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Rousseau intimiste et la fusion des cultures?

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ROUSSEAU INTIMISTE ET LA FUSION DES CULTURES?

MARIE-CLAIRE GRASS*

Rousseau est ceflarnement un des Ccrivains franGais qui interroge le plus car la multiplicitt de son oeuvre refltte une ambigult6. C’est en effel l’homme dn discours logique et de la reverie, de i’oeuvte philosophique, palitique, Iyrique et intime: un long itiniraire ‘de la marche de la raison au tragique de la recherche d’un salut individuel’. * Ce qui nous interesse ici, c’est l’aspect intime, c’est Rousseau intimiste dans son rapport avec la culture ou les cultures; sa dtmarche et son interrogation sur le monde sont au coeur de sa vie.

Nous voudrions cerner dans quelle mesure les diaristes du XIX6 sibcle sont les hiritiers de la r&olution intCrieure de Rousseau, rCvolution qui met en cause les cultures, Constate-t-on entrc Rousseau et les grands intimistes un parall&sme fortuit, une influence, une donnCe sptcifique, intrindque a toute icriture intime?

***

LE MOI, DANS UN MULTIPLE RAPPORT DOULOUREUX

Chez les diaristes et chez Rousseau, la quZte matricielle est B l’orjgine de tout. Un des aspects de la bjographie de Rousseau, souvent mis en evidence, est I’importance de la castration matemelle et affective:

Je naquis infirme et malade, je cohtais la vie B ma m’ere et ma naissance fut le premier de mes malheurs.

On connait le r8le educatif de la tante, la recherche inlassable de ‘maman’, le rapport douloureux aux femmes durant toute sa vie, et I’ersatz d’epouse qu’il trouve en ThCr&e Levassevr, ‘le supplCment’- dit Starobinski-c’est B dire celle en face de qui ne se posera jamais le problttne de I’autre, celle qui lui permet de ne pas se quitter. La quite matricielle chew Rousseau aura deux condquences: recherche tternelle de l’origine des chases-l’homme nature, la vtritt premi&-et la thtorie de ‘l’infans’, de l’innocence, le rapport difficile 21 un langage inadkquat, done une communication impossible. Son oetwre n’est qu’un cri: je suis innocent comme un petit enfant, je ne suis pas coupable, d’oti le besoin d’&tre innocent6 par la sociCtt, n’Ctant pas en fait convaincu par son cri d’innocence.

Le rapport douloureux L la mtre et g la famille est un point fondamental chez les diaristes-absence de m&e, ou mauvais rapport B la m&re-c’est ce que B. Didier appelle ‘le replis matriciel’.’ ‘ Le journal intime est le lieu du repliement sur soi, du refus de l’exogamie, c’est un univers incestueux’.

*Universitt de Nice, Part Valrose, 06034 Nice, France.

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Le journal devient un refuge affectif, un succtdant de la mtre, le dedans par excellence. La thtorie de ‘l’infans’ se traduit ici, comme chez Rousseau, par une immaturitk permanente, une communication difficile avec l’extkrieur. Dans son journal, Amiel note:

Je vis comme un misanthrope et pourtant j’aime le monde!. Je vis en enfant, comme l’oiseau sur la branche, m’effaqant par paresse et par mauvaise honte.

Le journal de Kafka semble dtmontrer le paroxysme de ce rapport douloureux qui, en cercles concentriques, s’ttend de la mkre g la sociktt, en passant par la famille et les autres.

Mon incapaciti: en face de ma m&e, de mademoiselle T. et finalement de tout le monde au Continental et plus tard dans la rue.

Du refuge nature1 au refuge suprEme, il n’y a qu’un pas:

J’ai rtfltchi & la situation des autres a mon tgard. Si insignifiant que je sois il n’y a personne ici qui puisse me comprendre en tout. Avoir quelqu’un aup& de soi et qui aurait cette comprthension, un femme peut &re, signifierait Otre soutenu de tous c6tts, avoir Dieu.

L’impossibiliti d’aimer est une impossibilitt d’adhkrer au monde, & I’extCrieur, Kafka le vit au plus profond de lui, comme un enfant ma1 rejett: ZI la naissance:

Abandon& par moi m&me en ce qui concerne les hommes, j’aime ceux qui aiment mais je ne puis pas aimer, je suis trop loin, trop expulst.

Pour Rousseau-dit Starobinski-‘L’&riture est le seul moyen de se p&enter aux autres. ‘Prottgk par la solitude B l’abri de l’extkrieur, il pourra toumer et retoumer ses phrases B loisir. FidUe g cette dialectique, Amiel-fils spirituel de Rousseau-note:

I1 faut dtfendre sa petite flamme contre les souffles du dedans et du dehors.

Si la dialectique de la rupture et de l’accueil r&v6 est celle de la Nouvelle Htloi’se, elle est aussi celle de tout diariste.

