Rompre avec la démocratie du déni et du relativisme culturel

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  • 8/18/2019 Rompre avec la démocratie du déni et du relativisme culturel

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    lundi 8 février 2016 LE FIGARO

     

    18 CHAMPS LIBRESDÉBATS

    JEAN-PIERRE

    LE GOFF

    sacralité du moi » : « Aujourd’hui, en  plus de la célébration intime, familiale,les enfants, dès petits, exigent l’organi-sation d’une fête anniversaire qui leur est dédiée, de cette fête à eux-mêmes, dont ils sont le centre. Arrivant obligatoire-ment – c’est la règle du jeu acceptée par tous – les mains pleines de cadeaux, les invités sont les pourvoyeurs d’offrandes qu’ils déposent aux pieds du petit Dieu du jour. » Poussant plus loin son analy-se, Paul Yonnet décrit la « constitution  psychique »  de cet « enfant du désir »,conçu, élevé et éduqué dans ces nou-velles conditions. Celle-ci est marquéepar une fragilité interne et une sourde

    angoisse sur son identité d’être désiré,choisi et unique. L’enfant du désir estainsi constamment en demande. Cher-chant continuellement à se faire re-marquer, il « guette en pe rmanence dans l’échange symbolique de la relation quotidienne un élément possible de ré- ponse à cette question : “Ai-je vraiment été désiré ?” »

    SOUS-CULTUREMANAGÉRIALELes ouvriers, les employés, les techni-ciens, les ingénieurs, les cadres… sesont ainsi trouvés confrontés à desspécialistes chargés d’analyser leur ac-tivité, de redéfinir les « métiers », dedévelopper de « nouvelles compéten-ces » alors que, dans la plupart des cas,ceux-ci n’ont jamais exercé l’activitéqu’ils évaluent et que leur « métier »est des plus flous, basé souvent sur un

     jargon et de multiples « boîtes àoutils », bricolage pseudo-savant quipuise dans la pédagogie, le manage-ment et les sciences humaines ses ar-guments d’autorité. Cette sous-culturemanagériale a heurté de plein fouetune culture professionnelle pour qui lareconnaissance des capacités de cha-cun se mesure à l’aune de la qualité dutravail effectué, qualité reconnue com-me telle par ses pairs et sa hiérarchieau sein d’un collectif de travail. Elle apareillement perverti les rapports avecl’encadrement, qui subit la logomachiedes spécialistes déclarés et apprend à lareproduire à travers les stages de for-mation (…) La sous-culture des milieuxde la formation et du management estaujourd’hui diffusée dans l’ensemble

    des activités sociales par le biais denombreux stages de formation, accen-tuant le divorce qui s’est installé entrespécialistes déclarés et praticiens, en-tre dirigeants et dirigés, entre commu-nicants et citoyens ordinaires. Ce sontdeux mondes, deux univers mentauxqui coexistent et ne parlent plus lemême langage.

    DE L’USINE AUXSCHTROUMPFSUn des traits les plus frappants de laFrance contemporaine réside dans la

     juxtaposition du chômage de masse etla multiplication des activités de loisirset des fêtes à un point tel qu’on oublie-rait presque l’existence de nouvellesformes de précarité sociale et le malaise

    dans lequel est plongé le pays. En Lor-raine, à la fin des années 1980 s’ouvraitun parc d’attractions ayant pour thèmele monde des Schtroumpfs, construitsur les terrains d’anciennes usines si-dérurgiques. Les politiques de l’époqueont fait valoir la création de nouveauxemplois face à la crise de la sidérurgielorraine. Le passage de l’ancien aunouveau monde s’effectuait symboli-quement comme la fin de l’ancienneculture ouvrière et le triomphe de celledes loisirs aux allures enfantines.

    NICOLAS HULOT,NOTRE PROPHÈTENicolas Hulot a tous les traits d’un nou-veau prophète qui annonce depuis desannées la catastrophe imminente enmême temps qu’il nous appelle à sau-

    ver l’humanité en suivant ses ensei-

    gnements. Il fustige la « civilisation du gâchis dans laquelle nous nous sommes vautrés », qui a « succombé à l’utopie matérialiste », privilégié l’« avoir »  audétriment de l’« être », invoquel’« émergence d’une conscience nouvel-le »  et un changement de civilisationavec l’écologie comme centre de re-construction. Ce changement impliqueune rupture non seulement avec leproductivisme et la vision promé-théenne du progrès, mais une rupturedans le rapport à la nature impliquantce qu’il dénomme lui-même une« nouvelle spiritualité ». Nicolas Hulot abeau dire qu’il demeure laïque dans sa

    façon d’aborder les problèmes écologi-ques et qu’il n’entend pas donner desleçons de morale, son discours en estimprégné. La nature et l’univers ontbeaucoup de choses à nous apprendrepourvu que nous renouions le lien quinous unit à eux et sachions en tirer desleçons concernant notre propre huma-nité. L’idée de la nature comme un« tout » et du vivant comme « uniqueet indivisible dans sa diversité » faitécho à la vision bouddhiste du monde.

