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Canadian Slavonic Papers Roman Ingarden—l'idée de l'oeuvre littéraire et sa concretisation Author(s): ANNA BIOLIK Source: Canadian Slavonic Papers / Revue Canadienne des Slavistes, Vol. 25, No. 2 (June 1983), pp. 225-234 Published by: Canadian Association of Slavists Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40868110 . Accessed: 15/06/2014 15:56 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Canadian Association of Slavists and Canadian Slavonic Papers are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Canadian Slavonic Papers / Revue Canadienne des Slavistes. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.129 on Sun, 15 Jun 2014 15:56:37 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Roman Ingarden—l'idée de l'oeuvre littéraire et sa concretisation

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Canadian Slavonic Papers

Roman Ingarden—l'idée de l'oeuvre littéraire et sa concretisationAuthor(s): ANNA BIOLIKSource: Canadian Slavonic Papers / Revue Canadienne des Slavistes, Vol. 25, No. 2 (June 1983),pp. 225-234Published by: Canadian Association of SlavistsStable URL: http://www.jstor.org/stable/40868110 .

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ARTICLES

ANNA BIOLIK

Roman Ingarden- l'idée de l'oeuvre littéraire et sa concrétisation Dans cette étude de la théorie de l'oeuvre littéraire selon le modèle proposé par Roman Ingarden dans son ouvrage De l'oeuvre littéraire,1 nous chercherons à circonscrire l'aspect le plus particulier de la pensée philo- sophique de cet auteur. Nous décèlerons les limites et les lignes directrices de son entreprise, et nous ferons ensuite apparaître les principes de sa conception phénoménologique de l'oeuvre d'art qui, dans son optique propre doit acquérir non seulement une fonction de signification active (visant à mettre du sens dans le monde), mais également celle d'un révéla- teur de l'imagination créatrice et de toutes ses étranges finesses. L'intérêt d'un tel travail tient à la présence de plusieurs disciples d'Ingarden qui, de façon plus ou moins consciente, se sont emparés de ses idées et concep- tions pour pénétrer dans la nature complexe des structures littéraires. Ils ont, pour ainsi dire, saisi la nécessité de continuer dans la même voie.

Parmi les travaux tentant d'appliquer les conceptions phénoménolo- giques ingardiennes sur l'oeuvre d'art à l'étude critique d'ouvrages con- crets, nous décelons non seulement, par exemple, celle de Franz Stanzel ou d'Emil Staiger, où les incidences découlant des idées d'Ingarden se font sentir moins directement,2 mais également celle de Wellek et Warren (The Theory of Literature, 1942), de Mikel Dufrenne (Phénoménologie de l'expérience esthétique, 1953) et même de Roland Barthes ("Rhétorique de l'image," dans Communication, no 4, 1964), où la pensée ingardienne a pour conséquence des développements conceptuels significatifs. Que ce soit par rapport à l'idée de la composition stratifiée de l'oeuvre littéraire (le modèle conçu par Wellek et Warren ne fait pratiquement qu'élargir le nombre des couches dont l'oeuvre littéraire est composée), ou par rapport à l'analyse de l'expérience esthétique dont s'occupe surtout Dufrenne, ou finalement par rapport à la fonction cognitive qu'une oeuvre d'art est appelée à jouer et ceci au moyen de différents niveaux de messages qui lui sont rattachés (les messages d'ordre linguistique, littéral ou symbolique

1. Roman Ingarden, O dziele liter ackim (De l'oeuvre littéraire). Trad, par Maria Turowicz (Warszawa, 1960). Titre original: Das literarische Kunstwerk (Halle, 1931).

2. Ibid, p. 16.

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dont parle Barthes), dans tous ces cas, il est certain que la réflexion littéraire d'Ingarden a ouvert un véritable champ d'idées à la critique contemporaine et de ce point de vue, même cinquante ans après sa publi- cation, son oeuvre possède un rare mérite, celui d'avoir essayé de trouver un fondement ultime propre à une oeuvre d'art et à ses valeurs esthétiques dans une sorte de "cogito" de sa structure polyphonique.

