Rousseau Origine Langues

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  • Jean-Jacques RousseauESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES,in Collection complte des oeuvres, Genve, 1780-1789, vol. 8, in-4

    dition en ligne www.rousseauonline.chversion du 7 octobre 2012

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    Jean-Jacques Rousseau, ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES,, in Collection complte des oeuvres, Genve, 1780-1789, vol. 8, in-4, dition en ligne www.rousseauonline.ch, version du 7 octobre 2012.

  • JEAN JACQUES ROUSSEAU

    E S S A IS U R L O R I G I N E D E S L A N G U E S ,

    Ou il est parle de la Mlodie & de limitation Musicale.

    [1753 novembre 1755 octobre; 1761, retouches; 1763, mai-juin Bibliothque de Neuchtel, ms. R. 11; uvres posthumes de J.J. Rousseau, Genve, 1781; le Pliade dition, t. V, pp. 371-429 = Du Peyrou /Moultou 1780-89 quarto dition, t. VIII, pp. 355-434.]

    [355]

    Jean-Jacques Rousseau, ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES,, in Collection complte des oeuvres, Genve, 1780-1789, vol. 8, in-4, dition en ligne www.rousseauonline.ch, version du 7 octobre 2012.

  • E S S A IS U R

    L O R I G I N ED E S L A N G U E S

    O u i l e s t p a r l ed e l a M l o d i e

    & d e l i m i t a t i o nM u s i c a l e .

    [357]

    CHA P I T R E P R EM I E R

    Des divers moyens de communiquer nos penses.La parole distingue lhomme entre les animaux: le langage distingue les nations entrelles;

    on ne connoit dou est un homme quaprs quil a parle. Lusage & le besoin sont apprendre a chacun la langue de son pays; mais quest-ce qui fait que cette langue est celle de son pays & non pas dun autre? Il faut bien remonter pour le dire, a quelque raison qui tienne au local, & qui soit antrieure aux murs mmes: la parole tant la premiere institution sociale ne doit sa forme qua des causes naturelles.

    Si-tt quun homme fut reconnu par un autre pour un tre sentant, pensant & semblable a lui, le dsir ou le besoin de lui communiquer ses sentimens & ses penses lui en fit chercher les moyens. Ces moyens ne peuvent se tirer que des sens, les seuls instrumens par lesquels un homme puisse agir sur un autre. Voil donc linstitution des signes sensibles [358] pour exprimer la pense. Les inventeurs du langage ne firent pas ce raisonnement, mais linstinct leur en suggra la consquence.

    Les moyens gnraux par lesquels nous pouvons agir sur les sens dautrui se bornent a deux; savoir le mouvement & la voix. Laction du mouvement est immdiate par le toucher ou

    Jean-Jacques Rousseau, ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES,, in Collection complte des oeuvres, Genve, 1780-1789, vol. 8, in-4, dition en ligne www.rousseauonline.ch, version du 7 octobre 2012.

  • mdiate par le geste; la premiere ayant pour terme la longueur du bras, ne peut se transmettre a distance, mais lautre atteint aussi loin que le rayon visuel. Ainsi restent seulement la vue & loue pour organes passifs du langage entre des hommes disperses.

    Quoique la langue du geste & celle de la voix soient galement, naturelles, toutefois la premiere est plus facile & dpend moins des conventions: car plus dobjets frappent nos yeux que nos oreilles & les figues ont plus de varit que les sons; elles sont aussi plus expressives & disent plus en moins de tems. Lamour, dit-on, fut linventeur du des sein. Il put inventer aussi la parole, mais moins heureusement. Peu content delle il la ddaigne, il a des manieres plus vives de sexprimer. Que celle qui traoit avec de plaisir lombre de son Amant lui disoit de choses! Quels sans eut-elle employs pour rendre ce mouvement de baguette?

    Nos gestes ne signifient rien que notre inquitude naturelle; ce nest pas de ceux-l que je veux parler. Il ny a que les Europens qui gesticulent en parlant. On diroit que toute la force de leur langue est dans leurs bras; ils y ajoutent encore celle des poumons & tout cela ne leur sert de gueres. Quand un Franc sest bien dmen, sest bien tourmente [359] le corps a dire beaucoup de paroles, un Turc te un moment la pipe de sa bouche, dit deux mots a demi-voix, & lcrase dune sentence.

    Depuis que nous avons appris a gesticuler nous avons publie lart des pantomimes, par la mme raison quavec beaucoup de belles grammaires nous nentendons plus les symbole des egyptiens. Ce que les anciens disoient le plus vivement, ils ne lexprimoient pas par des mots mais par des signes; ils ne le disoient pas, ils le montroient.

    Ouvrez lhistoire ancienne vous la trouverez pleine de ces manieres dargumenter aux yeux, & jamais elles ne manquent de produire un effet plus assure que tous les discours quon auroit pu mettre a la place. Lobjet offert avant de parler, branle limagination, excite la curiosit, tient lesprit en suspends & dans lattente de ce quon va dire. Jai remarque que les Italiens & les Provenaux, chez qui pour lordinaire le geste prcde le discours, trouvent ainsi le moyen de se faire mieux couter & mme avec plus de plaisir. Mais le langage le plus nergique est celui ou le signe a tout dit avant quon parle. Tarquin, Trasibule abattant les ttes des pavots, Alexandre appliquant son cachet sur la bouche de son favori, Diogene se promenant devant Znon ne parloient-ils pas mieux quavec des mots? Quel circuit de paroles eut aussi bien exprime les mmes ides? Darius engage dans la Scythie avec son arme, reoit de la part du Roi des Scythes une grenouille, un oiseau, une souris & cinq flches: le Hraut remet son prsent en silence & part. Cette terrible harangue fut entendue, & Darius neut plus grande hte que [360] de regagner son pays comme il put. Substituez une lettre a ces signes, plus elle sera menaante moins elle effrayer; ne sera plus quune gasconade dont Darius nauroit fait que rire.

    Quand le Lvite dephraim voulut venger la mort de sa femme, il ncrivit point aux Tribus dIsrael; il divisa le corps en douze pieces & les leur envoya. A cet horrible aspect ils courent aux armes en criant tout dune voix: non, jamais rien de tel nest arrive dans Israel, depuis le jour que nos peres sortirent degypte jusqu ce jour. et la Tribu de Benjamin fut extermine.* [*Il nen resta que six cents hommes sans femmes ni enfans.] De nos jours laffaire tourne en plaidoyers en

    discussions, peut-tre en plaisanteries eut trane en longueur, & le plus horrible des crimes fut enfin demeure impuni. Le Roi Saul revenant du labourage dpea de mme les bufs de sa charme, & usa dun signe semblable pour faire marcher Israel au secours de la ville de Jabs. Les Prophtes des Juifs, les Lgislateurs des Grecs offrant souvent au peuple des objets sensibles,

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  • lui parloient mieux par ces objets quils neussent fait par de longs discours, & la maniere dont Athne rapporte que lorateur Hyperide fit absoudre la courtisane Phryn sans allguer un seul mot pour sa dfense, est encore une loquence muette, dont leffet nest pas rare dans tous les tems.

    Ainsi lon parle aux yeux bien mieux quaux oreilles: il ny a personne qui ne sente la vrit du jugement dHorace cet gard. On voit mme que les discours les plus loquens sont ceux ou lon enchsse le plus dimages, & les sons [361] nont jamais plus dnergie que quand ils sont leffet des couleurs.

    Mais lorsquil est question dmouvoir le cur & denflammer les passions, cest toute autre chose. Limpression successive du discours, qui frappe coups redoubls, vous donne bien une autre motion que la prsence de lobjet mme, ou dun coup-doeil vous avez tout vu. Supposez une situation de douleur parfaitement connue, en voyant la personne afflige vous serez difficilement mu jusqu pleurer; mais laissez-lui le tems de vous dire tout ce quelle sent, & bientt vous allez fondre en larmes. Ce nest que ainsi que les scenes de tragdie sont leur effet.* [*Jai dit ailleurs pourquoi les malheurs feints nous touchent bien plus que les vritables. Tel sanglote la tragdie qui neut de ses jours piti daucun malheureux. Linvention du Thtre est admirable pour norgueillir notre amour-propre de toutes les vertus que nous navons point.] La seule pantomime sans discours vous laissera presque tranquille; le discours sans geste vous arrachera des pleurs. Les passions ont leurs gestes, mais elles ont aussi leurs accens, & ces accens qui nous sont tressaillir, ces accens auxquels on ne peut drober son organe, pntrent par lui jusquau fond du cur, y portent malgr nous les mouvemens qui les arrachent, & nous sont sentir ce que nous entendons. Concluons que les signes visibles rendent limitation plus exacte, mais que lintrt sexcite par les sons.

    Ceci me fait penser que si nous navions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler jamais & nous entendre parfaitement, par la seule langue du geste. [362]Nous aurions pu tablir des socits peu diffrentes de ce quelles sont aujourdhui, ou qui mme auroient marche mieux leur but: nous aurions pu instituer des loix, choisir des chefs, inventer des arts, tablir le commerce, & faire en un mot, presque autant de choses que nous en faisons par le secours de la parole. La langue pistolaire des Salams* [*Les Salams sont des multitudes de choses les plus communes, comme une orange, un ruban, du charbon, &c. dont lenvoi forme un sens connu de tous les Amans dans lus pays ou cette Langue est en usage.] transmet, sans crainte des jaloux, les secrets de la galanterie orientale travers les harems les mieux gardes. Les muets du Grand-Seigneur sentendent entreux, & entendent tout ce quon leur dit par signes, tout aussi-bien quon peut le dire par le discours. Le sieur Pereyre, & ceux qui, comme lui, apprennent aux muets, non-seulement parler, mais a savoir ce quils disent, sont bien forces de leur apprendre auparavant une autre langue non moins complique, a laide de laquelle ils puissent leur faire entendre celle-l.

    Chardin dit quaux Indes les Facteurs se prenant la main lun a lautre, & modifiant leurs attouchemens dune maniere que personne ne peut appercevoir, traitent ainsi publiquement, mais en secret, toutes leurs affaires sans stre dit un seul mot. Supposez ces Facteurs aveugles, sourds & muets, ils ne sentendront pas moins entreux. Ce qui montre que des deux sens par lesquels nous sommes actifs, un seul suffiroit pour nous former un langage.