    LE GRAND DÉNILa France et les démocraties européen-nes ont cru pouvoir se mettre à l’abrides désordres du monde et des défisqu’elles doivent relever en instituantune sorte d’univers fictif, faussementrassurant et protecteur. Un discours fi-landreux et bourré de bonnes inten-tions forme comme un cocon qui main-tient la distance avec l’épreuve du réelet tente tant bien que mal de mettre dubaume au cœur. Trois thèmes clésémergent de ce méli-mélo : déprécia-tion ou déni de notre passé et de notreculture ; appel incessant au change-ment individuel et collectif ; réitérationdes valeurs généreuses et de noblessentiments. On s’arrangera toujourspour faire valoir ces thèmes sur lemode de l’évidence, que le discours soitou non cohérent. Beaucoup s’accro-chent encore à ce monde fictif, commes’ils voulaient à tout prix se persuaderqu’il est possible de vivre en dehors del’histoire et du tragique qui lui est inhé-rent. Le plus surprenant dans l’affaireest que les déclarations de paix etd’amour envers l’humanité tout entièreont redoublé alors que l’islamisme ra-

    dical proclame sa haine des mœurs etdes valeurs démocratiques, que l’Étatislamique et ses suppôts commettentdes massacres de masse.

    GUERRE CIVILEL’épreuve de la réalité sous la formeextrême de la barbarie et du terrorismeislamiste est venue ébranler la « démo-cratie rêvée des anges » ; les vaguesmigratoires renforcent les angoisses etles craintes identitaires ; le chômage demasse continue d’exercer ses ravages…Nous vivons dans un moment critiquede l’histoire qui peut déboucher sur desformes de guerre civile, de conflits eth-niques plus ou moins larvés en Franceet en Europe. Il ne s’agit pas seulementde faire face aux menaces du terroris-me islamiste, mais aussi de rompre

    avec la démocratie de l’informe et dudéni, du relativisme culturel et de ladémagogie qui renforcent le malaise etnous désarment. Sans faire d’analogiehistorique avec la période de l’après-guerre, les déstructurations qui se sontopérées depuis près d’un demi-sièclenécessitent de mener à bien un travailde reconstruction, faute de quoi laFrance sera de plus en plus morcelée,livrée à la démagogie et à tous les ex-trémismes avec une Europe impuissan-te, coupée des peuples et allant de plusen plus à vau-l’eau. Il est facile de dé-noncer en bloc l’État, la classe politiqueet les élites qui auraient tous trahi et se-raient tous bons à mettre dans le mêmesac, de flatter en même temps la sociétéet « ceux d’en bas » dans une optiquedémagogique qui est sûre d’avoir del’écho. Nous ne sommes pas maîtres del’Histoire, mais cela ne signifie pas qu’il

    faille renoncer à agir sur elle.  ■

    Bonnes feuilles■ Vous ne le verrez pas chez Laurent Ruquier ni rire à gorge déployée entre une star de la télé-réalité et unsportif de haut niveau. Jean-Pierre Le Goff construit une œuvre exigeante dans laquelle il détaille les idées etles habitudes qui façonnent et transforment nos sociétés. De Mai 68, l’héritage impossible  à La Fin du village ,le sociologue a défini le « gauchisme culturel », décrit la désocialisation en marche et dénoncé sans relâchel’autodestruction de la politi-que. Son dernier essai, Malai-se dans la démocratie (Stock),frappe par la pertinence in-tellectuelle, la finesse de dis-

    cernement et la fermeté se-reine qui s’en dégagent.Depuis les années 1970, l’in-dividu est devenu la seulemesure politique et sociale,explique-t-il, et nous avonsabandonné toute dimensioncollective, historique et insti-tutionnelle. Le monde qui endécoule, insaisissable parceque de plus en plus fictif, a étéfrappé de plein fouet par laréalité tragique de la guerre,poursuit-il. Le Goff, pourtant,n’est pas désespéré, parce quel’Europe, « le continent de lavie interrogée »,  peut se re-construire en se réappro-

    priant l’héritage qui l’a fa-çonnée.VINCENT TRÉMOLET DE VILLERS

    SENTIMENTALISMELe nouvel individualiste est en fait un« faux gentil » qui ne supporte ni lacontradiction ni le conflit, non plus quele tragique inhérent à la condition hu-maine et à l’histoire. Il s’est construitun monde à part où il vit, se protège del’épreuve du réel et se conforte avec sesalter ego. Il se veut à l’abri des désor-dres du monde et ne veut pas avoird’ennemi, et quand le fanatisme isla-miste vient frapper à sa porte, le dési-gne sans lui demander son avis, il necomprend pas ce qui lui arrive et se de-mande pourquoi tant de haine et de

    meurtres alors qu’il est si ouvert et sigentil. En fin de compte, cet individua-liste considère tout bonnement lemonde et la société comme le prolon-gement de lui-même, de ses senti-ments et de ses relations affectives. Lesrapports sociaux et politiques ne sontplus insérés et structurés dans une di-mension tout à la fois collective, histo-rique et institutionnelle, mais réduits àdes relations interindividuelles muespar de bons ou de mauvais sentiments(l’amour contre la haine), qu’il confondavec la morale ; il croit qu’il est possibled’éradiquer le Mal au profit du Bienqu’il incarne et d’une fraternité uni-verselle d’individus semblables à lui-même.