Issu de l'école phénoménologique de Husserl, Ingarden a vivement condamné la conception de cette école, l'"idéalisme transcendantal,"qui faisait de l'intersubjectivité le principe même de l'objectivité du monde. La base ontologique du monde réel reposait selon Husserl dans "les profondeurs de la conscience pure" considérée comme "source de toute signification et puissance constituante de l'objet;" par conséquent Husserl interprétait des objets réels comme intentionnels.3

Pour Ingarden, c'est plutôt l'opposition entre ces deux catégories d'images (intentionnelles et réelles) qui devrait être retenue et c'est au moyen d'une analyse minutieuse de la structure d'une oeuvre d'art dans son ensemble qu'on parvient à élaborer l'aspect le plus évident de sa con- ception phénoménologique, à savoir celui de la concrétisation et de la segmentation de la structure interne d'une création littéraire donnée.

L'identification du sujet même de ses réflexions constitue le premier mouvement de la méthode ingardienne et consiste à faire une distinction nette entre une oeuvre d'art et une oeuvre scientifique. Le philosophe évoque à ce propos l'opinion de O. Walzel:

la poésie ne se distingue pas de la science tant qu'elle se limite à des mots ayant une connotation purement conceptuelle. Elle ne devient Art qu'au moment et pour autant qu'elle exprime d'une manière sensuelle son conte- nu extrait du domaine de la connaissance, du vouloir et de la sensation, et ceci à condition qu'elle transforme le contenu en question en une forme définie.4

Il est significatif que, dans le passage précité, le fait qu'il s'agit d'une création en une forme définie, soit mis en relief. En effet, Ingarden donne une priorité absolue, dans ses considérations, à l'étude approfondie de l'oeuvre littéraire, mais dans sa forme accomplie. Plus précisément, l'étude du procédé de concrétisation d'une oeuvre, démarche qui équivaudrait presque à une analyse de l'histoire de sa réception, peut être considérée

3. Cf.: Eugen Fink, De la phénoménologie (La Haye, 1966). 4. Ingarden, O dziele literackim, p. 364. Les traductions des textes ingardiens

utilisés ici sont de l'auteur de cet article.

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comme indiquant, en quelque sorte, qu'il accorde aussi une grande importance au texte. Ingarden essaie de mettre fin à toutes les notions complexes qui régnaient à l'époque dans le domaine de la critique littéraire, et intervient pour affirmer qu'une oeuvre littéraire n'est qu'un phénomène dont l'existence dépend aussi bien de l'auteur que du lecteur. Cette créa- tion polyphonique est composée, précise-t-il, si on l'examine en diagonale, de quatre principales couches (ou strates): (1) sonore, (2) sémantique, (3) représentative - celle des objets représentés et (4) schématisante - celle des aspects et des images schématisés, et dont l'interdépendance est à l'origine de sa fameuse métaphore considérant l'oeuvre littéraire comme un véritable "arc-en-ciel."5

Comme on peut le voir en examinant les écrits d'Ingarden,6 le philo- sophe admet lui-même que sa tendance à isoler les diverses couches de cet ensemble que constitue toute oeuvre littéraire en soi et à privilégier les rapports paradigmatiques qui sont attribués à ses différentes couches, ne peut aucunement répondre aux exigences d'une théorie critique complète. Aussi à l'occasion fait-il quelques réserves, ajoutant par exemple à la page 383 de ses considérations sur l'oeuvre littéraire que la segmentation de ses structures de composition ne permet cependant pas "de saisir l'oeuvre d'art littéraire dans son essence." Eidée de verticalisation qui constitue le deuxième mouvement dans le procédé ingardien d'analyse et qui est au centre de sa réflexion, est liée à l'identification structurale de l'oeuvre littéraire.

Cependant, pour expliquer son fonctionnement et sa signification, en tant que phénomène organique, l'étude de la cohérence dite paradigma- tique des principales composantes de l'oeuvre littéraire implique la paru- tion d'w/î troisième mouvement propre au concept ingardien. C'est le mo- ment culminant, selon Ingarden, qui nous amène à rapprocher ce point de vue paradigmatique de la question de l'unité de l'oeuvre littéraire. Cet- te unité ne peut pas se concrétiser uniquement sur le plan vertical puisque la concrétisation de l'oeuvre littéraire s'étend essentiellement sur l'étude syntagmatique des qualités métaphysiques, de l'idée de l'oeuvre ainsi que de la vérité ou plutôt de la véracité de ses représentations.

