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#104 Octobre 2019 L 16045 - 104 - F: 5,50 - RD CAUSETTE #104 OCTOBRE 2019 PLUS FÉMININE DU CERVEAU QUE DU CAPITON BE/LUX : 6 € - CH : 8,80 FS - DOM/S : 6,10 € - NCAL : 850 XPF – CAN : 8,50 $CAD retoucher c’est tromper ? JEANNE CHERHAL 40 ans, même pas mal ! RUE D'AUBAGNE 1 AN APRÈS La galère des Marseillais délogés KINSHASA Patientes séquestrées pour factures impayées COUPLE Plus grande que lui, ça bloque ? EXCTINCTION REBELLION FÉMINISTES CATHOS HOMOPHOBIE AU STADE RADIUM GIRLS LE COUP DE GUEULE D‘OCÉAN FÉMINISME ET BISTOURI

RUE D'AUBAGNE 1 AN APRÈS JEANNE CHERHALPauline Parnière – 01 70 36 09 98 [email protected] Responsable marketing/community manager Morgane Fitoussi RÉGIE PUBLICITAIRE

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PLUS FÉMININE DU CERVEAU QUE DU CAPITON

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retoucher c’est tromper ?

JEANNE CHERHAL

40 ans, même

pas mal !

RUE D'AUBAGNE1 AN APRÈS

La galère des Marseillais

délogés

KINSHASAPatientes

séquestrées pour factures

impayées

COUPLEPlus grande

que lui, ça bloque ?

EXCTINCTION REBELLION FÉMINISTES CATHOS

HOMOPHOBIE AU STADERADIUM GIRLS

LE COUP DE GUEULE D‘OCÉAN

FÉMINISME ET BISTOURI

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3Causette # 104

les amigos, je vous arrête tout de suite, c’est pas que je porte Bribri dans mon cœur. Mais une fois n’est pas coutume, je vais me pencher sur le cas de Mrs Macron, tant le sort qui lui est réservé en dit long sur la façon dont on traite les femmes et surtout leur physique dans notre délicieuse société de la bienveillance. Bistouri or not bistouri ? L’info a fait frétiller l’Internet mondial cet été. Brigitte était-elle passée sur le billard à l’Hôpital américain ? Telle était la question. De Closer à Valeurs actuelles en passant par Le Point ou encore Le Journal des femmes, tout le monde a foncé sur la news pute-à-clics comme la guêpe sur le melon charentais. Mais le pire, c’est le tombereau d’injures dégueulées sur Twitter et autres réseaux sociaux à la suite de cette pseudo info. On le sait, le commen-taire y est roi et réputé pour son sens de la nuance. Du genre « Brigitte Macron est moche et vieille, aucune chirurgie ne pourra y remédier. » Charmant. Et encore, cette punchline-là est l’œuvre d’un enfant de chœur. On vous épargne le reste. Désolée, aucune révélation n’est prévue dans cet édito quant au lifting de Brigitte. Car, scoop : on s’en tape ! Elle fait bien ce qu’elle veut, d’abord, et nous, on a d’autres chats à fouetter.

En revanche, ce dont on se fout moins, c’est la critique systémique du physique des femmes. Surtout quand elles avancent en âge. T’es trop vieille ? Poubelle ! Tes pattes d’oie ont surgi au coin des yeux ? Direction la casse. T’as le malheur de céder à l’appel du Botox parce que t’en peux plus qu’on t’invibilise et que t’as bien remarqué que, depuis que ta ride du lion avait surgi, on te calculait plus trop et que ça te déprime ? On te rit au nez en te traitant de cousine des frères Bogdanoff.

À croire que si à 40, 50, 60 ans, t’es pas jeune, belle ET super naturelle, t’as raté ta vie. Pour dire un gros fuck à tous ces diktats d’un autre âge, rendez-vous page 26 avec, en bonus, la chanteuse Jeanne Cherhal qui devrait vous remettre les idées en place ! U Causette

Édito

Bon calmos,

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5Causette # 104 Causette # 104

Couverture Comédienne : Noémie de LattrePhotographe : Magali CorougeMaquillage et coiffure : Alexandra Petry

RÉDACTION47, rue de Paradis - 75010 ParisTél. : 01 84 79 18 [email protected] (prenom)@causette.frDirectrice de la rédaction Isabelle MotrotRédactrice en chef Sarah GandillotRédactrice en chef technique Sophie JarreauDirecteur artistique Michael PrigentResponsable photo Magali CorougeJournalistes Aurélia Blanc, Anna Cuxac, Dr Kpote, Alizée VincentOnt participé à ce numéro Ariane Allard, Hubert Artus, Manon Boquen, Émilie Bouvier, Alexandre Duyck, Éric Hauswald, Patricia Huon, Christophe Karcher, Dorian Lesca, Lauren Malka, Océan, Marianne Rigaux, Cathy YerleSecrétaires de rédaction – correction Pascale Catala (première secrétaire de rédaction), Patricia Citaire, Claire DiotIllustratrice et illustrateurs Camille Besse, Gros, Michael Prigent Maquette Didier ValentinRédactrice photo Laura LafonGravure photo Nazheli Perrot

DIRECTION, ÉDITION Directeur de la publication : Reginald de Guillebon Directeur exécutif : Laurent Cotillon Responsable financier : Frédéric Texier Comptable : Catherine Leborgne

FABRICATION Créatoprint - Isabelle Dubuc – 06 71 72 43 16 Suppléante : Sandrine Bourgeois

MARKETING Directrice marketing et abonnements : Pauline Parnière – 01 70 36 09 98 [email protected] Responsable marketing/community manager Morgane Fitoussi

RÉGIE PUBLICITAIRE MediaObs – 44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris Tél. : 01 44 88 97 70 – Fax : 01 44 88 97 79 Tél. : 01 44 88 suivi des 4 chiffres Directrice de publicité : Sandrine Kirchthaler (89 22) Studio/Maquette/Techniques : Cédric Aubry (89 05)

SERVICE ABONNEMENT Causette Abonnements Tél. : 03 88 66 86 37 de 8 h à 12 h et de 13 h à 17 h [email protected] www.causette.fr/boutique

DIFFUSION KIOSQUE Pagure Presse Xavier Foucard, Éric Boscher, Valentin Moreau Tél. : 01 44 69 82 82

VENTE DÉPOSITAIRE ISSN 2100-9791. Tous droits de reproduction textes et photos réservés pour tous pays sous quelque procédé que ce soit. Commission paritaire : n° 0420 D 89819. Imprimé en France par Maury Imprimeur, 45300 Manchecourt. Dépôt légal : à parution – Distribution MLP.

Ce magazine est édité par : Causette Média SARL, au capital de 10 000 €, 105, rue La Fayette – 75010 Paris RCS Paris 837 835 156.

Provenance papier : Italie – Distance papeterie-imprimerie : 783 km. (Couverture : Suède - > 1 500 km). Qualité : Unoweb white bulky (Tecno Gloss). Eutrophisation (PTot – Kg/t) : 0,018 Kg/t (0,010 kg/TO). Taux de fibre recyclé : 0 % — Papier certifié PEFC.

Crédits photo : Shutterstock p. 5, 12, 14, 63, 69, 75, 96.

Les manuscrits et dessins ne sont pas renvoyés. Veuillez ne pas nous faire parvenir d’originaux.

© P.

ROU

STEA

U - D

R - A

RTE

66 Ceci est mon corps C’est pas (m)a taille qui compte

68 Salade de lardonsJ’sais pas quoi faire !

70 Tournez ménagesPapa adopté

72 Au boulot !Le goût de la terre

74 À poêle et à vapeurTequila FAP

76 Les choses de la vieAdo + Dolto = vomito

Culture intensive

For intérieur

RÉALITÉS AUGMENTÉES

78 Le grand détournement

79 Cinéma79 Pour Sama : filmer sous les bombes80 Les sorties du mois

84 Séries

87 Musique

88 Livres

92 BD

94 Stand-up

96 La foirfouille de l’Histoire1925 : les Radium Girls réclament justice

98 Le questionnaire de WoolfGéraldine Nakache

99 Carte blancheà Amina Bouajila

63-86 Abonnement

26 En couverture Féminisme et bistouri : retoucher, c’est tromper ?

38 PortraitJeanne Cherhal : elle s’en tape comme de « L’An 40 »

42 EnquêteDrame de la rue d’Aubagne : 3 000 délogé·es toujours en galère

48 SociétéL’aventure au coin de la rue

50 ReportageKinshasa : patientes séquestrées pour factures impayées

56 Dr KpoteGraines de féministes en terre catho

58 PortfolioArrêtez-moi si je me Trump…

64 L’interview peopleCasimir

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QUEL

Température ambiante

22 À l’aise thèseConfessions intimes au XIXe siècle

24 Matali·e et ses ami·es

8 Le lance-flammes d’Océan

10 On nous prend pour des quiches !

14 C’est chaud !14 PMA : qui pour suivre La Manif pour tous ?16 3 questions à… Fabrice Nicolino

18 Des vertes et des pas mûresLa rébellion d’octobre

20 Éclairage publicHomophobie : faut-il sévir dans les stades ?

22

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6 Causette # 104

Timbré.e.s

Eva & Noémi

PHILIPPEMon épouse nous a donné des devoirs de vacances…Attention, le petit dernier semble se disperser ! On adore. C.

Pierre Farge Avocat à la CourBonjour Causette et bonjour à vos lectrices,Avocat, j’ai lancé le mois dernier le collectif Avocat-stop-féminicide afin d’accompagner pro bono les femmes victimes de violences conjugales. Alarmés par le nombre croissant de femmes venant à nous dans des situations de grande urgence, nous avons décidé de contribuer, dans notre domaine, à la lutte pour protéger des vies. Nous sommes pour l’heure une cinquantaine, répartis sur l’ensemble de la France métropolitaine. Un travail de conseils juridiques est fourni gratuitement sur les différentes possibilités s’offrant aux femmes victimes de violences conjugales (bracelet anti-rapprochement, ordonnance de protection, mesure d’éloignement, plainte pénale, constitution de partie civile).Le collectif porte un soin particulier à lire attentivement chaque demande et à y répondre individuellement. Un conseil vous est immédiatement donné et un avocat du collectif recommandé, qui pourra vous accompagner par la suite lors d’un procès. N’hésitez pas. Plus d’informations surwww.avocat-stop-feminicide.orgTél. : 01 45 24 54 73Email : [email protected] Merci pour elles. C.

Chère Causette,Nous voici en photo devant notre premier feu de bois réalisé en totale autonomie. Si ça c’est pas du women empowerment !Merci pour votre super journal.Flamboyantes ! C.

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8 Causette # 104

Mardi 27  août, Paula Gretchen, une femme trans brésilienne a tenté de se tuer en se jetant dans la Seine, après des mois de bataille juridique, épuisée par la transphobie quotidienne et la précarité. Le cas de Paula n’est pas un cas isolé : les femmes trans migrantes et travailleuses du sexe luttent en permanence contre de mul-tiples violences : harcèlement et haine de rue, racisme, sexisme, transphobie.

Je voudrais rappeler ici, puisque nous sommes dans un magazine, la respon-sabilité des médias. Le lendemain du suicide de Paula, Le Parisien écrivait : « Un homme transgenre a été repêché » et le site d’Europe 1 : « Repéré par un bateau-mouche […], l’homme, vêtu d’une robe […] ». Voilà tout ce qu’on a pu lire. Des brèves de comptoir, trois lignes, qui ne respectent même pas l’identité de genre de la personne. Et ailleurs, rien.

Je suis toujours surpris quand je vois à quel point pas un média ne s’empare de cette histoire pour raconter le parcours des femmes trans, surtout quand elles sont migrantes et travailleuses du sexe. Parce que leurs vécus sont passionnants et ont beaucoup à nous apprendre sur la transmisogynie (y compris venant de femmes), le sexisme, les violences d’État.

Pile un an avant le suicide de Paula, Vanesa Campos a été sauvagement assas-sinée au bois de Boulogne en tentant de protéger un client qui se faisait racket-ter. Elle avait signalé ces bandes à la police, qui n’avait rien fait. Et le seul média qui a couvert cette affaire, c’est Paris Match. Comment ? En montrant des photos du cadavre nu de Vanesa

et en écrivant un papier dégueulasse qui exotise et dénature ces femmes. Encouragée par l’asso-ciation Acceptess-T, la famille porte plainte

contre Match et, heu-reusement, gagne. Est-ce

que ça change le traitement médiatique déshumanisant de ces

femmes trans ? Non, la preuve par Paula.Cher/chère journaliste, quand on te dit

« une femme trans », à quel moment tu bugges au point d’écrire « un homme » ? C’est vraiment si compliqué de genrer correctement quelqu’un ? Et quand tu parles d’un meurtre ou d’un suicide, ça te dirait pas de rappeler que, comme toi, c’était une personne, avec une famille, des ami·es, une couleur préférée ?

On me dit dans l’oreillette que les médias ont trop peur de se faire engueu-ler, parce qu’ils ne maîtriseraient pas le vocabulaire, quand ils parlent des trans, et qu’ils préfèrent donc éviter. Les pauvres chatons. On est à ça de créer une cel-lule psychologique pour journalistes qui n’arrivent pas à écrire « femme » quand on parle d’une femme et inversement.

Sachez, chers médias, que nous avons besoin de vous pour être visibles, recon-nu·es, écouté·es, compris·es et pour qu’on arrête de nous tuer et de nous tabasser. Si vous ne faites pas le taf, si vous nous ignorez ou parlez de nous comme des moins que rien, pensez bien que c’est aussi de votre faute si la violence explose.

Petit tips : l’Association des journa-listes lesbiennes, gays, bi·es et trans (AJL) a fait un très bon guide pour par-ler correctement des personnes trans et intersexes : n’hésitez pas à vous en emparer ! En vrai, c’est niveau CE2. U

Le lance-flammes d’Océan

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On nous prend pour des quiches ! - C’est chaud ! Des vertes et des pas mûres

Éclairage public - À l’aise thèse

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1110 Causette # 104 Causette # 104

On nous prend pour desQuiches !

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C’est Freud qu’on assassine…Un petit coup de blues ? Quelques bouffées d’angoisse ? Vous ressentez le besoin de « voir quelqu’un », mais n’avez pas le temps – ou le courage ? – du déplacement. Heureusement, Internet a une solution pour vous. La thérapie en ligne, que ce soit sur Happineo.com, Instahelp.me ou encore Textmypsy.com.

Chacun de ces sites a sa petite spécificité, très nouveau monde, quoiqu’un peu angoissante : Happineo recèle une page « nos résultats » sur laquelle des gens qui « vont mieux », mais dont la photo semble issue d’une banque d’images, exposent leur satis-faction client. Instahelp propose à ses utilisateur·trices de noter sur cinq étoiles – mais que ne note-t-on pas aujourd’hui à l’aide de ces petits astres ? – la prestation du ou de la thérapeute avec lequel ou laquelle on s’est entretenu par tchat durant quarante minutes. Textmypsy casse les prix avec une « question unique » pour seulement 10 euros, réponse sous 24 heures incluse.

C’est cette dernière offre qui a fait bondir Marie Leduc Lusteau, psychologue à Paris, qui, outrée, a contacté Causette : « Ça me fait penser à une machine à sous que l’on ferait fonctionner à l’envi, à tout moment, dès qu’un problème survient, alarme la praticienne. Ce n’est pour le moins pas déontologique. C’est un métier où il est question de subjectivité et où la rencontre de visu a son importance. Engager la démarche pour venir jusqu’au cabinet à des horaires réguliers fait aussi partie du processus. Là, l’investissement du patient est noyé dans l’immédiateté du service marchand, dont je doute qu’il permette d’aller au fond des choses. »

Après le fast-food, le speed dating, voici la thérapie express. Parce que, même si on va mal, on n’a pas que ça à foutre non plus hein ! U Anna Cuxac

N.B. : ces trois sites précisent qu’en cas de pensées suicidaires ou violentes, leur service n’est pas adapté.

1 migrant, 2 migrants, 3 migrants…Soucieuse de lutter contre le désen-gagement politique aux États-Unis et d’œuvrer pour la cohésion sociale, la chaîne One America News Network (OANN) a créé la chronique « Le véri-table coût de l’immigration illégale ». Son innovation majeure : un compteur à migrants en temps réel. Il tient les concitoyen·es informé·es des « esti-mations les plus précises des patrouilles aux frontières, des statistiques et derniers recensements » récapitulant l’impact – forcément négatif – des Mexicain·es et autres parasites sur le territoire national. Aucun risque de louper les derniers chiffres : d’après le correspon-dant de France Inter aux États-Unis, Gregory Philipps, le compteur diffuse ces utiles piqûres de rappel « quasi-ment à chaque heure de la journée ». Sur Internet, il est même actualisé à la seconde près. Il nous apprend que, le temps de la rédaction de cet article, les migrant·es ont par exemple coûté 66 618 772 dollars à la patrie américaine.

(Enfin, rappelons-le, ce ne sont que des estimations.) 191 334 216 396 dollars depuis le début de l’année (estimations, là aussi). Ah non, 191 334 347 005, main-tenant (enfin, peut-être. Du coup, on ne sait pas trop en définitive…). On oubliera les 2 000 milliards de dollars que les immigré·es rapportent chaque année à l’économie nationale, selon le cabinet d’études McKinsey. Très

investi dans sa mission présidentielle et dans son devoir d’être au fait de ses dossiers, Donald Trump, lui, a tro-qué son ancienne chaîne préférée, la pourtant très conservatrice Fox News, qui « ne le satisfait plus ». Forcément, maintenant que l’herbe est plus verte ailleurs. Comme il s’en vante dans un Tweet, désormais, il « regarde OANN dès qu’il peut ». U Alizée Vincent

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L’IVRESSE DE L’EAUSi, aux États-Unis, l’été 1967 fut le Summer of love, 2019 aura été le « summer of hard seltzer », l’été de l’eau pétillante alcoolisée. C’est, en tout cas, l’avis du Washington Post, qui, à l’instar de nombreux jour-naux américains, s’est fait l’écho d’une nouvelle boisson « tendance », censée ringardiser bières et vins, trop caloriques. L’eau alcoolisée,

généralement à 5°, a le bon goût de fruits et surtout le bon goût de vous promettre de ne pas dépasser les 100 calories par canette. De quoi se la coller healthy, car, cerise sur le gâteau, la plupart des marques la markettent « gluten free ». De quoi, aussi, inciter les jeunes qui n’aiment pas encore l’alcool à s’y mettre en douceur. U Anna Cuxac

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On nous prend pour des quiches !

12 Causette # 104

L’AFFAIRE EST DANS LE CLIP Un placement de produit dans un clip peut être une véritable aubaine pour votre petite entre-prise. Mais Diariata N’Diaye, qui a créé App-Elles, une application pour aider les femmes victimes de violences ou de harcèlement, ne s’attendait pas à ce qu’un label de musique la sollicite en lui demandant… 12 000 euros pour que son appli figure dans le clip au concept « ultra girl power dans l’air du temps » d’une jeune chanteuse enga-gée contre le harcèlement !

« Dans ce clip, s’enthousiasme le mail envoyé par le label à Diarata début septembre, [la chan-teuse] Léa Paci attend son bus à l’arrêt, écoute de la musique en dansant, en regardant votre applica-tion sur son téléphone. » L’argument marketing : valoriser un outil qui permet d’envoyer à des proches de la victime une alerte et un enregis-trement audio de ce qui se passe aux alentours. Et, attention, le scénario est des plus réalistes. « S’ensuit une altercation avec deux hommes venant l’accoster lourdement, Léa se défend tout en conti-nuant à danser. »

Diariata N’Diaye préfère en rire. « C’est rare, les femmes qui continuent de danser quand elles sont agressées ! J’ai évidemment décliné : mon application a été lancée avec mes propres fonds, puis développée à l’aide de subventions. Elle est gratuite et surtout pas lucrative ! » Et d’accuser d’autres applications proposant les mêmes services en version payante d’avoir créé une confusion

entre solidarité et profit : « La lutte contre les violences ne peut pas être un business, ça ne marche pas. »

Contacté par Causette, le label, lui, pris en flagrant délit de feminism washing a préféré ne pas donner suite à notre demande d’interview. U Anna Cuxac

Contraception : du neuf avec du vieux« Une révolution ? » se demande LCI. Cet été, le laboratoire américain Evofem a dévoilé les derniers résul-tats des tests menés sur Amphora, son tout nouveau gel contraceptif « sans hormones », au « taux d’effi-cacité » de 86 %. Ou, si l’on préfère, au taux d’échec de 14 %. Moins ris-qué que la capote, dis donc ! « Sauf qu’en creusant, on apprend que l’étude a été réalisée sur sept mois, alors que l’indice de Pearl [qui définit la fiabi-lité des méthodes de contraception,

ndlr] est toujours calculé sur un an », pointe le médecin généraliste Baptiste Meunier. Ce dernier a fait le calcul : sur une année, le taux d’échec d’Amphora avoisinerait plutôt les 24 %. « Pas beaucoup mieux qu’un spermicide classique, et moins efficace que les méthodes “naturelles” (comme le retrait) », raille le doc. Bref, en guise de révolution, « une méthode du siècle dernier habilement marketée »... qui devrait arriver sur le marché américain dès 2020. U Aurélia Blanc

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14 Causette # 104

C’est chaud !

