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Jean-Marie Lamblard RHAPSODIE MÉDITERRANÉENNE ESSAI MÉTISSÉ LOUBATIÈRES

Rhapsodie méditerranéenne

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Par la succession de brefs récits sur le mode de la rhapsodie antique, Jean-Marie Lamblard nous fait entrer dans la longue épopée des peuples méditerranéens. Venus de tous les horizons, Wisigoths, Ostrogoths, Vandales, Francs, Arabes, Maures, Berbères, Byzantins… tous, aimantés par ce centre liquide, se visitent, se battent, échangent, s’aiment, s’assemblent et finissent parfois par se ressembler. Tissage des cultures et métissage des hommes contribuent à relativiser la différence mais aussi, par un heureux paradoxe, à réintroduire, au hasard de la génétique ou de l’histoire, une part de diversité au cœur même du monde métissé. Une foule de personnages familiers ou méconnus forment alors le chœur, répondant au présent aux interrogations de Mustapha, témoin étonné du libre parcours des hommes.

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LOUBATIÈRES

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Ernest Pignon-Ernest a bien voulu nous laisser reproduire une photographie extraite du parcours qu’il a consacré à Maurice Audin.

Qu’il en soit chaleureusement remercié.(www.pignon-ernest.com)

ISBN 978-2-86266-625-9

© Nouvelles Éditions Loubatières, 201010 bis, boulevard de l’Europe – BP 50014

31122 Portet-sur-Garonne cedex

[email protected]

www.libre-parcours.fr

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JEAN-MARIE LAMBLARD

Rhapsodie méditerranéenneessai métissé

libre parcours Loubatières

Jean-Marie Lamblard

RHAPSODIE MÉDITERRANÉENNEESSAI MÉTISSÉ

LOUBATIÈRES

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Acte I

LE MYTHE DE LA CABRE D’OR

PAYSAN DE NULLE TERREEndossons l’habit et suivons le candide au jardin. Je suis né alors que se

déchaînait la dernière guerre mondiale. Paysan de nulle terre, j’ai passé monenfance dans un village accroché au flanc d’une colline en marge de la grand-route, non loin du Rhône, vers Roquemaure et Villeneuve-lez-Avignon.Mon père venait d’acquérir la gérance d’un four communal pour se lancerdans la boulangerie ; cette ascension sociale devait sortir la famille de ladèche congénitale qui était le lot des ouvriers agricoles. Ma mère distribuaitla fournée prévue pour une fraction de la population. Le gros des clientspotentiels s’approvisionnait chez l’autre boulanger, l’ancien, celui des Blancs,dont la boutique située à côté de l’église proche de la fontaine s’annonçaitpar une devanture. Notre fournil, plus modeste, ouvrait directement sur laplacette du Haut et ma mère vendait le pain dans sa cuisine où l’on pénétraitpar une porte vitrée sans panonceau.

Notre maigre clientèle se recrutait parmi les familles qui constituaientce qu’il était convenu d’appeler alors la clique des Rouges. En pratique, cettedistinction désignait ceux qui bravaient l’Église et son curé. Ici je parle ducomportement social des hommes ; les femmes sachant accomplir ce qu’ilconvenait pour maintenir les liens de bon voisinage. À gros traits, être Rougeconsistait à s’affirmer Républicain et lire le journal. Les Blancs, eux, suivaientles directives de leur pasteur et lisaient le bulletin paroissial où l’évêqueencensait le maréchal Pétain, et stigmatisait les Juifs qui firent tant de malà Jésus, ce qui leur avait valu des misères, mais qu’il fallait pardonner etoublier en affrontant aujourd’hui tous ensemble le nouveau malheur quifrappait la France, les Allemands occupant le sol de la Patrie en punitionde nos péchés.

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Les Blancs ne mangeaient pas le pain des Rouges et vice-versa. Cettepetite communauté, dont rien ne distinguait vraiment ses citoyens les unsdes autres, avait trouvé ce prétexte pour se diviser en deux camps hostiles.Lorsqu’arrivait le temps des élections, on graissait les fusils en cachette parprincipe de précaution.

