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Rémi Chastel (1729 -1787) Mémoires d’un homme du commun au Siècle des Lumières Michel Quertelet

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Rémi Chastel (1729 -1787)

Mémoires d’un homme du commun

au Siècle des Lumières

Michel Quertelet

34.06 550223

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 458 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 34.06 ----------------------------------------------------------------------------

Rémi Chastel (1729 -1787) Mémoires d’un homme du commun au Siècle des Lumières

Michel Quertelet

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Monsieur le comte de Castillon repoussa de ses

mains gantées les doubles vantaux de la haute porte du salon bleu. Immobile à l’entrée, il parcourut du regard les aménagements de prestige que la marquise et lui-même avaient apportés à cette vaste et somptueuse salle de réception. Le soir venu, sous les feux des huit appliques rocaille, des deux chandeliers d’argent et des trois magnifiques lustres aux cinquante-six lumières, en bronze doré et cristal de roche, resplendissaient à ravir les meubles et décorations qu’il avait au fil des jours fait livrer pièce à pièce, sans s’émouvoir de la dépense car, lui avait-on signalé, « l’or des coffres n’est pas destiné à être contemplé mais répandu ».

Le regard flatté du comte faisait le tour de ces merveilles : le vaisselier, ses services et ses verreries, le guéridon et la table à la Bourgogne, chefs-d’œuvre de maître Migeon, les fauteuils et le canapé, le bureau plat de maître Cressent, les tapis de la Savonnerie, les verdures d’Aubusson, le cartel signé Lepaute, les miroirs de la Manufacture des glaces de France, les

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biscuits, les vases et leurs fleurs délicates en porcelaine tendre de la Manufacture Royale de Vincennes…

Toutes ces œuvres d’art faisaient l’orgueil de la marquise, qui entendait faire de sa toute récente demeure, loin de l’agitation et des intrigues de la cour, un havre de paix enchanteur. Monsieur de Castillon attendait encore la livraison d’une tapisserie de grande dimension, réalisée par la Manufacture royale des Gobelins, et qui serait mise en place à la brune dans le salon doré. Il formait des vœux pour que l’installation de cet Hôtel d’Évreux fût au goût de madame la marquise de Pompadour, son illustre propriétaire, qui attendait impatiemment à Meudon en son château de Bellevue le complet aménagement de sa nouvelle résidence parisienne.

Rien ne prédisposait Alexandre de Castillon à la fonction qu’il exerçait présentement. L’ancienneté de sa famille et sa position d’aîné le destinaient tout naturellement au métier des armes. Il avait donc servi le souverain avec toute la vaillance et l’habileté dont il était capable, ce qui n’avait pas manqué de lui attirer, eu égard à la considération de ses supérieurs, quelques pointes de jalousie de la part de ses pairs.

Hélas, une santé soudainement défaillante l’avait récemment contraint de mettre un terme à une carrière qui s’annonçait brillante et il avait dû se retirer sur ses terres. Or, l’état de son Aquitaine natale était loin d’être aussi florissant que jadis, lorsque le bordeaux était expédié aux suzerains anglais par

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cargaisons entières. D’aucuns avaient cru bon de « bouter les godons » à la mer, et ils avaient, à l’époque, du même coup privé la région d’une grande partie de sa richesse.

Au siècle suivant, pour parfaire le dommage, un arrêt du Parlement de Paris avait enjoint aux marchands de vin de la capitale de se fournir uniquement dans un rayon de vingt lieues. Ce qui excluait, avec beaucoup d’autres, le clairet d’Aquitaine, et avait alors ruiné nombre de vignerons.

L’arrêt était maintenant sorti des mémoires et n’avait plus valeur de loi, mais la situation ne s’était guère améliorée. Soit par facilité de charroi, soit peut-être aussi par ressentiment, les rois de France et la noblesse avaient, trois siècles durant, délaissé le bordeaux au profit des vins de Bourgogne, du Val de Loire ou de Champagne. Ce dernier était même devenu le favori de madame de Pompadour, le seul, disait-elle, qui « n’affecte en rien après boire la beauté ni l’esprit de la femme ». Le bruit courait à la cour que la première coupe avait été moulée sur son sein. Rumeur ou réalité ? Nul ne le saurait dire.