« La mobilisation peut être immense », assurait encore récemment Ludovine de La Rochère, présidente de La Manif pour tous (LMPT), lors d’une interview-étape de son marathon médiatique. Depuis des semaines, elle travaille à mobiliser les foules pour la manif du 6 octobre, à Paris, contre l’ouverture de la PMA. Une bataille majeure pour son mouvement, qui a préféré se fondre dans le collectif Marchons Enfants, lequel réunit une quinzaine de struc-tures autour du slogan : « Liberté Égalité Paternité. » C’est que, depuis les grandes manifestations de 2013, le vent a tourné. « Ce qui avait per-mis le succès de La Manif pour tous, c’était la stratégie iconoclaste de Frigide Barjot, qui avait donné au mouvement un posi-tionnement non confessionnel, homophile et ancré à gauche », rappelle le sociologue Yann Raison du Cleuziou, auteur d’Une contre-révolution catholique. Aux origines de La Manif pour tous (éd. Seuil, 2019).

PMA : qui pour suivre La Manif pour tous ?

Le 11 septembre, le Parlement suisse a voté la création d’un congé paternité (jusqu’alors inexistant) de deux semaines. Pas trop tôt !

L’ONU déplore, dans un rapport remis début septembre et nourri de six cents témoignages, la « multitude de crimes de guerre » commis au Yémen depuis 2015. « La communauté internationale doit cesser de fermer les yeux sur ces violations et sur la situation humanitaire intolérable », alerte l’un des experts onusiens. « Toutes les parties du conflit » sont visées, y compris la France, pour avoir fourni les troupes en armes et potentiellement fait acte de « compli-cité » dans ce carnage humain. U A. V.

Mi-septembre, les joueurs de l’Esteghlal FC de Téhéran ont revêtu avant match, le temps d’une photo, un maillot noir orné d’un cœur bleu et de la men-tion Blue Girl. Un hommage à Sahar Khodayari, morte à 30 ans après s’être immolée parce qu’elle craignait de faire de la prison pour avoir suivi, déguisée en homme dans les tribunes, un match de l’équipe bleue. Les clubs, les joueurs et joueuses, les supporters et suppor-trices du monde entier, ainsi que la Fifa, exigent que l’Iran abandonne l’interdic-tion faite aux femmes de pénétrer dans les stades. Pour que la mort de la Blue Girl ne soit pas vaine. U A. C.

autourdu monde

Le million de Californien·nes qui travaillent pour Uber et consorts doivent-ils ou elles être considé-ré·es comme des salarié·es ? Oui, estime le Sénat du Golden State, qui a voté, le 10 septembre, un pro-jet de loi requalifiant ces « indépen-dant·es » en employé·es – dès lors que c’est leur principale source de revenus et que la plateforme exerce une forme de contrôle sur leur travail. Une décision historique, qui devrait prendre effet dès le 1er janvier 2020. U A. B.

CALIFORNIE

IRAN

Yémen

GOOD news

Sauf que Frigide Barjot fait désor-mais cavalier seul. Quant à la droite, qui avait apporté son soutien à LMPT, elle s’apprête à déserter. À l’instar de Christian Jacob, président du groupe LR à l’Assemblée, qui, après avoir battu le pavé en 2013, sera absent le 6 octobre.

Qui donc, alors, pour suivre LMPT ? Essentiellement des « catholiques obser-vants », ces familles conservatrices qui ont permis au mouvement de durer. Mais, même là, « il y a des divisions

stratégiques », observe Yann Raison du Cleuziou. Certains aimeraient voir le mouvement se radicaliser, quand d’autres souhaiteraient une conver-gence avec d’autres luttes. « Beaucoup sont un peu agacés, mais ils n’excluent pas d’aller manifester, poursuit-il. Si la mobilisation prend, ce sera sans doute grâce à la solidité de ce groupe sociologique, pas grâce au leadership de La Manif pour tous. » U Aurélia Blanc

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16 Causette # 104

C’est chaud !

Édouard Philippe l’a annoncé lors du lancement du Grenelle des violences conjugales, le 3 sep-tembre : la majorité va présenter « à l’automne » une proposition de loi pour équiper de bracelets anti-rapprochement les auteurs de violences, afin de protéger leurs victimes. À l’initiative du juge, le bracelet sera imposé en cas de sursis probatoire ou d’amé-nagement de peine. Mais aussi en cas d’ordonnance civile de protection, ou encore en cas de contrôle judiciaire. Mise en place espérée pour début 2020. U A. C.

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36 %DES FRANÇAIS·ES

interrogé·es estiment que « d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie » (soit 12 % de plus qu’en 2014).Source : enquête annuelle Fractures françaises, réalisée par Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde, La Fondation Jean Jaurès et l’Institut Montaigne.

Quel est le problème avec ces ampoules [à basse consommation] ? […] Eh bien déjà, pour moi, la lumière n’est pas bonne. J’ai toujours l’air orange

Donald Trump, le 13 septembre, après

qu’il a supprimé les normes environnementales

restreignant l’usage des ampoules traditionnelles.

Causette : En quoi les SDHI présentent-ils un risque de « catastrophe sanitaire » ?Fabrice Nicolino : Les SDHI (inhibiteurs de la succinate déshydrogénase) sont des pesticides contre les cham-pignons. Dès 2017, Pierre Rustin, médecin et direc-teur de recherche au CNRS, a démontré qu’ils s’attaquaient aussi aux cellules humaines et pouvaient provoquer de graves maladies incurables, comme des cancers. Or, depuis 2013, les SDHI sont massivement utilisés en France. On en trouve par-tout. Sur 80 % des surfaces de blé et 75 % des surfaces d’orge, par exemple.

Quel est le rôle de l’État ?F. N. : Quand Pierre Rustin a averti l’Anses [Agence natio-nale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environne-ment et du travail, ndlr], en 2017, elle a commencé par faire la morte. Une tribune a rendu le sujet public [en 2018]. Là, l’Anses a mandaté un groupe d’experts. Mais selon eux, pas d’alerte. Ma démonstration consiste à dire que l’État a fini par être lié à l’industrie agroalimentaire. Il a commencé à promouvoir les pesticides en 1945 avec bonne foi, car nous ne connaissions pas les risques. Aujourd’hui, il n’arrive plus à sortir de ce système. Et nous ne sommes plus protégés.

Que peut-on espérer de la concertation sur les pesticides lancée par le gouvernement ?F. N. : Rien. Débattre de la dis-tance des zones d’épandage, comme il en est question, est inutile, car les pesticides sont de grands voyageurs. Ils nous empoisonnent jusque dans les villes. Il n’y a qu’une solution : l’interdiction com-plète. Rappelons-nous qu’il y a soixante ans, on n’utilisait pas tous ces pesticides. On sait donc faire sans ! C’est par le combat citoyen, en demandant des comptes à nos élu·es, nos maires et tous les agents liés aux pes-ticides, qu’on y arrivera. U Alizée Vincent

Fabrice Nicolino, journaliste, auteur d’une enquête sur les pesticides SDHI, Le crime est presque parfait (2019, Les liens qui libèrent).

3 QUESTIONS À…

Sur les réseaux sociaux ou dans la rue (comme ici, à Durban, le 7 septembre), des Sud-Africaines bran-dissent #IAmNotNext (« Je ne suis pas la prochaine »). Un mouvement né après l’assassinat d’une étudiante dans un pays où les meurtres de femmes sont cinq fois plus élevés que la moyenne mondiale. U A. B.

La tof

Violences

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Après Appelez-moi NathanPRÉSENTE

DÉCHARGEZ LA COLÈRE,TRANSPERCEZ LA CULPABILITÉ,

TUEZ LA HONTE. LIBÉREZVOUS.

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Des vertes et des pas mûres

1918 Causette # 104 Causette # 104

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Voilà un an que cet hurluberlu de la lutte écolo fait bouger l’activisme vert. La marée de faux sang sur le parvis du Trocadéro, à Paris, les affiches mini-malistes ultra flashy (mais si, ce petit logo de sablier noir sur fond flashy !), la rivière de Zurich (Suisse) colorée en vert fluorescent et les blocages des capitales de la mondialisation… c’est lui : le mouvement Extinction Rebellion (« XR » pour les intimes). Grand melting-pot de citoyen·nes fondé sur l’idée de « désobéissance civile » et de « lutte contre l’effondrement écologique et

le réchauffement climatique ». Depuis son lancement officiel, avec sa Déclaration de rébellion, en octobre 2018, à Londres (Grande-Bretagne), petit poucet est devenu grand. À partir du 7 octobre 2019, le mouvement organise la semaine de la Rébellion internationale d’octobre (RIO) dans les grandes métropoles du monde : Paris, Brisbane, Londres, Berlin, New York ou Buenos Aires… Au menu, nous ont confié deux activistes, « montagnes d’emballages devant des supermarchés, entassement de plastiques dans un filet de pêche qui sera déposé dans

un lieu de pouvoir, maraîchage et cuisine en ville, barrages de plantes sur les routes », mais, nous précise-t-on, « distribution de cookies aux automobilistes bloqué·es pour rendre la chose plus agréable » et, surtout, « occupation illégale de lieux emblématiques de notre système injuste et destructeur ». Tout ça dans l’objectif ultime, à terme, de « mobiliser 3,5 % de la population, seuil à atteindre pour déclencher un changement de système », clame la charte de XR.

Un peu anarPrétentieux ? Selon les « rebelles » (c’est ainsi que se désignent ces activistes), la com coup de poing du mouvement, celle qui fait son succès, sert des prin-cipes philosophiques plus profonds. Au départ, Extinction Rebellion n’est qu’une campagne de Rising Up!, un groupe écolo britannique né sur les cendres d’Occupy. Fait peu commun, un groupe de chercheurs et chercheuses britanniques lui dédie une tribune de soutien dans The Guardian, peu après sa création. Coup de projecteur. Sitôt la fameuse Déclaration professée devant le Parlement britannique, des bandes d’écolos lancent des répliques de XR dans leur pays. En France, la déclaration de rébellion façon bleu-blanc-rouge a lieu en mars 2019.

Avec une poignée de camarades, Lada* l’a préparée dès janvier. On ne

sait pas combien de membres compte le mouvement. Car, justement, qui dit « mouvement », et non « asso-ciation », dit contours flous. Ce côté un peu anar, « libertaire », où tout le monde peut parler, fait l’ADN d’Extinc-tion Rebellion. Pour se dire membre, explique Lada, « il suffit de se reconnaître dans les dix principes de la charte », dont les points cardinaux sont : le souci des générations à venir, l’apprentissage constant et la non-violence. Mais de là naissent bien des débats. Au sujet de la non-violence, « la position officielle, précise Sacha*, une autre rebelle, c’est la philosophie de Gandhi. Et pas d’atteinte à l’intégrité physique ou morale d’une personne ou d’un être vivant et pas de dégradation de matériel sauf si c’est décidé en amont ». Des formations à la non-vio-lence sont organisées pour aider les rebelles à ne pas se laisser empor-ter sur le terrain. « Personnellement, admet Lada, je suis convaincue que les mouvements non violents ne peuvent pas réussir seuls... » Jusqu’où, alors, ouvrir la convergence des luttes ? Lorsqu’il s’agit de convier des assos pacifiques, comme ANV Cop 21 (Action non vio-lente Cop 21) ou Youth for Climate, à la semaine de rébellion, l’idée coule de source. Mais la question se pose pour les « gilets jaunes », dont les dégâts matériels ont fait grand bruit, pourtant eux aussi invités.

De tout ça, quelque 8 000 internautes (à ce jour) en débattent en permanence, par claviers interposés, sur ce qui sert à XR de grande matrice numérique (on l’appelle « la base »). Elle donne accès à des groupes en fonction de sa ville ou de ses thématiques de prédilection – « écologie décoloniale », « écoféminisme », « études scientifiques »… En ce moment, explique en grimaçant Sacha, « on s’y frite pour déterminer s’il faut accepter les généreuses donations de philanthropes américains, dont la famille Getty, enrichie grâce au pétrole »… Dernièrement, on a aussi bloqué l’édition d’un livre. Il

s’agissait de la traduction de This is not a Drill, manifeste cosigné par les fondateurs et les fondatrices de XR en Grande-Bretagne, comme Gail Bradbrook et Roger Hallam. « Pour qu’une assemblée citoyenne se fasse, argu-mente Sacha, tout doit être fait dans l’ho-rizontalité. Du coup, on ne veut mettre per-sonne sur un piédestal. Et puis le contexte anglais est différent, le rapport aux forces de l’ordre notamment. Il paraît que les policiers doivent suivre cinq étapes avant d’arrêter quelqu’un là-bas… quelque peu différent d’ici ! » La manœuvre en dit long sur l’attachement à l’autogestion chez XR France.

Culture régénératriceImaginer les rebelles débattre à bâtons rompus donne un peu mal à la tête. C’est là qu’intervient l’un des autres idéaux philosophiques (et novateurs) d’Extinction Rebellion : la « culture régénératrice », troisième fondement de la charte. Le concept vient de la mili-tante américaine Joanna Macy, 90 ans, dont trente ans de lutte antinucléaire. « Quand elle était aux côtés des militants, raconte Sacha, elle a vu la détresse et la souffrance du combat pour la planète. Lui est donc venue cette idée : il faut prendre soin de toi pour récupérer ton énergie positive et la mettre au profit de la lutte. Concrètement, chez XR, si une personne déprime en se disant que tout s’effondre ou que ses efforts sont vains, on apprend à la calmer. Ça peut passer par de la relaxation, du yoga, des apéros entre potes… On parle de tout et n’importe quoi sauf d’écologie, jusqu’à ce qu’elle aille mieux, qu’elle se régénère. » C’est la raison pour laquelle Lada est entrée chez XR : « L’aspect hypersocial du mouvement. » Elle prédit la présence de deux cents bénévoles à Paris, lors de la semaine de rébellion. Ce joyeux bordel à la com léchée rameu-tera-t-il aussi le public pendant sept jours ? Sacha tranche : « C’est clairement ce qui scellera notre avenir. » U * Les prénoms ont été modifiés.

À Madrid (Espagne), faire payer l’entrée du centre-ville aux véhicules polluants (90 euros pour les diesels et essences, 45 euros si le paiement est rapide) a baissé les émissions de dioxyde d’azote de 32 % en un an. Soit « plus qu’au-cune ville européenne », sou-ligne le think tank Transport & Environment. Pourtant, le nou-veau maire prévoit de sus-pendre la mesure. Mais les habitant·es ont réussi à la faire reconnaître d’intérêt public par la justice locale... U A. V.

C’est décidé : l’Allemagne ban-nira le glyphosate à comp-ter du 31 décembre 2023. Et ce, même si l’Union euro-péenne décidait de prolon-ger son autorisation (qui s’achève fin 2022). « Ce qui nuit aux insectes nuit aussi aux humains », a justifié Svenja Schulze, la ministre de l’Envi-ronnement, début septembre. Un changement de cap qui commencera dès 2020, avec l’interdiction de l’herbicide dans les parcs et jardins, et des restrictions imposées aux agri-culteurs. Comme quoi, quand on veut… U A. B.

L’étalement urbain – on le sait – détruit la campagne. Heureusement, depuis 2016, une loi oblige les maîtres d’ou-vrage à restaurer la nature environnante à hauteur de leurs dégâts. Sauf que, « dans 80 % des cas, ces mesures ne compensent pas les destruc-tions », conclut un rapport du Muséum national d’histoire naturelle et du CNRS. Notons que l’étude porte sur les pro-jets jugés exemplaires…, « ce qui se fait de mieux » en France. U A. V.

Ça marche

Ça bouge

AU RAPPORT

La rébellion d’octobre

Alors qu’il fête son tout premier anniversaire, le mouvement Extinction Rebellion organise, début octobre, une semaine internationale de révolte, à base de blocages

et de performances écolos en plein centre des grandes métropoles. L’occasion de dresser le portrait du dernier garnement de l’activisme vert.

Par ALIZÉE VINCENT

Une militante et sa fille, allongées sur le sol, répètent la simulation de mort collective qui doit terminer l’action de désobéissance civile au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris, le 24 mars 2019.

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2120 Causette # 104 Causette # 104

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“Si certains mots de leurs chants peuvent heurter, les supporters n’ont pas à porter le poids de l’homophobie de la société”Pierre Barthélemy, avocat de l’Association nationale des supporters

Frédérique VidalAdministratrice de la Fédération sportive gaie et lesbienne (FSGL)

« Ces supporters ne sont peut-être pas homo-phobes, mais leurs propos le sont. Mettons-nous à la place de la personne homosexuelle qui les entend : c’est dégradant et violent. Face à cette atmosphère plombante, je ne suis pas étonnée qu’il n’y ait pas plus de coming out de sportifs.

En tant que première fédération sportive – par son nombre de licencié·es et sa médiatisation – la Fédération française de football (FFF) a un devoir d’exemplarité. Elle devrait jouer un rôle moteur dans la lutte contre l’homophobie. Mais ce sujet a toujours été tabou et, pour le moment, cette dis-crimination n’est pas traitée efficacement. Au-delà des sanctions, il faut instaurer un dialogue, pour mener un vrai travail au quotidien, avec les clubs, les clubs de supporters, le monde amateur… Un plan d’action courageux de la FFF, comme elle l’a fait contre le racisme, est indispensable. Elle pourrait s’appuyer sur ce que font aujourd’hui d’autres fédérations, plus petites et moins média-tisées, comme le roller derby ou le basket-ball, qui commencent à prendre conscience de cette problématique. L’homophobie est punie par la loi. Pourquoi ne l’est-elle pas par la FFF ? Les stades ne sont pas des zones de non-droit. » U

“Mettons-nous à la place de la personne homosexuelle qui entend ces propos : c’est dégradant et violent”Frédérique Vidal, administratrice de la Fédération sportive gaie et lesbienne

Nicolas HourcadeSociologue à l’École centrale de Lyon, spécialiste des supporters de football

« Il y a trente ans, une prise de conscience progres-sive a eu lieu, de la part des dirigeants du football comme des supporters, sur le fait qu’éructer des cris de singe à l’encontre d’un joueur noir est un acte raciste. Dans la polémique de ces dernières semaines, on a sanctionné sans avoir défini préci-sément ni l’objectif ni la méthode. Il devient urgent d’élaborer en commun, avec les associations LGBT et de supporters, des lignes infranchissables en matière d’homophobie. Cette réflexion a déjà été amorcée par certains groupes ultras* qui ont com-pris, depuis des années, que « pédé » était une insulte homophobe et l’ont abandonnée. Mais on ne peut pas sanctionner des supporters chantant « La ligue, on t’encule » quand la chanteuse fémi-niste Angèle fredonne elle-même “Donc laisse-moi te chanter d’aller te faire en-mmhmmh” dans son tube Balance ton quoi – ce que certains supporters n’ont pas manqué de faire remarquer avec humour sur leurs banderoles.

Dans ce travail de longue haleine, les institutions peuvent s’appuyer sur le rôle d’acteur local et parfois social des groupes ultras : la fédération européenne des supporters mène un projet sur la bonne intégra-tion des fans homosexuels dans les tribunes, et de nombreux groupes ultras travaillent localement avec des associations de lutte contre les discriminations. » U* Les ultras sont des supporters de foot qui soutiennent leur équipe, au sein d’un groupe organisé, de façon fanatique.

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Mélissa PlazaAncienne joueuse professionnelle et doctorante en études de genre*

« Nous n’avons pas à tolérer l’homophobie, les sanc-tions sont donc nécessaires. À ce titre, le fait que Noël Le Graët, président de la Fédération française de football, ait laissé entendre que les insultes homo-phobes sont moins graves que celles qui sont racistes est scandaleux. Même si ces insultes sont dites sans malice, par manque de connaissance de leur sens profond, les sanctions sont utiles parce qu’elles per-mettent une prise de conscience. En revanche, je ne suis pas sûre qu’il soit de la responsabilité de l’arbitre d’arrêter les matchs. Si on considère que les clubs sont responsables de leurs supporters, ce serait plu-tôt à eux de leur interdire temporairement le stade.

Il faut accompagner cette fermeté de campagnes de sensibilisation aux discriminations à l’encontre des LGBT dans le football, et cela passe aussi par la remise en question de la culture de la virilité. Bizarrement, c’est quand des supporters habitués au foot masculin viennent voir les matchs des femmes que fusent les insultes misogynes et les remarques sur le physique des joueuses. » U * Autrice de l’autobiographie Pas pour les filles ?, éd. Robert Laffont (2019).

Pierre BarthélemyAvocat de l’Association nationale

des supporters

« La polémique s’est éteinte après que les instances du football, les représentants de supporters et les associations LGBT ont fini par faire ce qu’il aurait fallu commencer par faire : se rencontrer. Cela laisse un sen-timent de gâchis : tant d’énergie perdue inutilement à caricaturer les supporters. Captifs d’arrêts de match improvisés dans un exercice de communication poli-tique, ils y ont vu une stigmatisation supplémentaire.