Conformément à son hypothèse, l'oeuvre littéraire, cette création de caractère polyphonique, vit sur le plan vertical - en fonction de toutes ses couches et sur le plan horizontal - en fonction de toutes ses phases ou

5. Ibid, pp. 52-57. 6. Roman Ingarden, O dziele literackim et Studia z estetyki {Etudes de

l'esthétique) (Warszawa, 1957), Vols. I et IL

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unités narratives dont la principale ligne du développement successif est à l'origine du principe de la dynamique interne de toute cette oeuvre. Le fonctionnement des couches et leur coexistence dans l'ensemble des struc- tures de l'oeuvre littéraire sont fortement conditionnés par le phénomème de la conséquence interne qui caractérise la succession de ses différentes phases de sorte que l'idée même de l'ouvrage, sa qualité esthétique n'ap- paraîtront que par la suite d'une opération conceptuelle coordonnée à tous les niveaux de la composition littéraire afin que l'univers imaginaire soit concrétisé à travers la lecture.

Le caractère bi-polaire de l'étendue de l'oeuvre littéraire (il s'agit no- tamment de ces deux "moments" structuraux que le philosophe décèle dans chaque objet d'art littéraire: la multiplicité des couches ou strates ainsi que l'axe principal de la composition littéraire déterminée par son commencement et sa fin) constitue un point fondamental dans sa théorie.

Ingarden accorde ainsi à cet aspect d'analyse une fonction particulière visant à définir le cadre du "message" que constitue le groupe d'images et de séquences fabulatives réalisées dans une oeuvre par opposition au "code" qui décrit les associations de couches en paradigmes. De nouvelles perspectives, qui apparaissent avec l'introduction des notions d'unité et de profondeur dans une oeuvre, ne sont pas conçues sous la forme d'une struc- ture, mais sous celle de la convergence en un point d'approfondissement.

Ingarden aborde, à sa façon, le problème de la vie d'une oeuvre lit- téraire et de son unité. Il est important de souligner à ce propos que la structure segmentaire ou stratifiée de l'oeuvre nous induit à constater que, dans le procédé de réception de l'oeuvre d'art, le rôle prépondérant est at- tribué à ses deux dernières couches. Il y est question aussi bien de l'ex- plication de l'essentiel du mode spécifique par lequel le romancier appré- hende une réalité donnée que de celle de l'expérience de lecture qui se pour- suit dans la conscience du récepteur. Autrement dit, la concrétisation de l'oeuvre d'art littéraire est en rapport direct avec la re-création d'un con- texte psychosocial concret et de tout le système d'interactions qui lui sont propres.

L'objet réel faisant partie de la réalité objective se transforme au niveau de la conscience du créateur d'une oeuvre et prend la forme d'un ob- jet représenté. L'ensemble de ces objets représentés constitue pour l'auteur une véritable source d'éléments au moyen desquels il commence à effectuer une transformation substantielle du monde réel; il fait pénétrer ce monde réel à travers la "passoire" de sa propre conscience et arrive à construire une sorte de "réalité nouvelle" réalité propre à l'oeuvre elle-même, réalité appelée en termes ingardiens une "quasi-réalité."7

7. Ingarden, O dziele literackim, p. 285.

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Selon ses propos sur la nature du jugement logique qui caractérise tout le système des phrases ("énoncés") au moyen desquelles la "quasi- réalité" nous est décrite, le lecteur lui-même est appelé à décider si les affirmations ou les jugements véhiculés par l'oeuvre sont justes et réellement vrais. Ces "quasi-jugements" qui se situent à mi-chemin entre, d'une part, une proposition affirmative classique et de l'autre, un pur jugement, sont considérés par Ingarden comme un trait constitutif de l'oeuvre littéraire et leur fonction principale est de créer intentionnellement une espèce d'"équivalent" qui permettrait d'imiter seulement la réalité objective avec tous ses aspects du vrai réel.