— Ce que nous sommes en train de lire donne l’impression de plongerdans le XIXe siècle (insinue l’autre au conduit de mes os), notre conteur n’estpas octogénaire, que diable !… Peut-être peine-t-il à se retrouver lui-même?…

Eh non, tout cela n’est pas si vieux. Bref, mes plus anciens souvenirsdatent de cette époque et de ce milieu social. La génération à laquelle j’ap-partiens se targue d’avoir connu la dernière décennie de la civilisation ruralequi avait modelé le paysage français et la mentalité des habitants. Mes parentset moi faisions partie de ce reliquat obsolète ; dans quelques années il n’enrestera rien et ce sera tant mieux.

En écrivant ces lignes, je prends tardivement conscience que notre patelintrouvait sa dynamique justement dans ce clivage Blancs-Rouges, parce qu’iln’y avait point en son sein d’autre délimitation perceptible du champ social.Pas de famille dominante issue de l’ancienne noblesse, aucun pratiquantjuif, pas de protestant déclaré, point d’immigré trop voyant (les Italiens etles Espagnols s’étant fondus dans le paysage selon leur pratique religieuse).Restait donc la séparation « des églises et de l’État » pour distinguer les unsdes autres et motiver les antipathies.

— Cependant, souvenons-nous (souffle l’insaisissable figure), blanc,rouge ou bigarré, il valait mieux ne pas marquer trop d’originalité dans sonallure ou ses mœurs, et oublier les origines mesquines de certains géniteursvenus en tapinois d’on ne sait où…

TROIS SOPHISTES DU PÉTRINL’Occupation allemande, obsédante dans les villes, n’atteignait que rare-

ment notre trou perdu, nous apercevions des véhicules blindés au loin surla route. Nous n’allions quasiment plus à l’école à cause des bombardements.L’alerte était donnée par les flocons qui naissaient en rotant dans le ciellorsque la DCA allemande postée le long du Rhône tirait pour protéger lesponts et la gare de triage d’Avignon des bombes américaines. Alors nouscourions jusqu’au belvédère et nous regardions au loin le ballet des avionset les impacts supposés. Parfois les bombardiers volaient si haut que les yeuxne pouvaient les voir. Ils revenaient souvent sur les mêmes cibles parce que

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la précision des tirs laissait à désirer, et puis, comme disait le grand-pèreMarius, ils devaient être saouls pour manquer si régulièrement leurbut. Personne ne devait se sentir protégé lorsqu’arrivaient les Alliés ; leursbombes menaçaient de tomber à dix kilomètres du pont visé. Les enfantsrecevaient l’ordre de se cacher à la première alerte dans un abri, ou de filerjusqu’au vallon de Valvignières dans les grottes.

Mon père refusa toujours de quitter son pétrin pendant les alertes. Ilavait connu la guerre de 14-18 et ne craignait pas ces bombardements loin-tains. Ce sont les Allemands qui sont visés, disait-il, et si ça devient dangereuxnous descendrons à la cave.

Ainsi protégé, rassuré par l’entourage familial, j’ai vécu de grandes annéesde bonheur buissonnier. Père et mère très absorbés par leur labeur, le painse travaillant encore à la main, c’était le grand-père paternel Marius qui s’oc-cupait du petit, ou le petit qui s’occupait de lui. Nous étions inséparables.Avec deux ou trois de ses vieux compagnons, nous passions nos journéesproches du four, assis sur un banc à côté de la gloriette d’hiver, ou sur le pasde la porte l’été à l’ombre de la treille. Jamais bien loin du four ni du pétrinafin de surveiller les subtils remugles de la pâte en train de lever que dénoncentses bouffées d’aigreur, et flairer le pain cuit juste à point pour alerter monpère en cas d’urgence ; nous formions l’antenne avancée des reniflements,ce qui suffisait à combler nos journées.