Car il faut comprendre le contexte de répression

croissante des supporters par les autorités. Outre, notamment, la recrudescence des interdictions de déplacement, ces derniers jours ont été marqués par la perquisition à 6 heures du matin et le placement en garde à vue de quatre supporters toulousains parce qu’ils auraient côtoyé d’autres supporters qui ont allumé des fumigènes au stade en août.

Le dialogue a facilement permis de constater que les supporters ne revendiquent aucun droit à discriminer ou à blesser en raison de l’orientation sexuelle. Si certains mots de leurs chants peuvent heurter, ils n’ont à porter le poids ni de l’homophobie de la société ni de la masculi-nité exacerbée du sport. La sensibilisation et le dialogue avec les associations LGBT doivent aussi prendre place dans les clubs et les centres de formation. » U

Homophobie :  faut-il

sévir dans les stades ?

Par AURÉLIA BLANC et ANNA CUXAC

D’un côté, une ministre des Sports, Roxana Maracineanu, déterminée à éradiquer des stades les slogans issus d’un champ lexical homophobe. De l’autre, des supporters baignant dans une culture commune faite d’esprit de provocation et de masculinité exacerbée. Au milieu, des arrêts de matchs, des bisbilles entre le ministère et la Fédération française de football et une question de fond : vu le niveau global d’homophobie dans le pays, est-il utile de sanctionner des « enculés » lancés à la volée sans avoir pris le temps de déconstruire la portée de cette insulte dans les esprits ?

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À l’aise thèse

2322 Causette # 104 Causette # 104

sollicitation. C’est l’un des sujets les plus présents dans les corres-pondances que j’ai étudiées. Voilà l’une des surprises de mon travail de thèse. Je savais que les directeurs étaient confrontés aux questions de sexualité, mais je ne m’attendais pas à trouver autant de confidences et de demandes de conseils de femmes mariées à ce sujet.

Quels conseils demandent-elles par exemple ? C. M.  : Les exigences sexuelles des maris sont souvent présentées comme pesantes, voire douloureuses. Certaines s’en plaignent et sollicitent leur directeur pour savoir comment esquiver les sollicitations trop nom-breuses de leur mari. Chez la comtesse de Menthon, par exemple, c’est plus d’une lettre sur deux qui concerne cette question. Elle rentre dans les détails, raconte le rythme – trois assauts par semaine – ses réticences croissantes et la façon dont, au fur et à mesure de son repli, l’irritation de son mari augmente. Elle décrit des scènes que l’on qualifierait aujourd’hui de « viols conjugaux ». Une autre femme écrit un jour qu’elle est en danger de mort et demande comment on peut rester avec un homme qui peut potentiellement vous tuer. Ce sont des niveaux de détails que n’offre prati-quement aucune autre source.

Avez-vous croisé des personnes confiant une sexualité heureuse ? C. M. : Les archives ne montrent que ceux et celles qui ont des problèmes, le bonheur laisse beaucoup moins de traces ! Il ne faudrait pas cepen-dant conclure au malheur général des couples en matière de sexualité : j’ai une correspondance dans laquelle l’épouse confie que son mari et elle ont manqué de piété, car ils ont passé les premiers jours de leur mariage au lit… à s’envoyer en l’air ! 

À part le devoir conjugal, quels sont les sujets qu’elles abordent le plus souvent ?C. M. : Elles évoquent la vie quoti-dienne et familiale, leurs pratiques de piété, mais aussi leur vie cultu-relle, en particulier les lectures. Elles demandent ce qu’elles peuvent lire ou pas, elles s’interrogent sur les choix éducatifs pour leurs enfants, par exemple un précepteur ou l’en-voi à l’internat. Elles parlent aussi de leur vie dans tout ce qu’elle a de plus quotidienne : l’organisation des déplacements, la direction des domes-tiques, les relations amicales ou de voisinage.

Diriez-vous que ces échanges font émerger une prise

de conscience des femmes vis-à-vis de l’inégalité des sexes ?C. M. : L’obéissance au mari est un élément central dans les discours juri-diques et religieux sur le mariage. Le Code civil de 1804 prévoit que « le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ». Les lettres expri-ment des souffrances qui n’amènent pas toujours à la contestation de ces inégalités. Cette pensée émerge len-tement, en particulier dans le monde catholique, très antiféministe. Mon hypothèse est que la direction, proté-gée par le secret spirituel, est tout de même un espace d’écriture qui a aidé les femmes à prendre conscience de leur expérience en l’écrivant, première étape vers une interprétation de leurs contraintes en termes d’inégalités. U

Causette : Qu’est-ce qu’un directeur de conscience ? Caroline Muller : C’est un conseiller, censé tenir son autorité de Dieu et chargé de guider les hommes et les femmes dans leur vie spirituelle. Il ne faut pas confondre cette pratique avec la confession. Ce n’est pas obli-gatoire et on peut y livrer ce qu’on ne peut dire ailleurs. Les femmes les interrogent au sujet des nombreuses règles sociales, morales, religieuses… qui leur sont imposées. Par exemple, doivent-elles refuser d’aller au bal pour respecter la moralité alors même que c’est nécessaire pour entretenir les relations amicales et mondaines ? Elles confient aussi les souffrances liées à toutes ces obligations. C’est une pratique spirituelle… de soi.

En étudiant les lettres de ces femmes catholiques du XIXe siècle, on a accès à des confidences très intimes. N’étant pas limitées, elles se laissent aller aux anecdotes et digressions sur plusieurs dizaines de pages en sachant que leur parole, comme chez un avocat ou un médecin, restera secrète. C’est un vrai appel d’air pour elles et une source exceptionnelle pour les historien·nes !

Quelle place occupent les directeurs de conscience dans la vie de ces femmes ? C. M. : Elles développent un rapport très personnel avec eux. Elles leur reprochent parfois de ne pas répondre assez vite. Et eux s’excusent : « Oui, j’ai tardé à vous répondre, mais ce n’est pas que je ne m’intéresse pas à vous… »

Pourtant, le cadre et le rythme sont établis dès le départ : deux à trois lettres par mois, par exemple. Mais les femmes passent leur temps à transgresser ces règles. Lorsqu’elles sont plusieurs à avoir le même direc-teur de conscience, elles en parlent entre elles, se montrent les lettres,

les comparent, reprochent à leur directeur d’avoir écrit davantage à leur amie qu’à elle… Les directeurs de conscience les rassurent en leur disant qu’elles sont « uniques » à leurs yeux. Je peux vous dire, moi qui compare les lettres, qu’elles sont nombreuses à être « uniques » !

Ces échanges prennent parfois la forme d’une « grille d’examen de conscience ». De quoi s’agit-il ? C. M. : Certaines femmes remplissent, avant chaque échange, des grilles pour faire le bilan de leur âme et mesurer leurs progrès. Marie Rakowska, dont j’ai étudié les lettres de près, se donne par exemple d’excellentes notes en « pratique religieuse », mais considère qu’elle peut s’améliorer sur sa « phy-sionomie » et ses « devoirs d’État », qui consistent à fortifier la foi de sa famille. Cette grille donne une idée précise de tous les devoirs sociaux, spirituels, conjugaux auxquels les femmes sont tenues à l’époque.

En quoi consiste le devoir conjugal ?C. M. : Il consiste à se rendre dispo-nible au désir de l’autre dès la première

Confessions intimes au XIXe siècle

Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. L’historienne Caroline Muller a soutenu la sienne sur la direction

de conscience, dans laquelle elle s’est interrogée sur les préoccupations quotidiennes des jeunes femmes du XIXe siècle dans leur intimité.

Propos recueillis par LAUREN MALKA – Illustration GRÉGOIRE GICQUEL pour Causette

“Les femmes interrogent les directeurs de conscience au sujet des nombreuses règles sociales, morales, religieuses… qui leur sont imposées”

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Les unes y voient une soumission aux canons de beauté, les autres un acte d’affirmation de soi. Entre injonction et liberté individuelle, la question de la chirurgie esthétique divise les féministes. Et quand celles-ci succombent

à l’appel du bistouri, l’accusation de trahison n’est jamais bien loin…

Dossier réalisé par AURÉLIA BLANC, ANNA CUXAC et ALIZÉE VINCENT – Photos JAN QUIRIN MASCHINSKI pour Causette

« J’ai eu recours à la chirurgie esthétique, je l’assume parfaite-ment, je n’aime pas qu’on culpabilise les femmes sur ce sujet », déclarait en janvier la présentatrice Karine Le Marchand au magazine Elle, quelques mois avant de revendiquer son féminisme sur Instagram (si si, on vous jure). À peu près au même moment, Karin Jones, une chroniqueuse américaine, qui se dit elle aussi féministe, publiait sur le Huffington Post un billet intitulé « Pourquoi j’adore mes prothèses mammaires ». Quelques années plus tôt, c’est l’icône Gloria Steinem qui déclarait s’être fait lifter les paupières. De quoi bousculer quelques idées reçues… et nous interroger, aussi, sur cette apparente contradiction : la chirurgie esthétique est-elle vraiment soluble dans le féminisme ? Ou les deux sont-ils, par essence, profondément antinomiques ? « Pour moi, c’est incompatible, dans la mesure où la chirurgie répond à des impératifs extrêmement puissants et contraignants, qui pèsent avant tout sur les femmes. On demande à ces dernières de répondre à un certain modèle de beauté et de jeunesse : ça passe par des régimes amaigrissants, du maquillage… Et la chirurgie esthétique, qui représente vraiment le degré ultime du travail sur soi, est une réponse à ces pressions », estime Pauline Arrighi, ancienne porte-parole d’Osez le féminisme !, qui vient de publier Et si le féminisme nous rendait heureuses ?

L’ombre de la femme idéale plane toujoursDe fait, année après année, toutes les études le confir-ment : d’un bout à l’autre de la planète, ce sont très majo-ritairement les femmes (86,4 %) qui passent par la case « bistouri » 1. Y compris chez nous, où une Française sur dix y a déjà eu recours, avant tout « pour se plaire davan-tage » (68 %) ou « pour mettre un terme à un complexe physique » (55 %) 2. « Plus qu’être belles ou ressembler à telle ou telle personne, elles veulent surtout s’accepter. Ceci étant évidemment lié aux normes de beauté, puisqu’elles répondent à un canon esthétique très fortement intériorisé, voire tyran-nique », confirme la sociologue Anne Gotman, qui s’est penchée sur le sujet dans L’Identité au scalpel (2016). On a beau tenter de l’ignorer, rêver de la déboulonner, l’ombre de la femme idéale – cet être éternellement jeune, à la fois mince et pulpeuse – continue de planer sur la gent féminine comme un rapace sur sa proie.

Pas un hasard, donc, si les augmentations mammaires tiennent (et de loin !) le haut du pavé, suivies par la lipo-succion et le rajeunissement du visage. « Des seins siliconés, des lèvres gonflées artificiellement, des cuisses liposucées… On impose une beauté féminine stéréotypée qui est un esclavage », dénonçait déjà, il y a plus de dix ans, la féministe Benoîte Groult dans les colonnes de L’Express. Interview dans laquelle elle reconnaissait pourtant… avoir elle-même fait quelques retouches. « On m’a beaucoup reproché de m’être fait faire un lifting : “Vous, une féministe !” Je ne vois pas pourquoi, sous

RETOUCHER C’EST TROMPER ?

FÉMINISME ET BISTOURI

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prétexte que nous sommes féministes, nous nous interdirions de bénéficier des avancées de la médecine. Le souci de la beauté n’est pas en soi antiféministe », affirmait-elle alors.

Reste qu’en France, préoccupations esthétiques et fémi-nisme sont loin d’aller de pair. Il y a bien eu, dans les années 1970, les tenantes du courant « différentialiste », qui défendaient l’idée d’une « spécificité féminine » et valori-saient la féminité. Une approche qui fut assez rapidement discréditée et fait plutôt figure d’exception en France, où s’est imposée l’idée que, lorsqu’on est une femme, se soucier de son apparence serait forcément un acte de soumission aux règles patriarcales. « Historiquement, il y a eu un refus assez puissant de penser le corps des femmes. Celui-ci étant le lieu par excellence de la domination masculine, il fallait s’en affranchir et se débarrasser de tout ce qui continuait d’enfermer les femmes dans des rôles traditionnels féminins. Toutes ces thématiques corporelles – maternité, sexualité et, évidemment, souci esthétique – ont été univoquement interprétées au prisme de l’aliénation et de la domination masculine », analyse Camille Froidevaux-Metterie, philosophe et autrice du Corps des femmes. La bataille de l’intime (2018) 3.

Un corps féministe ? En toute logique, vouloir l’éman-cipation des femmes implique-rait donc d’envoyer valser à tout jamais talons, maquillage et bistouri. Cliché ? Peut-être, mais l’idée reste tenace. La linguiste suisse Stéphanie Pahud, qui a récemment publié Chairissons-nous !, raconte ainsi comment son apparence – cheveux blonds et rouge à lèvres – pouvait délégitimer ses engagements. Auprès des antiféministes (l’un moquant, par exemple, le fait qu’elle soit « maquillée comme un mannequin de chez Lancôme »), mais aussi… de ferventes défenseuses de l’égalité. « Il y a comme un jugement de non-conformité. Avec cette idée que, si on est féministe, on doit ne pas prêter attention à son apparence ni faire de choix esthétiques qui pourraient être interprétés par d’autres comme répondant à des codes de séduction, analyse-t-elle. Or il n’y a pas de “corps féministe” dans l’absolu. Chaque mouvement, et même chaque individu, en a sa définition. » Elle, qui a travaillé sur les Femen et leur utilisation de la nudité (on leur a beaucoup reproché de participer à la sexualisation du corps féminin), y voit d’ail-leurs un parallèle avec la chirurgie esthétique. « Une femme peut décider d’y recourir librement, en pleine autonomie. Mais comme d’autres y ont recours pour correspondre à des normes,

toutes s’exposent à des jugements fondés sur des stéréotypes liés à leur apparence. »

Peut-on réellement parler de « liberté » quand médias et industriels de la mode nous matraquent à longueur de journée de modèles de beauté inatteignables ? Ou faut-il voir dans la récente explosion des labiaplasties – la réduction des petites lèvres – (+ 23 % en 2017 1) la seule expression d’un choix individuel ? « Notre époque baigne dans l’idéologie du “choix” : on vous présente toutes les options et vous faites ce que vous voulez, tout le monde est tolérant, c’est formidable », raillait la journaliste Mona Chollet dans Beauté fatale (2012), au détour d’un chapitre au vitriol consacré à la chirurgie esthétique. Dénonçant la banalisation et les dangers du bistouri, elle y pointait le poids des diktats qui conduit tant de femmes à détester leur corps, jusqu’à s’infliger de douloureuses opérations. Difficile, dès lors, d’y voir un

acte féministe. Mais alors qu’elle était récemment interrogée sur le sujet dans le podcast Miroir, miroir, la même Mona Chollet disait pourtant ne pas parvenir à « avoir d’avis tranché » : « Même si on produit un discours critique des injonctions et des artifices, c’est une société où le regard social est très dur pour les femmes. Donc je crois que c’est vraiment à chacune de juger ce qu’elle a envie d’assumer. » Au risque, sinon, de chasser une injonction par une autre.

À ce propos, la philosophe Camille Froidevaux-Metterie nous invite d’ailleurs à chan-ger le regard que nous portons sur les préoccupations esthé-tiques des femmes. Car la quête de beauté, loin de se résumer à une seule marque de soumission (ou de frivolité), peut aussi être pensée comme un acte d’affirmation. « Certes, par bien des aspects, le souci de notre apparence est gouverné par les injonctions sociales et les diktats patriarcaux. Mais il peut aussi s’inscrire dans une démarche de définition de soi : par nos choix esthétiques, nous cherchons une représentation de nous-mêmes qui coïncide intimement avec celles que nous sommes », souligne-t-elle. Et de poursuivre : « Chaque femme a un rapport au corps singulier – souvent marqué par des expériences pénibles, voire traumatisantes. Si certaines décident de recourir à la chirurgie, avec tout ce que ça implique (le coût, les risques, la douleur), c’est qu’a priori, elles en ressentent vraiment le besoin. Je ne vois pas au nom de quoi on s’autoriserait à leur dénier cette démarche. »

Plus souvent discriminées en raison de leur apparence, plus souvent mises sur la touche lorsqu’elles avancent en âge, les femmes restent pourtant durement jugées

lorsqu’elles recourent à la chirurgie esthétique et, pire encore, lorsque celle-ci se voit. Il n’y a qu’à regarder, par exemple, les réactions qu’a suscitées cet été la supposée intervention esthétique de Brigitte Macron (la même que l’on moque par ailleurs pour son âge) ou, avant elle, les commentaires assassins sur le lifting de Rachida Dati. « L’un des atours dont se pare le bashing des femmes botoxées, c’est l’idée qu’elles feraient du mal à la cause. Qu’elles ont tant et si bien intégré les normes et diktats gou-vernant l’apparence, qu’elles sont les victimes consentantes de l’injonction au corps parfait et les complices d’une forme de sexisme », soulignait ainsi la journaliste Nadia Daam dans son article sur Slate, « Au nom de quoi une chirurgie esthétique serait-elle ratée ? ». Et ce n’est pas Éric Naulleau qui la contredira, lui qui, en mai 2018, n’hésitait pas à pointer du doigt ces traîtresses sur Twitter : « À Cannes et ailleurs, les envolées féministes des actrices seraient plus convaincantes si celles-ci ne participaient pas en première ligne aux entreprises d’aliénation massives des femmes comme la publicité ou la chirurgie esthétique. » Et bim !

Mauvaises féministes Ainsi donc, toutes celles qui se font refaire les seins n’au-raient-elles plus qu’à ravaler illico leurs grands idéaux ? Certainement pas, répond la militante Pauline Arrighi : « Aucune femme ne peut avoir un comportement “parfait” à chaque instant : on vit dans un monde qui reste extrêmement hostile aux femmes, et on s’adapte », estime-t-elle. Ces contra-dictions, certaines ont d’ailleurs pris le parti de les assumer

haut et fort. Comme Roxanne Gay, autrice et professeure d’université américaine, à qui l’on doit le savoureux ouvrage Bad Feminist (« Mauvaise féministe »), où elle raconte avoir péché à moult reprises (par exemple en se déhanchant sur des chansons terriblement sexistes). À entendre cette figure de la « fat acceptance » (un mouvement visant à valoriser l’image des personnes grosses), on peut tout à la fois faire de la chirurgie, être féministe et même se revendiquer du

« body positive » – ce courant qui appelle les femmes à s’aimer telles qu’elles sont. « Les gens font souvent des choses contradictoires, observe-t-elle. Et on n’a pas besoin d’exclure les femmes du féminisme sous prétexte qu’elles font des choix problématiques. En tant que féministes, nous devons nous mettre d’accord sur un certain nombre de points (le droit de choisir, l’accès au contrôle des naissances, le droit de ne pas subir la violence), mais

nous pouvons également ne pas être d’accord sur des choses telles que la chirurgie esthétique », explique-t-elle à Causette. Et tant pis, au fond, si ça fait de nous de « mauvaises féministes ». U Aurélia Blanc1. Étude de l’International Society of Aesthetic Plastic Surgery, 2018.2. Ifop, 2018.3. Camille Froidevaux-Metterie publiera un livre sur les seins en mars 2020. 

“Des seins siliconés, des lèvres gonflées artificiellement, des cuisses liposucées… On impose une beauté féminine stéréotypée qui est un esclavage”Benoîte Groult, journaliste, écrivaine et militante féministe

“Il n’y a pas de ‘corps féministe’ dans l’absolu. Chaque mouvement, et même chaque individu, en a sa définition”Stéphanie Pahud, linguiste

SOIS BELLE, MAIS TAIS-TOI !Fontaine de jouvence, je ne boirais pas de ton eau. Du moins, pas officielle-ment. Car s’il est de mauvais goût d’avoir des rides ou d’avoir un gros nez, il l’est encore plus d’admettre qu’on a fait de la chirurgie pour s’en débarrasser.

En 2017, l’hebdomadaire Elle avait ainsi interrogé ses lectrices sur la façon dont elles assumaient (ou pas) leurs petites et grandes retouches. Et si 19 % disaient en avoir parlé « à tout le monde », la plupart ne s’en étaient ouvertes qu’à leur conjoint·e (23 %), à leur meilleur·e ami·e (23 %) ou à un·e membre de leur famille (24 %). Une

sur dix ayant tout simplement préféré garder ce secret pour elle.

Mais pourquoi donc une telle gêne, à l’heure où le recours à la médecine esthétique est en constante augmen-tation ? Pourquoi faudrait-il le cacher ? « Tout dépend des raisons pour les-quelles on y recourt. Quand il s’agit de satisfaire un canon, d’avoir “un plus”, la chose n’est pas forcément tabou, notamment chez les plus jeunes. En revanche, lorsqu’il s’agit de corriger un défaut, ça reste compliqué à assumer, car on est dans le registre de la honte », observe la sociologue Anne Gotman, autrice de L’Identité au scalpel.