Cependant, ce n'est qu'après la reconstruction des structures d'in- teractions entre la couche des objets et celle dite iconique, où il s'agit de percevoir les personnages de la narration à travers les catégories suivantes: "qui agit? pourquoi le fait-il de cette façon? dans quels rapports reste-t-il avec d'autres personnages?" que d'autres impressions peuvent encore être enregistrées dans la conscience du lecteur.8

Le lecteur participe effectivement au procédé de la concrétisation de l'oeuvre, il est capable de s'en détacher, de se détacher des constructions schématiques d'événements fabulatifs; il peut par la suite se rapprocher de la forme même de l'ouvrage en essayant de le vivre comme une sorte d'expérience esthétique. L'ensemble des aspects schématisés propres à une oeuvre littéraire donnée fait done revivre, dans l'optique d'Ingarden, des qualités presque impressionnistes de l'oeuvre littéraire qui s'esquisse sous la plume d'un écrivain et qui s'enrichit de qualités esthétiques témoignant non seulement de sa propre valeur artistique, mais également des traits plus spécifiques qui permettent de la situer au sein d'un courant, d'une école ou d'une période littéraire.

Dans cet état de choses nous serions portés à croire que, selon les principes de la conception ingardienne, la couche des objets représentés et celle que l'on appelle de façon habituelle des "apparences" occupent une place privilégiée dans la concrétisation totale de l'oeuvre littéraire et ceci au détriment de la couche phonique et de celle des significations.

D'autre part, Ingarden insiste dans sa théorie sur le problème de la cohérence interne de l'oeuvre. Or, si toute la structure de l'oeuvre est cohérente, la question de prépondérance d'une couche sur l'autre n'existe pour ainsi dire pas. Il faut comprendre l'oeuvre d'art littéraire, dit-il, comme une notion se rapportant simultanément à ses quatre principales couches: elle devient unité cohérente non pas en fonction de ces deux ou

8. Cf.: Z. Bokszanski, "Praktyka interpretacyjna a odbior literatury," Teksty, Ossolineum, No. 3 (57), 1981, p. 112.

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trois strates, mais grâce à la totalité des relations verticales de toutes les couches.

En suivant le schéma ingardien de la composition stratifiée de l'oeuvre, nous avons la possibilité de pénétrer non seulement à son niveau linguisti- que - dans le premier cas, la couche appelée aussi par Ingarden celle "des significations linguistiques," sert à produire certaines séquences de schémas signifiants (du signifiant) qui semblent être pourtant incomplètes si elles sont examinées uniquement dans le cadre de cette couche mais également à son niveau extra-linguistique, c'est-à-dire dans la sphère des structures de l'univers représenté, dans la narration, dans "le système d'idées où s'accomplit l'ensemble des fonctions informatives de l'éconcé."9

Ce n'est pourtant qu'à travers l'idée véhiculée avant tout par les objets représentés et leur aspect imagé que le lecteur d'une oeuvre littéraire donnée peut saisir la réalité fabulatrice décrite. Nous voudrions ici présenter plus particulièrement le point de vue ingardien quant au problème de la conformité de la représentation d'une réalité extra-littéraire dans une oeuvre donnée. Son essence consiste, selon les propos du philosophe, à faire une distinction entre la catégorie des jugements qui font état de réalités objectives et celle des "quasi-jugements" qui, étant propres à la fiction littéraire, confèrent aux objets représentés un aspect particulier qui les fait seulement passer pour des objets réels.10 L'oeuvre littéraire vit par conséquent selon les normes qui lui sont imposées non pas par les structures et principes du monde réel, mais par ceux faisant partie de l'univers quasi-réel où la concrétisation des objets représentés, leur réalisme et leur véracité, suivent les principes d'une verisimilitude de rarte-factus."11

Les notions définissant l'oeuvre littéraire en termes de phénomène, de réalité et de vérité, sont d'usage fréquent chez Ingarden. Elles recouvrent

9. Cf.: Stanislaw Baibus, Texte littéraire et sa construction acoustique (Warszawa-Krakow, 1981), coll. Zeszyty Naukowe Uniwersytetu Jagiellonskiego, pp. 16-17. C'est donc de cette façon que les significations en s'intensifiant se complètent mutuellement; leur développement justifie et explique le progrès des objets et de leur aspect iconique en tant que séquences du signifié et vice-versa. Ceci nous permet de conclure par ailleurs que les relations linéaires ("syntag- matiques") dans chaque couche particulière peuvent être considérées aussi comme une fonction des relations verticales entre les couches composantes de l'oeuvre.

10. Ingarden, O dziele literackim, p. 20. 11. Cf.: Stephan Kohl, "Teoria realizmu. Proba syntezy," Pamietnik Liter acki,

Ossolineum, LXXII, z.3 (1981), 387-89.

