16
ARCHANGE MORELLI Les rochers rouges SIX ÉNIGMES DE SANTU U GRISGIU

rochers rouges

Embed Size (px)

DESCRIPTION

livre, corse

Citation preview

Page 1: rochers rouges

A R C H A N G E M O R E L L I

Les

roch

ers

roug

esA

. M

OR

EL

LI

9 €ISBN : 978-284698-300-6

AS D’ARME, pas de mobile , pas de témoin !Annibale F ontana le riche et génér euxcorailleur dont on a r etrouvé le c orps

rompu au fond des calanches a pourtant belet bien été tué ! Par qui ?... Pourquoi ?Les sympathiques frères Pinelli sont-ils des espionsqu’il convient de pendre haut et court ?La douce et blonde Maria Santa Croce convole enjustes noces avec celui qu’elle aime... Oui, mais ledestin a de cruelles malices ! Pourquoi ?... Au temps de P ascal Paoli, dans c ette Corse duXVIIIe siècle en proie aux passions et aux luttes d’in-fluences, Santu u Grisgiu, le marchand ambulant,pénétre les arcanes de ces mystères et de quelquesautres... Depuis tant d’années qu’il parcourt l’île encompagnie de ses mulets noirs , vous pensez s ’ilen connaît des gens, des choses, des secrets... Rusé,perspicace, ingénieux, tour à tour misericordieuxou impit oyable, il scrut e sans r elâche la fac emasquée des âmes, là où se nichent la douleur, lemal, le désir, qui suscitent tant de mensonges et parfoisde crimes. Il n’a d'ailleurs qu'un seul credo : « Sic transitgloria mundi » – ainsi passe la gloire du monde –,car, dit -il, rien de c e qui est humain ne lui estétranger.

ARCHANGE MORELLI est le précurseur du polarhistorique corse et tout le monde se souvient de Matteo

Malafuoco son sympathique vicaire-enquêteur génois.Avec Santu u Grisgiu, colporteur de son état, nous voici

arpentant les sentiers tortueux de l’île au siècle desLumières, à la suite de ses mules, parmi le petit peuple

des villages et des campagnes....

LesrochersrougesP

En couverture : Ph. A. de Tavera – V. Biancarelli

SIX ÉNIGMESDE SANTU U GRISGIU

MORELLI_ROCHERS_ROUGES_couv:Plein_sud_couv.qxd 22/06/2009 09:25 Page 1

Page 2: rochers rouges

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:18 Page 1

Page 3: rochers rouges

Les rochers rouges

« À droite ou à gauche ? A dritta o a manca ? »Les trois grands mulets noirs s’arrêtèrent d’eux-mêmes.Ils avaient perçu l’interrogation muette de leur maître.Ils humaient le vent de leurs longs museaux inquisi-teurs, roulaient des yeux un peu fous, leurs oreilles tenduesdans une interrogation inquiète. Ils attendaient.

Toussaint le Gris lui aussi flairait l’atmosphère. Sonnez pointu dépassait du capuchon sombre de son manteauen poil de chèvre. Il rejeta ce vaste capuchon en arrière.Ses longs cheveux gris flottèrent sur ses épaules. Sesyeux rapides, couleur silex, balayèrent l’espace.

« À droite ou à gauche ? A dritta o a manca ? »À sa droite, au lointain, les sommets de la chaîne

du Monte d’Oro se char geaient de nuages sombresporteurs de pluie. Santu u Grisgiu fit claquer sa languecontre son palais. Un friselis glacé tout imprégné d’hu-midité persistante descendait de la montagne. « Il pleutlà-haut », songea-t-il. Il s’imagina le défilé triste desvillages qu’il devrait traverser pour y écouler sa marchan-dise : Ucciani, puis Tavera, leurs maisons étroites etserrées telles des brebis par un crépuscule d’hiver sousla noire couverture de leurs toits en bardeaux de châtai-gnier ruisselant de pluie froide. Enfin, plus haut encore,Bocognano davantage gris encore que les deux autres

9

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:18 Page 9

Page 4: rochers rouges

et où les gens avaient un caractère de chien ! Certes, ontrouvait là-bas une auberge digne de ce nom et il s’ycultivait le meilleur tabac de toute l’île mais était-cesuffisant pour affronter ces chemins escarpés, ce torrentcapricieux aux crues imprévisibles puis ces Bocognanaisâpres en af faires et l’invective toujours au bord deslèvres ? Il fourragea dans son pilonu, il en tira sa grandetabatière en peau de chat retournée. Allons, elle étaitencore à demi-pleine. Ça pourrait attendre. Il en achè-terait plus tard dans le Niolu où, quoique de qualitémoindre, elle était moins chère. Et puis cela ferait leplus grand bien à ces irascibles Bocognanais d’avoir àpatienter encore quelques longues semaines avant d’aper-cevoir un marchand ambulant. Ils se montreraient plussouples à son prochain passage.