Le bordeaux commençait malgré tout à être apprécié à Versailles. Mais les négociants bordelais, sans doute rancuniers, prenaient soin de ne signaler au roi que les domaines situés sur la rive gauche de la Gironde et du cours inférieur de la Garonne, où s’élevaient jadis les châteaux des opulents et prodigues maîtres anglais. Le village de Castillon, qui produisait

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un vin d’aussi bonne qualité, portait pour son malheur un nom associé à la défaite et au départ précipité des « bienfaiteurs » ; il n’avait aucune chance d’être jamais cité à la cour. Seul opérait le bouche à oreille, ce qui n’apportait que maigre profit et mince consolation.

Doublement confronté au terme imprévu de sa carrière et au dénuement de certains de ses fermiers, monsieur le comte en avait été réduit, comme beaucoup, à se rendre à Versailles afin d’aller quémander auprès du roi une faveur susceptible de lui assurer un équipage digne de son rang et un peu de bien-être à ses gens.

Il était relativement aisé de s’adresser au Bien-Aimé, et même de lui soumettre une supplique. Point n’était besoin de se prévaloir de quatre quartiers de noblesse ; le simple port de l’épée et la présence du tricorne faisaient l’affaire. C’est ainsi qu’étaient agréés certains artisans d’art cependant simples bourgeois. Dans certains cas, un chapeau et une rapière de location pouvaient même suffire, pour peu que la vêture fût de bon goût. La condition était toutefois que l’entrevue eût lieu hors les murs du château, le Cabinet d’angle du roi n’étant accessible qu’aux ministres, aux proches courtisans… et à sa favorite. Castillon profita d’une promenade au parc de Sa Majesté, seulement accompagnée de quelques familiers, pour lui présenter sa requête. Le roi s’imposa de lire le placet et de s’informer courtoisement des tenants et aboutissants de l’affaire,

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masquant seulement de la main un bâillement furtif. Marchant à pas comptés à la gauche du souverain, légèrement en retrait et le tricorne sous le bras, Castillon attendait avec appréhension l’issue de l’entrevue.

Après avoir évoqué la douloureuse nécessité de la guerre, le charme des duchés de Lorraine et de Bar nouvellement acquis, la rudesse de la vie paysanne et la gratitude de l’État à l’égard des sujets méritants, le roi termina par ces mots d’espérance : « Il se trouve, Monsieur, que notre excellente amie, la marquise de Pompadour, nous a récemment fait part de son désir de meubler et décorer l’une de ses résidences, à savoir l’hôtel d’Évreux situé à Paris. En témoignage de reconnaissance pour les services que vous avez rendus, nous vous nommons intendant de notre très chère marquise aux fins de subvenir et veiller à l’agencement en meubles et décorations de sa récente demeure. Je vous souhaite, Monsieur l’Intendant, bonne réussite en cette affaire et, compte tenu de l’ampleur de la tâche à accomplir, je ne vous retiens pas davantage. »

Ainsi élégamment congédié, « Monsieur l’Intendant » avait salué chapeau bas et laissé le roi et sa suite poursuivre leur promenade.

