteface de la premiegravere eacutedition de la SL Crsquoest un deacutefaut auquel Hegel entendait remeacutedier Mais pourquoi dans le cadre de lrsquoeacutelaboration geacuteneacuterale drsquoune penseacutee libre et sans preacutesupposition commencer par actualiser la logique et non pas un autre pan de la philosophie En fait pour qui entrevoit la radicaliteacute de lrsquoentreprise heacutegeacutelienne il est clair que le souhait de laquo recommencer par le commencement raquo ne pouvait aller de pair qursquoavec une deacutemarche logique Tout autre point de deacutepart precircte en effet le flanc agrave la critique Le simple fait que les autres sciences des matheacutematiques agrave la zoologie8 aient un objet et une meacutethode diffeacuterents lrsquoun de lrsquoautre teacutemoigne par exemple drsquoune scission en elles drsquoune deacutecision appelant une justification preacutealable Ce contenu et cette meacutethode dans les sciences en geacuteneacuteral sont au surplus reccedilus de lrsquoexteacuterieur puis adopteacutes sous forme de lemmes On ne demande pas agrave lrsquoarithmeacutetique fait notamment remarquer Hegel dans son Encyclopeacutedie de justifier la neacutecessiteacute du nombre on la lui concegravede sans exiger drsquoexplication Or il est manifeste qursquoune penseacutee pure sans preacutesupposition ne peut se contenter drsquoun tel commencement relatif et le primat de la logique tient justement au fait qursquoelle seule parvienne agrave eacuteviter cet eacutecueil Pour autant que lrsquoon entende bien ce que Hegel deacutesigne par laquo logique raquo agrave savoir une science de la penseacutee ou plus simplement et plus justement la penseacutee se pensant elle‑mecircme le statut insigne de cette discipline srsquoimpose de lui‑mecircme En tant que laquo chemin qui se construit lui‑mecircme raquo la logique est la penseacutee qui gagne la laquo subsistance‑par‑soi et [l]rsquoindeacutependance agrave lrsquoeacutegard du concret9 raquo la penseacutee qui chez soi nrsquoa affaire qursquoagrave elle‑mecircme10

Tacircchons de preacuteciser cette affirmation Le contenu de cette nouvelle logique puisqursquoil est avant de se deacuteployer le simple laquo penser qui conccediloit11 raquo ne peut assureacutement srsquoengendrer qursquoau fil du parcours de la penseacutee Pour lrsquoexaminer il faut ineacutevitablement penser et concevoir Il est donc clair qursquoil ne saurait ecirctre preacutesupposeacute les cateacutegories avec lesquelles opegravere toute penseacutee coiumlncident avec lrsquoentreprise logique elle‑mecircme Lrsquoideacutee est analogue pour ce qui est de la meacutethode logique qui ne correspond agrave rien drsquoautre qursquoaux regravegles et aux lois de la penseacutee Elle ne peut non plus ecirctre reccedilue de lrsquoexteacuterieur dans la mesure ougrave elle est un eacuteleacutement constitutif de la penseacutee qui

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conccediloit crsquoest elle qui la dirige Pour reprendre les mots de Hegel la meacutethode est laquo lrsquoacircme immanente du contenu lui‑mecircme12 raquo La strateacutegie se reacutesume alors ainsi la penseacutee se deacuteployant librement deacutetermine le contenu vivant de la logique et la reacuteflexion de celui-ci en pose et en engendre les regravegles Crsquoest donc dire que la logique possegravede le don unique de pouvoir croicirctre agrave partir drsquoelle‑mecircme ce que confirme au demeurant la SL dans laquelle chaque cateacutegorie est engendreacutee par le simple approfondissement de lrsquoauto‑examen de la penseacutee En ce sens la logique reflegravete parfaitement les aspirations modernes agrave lrsquoautodeacutetermination Lrsquoon pourrait sans doute ecirctre tenteacute drsquoobjecter que la discipline preacutesuppose agrave tout le moins qursquoelle est une science qui se construit elle‑mecircme mais cette reacuteplique est superficielle la logique de fait ignore agrave lrsquoavance ce qursquoelle est Une penseacutee authentiquement libre selon Hegel se retrouve initialement seule et crsquoest justement pourquoi elle ne peut que prendre la forme drsquoune logique drsquoune penseacutee se pensant

Les derniegraveres remarques font voir assez clairement que Hegel reacutecusait lrsquoideacutee drsquoune logique prise comme laquo simple forme drsquoune connaissance raquo devant recevoir sa matiegravere laquo suivant une autre provenance13 raquo Offrir agrave la science une figure pleinement changeacutee impliquait effectivement pour Hegel lrsquoabandon de cette identification reacuteductrice de la logique aux seules conditions formelles de la veacuteriteacute cette seacuteparation naiumlve de la forme et du contenu de la connaissance est une preacutesupposition qui ne peut reacutesister longtemps aux exigences de la philosophie On preacutesuppose dans la logique traditionnelle laquo que le mateacuteriau de la connaissance est preacutesent en et pour soi comme un monde tout precirct en dehors de la penseacutee raquo laquo que la penseacutee est pour elle‑mecircme vide raquo que chacune des deux sphegraveres est laquo seacutepareacutee de lrsquoautre raquo et qursquoil existe une hieacuterarchie entre lrsquoobjet acheveacute pouvant se passer de la logique et la penseacutee prise comme laquo comme forme molle indeacutetermineacutee raquo devant laquo srsquoaccommoder agrave lrsquoobjet14 raquo En clair la logique habituelle interpregravete lrsquoorganisation de la penseacutee comme ce qui srsquoapplique agrave la teneur de la connaissance crsquoest‑agrave‑dire agrave son contenu indeacutependant agrave ses eacutenonceacutes au lieu de voir comme lrsquoeacutetablira agrave terme une logique sans preacutesupposition qursquoelle est laquo la teneur elle‑mecircme15 raquo Si la seacuteparation de la penseacutee et de la reacutealiteacute lorsqursquoelle fut

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initialement accomplie par lrsquoentendement reacutefleacutechissant repreacutesentait le laquo commencement de la connaissance raquo lrsquoerreur des modernes consiste agrave nrsquoavoir pas pousseacute jusqursquoagrave son terme cette reacuteflexion visant agrave deacutepasser lrsquoimmeacutediat concret et agrave le deacuteterminer en srsquoen seacuteparant et ce malgreacute les eacutevidentes contradictions qui la traversent Hegel eacutecrit ainsi avec une pointe drsquoironie que la philosophie de son eacutepoque en cessant de suivre le deacuteploiement de la penseacutee pure jusqursquoagrave lrsquolaquo eacuteleacutevation de la raison au‑dessus des limitations de lrsquoentendement16 raquo a reflueacute

12 La refonte de la logique et le projet kantienCette critique qui cherche sans contredit agrave faire de Kant lrsquoun

des artisans de ce reflux a de quoi surprendre Lrsquoon pourrait en sens contraire ecirctre naturellement porteacute agrave soutenir que la logique pure agrave laquelle aspirait Hegel se retrouvait deacutejagrave dans le programme du criticisme Kant nrsquoa‑t‑il pas clairement fait valoir la neacutecessiteacute premiegravere pour la penseacutee de se connaicirctre elle‑mecircme17 Et en confeacuterant un sens transcendantal au logique la reacutevolution copernicienne de Critique de la raison pure ne reacuteunit‑elle pas lrsquoobjet et la penseacutee La parenteacute des deacutemarches est flagrante et affirmer que Hegel a eacutetabli les grandes lignes de son programme logique en srsquoinspirant de Kant relegraveve aujourdrsquohui du truisme18 Comme Kant Hegel tente drsquoexhiber une logique eacutemergeant directement de la spontaneacuteiteacute de la penseacutee et eacutetant constamment en jeu dans notre expeacuterience Lrsquousage des cateacutegories eacutecrit‑il transparaicirct laquo dans tout comportement naturel de lrsquohomme19 raquo Ce nrsquoest agrave son avis que par la clarification de ces concepts ndash geste tout agrave fait kantien ndash que lrsquoon peut espeacuterer passer drsquoun agir inconscient et disloqueacute agrave un agir intelligent et libre dans la sphegravere de la penseacutee comme dans la sphegravere de lrsquoaction humaine

Srsquoil faut ainsi reconnaicirctre la dette qursquoentretient Hegel agrave lrsquoeacutegard de la doctrine kantienne des cateacutegories chacun sait eacutegalement que le tournant critique examineacute agrave la lumiegravere du problegraveme du commencement nrsquooffrait rien de satisfaisant agrave ses yeux De lrsquoavis de Hegel Kant conserve une vision obstineacutement formaliste de la logique ce qui explique drsquoailleurs le criant manque de justification de ses cateacutegories Examinons le reproche Il est bien connu que le kantisme deacutegage des formes qui ne comportent aucune application

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aux choses en soi mais croyant ecirctre teacutemoins drsquoun tour de force lrsquoon se demande rarement deacuteplore Hegel comment un scheacutema aussi curieux a pu finir par srsquoimposer Cette impossibiliteacute drsquoatteindre la chose ne serait agrave vrai dire que la conseacutequence du maintien des preacutesuppositions drsquoune logique suranneacutee au milieu de perceacutees veacuteritables Il est certes vrai que la logique transcendantale prend ses distances avec lrsquoancienne logique faisant abstraction de son contenu En associant les cateacutegories de lrsquoentendement aux conditions de possibiliteacute de lrsquoexpeacuterience Kant offre agrave celles‑ci une digniteacute indeacuteniable Mais cette promotion puisqursquoelle ne va pas de pair avec un rejet complet de la vieille logique engendre aux yeux de Hegel drsquoabsurdes contradictions Les cateacutegories priveacutees de lrsquointuition sensible demeurent chez Kant des formes vides Et ce dualisme de la forme et du contenu participe au maintien drsquoun autre preacutejugeacute majeur Kant nrsquoenvisage jamais de lester son systegraveme de lrsquoideacutee drsquoun objet indeacutependant et parfaitement accompli la chose en soi Crsquoest ce qui le contraint finalement agrave introduire la sphegravere de lrsquoexpeacuterience pheacutenomeacutenale au sein de laquelle le logique bien qursquoil soit en lui‑mecircme laquo quelque chose de non‑vrai20 raquo car purement formel puisse ecirctre lrsquoun des eacuteleacutements constitutifs drsquoune connaissance leacutegitime On se retrouve alors avec une meacutecanique drsquoune rare incongruiteacute les cateacutegories transcendantales formelles et non‑vraies participeraient drsquoune connaissance vraie qui ne connaicirctrait pourtant pas lrsquoobjet tel qursquoil est en soi Autant dire que la connaissance vraie est quelque chose de non‑vrai et nier le projet mecircme du connaicirctre21 Hegel se permet cette tirade laquo crsquoest comme si on attribuait un discernement juste agrave un homme en ajoutant qursquoil ne serait pourtant pas capable de discerner quoi que ce soit de vrai mais seulement du non‑vrai22 raquo La comparaison illustre de faccedilon eacuteclatante en quoi il est absurde pour la philosophie moderne de continuer agrave preacutesupposer la seacuteparation de lrsquoecirctre et de la penseacutee

La charge heacutegeacutelienne est drsquoautant plus forte qursquoelle souligne avec justesse que tout en octroyant aux cateacutegories une validiteacute pour lrsquoexpeacuterience la critique kantienne nrsquoa opeacutereacute en elles aucune modification Elle les a pour ainsi dire laisseacutees identiques agrave la maniegravere dont les pensait la logique formelle Lrsquoaccusation nrsquoest pas

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mince si Kant a indeacuteniablement changeacute le statut des formes de la penseacutee il nrsquoaurait pas senti la neacutecessiteacute drsquoen changer la figure Bien au contraire il les aurait tout simplement emprunteacutees directement de faccedilon lemmatique agrave lrsquohistoire de la logique et plus particuliegraverement agrave Aristote agrave qui il reprochait ironiquement drsquoavoir eacutetabli la liste des concepts purs de lrsquoentendement agrave la maniegravere drsquoun rhapsode23 Crsquoest ce que Kant au demeurant reconnaicirct lui‑mecircme selon Hegel lorsqursquoil preacutetend trouver chez le Stagirite un laquo preacutecoce achegravevement raquo de la logique et qursquoil eacutevite par le fait mecircme de se lancer dans lrsquoentreprise pour le moins intimidante drsquoune totale refonte de cette science Le fait est que Kant nrsquoa pas examineacute les formes de la penseacutee en et pour elles‑mecircmes preacutefeacuterant supposer qursquoelles eacutepousaient mysteacuterieusement les diffeacuterents types de jugement Il nrsquoa donc pu offrir agrave ces formes une justification plus solide qursquoun simple appel agrave lrsquoexpeacuterience24 On lit effectivement dans le chapitre de la Critique de la raison pure ougrave srsquoopegravere la laquo deacuteduction transcendantale raquo des cateacutegories que du fait que ces cateacutegories sont laquo de cette espegravece et de ce nombre une raison se laisse tout aussi peu fournir qursquoon en peut donner du fait que nous ayons ces fonctions du jugement et non pas drsquoautres ou de ce qui fait que lrsquoespace et le temps sont les seules formes de notre intuition sensible25 raquo Kant aussi eacutetonnant que cela puisse paraicirctre aurait preacutesupposeacute le cœur de sa logique

Crsquoest lagrave au fond lrsquoessentiel du reproche que lui adresse Hegel sa logique ne jouit drsquoaucune neacutecessiteacute parce qursquoelle nrsquoest pas un chemin srsquoauto‑construisant sans intervention exteacuterieure Elle est plutocirct une penseacutee seacuteparant sans raison forme et contenu et donc marqueacutee par des divisions statiques dont ne peut se satisfaire une philosophie veacuteritablement critique En souhaitant avant la mise en marche de la penseacutee laquo deacutejagrave y voir clair dans la connaissance26 raquo Kant srsquoest lui‑mecircme condamneacute agrave deacutevelopper un systegraveme imparfait et truffeacute de preacutejugeacutes Ce nrsquoest pas un hasard si les laquo formes‑de‑penseacutees bien connues raquo sont chez lui laquo comme les os sans vie drsquoun squelette qui plus est reacutepandus en deacutesordre27 raquo Les deacuteterminations de lrsquoentendement nrsquoeacutetant pas dans le systegraveme kantien puiseacutees agrave mecircme la marche libre de la penseacutee elles ne peuvent qursquoapparaicirctre fixes et sans uniteacute organique elles sont mortes Drsquoougrave lrsquourgence drsquoune logique

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La philosophie sans preacutesupposition et la Science de la logique de Hegel

absolument deacutepourvue de preacutesuppositions qui en srsquoeacutelaborant agrave partir drsquoelle‑mecircme pourrait dynamiser son contenu en mecircme temps qursquoelle le purifierait

Il a jusqursquoici eacuteteacute montreacute que le projet heacutegeacutelien drsquoune philosophie sans preacutesupposition prend vie dans la SL par lrsquoexposition de lrsquoorganisation de la penseacutee dans son activiteacute immanente et par lrsquoabandon de la conception logique qui srsquoest maintenue pour le dire un peu simplement drsquoAristote jusqursquoagrave Kant La logique heacutegeacutelienne si reacuteputeacutee pour sa complexiteacute nous apparaicirct en fin de compte motiveacutee par une unique ambition reprendre les choses agrave partir drsquoun commencement veacuteritablement pur Pour lrsquoinstant neacuteanmoins ce commencement agrave partir duquel doit ecirctre extrait lrsquoensemble du systegraveme de Hegel demeure fort obscur et nous nous trouvons toujours dans lrsquoimpossibiliteacute drsquoattester de lrsquoabsence veacuteritable de preacutesupposition dans la mise en marche reacuteelle de la penseacutee heacutegeacutelienne Si le programme que nous venons drsquoesquisser offre une profondeur nouvelle aux preacutetentions de Hegel il reste encore agrave voir de quelle maniegravere ce programme se reacutealise

2 Recommencer le commencementIl est en effet indubitablement plus simple drsquoaffirmer que le projet

drsquoune philosophie sans preacutesupposition doit deacutebuter par lrsquoexposition systeacutematique du deacuteveloppement neacutecessaire de la penseacutee que drsquoamorcer lrsquoentreprise logique elle‑mecircme Car ougrave trouvera‑t‑on un commencement absolument pur Et comment srsquoassurer qursquoil ne soit vicieacute par aucun preacutejugeacute Crsquoest dans un court texte intituleacute laquo Par quoi faut‑il faire commencer la science 28 raquo que Hegel expose sa reacuteponse sous la forme drsquoune courte proposition le commencement doit ecirctre lrsquoecirctre pur Le tout meacuterite certes quelques explications puisqursquoune telle reacutefeacuterence agrave laquo lrsquoecirctre raquo ndash concept meacutetaphysique on ne peut plus lourd ndash paraicirct aller en sens contraire du projet drsquoeacutelaborer une philosophie nouvelle ne reposant sur rien drsquoautre qursquoelle‑mecircme Bien qursquoagrave nouveau notre tacircche ne soit pas de justifier ce point de deacutepart il demeure tout de mecircme leacutegitime de chercher agrave fournir la raison de son intelligibiliteacute29 Ce nrsquoest qursquoen eacutecartant les objections qui semblent

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ici entraver le projet de la philosophie heacutegeacutelienne que nous pourrons comprendre de quelle maniegravere il respecte les exigences qui lrsquoaniment

21 Un commencement probleacutematiqueLe deacutesarroi face agrave la difficulteacute de commencer une philosophie

sans preacutesupposition deacutecoule des acquis de la conscience moderne laquo crsquoest seulement dans les temps modernes soutient Hegel que lrsquoon a pris conscience que crsquoest une difficulteacute que de trouver un commencement en philosophie30 raquo Il suffit de retourner en arriegravere pour le constater le point de deacutepart constituait un enjeu bien moins embarrassant pour les Anciens (particuliegraverement pour les penseurs preacutesocratiques remarque Hegel) parce que ces derniers nrsquoavaient drsquointeacuterecirct que pour le principe de toutes choses que pour le commencement laquo objectif raquo de la science Ils ne srsquointeacuteressaient guegravere agrave la maniegravere drsquoentreprendre leurs enquecirctes31 Thalegraves fait de lrsquoeau un principe absolu alors qursquoAnaxagore opte pour le Noucircs mais ni lrsquoun ni lrsquoautre ne meacuteditent sur le commencement laquo en tant qursquoil est quelque chose de subjectif32 raquo Tous deux se lancent dans leurs exposeacutes de maniegravere indiffeacuterente et dogmatique De leur cocircteacute les philosophes modernes refusant de commencer laquo comme en tirant un coup de pistolet33 raquo ne se sentent plus dispenseacutes souligne Hegel de reacutefleacutechir sur la maniegravere de srsquoy prendre dans la connaissance et sur la maniegravere drsquoarriver leacutegitimement agrave un principe premier Lrsquoagir subjectif crsquoest‑agrave‑dire lrsquoacte du connaicirctre lui‑mecircme est compris par eux comme un moment essentiel de la veacuteriteacute ce qui fait en sorte qursquoils ne peuvent plus seacuteparer le choix de ce qui vient en premier et la meacutethode emprunteacutee pour arriver agrave ce choix Hegel nous lrsquoavons expliqueacute se concentre avant tout sur la logique par deacutesir drsquounir la forme et le principe de la philosophie Ainsi lit‑on laquo le principe doit ecirctre aussi commencement et ce qui est le prius pour la penseacutee doit ecirctre aussi ce qui est le premier dans la marche de la penseacutee34 raquo Toute deacutemarche preacuteservant un eacutecart entre le principe de la philosophie et le penser y menant ne peut cela est clair rendre compte de la validiteacute de ce penser initial

Lrsquoexigence moderne incontournable entraicircne neacuteanmoins avec elle une antinomie en apparence insoluble qui est drsquoautant

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plus embecirctante qursquoelle semble miner la possibiliteacute drsquoeacutelaborer une penseacutee sans preacutesupposition Car qui admet que le commencement doit ecirctre quelque chose drsquoabsolument premier selon lrsquoordre de la penseacutee srsquoexpose aux critiques longtemps adresseacutees aux philosophies dogmatiques sans toutefois pouvoir trouver une eacutechappatoire Pourquoi cet immeacutediat-ci et non pas un autre Comment justifier le choix du point de deacutepart et ecirctre certain de son potentiel si plus rien ne doit ecirctre penseacute avant celui‑ci Suivant sa forme le commencement de la philosophie moderne ne peut ecirctre qursquoun objet immeacutediat mais suivant sa nature nous deacutecouvrons qursquoil doit simultaneacutement se preacutesenter comme quelque chose de meacutediatiseacute crsquoest‑agrave‑dire comme preacutesupposant une certaine justification le rendant neacutecessaire et non purement contingent35 Lrsquoune des deux exigences devrait‑elle primer sur lrsquoautre Hegel offre une reacuteponse allant en sens contraire laquo Le commencement de la philosophie doit neacutecessairement ecirctre ou bien quelque chose de meacutediatiseacute ou bien quelque chose drsquoimmeacutediat et il est facile de montrer qursquoil ne peut ecirctre ni lrsquoun ni lrsquoautre du coup lrsquoune ou lrsquoautre maniegravere de commencer trouve sa reacutefutation36 raquo Cette deacuteclaration mecircme apregraves plusieurs relectures ne livre pas drsquoelle‑mecircme son secret Agrave vrai dire pour Hegel il nrsquoy a rien au ciel ou dans la nature ou dans lrsquoesprit qui ne contienne agrave la fois lrsquoimmeacutediateteacute et la meacutediation Mais puisque le rapport entre ces deux opposeacutes ne sera mis au clair qursquoau sein mecircme de la logique il ne peut en commenccedilant contraindre son lecteur agrave le suivre aveugleacutement Il suggegravere donc plutocirct une deacutemarche raisonnable eacuteviter la preacutecipitation et revenir en amont des cateacutegories qui semblent nous bloquer la voie (meacutediat immeacutediat principe objectif principe subjectif etc) pour simplement laquo consideacuterer comment le commencement logique apparaicirct37 raquo Le commencement passe pour impossible aux yeux du sujet philosophant parce que son objection est exteacuterieure au mouvement de la penseacutee Pour deacutenouer lrsquoaporie il faut simplement vouloir entrer dans la science Il faut autrement dit coller agrave lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition et agrave la tacircche preacuteceacutedemment deacutecrite drsquoune logique nrsquoeacutetant que le chemin de la penseacutee srsquoautodeacuteterminant Pour Hegel semble‑t‑il srsquoen tenir au commencement en tant qursquoil doit se produire dans lrsquoeacuteleacutement de la

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penseacutee qui est libre pour elle-mecircme suffira agrave montrer agrave terme que lrsquoantinomie perccedilue est illusoire

Lrsquooubli de cette reacutesolution pourtant peu complexe ndash laisser sa penseacutee se deacuteployer librement ndash engendre encore un paradoxe qui retarde une fois de plus notre entreacutee en la matiegravere Pour les lecteurs de Hegel il est flagrant que le point de vue qursquoadopte la SL crsquoest‑agrave‑dire celui drsquoune penseacutee nrsquoeacutetant plus freineacutee par des oppositions statiques et ayant laquo abandonneacute le savoir qursquoelle avait drsquoelle‑mecircme comme drsquoun ecirctre qui serait en face de lrsquoob‑jectif38 raquo est la veacuteriteacute ultime de la conscience Le savoir pur est de fait le point drsquoorgue de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit (PhE) Lrsquoentreprise logique du fait qursquoelle preacutetende ne srsquoappuyer sur rien cacherait‑elle donc paradoxalement un preacutesupposeacute aussi majeur qursquoun livre entier Hegel affirme sans deacutetour en 1832 que sa logique a laquo la science de lrsquoesprit en son apparaicirctre pour preacutesupposition une preacutesupposition qui contient et exhibe la neacutecessiteacute et par lagrave la preuve de la veacuteriteacute du point de vue constitueacute par le savoir pur39 raquo La logique doit‑on comprendre ne srsquoouvre qursquoagrave la condition que la conscience ait rameneacute agrave elle une exteacuterioriteacute deacutesormais deacutefinie comme la laquo sienne propre40 raquo ce qui paraicirct prouver que le deacuteveloppement drsquoune penseacutee libre ne preacutesupposant plus rien est impossible puisqursquoil exige de maniegravere contradictoire un travail preacutealable de la conscience Sans nier qursquoil srsquoagisse lagrave drsquoun problegraveme interpreacutetatif important il est permis de refuser de situer le commencement de la science heacutegeacutelienne dans les premiegraveres pages de la PhE et de soutenir que la logique ne renonce jamais agrave ecirctre lrsquoexposition drsquoune penseacutee srsquoengendrant elle‑mecircme sans preacutesupposition Comme on peut drsquoailleurs le comprendre en survolant la premiegravere version de la Doctrine de lrsquoecirctre se rapporter agrave la PhE comme agrave lrsquoauthentique commencement de la philosophie ne fait que deacuteplacer le problegraveme dans la mesure ougrave le point de deacutepart de la conscience dans la certitude sensible implique lui aussi deacutejagrave la preacutesupposition (inconsciente) du savoir absolu41 Mais en quel sens degraves lors devrions‑nous comprendre les remarques de Hegel situant son premier ouvrage laquo avant raquo lrsquoentreprise logique

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Puisqursquoelle est souligneacutee dans le cadre drsquoune introduction exteacuterieure agrave la science il apparaicirct plus que plausible que la preacutesupposition qursquoest la marche de lrsquoesprit en son apparaicirctre nrsquoest preacutesupposition que pour lrsquoœil du philosophe deacutejagrave dans lrsquoeacuteleacutement de la science et sondant reacutetrospectivement son cheminement Pour la conscience ordinaire ou pour le philosophe dont la conversion agrave lrsquoheacutegeacutelianisme nrsquoest pas encore parfaitement reacutealiseacutee la PhE est lrsquoinverse drsquoune preacutesupposition elle est lrsquoentreprise venant agrave bout des preacutesuppositions elle est laquo une perte de soi‑mecircme42 raquo Son reacutesultat final demeure laquo purement formel sans contenu propre43 raquo car le savoir vrai en se posant a simultaneacutement nieacute tout savoir pheacutenomeacutenal Crsquoest lagrave le laquo cocircteacute neacutegatif44 raquo de la logique Il est donc coheacuterent de croire que la penseacutee ayant atteint le seuil de la logique apregraves la PhE ne preacutesuppose plus rien Si elle deacutecouvre le savoir pur ce nrsquoest pas agrave ses yeux du moins au sens drsquoune deacuteduction consciente et assumeacutee du point de deacutepart de la science Ce simple jeu de perspectives eacuteclaircit avec succegraves lrsquoun des volets du rapport ambigu entre la PhE et la SL Srsquoil paraicirct exageacutereacute de faire du premier texte un ouvrage dont lrsquoutiliteacute est purement neacutegative lrsquoon peut neacuteanmoins se rallier mecircme du point de vue du philosophe agrave lrsquointerpreacutetation modeacutereacutee faisant de lui une propeacutedeutique45 agrave la science heacutegeacutelienne Nous en revenons alors agrave cette simple ideacutee deacutejagrave reacutepeacuteteacutee mainte fois pour que le commencement issu du savoir pur reste immanent agrave sa science laquo il nrsquoy a rien drsquoautre agrave faire que de consideacuterer ou bien plutocirct en mettant de cocircteacute toutes les reacuteflexions toutes les opinions que lrsquoon a par ailleurs de seulement accueillir ce qui est donneacute46 raquo sans chercher drsquoembleacutee agrave survoler son parcours Lrsquoessentiel pour deacutebuter est de prendre la penseacutee pour elle‑mecircme

22 Lrsquoecirctre pur comme immeacutediateteacute absolueEn clair les multiples faces du problegraveme du commencement

se dissoudront drsquoelles‑mecircmes agrave condition que lrsquoon accepte en un premier temps drsquolaquo oublier sa particulariteacute47 raquo et que lrsquoon prenne pour unique reacutesolution ndash qui peut ecirctre vue comme un vouloir arbitraire48 ndash de laquo consideacuterer la penseacutee en tant que telle49 raquo Ayant fait nocirctre la volonteacute drsquoeacutecarter toute immixtion en la penseacutee et de

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prendre le commencement dans sa pure immeacutediateteacute nous ne savons qursquoune seule chose agrave savoir que ce commencement doit ecirctre un commencement abstrait nrsquoayant aucun fondement connu Et alors apparaicirct enfin de lui-mecircme notre point de deacutepart dans toute son laquo eacutevidence raquo lrsquoimmeacutediateteacute simple dans son expression veacuteritable nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoecirctre pur Cette eacutequation est plus aiseacutee agrave appreacutehender qursquoil nrsquoy paraicirct Il faut simplement eacuteviter drsquoenvisager le concept de lrsquoecirctre pur comme celui drsquoune laquo chose raquo immeacutediate lrsquoecirctre pur nrsquoest pas une substance immeacutediate il est lrsquoimmeacutediat lui-mecircme Car que reste‑t‑il pour la penseacutee se voyant agrave lrsquoœuvre une fois ses preacutesuppositions mises agrave lrsquoeacutecart sinon une ideacutee vague de lrsquoecirctre en geacuteneacuteral laquo sans aucune deacutetermination ni remplissement suppleacutementaire50 raquo Cet ecirctre pur nrsquoest donc pas lrsquoobjet de la penseacutee libre et Hegel ne cherche pas agrave prouver qursquoil existe une penseacutee inaugurale drsquoun ecirctre ce qui supposerait une distinction impossible dans lrsquoeacuteleacutement du savoir absolu Le commencement de la logique est la penseacutee qui saisit immeacutediatement son ecirctre point Houlgate formule la chose ainsi la penseacutee ayant mis de cocircteacute toute preacutesupposition concernant son propre contenu ne peut penser agrave rien sinon au simple fait qursquoelle est drsquoune maniegravere totalement indeacutetermineacutee et agrave deacuteterminer51 Il importe ici drsquoinsister sur cette totale indeacutetermination afin de preacuteserver la pureteacute voire la laquo vacuiteacute52 raquo du commencement de la philosophie