Sans compter que, lorsqu’il est ques-tion d’apparence, le soupçon de vanité n’est jamais bien loin. Aux États-Unis, premier pays consommateur de chirur-gie, la taxe instaurée sur certains actes esthétiques n’a-t-elle pas été surnom-mée « vanity tax » ?

« Il existe aujourd’hui une injonc-tion paradoxale : d’un côté, il faut correspondre aux normes, être dans l’hyperesthétisation et l’hyperper-formance du corps. Mais de l’autre, il faut rester “naturelle” », pointe la linguiste Stéphanie Pahud, autrice de Chairissons-nous !. Une position difficilement tenable. U A. B.

ü GRAND BIEN VOUS FASSE !Pour aller plus loin sur le thème « Chirurgie esthétique et féminisme », retrouvez Causette et sa directrice de la rédaction, Isabelle Motrot, dans l’émission Grand bien vous fasse ! animée par Giulia Foïs, le 24 octobre de 10 heures à11 heures sur France Inter.

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« D’un côté, je me dis : “Ça ne te res-semble pas, la chirurgie esthétique, ça n’est plus toi.” De l’autre, je pense qu’il faut aussi savoir entendre sa propre souffrance. » Marie-Ève a réalisé une première réduction mammaire à 18 ans. Aujourd’hui, à 30 ans, la question se pose à nouveau pour elle, car ses seins, avec le temps et les fluctuations hor-monales, ont beaucoup regrossi. « C’est ma physiologie », explique-t-elle. Sauf qu’entre-temps, un autre changement profond a ébranlé la jeune femme. Elle

est devenue féministe. De quoi com-pliquer le tableau. « Mais est-ce qu’être féministe, ça ne consiste pas justement à être en accord avec son corps ? Et si oui, de quelle manière ? Avec son corps “intact” ou avec un corps que l’on aurait embelli pour mieux en prendre soin, pour l’aimer un peu plus ? »

Il y a celles qui se prennent la tête et celles qui refusent tout état d’âme. À 52 ans, Lyliane est une multirécidiviste décomplexée du bistouri. Bypass, abdo-minoplastie, prothèses mammaires,

liposuccion, liftings du visage et des bras, chirurgie de la paupière, mini « lifting pubien »… Sans oublier les injections annuelles de Botox (puisqu’il vaut mieux prévenir que guérir). « Je suis féministe et indépendante, annonce d’emblée la Niçoise. J’ai commencé à la trentaine, car je n’acceptais plus mon corps après mes trois grossesses. Vingt ans après, la chirurgie esthétique est un outil au même titre que ma palette de maquillage : ça fait partie des possibles pour se sentir mieux dans sa peau. Pourquoi s’en passer ? » Ce

mantra mi carpe diem mi-empouvoi-rement, Lyliane le prêche auprès de femmes en réflexion dans un groupe Facebook consacré à la question. « De mon point de vue, ajoute-t-elle un peu provoc, ce n’est pas moi qui plie face aux normes sociales, mais plutôt les femmes de mon âge qui jettent l’éponge et renoncent à toute coquetterie parce qu’elles ont intégré l’idée qu’elles étaient sorties du spectre du désirable. Elles disent qu’il faut accepter l’âge, mais elles le disent d’un air résigné. Au final, c’est exactement ce que j’entendais dans ma famille d’origine espagnole : une maman doit rester à sa place de maman, ne plus s’arranger, ne plus s’apprêter. Je m’y refuse complètement ! »

“En avoir” Océane*, elle, n’est pas mère, mais l’aug-mentation mammaire à laquelle elle a eu recours l’année dernière a été décidée dans le même élan émancipateur. « Avec mon bonnet A-B, j’ai commencé à complexer dès la fin du lycée, car j’avais l’impression d’être prisonnière d’un corps d’enfant, tout plat. Voir que ma grande sœur, elle, avait une belle poitrine a rendu la chose obsessionnelle. » Et puis, le déclic a lieu fin 2017, quand elle rencontre et discute avec « une meuf qui l’a fait » : « Je me suis dit qu’après tout, cela faisait huit ans que je souffrais, et qu’il fallait agir. » Accompagnée de sa sœur qui lui glisse que « tant qu’à y passer, autant [se] faire plaisir », Océane fait péter le bonnet D à 26 ans et en ressort « épa-nouie ». « Je me sens libérée et puissante. J’ai commencé à aimer mon corps. Le fait que “j’en ai”, c’est comme avoir des couilles. » Cette prise de pouvoir a aussi guéri la jalousie d’Océane. « Avant, je regardais beaucoup les femmes dans la rue,

je me comparais. Depuis mon opération, cela ne m’arrive plus. »

Le même complexe de poitrine « trop petite » a tenaillé à l’adolescence Clémentine, Parisienne aux cheveux courts. Mais la jeune femme a renoncé à l’augmentation mammaire après avoir « réalisé que c’était profondément miso-gyne, cette injonction à rentrer dans du 34 et à faire un bonnet D. Ça revient à une hypersexualisation des seins ». Dans sa réflexion, le mouvement Femen, qui en fait une arme politique désexualisée, ou l’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie ont compté. « Dans un Ted Talk, je l’ai entendue dire : “Nous enseignons aux filles à se voir comme des rivales, pas pour du travail ou des accomplissements, ce qui, je pense, peut être positif, mais pour l’attention des hommes” », cite Clémentine. Et elle est bien placée pour

savoir à quel point le regard qu’ils posent sur les femmes peut, parfois, impacter durablement celui qu’on porte sur soi. « Lors de ma première fois, le mec m’a dit : “Ah, c’est chaud ! T’as vraiment pas de seins.” J’avais 15 ans, j’en ai vraiment souffert. » Mais elle n’a pas cédé. « En fait, la vraie question est : pourquoi vas-tu altérer ton corps ? Est-ce pour toi, pour te sentir mieux et ne plus souffrir ? Ou pour faire bander ? Un jour, j’ai réalisé que si j’étais paumée sur une île déserte avec un miroir pour seul compagnon, le reflet que j’y verrais ne me dérangerait pas. »

Ça, Cécile, blondinette tatouée expa-triée à Montréal, l’a aussi compris. Mais

après coup. Souvent, elle « oublie » qu’elle s’est fait recoller les oreilles à la fin de l’adolescence. « Maintenant que j’ai un regard féministe, avoue-t-elle, je ne suis pas sûre que je le referais. En tant qu’adepte du body positivisme, je trouve qu’il est important de rappeler que la beauté est une construction. Aujourd’hui, j’ai les armes pour me le dire, alors qu’à l’époque, j’étais victime de stéréotypes qui ne dépendaient pas de moi. »

Rester crédible Pas de quoi se jeter la pierre, donc. Mais, quand on ne se torture pas l’esprit seule, ce sont les autres et leur regard qui nous y ramènent. En témoigne l’une des réflexions de Marie-Ève. « Si je me dis féministe et que je passe par la case chirurgie, est-ce que je ne vais pas manquer de crédibilité ? »

Une fois de plus, que d’injonctions ! C’est ce qui fait souf-fler Adélaïde, 26 ans, bouclettes brunes et air mutin, qu’un « projet de rhinoplas-tie » anime à intervalles réguliers, sans qu’elle ait passé le cap. « C’est déjà assez compliqué

comme ça d’être féministe, si en plus, on se fait imposer des choses au nom du fémi-nisme alors qu’on sent que c’est bon pour nous, on perd sur tous les tableaux ! » Un peu de bienveillance, histoire d’éviter de s’aliéner, ça ne fait pas de mal. « Lire Beauté fatale, de Mona Chollet, m’a fait réaliser qu’il était constructif de se regarder s’infliger certaines choses. C’est quand t’en as conscience que tu deviens libre. » Elle se laisse quand même la porte ouverte pour plus tard, au cas où. N’empêche, confie-t-elle : « Si la chirurgie esthétique n’existait pas, je ne me dirais pas “et si ?” Et j’aurais peut-être plus confiance en moi. » U A. C. et A. V.

“Si je me dis féministe et que je passe par la case chirurgie, est-ce que je ne vais pas manquer de crédibilité ?”Marie-Ève

INJECTION OU INJONCTION ?

« Bistouri or not bistouri ? » Telle est la question, pour bien des femmes, féministes, qui combattent les diktats de beauté.

Pour certaines, cela vire parfois au dilemme cornélien.

* Le prénom a été modifié.

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Humoriste, comédienne, féministe, Noémie de Lattre n’hésite pas à faire de ses opérations de chirurgie esthétique

des sujets de sketchs. Vous en connaissez d’autres, vous, aussi sincères ?

contre, lorsque, à la suite de mon allaitement, je me suis fait refaire les seins, j’avais opéré une révolution intérieure sur le sujet. Et je me suis dit : je ne vois pas en quoi mon engagement pour des droits m’empêcherait de trafiquer un peu mon corps. Être féministe, pour moi, c’est faire ce dont j’ai envie. Si j’avais hésité à me refaire les seins, c’est mon féminisme qui aurait achevé de me convaincre de le faire.

Si j’en parle ouvertement, c’est parce que je m’ancre dans ma réalité pour créer mes spectacles, c’est la meilleure façon de ne pas donner de leçon. Je ne suis pas philosophe ou universitaire, ce que je peux apporter à la cause, c’est une incarnation grand public d’une femme qui veut être libre. Ce que je montre, c’est qu’on peut être apprêtée, sexy, refaite tout en étant une féministe véhémente.

N’avez-vous pas le sentiment de plier devant un idéal de beauté dicté par le patriarcat en recourant au bistouri ?N. de L. : Évidemment que le patriarcat joue un rôle dans ces normes, mais se les approprier en conscience, n’est-ce pas un outil de lutte comme un autre ? Qui peut dire qu’on n’a pas plus de pouvoir, d’aplomb, de possibilités quand on prend soin de son apparence ? Je ne dis pas du tout qu’il faut être sexy, féminine ou avoir des faux seins, mais je dis que c’est une possibilité.

À l’inverse, les misogynes d’aujourd’hui veulent nous empêcher d’utiliser ces outils : « Tu es féministe, sois moche et poilue. » Oui, il peut y avoir une joie à être poilue, mais choisir l’épilation ne devrait pas me mettre en porte à faux avec mes sœurs féministes. Ces accusations de « mauvaise féministe » viennent de personnes sexistes, mais aussi de la part de certaines féministes, quand il s’agit d’opérations esthétiques : elles me refusent le droit d’être de leur côté.

Les femmes publiques qui assument le recours à la chirurgie esthétique sont peu nombreuses. Pas trop seule ?N. de L. : Ma première colère va contre toutes ces comé-diennes qui mangent un quart de salade par jour et disent en interviews qu’elles se gavent du matin au soir de choux à la crème de chez Angelina. Là, j’ai envie de tirer à vue. Ça peut avoir des conséquences gravissimes sur des jeunes femmes. Je suis de plus en plus suivie sur les réseaux sociaux et j’ai une responsa-bilité énorme, dire à ma communauté : « J’ai 20 000 euros de chirurgie sur moi, car je suis privilégiée, mais j’en chie autant que vous pour me plaire. » U A. C.

Féministe pour homme, de Noémie de Lattre. Théâtre de la Pépinière, à Paris. À partir du 7 octobre.

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SCÉNARIO SÉBASTIEN BETBEDER PRODUIT PAR LAURENT LAVOLÉ ET JULIETTE HAYAT IMAGE SYLVAIN VERDET SON ROMAN DYMNY MUSIQUE ORIGINALE SOURDURE 1ER ASSISTANT RÉALISATEUR ANTHONY MOREAU MONTAGE CÉLINE CANARD DÉCORS AURORE CASALIS COSTUMES LÉA FOREST MAQUILLAGE-COIFFURE EVA GORSZCZYK CASTING LAURE COCHENER, FANNY DE DONCEELDIRECTION DE PRODUCTION KARIM CANAMA RÉGIE ÉRIC MARTIN DIRECTION DE POST-PRODUCTION DIANE THIN UNE PRODUCTION GLORIA FILMS PRODUCTION, LES FILMS DU PRINTEMPS EN COPRODUCTION AVEC AUVERGNE-RHÔNE-ALPES CINÉMA, COLOR AVEC LA PARTICIPATION DE CANAL+, CINE+ EN ASSOCIATION AVEC CINECAP 2 AVEC LA PARTICIPATION DE LA RÉGION AUVERGNE-RHÔNE-ALPES,

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Causette : Dès le début de votre spectacle, vous jouez cartes sur table : chez vous, tout n’est pas d’origine et vous vous en réjouissez. En quoi faire de la chirurgie esthétique puis en parler est une démarche féministe ?Noémie de Lattre : Je me suis fait liposucer la culotte de cheval après mon premier gros cachet, à 28 ans, car ça faisait des années que j’en étais hyper complexée. À l’époque, je n’étais pas féministe, j’étais même plutôt à côté de la plaque, du genre « moi je ne suis pas en guerre contre les hommes ». Par

NOÉMIE DE LATTRE“JE ME SUIS FAIT LIPOSUCER

LA CULOTTE DE CHEVAL”

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D’Amérique latine jusqu’en Asie, des féministes se rebiffent contre le bistouri et les injonctions esthétiques. Ici les seins,

là-bas le nez… Si chaque société a ses obsessions, le combat contre la tyrannie

de la beauté, lui, est bel et bien planétaire.

Colombie LE PIÈGE DE LA “NARCO-ESTHÉTIQUE”

C’est l’une des séries qui cartonne en Colombie : Sin Senos Sí Hay Paraíso (« Sans seins, il y a quand même un paradis »). Diffusée depuis 2016, elle n’est autre que la suite de Sin Tetas No Hay Paraíso (soit « Sans poitrine, pas de paradis »), une teleno-vela à succès du milieu des années 2000, qui met en scène les aventures de Catalina Santana. Issue d’un milieu pauvre, celle-ci rêve de se tailler une place au soleil auprès des narcotrafiquants et, pour y parvenir, entreprend notamment de faire une aug-mentation mammaire. Une fiction largement inspi-rée de la réalité, dans un pays où nombre de jeunes femmes misent sur le bistouri pour tenter de col-ler aux canons de beauté – courbes généreuses, ventre plat, nez fin et cheveux lisses – plébiscités par les caïds de la drogue. Le phénomène est tel qu’en décembre 2017, à Medellín, le réseau Red Feminista Antimilitarista a posté une vidéo, avec le soutien du quotidien El Espectador, pour alerter le public sur les dangers de la « narco-esthétique ». « [Cette culture véhicule l’idée] que “ton corps doit être parfait pour que je puisse le posséder, le dési-rer”. […] C’est une façon de voir le corps comme un produit de consommation et, par conséquent, comme une chose », dénonce, face caméra, la mili-tante Sandra Isaza, qui y voit un lien avec la violence que subissent les femmes en Colombie. Un pays où la Cour constitutionnelle a récemment autorisé la chirurgie esthétique… dès l’âge de 14 ans. U A. B.

Iran OÙ SONT PASSÉS

LES NEZ NATURELS ?Un peu partout à travers le pays, ils s’affichent fièrement. Ils, ce sont les « nez refaits », tellement en vogue que certain·es Iranien·nes vont jusqu’à se balader avec de faux pansements sur les narines. Régulièrement dépeint comme la capitale internationale de la rhinoplastie, l’Iran compterait en effet le taux d’opération du nez par habi-tant·e le plus élevé au monde : envi-ron 200 000 par an, dont 80 à 90 % de femmes. Une tendance telle qu’en avril 2015, les militantes féministes de la page Facebook Close Up on Iranian Women ont lancé la campagne « Mon nez naturel », afin d’inciter les Iraniennes à poster des photos de leur

États-Unis COMMUNAUTÉS DE GRANDES LÈVRES

« Aux States, décrit Cindy, féministe américaine de 37 ans, la mode est à la vulve plate. Style Barbie californienne avec un sexe dont rien ne dépasse, surtout pas les petites lèvres. » Résultat : au pays de la chirur-gie esthétique (c’est là où ont lieu le plus grand nombre d’interven-tions, 18 % à l’échelle de la planète), la mode est aux opérations du sexe. Les labiaplasties (la réduction des lèvres) et les « réjuvénations vaginales » (le resserrement des parois du vagin) ont plus que triplé en trois ans, selon la Société internationale de chirurgie plastique. En 2010 pourtant, aucune de ces deux opérations n’était même référencée…Sensible au sujet, Cindy tombe un jour sur le site du Large Labia Project. Une sorte de catalogue participatif de la vulve, où l’on peut soumettre et regarder des photos de tous types de lèvres féminines – « pas juste celles du porno ». Alors, quand Emma, la fondatrice du projet, aban-donne le site, en « grande fan » Cindy se charge de le reprendre. « Sauf cas d’inconfort, s’interroge la militante, pourquoi vouloir modifier une partie cachée de notre anatomie, que l’on ne montre généralement qu’à des personnes très proches ? Les femmes sont tellement soucieuses de l’avis des hommes et ont si peu confiance en elles qu’elles esti-ment qu’il est moins douloureux de changer directement leurs corps, en dépit des risques, que d’être jugée par leur partenaire. » Le résul-tat est comme une version revisitée de la Genital Art Gallery, inventée en 1998 par Betty Dodson, féministe prosexe et pionnière du genre. En variante, on compte aussi le Petals Project, de Nick Karras, en 2005, le Great Wall of Vaginas, du sculpteur britannique Jamie Mc Cartney, ou l’exposition Visible Vagina, qui s’est tenue à New York en 2010. U A. V.

Corée du Sud “LIBÈRE-TOI DE TON CORSET”

« Ici, on voit des femmes faire de la chirurgie esthétique pour les entretiens d’embauche, et des parents offrir une opération à leur enfant en guise de cadeau d’entrée à l’université. » La youtubeuse coréenne Lina Bae donne le ton, lorsqu’on l’inter-roge sur les normes de beauté dans son pays. Elle fait partie des féministes à s’être insurgées, en 2018, pendant le mouve-ment #EscapeTheCorset (« Libère-toi de ton corset »), contre les diktats esthétiques coréens. C’est une présentatrice de chaîne nationale, Lim Hyeon-ju, qui pose la première pierre à l’édifice. Chose impensable en Corée du Sud, elle porte des lunettes à l’écran. Et assume de défier le système. Dans les jours suivants, deux associations organisent une manifestation dans le quar-tier des chirurgiens plastiques, au centre de Séoul. Le mes-sage : « Le scalpel est une forme de violence culturelle et de dégradation des femmes, qui rend leur vie plus superficielle. »Dans la foulée, Lina Bae change sa routine vidéo. Devant sa webcam, au lieu de se pomponner façon tuto comme elle en avait l’habitude, elle se démaquille. Sur son visage sans fard, elle projette des commentaires insultants sur son physique. Preuves de la violence dont on est la cible lorsque, comme elle, on ne ressemble pas au canon dominant (le combo petit men-ton, grands yeux ronds, mininez). « Les personnalités publiques coréennes ne parlent pas de chirurgie, ça demande beaucoup de courage, car la pression est trop forte, explique-t-elle à Causette. Dites-vous bien que les gens portent des masques par honte de la forme de leur visage. Ce sont les réseaux fémi-nistes, comme Heavytalker [chaîne YouTube d’empowerment féminin, ndlr] ou SOLOdarity [asso de femmes célibataires], qui ont donc soulevé le sujet. » Comme Lina Bae, elles sont nombreuses à s’être converties, depuis, à la coupe au bol et au sans-maquillage, devenus signes de déconstruction. U A. V.

LES ACTIVISTES CONTRE

LA TYRANNIE PLASTIQUE

visage non retouché. « Notre objectif était de permettre la discussion et de susciter une réflexion […], pas d’ins-taurer un clivage entre les “nez refaits” et les “nez naturels” », expliquait alors Maryam, l’une des initiatrices, au site d’information Iran Wire. Une initia-tive qui a fait parler d’elle jusqu’en Europe… mais n’a pas suffi à renver-ser la vapeur. Comme l’observait l’an-thropologue Ladan Rahbari, en 2018, ces pratiques esthétiques « sont tou-jours réalisées à grande échelle », et la beauté reste perçue « comme un mal nécessaire par les jeunes femmes ». Ce qu’illustre à merveille ce célèbre dicton iranien : « Tue-moi, mais rends-moi belle »… U A. B.

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EN COUVERTURE

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Pionnière de la chirurgie esthétique, Suzanne Noël a réparé les gueules

cassées au sortir de la Grande Guerre comme les employées virées parce

qu’elles prenaient de l’âge… Et a mis ses convictions de suffragette au service

du Soroptimist International, un club féministe qu’elle a implanté en France.