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  • Il paroit encore par les mmes observations, que linvention de lart de communiquer nos ides, dpend moins des

    [363] organes qui nous servent cette communication, que dune facult propre lhomme, qui lui fait employer les organes cet usage, & qui, si ceux-l lui manquoient, lui en seroit employer dautres la mme fin. Donnez lhomme une organisation tout aussi grossiere quil vous plaira; sans doute il acquerra moins dides; mais pourvu seulement quil y ait entre lui & ses semblables quelque moyen de communication par lequel lun puisse agir, & lautre sentir, ils parviendront se communiquer enfin tout autant dides quils en auront.

    Les animaux ont pour cette communication une organisation plus que suffisante, & jamais aucun deux nen a fait cet usage. Voil, ce me semble, une diffrence bien caractristique. Ceux dentreux qui travaillent & vivent en commun, les Castors, les Fourmis, les Abeilles, ont quelque langue naturelle pour sentre-communiquer, je nen fais aucun doute. Il y a mme lieu de croire que la langue des Castors & celle des Fourmis sont dans le geste & parlent seulement aux yeux. Quoi quil en soit, par cela mme que les unes & les autres de ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises; les animaux qui les parlent les ont en naissant, ils les ont tous, & par-tout la mme: ils nen changent point, ils ny sont pas le moindre progrs. La langue de convention nappartient qua lhomme. Voil pourquoi lhomme fait des progrs, soit en bien, soit en mal; & pourquoi les animaux nen sont point. Cette seule distinction paroit mener loin: on lexplique, dit-on, par la diffrence des organes. Je serois curieux de voir cette explication.

    [364]

    CHA P I T R E I I

    Que la premiere invention de la parole ne vient pas besoins, mais des passions.Il est donc croire que les besoins dictrent les premiers gestes, & que les passions

    arrachrent les premieres voix. En suivant, avec ces distinctions, la trace des faits, peut-tre faudroit-il raisonner sur lorigine des langues tout autrement quon na fait jusquici.. Le gnie des langues orientales, plus anciennes qui nous soient connues, dment absolument la marche didactique quon imagine dans leur composition. Ces langues nont rien de mthodique & de raisonne; elles sont vives & figures. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de Gomtries, & nous voyons que ce furent des langues de Poetes.

    Cela dut tre. On ne commena pas par raisonner, mais par sentir. On prtend que les hommes inventrent la parole pour exprimer leurs besoins; cette opinion me paroit insoutenable. Leffet naturel des premiers besoins, fut dcarter les hommes & non de les

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  • rapprocher. Il le faloit ainsi pour que lespece vint stendre, & que la terre se peuplt promptement, sans quoi le genre humain se fut entasse dans un coin du monde, & tout le reste fut demeure dsert.

    De cela seul il suit, avec vidence, que lorigine, langues nest point due aux premiers besoins des hommes; [365] il seroit absurde que de la cause qui les carte, vint le moyen qui les unit. Dou peut donc venir cette origine? des besoins moraux, des passons. Toutes les passions rapprochent les hommes que la ncessit de chercher vivre force a se fuir. Ce nest ni la faim, ni la soif, mais lamour, la haine, la piti, la colere, qui leur ont arrache les premieres voix. Les fruits ne se drobent point nos mains, on peut sen nourrir sans parler, on poursuit en silence la proie dont on veut se repatre; mais pour mouvoir un jeune cur, pour repousser un agresseur injuste; la nature dicte des accens, des cris, des plaintes: voil les plus anciens mots invents, & voil pourquoi les premieres langues furent chantantes & passionnes, avant dtre simples & mthodiques. Tout ceci nest pas vrai, sans distinction, mais jy reviendrai ci-aprs.

    CHA P I T R E I I I

    Que le premier langage dt tre figur.Comme les premiers motifs qui firent parler lhomme, furent des passions, ses premieres

    expressions furent des Tropes. Le langage figur fut le premier natre, le sens propre fut trouve le dernier. On nappella les choses de leur vrai nom, que quand on les vit sous leur vritable forme. Dabord on ne parla quen posie; on ne savisa de raisonner que long-tems aprs.

    Or, je sens bien quici le Lecteur marrte, & me demande [366] comment une expression peut tre figure avant davoir un sens propre, puisque ce nest que dans la translation du sens que consiste la figure. Je conviens de cela; mais pour mentendre il faut substituer lide que la passion nous prsente, au mot que nous transposons; car on ne transpose les mots que parce quon transpose aussi les ides, autrement le langage figure ne signifieroit rien. Je rponds donc par un exemple.

    Un homme sauvage en rencontrant dautres se sera dabord effraye. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands & plus forts que lui-mme; il leur aura donne le nom de Gans. Aprs beaucoup dexpriences il aura reconnu que ces prtendus Gans ntant ni plus grands, ni plus sorts que lui, leur stature ne convenoit point lide quil avoir dabord attache au mot de Gant. Il inventera donc un autre nom commun eux & lui, tel, par exemple, que le nom dHomme, & laissera celui de Gant lobjet faux qui lavoit frappe durant son illusion. Voil comment le mot figure nat avant le mot propre, lorsque la passion nous fascine les veux, & que

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  • la premiere ide quelle nous offre nest pas celle de la vrit. Ce que jai dit des mots & des noms est sans difficult pour les tours de phrases. Limage illusoire offerte par la passion, se montrant la premiere, le langage qui lui repondoit fut aussi le premier invente; il devint ensuite mtaphorique quand lesprit claire, reconnoissant sa premiere erreur, nen employa les expressions que dans les mmes passions qui lavoient produite.

    [367]

    CHA P I T R E I V

    Des caracteres distinctifs de la premiere Langue & des changemens quelle dut prouver.Les simples sons sortent naturellement du gosier, la bouche est naturellement plus ou

    moins ouverte; mais les modification de la langue & du palais qui sont articuler, exigent de lattention, de lexercice, on ne les fait point sans vouloir les faire, tous les enfans ont besoin de les apprendre, & plusieurs ny parviennent pas aisment. Dans toutes les langues les exclamations les plus vives sont inarticules; les cris, les gmissemens sont de simples voix; les muets, cest-a-dire, les sourds ne poussent que des sons inarticuls: le Pere Lami ne conoit pas mme que les hommes en eussent pu jamais inventer dautres, si Dieu ne leur eut expressment appris parler. Les articulations sont en petit nombre, les sons sont en nombre infini, les accens qui les marquent peuvent se multiplier de mme; toutes les notes de la Musique sont autant daccens; nous nen avons, il est vrai, que trois ou quatre dans la parole, mais les Chinois en ont beaucoup davantage; en revanche ils ont moins de consonnes. A cette source de combinaisons, ajoutez celle des tems ou de la quantit, & vous aurez non-seulement plus de mots, mais plus de diversifies que la plus riche des langues nen a besoin.

    Je ne doute point quindpendamment du vocabulaire & de [368] la syntaxe, la premiere langue, si elle existoit encore, neut garde des caracteres originaux qui la distingueroient de toutes les autres. Non-seulement tous les tours de cette langue devoient tre en images, en sentimens, en figures; mais dans sa partie mcanique elle devroit rpondre a son premier objet, & prsenter au sens, ainsi qua lentendement, les impressions presque invitables de la passion qui cherche a se communiquer.

    Comme les voix naturelles sont inarticules, les mots auroient peu darticulations; quelques consonnes interposes effacant lhiatus des voyelles, suffiroient pour les rendre coulantes & faciles prononcer. en revanche les sons seroient trs-varies, & la diversit des accens multiplieroit les mmes voix: la quantit, le rythme, seroient de nouvelles sources de combinaisons; en sorte que les voix, les sons, laccent, le nombre, qui sont de la nature, laissant peu de chose a faire aux articulations qui sont de convention, lon chanteroit au lieu de parler;

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  • la plupart des mots radicaux seroient des sons imitatifs, ou de laccent des passions, ou de leffet des objets sensibles; lonomatope sy seroit sentir continuellement.

    Cette langue auroit beaucoup de synonymes pour exprimer le mme tre par ses differens rapports;* [*On dit que lArabe a plus de mille mots differens pour dire un chameau, plus de cent pour dire un glaive, &c.]elle auroit peu dadverbes & de mots abstraits pour exprimer ces mmes rapports. elle auroit beaucoup daugmentatifs, de diminutifs, de mots composes, de particules expltives pour donnez de [369] la cadence aux priodes, & de la rondeur aux phrases; elle auroit beaucoup dirrgularits & danomalies, elle negligeroit lanalogie grammaticale pour sattacher a leuphonie, au nombre, lharmonie & la beaut des sons; au lieu dargumens elle auroit des sentences, elle persuaderoit sans convaincre, & peindroit sans raisonner; elle ressembleroit la langue Chinoise, certains gards; a la Grecque, dautres, lArabe, dautres. tendez ces ides dans toutes leurs branches, & vous trouverez que le Cratyle de Platon nest pas si ridicule quil paroit ltre.

    CHA P I T R E V

    De lEcriture.Quiconque, tudiera lhistoire & le progrs des langues, verra que plus les voix deviennent

    monotones, plus les consonnes se multiplient, & quaux accens qui seffacent, aux quantits qui sgalisent, on supple par des combinaisons grammaticales & par de nouvelles articulations: mais ce nest qua force de tems que se sont ces changemens. A mesure que les besoins croissent, que les affaires sembrouillent, que les lumieres stendent, le langage change de caractere; il devient plus juste & moins passionne; il substitue aux sentimens les ides, il ne parle plus au cur, mais la raison. Par la-mme laccent steint, larticulation stend, la langue devient plus exacte, plus claire., mais plus tranante, [370] plus sourde & plus froide. Ce progrs me paroit tout-a-fait naturel.

    Un autre moyen de comparer les langues & de juger de leur anciennet, se tire de lecriture, & cela en raison inverse de la perfection de cet art. Plus lecriture est grossiere, plus la langue est antique. La premiere maniere dcrire nest pas de peindre les sons, mais les objets mmes, soit directement, comme faisoient les Mexicains, soit par des figures allgoriques, comme firent autrefois les egyptiens. Cet etat rpond la langue passionne, & suppose dj quelque socit & des besoins que les passions ont fait natre.