Sans même que Santu u Grisgiu ait proféré la moin-dre parole, les trois grands mulets noirs se mirent enmarche vers la gauche !

Toussaint le Gris considéra les collines souplesdépouillées par les brûlis, par la dent millénaire destroupeaux et par l’opiniâtre culture du blé sur des terrassesétriquées où jaunissaient encore des chaumes en cettefin d’automne. Le soleil les caressait. Allons, dans deuxheures, ses bêtes et lui domineraient la mer et sa lumi-nosité douce du soir. Dans trois jours il serait à Cargèse.Il embrasserait Lucia et Francesca, ses deux fillettesadoptives âgées de deux et quatre ans qu’il avait confiéesà la garde des religieuses d’un couvent proche de la cité.

Il avait recueilli ces enfants dix-huit mois aupara-vant lorsqu’il avait résolu l’irritante énigme des trois

10

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:18 Page 10

Page 5: rochers rouges

mortes sans souliers. La mère de ces fillettes avait étévictime de la vindicte populaire. La pauvre femme étaitune veuve que l’on disait un peu sorcière. La populacel’avait désignée coupable et on l’avait pendue sans juge,sans témoin et sans procès au seul motif qu’elle avaitproféré des mots pleins de ressentiment contre les troisdéfuntes retrouvées nu pied, à un mois d’intervalle, sansaucune blessure apparente ni aucune trace de coups.Lui, Santu u Grisgiu, u tragulinu, le marchand ambu-lant, avait fini par démasquer le coupable. Il lui avaitfallu un peu d’esprit d’analyse, du bon sens et quelquesconnaissances de l’âme humaine pour y parvenir. Hélas !trop tard pour la malheureuse. Il avait donc confié lesdeux petites aux religieuses en attendant de les rame-ner un jour dans une piève lointaine du Sud où, paraît-il, elles avaient encore quelque parenté.

À Cargèse, après avoir serré les fillettes dans sesbras et les avoir régalées de sucre candi, une friandisequasi inconnue dans l’île et qu’il achetait à prix d’or àAjaccio, il avait complété le chargement de ses muletsavec des outres de vin, des poissons séchés et des épicesacquises auprès de marchands vénitiens dont la galèrerelâchait en ce port.

Il avait repris la route.Maintenant, il arrivait à Piana.Quelque chose clochait ! Personne aux premières

maisons de la bourgade. Nul galopin, point non plus defillettes filant la laine et accourant à pas pressés, atti-rées par les sonnailles de ses mulets. Pas même de cespaysannes chargées de fagots en équilibre sur leur tête.

11

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:18 Page 11

Page 6: rochers rouges

Aucun berger descendu des pentes proches afin de voirles marchandises du tragulinu, même si le plus souventils n’en achetaient aucune.

Que se passait-il ? Un mendiant qui béquillait finitpar le renseigner :

« Je crois qu’il s’est produit quelque chose dansles rochers rouges ; ils y courent tous. »

Et le misérable se remit à claudiquer vers la meren ahanant.

Santu u Grisgiu pressa le pas et hâta ses mulets.Dans le bourg, pas âme qui vive !

À un coude du chemin empierré d’où l’on décou-vrait les calanques ocre et feu qui s’abîment dans la mercomme des remparts démentiels de lave solide, il aper-çut enfin la quasi-totalité de la population qui descen-dait vers le rivage. Les premiers arrivés se massaientdéjà au bord d’un escarpement violent et déchiqueté quiplongeait impitoyablement vers les vagues.

« Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il à une femme quiavait retroussé ses jupes de laine pour courir plus vite.

– Ils ont tué Annibale Fontana ! » répondit-elle sansralentir.