C’est une allée le long du cimetière du Père-Lachaise, à Paris, une statue avenue du Trésum, à Annecy (Haute-Savoie), ou encore une salle de la préfecture à Laon (Aisne) : longtemps oublié, le nom de Suzanne Noël fleurit dans nos villes ces dernières années. En 1954, elle disparaissait à 76 ans accompagnée du déférent hommage de l’hebdo-madaire Aux écoutes du monde : « Si Madame Suzanne Noël a été la première femme de France à exercer la chirurgie, son plus grand titre, sans doute, sera, pour l’avenir, d’avoir en quelque sorte inventé la chirurgie esthétique. […] À combien d’êtres aura-t-elle rendu confiance en soi, goût de vivre, joie d’aimer et d’être aimé, possibilités nouvelles de gagner leur vie, en corrigeant, par son art, telle ou telle disgrâce de visage ! D’une bonté inépuisable, elle mesurait ses honoraires aux possibilités de chacun, montrant une rare fidélité au fameux serment d’Hippocrate. » Mais qui est donc cette sainte femme qui refusait que son savoir-faire ne rende service qu’aux riches ?

Née en 1878 dans une famille de la petite bourgeoisie de Laon, Suzanne Noël se marie à 19 ans avec le docteur Henri Pertat, 28 ans. De quoi se diriger tout droit vers un classique destin de femme au foyer. Mais Suzanne a de la chance : son mari l’encourage à passer son baccalauréat puis à poursuivre en médecine. En 1908, elle a 30 ans et devient externe des hôpitaux de Paris, au Val-de-Grâce,

auprès du ponte Hippolyte Morestin, spécialiste de la reconstruction faciale. Cette année-là, elle donne aussi naissance à une fille, Jacqueline, qui porte le nom d’Henri… bien qu’elle soit très certainement la fille d’André Noël, jeune homme rencontré à l’externat, de sept ans son cadet. Ainsi que le raconte la docteure Jeanine Jacquemin dans une biographie qu’elle lui a consacrée, Suzanne se retrouve alors « tiraillée entre sa petite fille, la préparation de l’internat et la tenue de son ménage ». Mais, observe Dominique Babel, actuelle présidente du club Soroptimist International de

France : « Grâce à sa grande force de caractère et à son talent, le destin de Suzanne Noël fut admirable. »

En 1912, Suzanne est reçue au concours de l’internat. Un joli pied de nez pour celle qui défie le machisme de la Belle Époque en arborant un chapeau orné d’un ruban « Je veux voter ». C’est aussi en 1912 qu’elle découvre sur le visage de Sarah Bernhardt une opération réalisée aux États-Unis ayant permis à l’actrice de recouvrer « une jeu-nesse surprenante », comme elle le raconte dans son ouvrage La Chirurgie esthétique, son rôle social, paru en 1926. Mais l’ex-perte trouve toutefois à redire : « Il lui avait été prélevé, dans le cuir chevelu, une simple bande allant d’une oreille à l’autre. Si le résultat avait été assez efficace pour le haut de la face, en atté-nuant les rides du front et en effaçant la patte-d’oie, il n’avait en rien modifié le bas du visage. […] je dois dire qu’elle fut une de mes premières clientes. » Ici commence la véritable vocation de Suzanne Noël. Elle se passionne désormais pour cette chirurgie et devient le fer de lance de cette nouvelle discipline en France et en Europe. « Ses confrères masculins l’ont laissée faire, car ils percevaient la chirurgie réparatrice comme mineure », analyse Dominique Babel. Mais quand les gueules cassées reviennent de la guerre, la donne a changé. « Suzanne avait compris avant les autres que cette chirurgie répond à une détresse physique autant qu’intérieure. Ses opérations de soldats la rendent célèbre et admirée », précise Dominique Babel.

Une visionnaireHenri Pertat meurt en 1918 à la suite d’essais de protec-tion d’une nouvelle arme de guerre, les gaz asphyxiants. Suzanne épouse l’année suivante son grand amour André Noël. C’est une visionnaire qui comprend que, dans le monde qui vient, la pression sociale sur le physique ira croissant, comme elle l’écrit dans son livre : « Dès 1918, la vie apparut comme devant devenir de plus en plus dure. Or, chacun sait combien il est difficile pour un être qui travaille de trouver un emploi lorsqu’il est marqué par l’âge. À part quelques exceptions, partout il faut de la jeunesse et de la beauté ! » Son rôle, explique-t-elle, est donc d’apporter des solutions aux déclassé·es de la beauté, aux margina-lisé·es de la vieillesse – jugements touchant majoritaire-ment les femmes.

Au début des années folles, sa fille Jacqueline meurt de la grippe espagnole et André, fou de chagrin, se jette d’un pont dans la Seine sous les yeux d’une Suzanne impuis-sante. « Après cela, elle a demandé audience à la préfecture de Paris et a exigé et obtenu que chaque pont parisien soit équipé de bouées de sauvetage », raconte Dominique Babel. Une sollicitation bienvenue va lui permettre de surmonter ces épreuves : un Américain, représentant du club privé

pour femmes Soroptimist International, va propo-ser à Suzanne de créer une antenne parisienne, chose faite en 1924. La chirur-gienne se jette corps et âme dans le projet et invite ses amies de la bourgeoisie intellectuelle à la rejoindre. Réseau d’entraide pour femmes qui travaillent, le Soroptimist organise aussi

ses bonnes œuvres, à la manière du Rotary dont il s’inspire. Les mondanités servent un lobbying politique, notamment concernant le droit de vote. « Ce qui intéressait Suzanne Noël, c’était les droits et la liberté des femmes, décrypte Dominique Babel. Invitée à de nombreuses conférences médicales à travers le monde, elle profitait de ses voyages pour essaimer et confier la création d’antennes du Soroptimist à des femmes qu’elle repérait sur place. Aujourd’hui, 75 000 femmes dans le monde perpétuent son combat pour l’autonomisation de nous toutes. »

Tout au long de sa vie, Suzanne Noël ne se lassera pas d’inventer de nouvelles techniques autant que de nouveaux outils. En 1936, une opération de la cataracte amorce une baisse de cadence dans son travail. « Cela ne l’a pas empêchée de transformer les visages de juifs et de résistants durant la Seconde Guerre mondiale pour les pro-téger », assure Dominique Babel. Quand Suzanne Noël meurt en 1954, les femmes votent en France et même Marilyn Monroe a cédé à la coquetterie de se faire refaire le menton. U Anna Cuxac

“Ses confrères masculins l’ont laissée faire, car ils percevaient la chirurgie réparatrice comme mineure”Dominique Babel, présidente du club Soroptimist International de France

“Suzanne avait compris avant les autres que cette chirurgie répond à une détresse physique autant qu’intérieure”Dominique Babel

SUZANNE NOËLLA SUFFRAGETTE

ÈS TÊTES

© La ToileChaque mois, Causette présente une sélection de films, fictions ou documentaires, classiques ou récents, en lien avec son sommaire. Ce mois-ci, retrouvez notre florilège sur le thème de la beauté : la-toile-vod.com/cinemas/causette

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38 Causette # 104

PORTRAIT

Jeanne Cherhal

Elle s’en tape comme

de “L’An 40”Féministe de la première heure, elle chante depuis vingt ans ses

combats intimes, qu’elle mêle à ceux de toutes les femmes. Cette fois, Jeanne Cherhal crie haut et fort, dans son sixième album, qu’elle entre avec le sourire dans L’An 40. Au sommet de son art, elle aborde cette

nouvelle décennie pleine de promesses avec exaltation.

maternité est, pour moi, une expérience très positive. J’aime être parent et j’ai aimé découvrir mon mec en tant que père. Bien sûr, c’est une aventure pleine de questionnements, mais ça m’a aidée à m’ancrer dans la vie. C’est un vrai pilier », dit-elle avec pudeur.

Un âge magiqueVoilà, entre autres, ce qui comble cette décennie bénie. « À 40 ans, on a construit des trucs. On est au clair avec ce qu’on aime ou pas. On sait où on en est. Et puis, surtout, on n’est a priori qu’à la moitié de sa vie. Il y a encore tant de choses à accomplir, tant de virages à prendre, c’est hyper excitant », assure-t-elle les yeux pleins de malice. « On est conditionnées à se voir comme déclinantes à partir de 40 ans, vu que toutes les filles supposées incarner la beauté et le désir en ont 25 dans les pubs et les magazines. Mais à 40 ans, on est encore belles ! On a des choses à dire, du pouvoir, de la force et du sex-appeal ! » ajoute-t-elle. Pour célébrer cet âge magique, elle publie, depuis la révélation de la sortie de ce nouvel album, sur son compte Instagram, des photos des femmes qu’elle aime dans leur quarantième année : Christiane Taubira, Claire Bretécher, Jane Birkin, Agnès Varda, Florence Aubenas, Virginie Despentes ou Anne Sylvestre.

Son féminisme, Jeanne Cherhal ne l’a pas attrapé

Par SARAH GANDILLOT – Photos PAUL ROUSTEAU pour Causette

1978 Naissance à Nantes (44)

2004 Douze Fois par an (Tôt ou tard), grand prix de l’Académie Charles-Cros

2005 Victoire de la musique dans la catégorie « révélation du public »

2006 L’Eau (Tôt ou tard), disque d’or

2006 Charade (Barclay-Universal)

2014 Histoire de J. (Barclay-Universal), grand prix de l’Académie Charles-Cros

Sur la pochette de son nouveau disque, elle pose, menton relevé, le bras au-dessus de la tête, l’ais-selle touffue et fière. Comme sous l’égide de ses sœurs avant elles : Patti Smith en tête. Elle pose comme elle est. Plus nature, tu meurs. « Cette image n’est pas anodine. Je ne suis pas maquillée, pas épilée, pas retouchée. Ne pas céder à certains diktats, ne pas proposer au public une image lissée d’une femme de 40 ans, c’était très important pour moi. Et cette photo est à l’image de mon disque : une prise de liberté », nous souffle-t-elle d’une voix aussi modeste que déterminée, dans un petit café tout aussi simple, sur les hauteurs de Belleville, à Paris, quartier où elle vit depuis vingt ans.

Elle est menue comme une brindille, les che-veux tirés en queue de cheval, le visage encadré d’une frange qui lui donne un air d’adolescente. Pourtant, Jeanne Cherhal entre, les « hanches qui roulent, facile, naturelle », « un peu cabri un peu gazelle », dans L’An 40. Et c’est peu dire qu’elle vit cet âge – où, habituellement, on prie les femmes de bien vouloir dégager le terrain – comme une bénédiction. L’amour qu’elle a pris le temps de choisir et de trouver a pointé son nez. L’enfant tant désiré dont elle a chanté l’attente dans son précédent album (Comme je t’attends) fait sa rentrée en grande section le jour de notre rencontre. « La

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PORTRAIT

au vol après #MeToo ou par opportunisme, sentant la tendance prometteuse. Oh non… Ses convictions l’habitent depuis bien longtemps. Et ses chansons parlent pour elle. En 2004, déjà, elle sortait un album intitulé Douze Fois par an, du nom de sa chanson du même nom sur les règles, « ce mal vif et lourd, qui la tient nuit et jour ». « Clairement, à l’époque, j’avais dû batailler pour faire passer ça

à ma maison de disques », se souvient-elle. Il y a quinze ans, écrire sans détour sur « ces êtres de chair et de sang » aux « ventres de feu » que sont les femmes n’était pas si évident. « Mais je n’ai jamais eu de tabou, surtout pas dans mes chansons. Les règles, c’est central dans une vie de femme. Moi, je les ai toujours vécues avec douleur. Et les choses difficiles, je les prends, je les malaxe pour les sublimer et les partager. »

Elle a aussi écrit sur le voile (Le Tissu), en 2006 ; sur le consentement (Quand c’est non, c’est non), après l’affaire Nafissatou Diallo, et sur la militante homosexuelle sud-africaine Noxolo Nogwaza, vio-lée et assassinée pour avoir aimé une autre femme (Noxolo) en 2014, ou encore sur les Pussy Riot (Tant qu’il y aura des Pussy), en 2012. Surtout, elle chante inlassablement et sans pudeur la sexualité féminine dans toute sa puissance et sa splendeur. « Viens fouiller le buisson joli/Viens lustrer les galets polis/Viens goûter la figue à la crème/Que je te gardais pour carême », fredonnait-elle déjà avec malice dans le fougueux Cheval de feu. La voilà qui récidive sur ce nouvel album avec le bien nommé et sulfureux Soixante-neuf. « Oui, j’ai un peu tergiversé avec moi-même sur ce titre. Je me suis dit : “Quand même, t’y vas ma fille !” avoue-t-elle en se marrant. Et puis, finalement, j’y suis allée. Moi, quand j’écris sur l’amour, c’est pas pour dire que j’attends qu’on me désire. » Voilà qui a le mérite d’être clair.

Mais comment donc est né ce féminisme pro-fond chez cette fille d’un plombier et d’une mère instit qui s’est arrêtée de travailler après la nais-sance de ses trois filles ? Eh bien, de cette mère, justement, cette « femme debout » à laquelle elle a consacré une chanson, ce « rocher qui dure sous

les gifles du sel », cet « arbre solide sous les trombes d’eau ». Mais aussi de sa grand-mère, Odile : « Elle était femme de paysan. Elle a eu cinq enfants, dont un aîné handicapé. Vivait sous le même toit que ses beaux-parents. Un truc un peu invivable, quand même… Et malgré tout ça, elle peignait, fai-sait du violon, dirigeait la chorale de son village. Elle se prenait en charge, ne se plaignait jamais. Je l’ai beaucoup admirée », raconte Jeanne Cherhal. Quant à sa mère, qui vit toujours dans le petit village de Loire-Atlantique, non loin de Nantes, où Jeanne a grandi : « Sa passion, c’est la culture. Je suis issue d’un milieu ouvrier, donc le budget pour ça était pas dingue. Et pourtant, elle s’est toujours démenée pour nous emmener à la médiathèque, à la Maison de la culture pour prendre des abonnements au théâtre. C’est quelque chose qu’elle a été chercher, vraiment. Et je trouve que c’est aussi une forme de lutte, quelque part. » Avant de conclure : « Oui, les personnes fortes de ma famille, ce sont les femmes. »

Elle joue du piano à l’oreilleLe piano surgit dans l’existence tranquille de la petite Jeanne vers ses 12-13 ans, parce qu’elle admire son cousin dont elle est secrètement amou-reuse. Et qu’il « vend son piano pour se faire un peu de blé ». Elle apprend en autodidacte, en refusant de se fader le conservatoire : « Moi, ce que je vou-lais, c’était jouer les Beatles, Starmania et William Sheller. » Encore aujourd’hui, elle joue (magnifi-quement) à l’oreille uniquement. Et puis, pendant son année de maîtrise de philo, elle commence à faire des petits concerts au bar universitaire, dans les cafés nantais. Le bouche-à-oreille fonctionne. Elle tourne de plus en plus. Et très naturellement, devient intermittente. « Donc, je me suis dit OK, on va y aller, alors. » Et voilà comment, vingt ans plus tard, Jeanne Cherhal est devenue l’une des artistes majeures de la chanson française.

Pour écrire ce sixième album, cette « déclaration de liberté », elle s’est offert le luxe de s’échapper une semaine par mois dans des recoins isolés pour composer dans une solitude choisie et libé-ratrice. Temporairement délestée des contraintes du quotidien. Elle a pianoté à La Réunion, dans un petit village d’Auvergne, dans le sud de la France. Elle a joué en studio à Los Angeles avec deux batteurs de la chanteuse Fiona Apple, qu’elle vénérait plus jeune, et enregistré des chœurs avec des chanteurs de gospel. Bref, elle est allée

au bout de ses fantasmes. Elle a, aussi, coupé les réseaux sociaux pendant un an. Apaisement et « place mentale » ont été au rendez-vous, lui permettant de nous offrir aujourd’hui dix titres puissants, mêlant, comme à son habitude, l’in-time au politique. Elle y évoque ses « racines d’or », qui ont poussé sur les « chemins poudrés de terre », ses virulents désirs, son sentiment d’être toujours une « fausse Parisienne », « qui n’a jamais la bonne dégaine ». Et sa césarienne : « Cet épisode m’avait laissé une certaine amertume. Un sentiment de spoliation, même si, bien sûr, heureusement que ça existe. Écrire dessus m’a permis de faire la paix avec ce moment, le plus beau de ma vie, par ailleurs. »

Dans cet album, enfin, elle pleure ses êtres

perdus, notamment le grand Higelin, sorte de par-rain pour elle dans le métier. « J’ai fait ses premières parties à mes débuts. Quelque chose de familier nous reliait. Et cette cérémonie organisée par ses enfants pour ses obsèques au Cirque d’hiver, c’était incroyable. On riait, on pleurait, on chantait. On était en lévitation. J’ai chanté Tombé du ciel avec son cercueil juste à côté de moi », se souvient-elle avec émotion. Bientôt elle reprendra la route pour monter sur scène, ce qu’elle adore, malgré le trac. « Pendant longtemps, j’avais tellement peur que je pleurais. Maintenant, j’arrive à canaliser un peu, notamment grâce à la sophrologie. » Mais, une fois sur scène, tout s’envole, et le cheval fougueux prend le dessus. On sera là pour le voir partir au triple galop. U

“À 40 ans, on est encore belles ! On a des choses à dire, du pouvoir, de la force et du sex-appeal !”

L’An 40, de Jeanne Cherhal. Barclay-Universal. En tournée à partir du 7 novembre. Toutes les dates sur Facebook.com/jeannecherhal

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ENQUETE

Le 5 novembre 2018, deux immeubles insalubres s’écroulaient rue d’Aubagne, en plein cœur de Marseille, causant la mort de huit personnes

et l’évacuation de milliers d’autres, relogées pour la plupart, soi-disant provisoirement, dans des hôtels de fortune. Un an plus tard, les habitant·es de la deuxième ville de France sont laissé·es à l’abandon par les autorités.

Par ALEXANDRE DUYCK – Photos ANTHONY MICALLEF/HAYTHAM-RÉA pour Causette

Novembre 2018, deux semaines après le drame de la rue d’Aubagne. Martin, 26 ans, est à Lille. Des voisins l’ap-pellent : « Il faut que tu rentres, l’im-meuble est évacué ! » Martin téléphone à quelques copains qui foncent chez lui pour récupérer ce qu’ils peuvent. Le lendemain, il rejoint Marseille, constate que son immeuble a été vidé et fermé par les autorités, qui craignent un nou-vel effondrement. Le jeune homme, qui travaille chez lui comme designer, se retrouve sans logement ni bureau. Il vivait dans le quartier du Panier, la mai-rie le reloge dans un hôtel à la Joliette, le change d’hôtel une semaine plus tard, puis encore une fois. On lui assure que cela ne durera pas. Au moment où nous l’avons rencontré, mi-août, Martin dormait toujours à l’hôtel. Depuis dix mois. « Au début, tu te dis que ça ne va pas durer, tu refuses de t’installer dans le provisoire. Au bout de cinq mois, je me suis résolu à vider ma valise, sortir des livres. Ma chambre, je ne la supporte plus. Passer des journées entières dans sa chambre d’hôtel Ibis, cuisiner des pâtes dans la bouilloire électrique… » Il a pris 20 kilos en dix mois. Panique généraleComme Martin, depuis bientôt un an, des milliers de Marseillais·es ont dormi, ou dorment encore dans des chambres d’hôtel, chez des proches ou dans des appartements provisoires après avoir dû quitter leur logement menacé d’un effondrement. Des familles, des per-sonnes âgées seules ou en couples, des célibataires, de nombreuses mères seules avec leurs enfants. Des Marseillais·es (relativement) aisé·es, des très pauvres, des Français·es, des étrangers et étrangères avec ou sans papiers… Des propriétaires et des loca-taires. Tous et toutes sont touché·es par la panique qui frappe la deuxième ville de France (862 000 habitants) depuis le 5 novembre 2018. Comme le dit Zohra, l’une des bénévoles du

Collectif du 5 novembre créé au lende-main de la catastrophe, « ce jour-là, c’est Marseille qui s’est effondré ». Un drame que prédisait pourtant, dès 2015, le rapport Nicol commandé par le gou-vernement ou le site d’information Marsactu.fr dans des articles terrible-ment prémonitoires. Pour éviter de nouveaux morts, des bâtiments sont donc, depuis un an, vidés à tour de bras. Le nombre d’immeubles insalubres ou indignes du parc privé est estimé à six mille. Ce qui concerne donc près de cent mille personnes, un huitième de la population. On ne parle pas seulement des « quartiers Nord », mais aussi du centre-ville, notamment la Belle de mai et Noailles, à 200 mètres du Vieux-Port, où se trouve la rue d’Aubagne.

Comment l’expliquer ? Par des décen-nies d’abandon des quartiers pauvres par les municipalités successives, notam-ment celle en place depuis 1995 et diri-gée par Jean-Claude Gaudin. Lequel déclarait déjà en 2001 : « Le centre a été envahi par la population étrangère. Les Marseillais sont partis. Moi, je rénove […] et je fais revenir les habitants qui paient des impôts. » Un abandon cynique-ment orchestré à Noailles : au lieu de

réhabiliter, on laisse le foncier s’effon-drer, on évacue la population indésirable et le quartier peut passer tranquillement aux mains des promoteurs. Népotisme et affairisme« Comment Jean-Claude Gaudin a vendu Marseille aux promoteurs », écri-vait Mediapart dès 2014. Quatre ans plus tard, Fathi Bouaroua, membre du Collectif du 5 novembre et ex-directeur régional de la Fondation Abbé Pierre, publiera une lettre publique adressée à Gaudin, titrée « J’accuse » : « Quelle tache de boue sur votre nom – j’allais dire sur votre règne – que cette abominable affaire de la rue d’Aubagne ! […] L’Histoire écrira que c’est sous votre mandat qu’un tel crime social a pu être commis. » Interrogé par Causette, il ajoute : « Cette ville souffre de trois maux terribles : le népotisme, le clientélisme et l’affairisme. » Alors que le dernier mandat de Gaudin approche, c’est « open bar pour les promoteurs », titrait La Marseillaise, le 29 août.