Agrave proprement parler il faudrait mecircme remarquer que lrsquoecirctre nrsquoest pas un laquo commencement raquo car drsquoougrave tiendrait‑il une quelconque justification pour ce titre Ce nrsquoest qursquoau fil du procegraves de la logique qursquoil la conquerra Crsquoest ce que Hegel confirme en remarquant qursquoune souche de la philosophie critique ndash il pense ici agrave Reinhold ndash a dans son errance exhibeacute cette consideacuteration essentielle que la progression philosophique est en reacutealiteacute laquo une reacutetrogradation ramenant dans le fondement agrave lrsquooriginaire et au vrai dont deacutepend et par quoi est en fait produit ce avec quoi lrsquoon a commenceacute53 raquo La logique nous lrsquoavons deacutejagrave partiellement annonceacute srsquoeacutetablira progressivement sous la forme drsquoun cercle dans lequel ce qui est premier deviendra aussi dernier et ce qui est dernier deviendra aussi premier54 Lrsquoecirctre pur surgit certes comme lrsquoimmeacutediateteacute

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mecircme mais il ne pourra ecirctre justifieacute comme commencement (crsquoest-agrave‑dire devenir meacutediatiseacute) qursquoau terme de la logique lorsque lrsquoideacutee absolue ou lrsquouniteacute concregravete de toutes les cateacutegories confirmera son rocircle initial Lrsquoimportant pour nous nrsquoest pas de comprendre dans le deacutetail comment srsquoeffectuera un tel retour mais plutocirct de voir que cette circulariteacute nous force agrave reconsideacuterer in fine le statut de lrsquoexigence drsquoune penseacutee sans preacutesupposition Crsquoest un critegravere qui vise moins agrave offrir agrave la science des laquo assises pures raquo des laquo fondations raquo pour une entreprise drsquoinspiration geacuteomeacutetrique qursquoagrave permettre au sujet philosophant de srsquoimmiscer dans le mouvement circulaire de la penseacutee Le commencement une fois situeacute dans le tout de la science apparaicirctra de toute faccedilon pour ce qursquoil est vraiment un immeacutediat‑meacutediatiseacute Crsquoest pourquoi Hegel pouvait annoncer en introduisant son texte que le commencement nrsquoest ni simplement meacutediatiseacute ni purement immeacutediat Mais pour nous qui nous arrecirctons aux portes de la logique et qui ne pouvons par conseacutequent envisager qursquoun commencement unilateacuteral lrsquoessentiel est de retenir que lrsquoecirctre pur en tant que point de deacutepart non deacuteveloppeacute deacutepourvu de contenu laquo nrsquoest pas encore dans le commencement veacuteritablement connu55 raquo Il est dans cette optique primordial pour Hegel de reacuteprimer la tentation de dire quelque chose agrave propos de lrsquoecirctre Il nrsquoest ni une substance indeacutetermineacutee ni une matiegravere appelant une forme il est seulement ce qui est totalement vide Bien que cela puisse paraicirctre deacuteroutant Hegel assure qursquoil nrsquoest aucunement besoin laquo de plus amples reacuteflexions et points de jonction56 raquo pour commencer agrave philosopher

Le problegraveme du commencement drsquoune philosophie sans preacutesupposition malgreacute les innombrables remarques devant neacutecessairement lrsquoaccompagner se regravegle ainsi par une reacuteponse tregraves bregraveve la penseacutee pure srsquoidentifie initialement agrave lrsquoecirctre pur Comme nous le mentionnions drsquoentreacutee de jeu lrsquointention de Hegel dans les textes introductifs agrave la SL et par conseacutequent la nocirctre nrsquoeacutetait pas drsquooffrir une justification agrave ce commencement mais drsquoen clarifier le sens qui peut de prime abord paraicirctre admettons‑le brutalement abstrait Le projet heacutegeacutelien drsquoune penseacutee sans preacutesupposition se reacutevegravele plutocirct comme nous venons de le constater brutalement simple

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ConclusionLrsquoon ne saurait eacutevidemment preacutetendre en fin de parcours avoir

effaceacute de maniegravere deacutefinitive les tensions apparentes se trouvant agrave la source du systegraveme heacutegeacutelien Le travail accompli demeure cela dit non neacutegligeable un survol des textes introductifs agrave la SL a permis drsquoeacutetablir sans deacutetour qursquoune philosophie ne preacutesupposant absolument rien pas mecircme son objet ou sa meacutethode prenait initialement la forme pour Hegel drsquoune logique pure ou ce qui est deacutesormais la mecircme chose drsquoune penseacutee posant de faccedilon dynamique son contenu et ses regravegles laquo dans les calmes espaces raquo ougrave laquo parvenue agrave elle‑mecircme raquo elle laquo nrsquo[a] drsquoecirctre que dans elle‑mecircme57 raquo Ce rejet de la logique traditionnelle srsquoil a pu paraicirctre engendrer certaines difficulteacutes relatives au commencement a finalement permis de cerner dans toute sa simpliciteacute le point de deacutepart de la logique heacutegeacutelienne lrsquoecirctre pur Au lieu de constituer un concept laquo axiomatique raquo se retrouvant agrave la base de la logique ce commencement nous lrsquoavons mentionneacute doit ecirctre envisageacute comme une porte drsquoentreacutee dans le cercle de la penseacutee qui est et qui se deacuteveloppe agrave partir et surtout agrave travers lrsquouniteacute de toutes les cateacutegories logiques Cette derniegravere preacutecision est capitale Elle nous oblige en deacutefinitive agrave reacuteeacutevaluer la valeur veacuteritable des doutes que suscite le plus communeacutement le systegraveme absolu de Hegel bien que ce dernier preacutetende deacutevelopper sa philosophie en ne prenant initialement appui sur aucun donneacute reccedilu de maniegravere non critique il est deacutesormais clair que cette preacutetention ne va nullement de pair avec une tentative drsquoeacutechapper agrave la regravegle du ex nihilo nihil fit Penser sans preacutesupposition ne veut pas dire penser agrave partir du vide mais plutocirct penser de maniegravere agrave laisser la penseacutee se deacutevelopper selon son mouvement propre afin de pouvoir en extirper le neacutecessaire contenu Hegel reconnaicirctrait donc sans problegraveme que le commencement de la logique entretient deacutejagrave un certain rapport avec la totaliteacute Mais pour le deacutecouvrir la seule avenue possible est de laisser la penseacutee se deacuteployer librement bref de ne pas preacutejuger la pertinence drsquoune penseacutee systeacutematique Pour le dire encore autrement la SL nous contraint agrave envisager selon une perspective nouvelle lrsquoapparent contraste creacuteeacute par le rapprochement des preacutetentions initiales et du reacutesultat final du systegraveme de Hegel Drsquoun point de vue immanent le

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systegraveme de la philosophie heacutegeacutelienne dans son prius ne contient aucune preacutesupposition et crsquoest preacuteciseacutement pourquoi il peut se targuer drsquoentretenir degraves ce prius un eacutetroit rapport avec la totaliteacute

Il va sans dire que le libre deacuteploiement de lrsquoecirctre pur en une science absolue meacuteriterait son propre examen Notons neacuteanmoins que le passage de ce premier concept aux autres cateacutegories logiques dans lrsquooptique heacutegeacutelienne ne devrait poser aucun problegraveme pour autant que lrsquoon accepte en tant que sujet philosophant de laisser ce premier concept se mouvoir et se deacutevelopper en lui‑mecircme et par lui‑mecircme La penseacutee croit Hegel doit assister en spectatrice aux valses de lrsquoIdeacutee sans dicter le chemin agrave suivre58 Ce serait ainsi une erreur de croire que la meacutethode dialectique agrave lrsquoœuvre dans la SL repreacutesente agrave coup sucircr une preacutesupposition injustifieacutee elle est en fait la marche de la Chose mecircme dans toute sa liberteacute une laquo marche sans interruption pure nrsquoaccueillant rien de lrsquoexteacuterieur59 raquo Chaque cateacutegorie lorsque examineacutee attentivement srsquoavegraverera contenir en elle ndash et permettre par le fait mecircme ndash sa propre neacutegation son autre Si la dynamique des engendrements peut varier drsquoune cateacutegorie agrave lrsquoautre il nrsquoen demeure pas moins que la totaliteacute de la science speacuteculative heacutegeacutelienne se deacuteveloppera en preacuteservant agrave chaque nouveau pas sa relation avec lrsquoimmeacutediateteacute premiegravere que nous avons chercheacute agrave exhiber60 Chaque nouvelle cateacutegorie reacutevegravelera une nouvelle tranche du contenu de lrsquoecirctre indeacutetermineacute Crsquoest pourquoi lrsquoon peut affirmer que lrsquolaquo ideacutee absolue raquo qui marque la fin de la SL reacuteunit le contenu entier de lrsquoœuvre au sein de son commencement et vient justifier ce point de deacutepart La totaliteacute se deacutevoile au final comme eacutetant toujours deacutejagrave preacutesente au cœur de la penseacutee

1 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la logique (1817) 2e eacuted trad B Bourgeois Paris Vrin 1979 sect 7 p 158

2 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre trad B Bourgeois Paris Vrin 2015 laquo Preacuteface raquo (1832) p 43

3 Pour un traitement exhaustif de la question du commencement chez Hegel cf Frank Fischbach Du commencement en philosophie Eacutetude sur Hegel et Schelling Paris Vrin 1999

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4 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 81 cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la logique (1830) op cit sect 78 p 342

5 Jean‑Franccedilois Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo dans Archives de philosophie vol 75 no 1 (eacuteteacute 2012) p 205

6 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Preacuteface raquo (1812) p 27

7 Ibid p 288 Cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1817) op cit sect 1 p 1539 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832)

p 6010 Bernard Bourgeois laquo Avant‑propos raquo dans G W F Hegel Science de la

logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 1611 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 4912 Ibid laquo Preacuteface raquo (1812) p 3113 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5014 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5115 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 3816 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5217 Cf Immanuel Kant Critique de la raison pure trad A Renaut Paris

Flammarion 2007 p 65 (AK IV 9)18 Terry Pinkard laquo How Kantian Was Hegel raquo dans The Review of

Metaphysics vol 43 no 4 (juin 1990) p 831 19 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Preacuteface raquo

(1832) p 3320 Ibid laquo Introduction raquo (1832) p 5321 Joeumll Biard et al Introduction agrave la lecture de la Science de la logique de

Hegel I Paris Aubier Montaigne 1981 p 1822 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo

(1832) p 5323 Immanuel Kant op cit p 163 (AK III 93 IV 66)24 Richard Winfield Hegelrsquos Science of Logic A Critical Rethinking in

Thirty Lectures Plymouth Rowman and Littlefield Publishers 2012 p 27

25 Immanuel Kant op cit p 206 (AK III 116)26 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑

il commencer la science raquo (1832) p 7927 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 33

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28 Les prochaines remarques srsquoappuient plus directement sur la version de 1832 de ce texte

29 Joeumll Biard et al op cit p 1430 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑

il commencer la science raquo (1832) p 7731 Cf Id Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J‑P Lefebvre Paris

Flammarion 2012 laquo Preacuteface raquo p 8032 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 7733 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 77‑7834 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 7835 Cf Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1817) op cit sect 2 p 15436 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 7737 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 7838 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8039 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8040 Frank Fischbach op cit p 17741 Lrsquoon remarque ainsi un fort paralleacutelisme entre les deux premiers grands

ouvrages de Hegel Jean‑Franccedilois Kerveacutegan parle mecircme drsquoune laquo relation de preacutesupposition circulaire raquo entre les deux livres (loc cit p 201)

42 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit op cit laquo Introduction raquo p 119‑121

43 Bernard Bourgeois loc cit dans G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 12

44 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832) p 66

45 Jean‑Franccedilois Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel Paris Ellipses 2004 p 12

46 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 80

47 Id Leccedilons sur la Logique trad Nueacutee‑Wittmann Paris Vrin 2007 p 35‑36 citeacute par Jean‑Franccedilois Kerveacutegan loc cit p 206

48 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 81

49 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8150 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8151 Stephen Houlgate The Opening of Hegelrsquos Logic West Lafayette

Purdue University Press 2006 p 31 ndash Cette reformulation du premier

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moment de la logique est ouvertement carteacutesienne Lrsquoon se gardera neacuteanmoins sagement drsquoidentifier totalement le doute temporaire de Descartes et le point de vue adopteacute au commencement de la logique heacutegeacutelienne

52 G W F Hegel Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Ecirctre raquo (1832) p 103

53 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8454 Cf Id Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit op cit p 6955 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Par quoi faut‑il commencer

la science raquo (1832) p 8656 Ibid laquo Par quoi faut‑il commencer la science raquo (1832) p 8757 Ibid laquo Preacuteface raquo (1832) p 3658 Id Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I ndash La science de la

logique (1830) op cit EHegadd sect 238 p 62359 Id Science de la logique I ndash Lrsquoecirctre op cit laquo Introduction raquo (1832)

p 6160 Cf Bernard Bourgeois loc cit dans G W F Hegel Science de la

logique I ndash Lrsquoecirctre op cit p 13

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyancesFeacutelix Garieacutepy Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Cet article a pour objectif drsquoexpliciter une conseacutequence du reacutealisme moral Srsquoil y a des faits moraux objectifs et connaissables alors deux pairs eacutepisteacutemiques parfaitement rationnels et parfaitement informeacutes des faits non moraux auront neacutecessairement les mecircmes croyances morales En effet pour tout eacutenonceacute moral de tels individus ideacutealiseacutes sont ou bien en accord ou bien en deacutesaccord Or srsquoils sont en deacutesaccord il devient alors rationnel pour eux de suspendre leur jugement dans la mesure ougrave le simple fait qursquoun pair eacutepisteacutemique entretient une croyance morale contraire agrave la nocirctre suffit pour qursquoon doute de cette derniegravere Conseacutequemment pour tout eacutenonceacute moral ou bien des individus ideacutealiseacutes sont en accord ou bien ils suspendent leur jugement Dans les deux cas il y a convergence

Introduction Lrsquoaide meacutedicale agrave mourir me semble une pratique moralement

acceptable de mecircme que le mariage homosexuel et lrsquoameacutelioration artificielle des capaciteacutes cognitives Dans un dilemme du tramway jrsquoactiverais le levier pour sauver les cinq personnes mais je ne pousserais pas un homme obegravese en bas drsquoun pont pour immobiliser le veacutehicule1 Je suis aussi drsquoavis qursquoil est leacutegitime de mentir dans certaines circonstances et drsquoimposer des sanctions aux criminels Toutes ces croyances morales sont controverseacutees et il y a de bonnes chances que si je continuais la liste de mes opinions je pourrais trouver pour chacune drsquoelle quelqursquoun qui en entretient une contraire

Le fait que la plupart des propositions de lrsquoeacutethique normative fassent objet de deacutesaccords pose un certain problegraveme aux philosophes ndash les reacutealistes moraux ndash qui soutiennent que les questions morales ont

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des reacuteponses objectives et connaissables En effet si ces philosophes ont raison comment expliquer qursquoil y ait autant de deacutesaccords en eacutethique normative Certains drsquoentre eux reacutepondent qursquoil nrsquoy aurait pas de deacutesaccord moral si on srsquoentendait drsquoabord sur les faits non moraux et qursquoon srsquoassurait drsquoecirctre parfaitement rationnel dans nos reacuteflexions2 Autrement dit si le reacutealisme moral est une thegravese vraie alors les croyances morales de deux individus rationnels et informeacutes des faits non moraux devraient converger Crsquoest ce que je vais deacutefendre dans cet article

Les quatre premiegraveres sections seront consacreacutees agrave lrsquoexposition du problegraveme et agrave la deacutefinition des concepts qui le composent Dans la cinquiegraveme je preacutesenterai la position de Sarah McGrath philosophe qui a reacutecemment soutenu une thegravese contraire agrave celle que je mrsquoapprecircte agrave deacutefendre Selon elle le reacutealisme moral peut tregraves bien ecirctre vrai sans que deux individus rationnels et informeacutes des faits non moraux aient les mecircmes croyances morales car la meilleure meacutethode pour justifier des croyances morales permet de justifier des croyances contraires Je tenterai de reacutefuter son argument dans la sixiegraveme section en montrant qursquoelle oublie de consideacuterer que le deacutesaccord lui‑mecircme fait en sorte qursquoil devient rationnel pour deux individus rationnels et informeacutes de suspendre son jugement Je terminerai en consideacuterant une objection possible

1 Reacutealisme moral et rationaliteacute theacuteorique Je comprendrai le reacutealisme moral comme la conjonction des trois

thegraveses suivantes (1) Thegravese ontologique il y a des faits moraux De mecircme que crsquoest un fait que je suis assis au moment ougrave jrsquoeacutecris ces lignes de mecircme crsquoest un fait si oui ou non il est moralement permis de torturer un prisonnier de guerre pour obtenir des informations De plus ces faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux3 Que faut‑il comprendre par lagrave La valeur de veacuteriteacute drsquoeacutenonceacutes moraux est tregraves souvent fonction de faits non moraux lrsquoimportance de lrsquoinformation reacuteveacuteleacutee par la torture est par exemple un fait non moral dont semble deacutependre le caractegravere eacutethique de ce geste Les faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux au sens ougrave la valeur de veacuteriteacute des eacutenonceacutes moraux ne deacutepend jamais uniquement de faits non moraux

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(2) Thegravese seacutemantique les eacutenonceacutes moraux ont une valeur de veacuteriteacute et ils sont vrais si et seulement srsquoils repreacutesentent correctement les faits moraux En ce sens ils sont objectifs car leur valeur de veacuteriteacute ne varie pas en fonction des personnes qui les prononcent Cela implique drsquoailleurs que lorsqursquoon pose un jugement moral on affirme au moins une croyance On ne fait pas qursquoexprimer des attitudes non‑cognitives comme des sentiments des deacutesirs des approbations ou des deacutesapprobations

(3) Thegravese aleacutethique certains eacutenonceacutes moraux sont vrais Il est important de le speacutecifier puisqursquoil est possible drsquoaccepter les deux premiegraveres thegraveses tout en maintenant qursquoaucun eacutenonceacute moral nrsquoest vrai comme le font les philosophes qui adhegraverent agrave la theacuteorie de lrsquoerreur4

On distingue souvent la rationaliteacute pratique de la theacuteorique Grossiegraverement on peut dire que la premiegravere nous informe de ce qursquoil faut faire et la seconde de ce qursquoil faut croire La premiegravere vise la bonne action lrsquoautre vise un but eacutepisteacutemique qursquoon comprend tantocirct comme laquo la veacuteriteacute raquo tantocirct comme la meilleure explication tantocirct comme un ensemble de croyances justifieacutees

Lrsquoeacutethique normative est au premier chef une affaire de rationaliteacute pratique La recherche dans cette discipline a toujours pour but de nous aider agrave mieux agir agrave accomplir des actions bonnes et rationnelles agrave mieux mener nos vies Or une caracteacuteristique particuliegravere du reacutealisme moral est que lorsqursquoon y adhegravere on est ameneacute agrave renforcer le rocircle que joue en eacutethique normative la rationaliteacute theacuteorique En effet du moment ougrave on pense qursquoil est possible drsquoavoir des croyances morales vraies lrsquoeacutethique devient aussi une recherche theacuteorique qui doit deacutecouvrir des veacuteriteacutes morales et les repreacutesenter correctement par des eacutenonceacutes

Bien que le reacutealisme moral deacutedouble ainsi lrsquoobjectif de lrsquoeacutethique normative la viseacutee theacuteorique reste semble‑t‑il subordonneacutee agrave la pratique puisqursquoon veut connaicirctre lrsquohypotheacutetique veacuteriteacute morale uniquement pour srsquoy conformer dans nos actions Le lien entre faits moraux et normativiteacute est drsquoailleurs agrave la source drsquoune controverse importance en meacutetaeacutethique que Christine Korsgaard appelle laquo la question normative5 raquo laquo Srsquoil est seulement factuel qursquoune certaine

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action est bonne un fait qursquoon peut appliquer ou pas agrave la deacutelibeacuteration alors il reste agrave savoir si on doit lrsquoappliquer6 raquo Dans ce travail je ne chercherai pas agrave reacutepondre agrave la question normative Plutocirct mon inteacuterecirct se portera exclusivement sur la dimension theacuteorique de lrsquoeacutethique crsquoest‑agrave‑dire sur lrsquoeacutethique en tant que recherche de croyances morales vraies etou justifieacutees

2 Convergence Mon objectif est de deacutefendre la thegravese suivante si le reacutealisme moral

est vrai alors des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales Je ferai reacutefeacuterence agrave cette thegravese avec lrsquoabreacuteviation RRC pour laquo reacutealisme requiert convergence raquo Dans cette section je preacuteciserai les diffeacuterents eacuteleacutements de cette thegravese

Je consideacutererai drsquoabord que si quelqursquoun croit que p alors il juge que p Lrsquoargument que je construirai ne deacutepend pas de cette assimilation du jugement moral agrave la croyance morale je lrsquoopegravere uniquement pour simplifier le propos De plus si deux personnes ont les mecircmes croyances agrave lrsquoeacutegard drsquoun eacutenonceacute je dirai qursquoelles convergent ou qursquoelles sont en accord Si elles nrsquoont pas les mecircmes croyances elles divergent ou sont en deacutesaccord Enfin puisqursquoune croyance est une attitude propositionnelle je dirai qursquoelle est morale si et seulement si son contenu propositionnel est un eacutenonceacute moral Quant agrave la notion drsquoeacutenonceacute moral je juge correct de la laisser indeacutefinie car je ne crois ni que cela nuira agrave mon exposeacute ni que mon argument deacutepende drsquoune conception particuliegravere de lrsquoeacutenonceacute moral

Deux individus sont des pairs eacutepisteacutemiques (1) srsquoils ont des capaciteacutes intellectuelles semblables de sorte que les jugements qursquoils posent dans un certain domaine mdash lrsquoeacutethique en occurrence mdash ont des probabiliteacutes similaires drsquoecirctre vrais et (2) si chacun drsquoeux sait que lrsquoautre lui est eacutequivalent en ce sens Je preacutecise ainsi que ce sont des pairs eacutepisteacutemiques qui ont des croyances morales similaires car sans cela la supeacuterioriteacute intellectuelle de lrsquoun sur lrsquoautre pourrait ecirctre cause de deacutesaccord ce qui reacutefuterait automatiquement RRC

Un individu ideacutealiseacute est agrave la fois parfaitement informeacute des faits non moraux pertinents (clause drsquoinformation) et parfaitement rationnel quant agrave la reacuteflexion eacutethique (clause de rationaliteacute) Si je pose la clause

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drsquoinformation crsquoest encore une fois pour eacuteviter que la thegravese RRC ne soit trivialement fausse En effet dans la mesure ougrave comme nous lrsquoavons vu la valeur de veacuteriteacute drsquoun eacutenonceacute moral deacutepend tregraves souvent de donneacutees empiriques lrsquoignorance de ces donneacutees peut ecirctre agrave la source drsquoun deacutesaccord Par exemple il nrsquoy aura probablement pas drsquoentente agrave propos du statut eacutethique drsquoun nouvel impocirct sur le revenu srsquoil nrsquoy a pas drsquoabord entente agrave propos des conseacutequences concregravetes de cette mesure7

La clause de rationaliteacute a la mecircme fonction Sans mecircme deacutefinir rigoureusement laquo rationaliteacute raquo on peut deacutejagrave se figurer que si de deux personnes lrsquoune eacutetait complegravetement irrationnelle on ne devrait pas srsquoattendre agrave ce que leurs croyances morales soient les mecircmes Par exemple en admettant tregraves hypotheacutetiquement que quelqursquoun est rationnel seulement si entre autres il ne commet par drsquoerreur dans ses modus ponens et que telle croyance morale est le produit drsquoun modus ponens alors deux pairs eacutepisteacutemiques ne convergeraient pas neacutecessairement agrave propos de cette croyance si lrsquoon ne posait pas la clause de rationaliteacute

La thegravese RRC ne stipule pas que les individus ideacutealiseacutes sont parfaitement rationnels mais parfaitement rationnels quant agrave la reacuteflexion eacutethique Deux raisons motivent cette preacutecision Premiegraverement elle sert agrave isoler la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique Il mrsquoest seulement neacutecessaire que les pairs eacutepisteacutemiques soient rationnels dans la formation de leurs croyances morales il nrsquoimporte pas qursquoils nrsquoagissent pas en fonction de ces croyances (possible irrationaliteacute pratique) ou qursquoils croient que le geacuteneacuteral Wolfe avait 5431 cheveux (possible irrationaliteacute quant agrave la reacuteflexion historique) Je veux ainsi eacuteviter une confusion potentielle Crsquoest un peu comme si on disait laquo lrsquoaction de boire la ciguumle agrave minuit a causeacute la mort de Socrate raquo le fait que ce soit agrave minuit nrsquoa rien agrave voir dans la relation de causaliteacute donc inclure laquo agrave minuit raquo dans lrsquoeacutenonceacute peut porter agrave confusion De mecircme parler de personnes parfaitement rationnelles et non de personnes parfaitement rationnelles quant agrave la reacuteflexion eacutethique peut obscurcir la discussion en sous‑entendant que la rationaliteacute pratique ou la rationaliteacute au sens large sont impliqueacutees dans la convergence des croyances La deuxiegraveme raison est qursquoil

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est beaucoup moins ambitieux de deacutefinir la rationaliteacute quant agrave la reacuteflexion eacutethique que la rationaliteacute tout court

La rationaliteacute theacuteorique eacutetant avant tout une affaire de croyance rationnelle il me semble relativement prudent drsquoaffirmer qursquoun individu ideacutealiseacute est parfaitement rationnel quant agrave la reacuteflexion eacutethique srsquoil nrsquoentretient que des croyances morales rationnelles Ma proposition est relativement simple une croyance morale est rationnelle si et seulement si elle est justifieacutee par la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique8 Notons qursquoune croyance rationnelle peut ainsi ecirctre fausse Par exemple si la meilleure meacutethode en histoire nous demande de consideacuterer attentivement toutes les sources eacutecrites avant de poser un jugement alors il est irrationnel de croire que le geacuteneacuteral Wolfe avait 5431 cheveux mecircme srsquoil est vrai que son cracircne eacutetait couvert drsquoexactement 5431 cheveux (je suppose que les textes drsquoeacutepoque ne nous informent pas de ce fait)

On peut degraves lors expliciter ma thegravese Imaginons deux individus ideacutealiseacutes qui connaissent tous les faits non moraux pertinents agrave une reacuteflexion morale Ils ont des capaciteacutes cognitives similaires et se reconnaissent entre eux comme des eacutegaux intellectuels De plus chacun drsquoeux nrsquoentretient que des croyances morales rationnelles crsquoest‑agrave-dire des croyances justifieacutees par la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique Je suis drsquoavis que si le reacutealisme moral est vrai alors de tels individus auront neacutecessairement les mecircmes croyances morales

3 Lrsquoapproche descriptive et lrsquoapproche normative Agrave lrsquoencontre de ma thegravese on pourrait penser que la convergence

de pairs eacutepisteacutemiques est un fait empirique pouvant faire lrsquoobjet drsquoune expeacuterimentation et que ce faisant on pourrait infirmer ou non le reacutealisme moral en deacuteployant un argument comme le suivant

1 Si le reacutealisme moral est vrai alors des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales

2 Il est faux que des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances morales

3 Le reacutealisme moral est faux9

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Confirmer RRC reviendrait donc agrave parcourir le monde agrave la recherche de pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes et rationnels et agrave deacuteterminer si leurs croyances morales sont les mecircmes Certains ont tenteacute de construire un argument de ce genre en se servant de cas documenteacutes par des recherches anthropologiques10 Je ne crois cependant pas qursquoune telle approche descriptive soit tregraves prometteuse parce qursquoelle bute contre au moins deux difficulteacutes majeures

La premiegravere est de connaicirctre les faits non moraux pertinents En effet comment srsquoassurer que deux personnes sont parfaitement informeacutees des faits non moraux si on ne connaicirct pas soi‑mecircme ces faits Le problegraveme est que tregraves souvent ils sont assez complexes Par exemple un deacutesaccord moral agrave propos drsquoune nouvelle taxe est peut‑ecirctre causeacute par un deacutesaccord sur ses conseacutequences socio‑eacuteconomiques Certains considegraverent mecircme que parmi les faits non moraux pertinents on compte des faits meacutetaphysiques concernant par exemple le statut ontologique de lrsquoacircme apregraves la mort ou drsquoun fœtus avant la naissance Or connaicirctre les conseacutequences socio‑eacuteconomiques drsquoune mesure ou le statut meacutetaphysique drsquoun fœtus est loin drsquoecirctre une tacircche facile voire possible11

Une seconde difficulteacute mdash qui mrsquoapparaicirct plus grave mdash est de trouver deux collegravegues eacutepisteacutemiques qui satisfont la clause de rationaliteacute Plus haut jrsquoai donneacute une deacutefinition formelle de la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique est rationnelle la personne dont les croyances morales sont justifieacutees par la meilleure meacutethode de recherche eacutethique Or pour pouvoir veacuterifier la convergence il faut drsquoabord deacutefinir la meilleure meacutethode puis prouver empiriquement qursquoun individu est agrave un moment donneacute parfaitement rationnel Par exemple supposons que notre meilleure meacutethode de recherche en eacutethique justifie seulement les jugements poseacutes par des individus qui sont en eacutetat de mener une reacuteflexion eacutethique correcte La veacuterification de ce critegravere requiert un accegraves aux eacutetats mentaux des individus comment srsquoy prend-on Fort possiblement la veacuterification empirique de la rationaliteacute demandera souvent de deacuteterminer si telle personne a tel eacutetat mental agrave tel moment ce qui semble assez probleacutematique12

Pour eacuteviter ces difficulteacutes je favoriserai une approche normative qui reacuteduit RRC agrave un problegraveme normatif Je ne chercherai pas agrave