    La seconde maniere est de reprsenter les mots & les propositions par des caracteres conventionnels., ce qui peut le faire que quand la langue est tout--fait forme & quun peuple entier est uni par des loix communes; car il y a dj ici double convention: telle est lecriture,

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  • Chinois; cest-l vritablement peindre les sons & parler aux yeux.La troisieme est de dcomposer la voix parlante un certain nombre de parties

    lmentaires, soit vocales, soit articules, avec lesquelles on puisse former tous les mots & toutes les syllabes. imaginables. Cette maniere dcrire, qui est la notre, a du tre imagine par des peuples commerans qui, voyageant en plusieurs pays & ayant parler plusieurs langues, furent forces dinventer des caracteres qui pussent tre communs toutes. Ce nest pas prcisment peindre la parole, cest lanalyser.

    Ces trois manieres dcrire rpondent assez exactement [371] aux trois divers tats, sous lesquels en peut considrer les hommes rassembls en nations. La peinture des objets convient aux peuples sauvages; les figues des mots & des propositions aux peuples barbares, & lalphabet aux peuples polices.

    Il me faut donc pas penser que cette derniere invention soit une preuve de la haute antiquit du peuple inventeur. Au contraire il est probable que le peuple qui la trouve avoit en vue une communication plus facile avec dautres peuples parlant dautres langues, lesquels du moins toient ses contemporains & pouvoient tre plus anciens que lui. On ne peut pas dire la mme chose des deux autres mthodes. Javoue, cependant, que si lon sen tient lhistoire & aux faits connus, lecriture par alphabet parot remonter aussi haut quaucune autre. Mais il nest pas surprenant que nous manquions de monumens des tems ou lon necrivoit pas.

    Il est peu vraisemblable que les premiers qui savisrent de rsoudre la parole en signes lmentaires, aient fait dabord des divisions bien exactes. Quand ils sapperurent ensuite de linsuffisance de leur analyse, les uns, comme les Grecs, multiplierent les caracteres de leur alphabet, les autres se contrent den varier le sens ou le son par des positions ou combinaisons diffrentes. Ainsi paroissent crites les inscriptions des ruines de Tchelminar, dont Chardin nous a trac des Ectypes. On ny distingue que deux figures ou caracteres,* [*Des gens stonnent, dit Chardin, que deux figures puissent faire tant de lettres, mais pour moi je ne vois pas la de quoi stonner si fort, puisque les lettres de notre Alphabet, qui sont au nombre de vingt-trois, ne sont pourtant composes que de deux lignes, la droite & la circulaire, cest--dire, quavec un C & un I, on fait toutes les lettres qui composent nos mots.] mais de diverses grandeurs & poss en diffrens sens.

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  • [372] Cette langue inconnue & dune antiquit presque effrayante, devoit pourtant tre alors bien forme, en juger par la perfection des arts quannoncent la beaut des caracteres* [*Ce caractere parole fort beau & na rien de confus ni de barbare. Lon diroit que les lettres auroient t dores; car il y en a plusieurs & surtout

    des Majuscules, ou il paroit encore de lor, & cest assurment quelque chose dadmirable & dinconcevable que lair nait pu manger cette dorure durant tant de siecles. Du reste, ce nest pas merveille quaucun de tous les Savans du monde naient jamais rien compris a cette ecriture, puisquelle napproche en aucune maniere daucune ecriture qui soit venue a notre connoissance, au lieu que toutes les ecritures connues aujourd hui, except le Chinois, ont beaucoup daffinit entrelles, & paroissent venir de la mme source. Ce quil y a en ceci de plus merveilleux, est que les Guebres qui sont les restes des Anciens Perses, & qui en conservent. & perptuent la Religion, non-seulement ne connoissent pas mieux ces caracteres que nous, mais que leurs caracteres ny ressemblent pas plus que let ntres. Dou il sensuit, ou que cest un caractere de cabale; ce qui nest pas vraisemblable, puisque ce caractere est le commun & naturel de ldifice en tous endroits, & quilny en a pas dautre du mme ciseau; ou quil est dune si grande antiquit que nous noserions presque le dire. En effet, Chardin seroit prsumer, sur ce passage, que du tems de Cirus & des Mages, ce caractere etoit dj oublie, & tout aussi peu connu quaujourdhui.] & les monumens admirables ou se trouvent

    ces inscriptions. Je ne sais pourquoi lon parle si peu de ces tonnantes ruines: quand jen lis la description dans Chardin, je me crois transporte dans un autre monde. Il me semble que tout cela donne furieusement penser.

    Lart dcrire ne tient point celui de parler. Il tient des besoins dune autre nature, qui naissent plutt ou plus tard [373] selon des circonstances tout-a-fait indpendantes de la dure des peuples, & qui pourroient navoir jamais eu lieu chez des nations trs-anciennes. On ignore durant combien de siecles lart des Hiroglyphes fut peut-tre la seule ecriture des egyptiens, & il est prouve quune telle ecriture peut suffire a un peuple police, par lexemple des Mexicains qui en avoient une encore moins commode.

    En comparant lalphabet Cophte a lalphabet Syriaque ou Phnicien, on juge aisment que lun vient de lautre, & il ne seroit pas tonnant que ce dernier fut loriginal, ni que le peuple le plus moderne eut a cet gard instruit le plus ancien. Il est clair aussi que lalphabet Grec vient de lalphabet Phnicien; lon voit mme quil en doit venir. Que Cadmus ou quelque autre lait apporte de Phnicie, toujours paroit-il certain que les Grecs ne lallerent pas chercher & que les Phniciens lapporteront eux-mmes: car, des peuples de lAsie & de lAfrique, ils furent les premiers & presque les seuls* [*Je compte les Carthaginois pour Phniciens, puis quils etoient une colonie de Tyr.]qui commerceront en europe & ils vinrent bien plutt chez les Grecs que les Grecs nallerent chez eux: ce qui ne prouve nullement que le peuple Grec ne soit pas aussi ancien que le peuple de Phnicie.

    Dabord les Grecs nadoptrent pas seulement les caracteres des Phniciens, mais mme la direction de leurs lignes de droite gauche. ensuite ils savisrent dcrire par sillons, cest-a-dire, en retournant de la gauche a la droite, puis de [374] la droite la gauche alternativement.* [*V. Pausanias Arcad. Les Latins, dans les commencemens, crivirent de mme, & de-la, selon Marius Victorinus, est venu le

    mot de versus.] enfin ils crivirent comme nous saisons aujourdhui en recommenant toutes les lignes de gauche droite., Ce progrs na rien que de naturel: lecriture par sillons est sans contredit la plus commode a lire. Je suis mme tonne quelle ne se soit pas tablie avec limpression, mais tant difficile crire la main, elle dut sabolir quand les manuscrits se multiplierent.

    Mais bien que lalphabet Grec vienne de lalphabet Phnicien, il ne sensuit point que la langue Grecque vienne de la Phnicienne. Une de ces propositions ne tient point lautre, & il

    Jean-Jacques Rousseau, ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES,, in Collection complte des oeuvres, Genve, 1780-1789, vol. 8, in-4, dition en ligne www.rousseauonline.ch, version du 7 octobre 2012.

  • paroit que la langue Grecque etoit dj fort ancienne, que lart dcrire etoit rcent & mme imparfait chez les Grecs. Jusquau sige de Troye ils neurent que seize lettres, si toutefois ils les eurent. On dit que Palamede en ajouta quatre & Simonide les quatre autres. Tout cela est pris dun peu loin. Au contraire le Latin, langue plus moderne, eut presque des sa naissance un alphabet complet, dont cependant les premiers Romains ne se servoient gueres, puisquils commencerent si tard dcrire leur histoire, & que les lustres ne se marquoient quavec des clous.

    Du reste il ny a pas une quantit de lettres ou limins de la parole absolument dtermine; les uns en ont plus les autres moins, selon les langues & selon les diverses modifications quon donne aux voix & aux consonnes. Ceux qui ne comptent que cinq voyelles se trompent fort: les Grecs en [375] ecrivoient sept, les premiers Romains six,* [*Vocales quas Graece septem, Romulus sex, usus posterier quinque commemorat, y velut graeca rejecta. Mart. Capel. L. III.] MM. de Port-Royal en comptent dix, M. Duclos dix-sept, & je ne doute pas quon nen trouvt beaucoup davantage si lhabitude avoir rendu loreille plus sensible & la bouche plus exerce aux diverses modifications, dont elles sont susceptibles. A proportion de la dlicatesse de lorgane, on trouvera plus ou moins de modifications, entre la aigu & lo grave, entre li & le ouvert, &c. Cest ce que chacun peut prouver en passant dune voyelle a lautre par une voix continue & nuance; car on peut fixer plus ou moins de ces nuances & les marquer par des caracteres particuliers, selon qua force dhabitude on sy est rendu plus ou moins sensible, & cette habitude dpend des sortes de voix usites dans le langage, auxquelles lorgane se forme insensiblement. La mme chose peut se dire -peu-prs des lettres articules ou consonnes. Mais la plupart des nations nont pas fait ainsi. elles ont pris lalphabet les unes des autres, & reprsent par les mmes caracteres, des voix & des articulations trs-diffrentes. Ce qui fait que, quelque exacte que soit lorthographe, on lit toujours ridiculement une autre langue que la sienne, a moins quon ny soit extrmement exerce.

    Lecriture, qui semble devoir fixer la langue, est prcisment ce qui laltere; elle nen charge pas les mots mais le gnie; elle substitue lexactitude lexpression. Lon rend ses sentimens quand on parle & ses ides quand on crit. en crivant on est force de prendre tous les mots dans lacception [376] commune; mais celui qui parle varie les acceptions par les tons, il les dtermine comme il lui plat; moins gne pour tre clair, il donne plus a la force, & il nest pas possible quune langue quon crit garde long-tems la vivacit de celle qui nest que parle. On crit les voix & non pas les sons: or dans une langue accentue ce sont les sons, les accens, les inflexions de toute espece qui sont la plus grande nergie du langage; & rendent une phrase, dailleurs commune, propre seulement au lieu ou elle est. Les moyens quon prend pour suppler a celui-l tendent, alongent la langue crite, & passant des livres dans le discours nervent la parole mme.* [*Le meilleur de ces moyens, & qui nauroit pas ce dfaut, seroit la ponctuation, si on leut laisse moins imparfaite. Pourquoi, par exemple, navons-nous pas de point vocatif? Le point interrogant que nous avons etoit beaucoup moins ncessaire: car, par la seule construction, on voit si lon interroge ou si lon ninterroge pas, au moins dans notre langue. Venez-vous & vous venez ne sont pas la mme chose. Mais comment distinguer, par crit, un homme quon nomme dun homme quon appelle? Cest-l vraiment une quivoque queut lve le point vocatif. La mme quivoque se trouve

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  • dans lironie, quand laccent ne la fait pas sentir.] en disant tout comme on lecriroit on ne fait plus que lire en parlant.