Pendant ce temps-là, depuis novembre, environ trois mille per-sonnes ont dû partir de chez elles parce que leur immeuble, ou celui d’à côté ou d’en face, menace de s’écrouler.

Drame de la rue d’Aubagne

3 000 délogé·es toujours en galère

Martin, designer, résidait dans le quartier du Panier. Il vit et travaille depuis dix mois dans une chambre d’hôtel. Dix mois à cuisiner des pâtes dans sa bouilloire électrique et 20 kilos en plus.

Des membres du Collectif du 5 novembre, qui vient en aide aux délogé·es, à quelques mètres des effondrements survenus rue d’Aubagne, à Marseille.

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ENQUETE

On les appelle les « délogé·es ». Tous et toutes ont subi et subissent encore des situations kafkaïennes. Leurs récits, effarants, poussent à se poser cette question que formule Fathi Bouaroua : « Le 5 novembre, sous les décombres, il y avait tout Marseille. Une Comorienne, une jeune Italienne, un étudiant, une mère de famille... Et qu’a fait la mairie ? Le traite-ment de la situation est indigne, les moyens mis en place sont ridicules alors que la catastrophe du logement était annoncée depuis longtemps. Et au-delà de la mairie, la métropole *, le département, la région, l’État, ils sont où ? »

Peu de politiques épargnésLes habitant·es de Noailles n’épargnent pas non plus leur député, Jean-Luc Mélenchon, qu’ils et elles jugent trop absent alors qu’ils et elles ont voté en masse pour lui. « Il n’y a eu à nos côtés que les élus Benoît Payan, du PS, et Jean-Marc Coppola, du PCF, accuse Marie Batoux, du Collectif du 5 novembre, elle-même ancienne délogée. Des res-ponsables politiques se sont comportés comme des criminels, il va falloir que ça change. Parce que tout ceci nous épuise. Et qu’on arrête de nous dire que c’est la faute à la fatalité, qu’ici on est à Marseille et que c’est comme ça. » Avec d’autres, elle a participé à la rédaction d’une charte, qui rappelle aux autorités les droits des personnes délogées et les devoirs des autorités. Pourtant signée par l’État et la Ville (qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien), elle n’est pas appliquée.

À la fin du mois de juillet, Alain Picard, 69 ans, rentre de l’hôpital après avoir subi une anesthésie générale. Lui et sa femme, Véronique, une travailleuse sociale qui accompagne les gens à la rue, sont propriétaires d’un appartement rue Curiol, dans le Ier arrondissement. Leur immeuble est sain, mais un autre dans la rue menace de s’écrouler. Les pom-piers leur donnent vingt minutes pour plier bagage. « On ne savait pas quoi faire,

notre fille nous guidait au téléphone », raconte Véronique. Elle emporte le livre qu’elle est en train de lire, un tableau qu’elle a peint pour sa mère, un cadeau d’anniversaire de mariage. « On nous a dit de prendre de quoi rester quatre-cinq jours à l’hôtel, explique Alain. Ça va faire un mois, et nous n’avons aucune idée de quand nous pourrons rentrer chez nous. Par mon métier dans le social, j’en ai vu des logements indignes ! Je me suis toujours demandé pourquoi on prenait aussi peu soin des biens et des gens ici. Marseille est une ville qui pourrit sur place. »

De leur chambre, face à l’hôpital de la Timone, à quatre stations de métro du Vieux-Port, on aperçoit un grand immeuble habité recouvert sur ses der-niers étages de longues fissures. Il faut être solide pour tenir toute la journée en couple dans la même pièce : certains se sont séparés. Normalement, Alain et Véronique ne se couchent ni ne se lèvent à la même heure. Ils pensent à de petites choses, comme les plantes qui meurent sur leur terrasse interdite d’ac-cès. « J’avais planté des fraisiers. On m’a dit : “Madame, vous devriez cueillir vos fraises maintenant.” » Sa voix tremble. Lui enrage : « Il faut faire des démarches

de dingue. Heureusement, il y a les béné-voles parce que du côté de la mairie, on n’a aucun contact avec personne. »

Parmi les collectifs créés au lende-main de la catastrophe, un a pris plus d’importance que les autres, celui du 5 novembre, auquel appartiennent Martin ou Anissa, 30 ans, animatrice auprès d’enfants. Le 18 novembre, on frappe à sa porte : « Il faut partir, votre immeuble est évacué, vous avez vingt minutes ! » Elle panique. « Vous savez ce que j’ai fait ? J’ai passé un coup d’éponge sur la table ! J’ai emporté quelques photos sur le frigo, mes papiers et puis n’im-porte quoi, comme la télécommande de la télévision... » 10 kilos en cinq mois La jeune femme ne retrouvera son appartement que cinq mois plus tard, au bout d’un interminable séjour, d’abord chez des copains, puis dans une minus-cule chambre d’hôtel qui empestait les égouts. Cinq mois à ne pas pou-voir recevoir d’amis, ni laver son linge, ni cuisiner, à déprimer, à manger des plats préparés et des kebabs, à prendre 10 kilos et à dépenser des fortunes pour se nourrir. « J’ai emprunté trois

fois à mes parents et fini par souscrire un emprunt. »

Plusieurs fois par semaine, le collectif reçoit les personnes délogées dans des cafés ou installe une table au bas de la Canebière, à quelques mètres de la structure officielle chargée d’accueillir les personnes délogées rue Beauvau, sur le Vieux-Port. Ce bâtiment, lui-même dégradé, jouxte un 5-étoiles qui fait face à deux immeubles évacués. Rien d’étonnant dans le centre de Marseille où le luxe se frotte à la misère crasse : les palaces flambant neufs et les taudis, envahis par les rats et les cafards, qui s’effondrent comme ce logement filmé par France 3. « C’est par là que mon fils est tombé, j’ai cru qu’il était mort », explique une dame en montrant son plafond béant. Auparavant, elle avait prévenu les services d’hygiène de la mairie, le syndic, le propriétaire… Mais personne n’a rien fait. Dans le même documen-taire, un fonctionnaire explique qu’il y a eu 2 400 signalements pour logements insalubres à Marseille en 2017. Six cas ont été traités.

Ce matin-là, sur la Canebière, Mohamed et Anne-Marie tiennent la permanence. Lui a déjà aidé des

centaines de familles à se reloger, à ins-taller un frigo, des matelas, des tables, des chaises… Elle, puéricultrice à la retraite, elle a cuisiné dans sa minuscule cuisine cinquante repas chaque midi pour les familles délogées. Un monsieur s’arrête. Il est à six mois de la retraite, une vie de laveur de carreaux. Avant-hier, sa femme et lui ont dû quitter leur logement. Ils dorment chez leur fille. Le lundi suivant, ils viendront au Molotov, un bar à concerts en haut de la rue d’Aubagne, où des bénévoles comme Michelle ou Zania leur indi-queront la marche à suivre. Marion, une enseignante, soupire : « Ça paraît incroyable et irréel que notre logement puisse devenir notre tombeau. »

Des nuits de cauchemars Le monsieur laveur de carreaux est sous le choc : « On croit toujours que ça n’arrive qu’aux autres… Quitter sa mai-son à notre âge ? Ils font de beaux pavés sur la Canebière pour les touristes, mais nos immeubles s’écroulent. » Un autre homme arrive. Il s’appelle Ghalem. « Je veux remercier les gens du collectif. Ils sont admirables. » Il porte un énorme bandage aux doigts et au poignet droit,

dernière séquelle visible du malheur qui l’a frappé. « J’ai entendu un bruit, ça a craqué, j’ai allumé la lumière et le plafond est tombé sur moi. Les pompiers pensaient que j’étais mort. » Ghalem payait 420 euros de loyer pour un taudis dans le centre-ville. Trois mois de coma, un poumon perforé, des broches dans tout le corps, des cauchemars toutes les nuits… « Je suis un mort-vivant. J’essaie de faire croire que ça va, mais à l’intérieur de moi, je suis mort. »

Comme toutes les personnes délo-gées, il a été confronté à la même inca-pacité des autorités à gérer la crise. Les délogé·es ont le droit de laver leur linge gratuitement, mais ne peuvent le faire que dans trois laveries de la ville (Marseille est deux fois et demie plus étendue que Paris), avec l’obligation de réserver au préalable leur tour de machines à laver. Des familles placées à une heure en transports en commun de l’école des enfants, et des parents qui passent la journée à attendre 16 h 30,

faute de temps pour rentrer chez eux et d’argent pour payer les tickets de bus. Des opérateurs Internet qui demandent, pour suspendre les abonnements, de restituer la box restée dans l’apparte-ment fermé par les autorités. Des habi-tations pillées alors qu’elles devaient être protégées. Des propriétaires qui remboursent leur prêt pour un appar-tement démoli. Des Tickets Restaurant donnés puis retirés. Des boxes de stoc-kage pour les affaires personnelles promis mais jamais attribués…

Alain et Véronique ont été évacués fin juillet de leur appartement rue Curiol parce qu’un autre immeuble plus loin dans la rue menaçait de s’écrouler. Alain revenait d’un séjour à l’hôpital.

“Je suis un mort-vivant. J’essaie de faire croire que ça va, mais à l’intérieur de moi, je suis mort”Ghalem

Anne-Marie et Mohamed (tout à droite), bénévoles du Collectif du 5 novembre. Ils ont installé leur permanence sur la Canebière, à deux pas du centre d’accueil municipal pour les délogé·es.

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4746 Causette # 104 Causette # 104

ENQUETE

Julie Meyrand, mère de trois enfants, était en train d’étendre le linge quand on a frappé à sa porte : « Il faut partir, vous avez dix minutes ! » Le mur d’en face menaçait de s’écrouler. « J’ai fait cinq fois le tour des pièces sans rien prendre. » Ils habitaient depuis onze ans dans cet appartement qu’ils avaient acheté, mais pas fini de payer. La famille se retrouve à l’hôtel. Elle y restera cinq mois. Au bout de quinze jours, ils reçoivent une facture pour les deux chambres qu’ils pensaient prises en charge par la Ville : 9 056 euros ! « À la mairie, quelqu’un a dit : “Ah, c’est encore la délogée du 28 cours Lieutaud !” J’ai crié que j’avais un nom, que je ne paierai pas alors que nous n’avions rien fait, que j’étais prête à faire une grève de la faim. On devenait fous, l’assurance et la mairie se renvoyaient la balle, il fallait payer les mensualités de l’appartement… J’ai appelé France 3, j’ai montré la facture. On m’a finalement dit que c’était bon, plus besoin de payer. C’est inhumain ce qu’ils nous font. » Julie a pris des antidépresseurs pour la première fois de sa vie, a été obligée de se mettre en arrêt maladie pour tenir le coup et accomplir le parcours du combattant des formalités administratives.

« Les gens se retrouvent dans un état d’effondrement psychique qui se traduit par beaucoup de colère, explique la psy-chologue Isabelle Bordet, l’une des cinq praticien·nes à soutenir les personnes délogées. Comment ne pas devenir fou ? Quand vous perdez votre toit, que per-sonne ne vous vient réellement en aide au niveau des institutions censées le faire, vous perdez confiance en tout ! Et vous créez des déflagrations intérieures. » Des enfants très affectésAmine est un petit garçon de 5 ans qui parle ukrainien (comme sa mère), arabe (comme son père), italien (ses parents se sont rencontrés en Italie) et français, puisqu’il est né à Marseille. Dans sa chambre, une photo du dernier Noël, fêté dans le hall d’un hôtel. À ses côtés, Mohamed, le bénévole de la Canebière. Avec ses parents, il y est resté des mois. Lui qui n’était jamais malade a perdu 5 kilos en deux mois, a attrapé la scar-latine, la varicelle et des otites à répé-tition. « Il allait chaque jour avec son sac de jouets et son doudou à l’école tellement il avait peur de ne pas pouvoir les retrouver le soir, explique sa mère, Iryna. Il était très nerveux, il pleurait tout le temps. » La

famille a finalement été relogée dans un grand appartement, au terminus d’une des lignes du métro. Il faut près d’une heure pour aller à l’école, Iryna n’ayant pas voulu imposer à son fils un chan-gement d’établissement. Elle aimerait rester dans ce logement social qu’elle garde si propre. « Je ne sais pas ce que sera demain. Rue Saint-Pierre, où nous habitions, les murs étaient gonflés d’hu-midité, l’escalier partait en morceaux. Une partie de la façade s’est détachée, il pleuvait dans l’appartement, j’ai appelé mille fois le propriétaire, un artisan est venu, il a dit : “Comme ça vous pouvez prendre des douches gratuites.” » Elle payait plus de 400 euros par mois pour 20 m²…

Arrivent sur la Canebière, devant la table du collectif, deux autres membres de l’association, Dominique et Jean. Dominique ressemble à Alain Delon. Il a l’air épuisé. « Mon immeuble a été détruit sans qu’on m’ait laissé le temps de reprendre mes affaires. J’y avais trente-cinq ans de ma vie. Tous nos droits sont bafoués. » Jean habitait rue d’Aubagne, il comptait s’installer à Barcelone, mais son appar-tement est désormais invendable. « Ça rend dingue. On n’arrive pas à se faire entendre. Quand le ministre du Logement est venu, il nous a dit : “Vous comprenez, c’est compliqué, c’est Marseille.” Mais putain, t’es ministre ! On est en République ou pas ? Personne ne sait rien, ne décide de rien. » Interrogé par Causette, Julien Denormandie, ministre chargé de la Ville et du Logement, répond : « Je ne lâcherai pas Marseille. J’y suis allé sept fois pour honorer l’engagement que j’ai pris afin de suivre moi-même la prise en charge des sinistrés, mais aussi la rénovation du centre-ville. Il a fallu gérer l’urgence, iden-tifier les bâtiments à sécuriser… » À voix basse, un des conseillers du ministre s’interroge par ailleurs sur les pratiques locales : « On a bien vu que, là-bas, la Ville ne suivait pas, l’argent n’était pas redistribué comme nous l’entendions, les assurances n’avaient pas été contactées. »

À Marseille, les langues se délient.

Un fonctionnaire chargé d’aider les personnes à se reloger s’indigne : « Il y a quelque chose d’éminemment dégueu-lasse dans ce qui se passe dans cette ville. Il fallait une mobilisation exceptionnelle. Or aucun responsable politique n’a pris l’ampleur de la situation. Les gens sont dépossédés de leur vie, de leur toit ! Alors entre collègues, on se pose des questions. Et si tout cela était voulu ? Laisser les appar-tements du centre se dégrader, reloger les gens du côté des quartiers Nord, en dehors de Marseille parfois. Et gentrifier le centre avec des logements plus beaux, plus chers et des habitants, aux yeux de la mairie, plus “intéressants”. » Les habitant·es de Noailles y pensent, telle l’écrivaine Valérie Manteau, prix Renaudot 2018 pour son livre Le Sillon (éd. Le Tipode). Comme tant d’autres (la solidarité a été grande dans le quartier, notamment de la part de certain·es commerçant·es) elle a hébergé des personnes délogées. « Je suis toujours sidérée par l’indécence des dirigeants politiques de cette ville, qui

ont quand même assuré dans un premier temps que si les immeubles s’étaient écrou-lés, c’était la faute de la pluie. Beaucoup pensaient que ce côté destroy faisait partie du charme de la ville. Pour moi, le charme s’est rompu le 5 novembre 2018. » Comme tous et toutes, elle passe souvent devant la banderole où figurent les noms et les visages des huit victimes. L’une se nommait Simona Carpignano, une étu-diante italienne de 24 ans. Elle disait

qu’il y avait chez elle des fissures si grosses qu’elle voyait le soleil se cou-cher à travers. Le sol était si gondolé qu’elle n’arrivait plus à fermer la porte de l’appartement. Elle disait, effrayée : « Les murs, ils s’ouvrent. » Pour la ras-surer, ses ami·es lui répondaient de ne pas s’en faire. Qu’un immeuble, ça ne s’écroule pas comme ça, pas en France. U * La métropole Aix-Marseille-Provence, collectivité territoriale créée le 1er janvier 2016.

Municipales : qui pour succéder à Gaudin ? Jean-Claude Gaudin, élu depuis 1995, ne se représentera pas en mars 2020. Mais qui pour le remplacer ? Martine Vassal (Les Républicains), présidente du département et de la métropole, vient d’annoncer sa candidature. Du côté du Rassemblement national, Stéphane Ravier se tient en embuscade. À la République en marche, plusieurs options : le député des quartiers Nord Saïd Ahamada, le président de la faculté d’Aix-Marseille, Yvon Berland, ou le doyen de la faculté de droit d’Aix-Marseille, Jean-Philippe Agresti. À gauche, les militant·es rêvent d’une liste d’union qui serait menée par le chef de file du Parti socialiste au conseil municipal de Marseille – et fervent opposant à la politique menée par le maire –, Benoît Payan. Pour les personnes délogées, notam-ment le Collectif du 5 novembre, seul ce dernier, ainsi que Jean-Marc Coppola, conseiller muni-cipal, désigné porte-parole du Parti communiste en vue des municipales, ont été présents, au quotidien, à leurs côtés. U A. D.

Julie sur le balcon de son appartement situé cours Lieutaud. Elle a dû batailler et menacer d’entamer une grève de la faim pour ne pas payer la facture d’hôtel où elle a vécu avec ses trois enfants pendant cinq mois. Soit plus de 9 000 euros qui devaient être pris en charge par la Ville.

Amine (5 ans) avec sa mère, Iryna. Avant d’être relogés, mais à une heure de l’école en métro, ils ont connu des mois d’hôtel pendant lesquels Amine a enchaîné scarlatine, varicelle et otites.

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4948 Causette # 104 Causette # 104

SOCIETE’ ’

Passer un week-end low cost à Barcelone, c’est complètement has been. Clairement, la pression du bilan carbone est là. Ça tombe bien ! Grâce à Chilowé, une communauté de microaventuriers créée sur Facebook, le voyage est au bout du TER. Testé et approuvé, courbatures comprises.

Par MARIANNE RIGAUX – Illustration CAMILLE BESSE

Gare de Lyon, 8 heures du matin, un dimanche. Onze personnes – huit femmes et trois hommes – qui ne se connaissent pas ont rendez-vous devant le Transilien direction Montargis. Baskets, pique-nique et sac à dos, nous voilà partis pour une journée de randonnée en région pari-sienne. Le programme com-prend la visite du château de Fontainebleau (Seine-et-Marne) et 25 kilomètres de marche en forêt, avec une pause dans le village de Barbizon. Ce pro-gramme, c’est moi qui l’ai ima-giné et proposé, quelques jours auparavant, dans le groupe Facebook Chilowé Paris. Je vis à Paris depuis neuf ans et, bizarrement, je n’avais jamais pensé à faire des randos de huit heures en forêt le dimanche. Pas l’idée, pas la motiv, pas forcément de bons plans. Et puis je suis tombée sur ce drôle de groupe.

Je l’ai découvert au printemps, au détour d’un article sur les vacances écoresponsables. N’ayant aucune velléité de voyager en long-courrier cet été, et encore moins pour

de Paris voit le jour en novembre 2018 après une cam-pagne de crowdfunding. Son slogan : « Mettre tout le monde dehors ! » Au menu, des dizaines de balades au départ de Paris. Exemple : visiter les châteaux de la Loire, mais en canoë, ou voguer sur la Seine, mais en paddle. Visiblement, la microaventure séduit : la newsletter affiche 20 000 abon-né·es, le guide 7 000 ventes et le groupe Facebook de Paris plus de 3 000 membres. Des communautés sont nées à Lyon, Bordeaux, Nantes, et le site du mouvement propose des microsorties partout en France.

Des motivations diversesJ’ai donc, au cœur du mois d’août, trouvé dix camarades prêt·es à me suivre en forêt. Un ingénieur chez Airbus, une juriste au Louvre, une chimiste, un développeur Web, une étudiante, un start-upeur… Âge moyen : 30 ans. Assez vite, on parle de nos motivations. Pauline, arrivée à Paris depuis deux mois, se dit en manque de nature, elle qui adore le trail. Fleur ne peut pas randonner avec ses amies, pour la plupart enceintes ou jeunes mamans. Margaux voulait rencon-trer de nouvelles personnes. Jeff confie sa fierté de s’être levé tôt un dimanche matin pour marcher. Aurélie et Marion sont les seules habituées de ces sorties : elles ont fait 50 kilomètres à vélo la veille et du kayak le mois précédent. La première, d’origine lilloise, a alourdi son sac à dos d’une bouteille de bière pour assurer l’apéro. La seconde pose la conclusion de ce dimanche : « Personne ne se serait bougé seul·e aujourd’hui. »

À peine remise de mon expérience à Fontainebleau, je propose une autre sortie au groupe, inspirée des bons

plans du guide : découvrir la Seine en stand-up paddle. Trois jours plus tard, je retrouve Alexis, passionné de ce sport et partant pour pagayer 13 kilomètres, dont la moitié à contre-courant avec vent de face. Sur la portion que nous parcourons dans les Yvelines, les berges sont boisées et dépourvues d’habitation. On croise des péniches qui font des vagues et des oiseaux qui font des ronds. Au retour, j’ai l’impression d’être partie très loin, alors que la gare du RER se rejoint en dix minutes à pied. Pendant ce temps-là, un certain Ragondin Frileux raconte dans le groupe comment il a rallié Paris à Meaux en stand-up paddle avec bivouac sur les bords de Marne.