L’exiguïté du fournil ne permettait la présence à demeure de trois personnesseulement afin de ne point gêner les gestes du boulanger. Sur le banc s’as-seyaient Marius et deux de ses collègues, comme il disait, de lointains parentssemblait-il, des hommes du clan de l’ancien temps, Cyrille et Salemme.Marius, natif de Rochefort-du-Gard, avait passé sa vie de bûcheron, deberger et de manouvrier dans les plaines de Crau, puis à Beaucaire, et surle tard s’était associé à son fils lorsque celui-ci avait remis le four en fonc-tionnement. Dans mon souvenir, c’est un grand vieillard aux cheveux blancs.Cyrille venait de Roquemaure. Salemme n’était guère sorti des bois de Pouzil-hac proches d’Uzès ; charbonnier de vocation et bouscatier, pendant desannées il avait lié les fagots de chêne rouvre pour chauffer les fours.

Ces trois paysans se connaissaient depuis toujours, ou du moins parta-geaient une mémoire collective laissant croire qu’ils avaient toujours vécuensemble. Ayant intégré le savoir des uns et des autres, ils possédaientl’histoire du canton et des généalogies familiales. Un seul savait lire et unpeu écrire, Cyrille, mais l’occasion d’exercer sa science ne se présentait que

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rarement parce qu’il oubliait toujours ses lunettes. Alors c’était moi quiépelais les gros titres du journal quand un ancien numéro arrivait jusqu’àeux. Tout enfant, j’ai ainsi compris le pouvoir de celui qui maîtrise l’écritet dispense aux auditeurs son contenu dont il peut à loisir modifier le sens.Se cachait ici, en germe, la ruine de l’organisation sociale qui assurait ladignité de mes vieux amis. Désormais leur vaste mémoire perdait son utilitépuisqu’un liseur pouvait découvrir dans les registres et les livres ce qui avaitété ; heureusement, on ne conservait aucun bouquin dans nos maisons etje me montrais toujours avide d’écouter leurs histoires.

Longtemps je ne pourrai concevoir que l’on puisse grandir ailleurs quedevant le four du boulanger en compagnie de trois vieux assis contre le murde la gloriette. Ils incarnaient les trois mages déversant à l’enfant le trésorde leur sagesse ; trois vieux satisfaits sans doute d’avoir un auditeur avec euxpour partager leur temps, un miston qui écoute, retient leurs commentaireset apprend leurs sornettes par cœur.

Ces hommes abandonnés sur le bord de la modernité, semblables à desmilliers d’autres paysans méditerranéens, ni exilés, ni colonisés, mais subal-ternes partout, marqueront profondément ma mémoire. Lorsqu’à vingt ansje découvrirai la réalité de l’Algérie colonialiste et ses indigènes ruraux, jene serai pas dépaysé : à chaque pas, dans les douars, je reconnaîtrai mesMarius, mes Salemme, mes Cyrille sous des djellabas sans âge sur le bancdes cafés maures ; vite on me détrompera : ceux-là ne sont que des « bicots »,ici nul ne s’attarde. On trouve toujours plus humble que soi.

— Ainsi, Marius, Cyrille et Salemme, serrant vos mains dans les nôtres,c’est à vous que vont nos pensées au détour de ce paragraphe, accolé commeun lambeau de vie ajouté aux récits du baladin, le volet central du polyptyque,un centon cousu à la voile latine, le pavillon des damnés de la Méditerra-née…

AU MAQUIS DU GENDARME DE ROQUE’MAUREAnalphabètes ou illettrés peut-être, mais pas ignorants je le répète ; très

savants et réputés dans leurs domaines. Ils étaient bilingues comme tout lemonde en ce temps-là ; la langue romane d’Oc formait le socle de leur langagefamilier, mais ils pouvaient s’adresser en français ou répondre aux visiteurs,notamment aux gendarmes qui venaient souvent réchauffer leurs piedsdevant le four et manger un morceau de fougasse. Les gendarmes de Roque-maure, que chacun connaissait ici, s’arrêtaient de préférence chez mon père.

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J’apprendrai plus tard qu’un des leurs avait fondé un maquis dans les boisde Malmont et qu’une fois par semaine, la nuit, mon père cuisait une fournéepour les partisans ; ils payaient en sacs de farine qu’ils se procuraient enfaisant des « hold-up » chez les minotiers de Pont-Saint-Esprit. La farine deblé étant rationnée, grâce aux maquisards nous mangions parfois du painblanc ! Et nous apprenions des mots nouveaux, parce qu’un hold-up personnene savait ici ce que c’était avant que les gendarmes nous aient raconté leursexploits nocturnes.