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savoir si des individus ideacutealiseacutes convergent bel et bien mais srsquoils doivent converger en admettant le reacutealisme moral Compte tenu de ma deacutefinition de la rationaliteacute la question est alors la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique exige‑t‑elle de deux pairs eacutepisteacutemiques qursquoils aient des croyances morales convergentes La thegravese RRC est une reacuteponse positive agrave cette question

4 Meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi Dans son article Moral Realism Without Convergence Sarah

McGrath soutient que dans une perspective reacutealiste deux individus peuvent tregraves bien ecirctre rationnels et ne pas partager les mecircmes croyances morales puisque la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique permet de justifier des jugements moraux contraires La rationaliteacute nrsquoexige donc pas drsquoeux la convergence13 Avant drsquoexaminer cette proposition il est neacutecessaire de se pencher sur la question de la meilleure meacutethode En existe‑t‑il une si oui quelle est‑elle

Selon plusieurs philosophes14 la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi mdash legs de Nelson Goodman15 et surtout de John Rawls16 mdash est la meilleure meacutethode de recherche en eacutethique Dans les mots de T M Scanlon laquo cette meacutethode si elle est bien comprise est la meilleure faccedilon de former ses opinions agrave propos de la morale et de beaucoup drsquoautres sujets Voire crsquoest la seule meacutethode deacutefendable les autres sont illusoires17 raquo McGrath prend pour acquis que la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi est une bonne faccedilon de justifier des croyances morales je ferai comme elle

On peut diviser cette meacutethode en trois eacutetapes18 La premiegravere est de former un ensemble de jugements moraux bien peseacutes (considered judgments) Ce qui rend un jugement moral bien peseacute ce nrsquoest pas son contenu mais lrsquoattitude de celui qui le pose Pour Scanlon un jugement bien peseacute doit neacutecessairement ecirctre laquo quelque chose qui me semble clairement ecirctre vrai lorsque je reacutefleacutechis au sujet dans de bonnes conditions pour poser des jugements de la sorte19 raquo Bref nous formulons une seacuterie drsquoeacutenonceacutes moraux qui nous semblent intuitivement avoir une tregraves forte creacutedibiliteacute pourvu que nous soyons en eacutetat de raisonner correctement ce qui suppose que nous ayons laquo la capaciteacute lrsquoopportuniteacute et le deacutesir de parvenir agrave une deacutecision

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correcte20 raquo Ces jugements bien peseacutes forment le point de deacutepart de la meacutethode

La deuxiegraveme eacutetape est drsquoanalyser ces eacutenonceacutes moraux Cela implique avant tout la recherche de principes plus geacuteneacuteraux qui en rendent compte laquo des principes tels que si quelqursquoun avait essayeacute de les appliquer directement au lieu de deacutecider ce qui est le cas agrave propos du sujet en question il aurait eacuteteacute conduit aux mecircmes jugements consideacutereacutes21 raquo On analyse ensuite lrsquoensemble de nos jugements bien peseacutes et de nos principes qui en rendent compte afin drsquoy deacuteceler les inconsistances ce qui arrive ineacutevitablement

La troisiegraveme eacutetape consiste agrave apporter les modifications neacutecessaires agrave nos jugements moraux bien peseacutes et aux principes qui en rendent compte afin drsquoeacuteviter les inconsistances reacuteveacuteleacutees agrave la deuxiegraveme eacutetape On est ainsi conduit agrave abandonner certaines croyances agrave en modifier et agrave en ajouter drsquoautres Pour tester ces modifications on retourne agrave la deuxiegraveme eacutetape et on recommence le mecircme processus

Le but est de parvenir agrave un ensemble consistant de croyances morales On dit que des croyances qui forment un tel ensemble sont en eacutetat drsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et qursquoun eacutequilibre reacutefleacutechi est large (wide) si pour y parvenir on a tenu compte agrave la deuxiegraveme eacutetape de toutes les theacuteories morales et tous les arguments qui les soutiennent (cet aspect dialectique de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large reviendra dans la sixiegraveme section) Enfin on peut dire que lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large est lrsquoobjectif ultime de la rationaliteacute theacuteorique en eacutethique Il srsquoagit lagrave drsquoun ideacuteal qursquoil est vraisemblablement impossible drsquoatteindre22 mais vers lequel la recherche eacutethique doit neacuteanmoins tendre

Un dernier point important reste agrave faire la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi fait appel agrave la capaciteacute des individus agrave eacutevaluer intuitivement crsquoest‑agrave‑dire de faccedilon non‑deacuteductive la creacutedibiliteacute de certains eacutenonceacutes On doit en effet agrave la premiegravere eacutetape du processus assigner intuitivement un degreacute de creacutedibiliteacute agrave certains eacutenonceacutes afin qursquoils forment le point de deacutepart de la meacutethode La troisiegraveme eacutetape aussi nous demande de poser des jugements intuitifs car la remarque de Quine srsquoy applique dans un ensemble drsquoeacutenonceacutes laquo on peut preacuteserver la veacuteriteacute de nrsquoimporte quel eacutenonceacute si on fait les ajustements neacutecessaires ailleurs dans lrsquoensemble [hellip] aucun

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eacutenonceacute nrsquoest agrave lrsquoabri de la reacutevision23 raquo Lorsque la meacutethode nous reacutevegravele une incoheacuterence dans lrsquoensemble de nos croyances morales on doit choisir laquelle abandonner Le plus souvent un tel choix repose sur une intuition quant agrave la creacutedibiliteacute de deux jugements moraux en conflit

Il faut bien voir ce que cela implique La variation des eacutenonceacutes qui composent un eacutequilibre reacutefleacutechi est fonction de deux variables seulement les intuitions qui deacuteterminent quels jugements sont bien peseacutes et les intuitions qui nous font choisir quels jugements modifier ou abandonner lorsqursquoil y a incoheacuterence Concregravetement il y a beaucoup plus de variables pertinentes mais dans le cadre theacuteorique que jrsquoai mis en place elles sont fixeacutees Par exemple nos croyances morales deacutependent pratiquement de nos capaciteacutes intellectuelles Il srsquoagit donc drsquoune variable dont nos croyances morales sont concregravetement fonction Or dans RRC on ideacutealise les individus de faccedilon agrave controcircler cette variable afin drsquoen faire une constante Les uniques variables qui ne sont pas controcircleacutees sont les intuitions morales Conclusion seules des intuitions morales peuvent faire diverger deux pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes

5 Le reacutealisme moral ne requiert pas la convergence McGrath se pose la question suivante laquo deux individus diffeacuterents

qui emploient impeccablement la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi convergeraient-ils sur un unique eacutequilibre reacutefleacutechi 24 raquo Elle croit que non Drsquoun cocircteacute la deacutefinition drsquoun jugement bien peseacute est assez souple pour permettre un nombre indeacutefini de points de deacutepart diffeacuterents car des personnes rationnelles peuvent tout agrave fait poser des jugements bien peseacutes diffeacuterents De lrsquoautre agrave la troisiegraveme eacutetape de la meacutethode rien nrsquoindique que deux individus parfaitement rationnels auront les mecircmes intuitions quant agrave la creacutedibiliteacute de deux jugements qui sont en contradiction Pour lrsquoillustrer McGrath nous demande drsquoimaginer la situation drsquoun meacutedecin qui a lrsquooccasion de tuer secregravetement son patient innocent afin de reacutecolter ses organes et de sauver deux autres personnes Eacutevidemment un heacuteritier intellectuel de Kant srsquoopposerait farouchement agrave cet acte Pourtant

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Quelqursquoun avec des sympathies utilitaristes pourrait poser parmi ses jugements bien peseacutes un jugement selon lequel le docteur du sceacutenario envisageacute nrsquoa pas seulement la permission mais doit reacutecolter les organes du patient sans aucun doute ce jugement est consistant avec ses autres croyances Compte tenu de ces diffeacuterences radicales il semble tregraves peu probable que la meilleure faccedilon pour chaque individu de parvenir agrave la coheacuterence parfaite de ses propres jugements moraux les fera converger vers le mecircme ensemble de croyances25

On peut srsquoimaginer une panoplie drsquoautres expeacuteriences de penseacutee dans le genre le dilemme du tramway celui de lrsquoavortement celui du suicide assisteacute celui de lrsquoameacutelioration geacuteneacutetique etc Dans chaque cas les seules variables qui influencent lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi large sont les intuitions et celles‑ci peuvent tregraves bien diffeacuterer drsquoun individu rationnel agrave lrsquoautre Conseacutequemment il est tout agrave fait possible que deux croyances morales contraires soient entretenues rationnellement pourvu que chacune drsquoelle fasse partie drsquoun eacutequilibre reacutefleacutechi large RRC semble ainsi ecirctre reacutefuteacutee

6 Le reacutealisme moral requiert la convergence Jrsquoexposerai maintenant mon argument La premiegravere chose agrave

noter est que deux individus ont les mecircmes croyances morales si et seulement si agrave lrsquoeacutegard de tout eacutenonceacute moral tous les deux le croient vrai tous les deux le croient faux ou tous les deux sont agnostiques Lrsquoagnosticisme peut se reacuteduire agrave trois attitudes26 quelqursquoun est agnostique par rapport agrave un eacutenonceacute p si et seulement srsquoil ne croit pas que p est vrai il ne croit pas que p est faux et il croit que p a une valeur de veacuteriteacute On peut donc dire que deux individus convergent srsquoils sont tous les deux agnostiques ou en drsquoautres termes srsquoils suspendent leur jugement par rapport agrave un eacutenonceacute

Il srsquoensuit que par rapport agrave tout eacutenonceacute moral p et pour tout individu ideacutealiseacute a1 et a2 qui sont des pairs eacutepisteacutemiques qui megravenent une reacuteflexion eacutethique impeccable selon la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi il y a neuf possibiliteacutes

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1 a1 croit que p a2 croit que p 2 a1 croit que notp a2 croit que notp3 a1 croit que p a2 croit que notp 4 a1 croit que notp a2 croit que p 5 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 est agnostique par rapport agrave p6 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 croit notp7 a1 est agnostique par rapport agrave p a2 croit p8 a1 croit p a2 est agnostique par rapport agrave p9 a1 croit notp a2 est agnostique par rapport agrave p

Notons tout de suite que si (1) (2) ou (5) il y a convergence Ce sont les cas (3) (4) (6) (7) (8) et (9) qursquoil faut eacutetudier Intuitivement il semble que la question agrave se poser est les sceacutenarios (3) (4) (6) (7) (8) et (9) sont‑ils possibles Comme on lrsquoa vu McGrath reacutepond que compte tenu de la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi chacune des neuf options preacuteceacutedentes est possible Elle en conclut la fausseteacute de RRC Je lui accorde son point il est tout agrave fait possible de mener correctement une reacuteflexion eacutethique selon la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et drsquoarriver agrave p ou agrave notp

Je crois cependant que cette question concernant la possibiliteacute de divergence nrsquoest pas suffisante Il me semble tout aussi neacutecessaire de consideacuterer la reacuteaction des individus ideacutealiseacutes lorsque ceux-ci apprennent que leur pair eacutepisteacutemique ne parvient pas au mecircme eacutequilibre reacutefleacutechi qursquoeux Une telle confrontation des jugements contraires arrive neacutecessairement puisque lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi auquel parviennent a1 et a2 est large donc prend assureacutement en compte le point de vue de lrsquoautre

Dans plusieurs situations un deacutesaccord avec un pair par rapport agrave un eacutenonceacute est une information qui influence lrsquoattitude rationnelle agrave adopter agrave lrsquoeacutegard de cet eacutenonceacute Consideacuterons par exemple un cas qursquoenvisage David Christensen

Supposons que nous allions dicircner tous les cinq Il vient le temps de payer alors on se demande agrave combien srsquoeacutelegraveve ce que chacun de nous doit deacutebourser Nous pouvons tous voir clairement la facture nous sommes drsquoaccord pour donner 20 de pourboire et pour seacuteparer eacutegalement le coucirct total hellip

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

Je calcule dans ma tecircte et conclus avec confiance que chacun doit payer 43 $ Or un ami fait le mecircme calcul et conclut avec confiance que le montant est plutocirct de 45 $ Comment devrais‑je reacuteagir en apprenant sa croyance27

Crsquoest lagrave je crois un bon exemple drsquoune situation ougrave lrsquoagnosticisme est conseacutequence drsquoun deacutesaccord Supposons maintenant qursquoon puisse deacutemontrer que lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoil y a deacutesaccord moral entre pairs eacutepisteacutemiques est lrsquoagnosticisme Dans ce cas il semble que McGrath aurait tort En effet en eacutetant agnostiques a1 et a2 convergeraient puisque chacun drsquoeux aurait la mecircme attitude quant agrave p ils ne croiraient pas que p ils ne croiraient pas que notp mais ils croiraient que p a une valeur de veacuteriteacute En conseacutequence la thegravese RRC serait vraie Ce sera ma strateacutegie

Ainsi nous sommes ameneacutes agrave glisser de la meacutetaeacutethique vers lrsquoeacutepisteacutemologie La question agrave se poser devient si le reacutealisme moral est vrai quelle est lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoun pair eacutepisteacutemique a une croyance morale justifieacutee contraire agrave la nocirctre (elle aussi justifieacutee)

En eacutepisteacutemologie du deacutesaccord deux perspectives srsquoopposent Agrave un bout du spectre on soutient qursquoil est rationnel que deux pairs eacutepisteacutemiques en deacutesaccord accordent autant de creacutedibiliteacute agrave leur jugement qursquoagrave celui de lrsquoautre et soient agnostiques crsquoest le conciliationnisme28 Agrave lrsquoautre bout on soutient plutocirct qursquoil est rationnel dans certains cas qursquoaucun des partis en deacutesaccord nrsquoaccorde de creacutedibiliteacute au jugement de lrsquoautre Srsquoil se trouve que les conciliationnistes ont raison alors mon argument se bouclerait et la thegravese RRC serait vraie puisque la rationaliteacute prescrirait agrave a1 et a2 la suspension du jugement Or le conciliationnisme est cible de tellement de critiques qursquoil me semble peu prudent drsquoen deacutependre29 Le problegraveme est que je nrsquoai ni lrsquoespace ni les capaciteacutes pour me lancer dans lrsquoaregravene et deacutefendre tel ou tel camp Bref mon argument deacutepend de la solution agrave un problegraveme eacutepisteacutemologique et il mrsquoest impossible de reacutesoudre ce problegraveme Comment sortir de lrsquoimpasse

Je choisis de prendre position aux cocircteacutes de Thomas Kelly et son laquo point de vue de la totaliteacute des preuves30 raquo Pourquoi cette thegravese et

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pas une autre Premiegraverement parce que le point de vue de la totaliteacute des preuves me semble un juste milieu qui contourne la plupart des difficulteacutes auxquelles font face les extrecircmes Deuxiegravemement Scanlon reacutealiste notoire adhegravere explicitement agrave ce point de vue31 On ne pourra donc pas me reprocher de deacutefendre une thegravese qui nuit drsquoembleacutee au reacutealisme Dans le reste de cette section je preacutesenterai la solution de Kelly au problegraveme du deacutesaccord entre pairs eacutepisteacutemiques puis lrsquoappliquerai agrave notre cas de deacutesaccord moral

Selon le point de vue de la totaliteacute des preuves lrsquoattitude rationnelle agrave adopter lorsqursquoil y a deacutesaccord est fonction de lrsquoensemble des preuves qui supportent cette attitude Le fait qursquoun pair eacutepisteacutemique soit en deacutesaccord avec notre jugement est une preuve parmi une seacuterie drsquoautres En lui-mecircme le deacutesaccord ne suffit pas a priori pour entraicircner la suspension du jugement Lorsqursquoil y a divergence il revient plutocirct agrave chacun des partis qui srsquoopposent drsquoeacutevaluer si dans le contexte le deacutesaccord est une preuve suffisamment forte pour qursquoil soit rationnel drsquoecirctre agnostique32

Lrsquoavantage du point de vue de la totaliteacute des preuves est sa flexibiliteacute Dans certains cas lorsque les preuves supportent autant une croyance que son contraire crsquoest la suspension du jugement qui est prescrite Kelly donne lrsquoexemple drsquoun matheacutematicien qui prouve une conjecture et qui est absolument certain que sa preuve est fondeacutee Ce matheacutematicien la soumet agrave la communauteacute acadeacutemique qui croit agrave lrsquounanimiteacute qursquoil srsquoest trompeacute Dans ce cas le deacutesaccord semble ecirctre assez fort pour que la suspension du jugement soit exigeacutee du matheacutematicien lui‑mecircme malgreacute sa tregraves forte intuition qui appuie sa preuve33 Agrave lrsquoinverse dans drsquoautres cas crsquoest lrsquoentecirctement qui est rationnel Si un repas a coucircteacute 50 $ que je calcule le pourboire de 15 agrave 750 $ mais qursquoun pair eacutepisteacutemique le calcule plutocirct agrave 51 $ il serait absurde de mon point de vue drsquoaccorder agrave son jugement autant de creacutedibiliteacute qursquoau mien compte tenu des preuves (je crois avec une confiance maximale qursquoun pourboire ne peut pas ecirctre supeacuterieur au coucirct du repas)34

Soit a1 et a2 des pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes des faits non moraux et parfaitement rationnels quant agrave la reacuteflexion eacutethique j le jugement moral que pose a1 notj le jugement moral que

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

pose a2 i lrsquointuition de a1 qui appuie j noti lrsquointuition de a2 qui appuie notj Je chercher agrave savoir si a1 et a2 doivent suspendre leur jugement

Pour reacutepondre en srsquoaidant de la thegravese de Kelly il faut deacuteterminer si du point de vue de a1 et de a2 les preuves qui appuient j sont aussi fortes que celles qui appuient notj Si crsquoest le cas alors la suspension du jugement est requise Je rappelle encore une fois que conformeacutement agrave ce qui a eacuteteacute eacutetabli agrave la quatriegraveme section le deacutesaccord moral est ducirc uniquement agrave une divergence des intuitions morales pas agrave des calculs mentaux agrave des abductions ou agrave des perceptions sensorielles Dans une situation de deacutesaccord entre deux pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes seulement trois facteurs influencent lrsquoattitude rationnelle agrave adopter

Point de vue de a1

Preuves qui peuvent appuyer j Preuves qui peuvent appuyer notj(1) j est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(1) j nrsquoest pas justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(2) i est lrsquointuition de a1 (Du point de vue de a1 le fait qursquoil ait lui‑mecircme lrsquointuition i est une preuve en faveur de j de mecircme en calcul mental le fait que je sois parvenu agrave une reacuteponse est agrave mes yeux une preuve qui appuie cette reacuteponse)

(2) i nrsquoest pas lrsquointuition de a1

(3) Nos pairs eacutepisteacutemiques posent j

(3) Nos pairs eacutepisteacutemiques ne posent pas j

Point de vue de a2

Preuves qui peuvent appuyer notj Preuves qui peuvent appuyer j(1) notj est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(1) j est justifieacute par la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi

(2) noti est lrsquointuition de a2 (2) noti nrsquoest pas lrsquointuition de a2(3) Les pairs eacutepisteacutemiques de a2 posent notj

(3) Les pairs eacutepisteacutemiques de a2 posent j

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Les preuves de la premiegravere ligne sont caduques car quant agrave la justification par la meacutethode a1 et a2 sont identiques crsquoest ce qursquoeacutetablit RRC La premiegravere preuve appuie donc autant j que notj Du point de vue de a1 la deuxiegraveme preuve supporte j et la troisiegraveme preuve supporte notj puisqursquoil y a deacutesaccord Crsquoest lrsquoinverse pour a2 Bien qursquoil soit difficile de proceacuteder agrave une sorte de quantification il me semble que du point de vue de a1 la deuxiegraveme preuve supporte autant j que la troisiegraveme supporte notj il en va de mecircme pour a2 mutatis mutandis Il nrsquoy a autrement dit aucune raison de croire qursquoune intuition est plus creacutedible seulement parce qursquoelle est mienne Conseacutequemment il semble qursquoen acceptant la thegravese de Kelly on est forceacute drsquoadmettre qursquoil est irrationnel pour a1 et a2 de ne pas suspendre leur jugement srsquoils sont en deacutesaccord par rapport agrave j

Le cas en question me semble en tout point semblable agrave un exemple que donne Kelly (on excusera ma longue citation)

Alors que nous regardons les chevaux traverser la ligne drsquoarriveacutee il me semble que le cheval A termine la course juste avant le cheval B La preuve qui supporte mon jugement que le cheval A a fini avant le cheval B est ma perception le fait que mon expeacuterience visuelle mrsquoait repreacutesenteacute le cheval A finissant la course en premier En lrsquoabsence drsquoune autre preuve pertinente il est de mon point de vue rationnel de croire que le cheval A a termineacute la course avant le cheval B parce que crsquoest ce que supporte la totaliteacute de mes preuves Pareillement si ton jugement initial selon lequel le cheval B est arriveacute avant le cheval A est une reacuteponse rationnelle aux preuves que tu possegravedes au temps t0 mdash crsquoest‑agrave‑dire le fait qursquoil trsquoait sembleacute que le cheval B ait termineacute avant le cheval A Au temps t1 nous comparons nos reacutesultats tu apprends que je pense que le cheval A a gagneacute parce que crsquoest ce qursquoil mrsquoa sembleacute ecirctre le cas jrsquoapprends que tu penses que le cheval B a gagneacute parce que crsquoest ce qursquoil trsquoa sembleacute ecirctre le cas Agrave ce stade la totaliteacute des preuves disponibles agrave chacun de nous a changeacute de faccedilon assez drastique jrsquoai deacutesormais une preuve qui appuie la victoire du cheval B alors que tu en as une qui appuie la victoire du cheval A De plus compte tenu du contexte il est naturel de penser que la totaliteacute des preuves nrsquoappuie maintenant ni le jugement que le cheval A a fini avant

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

le cheval B ni le jugement que le cheval B a fini avant le cheval A Ainsi selon notre nouvelle totaliteacute des preuves toi et moi devrions abandonner nos opinions initiales Le point de vue de la totaliteacute des eacutevidences pas moins que le [conciliationnisme] requiert que nous suspendions notre jugement35

Adaptons lrsquoexemple Feacutelix est un conseacutequentialiste inveacuteteacutereacute Toutes les preuves agrave sa disposition justifient sa croyance qursquoil est moralement requis de reacutecolter les organes drsquoun patient vivant et innocent afin de sauver deux personnes En effet son jugement est justifieacute par la meilleure meacutethode il a la capaciteacute lrsquoopportuniteacute et le deacutesir de parvenir agrave une deacutecision correcte et son intuition conseacutequentialiste est tregraves forte Or arrive un jour ougrave il fait la rencontre de Charles feacuteroce deacuteontologiste Feacutelix qui est de bonne foi intellectuelle admet que Charles est tout agrave fait rationnel et intelligent que ses jugements moraux sont en eacutetat drsquoeacutequilibre reacutefleacutechi et que son point de vue est supporteacute par une forte intuition de sa part Charles fait preuve de la mecircme bonne foi Si on accepte lrsquoideacutee que jrsquoai deacutefendue jusqursquoici la totaliteacute des preuves agrave la disposition de Charles et de Feacutelix change chacun drsquoeux est forceacute drsquoactualiser son jugement agrave la lumiegravere de son deacutesaccord avec lrsquoautre et de reconnaicirctre que les preuves supportent autant le jugement conseacutequentialiste que le jugement deacuteontologiste Puisqursquoils sont rationnels ils reconnaissent qursquoils ne savent pas srsquoil est moralement permis ou non de preacutelever les organes du patient ils suspendent leur jugement et ce faisant ils convergent

Bref je crois que les jugements de deux pairs eacutepisteacutemiques parfaitement informeacutes et rationnels convergent bel et bien Srsquoils parviennent agrave un eacutequilibre reacutefleacutechi large crsquoest parce qursquoils ont consideacutereacute le point de vue de lrsquoautre Or ce faisant ils sont forceacutes de reconnaicirctre que les intuitions contraires sont aussi creacutedibles que les leurs ce qui les force agrave suspendre leur jugement Comme lrsquoagnosticisme est une forme drsquoaccord jrsquoen conclus que RRC est une thegravese vraie

7 Et le reacutealisme Je termine en me penchant sur une objection possible ce qui

me permettra de faire un court commentaire agrave propos des liens

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qursquoentretient ma conclusion avec le deacutebat meacutetaeacutethique agrave propos du reacutealisme moral

Le cas de deacutesaccord que jrsquoai consideacutereacute est assez traditionnel un conseacutequentialiste qui srsquooppose agrave un deacuteontologiste On peut cependant tregraves bien srsquoimaginer une personne rationnelle et dont les opinions morales sont complegravetement aberrantes mais justifieacutees par un eacutequilibre reacutefleacutechi (un Caligula coheacuterent pour reprendre lrsquoexpression de Sharon Street36) Face agrave cette personne qui soutiendrait par exemple qursquoil est correct de brucircler des chatons pour le plaisir la suspension du jugement est‑elle vraiment prescrite Crsquoest ce qursquoimplique ma thegravese et cela paraicirct hautement contre‑intuitif Je suggegravere trois pistes de reacuteponse

Une premiegravere faccedilon drsquoeacuteviter ce problegraveme est de remettre en question la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi elle-mecircme Crsquoest ce qursquoont tenteacute de faire Thomas Kelly et Sarah McGrath en argumentant que cette meacutethode permet de justifier des jugements moraux deacuteraisonnables Selon eux laquo avec une caracteacuterisation rawlsienne standard il nrsquoy a en principe rien qui empecircche lrsquoeacutenonceacute suivant de se qualifier comme jugement moral bien peseacute nous devons parfois tuer aleacuteatoirement37 raquo Notons toutefois qursquoon peut tregraves bien rejeter la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi sans pour autant reacutefuter RRC ce avec quoi McGrath est drsquoaccord laquo Bien entendu un philosophe qui deacutefend RRC peut affirmer que la meacutethode de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi nrsquoest pas une faccedilon rationnelle de former ses croyances morales38 raquo Pour emprunter cette voie celui qui voudrait reacutefuter RRC devrait preacutesenter une autre meacutethode et montrer qursquoelle permet de justifier des eacutenonceacutes contraires

Une deuxiegraveme faccedilon de contourner le problegraveme demande de bien distinguer lrsquoopposition entre un conseacutequentialiste et un deacuteontologiste de celle entre par exemple un brucircleur de chatons et un non‑brucircleur de chatons La premiegravere opposition est reacuteelle lrsquoautre est possible Agrave ce sujet Kelly note qursquoil est laquo extrecircmement peu plausible que le deacutesaccord reacuteel ait toujours plus de signification eacutepisteacutemique que certains deacutesaccord possibles39 raquo puis ajoute que ce nrsquoest pas laquo tous les types de deacutesaccords possibles qui sont pertinents40 raquo pour enfin se demander laquo dans quelles circonstances devrait‑on trouver pertinent

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

un deacutesaccord possible 41 raquo Sa remarque suggegravere qursquoon pourrait tout simplement refuser de croire qursquoun individu rationnel puisse sincegraverement penser qursquoil est correct de brucircler des chatons Cette manœuvre serait un peu brute et il faudrait la justifier solidement mais elle est prima facie plausible

Enfin une troisiegraveme faccedilon de ne pas avoir agrave plier devant le brucircleur de chatons conseacutequence de mon argument est de rejeter le reacutealisme moral En effet si on suspend son jugement crsquoest parce qursquoon veut que celui‑ci soit vrai et repreacutesente correctement la reacutealiteacute morale objective Autrement dit la suspension du jugement est intimement lieacutee au reacutealisme moral et au fait que cette thegravese fasse de lrsquoeacutethique normative une recherche theacuteorique Si on pensait que les jugements moraux nrsquoavaient pas de valeur de veacuteriteacute et que lrsquoeacutethique nrsquoeacutetait pas une recherche theacuteorique de la veacuteriteacute morale alors clairement lrsquoattitude rationnelle agrave adopter ne serait plus la mecircme Supposons que lrsquoestheacutetique soit un domaine non reacutealiste qursquoil nrsquoy ait pas de veacuteriteacutes estheacutetiques objectives Suspendrait‑on son jugement en apprenant qursquoun ami trouve hideuses les 36 vues du mont Fuji Assureacutement pas on continuerait agrave penser que lrsquoœuvre est remarquable puisqursquoon ne considegravere pas que le jugement estheacutetique est une affaire de rationaliteacute theacuteorique ou que la beauteacute est factuelle

Ainsi alors que lrsquoanti‑reacutealisme moral semble agrave premiegravere vue lrsquooption meacutetaeacutethique de la relativiteacute peut‑ecirctre cette thegravese trouve‑t‑elle au contraire un appui dans la fermeteacute avec laquelle elle nous permet de conserver nos intuitions morales lors drsquoun deacutesaccord

1 Cf Judith Jarvis Thompson laquo The Trolley Problem raquo dans The Yale Law Journal vol 94 no 6 (1985) p 1395‑1415

2 Voir notamment David Brink laquo Moral Realism and the Sceptical Arguments from Disagrement and Queerness raquo dans Australasian Journal of Philosophy vol 62 no 2 (2006) p 111‑125

3 Je preacutecise que les faits moraux sont irreacuteductibles aux faits non moraux afin drsquoeacutecarter le reacutealisme naturaliste reacuteductionniste En effet si on ne le faisait pas RRC (voir la deuxiegraveme section) deviendrait peut‑ecirctre une veacuteriteacute analytique des individus qui connaicirctraient tous les faits non moraux connaicirctraient neacutecessairement tous les faits moraux puisque

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ceux‑ci se reacuteduisent agrave ceux‑lagrave Un naturaliste reacuteductionniste pourrait reacutepondre que cet individu ideacutealiseacute ne connaicirct pas neacutecessairement les deacutetails de la survenance crsquoest‑agrave‑dire quels faits non moraux correspondent agrave quels faits moraux Or nrsquoest‑ce pas lagrave un fait moral irreacuteductible