    CHA P I T R E V I

    Sil est probable quHomere ait su crire.Quoi quon nous dise de linvention de lalphabet Grec je la crois beaucoup plus moderne

    quon ne la fait, & je fonde principalement cette opinion sur le caractere de la langue. Il mest venu bien souvent dans lesprit de douter non-seulement quHomere sut crire; mais mme quon crivit de [377] son tems. Jai grand regret que ce doute sois si formellement dmenti par lhistoire de Bellerophon dans lIliade; comme jai le malheur aussi bien que le Pere Hardouin dtre un peu obstine dans mes paradoxes, si jetois moins ignorant, je serois bien tente dtendre mes doutes sur cette histoire mme, & laccuser davoir t sans beaucoup dexamen interpolle par les compilateurs dHomere. Non-seulement dans le reste de lIliade on voit peu de traces de cet art; mais jose avancer que toute lOdisse nest quun tissu de btises & dinepties quune lettre ou deux eussent rduit en fume, au lieu quon rend ce pome raisonnable & mme assez bien conduit, en supposant que ses hros aient ignore lecriture. Si lIliade eut t crite, elle eut t beaucoup moins chante, les Rhapsodes eussent t moins recherches & se seroient moins multiplies. Aucun autre Poete na t ainsi chante si ce nest le Tasse a Venise, encore nest-ce que par les Gondoliers qui ne sont pas grands lecteurs. La diversit des dialectes employs par Homere forme encore un prjug trs-fort. Les dialectes distingues par la parole se rapprochent & se confondent par lecriture, tout se rapporte insensiblement a un modele commun. Plus une nation lit & sinstruit, plus ses dialectes seffacent, & enfin ils ne restent plus quen forme de jargon chez le peuple, qui lit peu & qui ncrit point.

    [378] Or ces deux Pomes tant postrieurs au sige de Troye; il nest gueres apparent que les Grecs qui firent ce sige connussent lecriture, & que le Poete qui le chanta ne la connut pas. Ces Pomes resterent long-tems ecrits, seulement dans la mmoire des hommes; ils surent rassembles par crit assez tard & avec beaucoup de peine. Ce fut quand la Grece commena dabonder en livres & en posie crite, que tout le charme de celle dHomere se fit sentir par

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  • comparaison. Les autres Poetes ecrivoient, Homere seul avoit chante, & ces chants divins nont cesse dtre coutes avec ravissement que quand leurope sest couverte de barbares, qui se sont mles de juger ce quils ne pouvoient sentir.

    CHA P I T R E V I I

    De la Prosodie moderne.Nous navons aucune ide dune langue sonore & harmonieuse, qui parle autant par les

    sans que par les voix. Si lon croit suppler laccent par les accens on se trompe: on ninvente les accens que quand laccent est dj perdu.* [*Quelques Savans prtendent, contre lopinion commune & contre la preuve tire de tous les anciens manuscrits, que les Grecs ont connu & pratique dans lecriture les signes appelles accent, & ils fondent cette opinion sur deux passages que je vais transcrire lun & lautre, afin que le lecteur puisse juger de leur vrai sens.

    Voici le premier tire de Ciceron, dans son traite de lOrateur, liv. III. N44Hanc diligentiam subsequitur modus etiam & forma verborum, quod jam vercori ne huic Catulo videatur esse puerile. Versus enim

    veteres illi in hac soluta oratione propemodum, hoc est, numeros quosdam, nobis esse adhibendos putaverunt. Interspirationis enim, non desatigationis nostra; neque librariorum notis, sed verborum & sententiarum rnodo, interpunctas clausulas in orationibus esse voluerunt: idque Princeps Isocrates instituisse fertur, ut ineonditam antiquorum dicendi consuctudinem, delectationis, atque aurium cause (quemadmodum seribit discipulus ejus Naucrates) numeris adstringeret.

    Namque hoec duo, musici, qui erant quondam iidem poete, rnachinati ad voluptatem sunt versum, atque cantum, ut & verborum numero, & vocum modo, delectatione vincerent aurium satietatem. Haec igitur duo, vocis duo moderationem & verborum conclusionem quoad orationis severitas pati offit, a poetica ad eloquentiam traducenda duxerunt.

    Voici le second tire dIsidore, dans ses Origines. L. I. C. 20.Praeterea quaedam sententiarum notae apud celeberrimos auctores fuerunt, quasque antiqui ad distinctionem scripturarum carminbus

    & historiis apposuerunt. Nota, est figura propria in litterae modum posita, ad demonstrandum unamquamque verbi sententiarunique ac versuum rationem. Notae autem versibus apponuntur mero XXVI. quae, sunt nominibus infra scriptis, &c.

    Pour moi je vios-l que du tems de Ciceron, les bons Copistes pratiquoient la sparation des mots, & certains signes equivalens notre ponctuation. Jy vois encore linvention du nombre & de la dclamation de la prose attribue Isocrate. Mais je ny vois point du tout les signes ecrits, les accens, & quand je les y verrois, on nen pourroit conclure quune chose que je ne dispute pas & qui rentre tout-a-fait dans mes principes; savoir que, quand les Romains commencerent tudier le Grec, les Copistes, pour leur en indiquer la prononciation, inventrent les signes des accens, des esprits & de la prosodie, mais il ne sensuivroit nullement que ces signes fussent en usage parmi les Grecs qui nen avoient aucun besoin.] Il y a plus;nous croyons avoir des accens dans [379] notre langue, & nous nen avons point: nos prtendus accens ne sont que des voyelles ou des signes de quantit; ils ne marquent aucune varit de sons. La preuve est que ces accens se rendent tous, ou par des tems ingaux, ou par des [380]

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  • modifications des levres, de la langue ou du palais qui sont la diversit des voix, aucun par des modifications de la glote qui sont la diversit des sons. Ainsi quand notre circonflexe nest pas une simple voix, il est une longue ou il nest rien. Voyons prsent ce quil etoit chez les Grecs.

    Denis dHalycarnasse dit, que llvation du ton dans laccent aigu & labaissement dans le grave etoient une quinte; ainsi laccent prosodique etoit aussi musical, sur-tout le circonflexe, ou la voix aprs avoir monte dune quinte descendoit dune autre quinte sur la mme syllabe.* [*M. Duclos, Rem. sur la gram. gnr & raisonn, p. 30.] On voit assez par ce passage & par ce qui sy rapporte, que M. Duclos ne reconnot point daccent musical dans notre langue, mais seulement laccent prosodique & laccent vocal; on y ajoute un accent orthographique qui ne change rien a la voix, ni au son, ni la quantit, mais qui tantt indique une lettre supprime comme le circonflexe, & tantt fixe le sens quivoque dun monosyllabe, tel que laccent prtendu grave. qui distingue ou adverbe de lieu de ou particule disjonctive, & a pris pour article du mme a pris pour verbe; cet accent distingue loeil seulement ces monosyllabes, rien ne les distingue la prononciation.* [*On pourroit croire que cest par ce mme accent, que les Italiens distinguent, par exemple, verbe de e conjonction; mais le premier se distingue loreille par un son plus fort & plus appuy, ce qui rend vocal laccent dont il est marque: observation que le Buonmattel a eu tort ne pas faire.] Ainsi la dfinition de laccent que les Franois ont gnralement adopte, ne convient aucun des accens de leur langue.

    [381] Je mattende bien que plusieurs de leurs grammairiens, prvenus que les accens marquent lvation ou abaissement de voix, se rcrieront encore ici au paradoxe, & faute de mettre assez de soins lexprience, ils croiront rendre par les modifications de la glote ces mmes accens quils rendent uniquement en variant les ouvertures de la bouche ou les positions de la langue. Mais voici ce que jai leur dire pour constater lexprience & rendre ma preuve sans replique.

    Prenez exactement avec la voix lunisson de quelque instrument de Musique, & sur cet unisson prononcez de suite tous les mots franois les plus diversement accentues que vous pourrez rassembler; comme il nest pas ici question de laccent oratoire, mais seulement de laccent grammatical, il nest pas mme ncessaire que ces divers mots aient un sens suivi. Observez en parlant ainsi, si vous ne marquez pas sur ce mme son tous les accens aussi sensiblement, aussi nettement que si vous prononciez sans gne en variant votre ton de voix. Or, ce fait suppose, & il est incontestable, je dis que puisque tous vos accens sexpriment sur le mme ton, ils ne marquent donc pas des sons differens. Je nimagine pas ce quon peut rpondre a cela.

    Toute langue ou son peut mettre plusieurs airs de Musique sur les mmes paroles, na point daccent musical dtermine. Si laccent etoit dtermine, lair le seroit aussi. Des que le chant est arbitraire, laccent est compte pour rien.

    Les langues modernes de leurope sont toutes du plus au moins dans le mme cas. Je nen excepte pas mme litalienne. La langue italienne, non plus que la franoise, nest [382] point par elle-mme une langue musicale. La diffrence est seulement que lune se prte la Musique, & que lautre ne sy prte pas.

    Tout ceci mene la confirmation de ce principe, que par un progrs naturel toutes les langues lettres doivent changer de caractere & perdre de la force en gagnant de la clart; que plus on sattache perfectionner la grammaire & la logique, plus on acclere ce progrs, & que pour rendre bientt une langue froide & monotone, il ne faut qutablir des acadmies chez le

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  • peuple qui la parle.On connoit les langues drives par la diffrence de lorthographe la prononciation. Plus

    les langues sont antiques & originales, moins il y a darbitraire dans la maniere de les prononcer, par consquent moins de complication, de caracteres pour dterminer cette prononciation. Tous les signes prosodiques des anciens, dit M. Duclos, suppos que lemploi en fut bien fixe, ne valoient pas encore lusage. Je dirai plus; ils y furent substitues. Les anciens Hbreux navoient ni points, ni accens, ils navoient pas mme des voyelles. Quand les autres Nations ont voulu se mler de parler Hbreu, & que les Juifs ont parle dautres langues; la leur a perdu son accent; il a fallu des points, des signes pour le rgler, & cela a bien plus rtabli le sens des mots que la prononciation de la langue. Les Juifs de nos jours, parlant Hbreu, ne feroient plus entendus de leurs anctres.