Au souvenir de cet épisode humiliant, un pâle sourire d’amertume se dessina sur les lèvres du comte de Castillon. Par bonheur, depuis cette journée peu glorieuse, des pensées lui étaient venues, qui avaient

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mis un peu de baume sur sa blessure d’amour-propre. Il parvint à se persuader que la véritable valeur de l’honnête homme était de servir le souverain au mieux de ses aptitudes et en toutes circonstances. Or, il était manifeste qu’en cet office d’intendant il ne pouvait que s’estimer satisfait. À vrai dire, ses fonctions se bornaient à régler les fournisseurs et à faire mettre en place les meubles et objets que la marquise désirait posséder. À cet égard, force était de constater que madame de Pompadour avait le don subtil de dénicher l’artisan sans égal, l’artiste hors pair, dont elle savait par des grâces et des largesses exalter le talent. Il ne restait à l’intendant qu’à veiller à ce que les délais fussent respectés, que la marchandise fût remise en parfait état et que nul fâcheux incident – un parquet rayé, un meuble éraflé, une vitre étoilée – ne vînt entacher l’élégance des lieux. Quelque modeste que fût sa contribution, Castillon avait conscience d’agir avec zèle et compétence et avait finalement admis qu’il convenait de se satisfaire de la situation présente.

Il en était là de ses réflexions lorsqu’une soudaine crispation du visage altéra ses traits. Il porta vivement la main au côté. Depuis plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois, il était coutumier de cette douleur latérale, souvent accompagnée de maux de tête et de nausées. Il se dirigea vers le guéridon, y prit une clochette de porcelaine bleue décorée de scènes bucoliques et l’agita doucement. Un jeune laquais se

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présenta dans l’encadrement de la porte mais s’abstint, par déférence pour les lieux, de faire un pas de plus. « Serviteur, Monsieur, et fort aise de l’être, lança-t-il gaiement en s’inclinant. Je vous souhaite le bonsoir et suis volontiers à vos ordres. »

Le maître et le domestique entretenaient les meilleures relations, faites de loyal dévouement pour l’un et de généreuse affection pour l’autre. Monsieur de Castillon avait horreur de l’obséquiosité, la plupart du temps hypocrite, que beaucoup de domestiques se croyaient obligés d’afficher ; lui-même ne pensait pas faire preuve d’inconvenance en s’adressant à un laquais sincèrement attaché, non par son nom patronymique comme l’exigeait l’étiquette, mais par son nom de baptême, lorsque toutefois la différence d’âge le permettait, comme c’était en l’occurrence le cas.

« Approche, Quentin, dit-il. Je te souhaite pareillement le bonsoir. » Le dénommé Quentin s’avança avec précaution et s’arrêta à cinq pas de son maître. « Dieu du ciel, Monsieur, s’écria-t-il, je vous trouve à nouveau triste mine. Ressentiriez-vous encore cette maudite douleur au côté ?

– J’en ai bien peur, hélas ! C’est pourquoi je requiers de nouveau tes bons offices. Ce soir, le maître artisan des Gobelins va venir nous livrer une tapisserie pour l’aménagement du salon doré. Il s’agit du Printemps et l’Été, d’après une peinture de maître Oudry. Je crains de ne pas être en état d’en assurer

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moi-même la réception. Je désire que tu me remplaces en cette circonstance. Tu signaleras que je m’acquitterai de la commande et signerai le reçu seulement après examen de l’ouvrage, comme à l’ordinaire. Nous sommes entre gens de bonne compagnie. » Castillon sourit et ajouta : « Et nul artisan ne s’aviserait de contrarier madame de Pompadour !

– Soyez assuré, Monsieur, que j’accomplirai cette tâche avec le plus grand soin… Mais, si je puis me permettre, ne serait-il point convenable, afin de recouvrer au plus vite la santé, de mander à nouveau maître Letellier ?

– En vérité, à l’instar en son temps de notre bon Molière, je ne crois guère en la science de ces savants docteurs de la faculté. Je ne me résoudrai à solliciter une nouvelle intervention du médicastre qu’en dernier ressort. »

Le fait est que le médecin avait déjà été « mandé » à plusieurs reprises. Il avait d’autorité incriminé une fistule intestine. Afin d’affaiblir le mal, il avait pratiqué une saignée. Puis une seconde, lors d’une autre manifestation douloureuse suivie d’un vomissement. Finalement, il avait eu recours au clystère. Mais ce fut pis ! On conçoit dès lors les réticences de monsieur de Castillon.