Avec le concours de Marius et de ses compagnons, des mots rares et desmots justes j’en connaissais beaucoup. Ce sont eux qui disaient que lachambre chaude à côté du four où le boulanger surveille la pâte en train delever s’appelle la « gloriette » dans le langage du métier, et que le long tisonniercourbe qui permet de fourgonner puis de retirer les braises de la sole dufour, que le Français nomme ringard, se dit « rédiable » en vérité. Je pourraisvous en citer d’autres, et de moins convenables.

— Ho-là-là, et de franchement égrillards ! (se souvient cet autre enaparté). Glissons. Nous retrouverons la gloriette en lisant la Chanson deGuillaume d’Orange lorsque le jongleur situe la chambre de dame Guibourc,l’épouse de Guillaume, dans son palais vauclusien. Guibourc était une captivesarrazine qui s’appelait Oriabel avant sa conversion au christianisme dansles bras du comte bien-aimé, elle l’attendait dans Gloriette d’Orange tandisque son héros bataillait avec ses neveux contre les Maures et les Sarrazinsaux Aliscans…

LES 37 ÉLÉPHANTS D’HANNIBALJustement, revenons aux Sarrazins. C’est Marius qui le premier raconta

la légende de la Chèvre d’or que les Sarrazins avaient dissimulée au fondd’un souterrain caché dans les ruines du prétendu château des seigneurs deValvignière, en haut de notre village. Je croyais être le seul à connaître lacachette, mais les autres enfants la savaient aussi. Tout le village se répétaitle secret de la Chèvre d’or ; à chaque génération, des garçons allaient gratterdans les ruines au pied des éboulis dans l’espoir de trouver le trésor.

Aucun de mes trois informateurs ne pouvait affirmer avec certitude qu’untrésor dormait là. Cette légende se racontait depuis longtemps et personnene se souvenait des circonstances de son enfouissement. Au vrai, en ce quiconcernait la Chèvre d’or, mes amis ne se souvenaient de rien. Par contre,ils se montraient intarissables sur le passage d’Hannibal et de ses éléphants.

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S’aidant l’un l’autre, ils racontaient le franchissement du Rhône, non loinde chez nous, lorsqu’Hannibal imagina ce stratagème pour surprendre lesRomains.

— Sur Hannibal et ses éléphants, nos livres d’histoire contiennent pasmal de fariboles. Voici ce que les trois secrétaires perpétuels de l’Académiede la Mémoire et du Pétrin savaient de cet événement. Ça se serait passé ily a longtemps, nous étions à la fin de l’été (affirme l’hors-soi)… Écoutonsle dernier qui s’en souvienne :

Oui : l’armée arriva du sud, sortant des coteaux de Nîmes, elle défila enbas de notre village pour déboucher vers Roquemaure où le gros des troupesdevait camper sur les bords du Rhône. La veille, Hannibal avait traversé leGardon à gué du côté de Remoulins et ensuite, par le plateau de Signargues,ses colonnes contournèrent les rochers de Rochefort, puis elles passèrent aupied de la montagnette de Notre-Dame-de-Grâce. Les guerriers franchirentl’Agassin au nord de l’étang de Pujaut et de là ils arrivèrent à Roquemaureoù un donjon porte encore leur nom, la Tour des Carthaginois ; on les appelaitainsi parce qu’ils étaient partis de Carthagène d’Espagne. Leurs soldats défi-lèrent pendant deux jours complets. Ils avançaient à pied, certains à cheval,avec des ânes, des mulets. Les convois ne traînaient point de chariot parceque les hommes n’emmenaient pas leur famille ; ce n’était pas une invasionmais une incursion. Ils conduisaient des éléphants, oui des éléphants quepersonne n’avait jamais imaginés si grands ! Des dizaines d’éléphants sur lechemin de Roquemaure, il fallait voir ça ! et leurs cornacs qui venaient desIndes (c’est pour ça que nous avons joué aux Indiens bien avant la découvertedes Amériques). « Alors, ils sont passés aux Codoyères ? » demandait Salemmequi regrettait d’avoir raté l’événement. Oui, enchaînait Cyrille, et par Truelils sont arrivés au Rhône où ils ont bivouaqué quelques jours. Ce n’étaientpas des pirates, ils payaient la nourriture et offraient des cadeaux. Puis avecl’aide des gens de Montfaucon, ils traversèrent le fleuve un peu au-dessousde l’île de la Piboulette et débarquèrent à Caderousse. Les éléphants, queleur cornac s’échinait à pousser de force sur des radeaux, voulurent traverserà la nage ; et le gros des troupes franchit le Rhône sur des barcasses liées partrois ou des chaloupes. Arrivés sur l’autre rive, ils marchèrent jusqu’auxAlpes et l’on n’entendit plus parler d’Hannibal sur les bords du Rhône.