La première pensée qui vint à Santu u Grisgiu fut :« Quelle malchance ! » Il eut honte aussitôt car AnnibaleFontana, corailleur richissime, patron de plusieurs bateauxarmés pour cette pêche mais aussi propriétaire terrien,était un client qui payait bien et sans marchander. C’étaitd’ailleurs en pensant à lui qu’il avait acheté ces épicesruineuses à Cargèse.

12

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:18 Page 12

Page 7: rochers rouges

Enfin, poussant l’un, dépassant l’autre, il parvintau bord de l’à-pic.

« Ah ! Toussaint le Gris, se félicita un édile de Pianaen le reconnaissant, je suis bien aise de vous voir ô Sàcar nous allons avoir besoin de votre sagacité et de vosavis. D’ailleurs, tenez, ils ne vont pas tarder à le remonter. »

Santu se pencha. L’à-pic rouge surplombait le rivagedéchiqueté d’une hauteur de douze bons mètres. Lesvagues venaient lécher les récifs presque au pied decette falaise.

En bas Toussaint distingua un corps allongé, commejeté là dans une de ces postures torturées qu’apporte lamort violente.

Trois robustes gaillards parvenus près du cadavreaprès une périlleuse descente observaient ce dernier.

Les trois hommes échangèrent quelques mots puisdes hochements de tête. Ils se crachèrent dans les mainscomme on fait avant d’entreprendre un travail de force.Ils se penchèrent vers le corps.

« Non ! cria Santu u Grisgiu, ne le touchez pas !Attendez, je descends à mon tour. »

Il se tourna vers l’édile :« Montrez-moi le chemin, Lorenzo.– C’est assez loin, ô Sà, et on ne peut y accéder

que par là-bas. Je vous accompagne. »Au pied des rochers, les trois hommes qui n’avaient

pas bien entendu se firent répéter la consigne puis ilss’assirent autour du mort et tirèrent leur blague à tabac.

13

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:18 Page 13

Page 8: rochers rouges

Santu et l’édile mirent vingt bonnes minutes pourparvenir jusqu’à l’infortuné qui gisait là. « Quel éton-nant hasard, pensa le marchand ambulant, jamais onn’arrive assez tôt près de ceux que la mort violente asurpris. » Il se remémora l’affaire des trois mortes sanssouliers et aussi la navrante énigme du berger qui n’ai-mait pas les chats. Ah ! si dans ces deux cas il avait eule loisir d’examiner les victimes et les emplacementsdes crimes, il aurait à chaque fois sauvé un innocent !Il soupira.

Toussaint et l’édile se penchèrent sur le mort.Sa jambe droite désarticulée reposait sur l’arête du

rocher qui l’avait brisée. L’homme gisait face contre terre,le bras droit replié, main posée sur la nuque. Le brasgauche, rompu lui aussi dans la chute, peut-être, formaitun angle agaçant. Les vêtements de bonne facture – panta-lon, veste de beau drap sombre et guêtres de cuir – neportaient nulle déchirure. Pas de trace de sang dans ledos, aucun indice de lutte.

« Bon, on le soulève ? interrogea un des hommes.– Non, pas encore, répondit Santu, cherchons autour

du corps de ce malheureux.– Chercher quoi, ô Sà ?– Je ne sais pas mais cherchons ! »Ses quatre compagnons interloqués entreprirent de

tourner autour du cadavre, sans y croire, comme désœuvrés. Les trois gaillards montraient même quelqueirritation d’avoir à gaspiller ainsi leur temps. Santucomprit bien qu’il leur tardait de remonter le corps là-

14

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:18 Page 14

Page 9: rochers rouges

haut où tout le monde attendait. Le beau rôle du conteurleur appartiendrait alors.

Ce fut pourtant l’un d’entre eux qui remarqua,nichées entre des blocs rougeâtres qui parsemaient lerivage, six petites perles de corail. On en découvrit d’autres toutes proches du corps. Elles étaient d’unouvrage merveilleux. Rondes, parfaites, irisées, soyeuses,elles glissèrent sous leurs doigts comme des caresses.Chacune portait un tout petit motif exquis travaillé enronde-bosse. L’une un poisson, l’autre une étoile de mer,une autre encore un minuscule trident de Neptune. Ellesprovenaient d’un collier de grand prix ; aucun douten’était permis quant à cela.