« Mon bon Quentin, reprit le comte, il se trouve que j’ai encore un service d’une extrême importance à te confier. Dans le cas où il m’arriverait, disons, un

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accident fatal… ne t’émeus point, je dis bien : au cas où… je souhaiterais que tu partes sur-le-champ pour Castillon afin d’avertir mon fils Arnaud. Tu trouveras dans le tiroir du secrétaire une cassette contenant copie de mon testament, ainsi que quelques louis pour tes dépenses de déplacement et de bouche. Crève sous toi autant de chevaux que nécessaire, mais fonce à bride abattue tout au long du chemin. Tu auras mérité, ce faisant, de mon éternelle et posthume gratitude.

– Plaise à Dieu, répondit Quentin d’une voix émue, qu’une si triste mission ne me soit dévolue que le plus tard possible ! »

À la tombée du jour, dans l’épaisseur du bois de Castillon, une ombre se glissait de taillis en boqueteaux. Rémi Chastel, l’orphelin et homme à toutes mains du village, s’adonnait à l’une de ses besognes nocturnes favorites : la pose de collets pour la capture de quatre ou cinq lapins. Ce n’était point qu’il craignît d’être surpris par un paysan : les villageois n’avaient qu’estime et gratitude pour celui qui allégeait autant que faire se peut leurs soucis quotidiens par l’appoint bienvenu et gracieux d’un garenne, « qui se serait ben vendu, pour sûr, commentait le paysan, dix sols sur l’étal d’un de ces mauvais drôles à la botte de notre vicomte de malheur, depuis qu’il a les coudées franches ». Quant au Père François Merlin, le curé de l’endroit, il fermait les yeux sur une activité qui déniait pourtant à la

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noblesse l’un de ses privilèges, à savoir la chasse ou capture du gibier sur ses terres, car il estimait qu’escamoter quelques lièvres pour une juste cause n’était point véritablement pécher et que la charité dont faisait preuve Rémi avait de toute manière valeur d’absolution, même en absence de confession.

Ce que le braconnier redoutait en fait était le passage inopiné de l’actuel seigneur des lieux. Depuis que monsieur Alexandre avait dû s’absenter pour aller porter sa supplique au Roi, son fils Arnaud, le jeune vicomte, se conduisait en véritable despote. Il valait mieux ne point se trouver à portée de cravache en train de subtiliser de son domaine ne serait-ce qu’un lapin ! Or, l’ouïe fine de Rémi avait décelé, venant du lointain, le piétinement sourd d’un cheval au galop. Il se cacha dans un fourré et attendit la suite des événements.

À la faveur du jour déclinant, il entrevit le cavalier. L’homme arrivait à bride abattue sur le sentier près duquel il était dissimulé. Rémi comprit très vite avec soulagement que ses craintes n’étaient pas fondées : la tenue en selle, fort peu académique, révélait à n’en point douter une condition roturière. Un simple fermier qui se hâtait d’aller quérir la sage-femme ou encore un médecin se rendant de toute urgence au chevet d’un patient mal en point. Cependant une pensée traversa soudain l’esprit du guetteur : l’homme ne serait-il pas en fait un messager chargé d’apporter au château une nouvelle

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importante ? Le résultat par exemple de l’entrevue de monseigneur Alexandre avec le Roi ? Le chemin qu’empruntait le cavalier semblait accréditer cette hypothèse. N’aurait-il point dans ce cas chevauché de longues journées durant et ne succombait-il point tout simplement à la fatigue ?

La question demeura sans réponse : le cheval venait de broncher et de s’abattre sur le sol, entraînant le cavalier dans sa chute. Si la bête se releva sans dommage apparent, il n’en fut pas de même pour l’homme, étendu, inerte, sur le chemin. Rémi courut porter secours à l’infortuné cavalier. Celui-ci ouvrit les yeux. Il pensa que sa culbute n’avait fait que l’étourdir et il voulut se relever. Une douleur aiguë lui arracha un cri.