Le récit du passage des éléphants m’émerveillait, je voulais connaître tousles détails et d’aucuns en rajoutaient. Alors, ils venaient d’Espagne ? Il faitchaud en Espagne ? Oui surtout à Carthagène. C’est sûrement eux qui ont

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inventé la carthagène. Va savoir ! Pourtant ces gens n’étaient pas Espagnols.C’étaient une variété d’Espagnols qui venaient d’Afrique. Diable, alors ilsétaient noirs ? s’inquiétait Salemme. « Non, dit mon père qui passait par là,c’étaient des Arabes. » Mon père parlait peu, et ne se mêlait que rarementaux échanges philosophiques, mais lorsqu’il avançait quelque propos c’étaittoujours bien documenté. On ne le contredisait pas, et nous allions mêmejusqu’à lui donner un coup de main pour porter ses bannastes afin qu’ilnous en dise un peu plus long, selon ses informations, lui qui avait visitéMarseille.

Les Arabes ! personne dans le fournil ces années-là ne savait très bien dequoi il s’agissait. Quelques anciens du canton s’étaient retrouvés blédardsen Algérie dans leur jeunesse, paraît-il, pour faire la guerre aux « Arabes »,mais il y avait longtemps de cela et ce n’était pas un sujet de conversation.Les Arabes, le Maroc, l’Afrique noire, relevaient d’un autre monde que mesprofesseurs ne fréquentaient pas, ils en étaient restés aux Sarrazins bien dechez nous.

UNE CIVILISATION DE L’ORALITÉ,SANS PERSPECTIVE HISTORIQUEJe me suis souvent demandé comment il fallait situer cette prétendue

mémoire du franchissement du Rhône par Hannibal et ses éléphants. Lesvieux comtadins la charriaient dans leur patrimoine et la communiquaientavec la fraîcheur d’une nouvelle qui se serait déroulée sous leurs yeux.

Ces proches dont je tente de restituer le souvenir, humbles parmi leshumbles, mais bien typiques d’une société rurale dont ils incarnaient ledernier carré, rassemblés dans ma famille par un concours de circonstancesqu’il serait déplacé de raconter ici, étaient dépourvus de sens historique.Leur esprit (habité de contes et légendes) et leur mémoire foisonnaientd’anecdotes dont certaines pouvaient se recouper avec l’enseignement deslivres d’histoire, sans qu’ils aient le souci de départager le fabuleux du véri-dique, l’imaginaire du réel. Ils ne se préoccupaient jamais de l’enchaînementdes siècles mais bien davantage de filiation généalogique, seule occurrenceoù le temps ne s’écoulait que dans un seul sens. Le surgissement d’Hannibaln’était qu’un présent fossilisé. Il existait indépendamment du déroulementdes cycles, que les saisons démontraient, sans pour autant induire une pers-pective historique. Hannibal ou Napoléon, c’était avant-hier ; et nous étionstous les enfants de l’hier.

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Ce monde, pilonné fort opportunément par les bombes américainespour en chasser le nazisme que l’incurie des politiques avait laissé prospérer,ne survivra pas à la victoire des Alliés, et ce sera notre chance. Avec la Libé-ration, après le retour au foyer des prisonniers, méconnaissables et terribles,et le plan Marshall, la France rurale vivra une grande césure historique,laquelle verra disparaître la société paysanne sclérosée.