11 est un autre rapport douloureux au moi, celui du rapport avec le corps malade, c’est-&dire avec 1’8me souffrante. Mtdecin du corps et de I’sme, Starobinski a magistralement trait6 ‘le cas Rousseau’, cas d’un homme qui dira ‘non avec son corps’. La maladie pour Rousseau n’est pas un obstacle-car l’obstacle c’est l’exttrieur, la soci&tC--c’est un moyen pour le contourner, d’od le fait qu’elle se manifeste comme un sentiment, comme un mode d’expression. Tous les grands diaristes ont une tcriture dCterminte non seulement par le corps malade mais par I’sme souffrante, c’est-&dire par la conscience douloureuse d’une anomalie ou d’une grave maladie: phtisie d’Amie1, de Marie Bashkirtsef, tuberculose de Vigny, Delacroix, Kafka, -K. Mansfield.. . 11s ont comme dit Amiel en parlant de lui-meme, ‘une poitrine de papier’. L’ttcriture est souvent

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poignante parce que le ma1 est irrkversible. Le journal devient alors le seul lieu oti peut s’exprimer la souffrance, le lieu oti eiie peut exister par la parole alors qu’elle est Ie plus souvent tue ou cachee, pour les autres. Lorsque Kafka Ccrit: ‘J’ai senti sur mon corps avant de m’endormir le poids de mes poings’, on se sent envahi avec lui par la souffrance et on communie a l’humain, a cette universalite dont se reclame Rousseau et de nombreux intimistes. Sans doute n’y a t-i1 d’tcriture intime et de journal intime que dans la souffrance et grdce a la souffrance, dans I’expression de cette douleur de l’ame qui concerne si souvent le corps. Deux hommes qui pleurent-dit Rousseau-n’ont pas besoin d’autre langage.

A L’ORIGINE DE LA FUSION DES CULTURES, UNE MARGINALITE AMBIGUE

Aprts la quCte des origines et l’expression de la souffance ii la premiere personne, Rousseau propose a partir dune marginalite ambigu& une Ccriture a la fois engagte et distancee. En effet, il nous dit: dans la sociCtC tout n’est que paraitre, mensonges et artifices, mais je voudrais bien que cette societe me reconnaisse, qu’elle revienne sur les jugements qu’elle a pork sur moi. De cette situation r&t un compromis, Rousseau est a la fois dedans et dehors. 11 met en place le modtle de l’homme revolt& et victime, en marge des elites de son temps, a la recherche de la transparence de ‘sa’ vbrite: mais c’est un faux sans-aveu des cultures. La double conclusion des deux Discours et de l’Emile est la suivante: le ma1 et l’exdrieur, c’est-a-dire la socitte, ne font qu’un, d’oh l’obligation de rentrer en soi, seule source de salut, seule possibilitk pour retrouver sa propre nature et 1’Ctat de nature universe&l’homme nature-ainsi que l’imm6diatett du ressenti. S’agit-il dune fusion ou dune negation des cultures? Sans doute de negation dans un premier temps,puis de tentative de fusion. En effet, au moment oii Rousseau accomplit sa revolution interieure, il nie: ‘La culture nie la nature’, la reflexion paralyse pour lui l’expression authentique du sentiment, les Lumitres du sitcle sont malsaines. Puis, ne pouvant rester complttement a l’exterieur de ces ‘Lumitres acculturantes’, il s’engage dans I’ambigtiitC, dans l’obligation dun ‘pacte social’, en se justifiant, en dtmontrant en fait ce qu’il dtnigre: on n’echappe pas B l’emprise de la socitte. I1 n’appartient en fait ni B l’homme culture ni a l’homme nature, et demontre que le ma1 est bien l’homme en relation. Sans doute toute l’ambigtiid de la marginalite de Rousseau est-elle exprimee dans les Confessions, dans les RCveries, fruits de sa tentative rtvolutionnaire qui n’est en fait qu’un compromis.

Comme Rousseau, le diariste est au coeur et en marge de, dtracink mais present. Comme lui il se nourrit du ma1 exterieur, de son impossible communication avec le monde, de sa non integration aux cultures, grdce Ir. une distanciation qui alimente ici l’kriture du journal. Par la conscience qu’il a de cette mise en marge, le diariste est done au coeur de ce qu’il croit lui Ctre exttrieur. Reprenons l’exemple de Kafka, dkacint, ni praguois, ni juif, ni allemand, mais tout a la fois:

La solitude il laquelle de tout temps j’ai 6tt en grande partie contraint et quej’ai en partie recherchke.

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N’adherez a rien n’est pas le fruit du hasard, c’est le fruit dun ma1 d’kre dans son corps, dans sa vie, dans son rapport avec les autres, avec la socitte, avec les cultures c’est-a-dire avec les diverses possibilites de se situer par rapport aux manieres de penser et de sentir de son milieu et de son Cpoque.