    Pour savoir lAnglois, il faut lapprendre deux sois, lune le lire, & lautre le parler. Si un Anglois lit haute voix, & quun etranger jette les yeux sur le livre letranger [383] napperoit aucun rapport entre ce quil voit & ce quil entend. Pourquoi cela? parce que lAngleterre ayant t successivement conquise par divers peuples, les mots se sont toujours ecrits de mme, tandis que la maniere de les prononcer a souvent change. Il y a bien de la diffrence entre les signes qui dterminent le sens de lecriture & ceux qui reglent la prononciation. Il seroit aise de faire avec les seules consonnes une langue fort claire par crit, mais quon ne sauroit parler. LAlgebre a quelque chose de cette langue-l. Quand une langue est plus claire par son orthographe que par sa prononciation, cest un signe quelle est plus crite que parle; telle pouvoit tre la langue savante des egyptiens; telles sont pour nous les langues mortes. Dans celles quon charge de consonnes inutiles, lecriture semble mme avoir prcd la parole, & qui ne croiroit la Polinoise dans ce cas-l? Si cela etoit, le Polonois devroit tre la plus froide de toutes les langues.

    CHA P I T R E V I I I

    Diffrence gnrale & locale dans lOrigine des Langues.Tout ce que jai dit jusquici convient aux langues primitives en gnral, & aux progrs qui

    rsultent de leur dure, mais nexplique ni leur origine, ni leurs diffrences. La principale cause qui les distingue est locale, elle vient des climats ou elles naissent, & de la maniere dont elles se forment; [384] cest cette cause quil faut remonter pour concevoir la diffrence gnrale & caractristique quon remarque entre les langues du midi & celles du nord. Le grand dfaut des Europens est de philosopher toujours sur les origines des choses, daprs ce qui se passe autour deux. Ils ne manquent point de nous montrer les premiers hommes, habitant une terre

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  • ingrate & rude, mourant de froid & de faim, empresses a se faire un couvert & des habits; ils ne voient par-tout que la neige & les glaces de lEurope; sans songer que lespece humaine, ainsi que toutes les autres, a pris naissance dans les pays chauds, & que sur les deux tiers du globe lhiver est peine connu. Quand on veut tudier les hommes il faut regarder prs de soi; mais pour tudier lhomme il faut apprendre porter sa vue au loin; il faut dabord observer les diffrences pour dcouvrir les proprits.

    Le genre-humain ne dans les pays chauds, stend de-la dans les pays froids; cest dans ceux-ci quil se multiplie & reflue ensuite dans les pays chauds. De cette action & raction, viennent les rvolutions de la terre & lagitation continuelle de ses habitans. Tachons de suivre dans nos recherches lordre mme de la nature. Jentre dans une longue digression sur un sujet si rebattu quil est trivial, mais auquel il faut toujours revenir malgr quon en ait pour trouver lorigine des institutions humaines.

    [385]

    CHA P I T R E I X

    Formation des Langues Mridionales.Dan les premiers tems* [*Jappelle les premiers tems ceux de la dispersion des hommes, quelque ge du

    genre-humain quon veuille en fixer lpoque] les hommes pars sur la face de la terre navoient de socit que celle de la famille, de loix que celles de la nature, de langue que le geste & quelques sons inarticuls.* [*Les vritables langues nont point une origine domestique, il ny a quune convention plus gnrale & plus durable qui les puisse tablir. Les Sauvages de lAmrique ne parlent presque jamais que hors de chez eux; chacun garde le silence dans sa cabane, il parle par signes sa famille, & ces lignes sont peu frequens, parce quun Sauvage est moins inquiet, moins impatient quun Europen, quil na pas tant de besoins, & quil prend soin dy pourvoir lui-mme.] Ils netoient lies par aucune ide de fraternit commune, & nayant aucun arbitre que la force, ils se croyoient ennemis les uns des autres. Cetoient leur foiblesse & leur ignorance qui leur donnoient cette opinion. Ne connoissant rien, ils craignoient tout, ils attaquoient pour se dfendre. Un homme abandonne seul sur la face de la terre, la merci du genre-humain, devoit tre un animal froce. Il etoit prt a faire aux autres tout le mal quil craignoit deux. La crainte & la foiblesse sont les sources de cruaut

    Les affections sociales ne se dveloppent en nous quavec nos lumieres. La piti, bien que naturelle au cur de [386] lhomme, resteroit ternellement inactive sans limagination qui la met en jeu. Comment nous laissons-nous mouvoir a la piti? En nous transportant hors de nous-mmes;en nous identifiant avec ltre souffriront. Nous ne souffrons quautant que nous jugeons quil souffre; ce nest pas dans nous, cest dans lui que nous souffrons. Quon songe

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  • combien ce transport suppose de connoissances acquises! Comment imaginerois-je des maux dont je nai nulle ide? comment souffrirois-je en voyant souffrir un autre, si le ne fais pas mme quil souffre, si jignore ce quil y a de commun entre lui & moi? Celui qui na jamais rflchi, ne peut tre ni lment, ni juste, ni pitoyable: il ne peut pas non plus tre mchant & vindicatif. Celui qui nimagine rien, ne sent que lui-mme; il est seul au milieu du genre-humain.

    La rflexion nat des ides compares, & cest la pluralit des ides qui porte les comparer. Celui qui ne voit quun seul objet na point de comparaison faire. Celui qui nen voit quun petit nombre, & toujours les mmes des son enfance, ne les compare point encore, parce que lhabitude de les voir lui te lattention ncessaire pour les examiner: mais mesure quun objet nouveau nous frappe, nous voulons le connotre; dans ceux qui nous sont connus nous lui cherchons des rapports: cest ainsi que nous apprenons la considrer ce qui est sous nos yeux, & que ce qui nous est etranger nous porte lexamen de ce qui nous touche.

    Appliquez ces ides aux premiers hommes, vous verrez la raison de leur barbarie Nayant jamais rien vu que ce qui etoit autour deux, cela mme ils ne le connoissoient pas; [387] ils ne se connoissoient pas eux-mmes. Ils avoient lide dun pere, dun fils, dun frere, & non pas dun homme. Leur cabane contenoit tous leurs semblables; un etranger, une bte, un monstre, etoient pour eux la mme chose: hors eux leur famille, lunivers entier ne leur etoit rien.

    De-la, les contradictions apparentes quon voit entre les peres des nations: tant de naturel & tant dinhumanit, des murs si froces & des curs si tendres, tant damour pour leur famille & daversion pour leur espece. Tous leurs sentimens concentres entre leurs proches, en avoient plus dnergie. Tout ce quils connoissoient leur etoit cher. Ennemis du reste du monde quils ne voyoient point & quils ignoroient, ils ne haissoient que ce quils ne pouvoient connotre.

    Ces tems de barbarie etoient le siecle dor, non parce que les hommes etoient unis, mais parce quils etoient spares. Chacun, dit-on, sestimoit le matre de tout, cela peut tre; mais nul ne connoissoit & ne desiroit que ce qui etoit sous sa main: ses besoins, loin de le rapprocher de ses semblables len loignoient. Les hommes, si lon veut, sattaquoient dans la rencontre, niais ils se rencontroient rarement. Par tout rgnoit letat de guerre, & toute la terre etoit en paix.

    Les premiers hommes furent chasseurs ou bergers, & non pas laboureurs; les premiers biens furent des troupeaux & non pas des champs. Avant que la proprit de la terre fut partage, nul ne pensoit a la cultiver. LAgriculture est un art qui demande des instrumens; semer pour recueillir est une prcaution qui demande de la prvoyance. Lhomme en socit cherche a stendre, lhomme isole se resserre. Hors [388] de la porte ou son il peut voir, & ou son bras atteindre, il ny a plus pour lui ni droit, ni proprit. Quand le Cyclope a roule la pierre lentre de sa caverne, ses troupeaux & lui sont en suret. Mais qui garderoit les moissons de celui pour qui les loix ne veillent pas?

    On me dira que Cain fut laboureur & que Noe planta la vigne. Pourquoi non? Ils etoient seuls, quavoient-ils a craindre? Dailleurs ceci ne fait rien contre moi; jai dit ci-devant ce que jentendois par les premiers tems. En devenant fugitif Cain fut bien force dabandonner lagriculture; la vie errante des descendans de Noe dut aussi la leur faire oublier; il falut peupler la terre avant de la cultiver; ces deux choses se sont mal ensemble. Durant la premiere dispersion du genre-humain, jusqu ce que la famille fut arrte, & que lhomme eut une

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  • habitation fixe, il ny eut plus dagriculture. Les peuples qui ne se fixent point ne sauroient cultiver la terre; tels furent autrefois les Nomades, tels furent les Arabes vivant sous des tentes, les Scythes dans leurs chariots, tels sont encore aujourdhui les Tartares errans, & la Sauvages de lAmrique.

    Gnralement chez tous les peuples dont lorigine nous est connue, on trouve les premiers barbares voraces & carnaciers plutt quagriculteurs & granivores. Les Grecs nomment le premier qui leur apprit labourer la terre, & il paroit quils ne connurent cet art que fort tard: mais quand ils ajoutent quavant Triptoleme ils ne vivoient que de gland, ils disent sine chose sans vraisemblance & que leur propre histoire dment; car ils mangeoient de la chair avant Triptoleme, [389] puisquil leur dfendit den manger. On ne voit pas, au reste, quils aient tenu grand compte de cette dfense.

    Dans les festins dHomere, on tue un boeuf pour rgaler les htes, comme on tueroit de nos jours un cochon de lait. En lisant quAbraham servit un veau a trois personnes, quEume fit rtir deux chevreaux pour le dner dUlisse, & qui autant en fit Rebecca pour celui de son mari, on peut juger quels terribles dvoreurs de viande etoient les hommes de ces tems-l. Pour concevoir les repas des anciens on na qua voir aujourdhui ceux des Sauvages; jai failli dire ceux des Anglois.

    Le premier gteau qui fut mange fut la communion du genre-humain. Quand les hommes commencerent a se fixer ils dfrichoient quelque peu de terre autour de leur cabane, cetoit un jardin plutt quun champ. Le peu de grain quon recueilloit se broyoit entre deux pierres, on en faisoit quelques gteaux quon cuisoit sous la cendre, ou sur la braise, ou sur une pierre ardente, dont on ne mangeoit que dans les festins. Cet antique usage qui fut consacre chez les Juifs par la Pque, se conserve encore aujourdhui dans la Perse & dans les Indes. On ny mange que des pains sans levain, & ces pains en feuilles minces se cuisent & se consomment a chaque repas. On ne sest avise de faire fermenter le pain que quand il en a salu davantage, car la fermentation se fait mal sur une petite quantit.