En vous contant mes bucoliques souvenirs, je pourrais laisser croire à lanostalgie d’une Arcadie provençale perdue. Non, mille fois non ! le mondevillageois de mon enfance entretenait un enfer quotidien empli de haine,où le faible, le pauvre, l’enfant sans famille, la mère sans mari, l’étrangersans fortune, le marginal et l’innocent, étaient exploités et humiliés tran-quillement, avec la méchanceté ordinaire des sociétés tribales arc-boutéessur leurs dérisoires vanités. Agissant ainsi parce que c’était la coutume, levillageois ne se montrait compatissant qu’avec les siens.

DE BOUCHE-EN-BOUCHE ?Peut-on croire que l’histoire orale, dont j’ai voulu donner ci-dessus avec

le passage d’Hannibal un exemple vécu, ait pu traverser deux millénaires etplus avant de parvenir à son terme ? C’est douteux en effet. Ce qui pourraitse concevoir davantage, ce serait la convergence de processus conjoints.D’une part, des gens du pays, des sédentaires qui garderaient en mémoiresur de longues générations un fait exceptionnel s’étant déroulé dans leurparage, puis la rencontre d’une personne de culture écrite, un homme d’église,un notable érudit, lequel, à la faveur d’un événement singulier comme ladécouverte d’une sépulture antique accompagnée d’offrandes métalliqueslors d’un terrassement, ou d’ossements anormalement gros trouvés en creusantun puits, que sais-je, se serait livré à des commentaires devant le paysansongeur et sa trouvaille. L’homme de savoir étale sa science et énumère leshypothèses que ses lectures lui suggèrent : ce gros fémur, deux fois groscomme celui d’un bœuf pourrait bien provenir d’un éléphant perdu parHannibal, lequel est en effet passé dans la région, savez-vous, en 218 avantnotre ère comme le racontent Polybe et Tite-Live… Le discours savant sesuperpose alors à la tradition orale et restaure la mémoire commune pourun temps. Ce ressourcement périodique (le souffle chaud du bouche-en-bouche,dirait Claude Gaignebet), prenant appui sur de vagues réminiscences, sélec-tionne et fixe le récit historique en le rapprochant de la légende. Et à montour, écrivant ce qui précède, je formule une hypothèse… Critias faisait

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référence au récit de l’Atlantide entendu alors qu’il avait dix ans de son grand-père nonagénaire, lequel vieillard l’avait reçu de la bouche de Solon, qui lui-même répétait les propos d’un prêtre égyptien… Platon s’amuse ainsi dansle Timée à nous montrer la mémoire athénienne à la merci du jeune Critiaslequel heureusement se souvient des récits de son grand-père et restitue lafable aux bonnes oreilles pour la postérité.

— Mais Platon fabule sur l’Atlantide ! Quant à ce que nous venons delire, signalons qu’aucun auteur antique relatant l’expédition d’Hannibal nedonne de telles précisions sur le passage du Rhône par l’armée punique(intervient la voix érudite qui glose à la cantonade) ; aucun auteur ne parlede Montfaucon ni de Caderousse… Oui, Polybe a bien noté 37 éléphants,et les chevaux traversant à la nage ; par contre, ton père se trompait, lesCarthaginois étaient peut-être des Syriens mais sûrement pas des Arabesd’Arabie ! Probablement venaient-ils à l’origine de Phénicie, des côtes duLiban…

LES ROUGES ET LES BLANCSNotre digression nous aurait-elle éloignés des Sarrazins ? Pas vraiment.

Outre que cette relation nous rappelle l’ancienneté de ce chemin suivi parles Carthaginois, lequel remonte d’Andalousie où s’abouche l’Afrique,franchit les Pyrénées, atteint Narbonne et gagne la vallée du Rhône, elle ale mérite d’éclairer l’une des sources des histoires locales pour les périodesdu Haut Moyen Âge si mal documentées : les lieux-dits et leurs légendes.De plus, la visite amicale du Sémito-berbère Hannibal chez les Gaulois enpréfigure d’autres au fil des siècles ; nos voisins Nord-Africains n’ont cesséde nous rendre visite et vice-versa.