4 Les philosophes qui adhegraverent agrave la theacuteorie de lrsquoerreur morale deacuteploient plusieurs arguments diffeacuterents Entre autres J L Mackie le premier agrave lrsquoavoir formuleacute explicitement soutenait qursquoon ne peut accorder une valeur de veacuteriteacute objective aux eacutenonceacutes moraux sans du mecircme coup postuler lrsquoexistence drsquoentiteacutes eacutetranges (queer) des valeurs morales objectives ce qui est pour lui un coucirct ontologique trop eacuteleveacute J L Mackie Ethics Inventing Right and Wrong Harmondsworth Penguin 1977 p 15‑49

5 Christine Korsgaard The Sources of Normativity Cambridge Cambridge University Press 1996 p 38 (je traduis)

6 Id The Constitution of Agency Essays on Practical Reasons and Moral Psychology Oxford Oxford University Press 2008 p 217 (je traduis)

7 David Brink laquo Moral Realism and the Sceptical Arguments from Disagrement and Queerness raquo loc cit p 115‑118 David Enoch laquo How is Moral Disagreement a Problem for Realism raquo dans Journal of Ethics vol 13 no 1 (2009) p 24‑29 Russ Shafer‑Landau Moral Realism A Defense Oxford Oxford University Press 2003 p 215‑228

8 Je suis tout agrave fait precirct agrave accepter le pluralisme meacutethodologique mais comme mes efforts se concentreront sur une seule meacutethode celle de lrsquoeacutequilibre reacutefleacutechi je juge correct de limiter ainsi la deacutefinition de la rationaliteacute quant agrave la reacuteflexion eacutethique

9 Sarah McGrath laquo Realism Without Convergence raquo dans Philosophical Topics vol 38 no 2 (2010) p 62

10 Cf Edouard Machery David Kelly et Stephen P Stich laquo Moral realism and cross‑cultural normative diversity raquo dans Joseph Henrich et Al laquo Economic man in cross‑cultural perspective Behavioral experiments in 15 small‑scale societies raquo dans Behavioral and Brain Sciences vol 13 (2005) p 830 Cf John Doris et Alexandra Plakias laquo How to Argue about Disagreement Evaluative Diversity and Moral Realism raquo dans Walter Sinnott‑Armstrong Moral Psychology Volume 2 Cambridge MIT Press 2008 p 303‑330

11 David Brink Moral Realism and the Foundations of Ethics New‑York Cambridge University Press 1989 p 203

12 Folke Tersman Moral Disagreement New‑York Cambridge University Press 2006 p 34

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Le reacutealisme moral et la convergence des croyances

13 Sarah McGrath loc cit p 84‑8514 Ibid p 32 note 3215 Nelson Goodman Fact Fiction Forecast Cambridge Cambridge

University Press 195516 John Rawls Theacuteorie de la justice trad Catherine Audard Paris

Eacuteditions du Seuil 200917 Thomas S Scanlon laquo Rawls on Justification raquo dans The Cambridge

Companion to Rawls Cambridge Cambridge University Press 2002 p 149 (je traduis)

18 Ibid p 139‑15319 Id Being Realistic About Reasons Oxford Oxford University Press

2014 p 82 (je traduis)20 John Rawls op cit p 7321 Thomas S Scanlon Being Realistic About Reasons op cit p 17722 Id laquo Rawls on Justification raquo op cit p 14123 Willard Van Orman Quine Du point de vue logique Paris Vrin 2004

p 7724 Sarah McGrath loc cit p 82 (je traduis)25 Ibid p 8226 Je dis laquo attitude raquo et non laquo croyance raquo Pourtant ma thegravese est que le reacutealisme

implique que des pairs eacutepisteacutemiques ideacutealiseacutes ont neacutecessairement les mecircmes croyances Pourquoi ne pas dire que lrsquoagnosticisme est un ensemble de trois croyances Il me semblait probleacutematique drsquoavancer que la non croyance que p (p ex je ne crois pas que p je ne crois pas que notp) eacutetait une croyance Je ne pense pas que ce deacutetail mine mon argument

27 David Christensen laquo Epistemology of Disagreement The Good News raquo dans Philosophical Review vol 116 no 2 (2007) p 193 cf Richard Feldman laquo Reasonable Religious Disagreements raquo dans Philosophers without Gods Oxford Oxford University Press 2007 p 194‑214

28 Cf David Christensen loc cit cf Adam Elga laquo Reflection and Disagreement raquo dans Noucircs vol 41 no 3 (2007) p 478‑502

29 Cf Catherine Z Elgin laquo Persistent Disagreement raquo dans Disagreement Oxford Oxford University Press 2010 p 53‑68 cf Thomas Kelly laquo The Epistemic Significance of Disagreement raquo dans Oxford Studies in Epistemology Volume 1 Oxford Oxford University Press 2005 p 167‑196 cf Philip Pettit laquo When to Defer to Majority Testimonymdashand When Not raquo Analysis vol 66 no 3 (2006) p 179‑187

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30 Thomas Kelly laquo Peer Disagreement and Higher‑Order Evidence raquo dans Richard Feldman et Ted A Warfield Disagreement Oxford Oxford University Press 2010 p 116 (je traduis)

31 Thomas S Scanlon Being Realistic About Reasons op cit p 18032 Thomas Kelly laquo Peer Disagreement and Higher‑Order Evidence raquo

loc cit p 135‑15033 Ibid p 137‑13834 Ibid p 15035 Ibid p 151‑152 (je traduis)36 Sharon Street laquo What is Constructivism in Ethics and metaethics raquo

dans Philosophy Compass vol 5 no 5 (2010) p 371 (je traduis)37 Thomas Kelly et Sarah McGrath laquo Is Reflective Equilibrium Enough raquo

dans Philosophical Perspectives vol 24 (2010) p 345 (je traduis)38 Sarah McGrath loc cit p 85 (je traduis)39 Thomas Kelly laquo The Epistemic Significance of Disagreement raquo

loc cit p 18140 Ibid p 18141 Idem

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportionsGaBriel Geacutelinas Universiteacute du Queacutebec agrave Montreacuteal

REacuteSUMEacute Dans cet article je propose de convertir le prioritarisme une theacuteorie en eacutethique de la distribution qui affirme que le bien-ecirctre des plus deacutefavoriseacutes a une plus grande valeur morale que le bien‑ecirctre des favoriseacutes dans les questions de distribution en utilitarisme des proportions une forme drsquoutilitarisme qui tient compte des pourcentages de gains ou de pertes en termes drsquoutiliteacute pour comparer la valeur morale de diffeacuterentes distributions Pour commencer jrsquooffre une bregraveve preacutesentation du prioritarisme avant de le comparer avec ses theacuteories rivales lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme Par la suite jrsquoexpose les faiblesses inheacuterentes au prioritarisme et je preacutesente une alternative lrsquoutilitarisme des proportions qui reflegravete matheacutematiquement les intuitions prioritaristes dans un calcul des proportions Jrsquoexamine ensuite quelques objections possibles avant de comparer lrsquoutilitarisme des proportions au prioritarisme et de conclure que lrsquoutilitarisme des proportions est une meilleure eacutethique de la distribution

IntroductionDans cet article je deacutevelopperai une nouvelle theacuteorie en eacutethique

de la distribution lrsquoutilitarisme des proportions Lrsquoeacutethique de la distribution sert agrave deacuteterminer quelle est la meilleure maniegravere de distribuer lrsquoutiliteacute crsquoest‑agrave‑dire le bien‑ecirctre entre diffeacuterents individus ou groupes Le deacutebat contemporain autour de cette question est domineacute par le prioritarisme une theacuteorie deacuteveloppeacutee par Derek Parfit Selon celle‑ci il convient drsquoaccorder la prioriteacute agrave lrsquoaide apporteacutee aux plus deacutemunis parce que cette aide est moralement plus justifieacutee en vertu du fait que son reacutecipiendaire se trouve agrave un niveau drsquoutiliteacute absolue moins eacuteleveacute Toutefois bien qursquoil possegravede des avantages majeurs

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sur les theacuteories avec lesquelles il rivalise (lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme) le prioritarisme preacutesente aussi certaines faiblesses du fait qursquoil srsquoagit drsquoune theacuteorie intuitionniste Lrsquoutilitarisme des proportions preacutetend remeacutedier agrave ces faiblesses tout en conservant le principe fondamental de prioriteacute aux plus deacutemunis en se fondant sur un calcul des proportions pour reacutesoudre avec preacutecision les questions de distribution ce que le prioritarisme est incapable de faire

Tout drsquoabord je preacutesenterai briegravevement le prioritarisme en tant que theacuteorie de la distribution Puis je le comparerai agrave ses rivaux lrsquoutilitarisme classique et lrsquoeacutegalitarisme en mentionnant les avantages du prioritarisme sur ces theacuteories avant drsquoexaminer les faiblesses inheacuterentes au prioritarisme lui-mecircme qui est une theacuteorie difficile agrave mettre en pratique Ensuite je preacutesenterai ma propre eacutethique de la distribution lrsquoutilitarisme des proportions qui se fonde sur un calcul des proportions pour donner un fondement matheacutematique au principe de prioriteacute aux plus deacutemunis Jrsquoexaminerai eacutegalement comment cette theacuteorie reacuteagit agrave certains cas extrecircmes ainsi qursquoagrave des objections possibles Finalement je comparerai lrsquoutilitarisme des proportions et le prioritarisme leurs similitudes et leurs diffeacuterences et jrsquoavancerai lrsquoargument que lrsquoutilitarisme des proportions est une meilleure eacutethique de la distribution que le prioritarisme

Une preacutesentation du prioritarismeLe prioritarisme de Derek Parfit est une theacuteorie en eacutethique de

la distribution Son but est de fournir les principes permettant une distribution moralement correcte de lrsquoutiliteacute entre diffeacuterents individus ou groupes Dans ce cadre lrsquoutiliteacute correspond au bien‑ecirctre et repreacutesente la qualiteacute de vie geacuteneacuterale ou le bonheur drsquoune personne prise individuellement ou encore de la socieacuteteacute prise dans son ensemble En eacutethique de la distribution il est coutumier de se repreacutesenter le niveau drsquoutiliteacute drsquoune personne ou drsquoune socieacuteteacute agrave lrsquoaide drsquoun nombre absolu1 Plus ce nombre est eacuteleveacute plus lrsquoutiliteacute est eacuteleveacutee Avec ces nombres repreacutesentant lrsquoutiliteacute on peut formuler des sceacutenarios qui mettent agrave lrsquoeacutepreuve nos intuitions morales sur ce qui constitue une distribution correcte Crsquoest autour de ces sceacutenarios

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

fictifs que les diffeacuterentes theacuteories de la distribution srsquoaffrontent et tentent de nous convaincre de la justesse de leurs principes

Nous pouvons par exemple imaginer un sceacutenario dans lequel il nous faudrait choisir entre deux options possibles La premiegravere option qui srsquooffre agrave nous serait de donner agrave un individu Alain un niveau de bien‑ecirctre de 80 et de donner agrave un autre individu Benoit un niveau de bien‑ecirctre de 130 La seconde option serait de donner agrave Alain et Benoit un niveau de bien‑ecirctre eacutegal de 100 chacun Il nous faut alors deacutecider en tant que juges moraux laquelle des deux options est la meilleure La premiegravere option nous assure un total drsquoutiliteacute plus eacuteleveacute (210) mais une distribution ineacutegalitaire (80 130) tandis que lrsquoutiliteacute totale de la seconde option est moins grande (200) mais est distribueacutee eacutegalement entre les deux individus (100 100) Lrsquoutilitarisme la theacuteorie selon laquelle ce qui compte est de maximiser lrsquoutiliteacute totale nous dirait de choisir la premiegravere option2 Lrsquoeacutegalitarisme qui accorde de la valeur agrave lrsquoeacutegaliteacute en soi pencherait davantage en faveur de la deuxiegraveme option3

Alain BenoicirctA 80 130B 100 100

Valeur morale selon lrsquoutilitarisme classique A ˃ B

Valeur morale selon lrsquoeacutegalitarisme B ˃ A

La conception prioritariste de Parfit affirme qursquoil faut accorder davantage de poids moral agrave lrsquoutiliteacute distribueacutee aux deacutefavoriseacutes en raison du fait que ceux‑ci sont agrave un niveau de bien‑ecirctre absolu plus bas4 Ainsi dans un monde ougrave Alain a un niveau de bien‑ecirctre de 80 et ougrave Benoit a un niveau de bien‑ecirctre de 130 si on pouvait choisir drsquoaccorder un point suppleacutementaire de bien‑ecirctre agrave un de ces deux individus il faudrait accorder la prioriteacute agrave Alain parce que ce point a une plus grande valeur morale srsquoil appartient agrave quelqursquoun qui se situe agrave un niveau absolu infeacuterieur Selon la position prioritariste donner

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un point de bien‑ecirctre agrave Alain dans ce contexte constituerait un bien moral plus grand que donner un point de bien‑ecirctre agrave Benoit mecircme si ce point repreacutesente la mecircme augmentation de bien‑ecirctre pour ces deux individus5

La prioriteacute agrave accorder aux deacutefavoriseacutes nrsquoest pas absolue cependant et une augmentation plus grande pour quelqursquoun de plus favoriseacute peut valoir plus drsquoun point de vue moral qursquoune augmentation plus faible pour quelqursquoun de moins favoriseacute6 Par exemple si on avait le choix entre donner un point de bien‑ecirctre agrave Alain qui est agrave 80 ou donner deux points agrave Benoit qui est agrave 130 on pourrait consideacuterer que lrsquoaugmentation de deux points pour Benoit a une plus grande valeur morale que lrsquoaugmentation drsquoun point agrave Alain et qursquoun monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 132 est meilleur toutes choses consideacutereacutees qursquoun monde ougrave Alain est agrave 81 et ougrave Benoit est agrave 130 Lrsquoaide apporteacutee aux deacutefavoriseacutes a plus de valeur morale que la mecircme quantiteacute drsquoaide apporteacutee aux favoriseacutes selon la conception prioritariste mais cette valeur ne compense pas toujours la possibiliteacute drsquoavoir une somme totale de bien‑ecirctre plus grande en apportant de lrsquoaide aux plus favoriseacutes

Le prioritarisme ne peut pas calculer avec preacutecision quelle est la meilleure deacutecision agrave prendre dans un cas particulier Il srsquoagit plutocirct drsquoune theacuteorie intuitionniste7 Une theacuteorie intuitionniste est selon John Rawls une theacuteorie qui srsquoappuie sur une pluraliteacute de principes qui peuvent parfois entrer en conflit sans qursquoil nrsquoexiste de meacutethode preacutecise pour balancer ces diffeacuterents principes entre eux8 Dans le cas du prioritarisme le principe selon lequel lrsquoaide apporteacutee aux deacutefavoriseacutes a une plus grande valeur morale est jumeleacute au principe selon lequel il faut chercher agrave augmenter lrsquoutiliteacute totale Pour ecirctre en mesure de balancer les principes de maximisation de lrsquoutiliteacute et de prioriteacute aux plus deacutemunis et drsquoaccorder une valeur morale diffeacuterente aux valeurs drsquoutiliteacute de chaque individu il faut utiliser notre discernement crsquoest‑agrave‑dire notre intuition morale Ainsi la seule maniegravere pour un prioritariste de deacutefendre une distribution donneacutee crsquoest de dire qursquoelle lui semble correcte donc qursquoelle apparaicirct intuitivement juste agrave ses yeux Dans lrsquoexemple utiliseacute preacuteceacutedemment il faudrait utiliser notre intuition morale pour deacuteterminer si donner

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

deux points drsquoutiliteacute agrave Benoicirct qui est deacutejagrave agrave 130 constitue un plus grand bien moral que de donner un point drsquoutiliteacute agrave Alain qui nrsquoest qursquoagrave 80 Il nrsquoest pas possible drsquoarriver agrave un reacutesultat sans eacutequivoque et deux juges qui se fonderaient sur les mecircmes principes prioritaristes pourraient ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre

Le prioritarisme contre lrsquoutilitarisme et lrsquoeacutegalitarismeMalgreacute tout le prioritarisme demeure aux yeux de Derek Parfit une

meilleure theacuteorie que ses rivales lrsquoutilitarisme et lrsquoeacutegalitarisme Pour lrsquoutilitarisme tout ce qui importe est de maximiser lrsquoutiliteacute totale La maniegravere dont cette utiliteacute est distribueacutee nrsquoa aucune importance morale9 Si par exemple dans un sceacutenario donneacute on devait choisir entre donner un tregraves grand beacuteneacutefice agrave une personne deacutejagrave tregraves favoriseacutee ou donner un beacuteneacutefice un peu moins grand agrave une personne tregraves deacutefavoriseacutee un utilitariste classique jugerait que la deacutecision moralement correcte dans ce cas‑ci est de donner au plus favoriseacute parce que cela megravene agrave une utiliteacute totale plus eacuteleveacutee que lrsquooption alternative qui viendrait en aide agrave une personne deacutefavoriseacutee Cette forme drsquoutilitarisme intransigeant a eacuteteacute vastement critiqueacutee en raison des injustices qursquoelle peut engendrer Par exemple cette theacuteorie justifierait de donner agrave une minoriteacute de personnes une vie absolument miseacuterable afin de permettre agrave une vaste majoriteacute de vivre un peu plus confortablement10 Le prioritarisme de Parfit entend se substituer agrave lrsquoutilitarisme en conservant lrsquoideacutee qursquoaugmenter lrsquoutiliteacute est une bonne chose mais en ajoutant eacutegalement que cette augmentation a plus drsquoimportance morale lorsqursquoelle est accordeacutee agrave des personnes moins favoriseacutees11 Le prioritarisme permet de reacutesoudre les problegravemes les plus flagrants de lrsquoutilitarisme en reacuteduisant de beaucoup la possibiliteacute de distributions injustes srsquoaccordant ainsi avec lrsquointuition vastement reacutepandue qursquoil vaut mieux aider les plus deacutemunis mecircme si cela nous coucircte drsquoavoir un niveau drsquoutiliteacute totale un peu moins eacuteleveacute Le prioritarisme nrsquoeacutelimine pas totalement la possibiliteacute de reacuteduire le niveau de bien‑ecirctre drsquoune partie de la population pour accorder des beacuteneacutefices agrave une autre partie mais les beacuteneacutefices engendreacutes devraient ecirctre drsquoautant plus importants pour justifier un niveau drsquoutiliteacute plus bas pour les deacutefavoriseacutes puisque leur bien‑ecirctre vaut intrinsegravequement plus que celui des favoriseacutes

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Agrave premiegravere vue le prioritarisme peut ressembler agrave une forme drsquoeacutegalitarisme Lrsquoeacutegalitarisme en eacutethique de la distribution reprend le principe utilitariste selon lequel lrsquoutiliteacute a de la valeur mais accorde aussi de la valeur agrave lrsquoeacutegaliteacute entre les personnes12 Cette theacuteorie est la rivale directe du prioritarisme puisqursquoelle arrive agrave des conclusions similaires mais en utilisant des principes diffeacuterents Selon un eacutegalitariste on doit chercher agrave augmenter lrsquoutiliteacute toutes les fois que lrsquoon peut mais lrsquoeacutegaliteacute a aussi une valeur Ainsi si on perd de lrsquoutiliteacute mais que lrsquoon gagne de lrsquoeacutegaliteacute on peut se retrouver avec une meilleure situation drsquoensemble Parfit pour sa part refuse de conceacuteder que lrsquoeacutegaliteacute puisse avoir une quelconque valeur en soi13 Pour illustrer son point de vue il utilise lrsquoargument du nivellement par le bas qui nous demande drsquoimaginer un sceacutenario dans lequel les plus favoriseacutes subissent un quelconque coup du sort qui les rabaisserait au niveau des deacutefavoriseacutes14 Par exemple dans un premier temps Alain serait agrave 80 et Benoit serait agrave 130 Puis dans un second temps Benoit subirait un grave accident qui ferait descendre son niveau de bien‑ecirctre agrave 80 agrave eacutegaliteacute avec Alain Ce sceacutenario constitue une perte nette drsquoutiliteacute puisque personne ne beacuteneacuteficie drsquoune quelconque maniegravere de la malchance de Benoit Un eacutegalitariste par contre devrait consideacuterer que la situation srsquoest tout de mecircme ameacutelioreacutee sous un certain angle puisqursquoil y a davantage drsquoeacutegaliteacute qursquoavant et que celle‑ci a de la valeur15 Un eacutegalitariste modeacutereacute ne penserait pas que la situation srsquoest globalement ameacutelioreacutee agrave la suite de lrsquoaccident de Benoit parce que la perte drsquoutiliteacute est beaucoup trop importante pour compenser le gain drsquoeacutegaliteacute mais il serait forceacute drsquoadmettre que malgreacute tout lrsquoeacutegaliteacute geacuteneacutereacutee par cette situation est une bonne chose

Pour Parfit cette conseacutequence est inacceptable parce qursquoon ne peut pas consideacuterer que dans un sceacutenario ougrave certains perdent et ougrave personne ne gagne la situation se soit ameacutelioreacutee sous un certain angle Crsquoest ici que le prioritarisme se distingue de lrsquoeacutegalitarisme parce que le prioritarisme nrsquoest pas affecteacute par cette objection Autrement dit un prioritariste nrsquoa pas besoin drsquoaccepter qursquoagrave la suite drsquoun nivellement par le bas la situation se soit ameacutelioreacutee drsquoun certain point de vue Il peut affirmer que lrsquoaccident de Benoit est une situation entiegraverement mauvaise qui ne beacuteneacuteficie agrave personne

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

Alain BenoicirctT1 80 130T2 80 80Selon lrsquoeacutegalitarisme la situation se deacuteteacuteriore du point de vue de lrsquoutiliteacute mais srsquoameacuteliore du point

de vue de lrsquoeacutegaliteacuteSelon le prioritarisme la situation ne srsquoameacuteliore

drsquoaucune maniegravere

Ce qui justifie drsquoaccorder la prioriteacute aux plus deacutemunis selon le prioritarisme est le niveau absolu de bien‑ecirctre de ces personnes qui est moins eacuteleveacute Ce qui justifie cette mecircme prioriteacute aux yeux des eacutegalitaristes est le niveau des deacutefavoriseacutes relativement au reste de la population16 Lrsquoeacutegalitarisme et le prioritarisme sont gouverneacutes par deux principes diffeacuterents mais dans la plupart des cas ces deux theacuteories arrivent agrave des reacutesultats identiques Dans les rares occasions ougrave ces theacuteories arrivent agrave des conclusions diffeacuterentes comme dans le cas du nivellement par le bas nos intuitions peuvent nous confirmer que le prioritarisme est correct et que lrsquoeacutegalitarisme ne lrsquoest pas Une autre diffeacuterence notable entre ces theacuteories est que lrsquoeacutegalitarisme peut justifier une distribution purement utilitariste dans les cas ougrave il srsquoagit drsquoutiliteacute reacutepartie agrave travers lrsquoexistence drsquoun seul individu En effet il est alors justifieacute de maximiser lrsquoutiliteacute pour cette personne mecircme si cette utiliteacute est ineacutegalement reacutepartie vu que crsquoest la mecircme personne qui endure la souffrance et qui jouit des beacuteneacutefices17 Pour un prioritariste mecircme au cours de la vie drsquoune seule personne il convient drsquoaccorder la prioriteacute agrave des aides qui viendraient agrave un moment ougrave le niveau de bien‑ecirctre de lrsquoindividu est plus bas Le principe de prioriteacute opegravere de la mecircme maniegravere que lrsquoon distribue entre diffeacuterents individus ou agrave diffeacuterents moments de la vie drsquoun seul individu18

Faiblesse du prioritarismeJe crois que Parfit a raison de penserz que le prioritarisme est une

meilleure theacuteorie que ses rivales mais cela ne signifie pas qursquoelle est exempte de problegravemes Le prioritarisme de Parfit preacutesente une

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faiblesse importante Il est incapable de donner une reacuteponse preacutecise sur ce que lrsquoon doit faire dans un sceacutenario particulier La valeur que lrsquoon doit accorder au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes par rapport agrave celui des favoriseacutes nrsquoest pas deacutefinie avec exactitude19 Parfit lui-mecircme reconnait ceci et crsquoest pourquoi il qualifie sa theacuteorie de conception intuitionniste et nous demande drsquoutiliser notre discernement pour deacutecider comment distribuer lrsquoutiliteacute entre favoriseacutes et deacutefavoriseacutes Le problegraveme avec une conception intuitionniste est qursquoelle est difficile agrave mettre en pratique Elle nous offre des principes de base agrave suivre mais sans un moyen de trancher avec certitude dans des cas particuliers Dans certains cas deux juges moraux qui seraient tous deux prioritaristes pourraient ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre et il nrsquoy aurait aucun moyen de les deacutepartager aucune meacutethode agrave utiliser pour prendre une deacutecision autre que les intuitions morales des juges qui sont deacutejagrave en conflit Une theacuteorie comme lrsquoutilitarisme par contraste peut arriver agrave un reacutesultat preacutecis dans nrsquoimporte quel cas ce qui en fait une theacuteorie plus fonctionnelle Bien entendu on peut critiquer ces reacutesultats mais au moins ils sont sans eacutequivoque eacutetant deacutetermineacutes par un principe matheacutematique clair

Je pense que ce problegraveme inheacuterent au prioritarisme peut ecirctre reacutesolu puisqursquoil existe un correacutelat matheacutematique aux intuitions des prioritaristes Il srsquoagit des proportions repreacutesenteacutees par des pourcentages drsquoaugmentation ou de perte Calculer les eacutecarts de bien‑ecirctre agrave lrsquoaide de pourcentages plutocirct que de nombres absolus permet de donner un plus grand poids au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes de calculer ce poids de maniegravere preacutecise et de justifier nos reacutesultats gracircce agrave un principe matheacutematique plutocirct que par des intuitions Crsquoest pourquoi je suggegravere de convertir le prioritarisme en un utilitarisme des proportions qui srsquoaccorde entiegraverement avec les intuitions des prioritaristes tout en se fondant sur un calcul utilitariste

Lrsquoutilitarisme des proportionsLrsquoutilitarisme des proportions fonctionne de la maniegravere suivante

Quand on compare deux situations possibles il faut consideacuterer les gains et les pertes drsquoutiliteacute en termes de pourcentages plutocirct que de nombres absolus Par exemple si Alain qui se trouve agrave 50

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

beacuteneacuteficie drsquoune augmentation de dix points drsquoutiliteacute il srsquoagit pour lui drsquoune augmentation drsquoutiliteacute de 20 Si Benoit qui se trouve agrave 100 gagne eacutegalement dix points drsquoutiliteacute alors il srsquoagit pour lui drsquoune augmentation de 10 Puisqursquoune augmentation de 20 est proportionnellement plus importante qursquoune augmentation de 10 alors les dix points drsquoutiliteacute accordeacutes agrave Alain ont un plus grand poids moral que les dix points accordeacutes agrave Benoit Si nous devions choisir dans ce sceacutenario entre accorder dix points agrave Alain ou dix points agrave Benoit il faudrait les accorder agrave Alain parce que cela geacutenegravererait une augmentation de bien‑ecirctre proportionnellement plus importante que lrsquoalternative

Alain BenoicirctA 50 + 10 100B 50 100 + 10Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des

proportions A ˃ B

Tout comme le prioritarisme la prioriteacute est accordeacutee aux deacutefavoriseacutes en raison de leur niveau de bien‑ecirctre absolu moins eacuteleveacute mais simplement en vertu du fait que matheacutematiquement lrsquoaide qui leur est apporteacutee constitue une augmentation proportionnelle plus importante qursquoune quantiteacute eacutegale drsquoaide apporteacutee aux plus favoriseacutes Ce ne sont pas des principes eacutegalitaristes ou prioritaristes qui justifient ces reacutesultats mais bien des principes utilitaristes Moralement parlant une augmentation de cinq points pour une personne agrave 50 eacutequivaut agrave une augmentation de dix points pour une personne agrave 100 ou une augmentation de vingt points pour une personne agrave 200 parce que ce sont toutes des augmentations de 10 et que crsquoest la proportion qursquoil faut consideacuterer dans notre calcul Pour comparer diffeacuterentes situations il suffit de comparer les chiffres comme le ferait un utilitariste classique et choisir le reacutesultat le plus eacuteleveacute Or lagrave ougrave un utilitariste classique considegravere des valeurs absolues ce qui megravene aux injustices et aux problegravemes que lrsquoon connait lrsquoutilitarisme des proportions considegravere

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les valeurs proportionnelles ce qui donne des reacutesultats beaucoup plus eacutequitables et en accord avec les intuitions des prioritaristes

Les pertes drsquoutiliteacute se calculent quelque peu diffeacuteremment que les gains drsquoutiliteacutes en vertu du fait que les pourcentages reacuteagissent diffeacuteremment aux soustractions qursquoaux additions Par exemple passer de 100 agrave 50 constitue une diminution de 50 tandis que passer de 50 agrave 100 constitue une augmentation de 100 Pour srsquoassurer de mesurer les pertes et les gains sur un pied drsquoeacutegaliteacute il faut consideacuterer les pertes drsquoutiliteacute comme des augmentations inverseacutees Donc si une personne passe de 100 agrave 50 la valeur de sa perte est eacutequivalente agrave ce qursquoelle aurait gagneacute en passant de 50 agrave 100 Cette perte a la mecircme importance qursquoune augmentation de 100 Ainsi pour compenser une telle perte il serait neacutecessaire drsquoavoir une augmentation de 100 ailleurs par exemple une autre personne qui passerait de 100 agrave 200 Lrsquoutilitarisme des proportions est en mesure de deacuteterminer que pour compenser moralement la perte de 50 points pour Alain qui passerait de 100 agrave 50 il faudrait que Benoit qui est preacutesentement agrave 100 gagne un minimum de 100 points suppleacutementaires Ainsi un sceacutenario A dans lequel Alain est agrave 50 et Benoit est agrave 201 est meilleur qursquoun sceacutenario B ougrave Alain et Benoit sont tous les deux agrave 100 mais B est tout de mecircme meilleur qursquoun sceacutenario C ougrave Alain est agrave 50 et ougrave Benoit est agrave 199