Thibaut Labey jubile : « Voilà, on veut un truc à une heure ou deux de Paris qui soit aussi sexy qu’une semaine de surf au Costa Rica. On veut réhabiliter la proximité : on a visité des

dizaines de pays et on ne connaît pas l’Allier ! Il y a dix ans, le Graal c’était de faire le tour du monde, mais on est en train de sortir de ce fantasme. »

Moi, en l’espace de quinze jours, j’ai aussi parcouru à pied la première étape du chemin de Compostelle au départ de Paris en compagnie d’une enseignante. Roulé à vélo jusqu’à Bobigny via le canal de l’Ourcq. Et listé un tas de trucs pour les prochains mois.

En particulier, ce que la communauté Chilowé appelle les « idées à la con ». Exemple : fin août, Zèbre Farceur et six microaventuriers ont dormi une nuit sur une île de la Seine dans le Val-d’Oise, à vingt-cinq minutes de train de la gare Saint-Lazare. Après avoir débarqué en canoë, ils ont dressé leurs tentes et sorti l’apéro. Juste comme ça, pour le challenge de dormir sous les étoiles en pleine semaine avant de retourner au bureau le matin. U

“On veut un truc à une heure ou deux de Paris qui soit aussi sexy qu’une semaine de surf au Costa Rica”Thibaut Labey

“La microaventure, c’est un palliatif aux grandes expéditions lointaines et chères”Thibaut Labey, cofondateur de Chilowé

L’aventure au coin de la rue

projet de ramollir devant Netflix, j’ai rejoint cette commu-nauté où chacun·e adopte un pseudo d’animal. Me voilà donc Chamois Malin. En plus de mettre en contact des gens qui ne se connaissent pas, Chilowé aide ses membres à organiser des sorties communes à portée de pieds grâce à une newsletter, des idées de balades et un guide.

Derrière cette idée simple, Toucan Loufoque et Castor Fougueux. Thibaut Labey et Ferdinand Martinet pour les non-initiés. « La microaventure, c’est un palliatif aux expéditions lointaines et chères, qu’on ne peut pas réaliser tous les jours. Mais nous n’avons rien inventé », concède Thibaut Labey. Le concept a été formulé par l’aventurier anglais Alastair Humphreys pour désigner des sorties dans la nature courtes, locales, peu coûteuses et rafraîchissantes. Comme le proclame leur manifeste : « On a beau avoir crapahuté un peu partout dans le monde, on n’a rien trouvé de mieux que la France pour vivre des expériences extraordinaires dans la nature. Ça prend moins

de temps, ça coûte moins cher et ça fait moins mal à la planète. »

Tout le monde dehorsAvant d’être le rédacteur en chef de Chilowé, Thibaut Labey a été avocat, a vécu en Nouvelle-Zélande et a parcouru 20 000 kilomètres en tuk-tuk entre le Cambodge et la France.

« Et puis je me suis retrouvé à Paris avec la grosse frustration d’être enfermé à l’intérieur du périphérique et de ne pas savoir où est la nature. » Dans un post Facebook, il liste alors les trois choses qui lui manquent pour sortir de chez lui : « Des idées, des infos pratiques et des gens avec qui partir. » Ferdinand Martinet répond et l’idée de la newsletter émerge. Un recen-sement des sorties commence auprès de la communauté qui grandit et un guide papier pour des escapades autour

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5150 Causette # 104 Causette # 104

REPORTAGE

En République démocratique du Congo,

les patient·es qui n’ont pas les moyens de régler

leurs factures médicales sont retenu·es dans les hôpitaux jusqu’au solde

de tout compte. Causette s’est rendue au chevet de femmes insolvables

cloîtrées dans des maternités de la capitale

parfois jusqu’aux premiers pas de leur enfant.

Par PATRICIA HUON Photos JOHN WELLS pour Causette

Dans une pièce exiguë, sous des mous-tiquaires trouées accrochées au plafond, cinq silhouettes engourdies sont allon-gées sur des lits métalliques. Nelvie Nzuzi, 23 ans, a les cheveux courts, une silhouette fine, le visage fermé. Elle est la seule à ne pas tenir un nourrisson dans les bras. « Il est venu trop tôt », dit-elle, le regard fuyant, teinté de la confusion et du sentiment de culpabilité qui peuvent accompagner une fausse couche. La jeune femme était enceinte de quatre mois lorsqu’elle a perdu du sang. Paniquée, elle s’est rendue dans cette petite maternité de Kimbanseke, un quartier pauvre de Kinshasa, la capi-tale congolaise. Dans une pièce au sol en béton et aux murs sales traversés de fils électriques dénudés, une chaise d’accouchement, recouverte d’un faux cuir troué, aux allures d’instrument de torture médiéval. Il n’y a pas d’eau courante, l’électricité est intermittente. Souvent, les naissances se déroulent à la lumière d’un téléphone portable. Pour Nelvie, cette clinique insalubre était la plus proche de chez elle. Et il y avait urgence.

Kinshasa

Abigaël Tembo, 19 ans, avec sa petite fille dans les bras, a passé six mois en captivité dans un hôpital de Petro-Congo, à Masina, un quartier de Kinshasa. C’est l’intervention d’une association qui lui a permis de sortir.

PATIENTES SÉQUESTRÉES POUR FACTURES IMPAYÉES

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5352 Causette # 104 Causette # 104

REPORTAGE

Cette fausse couche a eu lieu six semaines auparavant. Depuis, la jeune femme attend « de trouver l’argent ». Le curetage qu’elle a subi coûte 85 000 francs congolais (46 euros). Elle ne les a pas. Alors, la maternité la retient prisonnière jusqu’à ce que sa famille parvienne à rassembler la somme nécessaire et à la libérer. Pas de crime, pas de procès, mais une cap-tivité effective. Le lieu où elle a perdu son bébé est devenu sa prison. « Je veux juste rentrer chez moi. Je ne suis pas bien ici », dit-elle. Ses traits se crispent, une larme coule, qu’elle essuie du revers de la main. « Parfois, je sors dans la rue, je m’assieds devant la porte pour prendre l’air. Mais si je m’éloigne un peu, une infirmière me rappelle. »

Sur un lit voisin, une adolescente est là depuis un mois. Grâce Mata a 16 ans. Son petit garçon est né par césarienne. Dans le sillage de sa naissance est venue une facture de 415 400 francs (225 euros). Une fortune. « Mes parents ne peuvent pas payer, ils ne travaillent pas », résume la jeune fille. Grâce n’est pas mariée, per-sonne ne veut assumer la responsabilité de cette grossesse. « Mon père m’apporte à manger. Mais certains jours, il ne vient pas, confie-t-elle. Alors je ne mange pas ou les infirmières partagent leur nourriture avec moi. » Car, évidemment, l’hôpital ne fournit pas les repas aux captifs.

Gratuité des soinsNelvie et Grâce ne sont pas des cas isolés. En République démocratique du Congo (RDC), des milliers de patient·es sont retenu·es de force dans des hôpi-taux, qui refusent de les laisser partir

“Il arrive que des femmes aient des rapports sexuels avec des médecins afin d’obtenir leurs faveurs. C’est la seule monnaie d’échange dont elles disposent”Grâce Mbongi, directrice de la Fondation Grâce Monde

avant qu’ils et elles n’aient payé. « La RDC est l’un des pires pays au monde pour accoucher. Toutes les trente minutes environ, une femme décède en mettant un enfant au monde, affirme Grâce Mbongi, directrice de la Fondation Grâce Monde, une association qui milite pour l’accès à des soins de qualité pour les femmes enceintes. Ensuite, si elles ne peuvent pas payer, elles sont retenues captives. C’est inhumain. Il arrive que des femmes aient des rapports sexuels avec des méde-cins afin d’obtenir leurs faveurs. C’est la seule monnaie d’échange dont elles dis-posent. » Régulièrement, la fondation négocie avec les établissements de santé, règle des dettes pour que certaines puissent recouvrer la liberté, comme à Kimbanseke où, quelques heures après

que nous les avons ren-c o n t r é e s , elle a permis à Nelvie, à Grâce et aux trois autres femmes qui partageaient

leur chambre, de rentrer enfin chez elles. Avec le bouche-à-oreille, les demandes sont de plus en plus nombreuses. « Les sortir de là, c’est une question de dignité, estime Grâce Mbongi. Mais c’est une solution à court terme. Ce pour quoi je me bats, c’est la gratuité de l’accouchement et des soins prénataux. »

Autre quartier, mêmes histoires. Sourire timide, tresses décoiffées, sa petite fille dans les bras, Abigaël Tembo, 19 ans, serre un sac à main rose, orné d’un ourson. Elle a passé six mois en capti-vité dans une clinique de Petro-Congo, à Masina. « J’avais mis 70 000 francs [40 euros, ndlr] de côté pour l’accouche-ment, mais ça ne s’est pas passé comme prévu. Ça a été compliqué, raconte-t-elle. On a dû faire de la chirurgie, on m’a soignée, j’ai eu besoin de médicaments. Puis on m’a dit qu’il fallait payer 1 800 000 francs [envi-ron 980 euros]. » Abigaël est orpheline.

Pour couvrir les frais, sa grand-mère avait même envisagé de vendre une partie du petit terrain où elle vit, le seul bien qu’elle possède. Un sacrifice qui aurait enfoncé encore plus profondément dans la misère une famille qui survit au jour le jour. Le père de l’enfant a disparu. « Sa famille était opposée à notre relation. Quand je suis tombée enceinte, ses parents lui ont dit de me quitter. Mais nous avons continué à nous voir et il m’a rendu visite à l’hôpital après la naissance, explique la jeune maman. Mais quand il a vu la facture, il m’a abandonnée. » La honte s’ajoute à la dette. Abigaël peine à trouver les

mots pour décrire des mois d’angoisse. « J’ai hésité à laisser la petite et à partir, avoue-t-elle. Sans elle, je me disais que je pourrais peut-être passer devant la sécu-rité de l’hôpital. » Pour elle aussi, seule l’intervention d’une association lui a permis de sortir de l’hôpital.

MarchandagesSa cousine, Jenny Tembo, a vécu un drame similaire, devenu presque banal dans les familles pauvres. Pour nous raconter son histoire, elle est revenue

à la clinique dans le quartier de Masina. Assise sur un lit, dans une petite pièce décrépie et sans fenêtre, où elle a passé un mois et demi avec son bébé et sa fille de 3 ans, elle se souvient, d’un ton monocorde : « La petite pouvait aller jouer dehors. Mais moi, je ne sortais pas souvent pour éviter de croiser le docteur. Il me met-tait mal à l’aise, dit-elle à voix basse, le regard fixé sur le sol. Quand j’avais de la visite, il faisait des réflexions en parlant fort, et disait à mes amis qu’ils devaient payer pour moi. » Comme toutes les

patientes interviewées par Causette, elle est convaincue – à tort – que le médecin avait le droit de la garder prisonnière.

La pratique, étrangement, n’est un secret pour personne : le personnel médical, les administrateurs des hôpi-taux en discutent ouvertement. « Le loyer, l’équipement coûtent cher. Je n’ai pas de culpabilité à me faire rémuné-rer pour mon travail, avoue Jérémie Ngangai, le médecin propriétaire de la petite clinique privée qui a détenu Jenny. Si quelqu’un doit offrir une solution,

Nelvie Nzuzi, 23 ans (au centre), a fait une fausse couche. Ne pouvant payer les soins, elle est retenue prisonnière par la maternité de Kimbanseke depuis six semaines. Quant à Grâce Mata (à droite), 16 ans, qui a eu un petit garçon par césarienne, elle est retenue depuis un mois.

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5554 Causette # 104 Causette # 104

REPORTAGE

c’est l’État. Ceux qui viennent ici doivent payer. Sinon, je peux fermer. » Il se sou-vient d’une femme qui a passé un an et demi dans la même chambre sombre et étouffante. Son enfant y a fait ses premiers pas. Mais dans la majorité des cas, précise le médecin : « Nous discutons avec la famille. Ils économisent et nous essayons de trouver un accord. Parfois, ils ne paient qu’une partie de la somme, mais il faut que cela convienne à tout le monde. » Un marchandage digne d’une prise d’otages. Et un vocabulaire carcéral décomplexé. « Je les surveille bien, lâche-t-il en riant. Mais il y en a quand même une l’an dernier qui s’est évadée. »

Les jeunes mères ne sont pas les seules concernées. À l’hôpital général de Kintambo, un établissement de deux mille lits situé dans une com-mune habitée principalement par la classe moyenne kinoise, une quinzaine

de patient·es indigent·es, hommes, femmes et enfants, sont alité·es dans des chambres communes. Bien qu’ils et elles soient en assez bonne santé pour partir, on les maintient en détention, tant que leurs frais de soins ne sont pas acquittés. Un jeune garçon qui a fait une péritonite, un autre para-lysé des jambes après être tombé d’un arbre, une femme qu’une chute à moto

a laissée avec une jambe fracturée… Certain·es sont là depuis quelques semaines, d’autres depuis trois mois. « S’il s’agit d’une urgence, nous ne véri-fions pas leurs finances avant de les soi-gner, dit Apolline Kanyeba, infirmière

chargée du bloc opératoire et des soins intensifs à l’hôpital. Ce serait de la non-assistance à personne en danger. »

Libération contre voteUne fillette de 12 ans, vêtue d’un tee-shirt trop grand, un bandage autour de son mollet gauche, tourne avec ennui les pages d’un carnet de notes oublié par un médecin. Elle tente de les déchiffrer,

pour tuer le temps. « Je suis venue de Brazzaville avec mes parents. J’avais une blessure à la jambe, mais elle s’est infectée, explique-t-elle dans un fran-çais impeccable. Quand ils ont réalisé que cela n’allait pas mieux et qu’il faudrait payer une

somme qu’ils n’avaient pas, ils sont partis. Je pense qu’ils sont rentrés au pays. » Pour qu’elle ne meure pas de faim, sa voisine de lit, une dame de 80 ans blessée dans un accident de voiture, partage avec elle les repas que sa fille lui apporte.

« La situation économique est très diffi-cile, constate le docteur Aimé Tshikalu, gynécologue à la maternité qui fait face à l’hôpital de Kintambo, de l’autre côté de la route. Les familles sont démunies. Parfois, elles abandonnent leurs proches, peut-être en se disant que s’il n’y a per-sonne sur qui faire pression, ils seront relâchés. » Le Dr Tshikalu est l’un des rares à clairement déplorer ce chantage institutionnalisé. « C’est une situation qui n’est agréable pour personne. Quand une patiente est vraiment démunie et n’a aucun proche qui peut l’aider, je tente de pousser pour que le conseil d’adminis-tration accepte de la laisser sortir. Il faut aussi libérer des lits. » Parfois, c’est une ONG, l’église ou un « bienfaiteur » qui intervient. « Un jour, une femme qui fêtait son anniversaire est venue à l’hôpital. C’est ici qu’elle était née et elle voulait faire une bonne action. Elle a fait une donation et réglé les factures de deux patientes, se souvient le Dr Tshikalu. Et pendant les campagnes électorales, des politiciens viennent et “libèrent” des gens, en échange de leur vote. »

Déficits et corruptionLa détention des patient·es les plus vul-nérables résulte de problèmes plus larges que connaît le secteur de la santé dans le pays, rongé par des déficits importants et un financement insuffisant. Les hôpi-taux publics ainsi que de nombreuses petites cliniques privées manquent de personnel médical bien formé, de maté-riel et de médicaments élémentaires. Le président de la RDC, Félix Tshisekedi, élu à l’issue d’un scrutin controversé qui s’est tenu le 30 décembre 2018, a promis de faire de la santé une priorité et de travailler à la mise en place d’une couverture universelle. Mais c’est tout un système défaillant, chapeauté par une administration corrompue, qu’il faudrait remettre à flot et restructu-rer. Les organisations humanitaires internationales présentes dans le pays préfèrent investir dans des programmes spécifiques plutôt que dans un soutien global de ce dernier, qui risquerait de s’avérer un gouffre financier.

« La détention des patients insolvables est une pratique largement répandue dans certains pays, notamment la RDC, le Nigeria, le Cameroun », constate Robert Yates, chercheur pour le think tank britannique Chatham House et coauteur d’un rapport de 2017 très cri-tique sur la question. Peu de données sont disponibles, mais il pense que ce sont probablement des centaines de milliers de personnes qui ont été – et sont encore – victimes de ces pratiques.

Il estime que les donateurs internatio-naux, qui injectent pourtant des mil-lions d’euros dans les pays concernés, ont une responsabilité. « Enfermer des gens contre leur gré et sans condamnation est illégal et une violation grave des droits humains, dit-il. L’Organisation mondiale de la santé, l’Unicef, qui affirme défendre les droits des enfants, pourraient au mini-mum faire une déclaration à ce sujet et condamner la pratique publiquement. Ils ne peuvent pas ne pas être au courant. » U

“Parfois, les familles abandonnent leurs proches, en se disant que s’il n’y a personne sur qui faire pression, ils seront relâchés”Dr Aimé Tshikalu, gynécologue

Jenny Tembo a vécu un mois et demi dans cette pièce d’une clinique de Petro-Congo, dans le quartier de Masina, avec son bébé et sa fille de 3 ans. Elle est convaincue, à tort, que le médecin avait le droit de la garder prisonnière.

La maternité (en haut) du centre de santé de Petro-Congo, dans le quartier de Masina.Grâce Mata (ci-dessus), dans l’encadrement de la porte, s’apprête à quitter l’hôpital avec trois autres femmes qui partageaient sa chambre, grâce à la Fondation Grâce Monde.

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5756 Causette # 104 Causette # 104

DR KPOTE

Dr Kpote Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote intervient depuis une vingtaine d’années dans les lycées et centres d’apprentissage d’Île-de-France comme « animateur de prévention ». Il rencontre des dizaines de jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexualité et les conduites addictives.

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« Les règles, pourquoi ça reste tabou alors que c’est aussi naturel que le nez qui coule ? » Même si Instagram et Internet croulent sous les comptes et les podcasts géni-talement libérés, les espaces de parole IRL 1 sur le sujet restent peu nombreux pour les ados. Cette question et bien d’autres sont pourtant abordées dans l’atelier Graine de femme, « consoro-rité » qui fait figure d’Alien dans un environnement d’ordinaire frileux sur le sujet : les bahuts cathos sous contrat. La fondatrice d’Isha, organisme « d’ins-piration chrétienne », Claire de Saint Lager, a créé ce programme en 2012 pour le patronage du Bon Conseil à Paris 2. Construit sur la base d’une quinzaine de séances, son format a été ensuite adapté aux collèges et lycées.

C’est à l’occasion d’une journée « portes ouvertes » que j’ai ren-contré ces jeunes collégiennes bénéficiaires de ces ateliers et qui se sont présentées crânement comme « un collectif non mixte de réflexion sur la fémi-nité ». En expliquant aux visiteurs et visiteuses comment elles apprenaient à choisir des vêtements qui leur seyaient, à se mettre en valeur avec du maquillage, à sélectionner les bonnes couleurs, elles se sont heurtées à la vindicte de deux professeures qui ont jugé ces injonc-tions à la beauté bien futiles. Au-delà du manque évident de sororité, les ados, très

révélées bien dans leurs peaux, récon-ciliées avec la puberté et en harmonie avec leur environnement. Jeanne m’a expliqué que l’atelier l’accompagnait dans son développement personnel, qu’elle avait plus foi en l’avenir. En ce sens, le pari était gagnant.

J’ai eu envie d’approfondir cette his-toire de non-mixité, tant ce sujet électrise la sphère publique, générant les pires fan-tasmes de « sexisme ou racisme inversé ». J’ai vite repéré que les filles me parlaient plutôt d’« hommes » que de « garçons », l’atelier les préparant à leur future vie d’adulte. Pourtant, elles montraient une légère culpabilité à se retrouver dans un entre-soi genré. « Après on pourra se dévoiler face à eux plus facilement si on l’a déjà fait entre nous », souligna Adèle, comme si tout ce travail d’appropriation du corps ne trouvait sa raison d’être que dans leurs futures relations avec les garçons. « On ne peut pas se construire en tant que femmes sans connaître leur avis », me soufflera même l’une d’elles. Je leur ai rappelé qu’elles passaient la majorité de leur temps en mixité, sous le regard des mecs et qu’une heure, tous

remontées, ont pointé l’ignorance de ces adultes. « Elles ne savent rien de notre pro-blématique d’acceptation de nous-mêmes. Le maquillage, c’est un détail dans le projet. On apprend à se valoriser, à accepter les trans-formations de notre corps pour mieux vivre avec. En plus, stupidement, elles pensent que la non-mixité est une preuve de faiblesse », m’a lâché, à juste titre, l’une d’entre elles.