Santu s’assit et contempla longuement quelques-unes de ces perles au creux de sa main. Il réfléchissait.

« Annibale Fontana se trouvait-il au bord de la fail-lite ? interrogea-t-il tout à trac.

– Heu non, ô Sà, pas que nous sachions, lui répon-dit l’édile de Piana. Annibale était un Sgiò respecté,toujours prêt à faire le bien et à aider les uns et les autres.

– Lui connaissait-on des ennemis ?– Non, ô Sà, non.– Eh bien, nous allons vérifier tout cela, lança

malicieusement Santu. Retournons ce pauvre hommemaintenant ».

Ils eurent un haut-le-cœur en découvrant le visaged’Annibale Fontana.

La tempe droite montrait un trou béant d’où le sangavait coulé en abondance tachant au passage tout le côté

15

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:18 Page 15

Page 10: rochers rouges

16

de la figure. L’épais filet rouge pourpre s’était coagulécomme une crème dans l’échancrure de la chemise.

Santu se pencha. Il examina la blessure horribleavec attention. À l’évidence, une balle de fort calibreavait ravagé la tête de ce malheureux. Il s’inclina plusencore sur les chairs meurtries de la tempe si bien queson long nez touchait presque la peau déchiquetée. Sescompagnons eurent une grimace de dégoût.

« Le coup a été tiré à bout portant, annonça-t-il ense redressant. Voyez ! la peau est complètement noircieet brûlée à l’endroit de la blessure. »

Les autres examinèrent et en convinrent.« Cela signifie qu’il s’est suicidé ou alors…– Ou alors quoi, ô Sà ?– Ou alors qu’il connaissait son meurtrier. »Ils entreprirent de chercher avec soin sous le cada-

vre et une nouvelle fois aux alentours. Ils ne trouvèrentaucune arme.

« On l’a tué, alors ?– Absolument ! On l’a abattu en haut de l’à-pic

puis précipité dans les rochers. Personne n’a ramasséde pistolet en haut ?

– Non, non, ô Sà, personne ; nous en sommes certains.– Annibale Fontana avait donc un ennemi. Un

ennemi… mortel !– C’est tellement incroyable. Lui, un ennemi ?– Une vendetta en cours ?– Non, non ! Pensez-vous, tout le monde l’aurait

su ! Annibale avait une nombreuse parenté. S’il était

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:18 Page 16

Page 11: rochers rouges

entré en vendetta, la moitié de Piana et des hameauxalentours seraient en guerre ouverte et en état de siège !Volets clos et arquebuses aux fenêtres. Personne ne sorti-rait plus hormis femmes et fillettes afin d’aller quérirde l’eau. Une balle perdue est si vite attrapée ! Non,non, pas de vendetta !

– Bon, conclut Santu, nous allons pouvoir trans-porter ce malheureux et le rendre aux siens. »

Avant de se charger du corps, ils l’allongèrent facecontre le ciel puis nettoyèrent la plaie, le visage et lecou. L’un des trois gaillards sacrifia pour cela sa chemise.Pendant cette rapide toilette mortuaire, l’attention dutragulinu fut attirée par des plaies assez nettes sur lesdoigts et la paume de la main droite du défunt. C’étaientdes coupures ou plutôt des entailles assez profondes.La peau apparaissait crénelée sur le bord et ne présen-tait aucune similitude avec la blessure venue d’une daguetranchante ou d’un stylet effilé. Mais surtout la chair,au creux de ces plaies, était rosâtre et non pas rougepourpre. Santu examina avec plus d’attention encore etil remarqua une nouvelle plaie fort semblable mais cettefois sur le lobe de l’oreille droite qui se trouvait déchiréprofondément. Ces blessures lui rappelèrent immédia-tement l’affreux spectacle qu’il avait découvert un matin,quelques années auparavant, sur le terrain d’une escar-mouche qui avait opposé Corses et Génois non loin d’unvillage fortifié peu après la prise du pouvoir par le géné-ral Paoli. Les morts des deux camps avaient été dépouil-lés durant la nuit par des maraudeurs qui n’avaient pas

17

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:18 Page 17

Page 12: rochers rouges

hésité à couper des doigts pour s’emparer des baguesou des anneaux. La couleur des plaies était la même.