Alain BenoicirctA 50 201B 100 100C 50 199

Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des proportions A ˃ B ˃ CValeur morale selon le prioritarisme

A ˃ C mais valeur de B indeacutefinie vs ACValeur morale selon lrsquoutilitarisme classique A ˃ C ˃ B

Valeur morale selon lrsquoeacutegalitarisme B ˃ A ˃ C

Lrsquoutilitarisme des proportions nous permet donc de comparer des sceacutenarios statiques ougrave on ne considegravere pas la possibiliteacute drsquoun changement quelconque mais ougrave on examine simplement la valeur de

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

diffeacuterents mondes possibles Revenons sur un exemple probleacutematique pour le prioritarisme dans lequel on doit choisir entre deux options la premiegravere eacutetant un monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 130 et la seconde eacutetant un monde ougrave Alain et Benoit sont tous deux agrave 100 Le prioritarisme nous demande drsquoutiliser notre discernement pour deacuteterminer quelle option choisir mais lrsquoutilitarisme des proportions peut donner une reacuteponse exacte Il suffit de calculer pour chaque individu la proportion drsquoaugmentation pour passer de leur plus faible valeur agrave leur valeur la plus eacuteleveacutee Dans le cas drsquoAlain sa valeur la plus faible est de 80 On sait que quoi que lrsquoon choisisse Alain aura au moins un niveau drsquoutiliteacute de 80 Il nous reste donc agrave calculer la proportion drsquoaugmentation pour arriver agrave 100 sa valeur possible la plus eacuteleveacutee Il srsquoagit drsquoune augmentation de 25 Pour Benoit son niveau le plus bas est de 100 et son niveau le plus eacuteleveacute est de 130 Passer de 100 agrave 130 constitue une augmentation de 30 Cette augmentation de 30 lrsquoemporte sur une augmentation possible de 25 pour Alain alors on peut dire que dans ce sceacutenario la premiegravere option est meilleure que la deuxiegraveme Un monde ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 130 est meilleur toutes choses consideacutereacutees qursquoun monde ougrave ces deux individus sont agrave 100

Alain BenoicirctA 80 130 (100+30)B 100 (80+20) 100Valeur morale selon lrsquoutilitarisme des

proportions A ˃ B

On peut aussi calculer que le point ougrave le gain de bien‑ecirctre de Benoit eacutequivaut agrave celui drsquoAlain est 125 Un sceacutenario ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 125 est moralement eacutequivalent agrave un sceacutenario ougrave les deux individus sont agrave 100 Lrsquoutilitarisme des proportions peut donc calculer que dans un sceacutenario ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 100 si on peut donner 20 points additionnels agrave un de ces deux individus alors la prioriteacute va agrave Alain que si on peut donner soit 20 points additionnels agrave Alain ou 24 points agrave Benoit la prioriteacute va toujours agrave

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Alain en vertu de son niveau drsquoutiliteacute absolu plus bas mais que si on doit choisir entre donner 20 points agrave Alain ou plus de 25 points agrave Benoit alors la deacutecision moralement juste est drsquoaccorder le beacuteneacutefice agrave Benoit puisque la prioriteacute drsquoAlain ne justifie plus la perte drsquoutiliteacute totale agrave partir de ce point La reacuteponse que donne lrsquoutilitarisme des proportions aux questions de distribution est aussi preacutecise et implacable que la reacuteponse donneacutee par lrsquoutilitarisme classique mais crsquoest une reacuteponse qui accorde la prioriteacute aux deacutefavoriseacutes en accord avec les intuitions des prioritaristes

Cas extrecircmes et objections possiblesDans cette section jrsquoexaminerai certains cas extrecircmes et je

reacutefleacutechirai agrave leurs implications possibles pour lrsquoutilitarisme des proportions Imaginons un premier sceacutenario dans lequel Alain a un niveau drsquoutiliteacute de 1 et Benoit a un niveau drsquoutiliteacute de 400 Alain a une vie absolument miseacuterable tandis que Benoit est tregraves heureux Selon lrsquoutilitarisme des proportions on pourrait preacutefeacuterer donner 400 points drsquoutiliteacute suppleacutementaire agrave Benoit plutocirct que donner un seul point de plus agrave Alain Agrave premiegravere vue cette situation peut sembler injuste Comment peut‑on preacutefeacuterer donner 400 points agrave Benoit qui est deacutejagrave extrecircmement favoriseacute plutocirct que drsquoattribuer un seul petit point agrave Alain ce qui pourrait lrsquoaider un tant soit peu agrave sortir de sa misegravere Je juge inadeacutequate cette faccedilon de voir Ce sceacutenario implique la preacutesence drsquoun dilemme presque impossible agrave imaginer dans la reacutealiteacute ougrave une seule et mecircme action peut soit procurer un point agrave Alain ou 400 points agrave Benoit Ce que lrsquoutilitarisme des proportions affirme dans ce cas-ci est qursquoun seul point de bien-ecirctre pour Alain a la mecircme valeur morale que 400 points pour Benoit Ceci donne agrave Alain une prioriteacute quasiment absolue en matiegravere de distribution Dans presque tous les sceacutenarios possibles si on a de lrsquoutiliteacute agrave distribuer elle sera distribueacutee agrave Alain Par exemple si on peut choisir entre donner 5 points agrave Alain ou 10 points agrave Benoit on choisira Alain Crsquoest seulement dans des cas exceptionnels comme ceux ougrave une seule et mecircme action peut donner 401 points ou plus agrave Benoit ou 1 point agrave Alain que lrsquoon doit favoriser Benoit La prioriteacute drsquoAlain est tellement forte dans ce sceacutenario qursquoil faut une augmentation de 400

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

points (401 contre 1) pour pouvoir dire que lrsquoaugmentation de lrsquoutiliteacute totale vaut plus que la prioriteacute morale qursquoil faut accorder agrave Alain en vertu de son niveau drsquoutiliteacute absolu plus bas

Le deuxiegraveme sceacutenario agrave consideacuterer est en quelque sorte une extension du premier Imaginons qursquoAlain a un niveau drsquoutiliteacute de 1 et qursquoil existe neuf autres personnes chacune drsquoentre elles ayant un niveau drsquoutiliteacute de 100 Dans ce sceacutenario nous avons la possibiliteacute de distribuer 1000 points drsquoutiliteacute de quelque maniegravere que lrsquoon souhaite entre ces dix individus Agrave premiegravere vue lrsquoutilitarisme des proportions semble dire qursquoil faudrait distribuer les 1000 points agrave Alain et avoir une situation ougrave Alain est agrave 1001 et ougrave les neuf autres individus sont agrave 100 Ceci srsquoexpliquerait par le fait qursquoune augmentation de 1000 pour Alain constitue une augmentation de 100 000 ce qui est amplement supeacuterieur agrave nrsquoimporte quel autre arrangement possible La personne la moins bien nantie selon cette perspective semble avoir droit agrave toute lrsquoutiliteacute agrave distribuer mecircme si cela la place agrave un niveau bien supeacuterieur agrave tous les autres Nous ne sommes pas obligeacutes drsquoaccepter cette conclusion Srsquoil est possible de distribuer comme on veut alors il convient de diviser la somme drsquoutiliteacute agrave distribuer en ses plus petites parties possibles et pour chacune de ces parties deacuteterminer agrave qui cette utiliteacute doit aller en vertu du calcul des proportions Dans ce cas‑ci puisqursquoon peut distribuer comme on veut alors on peut diviser les 1000 points drsquoutiliteacute en 1000 parties diffeacuterentes chacune valant un point drsquoutiliteacute Alain aurait alors la prioriteacute pour les 99 premiers points agrave distribuer ce qui le placerait agrave un niveau drsquoutiliteacute absolu de 100 agrave eacutegaliteacute avec les neuf autres individus Agrave partir de ce point lrsquoutiliteacute restante serait distribueacutee entre dix personnes agrave un niveau absolu eacutegal chacune de ces personnes ayant une revendication eacutegale agrave lrsquoutiliteacute restante Nous arriverions en fin de compte agrave une distribution eacutegalitaire dans laquelle chacun des individus aurait 190 points drsquoutiliteacute sauf un qui en aurait 191

Mais qursquoen est‑il des cas ougrave une somme importante drsquoutiliteacute doit ecirctre distribueacutee mais qursquoil est impossible de la diviser en parties pour srsquoassurer drsquoune distribution plus juste Imaginons un cas ougrave Alain est agrave 101 points drsquoutiliteacute et ougrave Benoit est agrave 102 points drsquoutiliteacute Nous devons donner agrave un de ces individus la somme importante de 1000

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points drsquoutiliteacute Lrsquoutilitarisme des proportions affirmerait que ces 1000 points doivent aller agrave Alain en vertu du fait que cela repreacutesente pour lui une augmentation de 9901 alors que cela repreacutesente pour Benoit une augmentation de 9804 Il peut sembler contre‑intuitif qursquoune diffeacuterence drsquoutiliteacute aussi triviale entre Alain et Benoit puisse justifier que lrsquoun plutocirct que lrsquoautre ait le droit de revendiquer cette ameacutelioration exceptionnelle de bien‑ecirctre Bien que cette situation puisse sembler injuste je preacutetends que lrsquoutilitarisme des proportions est capable drsquoy reacutepondre Lrsquoutilitarisme des proportions considegravere qursquoun monde ougrave Alain est agrave 1101 et ougrave Benoit est agrave 102 vaut marginalement mieux qursquoun monde ougrave Alain est agrave 101 et ougrave Benoit est agrave 1102 On peut penser qursquoune situation comme celle‑ci justifie que les 1000 points drsquoutiliteacute soient attribueacutes par tirage au sort afin de donner aux deux individus une chance eacutegale drsquoaugmenter leur bien‑ecirctre de maniegravere aussi importante Je ne mrsquooppose pas agrave cette ideacutee mais celle‑ci doit ecirctre motiveacutee par des principes autres qursquoutilitaristes

On pourrait reprocher agrave lrsquoutilitarisme des proportions drsquoecirctre precirct agrave sacrifier le bien-ecirctre de quelques individus si cela permet une faible augmentation drsquoutiliteacute pour un grand nombre drsquoindividus Cette critique srsquoapplique eacutegalement agrave lrsquoutilitarisme classique et au prioritarisme Le prioritarisme se deacutefend mieux contre cette objection que lrsquoutilitarisme classique parce que la prioriteacute que lrsquoon doit accorder aux plus deacutefavoriseacutes fait en sorte que lrsquoaugmentation de bien‑ecirctre pour une majoriteacute de bien nantis devrait ecirctre extrecircmement importante pour justifier le sacrifice de quelques individus20 Lrsquoutilitarisme des proportions arrive aux mecircmes conclusions Pour un utilitariste classique une perte de 99 points drsquoutiliteacute qui ferait passer un individu de 100 agrave 1 peut ecirctre compenseacutee par une augmentation drsquoun point drsquoutiliteacute pour 99 autres personnes qui les ferait toutes passer de 100 agrave 101 Selon lrsquoutilitarisme des proportions cette perte de 99 points repreacutesente une perte de 9 900 qui est eacutequivalant agrave un gain de 99 points pour une personne ayant un niveau drsquoutiliteacute de 1 Pour compenser cette perte il faudrait que 9 900 personnes passent de 100 agrave 101 donc qursquoelles aient toutes une augmentation de 1 Dans ce sceacutenario une perte de 99 points drsquoutiliteacute est seulement

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

compenseacutee par un gain de 9 900 points drsquoutiliteacute Le gain absolu de bien‑ecirctre neacutecessaire pour compenser une perte drastique pour certains individus est exponentiellement plus grand pour lrsquoutilitarisme des proportions qursquoil ne lrsquoest pour lrsquoutilitarisme classique Lrsquoutilitarisme des proportions admet que lrsquoon peut moralement sacrifier le bien-ecirctre de certains individus pour faire beacuteneacuteficier la majoriteacute mais seulement agrave condition drsquoobtenir un gain absolument eacutenorme drsquoutiliteacute totale en retour de ce sacrifice

Une maniegravere de rejeter lrsquoutilitarisme des proportions serait tout simplement de refuser les reacutesultats qursquoil nous offre On peut ecirctre reacutepugneacutes par lrsquoideacutee que les questions de distribution puissent ecirctre deacutecideacutees de maniegravere aussi preacutecise On peut objecter que dans les questions de moraliteacute lrsquointuition doit reacutegner en maicirctre et que le jugement moral ne doit pas se plier aux matheacutematiques mais demeurer une question de discernement et de bon sens Cette position est certainement deacutefendable et ultimement aussi bien lrsquoutilitarisme des proportions que les autres theacuteories de la distribution doivent ecirctre approuveacutees ou rejeteacutees par lrsquointuition Mecircme si on est fortement intuitionniste on peut se servir de lrsquoutilitarisme des proportions comme drsquoun simple outil pour avoir une ideacutee geacuteneacuterale de ce que nous devrions faire dans les questions de distribution Agrave mon sens les reacutesultats fournis par lrsquoutilitarisme des proportions sont tregraves similaires agrave ceux auxquels on arriverait par lrsquointuition si on est prioritariste Dans les cas ougrave deux individus ont un niveau drsquoutiliteacute similaire la prioriteacute agrave accorder au deacutefavoriseacute nrsquoest pas tregraves forte et peut ecirctre facilement compenseacutee par une augmentation modeacutereacutee de lrsquoutiliteacute totale Nous avons deacutetermineacute par exemple qursquoun cas ougrave Alain est agrave 80 et ougrave Benoit est agrave 125 est moralement eacutequivalent agrave un cas ougrave Alain et Benoicirct sont tous les deux agrave 100 Par contre lorsqursquoun individu est fortement deacutefavoriseacute par rapport agrave un autre comme lorsqursquoAlain est agrave 1 et que Benoit est agrave 400 alors la prioriteacute agrave accorder au plus deacutefavoriseacute est quasiment absolue et peut seulement ecirctre compenseacutee par une augmentation massive de lrsquoutiliteacute totale Ces conclusions srsquoalignent tregraves bien sur ce qursquoun prioritariste comme Derek Parfit penserait sauf qursquoelles sont deacutetermineacutees avec preacutecision par un calcul matheacutematique

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Lrsquoutilitarisme des proportions contre le prioritarismeLrsquoutilitarisme des proportions preacutesente plusieurs similariteacutes avec

le prioritarisme mais eacutegalement des diffeacuterences notables Au niveau des similariteacutes lrsquoutilitarisme des proportions accorde plus de poids au bien‑ecirctre des deacutefavoriseacutes en vertu de leur niveau absolu drsquoutiliteacute moins eacuteleveacute tout comme le prioritarisme Cette theacuteorie tend vers des reacutesultats eacutegalitaires sans se fonder sur un principe eacutegalitariste crsquoest‑agrave‑dire sans accorder de valeur intrinsegraveque agrave lrsquoeacutegaliteacute elle‑mecircme ce qui lui permet de reacutesister agrave lrsquoobjection du nivellement par le bas De plus les reacutesultats offerts par lrsquoutilitarisme des proportions semblent tomber dans la zone intuitive de reacuteponses correctes pour un prioritariste Lrsquoutilitarisme des proportions ignore eacutegalement la distinction entre les personnes Il distribue de la mecircme maniegravere entre diffeacuterentes vies qursquoau cours drsquoune seule vie en accordant toujours la prioriteacute aux augmentations drsquoutiliteacute proportionnellement plus importantes

Au niveau des diffeacuterences lrsquoutilitarisme des proportions se distingue du prioritarisme en donnant des reacuteponses exactes aux problegravemes de distribution gracircce agrave un calcul matheacutematique Un prioritariste doit se fier sur ses intuitions morales pour deacutecider quoi faire devant un dilemme de distribution Un utilitariste des proportions peut tout simplement calculer quelle est la meilleure option et srsquoappuyer sur des faits plutocirct que sur des opinions pour justifier sa reacuteponse

Lrsquoutilitarisme des proportions preacutesente de nombreux avantages et peut preacutetendre ecirctre la meilleure eacutethique de la distribution preacutesentement disponible Comme nous lrsquoavons vu lrsquoutilitarisme des proportions srsquoaccorde avec les bonnes intuitions des prioritaristes mais repose sur des fondations plus solides Le prioritarisme eacutetait deacutejagrave en bonne position contre ses rivales parce que peu de philosophes aujourdrsquohui acceptent les reacutesultats ineacutegalitaires de lrsquoutilitarisme classique et que les theacuteories eacutegalitaristes sont difficiles agrave deacutefendre contre lrsquoobjection du nivellement par le bas Mais avoir une theacuteorie intuitionniste incapable de trancher dans des sceacutenarios particuliers et seulement capable de fournir des principes abstraits agrave suivre est loin drsquoecirctre une situation ideacuteale pour lrsquoeacutethique de la distribution Crsquoest

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

mauvais signe lorsque deux prioritaristes peuvent ecirctre en deacutesaccord sur la deacutecision agrave prendre dans un sceacutenario particulier et que ce deacutesaccord ne peut pas ecirctre reacutesolu autrement par ce qui leur semble ecirctre la reacuteponse correcte par intuition Il srsquoagit donc drsquoun avantage majeur pour lrsquoutilitarisme des proportions que drsquoecirctre en mesure de donner une reacuteponse preacutecise dans nrsquoimporte quel sceacutenario tandis que le prioritarisme doit se limiter agrave parler de cas ougrave on doit choisir entre donner une augmentation un peu moins grande agrave quelqursquoun de tregraves deacutefavoriseacute ou une augmentation un peu plus grande agrave quelqursquoun de tregraves favoriseacute21 De plus les reacuteponses fournies par lrsquoutilitarisme des proportions sont tregraves raisonnables et srsquoaccordent avec nos intuitions En effet nous sommes plus enclins agrave favoriser lrsquoutiliteacute totale dans des cas ougrave les ineacutegaliteacutes entre les individus sont faibles mais quand un individu est extrecircmement deacutefavoriseacute nous avons tendance agrave vouloir lui accorder une prioriteacute quasi absolue

Ces intuitions sont refleacuteteacutees matheacutematiquement dans le calcul des proportions Ce qui nous importe moralement est ce qursquoun changement de situation repreacutesente pour un individu lrsquoimportance qursquoa une augmentation ou une diminution de bien‑ecirctre selon son propre point de vue Crsquoest pourquoi une augmentation de 20 pour un individu deacutefavoriseacute a la mecircme importance morale qursquoune augmentation de 20 pour un individu favoriseacute mecircme si en termes absolus lrsquoaugmentation pour le deacutefavoriseacute est moindre Ce qursquoil faut consideacuterer crsquoest lrsquoimportance du changement relativement au niveau drsquoutiliteacute actuel de lrsquoindividu plutocirct que lrsquoaugmentation de lrsquoutiliteacute totale Lrsquoutilitarisme des proportions est une theacuteorie qui srsquoappuie principalement sur le point de vue du sujet La justification derriegravere une deacutecision donneacutee est utilitariste il faut prioriser les biens les plus grands mais les biens les plus grands relativement au niveau drsquoutiliteacute du beacuteneacuteficiaire pas selon leur valeur absolue Chaque individu quel qursquoil soit a une revendication eacutegale agrave lrsquoameacutelioration de sa qualiteacute de vie mais les personnes favoriseacutees requiegraverent une augmentation drsquoutiliteacute absolue plus importante que les personnes deacutefavoriseacutees pour beacuteneacuteficier drsquoune augmentation proportionnellement eacutequivalente Ainsi bien que les favoriseacutes et les deacutefavoriseacutes aient les mecircmes revendications agrave voir leur bien‑ecirctre srsquoameacuteliorer de maniegravere

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significative une quantiteacute donneacutee drsquoutiliteacute aura un impact plus important sur la qualiteacute de vie des plus deacutefavoriseacutes Crsquoest pourquoi ces derniers ont prioriteacute sur les favoriseacutes

ConclusionEn fin de compte on peut consideacuterer lrsquoutilitarisme des proportions

comme une eacutevolution naturelle du prioritarisme Lagrave ougrave le prioritarisme suggegravere une bonne ideacutee intuitive celle qursquoil faut prioriser le bien‑ecirctre des plus deacutemunis lrsquoutilitarisme des proportions permet de mettre cette ideacutee en pratique Lagrave ougrave le prioritarisme fournit des principes abstraits pour guider notre action en utilisant notre discernement lrsquoutilitarisme des proportions deacutetermine la marche agrave suivre avec un calcul matheacutematique Le prioritarisme est reconnu comme une theacuteorie prometteuse supeacuterieure agrave lrsquoutilitarisme classique et agrave lrsquoeacutegalitarisme en plusieurs points mais le principal deacutefaut qursquoon lui reconnait est son incapaciteacute agrave donner un poids preacutecis agrave la valeur de lrsquoutiliteacute pour des individus se trouvant agrave des niveaux de bien‑ecirctre diffeacuterents22 Lrsquoutilitarisme des proportions comble ce deacutefaut en consideacuterant les gains et les pertes drsquoutiliteacute en termes de pourcentages plutocirct que de valeurs absolues Crsquoest une theacuteorie beaucoup plus eacutequitable que lrsquoutilitarisme classique mais bien plus simple et fonctionnelle que le prioritarisme ou lrsquoeacutegalitarisme On a longtemps regretteacute lrsquoabsence drsquoune meacutethode preacutecise pour reacutepondre aux dilemmes de distribution suivant un principe prioritariste Lrsquoutilitarisme des proportions offre enfin une telle meacutethode lrsquoaccepte-t-on

1 Krister Bykvist Utilitarianism A Guide for the Perplexed London Continuum 2010 p 67-69 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo dans Revue franccedilaise de science politique vol 46 no 2 (1996) p 282‑286

2 Julia Driver laquo The History of Utilitarianism raquo The Stanford Encyclopedia of Philosophy [En ligne] httpsplatostanfordeduentriesutilitarianism‑history 2014 (Winter) Thomas Nagel Equality and Partiality New York Oxford University Press 1991 p 11 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo dans Utilitas vol 24 (2012) p 401‑412

3 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 286

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Le prioritarisme de Parfit converti en utilitarisme des proportions

4 Ibid p 299‑303 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 401

5 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 402 6 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 299‑3007 Ibid p 284 299‑3008 John Rawls A Theory of Justice Cambridge Harvard University Press

1971 p 309 Julia Driver loc cit Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit

p 280 John Rawls op cit p 2310 Krister Bykvist op cit p 58‑6211 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 30212 Thomas Nagel Mortal questions Cambridge Cambridge University

Press 1979 p 123-124 Derek Parfit op cit p 284 Larry Temkin Inequality New York Oxford University Press 1993 p 282

13 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 309‑310 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399‑401

14 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399‑401 Id laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 297

15 Krister Bykvist op cit p 68-69 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 297 Id laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 399 Larry Temkin op cit p 282

16 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo loc cit p 302‑30317 Michael Otsuka et Alex Voorhoeve laquo Why It Matters That Some Are

Worse Off Than Others An Argument against the Priority View raquo dans Philosophy amp Public Affairs vol 37 (2009) p 180 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit p 434‑436

18 Ibid p 434‑43619 Krister Bykvist op cit p 72 Derek Parfit laquo Eacutegaliteacute ou prioriteacute raquo

loc cit p 299‑30020 Krister Bykvist op cit p 70‑7121 Derek Parfit laquo Another Defense of the Priority View raquo loc cit

p 401‑40422 Krister Bykvist op cit p 72

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμοςlaurence GoDin Universiteacute du Queacutebec agrave Montreacuteal et Universiteacute de Florence

REacuteSUMEacute Le deacutebat entre la φύσις (phuacutesis) et le νόμος (noacutemos) occupe une place preacutepondeacuterante chez les intellectuels de la Gregravece ancienne Comme la loi et la nature ne srsquoharmonisent pas toujours il devient neacutecessaire de choisir son camp suivre toujours la nature suivre toujours la loi ou choisir lrsquoun ou lrsquoautre deacutependamment de chaque situation Calliclegraves dans le Gorgias soutient sans doute une des positions les plus extrecircmes dans ce deacutebat il affirme la supreacutematie totale de la φύσις sur le νόμος Cet article vise agrave expliquer plus preacuteciseacutement la thegravese de Calliclegraves et agrave veacuterifier si le jeune Atheacutenien agit ou non en conformiteacute avec celle‑ci Pour ce faire il faudra drsquoabord srsquoattarder sur les termes mecircmes laquo φύσις raquo et laquo νόμος raquo pour les expliquer et en donner une juste traduction Il sera ensuite neacutecessaire de poser le contexte intellectuel dans lequel srsquoancre Calliclegraves en montrant lrsquoorigine du deacutebat opposant la φύσις et le νόμος

IntroductionDans le Gorgias Socrate affronte trois interlocuteurs Gorgias

lui‑mecircme Polos et Calliclegraves Ce dernier personnage rempli de fougue et drsquoagressiviteacute deacutebute son eacutechange en accusant Socrate de jouer au deacutemagogue Voulant agrave tout prix contredire Polos le philosophe aurait useacute drsquoun frauduleux stratagegraveme

Se place-t-on en parlant du point de vue de la loi (κατὰ νόμον) crsquoest du point de vue de la nature (κατὰ φύσιν) que tu poses tes questions est‑ce au point de vue de la nature Tu prends celui de la loi1

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La remarque de Calliclegraves ne se veut pas anodine lrsquoopposition entre la loi (νόμος) et la nature (φύσις) suscite de nombreuses discussions dans lrsquoAthegravenes du cinquiegraveme siegravecle avant notre egravere En teacutemoigne drsquoailleurs Aristote dans les Reacutefutations sophistiques

Pour faire dire des paradoxes le lieu le plus efficace comme le rapporte aussi le personnage de Calliclegraves deacutepeint dans le Gorgias et par le moyen duquel tous les anciens croyaient (ᾤοντο) pouvoir conclure est le lieu qui tire parti des critegraveres de la nature (τὸ κατὰ φύσιν) et de la loi (κατὰ τὸν νόμον) [hellip] Agrave celui qui parle selon la nature il faut donc reacutepliquer drsquoapregraves la loi et conduire sur le terrain de la nature celui qui eacutepouse le point de vue de la loi2

Comme le souligne avec justesse L‑A Dorion en commentant ce passage des Reacutefutations sophistiques lrsquoemploi de lrsquoimparfait (ᾤοντο) suggegravere que pour lrsquoessentiel le deacutebat entre la loi et la nature preacutecegravede la reacutedaction du traiteacute drsquoAristote Quant agrave lrsquoexpression laquo les anciens raquo elle paraicirct renvoyer agrave tous les sages poegravetes sophistes historiens rheacuteteurs philosophes intellectuelshellip3 Or si tous participent au deacutebat opposant la loi et la nature peu arrivent aux mecircmes conclusions W K C Guthrie distingue ainsi les champions de la loi contre la nature les deacutefenseurs de la nature contre la loi et en position mitoyenne les reacutealistes4 Parmi eux le personnage de Calliclegraves soutient sans doute les thegraveses les plus trancheacutees les plus amorales et les plus audacieuses Mecircme Thrasymaque tel que deacutepeint dans la Reacutepublique ne va pas aussi loin

Cet article vise agrave expliquer la position de Calliclegraves dans son originaliteacute et sa speacutecificiteacute Drsquoapregraves ce personnage qursquoest-ce que la justice selon la loi Et selon la nature Laquelle reccediloit sa preacutefeacuterence Pourquoi Calliclegraves vit‑il selon sa propre doctrine Ses aspirations peuvent‑elles mecircme prendre forme dans la reacutealiteacute Cet article vise agrave montrer que Calliclegraves conccediloit la justice selon la loi comme une fausse justice instaureacutee par la masse des faibles et la justice selon la nature comme la vraie justice deacutetermineacutee par les forts et respectant ce qui doit ecirctre Par ailleurs il sera suggeacutereacute que Calliclegraves eacutetant incapable reacuteellement drsquoexpliquer agrave Socrate ce qui fait la force drsquoun homme

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

et de montrer un exemple de cette force tombe degraves lors dans une contradiction le rendant incapable drsquoharmoniser ses actes et ses propos

Reacutepondre agrave ces diffeacuterentes questions commande en premier lieu drsquoeacutetudier attentivement les termes laquo νόμος raquo et laquo φύσις raquo pour en deacutegager les diffeacuterents sens et en proposer une juste traduction En deuxiegraveme lieu il faut retracer sommairement lrsquohistoire de lrsquoopposition entre ces notions car le discours de Calliclegraves se comprend mieux srsquoil est inseacutereacute dans son contexte intellectuel En troisiegraveme lieu il faudra preacutesenter les thegraveses de Gorgias et de Polos ce qui permettra finalement de mettre en lumiegravere la position de Calliclegraves et de deacuteterminer srsquoil peut vivre en coheacuterence avec celle‑ci

1 Les termes laquo νόμος raquo et laquo φύσις raquo11 laquo Νόμος raquo

Selon le dictionnaire de P Chantraine le terme laquo νόμος raquo deacuterive du verbe laquo νέμω raquo dont le sens original est laquo attribuer reacutepartir selon lrsquousage ou la convenance faire une attribution reacuteguliegravere5 raquo laquo Νόμος raquo deacutesigne ce qui est conforme agrave la regravegle lrsquousage les lois geacuteneacuterales et les lois eacutecrites Ainsi peut‑on traduire selon le contexte ce terme par laquo loi raquo laquo coutume raquo ou laquo convention raquo6

Comme le note G Kerferd le νόμος comporte toujours un aspect normatif Il exprime laquo une exigence ayant une incidence sur le comportement et sur les actions des personnes et des choses7 raquo Autrement dit le νόμος ne deacutecrit pas ce qui est mais ce qui devrait ecirctre

Fait inteacuteressant les Grecs nrsquoont pas toujours nommeacute la loi laquo νόμος raquo Avant la reacuteforme deacutemocratique de Clisthegravene on employait plutocirct le terme laquo θεσμός raquo qui deacuterive de laquo θίθημι raquo crsquoest-agrave-dire laquo poser raquo laquo eacutetablir raquo8 Le passage drsquoun terme agrave lrsquoautre est advenu subitement puisqursquoaucun signe ne permet drsquoaffirmer la coexistence simultaneacutee de ces deux mots le changement semble deacutelibeacutereacute et donc significatif9 Or justement laquo θεσμός raquo et laquo νόμος raquo ne connotent pas lrsquoideacutee de loi de la mecircme faccedilon M Ostwald explique