    Je sais quon trouve dj lagriculture en grand des le tems des Patriarches. Le voisinage de lEgypte avoit du la porter de bonne heure en Palestine. Le livre de Job, le plus ancien, [390]peut-tre, de tous les livres qui existent, parle de la culture des champs, il compte cinq cents paires de bufs parmi les richesses de Job; ce mot de paires montre ces bufs accouples pour le travail; il est dit positivement que ces bufs labouroient quand les Sabens les enlevrent, & lon peut juger quelle tendue de pays devoient labourer cinq cents paires de bufs.

    Tout cela est vrai; mais ne confondons point les tems, Lge patriarchal que nous connoissons est bien loin du premier ge. Lecriture compte dix gnrations de lun lautre dans ces siecles ou les hommes vivoient long-tems. Quont-ils fait durant ces dix gnrations? Nous nen savons rien. Vivant pars & presque sans socit, a peine parloient-ils: comment pouvoient-ils crire? & dans luniformit de leur vie isole quels evenemens nous auroient-ils transmis?

    Adam parloit; Noe parloit; soit. Adam avoir t instruit par Dieu mme. En se divisant, les enfans de Noe abandonnrent lagriculture, & la langue commune prit avec la premiere socit. Cela seroit arrive quand il ny auroit jamais eu de tour de Babel. On a vu dans des Isles dsertes des solitaires oublier leur propre langue: rarement aprs plusieurs gnrations, des hommes hors de leurs pays conservent leur premier langage, mme ayant des travaux

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  • commuas & vivant entreeux en socit.pars dans ce vaste dsert du monde, les hommes retombrent dans la stupide barbarie ou

    ils se seroient trouves sils etoient ns de la terre. En suivant ces ides si naturelles, il est aise de concilier lautorit de lEcriture avec les monumens [391] antiques, & lon nest pas rduit traiter de fables des traditions aussi anciennes que les peuples qui nous les ont transmises.

    Dans cet etat dabrutissement il falloit vivre. Les plus actifs, les plus robustes, ceux qui alloient toujours en avant ne pouvoient vivre que de fruits & de chasse; ils devinrent donc chasseurs, violens, sanguinaires; puis avec le tems guerriers, conqurans, usurpateurs. Lhistoire a souille ses monumens des crimes de ces premiers Rois; la guerre & les conqutes ne sont que des chasses dhommes. Aprs les avoir conquis, ne leur manquoit que de les dvorer. Cest ce que leurs successeurs ont appris faire.

    Le plus grand nombre, moins actif & plus paisible, sarrta le plutt quil put, assembla du btail, lapprivoisa, le rendit docile la voix de lhomme, pour sen nourrir, apprit le garder, le multiplier; & ainsi commena la vie pastorale.

    Lindustrie humaine stend avec les besoins qui la font natre. Des trois manieres de vivre possibles lhomme, savoir la chasse, le soin des troupeaux & lagriculture, la premiere exerce le corps la force, ladresse, la courte; lame au courage, la ruse; elle endurcit lhomme & le rend froce. Le pays des chasseurs nest pas long-tems celui de la chasse,* [*Le mtier de chasseur nest point favorable la population. Cette observation quon a faite quand les Iles de St. Domingue & de la Tortue etoient habites par des boucaniers, se confirme par letat de lAmrique Septentrionale. On ne voit point que les peres daucune nation nombreuse, aient t chasseurs par etat; ils ont tout t agriculteurs ou bergers. La chasse doit donc moins tre considre ici comme ressource de subsistance, que comme un accessoire de letat pastoral.] il faut poursuivre au loin le gibier, de-la lquitation. Il [392] faut atteindre le mme gibier qui fuit; de-la les armes lgres, la fronde, la flche, le javelot. Lart pastoral, pere du repos & des passions oiseuses est celui qui se suffit le plus lui-mme. Il fournit a homme, presque sans peine, la vie & le vtement; il lui fournit mme sa demeure; les tentes des premiers bergers etoient faites de peaux de btes: le toit de larche & du tabernacle de Moise netoit pas dune autre toffe. A lgard de lagriculture, plus lente natre, elle tient tous les arts; elle amene la proprit, le gouvernement, les loix, & par degr la misre & les crimes, insparables pour notre espece, de la science du bien & du mal. Aussi les Grecs ne regardoient-ils pas seulement Triptoleme comme linventeur dun art utile, mais comme un instituteur & un sage, duquel ils tenoient leur premiere discipline & leurs premieres loix. Au contraire, Moise semble porter un jugement dimprobation sur lagriculture, en lui donnant un mchant pour inventeur & faisant rejetter de Dieu ses offrandes: on diroit que le premier laboureur annonoit dans son caractere les mauvais effets de son art. Lauteur de la Gense avoit vu plus loin quHerodote.

    A la division prcdente se rapportent les trois etats de lhomme considre par rapport la socit. Le Sauvage est chasseur, le Barbare est berger, lhomme civil est laboureur.

    Jean-Jacques Rousseau, ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES,, in Collection complte des oeuvres, Genve, 1780-1789, vol. 8, in-4, dition en ligne www.rousseauonline.ch, version du 7 octobre 2012.

  • Soit donc quon recherche lorigine des arts, soit quon observe les premieres murs on voit que tout se rapporte, [393] dans son principe aux moyens de pourvoir la subsistance, & quant ceux de ces moyens qui rassemblent les hommes, ils sont dtermines par le climat & par la nature du sol. Cest donc aussi par les mmes causes quil faut expliquer la diversit des langues & lopposition de leurs caracteres.

    Les climats doux, les pays gras & fertiles ont t les premiers peuples & les derniers ou les nations se sont formes, parce que les hommes sy pouvoient passer plus aisment les uns des autres, & que les besoins qui sont natre la socit, sy sont faits sentir plus tard.

    Supposez un printems perptuel sur la terre; supposez partout de leau, du btail, des pturages; supposez les hommes, sortant des mains de la nature, une fois disperses parmi tout cela: le nimagine pas comment ils auroient jamais renonc a leur libert primitive & quitte la vie isole & pastorale, si convenable leur indolence naturelle,* [*Il est inconcevable a quel point lhomme est naturellement paresseux. On diroit quil ne vit que pour dormir, vgter, rester immobile; peine peut-il se rsoudre se donner les mouvemens ncessaires pour sempcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant les Sauvages dans lamour leur etat que cette dlicieuse indolence. Les passions qui rendent lhomme inquiet, prvoyant, actif, ne naissent que dans la socit. Ne rien faire est la premiere & la plus forte passion de lhomme aprs celle de se conserver. Si lon y regardoit bien, lon verroit que, mme parmi nous, cest pour parvenir au repos que chacun travaille; cest encore la paresse qui nous rend laborieux.] pour simposer sans ncessite lesclavage, les travaux, les miseres insparables de letat social.

    Celui qui voulut que lhomme fut sociable, toucha du doigt laxe du globe & linclina sur laxe de lunivers. A ce lger [394] mouvement je vois changer la face de la terre & dcider la vocation du genre-humain: jentends au loin les cris de joie dune multitude insense; je vois difier les Palais & les Villes; je vois natre les arts, les loix, le commerce; je vois les peuples se former, stendre, se dissoudre, se succder comme les flots de la mer: je vois les hommes rassembles sur quelques points de leur demeure. pour sy dvorer mutuellement, faire un affreux dsert du reste du monde, digne monument de lunion sociale & de lutilit des arts.

    La terre nourrit les hommes; mais quand les premiers besoins les ont disperses, dautres besoins les rassemblent, & cest alors seulement quils parlent & quils sont parler deux. Pour ne pas me trouver en contradiction avec moi-mme; il faut me laisser le tems de mexpliquer.

    Si lon cherche en quels lieux sont ns les peres du genre-humain, dou sortirent les premieres colonies, dou vinrent les premieres migrations, vous ne nommerez pas les heureux climats de lAsie-mineure, ni de la Sicile, ni de lAfrique, pas mme de lEgypte; vous nommerez les fables de la Chalde, les rochers de la Phnicie. Vous trouverez la mme chose dans tous les tems. La Chine a beau se peupler de Chinois, elle se peuple aussi de Tartares; les Scythes ont inonde lEurope & lAsie; les montagnes de Suisse versent actuellement dans nos rgions fertiles une colonie perptuelle qui promet de ne point tarir.

    Il est naturel, dit-on, que les habitans dun pays ingrat le quittent pour en occuper un meilleur. Fort bien; mais pourquoi ce meilleur pays, au lieu de fourmiller de ses propres [395]habitans fait-il place dautres? Pour sortir dun pays ingrat il y faut tre. Pourquoi donc tant dhommes y naissent-ils par prfrence? On croiroit que les pays ingrats ne devroient se peupler que de lexcdent des pays fertiles, & nous voyons que cest le contraire. La plupart des Peuples Latins se disoient Aborignes,* [*Ces noms dAutocthones & dAborignes signifient seulement que les premiers habitans du pays etoient Sauvages, sans socits, sans loix, sans traditions, & quils peupleront avant de parler]

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  • tandis que la grande Grece, beaucoup plus fertile, netoit peuple que detrangers. Tous les peuples Grecs avouoient tirer leur origine de diverses colonies, hors celui dont le sol etoit le plus mauvais, savoir le Peuple Attique, lequel se disoit Autocthone ou ne de lui-mme. Enfin sans percer la nuit des tems, les siecles modernes offrent une observation dcisive; car quel climat au monde est plus triste que celui quon nomma la fabrique du genre-humain?

    Les associations dhommes sont en grande partie louvrage des accidens de la nature; les dluges particuliers, les mers extravases, les ruptions des volcans, les grands tremblemens de terre, les incendies allumes par la foudre & qui dtruisoient les forets, tout ce qui dut effrayer & disperser les sauvages habitans dun pays, dut ensuite les rassembler pour rparer en commun les pertes communes. Les traditions des malheurs de la terre, si frequens dans les anciens tems, montrent de quels instrumens se servit la Providence pour forcer les humains se rapprocher. Depuis que les socits sont tablies, ces grands accidens ont cesse & sont devenus plus rares; il semble que cela doit encore tre; les mmes malheurs [396] qui rassemblrent les hommes pars, disperseroient ceux qui sont runis.