Je souhaite témoigner ici sur un autre gisement de mémoire contenanten germe des facteurs d’intolérance ; une autre source d’idées reçues contrelaquelle l’école laïque s’escrimait au milieu du XXe siècle encore. La famillepaternelle était de confession républicaine et profondément laïque, je leredis, par contre ma mère sortait d’une maisonnée de Blancs. Ayant choisid’épouser celui qui deviendra mon père, elle sera bannie par les siens, parle frère aîné surtout. Oh, sans éclat, sans drame, benoîtement, mais sansrémission. Ainsi dans mon enfance, je n’ai pas eu de contacts très intimesavec cette autre maison qui s’élevait de l’autre côté de notre quartier. Je n’enparlerai donc pas. On la mentionnera uniquement pour préciser que l’enfantfréquenta l’église comme tous les gamins, pour faire plaisir à sa mère bien

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sûr, mais aussi parce que « ça se faisait ». De même que le curé bénissaitaussi le cercueil des Rouges le moment du deuil venu. Ce n’était pas la guerreà ciel ouvert mais un long combat de sape, catholiques contre mécréants,les uns et les autres se détestant intimement, sous le boisseau, jusqu’à la liedu fiel.

J’ai donc écouté les leçons du catéchisme comme tous les enfants, enattendant d’avoir douze ans, l’âge au-delà duquel les garçons de mon clandésertaient l’église complètement.

NOTRE-DAME DE SAINTE-VICTOIREMais jusqu’à douze ans, j’en ai entendu des sermons !Et une fois l’an, le village se rendait en pèlerinage au sanctuaire régional

situé sur la commune de Rochefort. La procession partait de bon matin,enfants de chœur en tête, chantant les cantiques ; deux heures de marche,puis l’ascension de la colline, bannières déployées. Au sommet, autour duprieuré relevant de l’ordre des Bénédictins, un capharnaüm de boutiques,de stands, de buvettes, et d’étalages d’objets de piété, dans un climat dekermesse où nous allions boire des limonades avant la messe.

Au cours du prêche, l’officiant missionnaire résumait l’histoire de lachapelle qui avait porté à son origine le titre de Notre Dame Sainte-Victoire,en commémoration des triomphes de Charlemagne sur – devinez qui – lesSarrazins, bien entendu. La toute première fondation pieuse daterait préci-sément de la victoire remportée par Charles Martel aux portes d’Avignon ;le pèlerinage n’ayant commencé qu’à l’époque de Charlemagne en remer-ciement de la protection de Marie. Et le moine historien montrait du doigtla plaine au sud de la colline où eut lieu la bataille. Nous écoutions la voixmartiale du prédicateur résonner sous les voûtes du sanctuaire surchargéd’ex-voto. Il célébrait la sainte croisade qui se déroula au pied du mont sacré,la Roque-Forte dispensant toujours ses grâces aux enfants de Marie dont ilbénissait la génération montante agenouillée devant lui.

On conseillait fortement l’achat du livret qui racontait les faits :« Poussé par un fanatisme cruel, ces farouches sectateurs de Mahomet

répandirent partout la terreur, et exercèrent des ravages dont les traces subsis-tent encore en divers endroits […] Après la prise d’Avignon, les Sarrazinsforcés de quitter le Comtat Venaissin passèrent le Rhône et campèrent entreSaze, Pujaut et Rochefort. Mais l’intrépide Charles Martel ne leur donnapas le temps de se mettre en bataille. Renforcé par l’arrivée de nouvelles

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troupes, il les mit en fuite du côté de Nîmes. […] En cet endroit même,Charlemagne, pour perpétuer le souvenir du triomphe de ses armes et decelles de son aïeul, fit élever une église qu’il dédia à la Sainte Vierge et àSainte Victoire. »

Chaque famille conservait dans son trésor un exemplaire de l’opuscule ;celui que je recopie était caché au fond d’un tiroir de ma mère à côté dumissel.