LE MODBLE DES REVERIES

Le journal, comme l’oeuvre intime de Rousseau, concrttise mattriellement l’expression dune souffrance. Quel est le travail commun de l’ecriture? Les Reveries et l’acte de reverie, tel que Rousseau le propose, reprtsentent-ils un modtle d’tcriture propre a tout diariste? Starobinski distingue deux aspects, la reverie premiere et la reverie seconde. Ce qui fait que Rousseau n’est pas un mtmorialiste, mais le premier ecrivain intimiste, c’est que la parole, le souvenir du sentiment ressenti rapport6 a posteriori, vont devenir doublement adequats par un mecanisme d’alchimie.

La rEverie premiere est celle du moment vecu, dun bonheur passe. La reverie seconde est celle de la reminiscence, done de la conscience du revolu. Cette derniere accomplit un travail, une demarche, qui consiste a rtsorber la multiplicitk et la discontinuitt de l’experience vecue anttrieurement, en creant un discours nouveau, unifiant, transmuant le regret du moment perdu en jouissance de sa redecouverte. Starobinski appelle ce travail ‘transmutation’. C’est une metamorphose, ou mieux, une alchimie qui convertit la douleur en voluptt. Mais cette alchimie ne saurait exister sans le sentiment de malaise, de souffrance ressentie au present dans l’acte d’ecriture, d’oti dans les Reveries, les termes cl&s de paix, de jouissance qui resultent de cette alchimie.

Rappelons le role de ‘l’herbier therapeuthique’ oti seule la vue de fragments de plantes cueillies suflisent au souvenir du magnitique paysage de la nature et des sentiments qu’elle provoque. Toutes proportions gardtes, la dtmarche d’tcriture du journal intime est la meme. Certes, la distance par rapport aux tvenements vecus est souvent beaucoup plus courte-l’tcriture est meme parfois simultanee par rapport au v&u-mais il s’agit ici de la m&me qu&te d’apaisement. Le diariste confie au journal son mal, sa souffrance pour en etre apaist. L’ecriture a double fonction comme la r&verie seconde: alchimie et therapie de l’%me, et il n’y a pas de therapie sans alchimie, comme il n’y a pas d’alchimie sans conscience du ma1 d’etre, sans distanciation: le baume d’une Ccriture intime n’existe que par la

blessure. Nous ne pouvons terminer cette reflexion sans Cvoquer Amiel, le plus grand

diariste le seul sans doute a avoir ressenti une profonde communion avec Rousseau. Comme lui, il est ‘citoyen de Geneve’, perd sa mere jeune-son ptre se suicidera deux ans plus tard-comme lui il sera Clevt par sa tante et toute la vie cherchera inlassablement aupres des femmes la chaleur d’une mere absente. Professeur du philosophie a Geneve, Amiel vivra une incapacite profonde a &tre, a parler, a communiquer: ‘Pourquoi es-tu faible-se demande-t-il-parce que tu as dix mille fois cede’. I1 dtcouvre Rousseau, publie des articles a son sujet, voit en lui un f&e, se croit ‘plus timide et honteux’ que lai. Son journal est l’oeuvre de sa vie, il represente tout ce qu’il a de plus cher au monde, il I’a aide a vivre.

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Demenageant sans cesse il ne sait oti se fixer et souffre de ne pas ktre reconnu comme tcrivain et comme potte: les elites de son temps l’ont aussi laisst a l’kart. A travers le moi souffrant d’Amie1 on retrouve l’universalite chkre a Rousseau, qui pourrait bien avoir tcrit ces lignes:

Chaque homme est a l’image de Dieu, chaque homme est a l’image de I’humanitt, ton frtre, ton symbole, chacun reprtsente une des faces de la vie que tu aurais pu vivre, chaque homme est une forme de ton moi et doit t’inttresser autant que toi- m&me.

‘C’est l’etude de la conscience humaine qui fait I’unite du journal et de la pens&e toute entittre d’Amiel’, Ccrit G. Poulet.3 Paralltlisme fortuit, influence, donnee specifique? 11 est difficile de repondre. 11 est sur cependant que l’tcriture intime passe par une distanciation, une mise en marge nourrie par un ma1 d’ltre, ce travail est commun chez Rousseau et chez les vrais diaristes. Rousseau par sa revolution inttrieure a ouvert non seulement la voie a l’tcriture de la souffrance a la premiere personne, mais surtout a son alchimie.

Universitt de Nice

Marie-Claire Grassi

NOTES

1. J. Starobinski, J.J. Rousseau: la transparence et l’obstacle, suivi de sept essais sur Rousseau (Gallimard, 1971).

2. B. Didier, Le journal intime (Puf, 1976). 3. Cf. Henri-Frkdkric Amiel, Journal intime, edition inttgrale, publit aux editions l’Age

d’Homme (Lausanne, 1976), prefaces de Gagnebin et G. Poulet.