« Oh, l’ami, déclara son vis-à-vis, point de mouvements brusques, je te prie ! Je me nomme Rémi Chastel. M’est avis qu’en ce qui concerne l’assiette, on serait plus à l’aise à table qu’à cheval, pas vrai ? Or ça, jeune inconnu, où courais-tu à si vive allure ?

– J’ai nom Quentin Delorme. J’arrive de Paris afin de transmettre une nouvelle de la plus haute importance au jeune vicomte de Castillon. Je suis navré d’être ainsi retardé par cette maudite chute alors qu’il ne me reste plus guère qu’une demi-lieue à parcourir. »

Il tenta derechef de se relever mais retomba sur le sol, la mort dans l’âme. « Je suis au regret de te décevoir, reprit Rémi, mais je me dois de t’avertir que

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tu n’es point pour l’heure en état de te remettre debout. Où souffres-tu ?

– Ma jambe droite est affreusement douloureuse au moindre mouvement. »

Rémi se pencha sur le blessé et examina le membre incriminé. « C’est bien ce que je pensais, dit-il : ta jambe est bien joliment cassée.

– Mon Dieu, non ! s’écria Quentin. Pas cela ! Il faut absolument que je me rende au château ! Je l’ai promis à monsieur le comte !

– Du calme, l’ami ! Trêve de lamentations ; nous allons nous y rendre, à ton château ! Laisse-moi faire. Attends-moi là bien sagement, sans mouvoir cul ni pattes. Je serai très bientôt de retour. »

Il revint effectivement peu de temps après, tirant une charrette à bras. « Rassure-toi, ce n’est qu’un emprunt discret, précisa-t-il. Je rendrai cette carriole à son propriétaire dès demain à la fraîche. En attendant, en route, mauvaise troupe ! » Il prit le blessé dans ses bras et le déposa avec précaution dans la charrette. Puis il attacha le cheval à une ridelle, se mit aux brancards et prit, à grandes enjambées, le chemin du château.

Le vicomte Arnaud de Castillon relut le pli que venait de lui remettre le messager de son père. Il soupira d’aise et un large sourire éclaira son visage. Enfin, pensa-t-il, le ciel exhausse mes prières. Il se rendit dans sa chambre, se vêtit avec recherche et se rendit aux écuries. Il y retrouva Quentin Delorme, le

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messager, allongé sur la paille et flanqué de Rémi Chastel en sa qualité nouvelle d’ami et d’infirmier.

« Écoutez-moi, vous deux ! leur cria-t-il. Je dois pour lors m’absenter afin d’aller signifier à mes gens une nouvelle me concernant. Attendez mon retour ; je vous ferai part alors des bienveillantes dispositions que je compte prendre à votre égard. »

Il sauta à cheval et partit au galop. En réalité, pour fêter une récente et bonne fortune trop longtemps désirée, Arnaud de Castillon avait choisi d’offrir à ses amis quelques pintes au cabaret du village.

Le tavernier les vit entrer avec autant de surprise que d’appréhension. Il se dit que jamais monsieur le vicomte ne s’abaissait à se mêler au menu peuple et que son inconcevable venue en l’un de « ces lieux vulgaires » n’augurait rien de bon. Il lança un coup d’œil à Charlotte, sa fille et servante, qui s’éclipsa promptement.

« Holà, maître Jacques Bertin, tenancier de bas étage, lança Arnaud à la cantonade, où traînes-tu ta carcasse ?

– Je suis là, Monseigneur, je suis là, s’écria le cabaretier en accourant. Votre humble serviteur qui vous vient satisfaire.

– Je l’espère bien, manant. Nos gosiers ont failli se dessécher à t’attendre ! Du vin et du meilleur ! Non point de ta vulgaire piquette, juste bonne pour les vilains, mais un bordeaux de grand cru, seul digne des gentilshommes que nous sommes. Et garde aussi pour

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les rustres tes gobelets d’étain, fraîchement polis pour leur donner fière apparence. C’est du bel et noble argent que nous voulons porter à nos lèvres. Tâche de nous satisfaire si tu ne veux point tâter du plat de ma lame. Est-ce bien compris, maraud ?