L’après-midi, les pèlerins allaient prier une antique effigie de la ViergeNoire sous le titre de Sainte-Brune. Statue miraculeusement découverte parun berger un jour d’orage tandis que la foudre fendait la falaise. Nous nousrendions au pied de l’anfractuosité, lieu de l’invention, et nous emportionsun fragment de rocher réputé bon préservatif contre la foudre. Les prêchesse poursuivaient en énumérant les autres combats que menait l’Église catho-lique contre ses ennemis successifs et barbares : les Albigeois hérétiques, lesjuifs, les protestants, les francs-maçons, les communistes.

Le hasard de la vie m’aurait-il fait naître dans une société particulièrementarriérée, au sein d’un terroir chargé d’histoire événementielle, ou bénéficiantd’une configuration géographique exceptionnelle ? Non point, nous retrou-verions les mêmes situations dans d’autres provinces avec les mêmes conjonc-tures. L’identique conformation géologique conduisait les grands troupeauxd’herbivores de la préhistoire à emprunter les voies de passage, entre fleuveet falaise, où passeront ensuite les armées, et enfin les usagers des autoroutes ;ce sont en effet les zones de peuplement antiques et d’histoires longues, etl’homme du pays prend plaisir à élever des croix pour fixer sa mémoire etarrêter le temps.

CONQUÊTE DU TRÉSOR DES SARRAZINSHeureusement, pour parler sarrazinois, j’avais à demeure les trois sophistes

du pétrin aux braies rapetassées, qui ne croyaient pas en dieu mais racontaientdes histoires peuplées de démons et merveilles, où le héros principal, Jeande l’Ours, donnait naissance à la Durance entre ses jambes en pissant deboutcontre le soleil ; nous connaissions aussi Pamparigouste le pays du mondeà l’envers où les chiens jappent du cul, et Galagu le goinfre du royaume deTurelore.

La Chèvre d’or se terrait au fond d’une caverne en haut du village dansla maison du Seigneur dont ne subsistaient que des ruines. Pour monter là-haut nous traversions la placette et prenions l’androne taillée dans le rocher

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Jean-Marie Lamblard est docteur en ethnozoologie de l’Université René Descartes-Paris V,conteur, essayiste et romancier. Il a été accueilli par Théodore Monod au Muséumd’histoire naturelle de Paris. Familier des terres du Sud, sa profession l’a souvent amenéà arpenter les pays méditerranéens.

Jean-Marie LamblardRHAPSODIE MÉDITERRANÉENNEESSAI MÉTISSÉ

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frISBN 978-2-86266-625-9

25 €

« Mohamed T. est à la tête d’une nombreuse famille ; il est aussi mon ami.Noble de caractère, qu’il fût aide-berger dans son douar ou immigré dans la zone portuaire, Mohamed conservait de ses ancêtres la stature naturelle despères de tribu. Lorsqu’il reçoit dans son huitième étage du bâtiment C,quartier Nord, derrière l’autoroute, un coussin brodé suffit pour transformer leF4 en salon d’alcade andalou digne de ses invités. Huit enfants […], aumilieu, il y a Mustapha, treize ans. Remarquons que seul parmi sa fratrieMustapha naquit blond avec les yeux bleus, blond au centre d’une maisonnéede bruns aux regards sombres. »

… Une singularité qui laisse Mustapha perplexe.Par la succession de brefs récits sur le mode de la rhapsodie antique,

Jean-Marie Lamblard nous fait entrer dans la longue épopée des peuplesméditerranéens. Venus de tous les horizons, Wisigoths, Ostrogoths,Vandales, Francs, Arabes, Maures, Berbères, Byzantins… tous, aimantéspar ce centre liquide, se visitent, se battent, échangent, s’aiment, s’assemblentet finissent parfois par se ressembler.

Tissage des cultures et métissage des hommes contribuent à relativiserla différence mais aussi, par un heureux paradoxe, à réintroduire, au hasardde la génétique ou de l’histoire, une part de diversité au cœur même dumonde métissé.

Une foule de personnages familiers ou méconnus forment alors le chœur, répondant au présent aux interrogations de Mustapha, témoinétonné du libre parcours des hommes.

Photographie de couverture :© Ernest Pignon-Ernest