Il attira l’attention de ses compagnons sur cescoupures.

« Annibale Fontana s’est vaillamment défendu faceà son meurtrier, dit-il.

– Certes, ô Sà, Annibale était un homme calme etbon mais robuste, courageux et jaloux de son droit. Ils’est défendu à n’en pas douter, oui.

– À moins que…– Que quoi, ô Sà ?– À moins qu’il ait voulu reprendre ce collier de

perles qu’on tentait de lui voler.– Oui, oui, ô Sà c’est cela, certainement.– Dans ce cas… »Ses paroles demeurèrent en suspens. Ses yeux gris

n’étaient plus que deux fentes minuscules tournées versla mer. Lorsqu’il émergea de sa réflexion, il vit que sescompagnons interloqués attendaient. L’un deux avaitmême saisi le bras du mort pour commencer à le rele-ver avant de s’en charger mais, comme il avait suspenduson geste dans l’attente des paroles de Santu, il présen-tait l’allure de quelqu’un qui prête son bras à un boncamarade afin de l’aider à se remettre debout ! Celarevêtait une navrante ironie macabre.

« Dans ce cas, conclut enfin Toussaint, que faisaitun riche corailleur dans cet endroit désolé avec un collierde femme ? Collier qu’il ne voulait céder en aucun cas,même au prix de sa vie ! Ou bien…

18

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:19 Page 18

Page 13: rochers rouges

– Ou bien ?– Ou bien, victime d’un chantage, il achetait quelque

chose avec ce collier de grand prix et la négociation amal tourné… Mais pourquoi un collier et non pas de l’argent ? »

Enfin, on se chargea du mort. Une corde fut lancéedu haut de l’à-pic, on le suspendit par-dessous les épauleset les gens d’en haut tirèrent. Un peu fort sans doute carsa tête heurtant les rochers éclaboussa de sang épaisSantu et ses compagnons qui se trouvaient en dessouspour diriger la manœuvre !

Lorsque tout le monde fut réuni au sommet, les criset les pleurs démarrèrent à l’unisson. Les pleureusesprofessionnelles faisaient assaut de zèle. Elles étaientvenues en nombre et avaient entamé leurs lamentationsbien avant d’atteindre la maison du défunt… Il est vraique la famille d’Annibale Fontana était fort riche !

Santu u Grisgiu se préparait à emboîter le pas aucortège lorsqu’il remarqua deux garnements qui étaientdemeurés en arrière, sur le bord de la falaise rouge. Ilsfuretaient, penchés parmi les rochers en s’adressant desregards complices. Que cherchaient-ils ?

Toussaint prit prétexte de ses mulets qui n’avaientpas bougé, comme si les trois bêtes avaient deviné par uninsondable mystère pétri de rouerie, de patience, de ruseet de complicité avec leur maître, qu’il ne quitterait pas sivite ce lieu. Il s’approcha, tira sa blague à tabac et entre-prit de se bourrer une bonne pipe. Les deux garçons luifirent mauvaise figure et affectèrent de s’éloigner en luijetant des regards biais. Santu, fumant à loisir avec des

19

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:19 Page 19

Page 14: rochers rouges

airs satisfaits, fouillait le sol du regard. Il découvrit lapremière perle de corail. Il insinua un index leste commeun lézard entre deux galets et la recueillit dans sa main. Ilen trouva une seconde, puis une troisième, puis d’autresencore ! Elles venaient du même collier. Un bijou de grandprix à en juger par la pureté du corail, l’absolue finessedu travail et le grand nombre de perles. Il siffla les deuxgarnements. Ils s’approchèrent, l’œil mauvais.

« J’ai un marché pour vous, garçons : je vous laissecelles que vous avez trouvées, à la seule condition quevous me les montriez.

– Vous les montrer… seulement ?– Je n’ai qu’une parole. »Ils versèrent à contrecœur les perles dans sa main

tendue. Il y en avait déjà un nombre respectable. Ellesprovenaient toutes de la même parure. Il les examinapuis les leur rendit.

« Continuons à chercher, leur dit-il. Ce que voustrouverez sera pour vous et ce que je découvrirai m’ap-partiendra. »

Ils firent contre mauvaise fortune bon cœur . Laquête reprit.