– Parfaitement, Monseigneur, parfaitement, balbutia, affolé, maître Bertin. Je vous sers à l’instant, Monseigneur. Et du meilleur, j’en réponds.

– Tu as intérêt, gras-double, si tu ne veux point qu’il t’en coûte ! »

Jacques Bertin, ne sachant plus où donner de la tête, courut à la cave aussi vite que le lui permettait sa forte corpulence et en rapporta une dame-jeanne des graves de Pessac.

« Monseigneur sera satisfait, je n’en doute point, assura-t-il en chevrotant. J’ai choisi expressément ce qui se produit de mieux dans la région. Il s’agit d’un vin de prestige, élaboré avec art à partir de ceps renommés, et sans conteste…

– Holà ! Holà ! Trêve de piailleries, le beau parleur ! Nous ne sommes pas venus, mes amis et moi, nous abreuver d’âneries mercantiles ! Si tu permets, moins de discours ineptes et davantage de faits utiles ! » Arnaud de Castillon arracha la dame-jeanne des mains du cabaretier, congédia d’un geste nerveux un maître Bertin pâle et tremblant, et fit lui-même le service. « Buvez, mes amis, lança-t-il à l’adresse de la tablée, à la bonne fortune du nouveau comte de Castillon. L’auteur de mes jours, par un

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trépas bienvenu quoique tardif, vient en effet de me faire la grâce de me céder la place !

– Gloire à toi, « Monseigneur » !, répliquèrent joyeusement ses acolytes, le gobelet à la main, mimant une déférence de bon aloi.

– À propos de funérailles, reprit Arnaud, savez-vous quelles furent les paroles de Marie Mancini, la belle de notre feu roi, lorsqu’elle apprit le décès de son oncle le Cardinal ?… Devant vos mines ébaubies, je décèle vos lacunes et, bien que vous n’en ayez cure, sachez, ignorants que vous êtes, que des lèvres de cette charmante enfant sortirent ces quelques mots en guise d’oraison funèbre : « Dieu merci, il est crevé ! »

Arnaud de Castillon attendit que l’hilarité de ses compères se fût calmée et il ajouta pour faire bonne mesure : « Considérant la mort de mon auguste père, je fais mienne sans réserve l’action de grâce de cette demi-vierge Marie. »

Les autres, qui vidaient d’un trait leurs gobelets, s’engouèrent brusquement et recrachèrent à l’envi la lampée.

« Au sujet de vierge, reprit Arnaud, je ne vois point céans, maître Bertin, ton oiselle de fille. Il me tarde de tâter de la douceur de sa gorge épanouie et de la fermeté de sa croupe rebondie. Tiendrais-tu par sacrilège un tel joyau au secret ?

– Que non point, Monseigneur, que non point ! Ma fille Charlotte a seulement ce jour besoin de repos, étant quelque peu souffrante.

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– Pardieu, bonhomme, la chance te sourit : j’ai là bonne médecine bien propre à la guérir. Je cours de ce pas la lui administrer. »

Arnaud de Castillon se leva lourdement et se dirigea d’une démarche mal assurée vers l’escalier. Le cabaretier jura que sa fille avait grand besoin de quiétude, il implora, supplia, mais le nouveau comte tira son épée et lui en appliqua la pointe sur le ventre.

« Arrière, misérable ! cria-t-il. Ôte ta barrique de mon chemin si tu ne veux point que je la mette en perce ! »

Jacques Bertin, accablé d’inquiétude, aperçut une lueur homicide dans le regard de son jeune maître aviné. Il baissa les yeux sur l’épée et sentit que sa vie ne tenait qu’à un fil. Par instinct de conservation, assailli d’angoisse et de honte, il recula d’un pas et céda le passage.