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pourtant une notion-pilote de sa théorie qui est l'idée même d'une oeuvre d'art. Cette idée de l'oeuvre d'art est considérée comme une sorte de pivot (axe) qui permet au lecteur de se rapprocher de la vérité (ou plus précisé- ment de la conséquence véridique des objets représentés) et de la qualité métaphysique propre à cette oeuvre. Il faut préciser que la qualité ci- mentionnée doit cependant toujours être considérée dans un contexte situationnel, qui se trouve décrit par l'ouvrage en question, et dont elle doit être le sommet.

Puisque c'est la qualité métaphysique qui fait dévoiler le rôle qu'une situation choisie joue en tant que phase culminante des événements représentés, et peut-être même en tant que celle de toute l'oeuvre...12

La vérité, qui n'est qu'une sorte de vraisemblance situationnelle, peut transparaître au travers de l'oeuvre littéraire, mais cette condition n'est pas absolument requise pour que l'oeuvre existe en tant qu'oeuvre esthéti- quement accomplie. Sa qualité métaphysique lui confère un sens "caché" qui sert à traduire la suite d'événements représentés et à révéler leur signi- fication plus profonde, qui nous paraît même difficile à définir en termes abstraits.

L'idée de l'oeuvre peut être considérée comme une sorte de visualisation de la relation essentielle qui unit une situation réelle représentée à une qualité métaphysique, qui transparaît au travers de la situation en question et y puise sa spécificité, son coloris.13

Le repérage des qualités métaphysiques correspond chez Ingarden à une nécessité de structurer davantage le domaine des oeuvres écrites. La distinction fondamentale entre la catégorie d'oeuvres scientifiques et celle d'oeuvres littéraires se fait ici ajuster.

Nous retrouvons en effet dans les réflexions ingardiennes cette at- titude de négation quant aux principes littéraires élaborés dans le cadre de la pensée marxiste-léniniste. Ingarden considère que sa définition de l'oeuvre littéraire ne concerne absolument pas des oeuvres dites "tendan- cielles." Il ressort de l'ensemble de sa pensée qu'il faut s'interroger sur la validité et sur les mérites de tels ouvrages dont le caractère sur le plan esthétique n'est qu'un prétexte ou un moyen servant à faire passer pour authentiquement littéraires certaines affirmations idéologiques de l'auteur

12. Ingarden, O dziele literackim, pp. 382-83. 13. Ibid., p. 382.

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voulant influencer le lecteur qui, à son tour, devient plus ou moins con- sciemment objet d'endoctrination.14

Il faut donc examiner dans quelle mesure la conception ingardienne peut être mise en rapport avec les principes de la doctrine du réalisme so- cialiste dont les directives ont été officiellement établies et annoncées par le congrès de l'Union des Écrivains Soviétiques en 1934 et corroborées par les Congrès de 1954 et 1959.

La prétention de créer une sorte de monopole d'état de la culture avec l'organisation du "Proletkult" ainsi que la reconnaissance définitive d'une seule et unique tendance littéraire et artistique font que les écrivains russes se mettent au service des nécessités politico-idéologiques et déclinent comme artistes. Cette doctrine imposait à l'écrivain l'obligation: "de voir la réalité et de la représenter dans le progrès des changements révolution- naires en termes historiquement concrets," et de mettre les principes en question au service des politiques de la transformation de la société des travailleurs dans l'esprit du socialisme "aussi bien sur le plan idéologique que sur celui de l'éducation."15

Il serait ardu d'établir ici une liste exhaustive des écrivains de l'époque du réalisme socialiste. On peut cependant évoquer à titre d'exemple les ouvrages de Fëdor Gladkov (Énergie, 1930; La nouvelle terre, 1930), de Aleksander Fadeev (La défaite, 1927; La jeune garde, 1943) de Michail Solochov (Le Don paisible; La terre vierge défrichée, 1928-1940) ou de D. A. Furmanov (Capaev) et de V. Kataev (Pour le pouvoir des Soviets) pour pouvoir constater qu'ils ont tous servi la cause socialiste en tant

qu'oeuvres "édifiantes" et "constructives," imprégnées d'enthousiasme révolutionnaire.16

Nous trouvons une situation semblable également au sein de la lit- térature polonaise des années cinquante, quand s'y engage un grand débat littéraire concernant la notion du réalisme dans la prose polonaise.