    JOURNALISTE

    OU MILITANT ?Le journalisme militant, qui a désor-mais sa place dans les grands médias,pousse cette logique à l’extrême. Ildonne constamment des leçons de mo-

    rale, dénonce ceux qui ne partagent passa propre conception du Bien ; il se fait

     justicier, n’hésite pas à jouer le rôle deprocureur médiatique et public en vio-lant allègrement le secret de l’instruc-tion. Il est relayé par des associationsvictimaires qui s’approprient le magis-tère de la morale, surveillent les proposet portent plainte à la moindre occa-sion, en se présentant comme les por-te-parole attitrés des pauvres, des ex-clus, des discriminés et des opprimésdu monde entier. Internet et les ré-

    seaux sociaux amplifient le phénomè-

    ne. De nouveaux « sans-culottes » in-dividualistes y sont présents en nombreet entretiennent la méfiance systémati-que contre l’État, surveillent les gou-vernants, les riches et les puissants,pratiquent la délation et le lynchagemédiatique. Ce qu’il faut bien appelerune « police de la pensée et de la paro-le » s’est mis en place au sein même dela société, laquelle répand le soupçon etla délation dans le champ intellectuel etles rapports sociaux.

    BARBARIE DOUCETel me paraît être le caractère nouveau

    et déconcertant de la situation de l’in-dividu dans les démocraties contempo-raines. La « servitude volontaire » estpoussée jusqu’au paroxysme où elle netrouve à servir qu’elle-même et oùl’individu qui se veut maître et souve-rain peut devenir son propre tyran,phénomène inédit et paradoxal quirompt avec les formes anciennes dupouvoir et de la domination et que j’aidénommées « barbarie douce ». L’exi-gence d’autonomie et de souverainetéindividuelle érigées en nouveau modèlede société entraîne un processus de dé-liaison et de désinstitutionalisation quiabandonne l’individu à lui-même et fa-cilite toutes les manipulations.

    MONDE ANCIENDans l’ancien monde, les soins etl’éducation des enfants relevaientavant tout de la famille avec une dis-tinction rigide des fonctions basée surla différence des sexes et la conceptiondu rôle social de chacun. Le divorceétait alors beaucoup moins fréquentqu’aujourd’hui. C’était une décisionqu’on ne pouvait envisager que dansdes cas extrêmes. Il n’avait rien d’un« arrangement à l’amiable », mais ilétait encore largement considérécomme « honteux », impliquait sou-vent des violences. Quant aux procé-dures juridiques, elles étaient longueset contraignantes. L’éducation des

     jeunes enfants revenait avant tout à lamère, qui veillait à leur apprendre lapropreté et les « bonnes manières » età leur « inculquer l’amour et la craintedu père » (Laurence Wylie, Un village du Vaucluse ). Celui-ci s’occupait peudes enfants, non seulement parce qu’il

    travaillait pour nourrir sa famille,mais parce que l’on considérait que cen’était pas son rôle. Il représentait lepôle d’une autorité qui, comme telle,ne se discutait et ne se négociait pas,ce qui ne l’empêchait pas d’aimer sesenfants et de manifester des signes detendresse à leur égard. Et quand lepère paraissait trop sévère ou injuste,la mère ou les grands-parents s’ar-rangeaient souvent pour arrondir lesangles.

    LA MORT EN FACEAdultes et enfants vivaient dans uneproximité plus grande avec la mort,l’espérance de vie était plus courte. Lesdécès à la naissance, la perte de frèreset sœurs au sein des familles nombreu-ses, celle d’un grand-parent ou d’un

    parent constituaient autant d’événe-ments tragiques de la condition humai-ne auxquels un enfant se trouvaitconfronté plus souvent qu’aujourd’hui.On veillait les morts dans la maison fa-miliale et la présence des jeunes auxenterrements n’était pas rare, contrai-rement à ce qui se passe actuellement.

    L’ENFANT-DIEUCet enfant tellement désiré, ce « petitprince », va capter toute l’attention desparents et des adultes qui l’entourent,cherchant constamment à répondre àleurs attentes. Cette « glorificationégocentrique du petit enfant » est par-ticulièrement manifeste lors des fêtesd’anniversaire. Paul Yonnet décrit avecfinesse et mordant ces nouveaux typesd’anniversaire comme de « véritables cérémonies d’un rite célébrant l’assomp-

    tion de l’enfant du désir et reflétant la 

    « Rompre avec la démocratie du déni

    et du relativisme culturel »

        D    E    S    S    I    N     C

        L    A    I    R    E    F    O    N    D

    ■Malaise dans

    la démocratie

    En librairie le 10 février

    STOCK, 265 P., 19 €.