    Les rvolutions des saisons sont une autre cause plus gnrale & plus permanente, qui dut produire le mme effet dans les climats exposes a cette varit. Forces de sapprovisionner pour lhiver, voir les habitans dans le cas de sentre-aider, les voil contraints dtablir entreux quelque sorte de convention. Quand les courses deviennent impossibles & que la rigueur du froid les arrte, lennui les lie autant que le besoin. Les Lapons ensevelis dans leurs glaces, les Esquimaux, le plus sauvage de tous les peuples, se rassemblent lhiver dans leurs cavernes, & lt ne se connoissent plus. Augmentez dun degr leur dveloppement & leurs lumieres, les voil runis pour toujours.

    Lestomac ni les intestins de lhomme ne sont pas faits pour digrer la chair crue, en gnral son got ne la supporte pas; a lexception peut-tre des seuls Esquimaux, dont je viens de parler, les Sauvages mmes grillent leurs viandes. A lusage du feu, ncessaire pour les cuire, se joint le plaisir quil donne a la vue, & sa chaleur agrable au corps. Laspect de la flamme qui fait fuir les animaux attire lhomme.* [*Le feu sait grand plaisir aux animaux ainsi qulhomme, lorsquils sont accoutumes sa vue & quils ont senti sa doue chaleur. Souvent mme il ne se leur seroit gueres moins utile qua nous, au moins pour rchauffer leurs petits. Cependant on na jamais oui dire quaucune bte, ni sauvage ni domestique, ait acquis assez dindustrie pour faire du feu, mme a notre exemple. Voil donc ces tres raisonneurs qui forment, dit-on, devant lhomme une socit fugitive, dont, cependant, lintelligence na pu slever jusqu tirer dun caillou des tincelles, & les recueillir, ou conserver au moins quel feux abandonnes! Par ma foi les Philosophes se moquent de nous tout ouvertement. On voit bien par leurs ecrits quen effet ils nous prennent pour des btes.] On se rassemble autour dun foyer commun, on y sait des festins, on y danse; les doux liens de lhabitude y rapprochent insensiblement [397]lhomme de ses semblables, & sur ce foyer rustique brle le feu sacre qui porte au fond des curs le premier sentiment de lhumanit.

    Dans les pays chauds, les sources & les rivires, ingalement disperses, sont dautres points de runion dautant plus ncessaires que les hommes peuvent moins se passer deau que de feu. Les Barbares sur-tout qui vivent de leurs troupeaux, ont besoin dabreuvoirs communs, & lhistoire des plus anciens tems nous apprend, quen effet cest-l que commencerent & leurs traites & leurs querelles.* [*Voyez lexemple de lun & de lautre au chapitre 21 de la Gense entre Abraham & Abimelec, au sujet du puits du ferment.] La facilite des eaux peut retarder la socit des habitans dans les lieux bien arroses. Au contraire, dans les lieux arides il falut concourir creuser des puits, a

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  • tirer des canaux pour abreuver le btail. On y voit des hommes associes de tems presque immmorial, car il faloit que le pays restt dsert ou que le travail humain le rendit habitable. Mais le penchant que nous avons a tout rapporter nos usages, rend sur ceci quelques rflexions ncessaires.

    Le premier etat de la terre differoit beaucoup de celui ou elle est aujourdhui, quon la voit pare ou dfigure par la main des hommes. Le cahos que les Poetes ont feint dans [398] les limins rgnoit dans ses productions. Dans ces tems recules, ou les rvolutions etoient frquentes, ou mille accidens changeoient la nature du sol & les aspects du terrain, tout croissoit confusment, arbres, lgumes, arbrisseaux, herbages; nulle espece navoit le tems de semparer du terrain qui lui convenoit le mieux & dy touffer les autres; elles se separoient lentement, peu--peu, & puis un bouleversement survenoit quai confondoit tout.

    Il y a un tel rapport entre les besoins de lhomme & les productions de la terre, quil suffit quelle soit peuple, & tout subsiste; mais avant que les hommes runis missent par leurs travaux communs une balance entre ses productions, il faloit pour quelles subsistassent toutes, que la nature se charget seule de lquilibre que la main des hommes conserve aujourdhui; elle maintenoit ou rmblissoit ce lquilibre par des rvolutions, comme ils le maintiennent ou rtablissent par leur inconstance. La guerre qui ne rgnoit pas encore entreux, sembloit rgner entre les limins; les hommes ne bruloient point de Villes, ne creusoient point de mines, nabattoient point darbres; mais la nature allumoit des volcans, excitoit des tremblemens de terre, le feu, du Ciel consumoit des forets. Un coup de foudre, un dluge, une exhalaison faisoient alors en peu dheures ce que cent mille bras dhommes sont aujourdhui dans un siecle. Sans cela je ne vois pas comment le systme eut pu subsister & lquilibre se maintenir. Dans les deux rgnes organises, les grandes especes eussent la longue absorbe les petites.* [*On prtend que, par une sorte daction & de raction naturelle, les diverses especes du regne se maintiendroient delles-mmes dans un balancement perptuel qui leur tiendroit lieu dquilibre. Quand lespece dvorante se sera, dit-on, trop multiplie aux dpens de lespece dvore, alors ne trouvant plus de subsistance, il faudra que la premiere diminue & laisse la seconde le tems de se repeupler; jusqu ce que, fournissant de nouveau une subsistance abondante lautre, celle-ci diminue encore, tandis que lespece dvorante se repeuple de nouveau. Mais une telle oscillation ne me paroit point vraisemblable: car, dans ce systme, il faut quil y ait un tems ou lespece qui sert de proie, augmente & ou celle qui sen nourrit

    diminue; ce qui me semble contre toute raison.] Toute la terre neut bientt t [399] couverte que darbres & de btes froces; la fin tout eut pri.

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  • Les eaux auroient perdu peu--peu la circulation qui vivifie la terre. Les montagnes se dgradent & sabaissent, les fleuves charient, la mer se comble & stend, tout tend insensiblement au niveau; la main des hommes retient cette pente & retarde ce progrs; sans eux il seroit plus rapide, & la terre seroit peut-tre dj sous les eaux. Avant le travail humain les sources mal distribues se repandoient plus ingalement, fertilisoient moins la terre, en abreuvoient plus difficilement les habitans. Les rivires etoient souvent inaccessibles, leurs bords escarpes ou marcageux: lart humain ne les retenant point dans leurs lits, elles en sortoient frquemment, sextravasoient droite ou gauche, changeoient leurs directions & leurs cours, se partageoient en diverses branches; tantt on les trouvoit a sec, tantt des fables mouvans en defendoient lapproche; elles etoient comme nexistant pas, & lon mouroit de soif au milieu des eaux.

    Combien de pays arides ne sont habitables que par les saignes & par les canaux que les hommes ont tire des fleuves. La Perse presque entiere ne subsiste que par cet artifice: [400] la Chine fourmille de peuple laide de ses nombreux canaux: sans ceux des Pays-Bas ils seroient inondes par les fleuves, comme ils le seroient par la mer sans leurs digues: lEgypte, le plus fertile pays de la terre, nest habitable que par le travail humain. Dans les grandes plaines dpourvues de rivires & dort le sol na pas essez de pente, on na dautre ressource que les puits. Si donc les premiers Peuples dont il soit fait mention dans lhistoire, nhabitoient pas dans les pays gras ou sur de faciles rivages, ce nest pas que ces climats heureux fussent dserts, mais cest que leurs nombreux habitans, pouvant se passer les uns des autres, vcurent plus longtems isoles dans leurs familles & sans communication. Mais dans les lieux arides ou lon ne pouvoir avoir de leau que par des puits, il falut bien se runir pour les creuser ou du moins saccorder pour leur usage. Telle dut tre lorigine des socits & des langues dans les pays chauds,

    La se formrent les premiers liens des familles; la furent les premiers rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles venoient chercher de leau pour le mnage, les jeunes hommes venoient abreuver leurs troupeaux. La des yeux accoutumes aux mmes objets des lenfance, commencerent den voir de plus doux. Le cur smut ces nouveaux objets, un attrait inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de ntre pas seul. Leau devint insensiblement plus ncessaire, le btail eut soif plus souvent; on arrivoit en hte & lon partoit regret. Dans cet ge heureux ou rien ne marquoit les heures, rien nobligeoit les compter; le tems navoit dautre mesure que lamusement & lennui. Sous de vieux chnes [401] vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oublioit par degrs sa frocit, on sapprivoisoit peu--peu les uns avec les autres; en sefforant de se faire entendre, on apprit sexpliquer. La se firent les premieres ftes, les pieds bondissoient de joie, le geste empresse ne suffisoit plus, la voix laccompagnoit daccens passionnes, le plaisir & le dsir confondus ensemble, se faisoient sentir a la fois. La fut enfin le vrai berceau des peuples, & du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de lamour.

    Quoi donc! Avant ce tems les hommes naissoient-ils de la terre? Les gnrations se succedoient-elles sans que les deux sexes fussent unis, & sans que personne sentendit? Non, il y avoir des familles, mais il ny avoir point de nations; il y avoit des langues domestiques, mais il ny avoit point de langues populaires; il y avoit des mariages, mais il ny avoit point damour. Chaque famille se suffisoit elle-mme & se perptuoit par son seul sang. Les enfans ns des

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  • mmes parens croissoient ensemble, & trouvoient peu--peu des manieres de sexpliquer entreux; les sexes se distinguoient avec lge, le penchant naturel suffisoit pour les unir, linstinct tenoit lieu de passion, lhabitude tenoit lieu de prfrence, on devenoit maris & femmes sans avoir cesse dtre frere & soeur.* [*Il falut bien que les premiers hommes pousassent leurs surs. Dans la simplicit des premieres murs, cet usage se perptua sans inconvnient, tant que les familles resterent isoles, & mme aprs la runion des plus anciens peuples; mais la loi qui labolit nest pas moins sacre pour tre dinstitution humaine. Ceux qui ne la regardent que par la liaison quelle forme entre les familles, nen voient pas le cte le plus important. Dans la familiarit que le commerce domestique tablit ncessairement entre les deux sexes, du moment quune si sainte loi cesseroit de parler au cur & den imposer aux sens, il ny auroit plus dhonntet parmi les hommes, & les plus effroyables

    murs causeroient bientt la destruction du genre-humain.] Il ny avoit rien dassez anime pour [402] dnouer la langue, rien qui put arracher assez frquemment les accens des passions ardentes, pour les tourner en institutions, & lon en peut dire autant des besoins rares & peu pressans, qui pouvoient porter quelques hommes concourir a des travaux communs: lun commenoit le bassin de la fontaine, & lautre lachevoit ensuite, souvent sans avoir eu besoin du moindre accord, & quelquefois mme sans stre vus. En un mot, dans les climats doux, dans les terrains fertiles, il falut toute la vivacit des passons agrables pour commencer faire parler les habitans. Les premieres langues, filles du plaisir & non du besoin, porterent long-tems lenseigne de leur pere; leur accent sducteur ne seffaa quavec les sentimens qui les avoient fait natre, lorsque de nouveaux besoins introduits parmi les hommes forcrent chacun de ne songer qului-mme & de retirer son cur au dedans de lui.