The basic idea of θεσμός is [hellip] that of something imposed by an external agency conceived as standing apart and on a higher plane than the ordinary upon those for whom

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it constitutes an obligation The sense of obligation is also inherent in νόμος but it is motivated less by the authority of the agent who imposed it than by the fact that it is regarded and accepted as valid by those who live under it10

Compris ainsi comme la loi accepteacutee et voulue par tous le νόμος se veut beaucoup plus deacutemocratique que le θεσμός Loin drsquoecirctre imposeacute par une eacutelite ou un dieu il provient du consensus entre les citoyens Or Calliclegraves comme il sera expliqueacute plus loin se figure justement le νόμος comme un contrat passeacute entre la majoriteacute des citoyens

12 laquo Φύσις raquoLe terme laquo φύσις raquo se traduit adeacutequatement par laquo nature raquo Il

deacuterive de laquo φύομαι raquo qui signifie agrave lrsquoactif laquo faire pousser faire naicirctre produire11 raquo Tout comme le terme laquo nature raquo en franccedilais laquo φύσις raquo srsquoemploie en diffeacuterents sens

Crsquoest de ce terme [laquo φύσις raquo] que les physiologues ioniens usaient pour deacutesigner tantocirct la reacutealiteacute en son entier tantocirct les principes mateacuteriels les plus stables de celle‑ci autrement dit ses eacuteleacutements constitutifs Tregraves tocirct cependant on en vint agrave lrsquoemployer aussi pour deacutesigner la constitution crsquoest‑agrave‑dire lrsquoensemble des caracteacuteristiques drsquoune chose particuliegravere ou drsquoune classe de choses notamment lorsqursquoil srsquoagissait drsquoun ecirctre vivant ou drsquoune personne comme dans lrsquoexpression laquo la nature de lrsquohomme12 raquo

Dans le deacutebat opposant la loi agrave la nature laquo φύσις raquo paraicirct parfois deacutesigner la nature de lrsquohomme mais plus souvent sa constitution physique seulement laquo Φύσις raquo semble alors srsquoattacher davantage au cocircteacute animal veacutegeacutetal et mineacuteral de lrsquohomme qursquoagrave son cocircteacute rationnel Ceci paraicirct drsquoailleurs ecirctre le cas chez Calliclegraves comme il sera expliqueacute plus loin

Dernier point agrave noter laquo φύσις raquo et laquo νόμος raquo surtout lorsqursquoils sont mis en opposition connotent respectivement chez plusieurs philosophes anciens le reacuteel et lrsquoobjectif versus lrsquoapparent et le relatif Deacutemocrite par exemple distingue dans le monde physique ce qui

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

tient de lrsquoapparence et de la convention (νόμος) et la reacutealiteacute des choses leur nature (φύσις)

En effet la couleur est par convention (νόμωι) de mecircme que le doux et lrsquoamer et en reacutealiteacute il nrsquoy a que des atomes et le vide assure Deacutemocrite eacutetant drsquoavis que crsquoest agrave partir de la rencontre des atomes que sont produites toutes les qualiteacutes sensibles que nous sentons et que par nature (φύσει) rien nrsquoest blanc noir jaune rouge amer ou doux Car par lrsquoexpression laquo par convention raquo (νόμωι) il veut signifier cela qui est selon la coutume (νομιστί) et qui est pour nous et non pas cela qui est selon la nature (τήν φύσιν) des choses elles-mecircmes ce qursquoil appelle aussi laquo ce qui est en reacutealiteacute (ἐτεῆι) raquo en ayant formeacute cette derniegravere expression agrave partir du mot laquo reacuteel (ἐτεόν) raquo qui signifie ce qui est vrai (ἀληθὲς)13

Comme il sera montreacute dans cet article la φύσις du point de vue de Calliclegraves deacutesigne aussi ce qui est veacuteritablement alors que le νόμος quand il est pris en opposition agrave la φύσις ne correspond qursquoagrave un mensonge deacutefendu par une partie de la socieacuteteacute donc relatif agrave un groupe de citoyens

2 Deacuteveloppement historique de lrsquoopposition entre le νόμος la φύσιςDrsquoapregraves J de Romilly lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις prend

ses sources dans la prise de conscience de la relativiteacute des νόμοι En effet reconnaicirctre que ces derniers ne deacutetiennent pas un caractegravere universel et neacutecessaire laisse ineacutevitablement place agrave une lourde critique les νόμοι ne possegravedent aucune autoriteacute reacuteelle et seule la nature commune agrave tous les hommes doit orienter leurs comportements

Il importe de prendre un pas de recul pour saisir tout ce deacuteveloppement Comment la loi reccediloit‑elle cette empreinte relativiste dans lrsquohistoire de la Gregravece ancienne Et pourquoi la nature devient‑elle lrsquoadversaire neacutecessaire de la loi

21 Preacutemisses drsquoun problegravemeQuand laquo loi raquo signifie laquo loi divine raquo personne ne conccediloit lrsquoideacutee

drsquoune justice relative La loi divine tirant son origine drsquoecirctres

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supeacuterieurs paraicirct leacutegitimement srsquoappliquer agrave tous en tout temps Puis si lrsquoon croit que les lois humaines celles des citeacutes tirent leur origine de la loi divine alors elles reccediloivent eacuteloges et approbations comme lrsquoillustre Heacuteraclite dans ce fragment

Ceux qui parlent avec intelligence doivent ecirctre puissants gracircce agrave ce qui est commun agrave tous comme une citeacute gracircce agrave la loi (νόμωι) et beaucoup plus puissamment Car toutes les lois humaines (οἱ ἀνθρώπειοι νόμοι) se nourrissent agrave partir drsquoune seule loi divine (ἑνὸς τοῦ θείου) Car celle-ci possegravede la force de faire ce qursquoelle veut suffit agrave tout et triomphe14

Heacuteraclite reconnaicirct sans doute des diffeacuterences entre les lois humaines Mais comme il y reconnaicirct aussi du semblable et du commun provenant de la loi divine qui laquo suffit agrave tout et triomphe raquo il ne les rejette pas Au contraire les citoyens doivent combattre pour les lois de la citeacute car elles constituent leurs remparts15

Pour drsquoautres toutefois les divergences entre les coutumes frappent plus fortement Car non seulement les peuples possegravedent‑ils des mœurs opposeacutees mais chacun croit que les siennes valent davantage que celles de son voisin comme le constate Heacuterodote

Si en effet on proposait agrave tous les hommes de faire un choix parmi toutes les coutumes (νόμους) et qursquoon leur enjoignicirct de choisir les plus belles chacun apregraves mucircr examen choisirait celles de son pays tant ils sont convaincus (νομίζουσι) chacun de son cocircteacute que leurs propres coutumes sont beaucoup plus belles16

Cet ethnocentrisme constateacute par Heacuterodote ne conduit pas drsquoembleacutee agrave un rejet du νόμος au profit de la φύσις Le relativisme de lrsquohistorien preacutesente plutocirct un visage de toleacuterance Cette indulgence chez Euripide devient mecircme preacutetexte agrave une forme drsquoeacutegalitarisme entre les Grecs et les barbares

Euripide ne croit plus que les Grecs soient neacutecessairement supeacuterieurs aux barbares [hellip] Dans lrsquoensemble il semble

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

avoir plutocirct tenu agrave se montrer un esprit eacuteclaireacute en soutenant que les nomoi barbares srsquoils diffegraverent des nomoi grecs ne leur sont nullement infeacuterieurs

Dans Andromaque il est fait allusion avec meacutepris agrave lrsquoabsence de nomos des barbares ou agrave leurs nomoi diffeacuterents mais ces propos sont mis dans la bouche drsquoHermione la jeune grecque injuste qui meacuteconnaicirct la barbare Andromaque Dans Heacutelegravene une laquo coutume indigegravene raquo que Meacuteneacutelas regarde avec une surprise deacutedaigneuse a en fait sauveacute Heacutelegravene (800) Dans les Bacchantes enfin le grec arrogant et borneacute qursquoest Pentheacutee affirme la supeacuterioriteacute des Grecs sur les barbares qui ceacutelegravebrent le culte dionysiaque laquo Crsquoest qursquoils sont beaucoup moins eacuteclaireacutes que les Grecs raquo et le dieu reacutepond (484) laquo Ils le sont sur ce point davantage Autre pays autres nomoi17 raquo

En somme le relativisme drsquoHeacuterodote et drsquoEuripide preacutepare le problegraveme de lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις mais seulement en germe en puissance car ce relativisme ne conduit pas agrave la neacutegation de la valeur de la loi ou agrave la neacutegation explicite de la nature De fait crsquoest le relativisme philosophique de Protagoras qui ouvre la porte au veacuteritable deacutebat comme je le montrerai agrave lrsquoinstant18

22 Le deacutebat sophistiqueOn ne peut eacutevidemment pas agrave lrsquointeacuterieur de cet article expliquer

toutes les positions des sophistes dans le deacutebat opposant la nature et la loi Quelques bregraveves consideacuterations suffisent cependant pour cerner le contexte intellectuel dans lequel srsquoancre la figure de Calliclegraves

La position la plus eacuteloigneacutee de celle de Calliclegraves correspond sans doute agrave celle de Protagoras Prenant conscience de la relativiteacute des νόμοι le sophiste loin drsquoen faire un preacutetexte pour exalter la nature abolit tout simplement toute forme drsquoobjectiviteacute Nrsquoexiste que les νόμοι et ainsi la justice srsquoidentifie parfaitement avec le fait de leur obeacuteir laquo Le genre de choses qui agrave chaque citeacute paraissent justes (δίκαια) et belles ce sont celles‑lagrave qui le sont pour elle aussi longtemps qursquoelle les deacutecregravete (νομίζῃ)19 raquo La φύσις associeacutee plus haut agrave lrsquoobjectiviteacute

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disparaicirct lorsqursquoon considegravere agrave lrsquoinstar de Protagoras que lrsquohomme est la mesure de toutes choses

Drsquoautres sophistes prennent une position mitoyenne louant parfois la φύσις drsquoautres fois le νόμος Chez Antiphon par exemple ni le νόμος ni la φύσις ne profitent neacutecessairement et en toutes circonstances agrave lrsquohomme Lrsquoavantageux coiumlncide parfois avec la φύσις mais pas toujours comme lrsquoillustre cet exemple donneacute par Antiphon laquo le vivre en effet vient de la nature et aussi le mourir et le vivre leur vient de ce qui est utile comme le mourir de ce qui ne lrsquoest pas20 raquo Vivre est naturel et utile mais mourir bien que cela soit naturel ne profite jamais En outre bien qursquoAntiphon semble critique par rapport aux lois de sa citeacute qui agrave cause de lrsquoart rheacutetorique ne protegravegent pas reacuteellement les victimes drsquoinjustices et ne punissent pas les coupables de celles‑ci le sophiste ne paraicirct pas a priori exclure toute utiliteacute au νόμος Sa position paraicirct ainsi nuanceacutee

Calliclegraves quant agrave lui ne penchera ni du cocircteacute du νόμος comme Protagoras ni du cocircteacute de la nuance comme Antiphon Acharneacute et trancheacute crsquoest avec veacuteheacutemence qursquoil deacutefend le parti de la φύσις contre le νόμος Crsquoest cela maintenant qursquoil faut consideacuterer attentivement

3 Calliclegraves et la supreacutematie de la φύσις31 Les eacutechanges preacuteceacutedents (Gorgias et Polos)

Comme mentionneacute en introduction lrsquoopposition entre le νόμος et la φύσις nrsquoapparaicirct explicitement que dans la derniegravere partie du Gorgias soit celle consacreacutee agrave lrsquoeacutechange entre Socrate et Calliclegraves Mais cette opposition sous‑tend semble‑t‑il lrsquoentiegravereteacute du dialogue et se trouve deacutejagrave drsquoune certaine maniegravere en germe chez Polos Crsquoest du moins lrsquoavis de Calliclegraves Drsquoapregraves ce dernier Polos sous lrsquoinfluence de Socrate srsquoest contredit faute drsquoavoir distingueacute la justice selon la loi et la justice selon la nature En effet Polos en affirmant que subir lrsquoinjustice est pire que la commettre a parleacute selon la nature mais en accordant agrave Socrate que commettre lrsquoinjustice est plus laid que la subir a suivi la justice selon la loi

Pourquoi ces divergences Pourquoi Polos parlerait‑il parfois selon la nature parfois selon la loi De lrsquoavis de Calliclegraves Polos a dit dans un cas ce qursquoil pensait vraiment (subir lrsquoinjustice est vraiment

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

pire que la commettre) mais dans lrsquoautre cas a succombeacute agrave la honte (αἰσχύνη) en preacutetendant que commettre lrsquoinjustice est plus laid que la subir Avant de mettre de lrsquoavant lrsquoopposition entre la nature et la loi Calliclegraves distingue ainsi la franchise et la honte21 Car pour le jeune Atheacutenien parler sous lrsquoeffet de la honte crsquoest en fait parler selon le νόμος et dire ce que lrsquoon pense vraiment crsquoest reconnaicirctre la φύσις

La honte survient geacuteneacuteralement lorsqursquoon reccediloit la deacutesapprobation des autres Ce sentiment empecircche de dire et de faire ce que lrsquoon croit vraiment Qui parle sous lrsquoeffet de la honte tient les propos que ses concitoyens deacutesirent entendre et ont lrsquohabitude de promouvoir

Gorgias aussi plus tocirct dans le dialogue a succombeacute agrave la honte Vraisemblablement le rheacuteteur ne croit pas pouvoir enseigner la justice comme Meacutenon lrsquoaffirme dans le dialogue eacuteponyme22 Il affirme pourtant lrsquoinverse devant Socrate23 sans doute parce qursquoil redoute la deacutesapprobation des auditeurs preacutesents24 Gorgias conscient des mœurs et des opinions de ses auditeurs a ainsi preacutefeacutereacute conformer ses propos agrave celles‑ci plutocirct que de dire ce qursquoil croit vrai agrave savoir que la vertu ne srsquoenseigne pas mais advient plutocirct par nature25

De lrsquoavis de Calliclegraves Gorgias et Polos en somme ont eacuteteacute reacutefuteacutes faute de ne pas avoir dit ce qursquoils pensent vraiment faute de ne pas avoir parleacute selon la nature Le jeune Atheacutenien se targue quant agrave lui de dire toute la veacuteriteacute26

32 Intervention de CalliclegravesPour qui nrsquoa pas conscience de la distinction entre la nature et la

loi la contradiction survient ineacutevitablement car drsquoapregraves Calliclegraves laquo le plus souvent la nature et la loi (ἥ τε φύσις καὶ ὁ νόμος) se contredisent27 raquo Selon la nature ce qui est le plus laid est toujours ce qui est le plus mauvais subir lrsquoinjustice est toujours plus laid et plus mauvais que la commettre Selon la loi crsquoest lrsquoinverse commettre lrsquoinjustice est toujours plus laid et plus mauvais que la subir28 La contradiction est totale Or pour Calliclegraves la justice selon la nature a preacuteseacuteance sur la justice selon la loi En fait elle seule correspond agrave la veacuteritable justice

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Varia

Mais qursquoentend‑il par laquo justice selon la loi raquo et laquo justice selon la nature raquo Sur quelles preuves se base-t-il pour affirmer la supeacuterioriteacute de la justice selon la nature Que valent ses exemples Pour reacutepondre agrave ces questions il importe de suivre le raisonnement de Calliclegraves pas agrave pas

321 Le juste selon le νόμοςDe lrsquoavis de Calliclegraves qursquoest-ce que le juste selon le νόμος

Drsquoapregraves lui le deacuteterminer commande drsquoexaminer lrsquoorigine des lois et des conventions elles proviennent de la masse crsquoest‑agrave‑dire des faibles laquo le malheur est que ce sont je crois les faibles et le grand nombre auxquels est due lrsquoinstitution des lois29 raquo

Que recherche le grand nombre Quel genre de lois pose‑t‑il Les consideacuterations de Glaucon au livre II de la Reacutepublique semblent propres agrave eacuteclairer cette question Drsquoapregraves ce dernier la plupart des hommes croient que commettre lrsquoinjustice est un bien Toutefois ils reconnaissent aussi que subir lrsquoinjustice est un mal et que crsquoest mecircme un mal plus grand que le bien provenant du fait de commettre lrsquoinjustice Lrsquoexpeacuterience et la reacuteflexion conduisent ainsi les hommes agrave former un contrat chacun cegravede son droit de commettre lrsquoinjustice et par le fait mecircme se protegravege du fait de la subir30 Il y a lagrave une forme drsquoeacutegaliteacute

De lrsquoavis de Calliclegraves ce contrat et cette eacutegaliteacute ne comportent toutefois aucune leacutegitimiteacute Pire encore le grand nombre pour assurer la peacuterenniteacute de ses conventions devraient mentir effronteacutement faisant croire aux meilleurs naturels lorsqursquoils sont encore enfants que sa justice est veacuteritable et naturelle

Ceux de leurs semblables qui sont plus forts ou capables drsquoavoir le dessus ils arrivent agrave les eacutepouvanter afin de les empecirccher drsquoavoir le dessus et ils disent que crsquoest laid et injuste de lrsquoemporter sur autrui que crsquoest cela qui constitue lrsquoinjustice de chercher agrave avoir plus que les autres car comme ils sont infeacuterieurs il leur suffit je pense drsquoavoir lrsquoeacutegaliteacute 31

Autrement dit pour Calliclegraves la justice drsquoapregraves le νόμος est une fausse justice instaureacutee et maintenue par les faibles qui eacutecrasent les plus forts lorsque ces derniers sont encore au berceau Lrsquoeacuteducation

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

loin de permettre la saisie du vrai pervertit la nature des hommes les meilleurs Mais qursquoest‑ce alors que la justice veacuteritable Agrave quoi correspond la justice selon la nature

322 Le juste selon la φύσις La nature quant agrave elle ne prescrit pas lrsquoeacutegaliteacute Au contraire

laquo la nature (ἡ φύσις) reacutevegravele [hellip] que ce qui est juste crsquoest que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins et celui qui a une capaciteacute supeacuterieure sur celui qui est davantage deacutepourvu de capaciteacute32 raquo Crsquoest lagrave de lrsquoavis de Calliclegraves ce qui est conforme agrave la vraie nature du juste (κατὰ φύσιν τὴν τοῦ δικαίου)33 Voilagrave en effet la loi de la nature (νόμος τὸν τῆς φύσεως)34

La thegravese de Calliclegraves rappelle sans doute celle de Thrasymaque telle qursquoon la trouve dans la Reacutepublique agrave savoir que le juste correspond agrave lrsquointeacuterecirct du plus fort35 Cependant au‑delagrave des similitudes langagiegraveres les positions de ces Atheacuteniens diffegraverent radicalement Pour Thrasymaque en effet le juste commande lrsquoobeacuteissance aux lois puisque celles‑ci proviennent des dirigeants qui correspondent neacutecessairement aux gens les plus forts le roi est le plus fort dans une monarchie les aristocrates dans une aristocratie le peuple dans une deacutemocratie36 Ceci ne rejoint eacutevidemment pas la doctrine de Calliclegraves puisque celui‑ci reconnaicirct que les plus faibles dans la deacutemocratie deacutetiennent le pouvoir

En outre la justice concerne pour Thrasymaque neacutecessairement autrui et agir justement en ce cas ne peut pas rendre une personne heureuse Lrsquoinjustice au contraire correspondrait agrave lrsquoexcellence capable de procurer bonheur et bien‑ecirctre

Es‑tu [Socrate] si avanceacute au sujet de ce qui est juste et de la justice et de ce qui est injuste et de lrsquoinjustice que tu ignores que la justice et ce qui est juste crsquoest lagrave en reacutealiteacute un bien pour autrui crsquoest lrsquointeacuterecirct du plus fort de celui qui dirige mais un dommage personnel pour celui qui obeacuteit qui sert tandis que lrsquoinjustice est le contraire qursquoelle dirige ceux qui sont veacuteritablement ingeacutenus et qui sont justes que les dirigeacutes font ce qui est lrsquointeacuterecirct de celui qui est le plus fort et que crsquoest lui qursquoils rendent heureux en eacutetant agrave son service et pas du tout eux-mecircmes37

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Calliclegraves quant agrave lui nrsquoaffirme pas que le plus fort lorsqursquoil prend deacutemesureacutement agrave autrui tombe dans lrsquoinjustice Il reprocherait sans doute agrave Thrasymaque de ne pas avoir reacuteussi suffisamment agrave srsquoextraire du vocabulaire conventionnel Car il nrsquoy a aucune injustice agrave posseacuteder davantage quand on vaut davantage voilagrave au contraire la vraie justice source eacutevidente de bonheur Prendre agrave autrui quand on le meacuterite correspond agrave la laquo loi de la nature raquo Cette expression ne doit pas passer inaperccedilue Calliclegraves par cette derniegravere deacutegage la loi de son aspect conventionnel mais impregravegne la nature drsquoune capaciteacute prescriptive La loi de la nature est une loi objective et une nature normative

3221 Exemples agrave lrsquoappui Pour appuyer sa thegravese Calliclegraves donne quelques exemples qursquoon

peut diviser en trois Ces illustrations eacutetonnent et ont susciteacute lrsquointeacuterecirct de nombreux commentateurs38 En effet elles paraissent toutes dans une certaine mesure deacutefectueuses et semblent ainsi davantage affaiblir la thegravese de Calliclegraves que la supporter Pourquoi alors Calliclegraves les choisit‑il

32211 Le regravegne animal les citeacutes et les famillesLa loi de la nature affirme en premier lieu Calliclegraves est manifeste

en maints domaines laquo dans le reste du regravegne animal comme dans les citeacutes des hommes et dans leurs familles39 raquo Lrsquointerlocuteur de Socrate nrsquoexplique pas ces exemples40 La comparaison avec le regravegne animal paraicirct toutefois importante Comme eacutevoqueacute dans la premiegravere partie de cet article ce qursquoentend exactement Calliclegraves par laquo φύσις raquo demeure tout au long du Gorgias eacutequivoque Parle‑t‑il de la nature humaine de lrsquoanimaliteacute rationnelle Visiblement la justice qui inteacuteresse Calliclegraves ne concerne pas seulement les hommes et ne se deacuteveloppe donc pas directement en rapport agrave la raison elle srsquoeacutetend aussi au monde animal41

Par contraste le νόμος srsquoattache en propre agrave lrsquohomme car il deacutecoule de sa raison Seuls les hommes vivent sous des lois et des mœurs varieacutees De ce point de vue le λόγος comme faculteacute et comme produit de cette mecircme faculteacute ne garantit pas

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

neacutecessairement le bien de lrsquohomme drsquoougrave lrsquoexaltation de Calliclegraves pour lrsquoanimaliteacute au deacutetriment de la rationaliteacute comme le remarque A Fussi

Νόμος in turn is mainly identified with language Language of praise language of blame and writings are equated with spells and witchcraft In order to show that nature ignores justice and injustice or better that the only law of nature is that which demands the triumph of the stronger over the weaker Callicles resorts to the animal realm where we may suppose nature actualizes its own law unhampered by the spells of λόγος42

La raison de lrsquohomme doit pour Calliclegraves se mettre au service des deacutesirs Car srsquoil accorde agrave Socrate que le meilleur srsquoidentifie avec le plus intelligent il ne fait toutefois pas correspondre le plus intelligent agrave lrsquohomme modeacutereacute pouvant plier ses deacutesirs aux ordres de sa raison Le plus intelligent plutocirct crsquoest celui capable de trouver les bons moyens en vue drsquoassouvir la myriade infinie de ses deacutesirs43 Pour Calliclegraves lrsquoappeacutetit domine44 Or de ce point de vue lrsquohomme ne se distingue pas par nature de lrsquoanimal

32212 Xerxegraves et DariusEn deuxiegraveme lieu Calliclegraves preacutesente lrsquoexemple de la guerre de

Xerxegraves contre les Grecs et de celle du pegravere de ce dernier Darius contre les Scythes Lrsquoeacutevocation de ces batailles pour appuyer la validiteacute de sa loi de la nature surprend En effet les deux rois perses ont perdu leur guerre respective Or chacun drsquoeux commandait pourtant une armeacutee plus forte plus nombreuse et a priori meilleure que celle de leur adversaire Xerxegraves et Darius paraissent infirmer davantage la loi de la nature que la confirmer

La bizarrerie de lrsquoexemple de Xerxegraves frappe encore plus fortement agrave la lecture drsquoune anecdote raconteacutee par Heacuterodote Lrsquohistorien suggegravere que les Grecs auraient vaincu les Perses justement gracircce agrave leurs νόμοι Heacuterodote rapporte que Xerxegraves aurait demandeacute agrave Deacutemarate si les Grecs oseront livrer bataille contre lui malgreacute leur

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plus petit nombre Deacutemarate aurait reacutepondu par lrsquoaffirmative ce qui aurait conduit Xerxegraves agrave reacutepliquer

Srsquoils eacutetaient agrave la mode de chez nous soumis agrave lrsquoautoriteacute drsquoun seul ils pourraient par crainte de ce maicirctre se montrer plus braves qursquoils ne sont naturellement (παρὰ τὴν ἑωυτῶν φύσιν) et contraints par les coups de fouet marcher quoiqursquoen plus petit nombre contre des ennemis plus nombreux laisseacutes libres drsquoagir ils ne sauraient faire ni lrsquoun ni lrsquoautre45

Pour Xerxegraves la loi et la liberteacute deacutemocratique rendent les Grecs faibles Ceux‑ci ne peuvent agir de maniegravere coordonneacutee et courageuse nrsquoeacutetant pas sous la direction drsquoun seul homme Deacutemarate cependant aurait soutenu tout le contraire

En combat singulier [les Laceacutedeacutemoniens] ne sont infeacuterieurs agrave personne et reacuteunis en troupes ils sont les plus valeureux de tous les hommes Car srsquoils sont libres ils ne sont pas libres en tout ils ont un maicirctre la loi (νόμος)46 qursquoils redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent du moins font‑ils tout ce que ce maicirctre leur commande or il leur commande toujours (αἰεί) la mecircme chose ne fuir du champ de bataille devant aucune masse ennemie mais rester fermes agrave leur poste et y vaincre ou y peacuterir47

Il est inteacuteressant de noter ce laquo toujours raquo (αἰεί) Contrairement aux ordres drsquoun roi les commandements de la loi sont toujours les mecircmes et sont identiques pour tous Cette attache au bien commun et agrave une certaine immuabiliteacute semble ici faire la force des Grecs

Pourquoi alors Calliclegraves met‑il de lrsquoavant Xerxegraves et Darius De fait ces deux rois procircnaient une politique expansionniste Autrement dit ils posseacutedaient en eux le deacutesir drsquoavoir plus et prenaient les initiatives neacutecessaires pour combler ce deacutesir De ce point de vue ils suivent les commandements de la nature mecircme si de fait ils nrsquoobtiennent pas ce qursquoils souhaitent La nature telle que comprise par Calliclegraves nrsquoatteint pas neacutecessairement sa fin elle peut ecirctre reacuteprimeacutee par le νόμος comme crsquoest le cas agrave Athegravenes

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

32213 Le fragment de PindareEn troisiegraveme et dernier lieu Calliclegraves appuie sa thegravese par lrsquoexemple

drsquoHeacuteraclegraves qui srsquoapproprie par la force les bœufs de Geacuteryon tel que le raconte Pindare Calliclegraves cite ainsi le poegravete

La loi (νόμος) qui regravegne sur tous sur les mortels comme sur les Immortels justifie que drsquoune main entre toutes puissantes on megravene agrave bonne fin la suprecircme violence je le prouve par les exploits drsquoHeacuteraclegraves car crsquoest sans les payerhellip48

Mais le fragment de Pindare ne srsquointerpregravete pas si facilement De quelle loi parle‑t‑il Romilly preacutesente trois interpreacutetations possibles

[1] Pour Heacuterodote il srsquoagit manifestement de coutumes de rites le texte voudrait dire agrave ses yeux que les diffeacuterents groupes humains sont soumis agrave des traditions qui leur sont propres et contre lesquelles on ne saurait aller49 [2] Pour des gens comme Calliclegraves le texte voudrait dire que la loi (de nature) justifie lrsquoaction des plus forts [3] Enfin pour des commentateurs assez nombreux le texte signifierait au contraire que la regravegle divine peut parfois justifier lrsquoemploi de la violence au nom drsquoun principe plus haut50

Selon plusieurs commentateurs la troisiegraveme interpreacutetation correspond agrave la penseacutee de Pindare Crsquoest du moins lrsquoopinion de J de Romilly et de E R Dodds

But we can hardly credit the pious Pindar with this shocking opinion which seems in any case to belong to a later generation [hellip] It is a likelier guess that his νόμος is the law of Fate which for him is identical with the will of Zeus51

Pourquoi alors Calliclegraves recourt‑il agrave lrsquoautoriteacute de ce poegravete De fait Calliclegraves ne fait pas figure drsquointellectuel Il meacuteprise drsquoailleurs les philosophes et les sophistes Sans doute ainsi ne cherche‑t‑il pas agrave interpreacuteter avec parfaite exactitude les auteurs qursquoil cite On a un exemple de cela ailleurs dans le dialogue lorsqursquoil fait reacutefeacuterence agrave une piegravece drsquoEuripide52 Il compare Socrate agrave Amphion et lui‑mecircme

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agrave Zeacutethos oubliant que des deux personnages crsquoest Amphion qui ressort vainqueur

3222 Preacutecision qui est le meilleur Bien que les exemples de Calliclegraves eacutetonnent ce nrsquoest pas eux qui

retiennent lrsquoattention de Socrate Le philosophe plutocirct deacutesire savoir ce que Calliclegraves entend par le laquo meilleur raquo (βελτίων) par laquo celui qui vaut plus raquo (ἀμείνων) par le laquo supeacuterieur raquo (κρείττων)53 par le laquo plus capable raquo (δυνατώτερος) et par le laquo plus robuste raquo (ἰσχυροτέρος) Toutes ces expressions possegravedent-elles la mecircme signification