Faisant suite aux tendances prônées par les partisans du réalisme socialiste russe après la guerre de 39-45 et même encore à l'époque post- stalinienne, les écrivains polonais adoptent une attitude qui est officiel- lement reconnue et appuyée par les autorités gouvernementales et qui vise à rapprocher davantage la vie culturelle et littéraire du courant dont

14. Ibid 15. Cf.: Kohi, "Teoria realizmu," p. 339. 16. Cf.: E. Lo Gatto, Histoire de la littérature russe (Bruges, 1965), p. 787.

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le profil idéologique ne fait qu'accentuer l'image des changements socio- politiques au pays.

C'est dans cette optique littéraire que sont créées, par exemple, les oeuvres de Lucjan Rudnicki (Stare i nowe/ L'ancien et le nouveau, 1948), de Tadeusz Konwicki (Przy budowie/ Sur le chantier, 1950), de Marian Brandys (Poczatek powiesci/ Le commencement d'un roman, 1950), de Igor Newerly (Pamiatka z celulozvl Un souvenir de l'usine de pâte de bois, 1952; Archipelag ludzi odzyskanych/ Archipel des gens reconquis, 1952), de Bogdan Czeszko (Pokolenie/ La génération, 1951), de Kazimierz Brandys (Obywatele/Les citoyens, 1954) ou de Jerzy Putrament (Wrzesien/ Sep- tembre, 1952; Rozstaje I Croisée des chemins, 1954); nous reconnaissons facilement dans ces oeuvres l'influence plutôt néfaste des théoriciens du réalisme socialiste pour qui, parmi les conditions indispensables d'une reproduction littéraire de la réalité concrète, il doit y en avoir non seulement un objet à représenter, une méthode artistique, mais aussi et avant tout un facteur subjectif (convictions et intentions) apporté par l'auteur tentant de refléter des réalités spécifiquement choisies.17

Cette démarche imposé aux écrivains du réalisme socialiste prend la forme d'une recommandation qui limite leur fonction en tant que "créa- teurs de valeurs esthétiques." Or, Ingarden montre peu d'intérêt pour ce genre d'ouvrages. Il admet qu'ils puissent représenter, dans certains cas, une certaine valeur artistique; les produits typiques de cette époque, avec une construction schématique de la narration (leur trame principale se déroule, dans la plupart des cas, autour d'un héros central en fonction duquel se situent d'autres événements qui servent à leur tour à mettre en relief l'essentiel d'une thèse sociale choisie), ont surtout une valeur de document et de témoignage.

Cependant, ces ouvrages ne sont absolument pas en mesure d'attein- dre à l'universel, où l'écrivain n'aurait plus à raconter des événements ou souvenirs, où l'auteur ne relaterait pas d'événements faisant partie de la réalité qu'il est en train de décrire, mais, où nous serions appelés à vivre, à intégrer, à recevoir cette réalité, comme on reçoit une certaine atmos- phère, comme on assiste aux déploiements d'un être humain, à l'épanouis- sement de ses sentiments, passions, émotions et inquiétudes.

C'est donc tout au long d'un cheminement qui mettrait en comparai- son des ouvrages des temps du réalisme socialiste avec des oeuvres de créateurs tels que: Tolstoï, Dostoïevski, Tchékhov et du côté polonais tels

17. Cf.: Kohi, "Teoria realizmu," p. 406.

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que: Sienkiewicz, Reymont, Zeromski, que nous pouvons admettre que le retentissement passager de la première catégorie d'ouvrages ne fait que laisser le lecteur à la surface de la matière littéraire, et ne lui permet pas de pénétrer profondément les sources de sa vraie valeur esthétique.

Or, c'est dans le même sens qu'Ingarden affirme et conclut que les ouvrages de l'époque du réalisme socialiste ne peuvent pas être considérés comme de pures oeuvres d'art et qu'ils n'atteignent pas à une valeur esthé- tique au sens propre du mot - cette dernière n'apparaît "in concreto" que dans une création littéraire dont la structure polyphonique permet de ressortir et de concrétiser tout le réseau de ses valeurs esthétiques et qualités métaphysiques et non pas dans chaque oeuvre choisie.18 Alors que les dits ouvrages se situent plutôt aux limites de l'art littéraire et de l'objet principal d'intérêt propre au métier des publicistes ou des écrivains politiques.

18. Ingarden, O dziele literackim, pp. 453-58.

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