    [403]

    CHA P I T R E X

    Formation des Langues du Nord.A la longue tous hommes deviennent semblables, mais lordre de leur progrs diffrent.

    Dans les climats mridionaux, ou la nature est prodigue, les besoins naissent des passions, dans les pays froids ou elle est avare, les passons naissent des besoins, & les langues, tristes filles de la ncessit, se sentent de leur dure origine.

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  • Quoique lhomme saccoutume aux intempries de lair, au froid, au mal-aise, mme la faim, il y a pourtant un point ou la nature succombe. En proie ces cruelles preuves, tout ce qui est dbile prit; tout le reste se renforce, & il ny a point de milieu entre la vigueur & la mort. Voil dou vient que les peuples septentrionaux sont si robustes; ce nest pas dabord le climat qui les a rendus tels, mais il na souffert que ceux qui letoient, & il nest pas tonnant que les enfans gardent la bonne constitution de leurs peres.

    On voit dj que les hommes, plus robustes, doivent avoir des organes moins dlicats, leurs voix doivent tre plus aprs & plus fortes. Dailleurs, quelle diffrence entre les inflexions touchantes qui viennent des mouvemens de lame aux cris quarrachent les besoins physiques? Dans ces affreux climats ou tout est mort durant neuf mois de lanne, ou le soleil nchauffe lair quelques semaines que pour apprendre [404] aux habitans de quels biens ils sont prives, & prolonger leur misre, dans ces lieux ou la terre ne donne rien qua force de travail, & ou la force de la vie semble tre plus dans les bras que dans le cur, les hommes, sans cesse occupes pourvoir leur subsistance, songeoient peine des liens plus doux, tout se bornoit limpulsion physique, loccasion faisoit le choix, la facilite faisoit la prfrence. Loisivet qui nourrit les passions, fit place au travail qui les rprim. Avant de songer vivre heureux, il faloit, songer a vivre. Le besoin mutuel unissant les hommes, bien mieux que le sentiment nauroit fait, la socit ne se forma que par lindustrie, le continuel danger de prir ne permettoit pas de se borner la langue du geste, & le premier mot ne fut pas chez eux, aimez-moi, mais aidez-moi.

    Ces deux termes, quoi quassez semblables, se prononcent dun ton bien diffrent. On navoit rien faire sentir, on avoit tout faire entendre; il ne sagissoit donc pas dnergie, mais de clart. A laccent que le cur ne fournissoit pas, on substitua des articulations fortes & sensibles, & sil y eut dans la forme du langage quelque impression naturelle, cette impression contribuoit encore sa duret.

    En effet, les hommes septentrionaux ne sont pas sans passions, mais ils en ont dune autre espce. Celles des pays chauds sont des passions voluptueuses, qui tiennent lamour & a la mollesse. La nature fait tant pour les habitant quils nont presque rien faire. Pourvu quun Asiatique ait des femmes & du repos, il est content. Mais dans le Nord ou les habitans consomment beaucoup sur un sol ingrat, des [405] hommes soumis tant de besoins sont faciles a irriter; tout ce quon fait autour deux les inquite: comme ils ne subsistent quavec peine, plus ils sont pauvres, plus ils tiennent au quils ont; les approcher cest attenter leur vie. De-la leur vient ce temprament irascible, si prompt, se tourner en fureur contre tout ce qui les blesse. Ainsi leurs voix les plus naturelles sont celles de la colere & des menaces, & ces voix saccompagnent toujours darticulations fortes qui les rendent dures & bruyantes.

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  • CHA P I T R E X I

    Rflexions sur ces diffrences.Voil selon mon opinion, les causes physiques les plus gnrales de la diffrence

    caractristique des primitives langues. Celles du Midi durent tre vives, sonores, accentues, loquentes, & souvent obscures, force dnergie: celles du Nord: durent tre sourdes, rudes, articules, criardes, monotones, claires force de mots plutt que par une ne construction. Les langues modernes cent fois mles & refondues, gardent encore quelque chose de ces diffrences. Le Franois, lAnglois, lAllemand sont le langage, prive des hommes qui sentre-aident, qui raisonnent entreux de sang-froid, ou de gens emportes qui se fchent: mais les ministres des Dieux, annonant les mysteres sacres, les sages donnant des loix aux peuples, les chefs entranant la multitude [406] doivent parler Arabe ou Persan.* [*Le Turc est une langue septentrionale.] Nos langues valent mieux crites que parles, & lon nous lit avec plus de plaisir quon ne nous coute. Au contraire, les langues orientales crites perdent leur vie & leur chaleur. Le sens nest qua moitie dans les mots, toute sa force est dans les accens. Juger du gnie des Orientaux par leurs livres, cest vouloir peindre un homme sur sort cadavre.

    Pour bien apprcier les actions des hommes il faut les prendre dans tous leurs rapports, & cest ce quon ne nous apprend point faire. Quand nous nous mettons a la place des autres, nous nous y mettons toujours tels que nous sommes modifies, non tels quils doivent ltre, & quand nous pensons les juger sur la raison, nous ne faisons que comparer leurs prjugs aux ntres. Tel pour savoir lire un peu dArabe sourit en feuilletant lAlcoran, qui, sil eut entendu Mahomet lannoncer en personne dans cette langue loquente & cadence, avec cette voix sonore & persuasive qui seduisoit loreille avant le cur, & sans cesse animant ses sentences de laccent de lenthousiasme, se fut prosterne contre terre en criant: grand Prophte, envoy de Dieu, menez-nous la gloire, au martyr; nous voulons vaincre ou mourir pour vous. Le fanatisme nous paroit toujours risible, parce quil na point de voix parmi nous pour se faire entendre. Nos fanatiques mme ne sont pas de vrais fanatiques, ce ne sont que des fripons ou des foux. Nos langues, au lieu dinflexions pour des inspires, nont que des cris pour des possdes du Diable.

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  • [407]

    CHA P I T R E X I I

    Origine de la Musique & ses rapports.Avec les premieres voix se formrent les premieres articulations ou les premiers sons,

    selon le genre de la passion qui dictoit les uns ou les autres. La colere arrache des cris menaans, que la langue & le palais articulent; mais la voix de la tendresse est plus douce, cest la glote qui la modifie & cette voix devient un son. Seulement les accens en sont plus frequens ou plus rares, les inflexions plus ou moins aigues, selon le sentiment qui sy joint. Ainsi la cadence & les sons naissent avec les syllabes, la passion fait parler tous les organes, & pare la voix de tout leur clat; ainsi les vers, les chants, la parole ont une origine commune. Autour des fontaines dont jai parle, les premiers discours furent les premieres chansons: les retours priodiques & mesures du rythme, les inflexions mlodieuse des accens firent natre la posie & la Musique avec la langue, ou plutt tout cela netoit que la langue mme pour ces heureux climats & ces heureux tems, ou les seuls besoins pressans qui demandoient le concours dautrui etoient ceux que le cur faisoit natre.

    Les premieres histoires, les premieres harangues, les premieres loix furent en vers; la posie fut trouve avant la prose; cela devoir tre, puisque les passions parlrent avant raison. Il en fut de mme de la Musique; il ny eut point [408] dabord dautre Musique que la mlodie, ni dautre mlodie; que le son varie de la parole, les accens formoient le chant, les quantits formoient la mesure, & lon parloit autant par les sons & par le rythme, que par les articulations & les voix. Dire & chanter etoient autrefois la mme chose, dit Strabon; ce qui montre, ajoute-t-il, que la posie est la source de lloquence.* [*Geogr. L. I.] Il faloit dire que lune & lautre eurent la mme source & ne furent dabord que la mme chose. Sur la maniere dont se lirent les premieres socits, toit-il tonnant quon mit en vers les premieres histoires, & quon chantt les premires loix? Etoit-il tonnant que les premiers Grammairiens soumissent leur art la Musique & fussent la fois professeurs de lun & de lautre?* [*Architas arque Aristoxenes etiam subjectam grammaticen musicae putaverunt, & eosdem utrinsque rei praeceptores fuisse...Tum Eupolis apud quem Prodamus & musicen & litteras docet. Et Maricas, qui est Hyperbolus, nihil se ex musicis scire nisi litteras consitetur. Quintil, L, I. C. X.]

    Une langue qui na que des articulations & des voix, na donc que la moitie de sa richesse; elle rend des ides, il est vrai, mais pour rendre des sentimens, des images, il lui faut encore un rythme & des sons, cest-a-dire, une mlodie: voil ce quavoit la langue Grecque, & ce qui manque la ntre.

    Nous sommes toujours dans ltonnement sur les effets prodigieux de lloquence, de la

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  • posie & de la musique parmi les Grecs; ces effets ne sarrangent point dans nos ttes, parce que nous nen prouvons plus de pareils, & tout ce [409] que nous pouvons gagner sur nous en les voyant si bien attestes, est de faire semblant de les croire par complaisance pour nos savans.* [*Sans doute il faut faire en toute chose dduction de lexagration grecque, mais cest aussi trop donner au prjuge moderne,

    que de pousser ces dductions jusqu faire vanouir toutes les diffrences. "Quand la Musique des Grecs, dit lAbb Terrasson, du tems dAmphion & dOrphe, en etoit au point ou elle est aujourdhui dans les villes les plus alignes de la Capitale; cest alors quelle suspendoit le cours des fleuves, quelle attiroit les chnes. & quelle faisoit mouvoir les rochers. Aujourdhui quelle est arrive a un trs-haut point de perfection, ou laime beaucoup, on en pnetre mme les beauts, mais elle laisse tout sa place. Il en a t ainsi des vers dHomere, Poete ne dans les tems qui se ressentoient encore de lenfance de lesprit