Le meilleur est‑il aussi le plus robuste selon Calliclegraves Drsquoapregraves Socrate crsquoest ce que laissaient entendre les exemples de Xerxegraves et de Darius

Crsquoest mecircme quelque chose comme cela que tu sembles avoir indiqueacute en disant que crsquoest la justice selon la nature (κατὰ τὸ φύσει δίκαιον) que les grands Eacutetats se ruent sur les petits pour cette raison qursquoils sont plus forts (κρείττους) autrement dit mateacuteriellement plus nombreux (ἰσχυρότεραι) comme si ecirctre plus fort (τὸ κρεῖττον) ecirctre plus robuste (τὸ ἰσχυρότερον) et valoir davantage (βέλτιον) eacutetait la mecircme chose 54

Calliclegraves accepte drsquoabord lrsquoidentification proposeacutee par Socrate et il reconnaicirct aussi sans peine que le grand nombre est plus fort qursquoun seul homme Mais accepter ces propositions semble devoir lrsquoobliger agrave affirmer que la loi du grand nombre soit lrsquoeacutegaliteacute correspond agrave la justice selon la nature Calliclegraves cependant rejette cette conseacutequence et revient sur ses propos les plus robustes ou les plus nombreux ne sont pas les meilleurs La supeacuterioriteacute ne srsquoobtient pas par le nombre ou les muscles

Te figures-tu que selon moi srsquoil arrive que srsquoassemble un ramassis drsquoesclaves et de gens de toute espegravece hommes indignes qursquoon les considegravere autrement que du point de vue sans doute de leur robustesse corporelle (τῷ σώματι ἰσχυρίσασθαι) ce soient des prescriptions leacutegitimes (νόμιμα) les propos de cette canaille 55

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

En accord avec une proposition de Socrate Calliclegraves soutient drsquoabord que le meilleur est intelligent (φρόνιμος) et ajoute ensuite qursquoil est aussi courageux et viril (ἀνδρεῖος) Lrsquointelligence qui inteacuteresse Calliclegraves ne correspond certainement pas agrave celle mise geacuteneacuteralement de lrsquoavant par Socrate Pour Calliclegraves comme il a eacuteteacute mentionneacute plus haut la raison ne vaut que comme moyen pour reacutepondre aux diffeacuterents deacutesirs La racine de la justice naturelle reacuteside en fait dans lrsquoimmodeacuteration dans le deacutesir drsquoavoir toujours plus autrement dit dans la πλεονεξία

Socrate reacutefutera finalement le fait que le bonheur puisse reacutesider dans la πλεονεξία Examiner tous les arguments du philosophe susciterait certainement lrsquointeacuterecirct mais cela ne concerne pas immeacutediatement lrsquoobjectif de cet article En terminant il paraicirct plutocirct pertinent de srsquoattarder sur une contradiction interne chez Calliclegraves drsquoun cocircteacute il se fait lrsquoennemi jureacute de la deacutemocratie mais de lrsquoautre comme le reacutepegravete souvent Socrate il se soucie toujours drsquoaccorder ses propos avec ceux du δῆμος

Mais il y a une chose dont en toute occasion je me rends compte agrave ton sujet crsquoest que quelles que soient tes hautes capaciteacutes tout ce que tes deux aimeacutes peuvent bien dire et quelque opinion qursquoils professent sur ce qui en est des choses tu es incapable de dire le contraire mais te voilagrave retourneacute sens dessus dessous Que dans lrsquoAssembleacutee agrave telle chose que tu auras dite ton bien‑aimeacute je veux dire le Peuple drsquoAthegravenes (ὁ δῆμος ὁ Ἀθηναίων) nie qursquoil en soit de la sorte aussitocirct retourneacute tu dis ce que veut celui‑ci56

Quel sens donner agrave ces remarques de Socrate Si le philosophe dit vrai comment Calliclegraves peut‑il alors se targuer de meacutepriser le grand nombre Comment peut‑il concevoir que le bonheur neacutecessite le rejet du νόμος Est-il oui ou non deacutemocrate

33 Lrsquoaristocrate amoureux du δῆμοςCalliclegraves dans sa harangue contre le νόμος critique de faccedilon

veacuteheacutemente la deacutemocratie systegraveme dans lequel drsquoapregraves lui les esclaves deacutetiennent le pouvoir Amis drsquooligarques notamment de

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Deacutemos le fils de Prylampe57 le jeune disciple de Gorgias envie tout comme Polos la vie des tyrans

Mais que vienne agrave paraicirctre jrsquoimagine un homme ayant le naturel (φύσιν) qursquoil faut voilagrave par lui tout cela secoueacute mis en piegraveces il srsquoest eacutechappeacute il foule aux pieds nos formules nos sorcelleries nos incantations et nos lois (νόμους) qui toutes sans exception sont contraires agrave la nature notre esclave srsquoest insurgeacute et srsquoest reacuteveacuteleacute maicirctre58

Mais alors qursquoil recommande comme le montre ce dernier passage de pieacutetiner le νόμος et de srsquoen distancer il reproche pourtant justement agrave Socrate de ne pas assez connaicirctre les lois et les coutumes drsquoAthegravenes La philosophie en effet ne permet pas de devenir un καλὸς κἀγαθός

Supposons en effet que fucirct‑il doueacute drsquoun excellent naturel (εὐφυὴς) il se soit adonneacute agrave la philosophie au-delagrave mecircme de la jeunesse forceacutement le reacutesultat aura eacuteteacute qursquoil nrsquoa plus aucune expeacuterience de tout ce dont lrsquoexpeacuterience est indispensable quand on veut devenir un homme accompli (καλὸν κἀγαθὸν) et bien consideacutereacute Crsquoest un fait que le philosophe perd toute expeacuterience des lois (τῶν νόμων) qui sont celles de la citeacute du langage dont il faut user dans les conventions aussi bien priveacutees que publiques que comportent les relations humaines59

Le premier long monologue de Calliclegraves commence donc par un rejet complet du νόμος mais se termine eacutetonnamment par une reacuteinteacutegration de celui‑ci Car sa critique de la philosophie va de pair avec une louange de lrsquoart politique deacutemocratique et du sens de la convention

En quoi est‑ce un problegraveme que le philosophe ne connaisse pas les lois Ce dernier ne maicirctrisant pas lrsquoart politique ne sait pas parler devant le δῆμος que ce soit en assembleacutee ou devant les tribunaux Incapable de se deacutefendre contre le grand nombre un Socrate ne peut qursquoineacutevitablement subir lrsquoinjustice et ce jusqursquoagrave une eacuteventuelle condamnation agrave mort

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

Maintenant vois‑tu suppose que srsquoeacutetant saisi de toi ou de tel autre de tes pareils on vous traicircne en prison en vous preacutetendant coupables drsquoun crime dont vous ne seriez nullement coupables ne sais‑tu pas bien que toi tu serais incapable de te tirer drsquoaffaire Mais non le vertige te prendrait tu serais lagrave bouche beacutee sans trouver que dire et le jour ougrave tu te preacutesenterais agrave la barre du tribunal rencontrant en face de toi un accusateur plein de malveillance et de perversiteacute tu serais mis agrave mort srsquoil lui plaisait de requeacuterir la mort contre toi60

Au contraire de la philosophie la rheacutetorique elle permet de se deacutefendre devant les tribunaux et permet donc ne pas subir lrsquoinjustice Lagrave reacuteside lrsquointeacuterecirct de Calliclegraves pour cette derniegravere Crsquoest parce que celui‑ci nrsquoest pas lrsquohomme supeacuterieur qursquoil a deacutepeint celui capable de briser les νόμοι qursquoil se voit contraint de flatter le peuple et de parler comme lui Il recircve de commettre lrsquoinjustice mais dans sa meacutediocriteacute il se contente drsquoeacuteviter de la subir comme finalement tous les autres hommes La justice selon la nature deacutecrite par Calliclegraves ne prend forme nulle part comme il lrsquoa lui‑mecircme deacutemontreacute par ses exemples rateacutes Elle est un ideacuteal impossible et paraicirct de ce fait nrsquoavoir rien de bien naturel

Calliclegraves en somme se trouve en contradiction avec lui‑mecircme et ce comme la majoriteacute des hommes ceux‑lagrave mecircmes qursquoil blacircme La plupart des gens srsquoopposent agrave lrsquoinjustice agrave cause de leurs injustices agrave lrsquoeacutegoiumlsme agrave cause mecircme de leur eacutegoiumlsme Ainsi on srsquoabstient de commettre lrsquoinjustice simplement pour ne pas avoir agrave subir celle des autres Drsquoune certaine maniegravere tous acceptent le contrat commun deacutepeint par Glaucon dans la Reacutepublique mais tous recircvent de lrsquoanneau de Gygegraves moyen par lequel un homme pourrait se deacutegager dudit contrat

ConclusionLe deacutebat opposant le νόμος et la φύσις sous-tend une contradiction

entre la convention et la reacutealiteacute objective Protagoras parmi les sophistes prend le parti du νόμος et abolit en un certain sens la φύσις puisqursquoil ne reconnaicirct aucune reacutealiteacute objective derriegravere les opinions La plupart des autres sophistes61 soutiennent des positions mitoyennes

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priorisant parfois la φύσις drsquoautres fois le νόμος Calliclegraves nrsquoeacutetant pas un sophiste choisit une thegravese plus trancheacutee et certainement tregraves amorale il ne reconnaicirct aucune leacutegitimiteacute au νόμος et deacutefend une justice naturelle dans laquelle le meilleur possegravede davantage et dans laquelle rien ne limite les deacutesirs de celui‑ci

Toutefois comme il a eacuteteacute dit Calliclegraves ne paraicirct pas croire que sa loi de la nature puisse advenir au moins pour lui‑mecircme En effet alors qursquoil procircne la reacutevolte contre les lois et la masse des faibles il se trouve incapable de contredire le peuple atheacutenien et se voit degraves lors contraint de le flatter Alors qursquoil recircve de pouvoir et de domination il suit le conseil qursquoil donne agrave Socrate et accepte le poste du dernier des esclaves il exerce en un certain sens le meacutetier de Mysien62

1 Platon Gorgias trad L Robin Saint‑Armand Gallimard 1950 482e2 Aristote Reacutefutations sophistiques trad L‑A Dorion Paris Vrin 1995

173a5 Je souligne3 L‑A Dorion Les reacutefutations sophistiques Paris Vrin 1995 p 306

note 2064 W K C Guthrie The Sophists Great Britain Cambridge Cambridge

University Press 1971 p 605 P Chantraine Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque Paris

Klincksieck 2009 p 7146 Ibid p 1727 G Br Kerferd Le mouvement sophistique Paris Vrin 1999 p 1728 J De Romilly La loi dans la penseacutee grecque Paris Les Belles lettres

2002 p 139 M Ostwald Nomos and the beginnings of the Athenian Democracy

Oxford (Geat Britain) Oxford at the Clarendon Press 1969 p 55 10 Idem11 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais Paris Hachette p 210812 G Br Kerferd op cit p 17113 Deacutemocrite DK 55 A 49 dans H Diels Die Fragmente der Vorsokratiker

Berlin Weidmann 1903 p 318 (Je traduis) 14 Heacuteraclite DK 12 B 114 dans H Diels op cit p 82 (je traduis) 15 Ibid DK 12 B 44 dans H Diels op cit p 7316 Heacuterodote Histoires trad J De Romilly III 38 dans J De Romilly

op cit p 59

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Calliclegraves la supreacutematie de la φύσις sur le νόμος

17 J De Romilly op cit p 56‑5718 Ibid p 7119 Platon Theacuteeacutetegravete trad M Narcy Paris Flammarion 2011 167c20 Antiphon DK 80 B 44A trad M‑L Desclos Paris Flammarion

2009 p 19821 Platon Gorgias op cit 482c‑e22 Platon Meacutenon op cit 95c23 Platon Gorgias op cit 460a24 Ibid 458b‑c25 Conception que lrsquoon retrouve chez Meacutenon lrsquoun de ses disciples Cf

Platon Meacutenon trad M Canto‑Sperber Paris Flammarion 2001 71c26 Platon Gorgias op cit 484c27 Ibid 482e28 Ibid 483a‑b29 Ibid 483b30 Platon Reacutepublique trad P Pachet Paris Gallimard 1993 358e‑359a31 Platon Gorgias op cit 483b‑c32 Ibid 483d33 Ibid 483e34 Idem35 Platon Reacutepublique op cit 38c36 Ibid 338d‑339a37 Platon Reacutepublique op cit 343b‑d (je souligne)38 Cf en particulier A Fussi laquo Calliclesrsquo Examples of νόμος τῆς φύσεως

in Platorsquos Gorgias raquo in Graduate Faculty Philosophy Journal vol 19 no 1(1996) et E Safty laquo Les difficulteacutes drsquointerpreacutetation de lrsquoargument du plus fort dans le discours de Calliclegraves sur la justice raquo dans Polis vol 31 no 1 2014

39 Platon Gorgias op cit 483d40 Surtout dans le cas des citeacutes puisqursquoil vient de dire que les plus faibles

deacutetiennent au moins agrave Athegravenes le pouvoir41 Et crsquoest agrave se demander si Calliclegraves nrsquoaccepterait pas de lrsquoeacutetendre

jusqursquoau monde veacutegeacutetal et mineacuteral comprenant ainsi la nature dans son ensemble Quoi qursquoil en soit cela nrsquoest pas sans rappeler la conception de la nature drsquoAntiphon

42 A Fussi loc cit p 12243 Platon Gorgias op cit 491e‑492a44 Le meilleur nrsquoest domineacute par personne mecircme pas par lui‑mecircme (par

sa raison)

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45 Heacuterodote Histoires trad Romilly VII 103 dans J De Romilly op cit p 19

46 Comme le note Jacqueline de Romilly lrsquoallusion au laquo νόμος δεσπότης raquo renvoie sans doute au ceacutelegravebre fragment de Pindare qui sera abordeacute tout de suite apregraves cette section Cf J De Romilly op cit p 63

47 Ibid 10448 Platon Gorigas op cit 484b49 Cf Heacuterodote Histoires III 39 50 J De Romilly op cit p 6651 E R Dodds laquo Commentary raquo in Plato Gorgias Great Britain Oxford

Calendron Press 1992 p 27052 Platon Gorgias op cit 485e‑486a53 Ces trois premiegraveres expressions correspondent en fait aux trois

comparatifs de laquo ἀγαθός raquo54 Platon Gorigas op cit 488c55 Ibid 488c56 Ibid 481d‑e57 Ibid 481d58 Ibid 484a59 Ibid 484c‑d60 Ibid 486a‑c61 Sauf lrsquoAnonyme de Jamblique62 Cf Platon Gorgias op cit 521b

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Tauroscatologie des temps modernes bullshit et propagandeseacuteBastien lacroix Universiteacute Laval

REacuteSUMEacute Si nous entrons dans une egravere post‑factuelle cela nrsquoest pas une fataliteacute Pour nous en sortir Harry Frankfurt nous propose de consideacuterer la bullshit comme une reacutealiteacute conceptuellement distincte du mensonge ou de la veacuteriteacute Dans sa reacuteponse agrave Frankfurt G A Cohen met de lrsquoavant une autre forme de bullshit preacutedominante selon lui dans le monde acadeacutemique europeacuteen Quant agrave lui le philosophe du langage Jason Stanley mobilise les outils conceptuels de sa sous-discipline afin de srsquoattaquer agrave lrsquoeacutepineux problegraveme de la propagande fleacuteau des deacutemocraties libeacuterales Dans le cadre de ce texte je me pencherai sur les liens entre les conceptions de la bullshit de Frankfurt et de Cohen drsquoun cocircteacute ainsi que le concept de propagande deacuteveloppeacute par Stanley de lrsquoautre Apregraves avoir preacutesenteacute les diffeacuterents eacuteleacutements en jeu je tenterai de reacutepondre agrave la question suivante toute propagande est‑elle de la bullshit

IntroductionLes eacutevegravenements politiques internationaux de 2016 sont derriegravere

nous mais ils faccedilonnent encore le monde dans lequel nous vivons Entre le Brexit et lrsquoeacutelection de Donald Trump agrave la preacutesidence des Eacutetats‑Unis drsquoAmeacuterique il nrsquoest pas rare drsquoentendre des analyses selon lesquelles nous serions entreacutes dans une egravere post‑factuelle Que lrsquoon rejette cette affirmation ou qursquoon y soit sympathique cela ne change pas le fait que meacutedias commentateurs et politiciens sont deacutesormais engageacutes dans une seacuterie de deacutebats dans lesquels faits opinions et valeurs srsquoentremecirclent Si certains auteurs nous font des propositions normatives afin de nous permettre de retrouver la raison1 drsquoautres

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deacuteveloppent des outils conceptuels descriptifs qui demandent ensuite agrave ecirctre appliqueacutes

Crsquoest notamment ce que fait le grand philosophe ameacutericain Harry Frankfurt dans son essai programmatique On Bullshit2 Publieacute initialement en 1986 dans le Raritan Quarterly Review ce court texte nous propose de consideacuterer la bullshit3 non pas comme une forme de mensonge mais comme une reacutealiteacute conceptuellement distincte du mensonge ou de la veacuteriteacute Cette conceptualisation nrsquoest pas accepteacutee par tous Dans sa reacuteponse agrave Frankfurt G A Cohen fondateur du marxisme analytique met de lrsquoavant une autre forme de bullshit preacutedominante selon lui dans le monde acadeacutemique europeacuteen4 Dans un livre plus reacutecent le philosophe du langage Jason Stanley mobilise les outils conceptuels de sa sous-discipline afin de srsquoattaquer agrave lrsquoeacutepineux problegraveme de la propagande5 Ce terrain ayant historiquement eacuteteacute laisseacute aux philosophes continentaux il est tregraves inteacuteressant de voir ce que la philosophie analytique a agrave dire agrave propos de ce sujet drsquoactualiteacute

Dans le cadre de ce texte je me pencherai drsquoun cocircteacute sur les liens entre les conceptions de la bullshit de Frankfurt et de Cohen et de lrsquoautre sur le concept de propagande deacuteveloppeacute par Stanley La mise en relation de ces auteurs nrsquoest pas fortuite Tout drsquoabord Frankfurt et Cohen sont en dialogue agrave propos du concept de bullshit Quant au concept de propagande il est inteacuteressant de le comparer avec celui de bullshit dans la mesure ougrave les deux servent une fonction sociale similaire duper autrui Comme nous le verrons cette duperie peut prendre diffeacuterentes formes Dans la premiegravere partie de cet article je preacutesenterai les diffeacuterents eacuteleacutements en jeu puis je tenterai dans la seconde partie de reacutepondre agrave la question suivante toute propagande est‑elle de la bullshit Comme nous le verrons il serait trop fort drsquoaffirmer que toute propagande est de la bullshit bien que des liens eacutevidents puissent ecirctre observeacutes entre ces concepts

1 Bullshit et propagande quelques deacutefinitions11 Qursquoest-ce que la bullshit

Comme indiqueacute ci‑haut il existe au moins deux grandes conceptions de la bullshit Toutes deux sont inspireacutees des deux

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deacutefinitions de ce terme dans lrsquoOxford English Dictionary (OED) le dictionnaire anglophone par excellence Tel que citeacute par Cohen le nom commun laquo bullshit raquo est deacutefini comme laquo 1 nonsense rubbish 2 trivial or insincere talk or writing6 raquo Deacutebutons par lrsquoanalyse de la seconde deacutefinition qui correspond agrave la conception frankfurtienne de la bullshit

111 FrankfurtDans son court essai Frankfurt commence par tracer les

contours conceptuels de la bullshit La comparant avec le concept de humbug deacuteveloppeacute par Max Black7 puis avec les termes connexes issus du OED Frankfurt en vient au cœur de son argumentaire afin de bien comprendre la bullshit celle‑ci doit ecirctre mise en relation avec le mensonge De natures diffeacuterentes tous deux sont des formes de travestissements (misrepresentations)8 Le mensonge travestit agrave la fois le veacuteritable eacutetat drsquoesprit du locuteur ainsi que le sujet de discussion En effet en disant le contraire de ce qursquoil croit vrai le locuteur tente de nous duper agrave la fois en ce qui a trait agrave la valeur de veacuteriteacute de son eacutenonceacute et en ce qui concerne son eacutetat drsquoesprit puisqursquoil agit comme srsquoil croyait son propre mensonge Lrsquoacte de mentir peut conseacutequemment se deacutefinir comme le fait drsquoinseacuterer un (ou des) eacuteleacutement(s) faux dans un systegraveme de croyances par ailleurs vraies Gracircce agrave cette insertion le menteur peut eacuteviter les conseacutequences qui deacutecouleraient de la veacuteriteacute9 Il doit donc avoir une vision particuliegravere et preacutecise de la situation ainsi qursquoun certain souci pour la veacuteriteacute En effet comment nier celle‑ci si lrsquoon ne srsquoen soucie pas Pour nier la veacuteriteacute encore faut‑il croire la connaitre Mentir demande donc une certaine rigueur un certain savoir‑faire technique (craftsmanship)10

Agrave lrsquoopposeacute le creacuteateur de bullshit se caracteacuterise par son insouciance par rapport agrave la veacuteriteacute En effet selon Frankfurt la bullshit pose problegraveme non pas en raison de sa valeur de veacuteriteacute neacutegative mais parce qursquoelle est inauthentique (phony) dans son mode de production11 Pour reprendre lrsquoexpression consacreacutee laquo to bullshit your way through raquo requiert essentiellement une forte neacutegligence envers la veacuteriteacute12 La bullshit est conccedilue sans eacutegards agrave la veacuteriteacute ce qui permet plus de liberteacute drsquoaction agrave son creacuteateur qursquoau menteur En ce

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sens la creacuteation de bullshit est davantage un art13 Il est possible que le creacuteateur de bullshit ne travestisse pas son veacuteritable eacutetat drsquoesprit ni lrsquoobjet de son discours mais il deacuteforme ce qursquoil fait (his entreprise) Par ses actes de langage il veut dissimuler son insouciance agrave lrsquoeacutegard de la veacuteriteacute et projeter lrsquoapparence de sinceacuteriteacute Crsquoest ainsi qursquoon rejoint la seconde deacutefinition offerte par lrsquoOED laquo insincere talk or writing raquo Par son insinceacuteriteacute le creacuteateur de bullshit deacutesire faire cadrer ses paroles avec son objectif de duperie peu importe comment cela deacutecrit la reacutealiteacute empirique

Or cette insouciance caracteacuteristique de la bullshit pose des problegravemes majeurs Comme lrsquoaffirme ailleurs Frankfurt la preacuteservation de nos socieacuteteacutes civiliseacutees requiert une information factuelle fiable et des agents ayant confiance en leurs institutions de savoir14 La veacuteriteacute est importante en raison de son utiliteacute pratique de ce qursquoelle apporte concregravetement dans nos vies individuelles et collectives15 On ne peut toleacuterer que des agents centraux de nos socieacuteteacutes ne srsquoen soucient pas Pourtant une partie importante de nos interactions sociales semblent dicteacutees par un souci ineacutegal de la veacuteriteacute Ainsi en va‑t‑il par exemple des campagnes publicitaires des relations publiques manufactureacutees par des conseillers professionnels ou du comportement eacutelectoraliste et populiste de certains politiciens Dans leurs fonctions professionnelles respectives ces divers groupes deacutemontrent un souci de veacuteriteacute infeacuterieur agrave celui de leurs concitoyens En effet sans mentir agrave plate couture leur objectif est de ne mettre lrsquoaccent que sur une facette drsquoune situation donneacutee Crsquoest notamment le cas des publiciteacutes drsquoautomobiles qui insistent sur la vitesse la seacutecuriteacute ou le caractegravere luxueux du veacutehicule mais eacutevacuent tous ses aspects neacutegatifs

112 CohenParu initialement en 2002 le texte de G A Cohen se veut une

reacuteponse agrave la conceptualisation de la bullshit offerte par Frankfurt Selon Cohen on ne peut se contenter drsquoune deacutefinition de la bullshit en tant que discours insincegravere il nous faut aussi nous inteacuteresser agrave la premiegravere deacutefinition issue de lrsquoOED selon laquelle la bullshit est de la camelote des absurditeacutes (laquo nonsense rubbish raquo) Cette forme

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de bullshit qui serait plus reacutepandue dans les domaines acadeacutemiques que dans les discours sociaux est un reacutesultat plutocirct qursquoune activiteacute comme chez Frankfurt En ce sens Cohen srsquointeacuteresse au texte final produit par le creacuteateur de bullshit (le reacutesultat) plutocirct qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoesprit (lrsquoactiviteacute) de ce dernier Un texte est de la bullshit au sens de Cohen srsquoil preacutesente un manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir (unclarifiable unclarity)16 Un tel discours est impossible agrave eacuteclaircir non seulement srsquoil est obscur mais srsquoil nrsquoest pas possible de le rendre non obscur ou clair17 Quant au manque de clarteacute il peut se situer agrave diffeacuterents niveaux une assertion peut intrinsegravequement manquer de clarteacute elle peut ecirctre obscure en raison du contexte ou ne pas montrer en quoi lrsquoassertion suivante deacutecoule de cette assertion‑ci18 Selon Cohen ce type de bullshit occuperait une place centrale en philosophie franccedilaise ougrave le manque de clarteacute est ceacuteleacutebreacute comme un signe de profondeur intellectuelle Ces textes de philosophie franccedilaise seraient impossibles agrave eacuteclaircir dans la mesure ougrave ils respectent le critegravere suffisant du manque de clarteacute la plausibiliteacute de lrsquoeacutenonceacute nrsquoest pas modifieacutee par lrsquoajout ou le retrait drsquoune neacutegation Pour le dire autrement le manque de clarteacute de ces eacutenonceacutes est tel qursquoon ne peut les reconstruire de maniegravere intelligible et qursquoune telle reconstruction nrsquoest ni plus ni moins plausible lorsqursquoune neacutegation y est ajouteacutee ou retireacutee Cela rappelle la fameuse discussion de John Searle avec Michel Foucault qui admettait volontiers que pour ecirctre pris au seacuterieux tout texte philosophique en France devait ecirctre obscur agrave un certain niveau qursquoil eacutevaluait agrave au moins 10 Selon Searle Pierre Bourdieu eacutevaluait ce standard plutocirct agrave 20 19

Eacutevidemment cette forme de bullshit nrsquoest pas exclusive agrave la philosophie franccedilaise elle existe partout dans le monde universitaire Citant une conversation priveacutee avec Michael Otsuka professeur agrave la London School of Economics (LSE) Cohen eacutecrit

Many academics [hellip] are disposed to produce the unclarifiable unclarity that is bullshit not because they are aiming at unclarifiable unclarity but rather because they are aiming at profundity [hellip] By aiming at profundity these academics tend to produce obscurity But they do not aim at obscurity not even as a means of generating profundity20

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En reacuteponse agrave ces nouvelles ideacutees Frankfurt avoue volontiers nrsquoavoir abordeacute qursquoune partie du concept de bullshit21 Il croit cependant avoir analyseacute la forme de bullshit la plus politiquement et socialement probleacutematique alors que la bullshit identifieacutee par Cohen se cantonne agrave lrsquounivers acadeacutemique

12 Qursquoest-ce que la propagande Apregraves avoir preacutesenteacute les deux conceptions majeures de la bullshit

il faut maintenant nous tourner vers le concept de propagande deacuteveloppeacute par Jason Stanley dans How Propaganda Works22 Deux couples conceptuels sont au cœur de cette ideacutee

Premiegraverement Stanley fait la distinction entre deux types de propagande Drsquoun cocircteacute il y aurait la propagande positive deacutefinie comme laquo a contribution to public discourse that is presented as an embodiment of certain ideals yet is of a kind that tends to increase the realization of those very ideals by either emotional or other nonrational means23 raquoLa caracteacuteristique principale de cette forme de propagande est qursquoelle srsquoinscrit dans la mecircme viseacutee que lrsquoideacuteal qursquoelle repreacutesente Cependant elle en fait la promotion par des moyens eacutemotionnels sentimentaux ou autrement non rationnels plutocirct qursquoagrave lrsquoaide drsquoarguments rationnels auxquels nous sommes en droit de nous attendre dans le cadre drsquoune deacutemocratie libeacuterale Lrsquoutilisation de lrsquohistoire du drapeau ou de lrsquohymne national drsquoun pays afin de promouvoir le patriotisme et le sentiment drsquoappartenance est un exemple de propagande positive24 De lrsquoautre cocircteacute Stanley nous preacutesente une forme beaucoup plus probleacutematique de propagande dite minante Il la deacutefinit comme laquo a contribution to public discourse that is presented as an embodiment of certain ideals yet is of a kind that tends to erode those very ideals25 raquo Ce type de propagande est caracteacuteriseacutee par lrsquoambivalence du discours qui drsquoun cocircteacute se positionne en faveur drsquoun ideacuteal particulier tout en deacutefendant de lrsquoautre cocircteacute des mesures qui srsquoy opposent Par exemple tout en se preacutesentant comme favorables agrave lrsquoeacutegaliteacute certains acteurs publics promeuvent ou adoptent des politiques publiques qui ont pour effet drsquoaccroitre les ineacutegaliteacutes socio‑eacuteconomiques Certaines mesures qui semblent neutres agrave premiegravere vue ont pour effet de viser une seule

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cateacutegorie de personne Pensons agrave lrsquoideacutee selon laquelle les employeacute‑e‑s de la fonction publique ne devraient pas porter de signes religieux ostentatoires Sous le couvert drsquoune politique publique neutre et eacutegalitariste srsquoappliquant agrave toutes et tous sans discrimination on vient dans les faits srsquoattaquer seulement agrave certains courants religieux minoritaires (notamment les femmes musulmanes et les hommes juifs ou sikhs) On peut donc dire que cette forme pernicieuse de propagande infiltre les discours politiques publics au deacutetriment de groupes minoritaires deacutejagrave marginaliseacutes