Charlotte n’avait pas manqué d’entendre le remue-ménage et les vociférations émanant du rez-de-chaussée. Elle avait été prise de panique et avait désespérément cherché un endroit où elle pût se cacher. Elle avait couru de-ci de-là mais aucune cachette ne lui avait semblé suffisamment sûre. Elle avait d’abord pensé à la chambre de son père, car plusieurs objets bien lourds s’y trouvaient, susceptibles de se transformer en autant de projectiles ou d’armes improvisées. Mais elle songea au chagrin qu’il éprouverait, chaque soir, en s’y venant coucher… Elle préféra courir se réfugier dans sa

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propre petite chambre. Elle s’efforça de reprendre espoir. Elle se dit que peut-être elle avait exagéré la noirceur de cet homme, qu’il voulait peut-être seulement se moquer de sa candeur, lui débiter des insanités, peut-être simplement pour le plaisir de la voir rougir… « Peut-être », toujours des « peut-être ». Elle se dit aussi qu’en lui causant calmement, gentiment, en lui démontrant qu’il y avait au village nombre de filles jolies, bien faites et même, pour la plupart, expertes aux jeux de l’amour… Elle entendit ses pas lents et pesants crisser de plus en plus près sur les degrés de l’escalier. « Montre-toi !, clamait-il d’un ton joyeux. Laisse-moi contempler les rondeurs qui font ton charme ! Pourquoi dissimuler les trésors dont la nature t’a dotée ? »

Il atteignit la chambre où Charlotte était tapie mais il en passa la porte sans s’attarder. Elle était cependant certaine qu’il ne pouvait douter qu’elle ne s’y fût réfugiée. Il poursuivit son chemin et elle l’entendit farfouiller dans la chambre de son père.

« Où diable peut-elle donc se musser ?, s’écriait-il comme étant toujours à sa recherche. J’ai pourtant fourragé tout l’étage. Holà, mignonne, refuserais-tu l’hommage de ton seigneur ? Ne me dis pas que tu préfèrerais te fourvoyer dans les bras de quelque rustre de village, incapable d’apprécier à sa juste valeur la merveille qu’il aurait dans les bras ! Alors que mes ardeurs ne demandent qu’à te révéler des jouissances dont tu n’as pas même idée. »

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Une folle angoisse s’empara de Charlotte : Arnaud de Castillon n’ignorait pas qu’elle était tapie dans sa chambre, mais il jouait au chat et à la souris ! Elle crut pouvoir lui échapper en se précipitant dans l’escalier pendant qu’il feignait de la chercher dans la chambre de son père. Elle se rua vers la porte, l’ouvrit à toute volée… et poussa un cri en l’apercevant, immobile et souriant, dans l’encadrement ! Elle recula vivement, se pelotonna dans un coin de sa chambre et ne bougea plus. Castillon entra avec une lenteur calculée.

« Comment va notre chère enfant ?, demanda-t-il. Je me suis laissé dire que tu étais souffrante. Tu m’en vois sincèrement désolé. Mais rassure-toi, j’ai promis à ton cher père de t’apporter le remède adéquat.

– Je vais mieux, Monseigneur, grâce à Dieu, parvint à articuler Charlotte. Je suis complètement rétablie et n’ai plus besoin d’aucune potion. »

Arnaud éclata de rire. « Voyez la jeune mystique qui ressuscite à ma vue ! L’ignorante qui n’a jamais seulement entendu parler du genre de « potion » que je lui destine ! »

Prenant son temps, il fit du regard le tour de la pièce. Sur la chaise, il aperçut, sagement assise,… une poupée de chiffons, un souvenir d’enfance ! Il en demeura coi. Une fraction de seconde, cette découverte le désarma. Puis très vite il pensa à ses comparses. Qu’aurait-il à leur dire ? Que le grand Arnaud de Castillon, maître de toutes les femelles du canton, avait battu en retraite en face d’une pucelle ?