Si riche qu’eût été ce collier, la manne se tarit bien-tôt. Les deux garçons reprirent le chemin du bourg. Santus’attarda à finir une seconde bouffarde.

« À l’évidence, songeait-il, le combat, si combat ily a eu, a bien commencé là. Annibale avait ici rendez-vous avec quelqu’un. Il ne serait pas venu près des préci-pices des rochers rouges tout seul avec un collier d’unetelle valeur. Alors qui ? Un homme ? Pour un marché

20

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:19 Page 20

Page 15: rochers rouges

secret ? Un chantage ? Une femme ? Pour le collier ?Le lui refusait-il ? Voulait-il le lui reprendre ? Cettefemme ne voulait-elle pas le lui rendre ? » Il se dit quecela pouvait bien apparaître comme la bonne hypothèse.Mais ce devait être une bien terrible femme pour l’abat-tre ainsi à bout touchant ! Encore qu’il n’y avait guèrelà de quoi s’étonner dans un pays où les mères, les sœursou les épouses maniaient l’arme à feu aussi bien queleurs hommes tout en appelant à la haine plus fort qu’eux!

Enfin, il se leva, adressa un regard à ses muletsnoirs qui lui emboîtèrent le pas et ils s’acheminèrentvers Piana que l’on devinait en contre-haut.

Face à la haute demeure d’Annibale Fontana, lafoule, mais surtout tout ce que la Corse devait compterde pleureuses, s’était donné rendez-vous là. Ces dernièresétaient arrivées nombreuses, on ne savait d’où, commedes fourmis processionnaires. Leurs cris et leurs plaintesétaient si longs, si atroces, si déchirants que l’on eûtpensé qu’on ne pleurait pas un unique défunt mais bienles victimes innombrables d’un épouvantable holocauste!

Santu u Grisgiu arriva sur la place où se dressaitla maison. Les vociférations s’apaisèrent un peu ; on leconsidéra. La foule s’ouvrit devant lui. Chaque fois celalui produisait une impression de malaise. Certes, il n’étaitqu’un modeste marchand ambulant, un tragulinu, maisdepuis près de trente ans qu’il sillonnait les routes etles chemins de l’île, on le connaissait. On savait qu’élevépar les moines il connaissait un peu de grec et de latin,ce qui était vrai. On connaissait sa sûreté de jugement,sa ruse, son immense capacité à retenir les lieux, les

21

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:19 Page 21

Page 16: rochers rouges

visages et les noms. On savait qu’à mesure de ses pérégrinations infinies par côtes et montagnes, il avaitjeté la lumière sur quelques énigmes aussi retentissantesque mystérieuses. N’était-ce pas lui qui avait résolu l’af-faire déprimante du meunier qui ne voulait plus rienmoudre ou bien celle plus nébuleuse encore des sixmoines tout nus ? Alors, dans un pays où la justice n’étaitque légende, où les meurtriers échappaient le plussouvent, où les tribunaux sis dans les cités uniquementne jugeaient que sur de vagues dires, des bribes d’en-quêtes et d’incertains témoignages, les interventions deSantu u Grisgiu s’étaient à chaque fois révélées déter-minantes et sa sûreté de jugement aussi rigoureuse qu’im-placable. On lui faisait donc confiance ; voilà pourquoila foule s’écartait avec respect.

Il n’était cependant pas à propos pour un marchandambulant de pénétrer dans la maison du défunt. La familleet les proches devaient préparer leur deuil. Aussi se diri-gea-t-il vers l’auberge. Il négocia la garde de ses bêteset de son chargement. Il s’attabla ensuite devant un potde vin. Les rares personnes présentes ne parlaient quedu meurtre. Santu, dans un coin de la salle, ne tenaitnullement à participer aux débats car il savait d’expé-rience que, le vin aidant, les gens débitaient n’importequoi dans ces moments-là. C’est ainsi que se faussaientles témoignages, que se transformaient les souvenirs et,bien souvent, que s’aigrissaient les rancœurs. Toussaint,cependant, savait par expérience que tôt ou tard on vien-drait le consulter. Qui serait-ce ? La famille du mort enquête d’apaisement ou de vengeance ? Ou bien, ainsi

22

MORELLI_ROCHERS_ROUGES:Archange Morelli 22/06/2009 09:19 Page 22