Avant drsquointroduire le second couple conceptuel certains concepts preacutealables doivent ecirctre deacutefinis Le premier de ceux-ci est la base commune neacutecessaire agrave la discussion Cette derniegravere constitue la trame de fond de la discussion les locuteurs nrsquoont pas besoin de srsquoy reacutefeacuterer pour savoir qursquoelle existe26 Elle est faite drsquoeacuteleacutements sociaux politiques et culturels propres agrave chaque socieacuteteacute et apprendre les codes de la base commune drsquoune nouvelle socieacuteteacute demande temps et efforts Par exemple si je dis agrave un Queacutebeacutecois que laquo le rapatriement de la Constitution srsquoest deacuterouleacute en 1982 raquo mon interlocuteur devrait normalement savoir que je parle de la Constitution canadienne Cette partie du message nrsquoa pas agrave ecirctre eacutenonceacutee pour ecirctre transmise puisque ce fait historique fait partie de notre base commune de discussion Selon Stanley les eacuteleacutements de la base commune doivent y ecirctre ajouteacutes en respectant le concept de position originelle Deacuteveloppeacute par John Rawls27 le concept de position originelle est la premiegravere eacutetape de lrsquoexpeacuterience de penseacutee lui permettant de deacutevelopper sa theacuteorie de la justice Lorsque nous nous situons dans la position originelle nous sommes placeacutes sous un laquo voile drsquoignorance raquo en vertu duquel nous ignorons tout de nos attributs personnels Appartenance sexuelle raciale ethnoculturelle linguistique compeacutetences particuliegraveres en matheacutematiques en sport ou en sciences orientation sexuelle situation socio‑eacuteconomique etc tous nos attributs nous sont inconnus Selon Rawls nous ne pouvons reacutefleacutechir aux principes fondamentaux de la justice sociale que lorsque nous nous imaginons ainsi deacutepourvus de nos caracteacuteristiques personnelles De mecircme pour Jason Stanley lorsque nous ajoutons des eacuteleacutements agrave la base commune de la discussion nous devons le faire en ignorant nos

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attributs et ceux de notre interlocuteur ndash tout ce qui compte crsquoest que nous soyons issus de la mecircme culture socieacutetale

Ainsi lrsquoideacuteal central de deacutebats dans nos forums politiques publics doit ecirctre laraisonnabiliteacute qui laquo requires any contribution to political discussion [hellip] to be ldquojustifiablerdquo to all of those under whose purview it falls28 raquo Toute proposition politique doit pouvoir se justifier aupregraves de tous les citoyens peu importe les doctrines compreacutehensives ndash religieuses ou philosophiques ndash qursquoils adoptent Crsquoest en ce sens qursquoune politique publique discriminatoire sur le plan racial religieux ou ethnique ne peut ecirctre toleacutereacutee dans nos socieacuteteacutes libeacuterales deacutemocratiques Pour que la raisonnabiliteacute soit maintenue il faut instiller chez les individus un sentiment drsquoempathie envers leurs concitoyens Ils doivent ecirctre capables de se projeter dans la situation drsquoautrui drsquoadopter une attitude agrave la deuxiegraveme personne (second-personal attitude)29 Une telle attitude est caracteacuteriseacutee par lrsquoempathie neacutecessaire agrave notre compreacutehension de lrsquoautre si lorsque nous sommes placeacutes dans sa position nous ressentons que la proposition politique dont nous discutons est injuste alors il nous faut la consideacuterer comme injuste Dans une deacutemocratie libeacuterale les sentiments moraux doivent ecirctre cultiveacutes afin de maintenir cette empathie qui sous-tend lrsquoideacuteal normatif de raisonnabiliteacute

Pourquoi faire grand cas de ces principes Crsquoest qursquoils sont essentiels au second couple conceptuel central chez Stanley soit la distinction entre lrsquoat-issue content (AIC) et le not-at-issue content (NAIC)30 LrsquoAIC est ce qui est affirmeacute directement par nos eacutenonceacutes Chaque eacutenonceacute est une proposition au sens premier du terme crsquoest‑agrave‑dire que lrsquoAIC de tout eacutenonceacute est quelque chose que nous proposons drsquoajouter agrave la base commune de la discussion Notre interlocuteur est toujours en position de contester notre proposition ce qui entrainera un deacutebat Quant au NAIC il ne fonctionne pas de la mecircme faccedilon Non seulement est‑il directement ajouteacute agrave la base commune mais il ne peut ecirctre contesteacute par notre interlocuteur qursquoau prix de changer le sujet de discussion Il nrsquoest pas eacutenonceacute mais agit comme un preacutesupposeacute En drsquoautres termes le NAIC est introduit subrepticement dans la base commune sans que notre interlocuteur ne puisse srsquoy opposer Par exemplecrsquoest ainsi que le gouvernement

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de Jean Charest et le PLQ de 2012 ont pu parler ad nauseam laquo de violence et drsquointimidation raquo mots qui devinrent synonymes de la gregraveve eacutetudiante31 et des manifestations nocturnes qui deacuterangeaient le centre‑ville de Montreacuteal32 Le mecircme processus est en jeu lorsque nous utilisons lrsquoexpression laquo aide meacutedicale agrave mourir raquo plutocirct qursquolaquo euthanasie raquo pour parler de lrsquoacte drsquoun meacutedecin mettant fin agrave la vie drsquoun patient agrave la demande de celui‑ci En reacutepeacutetant les mecircmes mots en faisant toujours les mecircmes associations on reacuteussit agrave creacuteer de nouveaux sens qui integravegrent la base commune en tant que NAIC Dans la mesure ougrave ce contenu sert agrave diminuer lrsquoempathie que nous ressentons envers certains groupes deacutejagrave marginaliseacutes ndash les manifestants les eacutetudiants ndash le NAIC peut avoir pour effet de contrecarrer la raisonnabiliteacute du discours public Lorsque cela se produit il devient une forme de propagande minante qui preacutetend avancer un ideacuteal deacutemocratique tout en participant agrave son eacuterosion Quant agrave lrsquoexemple de lrsquoaide meacutedicale agrave mourir il peut srsquointerpreacuteter de maniegravere opposeacutee selon que lrsquoon est partisan ou opposant de la nouvelle leacutegislation En effet pour un partisan de lrsquoaide meacutedicale agrave mourir ce terme pourrait ecirctre consideacutereacute comme une forme de propagande positive puisqursquoil fait appel agrave des arguments eacutemotionnels (la notion drsquolaquo aide raquo) pour adoucir nos sentiments anti‑euthanasie Inversement pour un opposant aux nouvelles lois queacutebeacutecoise et canadienne ce vocable cache le vrai problegraveme et a des conseacutequences contraires aux valeurs promues Ici le NAIC peut avoir une fonction positive (pour le partisan) ou neacutegative (pour lrsquoopposant) Dans les deux cas il semble cependant que la notion drsquolaquo aide raquo meacutedicale agrave mourir passe directement dans la base commune ne pouvant ecirctre contesteacutee qursquoau prix de changer le sujet de discussion il srsquoagit donc drsquoun NAIC

2 Toute propagande est-elle de la bullshit Les concepts cleacutes eacutetant maintenant deacutefinis nous pouvons nous

tourner vers la question de recherche au cœur de ce texte toute propagande est‑elle de la bullshit Ayant conceptualiseacute deux formes distinctes de bullshit il conviendra de reacutepondre agrave cette question en deux temps Jrsquoexaminerai tout drsquoabord la possibiliteacute que toute

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propagande soit de la bullshit au sens de Frankfurt puis je me poserai la question en ce qui a trait agrave la bullshit selon Cohen

21 Liens avec la bullshit selon FrankfurtAgrave premiegravere vue il peut sembler que toute propagande soit

effectivement une forme de bullshit telle qursquoentendue par Frankfurt En effet il semble a priori que les creacuteateurs de bullshit dans leur insinceacuteriteacute et leur deacutesir de travestir ce qursquoils font sont des propagandistes en puissance Prenons un exemple issu du premier cas de propagande celui de la propagande positive Si un politicien vante les meacuterites de la geacuteographie drsquoun pays dans le but de faire eacuteclore un sentiment de fierteacute nationale33 alors il srsquoengage clairement dans une forme de propagande positive ougrave lrsquoideacuteal de patriotisme est favoriseacute par un discours eacutemotif non rationnel34 En mecircme temps il est tout agrave fait possible qursquoil soit en train de creacuteer de la bullshit srsquoil ne croit pas sincegraverement ce qursquoil eacutenonce35 Si son discours ceacuteleacutebrant les beauteacutes naturelles du pays estfait en ne se souciant pas de la veacuteraciteacute de son propos mais en ne pensant qursquoagrave sa victoire eacutelectorale le politicien de notre exemple montre un cas ougrave bullshit et propagande se rencontrent

Il est encore plus intuitif de dire que la propagande minante peut ecirctre lieacutee agrave la bullshit Dans le but de remporter une eacutelection de nombreux discours politiques sont prononceacutes sans eacutegards agrave la veacuteriteacute tout en eacuterodant les assises de notre deacutemocratie libeacuterale Un exemple queacutebeacutecois reacutecent est le deacutebat sur la Charte des valeurs proposeacutee par le Parti queacutebeacutecois (PQ) Ce dernier souhaitait interdire les signes religieux ostentatoires dans la fonction (para‑)publique queacutebeacutecoise sous preacutetexte de preacuteserver des ideacuteaux communeacutement partageacutes tels que lrsquoeacutegaliteacute homme‑femme et la neutraliteacute religieuse de lrsquoEacutetat Or les deacuterapages qui ont eu lieu durant ce deacutebat ont eu pour effet de diminuer lrsquoempathie ressentie par beaucoup de Queacutebeacutecois envers leurs concitoyens de religion musulmane Des amalgames douteux ont inteacutegreacute la base commune de plusieurs Queacutebeacutecois via le NAIC notamment cette ideacutee selon laquelle toute femme voileacutee lrsquoest en raison de pressions familiales et communautairesSrsquoil est permis de supposer que certains peacutequistes ne croyaient pas sincegraverement tout ce

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qursquoils ont deacutefendu36 alors ceux‑ci ont creacuteeacute de la bullshit eacutelectoraliste en plus drsquoecirctre des agents propagandistes

En somme on voit bien que la propagande peut ecirctre de la bullshit au sens de Frankfurt Il nrsquoy a pas de quoi srsquoeacutetonner la propagande srsquoexerce plus facilement sans la contrainte drsquoun cadre de veacuteriteacutes lrsquoabsence drsquoun tel cadre eacutetant caracteacuteristique de la bullshit Cela ne signifie pas pour autant que toute propagande soit de la bullshit Pour reprendre lrsquoexemple du politicien louangeant les qualiteacutes geacuteographiques drsquoun pays il est tout agrave fait possible que celui‑ci soit sincegravere dans ses affirmations qursquoil dise ce qursquoil croit ecirctre la veacuteriteacute Degraves lors on ne peut qualifier son discours de bullshit Eacutevidemment cela ne signifie pas qursquoil a raison En effet la conception de la bullshit deacuteveloppeacutee par Frankfurt ne rejette pas la possibiliteacute que le locuteur sincegravere ait par ailleurs tort

Il en va de mecircme avec la propagande minante Lrsquoexemple de la Charte des valeurs montre que la propagande minante insincegravere peut ecirctre de la bullshit Elle nrsquoen est cependant pas neacutecessairement puisqursquoelle pourrait aussi ecirctre un mensonge un peacutequiste pourrait tregraves bien croire faux tout ce qui est veacutehiculeacute par cette Charte et neacuteanmoins la deacutefendre en mentant Tout en se souciant de la veacuteriteacute il la nie pour arriver agrave ses fins soit remporter une eacutelection Il est agrave noter qursquoune analyse en termes de mensonges est aussi applicable en cas de propagande positive notre politicien pourrait ne pas croire que ce pays a la plus belle geacuteographie et toutefois mentir agrave ce sujet pour convaincre ses compatriotes que cela est vrai

Une seconde analyse peut srsquoappliquer agrave la propagande minante dans sa version sincegravere En effet un individu peut ecirctre preacuteoccupeacute par la valeur de veacuteriteacute de ses eacutenonceacutes et tout de mecircme produire des assertions propagandistes dans la mesure ougrave cet individu est soumis agrave diverses pressions sociocognitives externes agrave ses eacutenonceacutes Une telle reacutealiteacute est veacutecue par la plupart des individus dans les deacutemocraties libeacuterales contemporaines en raison de diffeacuterents pheacutenomegravenes Premiegraverement au sein de groupes homogegravenes les ideacutees ont tendance agrave se polariser vers une version extrecircme de la position commune37 On pourrait supposer que crsquoest ce qui srsquoest produit dans le cas de la Charte des valeurs lrsquohomogeacuteneacuteiteacute au sein du PQ a creacuteeacuteune polarisation vers

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une position extrecircme Cette propagande minante sincegravere nrsquoeacutetait donc pas de la bullshit du moins pour un certain nombre de peacutequistes Deuxiegravemement les ideacuteologies dominantes dans une socieacuteteacute font en sorte qursquoil est plus difficile pour nous de voir nos biais de confirmation Nous croyons sincegraverement mais erroneacutement que de nombreux ideacuteaux sont reacutealiseacutes alors que les donneacutees empiriques prouvent le contraire38 Ces eacutenonceacutes prononceacutes dans un cadre de fausse conscience peuvent ecirctre tout agrave fait sincegraveres39 au sens ougrave nous les croyons reacuteellement vrais Troisiegravemement il est possible que la propagande minante soit sincegravere en raison des preacutefeacuterences adaptatives du locuteur qui a choisi de croire en la veacuteraciteacute de certains eacutenonceacutes simplement parce que cela simplifiait son existence40 Par exemple un Autochtone canadien ayant inteacuterioriseacute lrsquoideacutee selon laquelle son peuple est naturellement infeacuterieur pourrait en venir agrave croire cela simplement pour eacuteviter les confrontations constantes avec les attentes drsquoautrui Eacutevidemment rien ne permet drsquoaffirmer que la culture autochtone agrave laquelle il appartient serait soi‑disant laquo naturellement infeacuterieure raquo Cependant apregraves des siegravecles de colonialisme cette personne peut laquo preacutefeacuterer raquo ne pas se dire autochtone pour eacuteviter de porter le fardeau symbolique associeacute agrave sa culture Crsquoest en cela que ces preacutefeacuterences sont dites laquo adaptatives raquo elles ne seraient pas a priori choisies mais nous finissons par nous adapter agrave notre environnement social et culturel et crsquoest ainsi que nous deacuteveloppons ces preacutefeacuterences

Gracircce agrave ces divers exemples il devrait ecirctre clair qursquoune partie de la propagande produite par nos socieacuteteacutes est une forme de bullshit au sens de Frankfurt Il devrait aussi ecirctre clair que ce nrsquoest pas toute forme de propagande qui est de la bullshit frankfurtienne Analysons maintenant la propagande agrave lrsquoaide de la conception de bullshit de G A Cohen

22 Liens avec la bullshit selon CohenVouloir comparer la propagande et la bullshit au sens de Cohen

peut sembler incongru Dans la mesure ougrave la propagande se pose comme un fleacuteau particulier dans le cadre des deacutemocraties libeacuterales il est permis de croire qursquoelle est un problegraveme essentiellement social et politique A contrario la bullshit de Cohen ne se trouve pas dans

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cette sphegravere drsquoactiviteacutes mais bien dans le domaine intellectuel voire plus particuliegraverement dans la philosophie universitaire europeacuteenne Cette bullshit eacutetant cantonneacutee au milieu acadeacutemique le concept de propagande nrsquoy serait pas vraiment approprieacute ou pertinent Par deacutefinition la propagande veut faire passer du NAIC dans la base commune Or il semble impossible qursquoun eacutenonceacute reacuteussisse agrave la fois cet objectif tout en faisant preuve drsquoun manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir (laquo unclarifiable unclarity raquo)

Un beacutemol important peut ecirctre apporteacute en preacutecisant le concept de laquo veacutehicule de propagande raquo qursquoa deacuteveloppeacute Stanley Visant particuliegraverement lrsquoeacutecole et les meacutedias le concept de veacutehicule de propagande deacutecrit laquo an institution that represents itself as defined by a certain political ideal yet whose pratice tends to undermine the realization of that ideal41 raquo Il nrsquoest pas insenseacute de croire que lrsquoideacuteal qui deacutefinit lrsquoeacutecole est celui du savoir ndash son partage sa diffusion sa creacuteation et sa conservation Si lrsquoon accepte aussi la preacutemisse selon laquelle lrsquouniversiteacute est une eacutecole alors lrsquouniversiteacute serait deacutefinie par un ensemble drsquoideacuteaux similaires Par conseacutequent un milieu universitaire dont les pratiques iraient agrave lrsquoencontre de ses ideacuteaux de savoir serait selon Stanley un veacutehicule de propagande Or une communauteacute acadeacutemique qui en cherchant agrave produire des reacuteflexions profondes creacuteerait des textes manquant de clarteacute au point drsquoen ecirctre impossibles agrave eacuteclaircir possegravederait des pratiques srsquoopposant agrave lrsquoideacuteal de la connaissance La conception de la bullshit fournie par Cohen peut donc srsquoapprocher de la propagande en raison du rocircle crucial que joue lrsquoeacutecole (ce qui inclut lrsquouniversiteacute) dans les deacutemocraties libeacuterales contemporaines

En ce sens plusieurs enjeux drsquoimportance pour la socieacuteteacute peuvent ecirctre mis en lumiegravere lorsque nous analysons attentivement le concept acadeacutemique de bullshit Tout drsquoabord notons que la bullshit acadeacutemique peut avoir un impact sur le veacutehicule de propagande qursquoest lrsquoeacutecole tant sous la forme de propagande positive que de propagande minante En effet la bullshit acadeacutemique prend la forme drsquoune propagande positive lorsqursquoelle tente de favoriser lrsquoideacuteal du savoir mais ne le fait pas drsquoune maniegravere rationnelle Il nrsquoest pas difficile drsquoimaginer un contexte dans lequel lrsquoacquisition du savoir serait valoriseacutee non pas en vertu

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drsquoarguments raisonneacutes mais bien pour des raisons eacutemotionnelles ou sentimentales Dans un tel cas la propagande positive favorise reacuteellement le mecircme ideacuteal que celui de lrsquoeacutecole mais drsquoune maniegravere inacceptable en deacutemocratie Cela dit la bullshit acadeacutemique peut aussi prendre la forme de propagande minante ndash et on peut supposer que crsquoest la forme qursquoelle prendra le plus souvent Dans ce second cas de figure la bullshit acadeacutemique preacutetend favoriser la creacuteation et la diffusion de savoir mais nrsquoy arrive pas en raison de son intrinsegraveque manque de clarteacute impossible agrave eacuteclaircir Par conseacutequent la bullshit acadeacutemique infecte lrsquoensemble de la socieacuteteacute et diminue la capaciteacute des citoyens agrave identifier et deacuteconstruire les autres instances de propagande auxquelles ils seront exposeacutes Il est permis de croire qursquoune socieacuteteacute qui tolegravere voire encourage ce type de comportement de la part de son eacutelite intellectuelle risque la propagation du manque de clarteacute vers drsquoautres sphegraveres drsquoactiviteacutes Srsquoil fallait que le monde des meacutedias succombe au mecircme attrait pour lrsquoobscurantisme il deviendrait alors tregraves difficile pour la population de srsquoinformer convenablement et cela ne peut qursquoecirctre probleacutematique pour lrsquoavenir de cette deacutemocratie libeacuterale

ConclusionEn conclusion il apparait assez clairement que lrsquohypothegravese

universelle eacutetait trop forte toute propagande nrsquoest pas de la bullshit Il nrsquoen demeure pas moins que des liens conceptuels peuvent ecirctre eacutetablis entre bullshit et propagande Une eacutetude empirique pourrait nous renseigner sur le taux de bullshit dans la propagande mais il est probable qursquoune proportion importante de propagande soit de la bullshit qui joue sur nos eacutemotions en se fiant principalement agrave du NAIC pour faire passer des ideacutees dans la base commune indeacutependamment de la veacuteriteacute Le fait drsquoagir sans se soucier de la veacuteriteacute devrait ecirctre le critegravere central de lrsquoaccusation de bullshit pour qui accepte la conceptualisation frankfurtienne Srsquoil deacutepend de lrsquoeacutetat drsquoesprit du locuteur autant que le critegravere de laquo sinceacuteriteacute des propos raquo il est neacuteanmoins plus simple drsquoapplication

On pourrait cependant se questionner sur la pertinence mecircme de la conceptualisation de Frankfurt agrave expliquer tous les pheacutenomegravenes contemporains de bullshit Des exemples aideront agrave montrer les

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insuffisances du modegravele frankfurtien Consideacuterons les situations ougrave les individus ne peuvent mentir ni dire toute la veacuteriteacute comme crsquoest le cas dans le cadre drsquoune commission drsquoenquecircte comme la Commission Charbonneau Agissant dans un rocircle juridique preacutecis la Commission Charbonneau pouvait contraindre les teacutemoins agrave se preacutesenter devant elle Lorsque ces derniers avaient commis des actes illeacutegaux ils avaient inteacuterecirct agrave ne pas dire toute la veacuteriteacute mais ils ne pouvaient se permettre de mentir sous peine drsquoecirctre reconnus coupables de parjure Ils se souciaient de la veacuteriteacute mais ne pouvaient la nier ni la dire entiegraverement Si ce cas de figure ne ressemble pas tout agrave fait agrave la bullshit de Frankfurt ce nrsquoest pas non plus un mensonge ni un cas clair de propos vrais Cela meacuterite qursquoon srsquoy attarde davantage Il en va de mecircme de la situation des doreurs drsquoimages (spin doctors) dont la fonction est de transmettre un message positif au sujet drsquoune position ou drsquoun politicien Ils ne srsquoexpriment pas en se souciant de la veacuteriteacute mais bien drsquoune maniegravere strateacutegique On dit traditionnellement que les eacutenonceacutes des doreurs drsquoimages ne peuvent cependant pas ecirctre clairement faux puisque leur leacutegitimiteacute sera mineacutee Pourtant lrsquoeacutequipe politique de Donald Trump a deacutemontreacute dans les derniers mois qursquoelle est indiffeacuterente aux conseacutequences qui surviennent lorsqursquoelle se fait prendre agrave mentir Cette reacutealiteacute deacutepasse clairement la conceptualisation de la bullshit deacuteveloppeacutee par Frankfurt ne serait‑ce pas lagrave de la bullshit pousseacutee agrave lrsquoextrecircme ou un eacutetrange meacutelange de bullshit et de mensonges Si lrsquoideacutee de propagande nrsquoapparait pas clairement dans le cas des commissions drsquoenquecircte lrsquoexemple des doreurs drsquoimages est plus reacuteveacutelateur En effet en eacutetant payeacutes pour favoriser une position ou un politicien ces derniers ont la possibiliteacute de mettre de lrsquoavant des formules choc qui seront retenues et joueacutees en boucle par les meacutedias Ce faisant srsquoils trouvent les mots justes les doreurs drsquoimages peuvent incorporer agrave la base commune un NAIC qui mine les ideacuteaux de la deacutemocratie libeacuterale qursquoils deacutefendent

Lrsquoauteur aimerait remercier les collegravegues du seacuteminaire laquo Deacutemocratie raison publique et ideacuteologie raquo ainsi que le professeur Jocelyn Maclure pour leurs commentaires sur une version preacuteliminaire de ce texte

1 Jocelyn Maclure Retrouver la raison Montreacuteal Queacutebec Ameacuterique 2016

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2 Harry Frankfurt On Bullshit Princeton (NJ) Princeton University Press 2005

3 Dans le cadre de ce texte jrsquoai choisi de maintenir le vocable laquo bullshit raquo emprunt direct agrave lrsquoanglais La traduction franccedilaise communeacutement admise ndash baratin ndash ne rend pas du tout justice agrave la connotation du terme original

4 G A Cohen laquo Deeper into Bullshit raquo dans Gary L Hardcastle et George A Reisch (dir) Bullshit and Philosophy Chicago Open Court 2006p 117‑135

5 Jason Stanley How Propaganda Works Princeton (NJ) Princeton University Press 2015

6 G A Cohen op cit p 1207 Max Black The Prevalence of Humbug Ithaca Cornell University

Press 19858 Harry Frankfurt op cit p 9‑149 Ibid p 5110 Ibid p 51‑5311 Ibid p 4712 Ibid p 5113 Ibid p 5314 Harry Frankfurt On Truth New York Knopf 2006 p 33‑3615 Ibid p 1516 G A Cohen op cit p 129‑3417 Notons que Cohen refuse de deacutefinir ce terme ce qui pourrait preacutesager

qursquoil nrsquoest lui‑mecircme pas clair Ce nrsquoest pourtant pas le cas comme la suite du texte le montre

18 G A Cohen op cit p 13119 Mike Springer laquo John Searle on Foucault and the Obscurantism in

French Philosophy raquo Open Culture [En ligne] httpwwwopenculturecom201307jean_searle_on_foucault_and_the_obscurantism_in_french_philosophyhtml (Page consulteacutee le 11 deacutecembre 2017)

20 G A Cohen op cit p 133 note 2521 Harry Frankfurt laquo Reply to G A Cohen raquo dans Sarah Buss et Lee

Overton (dir)The Contours of Agency Cambridge (MA) The Massachussets Institute of Technology Press 2002 p 340‑44

22 Jason Stanley op cit23 Ibid p 5324 Ibid p 5825 Ibid p 5326 Ibid p 131

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27 John Rawls Theacuteorie de la justice trad franccedilaise Catherine Audard Paris Seuil 1993

28 Jason Stanley op cit p 10429 Ibid p 10930 Jason Stanley op cit p 134‑140 Litteacuteralement on pourrait parler du

laquo contenu en question raquo et du laquo contenu non‑en‑question raquo Pour eacuteviter ces barbarismes jrsquoai privileacutegieacute les abreacuteviations

31 Par ailleurs ils nrsquoauraient pas employeacute le vocable laquo gregraveve eacutetudiante raquo pour deacutecrire cette reacutealiteacute mais bien celui de laquo boycott raquo Cette distinction seacutemantique montre aussi une distinction entre lrsquoAIC et le NAIC

32 Prenons cette citation de la ministre Christine St‑Pierre laquo nous on sait ce que ccedila veut dire le carreacute rouge Ccedila veut dire lrsquointimidation la violence ccedila veut dire aussi le fait qursquoon empecircche des gens drsquoaller eacutetudier Pour nous crsquoest ce que ccedila veut dire et pour une grande grandegrande[sic] partie des Queacutebeacutecois crsquoest ce que ccedila veut dire raquo Propos tireacutes du texte de Geneviegraveve Lajoie laquo Symbole de ldquoviolencerdquo et ldquodrsquointimidationrdquo raquo Journal de Montreacuteal [En ligne] httpwwwjournaldemontrealcom20120608symbole‑de‑violence‑et‑dintimidation (Page consulteacutee le 12 octobre 2017)

33 Un tel exemple peut sembler farfelu mais il est directement inspireacute du discours du camp de NON au reacutefeacuterendum queacutebeacutecois de 1995 Ce camp nrsquoheacutesitait pas agrave souligner le caractegravere magnifique de laquo nos raquo Rocheuses utilisant ce deacuteterminant aussi pour faire passer un NAIC de possession

34 Jason Stanley op cit p 7835 Harry Frankfurt On Bullshitop citp 16‑1836 Certains lrsquoont mecircme affirmeacute publiquement apregraves leur deacutefaite eacutelectorale

Cf David Gentile laquo Liseacutee aurait voteacute contre une charte des valeurs non modifieacutee raquo Radio-Canada [En ligne] httpiciradio‑canadacanouvelle688156jean‑francois‑lisee‑votre‑contre‑charte‑valeurs‑clause‑grand‑pere (Page consulteacutee le 12 octobre 2017)

37 Cass Sunstein Why Societies Need Dissent Cambridge (MA) Harvard University Press 2003

38 Cf Jason Stanley op cit39 David Miller laquo Ideology and the Problem of False Consciousness raquo

Political Studies vol 20 no 4 (1972) p 432‑44740 Steven Lukes laquo In Defense of ldquoFalse Consciousnessrdquo raquo University of

Chicago Legal Forum vol 2011 no 3 (2011) p 2241 Jason Stanley op cit p 55

Politique eacuteditoriale de la revue PharesTous les textes reccedilus font lrsquoobjet drsquoune eacutevaluation anonyme par les

membres du comiteacute de reacutedaction selon les critegraveres suivants clarteacute de la langue qualiteacute de lrsquoargumentation ou de la reacuteflexion philosophique et accessibiliteacute du propos En outre il est important pour les membres du comiteacute que les textes soumis pour un dossier prennent en charge la question proposeacutee de maniegravere effective La longueur maximale des textes rechercheacutes est de 7 000 mots notes comprises Les textes soumis agrave la revue doivent respecter certaines consignes de mise en page speacutecifieacutees sur le site Internet de la revue au wwwrevuepharescom Un texte qui ne respecte pas suffisamment les consignes de mise en page de la revue ou qui comporte trop de fautes drsquoorthographe sera renvoyeacute agrave son auteur avant drsquoecirctre eacutevalueacute pour que celui-ci effectue les modifications requises Les auteurs seront informeacutes par courriel du reacutesultat de lrsquoeacutevaluation

Les propositions doivent ecirctre achemineacutees par courriel agrave lrsquoadresse eacutelectronique revuepharesfpulavalca avant la prochaine date de tombeacutee Toute question concernant la politique eacuteditoriale de la revue Phares peut ecirctre achemineacutee au comiteacute de reacutedaction agrave cette mecircme adresse Les auteurs sont inciteacutes agrave consulter le site Internet de la revue pour ecirctre au fait des preacutecisions suppleacutementaires et des mises agrave jour eacuteventuellement apporteacutees agrave la politique eacuteditoriale en cours drsquoanneacutee

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