Pour leur remonter le moral devant le manque d’engouement interne, j’ai proposé de relayer leurs voix. Le jour de notre seconde rencontre, elles étaient

six filles de 14 à 16 ans, hyper motivées, accompagnées par leur CPE adjointe, elle aussi nommée Claire, formée par Isha pour animer ces ateliers. J’avais lu auparavant, sur son site, la « vision » de Claire de Saint Lager : « Notre société valorise principalement des modèles de réussite et d’épanouissement reposant sur les codes du masculin. […] Notre mission est de libérer le féminin et de permettre à chaque femme de retrouver l’unité et de rayonner. »

Honnêtement, je craignais un peu l’enfumage céleste, mais à l’écoute du groupe, j’ai vite capté qu’on jouait plus dans la cour des princesses libérées que dans celle des grenouilles de bénitier. Toutefois, un article de Famille chrétienne sur le projet Graine de femme avait un peu entamé mon enthousiasme : « Oser être femme, c’est aussi ne pas se confor-mer aux diktats qu’impose la société. Sex-symbol, working girl, discours féministes, dictature de la maigreur. » Il y avait là un léger paradoxe à souhaiter « libérer le

féminin » tout en s’inquiétant des discours féministes et des femmes entreprenantes. Soit Isha libérait la femme pour qu’elle papillonne gaiement de sa cuisine à son salon, soit Famille chrétienne avait arrondi les angles et les genres pour soi-gner son lectorat qui défile, le dimanche, en rose et bleu. La seconde hypothèse me paraît

aujourd’hui plus plausible.L’appétence de Claire, la CPE, pour les

questions d’appropriation du corps en non-mixité vient de ses « origines orien-tales » : « J’ai été marquée par ces femmes qui prennent soin les unes des autres au hammam. C’est un vrai espace d’échanges et de liberté autour du corps. » Sans avoir le même vécu, je la rejoins pleinement sur la nécessité de temps non mixtes propices à l’épanouissement de chacun·e.

Les jeunes adolescentes se sont

les quinze jours, sans eux, n’allait pas désaxer l’humanité. D’autant plus que les garçons, eux, ne s’en privaient pas.

Claire a explicité le travail réalisé sur la dépendance affective pour échapper au fameux male gaze (le regard mascu-lin) : « Je suis moi, je réfléchis par moi-même. Rien ne m’oblige à aller dans le sens de l’autre quand il me fait une demande. J’écoute mes émotions. »

C’est le moment que j’ai choisi pour sortir la carte « féminisme » en leur demandant leur avis. « On ne parle pas d’égalité tout de suite. La priorité, c’est qui suis-je et où ai-je ma place pour trouver le juste équilibre », a pondéré Claire, par crainte de s’aventurer sur un terrain jugé trop militant.

« Et vous, les filles, vous êtes féministes ? » ai-je balancé, juste avant la sonnerie de reprise des cours. « Graine de femme m’a donné envie de me battre pour mes droits. Mais pas féministes extrémistes, comme celles qui font du sexisme inversé. » Comme je réclamais des exemples, Dalva a reconnu avoir juste survolé la question sur les réseaux sociaux.

« On stigmatise les féministes comme des

femmes qui ne pensent qu’à taper sur les hommes. Moi, je refuse qu’on pense que la femme soit inférieure. Je veux l’égalité et le respect mutuel », a conclu Linda tout en se levant. Ce type d’atelier pourrait être un bon complément à nos anima-tions. En travaillant sur l’estime de soi, Claire fait pousser de la bonne graine de féministe sans en avoir l’air et, pour l’avenir, c’est plutôt salutaire. U Dr [email protected] et sur Facebook/Twitter

1. In real life.2. Le patronage de la paroisse du Bon Conseil, à Paris, a été créé en 1894 pour donner aux enfants une éducation d’inspiration chrétienne. Il propose des activités sportives, culturelles, des camps de vacances, du scoutisme…

Graines de féministes en terre catho

“Graine de femme m’a donné envie de me battre pour mes droits. Mais pas féministes extrémistes, comme celles qui font du sexisme inversé”

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5958 Causette # 104 Causette # 104

PORTFOLIO

Certains photographes aiment travailler à l’argentique, d’autres affectionnent la lumière naturelle, d’autres encore ne font rien sans filtres… Rory Hamovit a définitivement choisi son style : la dérision. Voire l’autodérision. Et c’est très photogénique. Toutes ses séries en sont imprégnées et celle-ci, intitulée A Man in Love, l’est doublement. C’est à la suite de l’élection à la présidentielle américaine de Donald Trump que Rory Hamovit s’est lancé dans ce projet, une tentative de déconstruction de l’image du vaniteux mâle caucasien et de la façon dont il s’est mis en scène au cours de l’Histoire. Mais c’est aussi un hymne à l’Amour, ici celui de Phil, un homme (caucasien), assistant de Rory, devenu son sujet de prédilection.

Amour, déconstruction, Trump et vanité de la représentation. Tout ça donne un joyeux cocktail, légèrement corrosif. U Isabelle Motrot

A Man in Love, de Rory Hamovit. Roryhamovit.com

ARRÊTEZ-MOI SI JE ME TRUMP…

Photos RORY HAMOVIT

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Causette # 104

Tous les mois, un entretien aussi profond qu’un pédiluve.

Par DORIAN LESCA

L’INTERVIEW PEOPLE

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Après l’interview du mois dernier, chargée en monstre et labyrinthe, j’avais besoin d’un peu plus de confort et de sérénité, c’est donc assez naturel-lement que j’ai pensé à cet énorme bordel orange que les enfants appellent Casimir. Alors autant prévenir tout de suite, l’Île aux enfants, c’est pas le paradis du whisky. C’est pas le paradis de grand-chose d’ailleurs, à part, peut-être, de Michael Jackson.

Causette : Bonjour Casimir, ça fait un petit moment qu’on n’a plus de vos nouvelles. La forme ?Casimir : Écoutez, ça va pas trop mal, j’ai même perdu un peu de poids depuis que j’ai revisité la recette du gloubi- boulga pour la rendre plus healthy.

Plus healthy ? Pas vous, Casimir ! Vous êtes l’un des derniers symboles du repas sans graines, du sucre partout et du sel à volonté… Merde, qu’est-ce qu’on va devenir ?

CasimirCasimir : Eh bien, on va tous deve-nir minces et bien gaulés, on va tous faire du CrossFit et bouffer des pissen-lits et on crèvera à 120 balais tristes comme des assureurs et secs comme des triques.

Excitant comme perspective… Ce pessimisme ambiant ne cacherait-il pas une petite dépression ?Casimir : Une petite ? 90 mg de Prozac par jour, ça vous parle ?

Pas vraiment, la fac de pharma, je l’ai vue de loin, mais j’ose imaginer que c’est un dosage sérieux. Qu’est-ce qui est à l’origine de tout ça ?Casimir : Ah ! si c’était si simple… Ça fait vingt ans que je suis suivi par un véto-psychiatre et on n’a pas l’ombre d’une piste. Enfin si, une : ma mor-phologie, 2 mètres cubes pour 150 kilos. Y a de quoi complexer quand je vois que vous, les humains, vous vous foutez un anneau gastrique pour 300 grammes de cellulite.

Oui, mais, nous, on a une chance de ressembler à quelque chose. Quand même, Casimir, cette couleur… Et puis ce museau avec deux trous là, sérieusement, c’est pas jojo. Ce ne sont pas 50 ou 60 kilos qui vont changer la donne.

Casimir : Ah bon, vous croyez  ?

Je devrais lais-s e r to m b e r les graines de

courge, le goma-sio et reprendre la

bonne vieille recette « alourdie en graisse » du

gloubi-boulga ?

Mais évidemment. Un Casimir de 70 kilos ne serait plus un casimirius [classification scientifique de l’espèce, ndlr. Ils se sont pas foulés…]. Ressaisissez-vous, mon vieux ! Et que pense de tout ça votre sorte de cousin là, « force verte », Hippolyte, je crois ?Casimir : Oh, il est pas du genre à se poser des questions sur le physique.

Oui, j’avais remarqué…Casimir : Non, lui, il est complètement obsédé par la mauvaise répartition des richesses et les inégalités qu’elle engendre.

Sérieusement ?Casimir : Mais non, je déconne, ça aussi il s’en fout complètement. Vous croyez quoi, qu’il lit Jean Ziegler pour s’endormir ? Ha ha ! C’est naïf un jour-naliste. J’vous aime bien au fond. Vous voulez pas rester un peu sur l’île ?

C’est gentil de proposer, même si je sens une légère brise d’ironie dans la proposition… Avant de finir, je voudrais vous poser une question par rapport à la survie de l’espèce, parce que si vous n’êtes que deux, deux mâles, et de la même famille, ça me paraît mal embarqué…Casimir : Déjà on est trois, il y a égale-ment Albéric, mon autre cousin, mais ça ne change pas grand-chose quant à la survie de notre espèce. On va s’éteindre, peinards, sans bruit, comme actuelle-ment une espèce animale ou végétale toutes les vingt minutes.

C’est une belle conclusion, pleine d’espoir comme on les aime. Merci Casimir.Casimir : Avec plaisir. U

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INTÉRIEURFor

pCeci est mon corps • Salade de lardons • Tournez ménages au boulot ! • À poêle et à vapeur • Les choses de la vie

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6766 Causette # 104 Causette # 104

Ceciest mon

corps

La taille est aujourd’hui une des informations non obliga-toires la plus renseignée sur les sites de rencontre, d’après la sociologue du couple Marie Bergström. Sur Meetic, plus de

neuf personnes sur dix (quel que soit le genre) le signalent sponta-nément. Selon les mecs, c’est à la demande des femmes. « Puisque ça a l’air de compter… », peut-on souvent lire à côté de l’étalon

affiché. « J’en avais marre qu’on me le demande à chaque fois », témoigne Rémi, « 1,76 m », selon les premiers mots de son profil Tinder. Sa ville et son métier ne figurent qu’après. U A. V.

Cherche bel étalon

Un Nicolas Sarkozy tout sourire en Une de Paris Match début juillet, posant dans son jardin avec Carla Bruni blottie contre son épaule. Là, juste en dessous. Le visage pas plus haut que l’oreille de son mari. Sauf que… « Carla Bruni : 1,75 m. Nicolas Sarkozy : 1,66 m », tacle un internaute sur Twitter. C’est que monsieur était juché « sur une marche plus haute que son épouse », se défend l’hebdomadaire le lendemain. Mouais. Ce type de magouilles ne datent pas d’hier. Sur les timbres de l’époque de Charles et Lady Di, par exemple, une tête de différence au profit du prince, alors que Diana mesurait la même taille que lui. Et accrochez-vous pour trouver un cliché officiel où les époux sont à égalité.

Malheureusement, cette représentation stéréotypée selon laquelle un homme doit nécessairement être plus grand que la femme qu’il fréquente a la peau dure. Hélène, blondinette normande de 25 ans et 1,72 m, est heureuse en couple. Mais à cause de ses 4 centimètres de plus que Romain 1, son copain, elle aussi truque un peu ses photos. « La plupart du temps, je me baisse. Du coup, j’ai l’air bossue. Sinon, je fais en sorte d’être assise. Ça me gêne de prendre trop de place. » Par peur de détonner, elle a même « failli passer à côté » de son histoire d’amour.

« D’après les enquêtes 2, rapporte la sociologue du couple Marie Bergström, ce sont les femmes qui tiennent particulière-ment à respecter l’écart de taille dans le couple. » Seulement la moitié d’entre elles déclare qu’elles « accepteraient facilement » être avec quelqu’un de 5 centimètres en moins, là où près de quatre hommes sur cinq n’ont pas de souci à sortir avec une femme de 5 centimètres plus grande qu’eux. « Ce n’est pas que les femmes veulent être dominées, précise-t-elle, mais la plupart

se projettent dans un modèle où l’homme désirable est celui qui rassure, émotionnellement, socialement et parfois physiquement. »

Chloé 1, trentenaire aux fossettes dessinées, se dit, elle aussi, « atterrée » par son propre schéma. Mais c’est plus fort qu’elle. Les hommes en dessous de son 1,77 m ? « Ils sont hors jeu. Je n’arrive pas à me sentir attirée. J’ai peur d’être ridicule. » À propos de son époque Tinder (lire encadré), elle raconte : « Si le mec n’indiquait pas sa taille sur son profil, je cherchais des indices ; j’évaluais sa corpulence, je le comparais sur ses photos de groupe… Et au premier rendez-vous, j’appré-hendais de tomber sur un petit et de faire tache. » Avoir l’air gauche ou encombrante, c’est la grande peur qu’évoquent les femmes grandes. Il faut dire qu’on nous a tellement répété de ne pas prendre trop de place. À table, dans la cour de récré, au travail. Alors si en plus c’est visible…

Grand frère rassurant/donzelle en détresseEn France, neuf couples hétéros sur dix se plient à la règle de la différence de taille 2. Selon le sociologue américain Philip Cohen, connu pour avoir dénoncé la supercherie des photos de Diana et Charles dans un Tweet en 2017 : « Comme les gens ont besoin de se prouver qu’ils correspondent bien à la norme de leur genre, ils mettent en valeur cet attribut visible dans leur couple. » Et qui déroge au modèle en bave.

L’expérience de Sylvain Duthu, chanteur du groupe Boulevard des airs, le confirme. Lorsque l’on tape son nom sur Google, « taille » est la première proposition qui appa-raît. Réponse : 1,64 m. Il y a quelques années, il fréquente Caroline 1, 1,80 m. En féministe convaincu, il pense que cela ne posera pas de problème. Erreur. « Je me surprenais à marcher sur le trottoir pour être surélevé et la laisser marcher sur la route. On en rigolait, mais je pense qu’inconsciemment je voulais assurer cette image du mec fort, qui pouvait la protéger. »

On y est ! Le fameux modèle du sauveur, du soldat, du père ou du grand frère rassurant, où l’homme n’est valable que s’il couve une donzelle en détresse. Son miroir : celui de « la fille frêle et douce » auquel aimerait coller Hélène. « Ça ne me plaît pas de dire ça, mais moi quand tu me vois, tu ne te dis pas que Romain me cajole. Mes copines, elles, sont mignonnes et touchantes, car petites. »

Et pourquoi ce ne serait pas à nous de cajoler les hommes et de les protéger, d’abord ? « Mon hypothèse, avance Marie Bergström, c’est que la différence de taille fonctionne comme un rempart contre l’égalité des sexes. Dans un contexte où le statut des femmes s’est amélioré, où elles travaillent et occupent des fonctions de responsabilité, le couple hétérosexuel devient un lieu de réaffirmation des différences entre les sexes, comme un rempart. » Les travaux de l’anthropologue Priscille Touraille – controversés chez les convaincus de l’évolutionnisme, mais adoubés par la grande Françoise Héritier – vont dans le même sens. « En enquêtant sur les Baka du Cameroun, en 2009, j’ai réalisé que les couples où la femme est plus grande font symboliquement peur aux hommes. Je pense que ces couples matérialisent, visuellement, l’idée que la domination masculine est réversible. Pour les hommes baka, cette vision représente un risque que les femmes se pensent en position de dominer la société. À mon avis, ce mécanisme est aussi valable en Occident. » D’ailleurs, les grandes sont souvent sexualisées, associées à l’image du mannequin, et donc considérées comme des spécimens un peu trop puissants. « Quand j’étais avec Caro, se rappelle Sylvain, on me disait “ah, mon salaud”, sous-entendu : “tu te la pètes avec elle”. »

Pour contrer cette image, Hélène et Chloé ont renoncé aux talons. Plus grave, cela a même fait sombrer Hélène dans une période d’anorexie, à 22 ans. « Vu que j’étais plus grande que mon mec verticalement, je voulais me réduire hori-zontalement, explique-t-elle aujourd’hui. Mais Romain est là pour m’engueuler quand j’essaie de me rapetisser. Il me dit : “Fais-toi plus grande encore que tu ne l’es, lève le torse, tu es même plus belle comme ça.” »

Et si nous prenions tous un peu de hauteur sur cette histoire de taille, nous en ressortirions certainement grandis, non ? U 1. Les prénoms ont été modifiés.2. Enquête Épic, Ined-Insee, 2013-2014.

Un compagnon de 1,80 m maqué à une petite fée fragile de 1,60 m. Le cliché

a la vie dure dans les représentations du couple hétéro. Et d’après des études, ce sont les femmes qui tiennent le plus

à cet écart de taille.

Par ALIZÉE VINCENT Illustration MARIE BOISEAU pour Causette

“Mon hypothèse, c’est que la différence de taille fonctionne comme un rempart contre l’égalité des sexes”Marie Bergström, sociologue du couple

C’EST PAS (M)A TAILLE QUI COMPTE

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6968 Causette # 104 Causette # 104

saladede

lardons

1

Une question de môme embarrassante ? Des éléments de réponse à destination

des parents et… de leurs marmots.

Par AURÉLIA BLANC

Chère Causette,Je me demandais qu’est-ce que je peux faire aujourd’hui, alors je me suis dit que j’allais t’écrire pour passer le temps. Est-ce que ça t’arrive à toi aussi de t’ennuyer ? Papa dit qu’avec tous les jeux qu’on a à la maison, je devrais bien trouver quelque chose à faire, et qu’à son époque, les enfants s’amusaient avec trois fois rien. Pfffff… ça m’énerve trop quand il dit ça ! Mais c’est vrai, ça, qu’on s’ennuie plus qu’avant ? Et pourquoi on s’ennuie, d’abord ?

Signé : Lassale Maume

Insondable ennui Ah, l’ennui… quelle plaie ! Tu sais, loin d’être un enfantillage ou un caprice d’enfant roi, ce sujet préoccupe les humains depuis trèèès longtemps. Comme le philosophe grec Sénèque, qui cherchait déjà le moyen de le combattre… il y a deux mille ans. Et même si, depuis, de nombreux·ses intellectuel·les se sont pen-ché·es sur la question, aucun·e n’a encore trouvé de remède miracle. Tout simplement parce que l’ennui, aussi énervant soit-il, fait partie de la condition humaine. « C’est une réalité incontournable que tout le monde connaît à un moment donné », résume ainsi le psychanalyste Jean-Pierre Durif-Varembont dans l’ouvrage Vivre l’ennui. Si tu pensais qu’une fois adulte, on ne s’ennuyait plus… c’est raté !

23Les humains

sont-ils tous désœuvrés ?

Bon, entre nous, il y a quand même une petite exception. « Chez les Papous ou les Jivaros, par exemple, le mot “ennui” n’existe pas. Chez les peuples de chasseurs-cueilleurs, qui vivent au rythme de la nature et des saisons, on peut très bien rester des heures à guetter un gibier », illustre le psychiatre et docteur en neuros-ciences Patrick Lemoine, auteur de S’ennuyer, quel bonheur !. Il explique que « la notion d’ennui est apparue quand l’humanité a commencé à vivre en ville, et vient du décalage entre l’humain et son environnement naturel ». Eh oui ! quand on doit lutter pour se nourrir et survivre, autant te dire qu’on n’a pas vraiment le loisir de se tourner les pouces. Cela étant, les peuples autochtones ne représentent plus que 5 % de la population mondiale. Autrement dit, on est quand même un sacré paquet sur cette planète à connaître les affres de l’ennui.

Sus aux temps morts !

Ce qui est nouveau, en réalité, dans notre société, ce ne sont pas les passages à vide, mais le fait qu’on ne les accepte plus. Et ça, c’est une conception qui nous vient tout droit du modèle protestant anglo-saxon, où l’ennui est l’ennemi à abattre. « C’est le fameux “time is money”, c’est-à-dire que si je ne fais rien, si je m’ennuie, je ne gagne pas d’argent, mon temps ne sert à rien. Et comme nous sommes dans un monde anglo-saxon, cette vision a fait tache d’huile », analyse le Dr Patrick Lemoine. Pas étonnant, donc, que les enfants se retrouvent avec des emplois du temps toujours plus remplis. « Nous sommes dans une société où l’on estime que les “bons parents” doivent sans cesse occuper et proposer des activités créa-tives aux enfants », poursuit le spécialiste. Aujourd’hui, 56 % des petit·es Français·es âgé·es de 6 ans pratiquent une activité extrascolaire (74 % chez les 9-10 ans), dont 22 % tous les jours ou presque. Une façon, estiment 58 % des parents, pour que leur marmot ne « reste pas à la maison sans rien faire ». Maison où, pour s’occuper, les 7-10 ans passent en moyenne trois heures par jour devant la télé, auxquelles s’ajoutent les six heures hebdomadaires consacrées à Internet (pour les 7-12 ans). Avec tout ça, plus beaucoup de place pour les temps morts…

Vive la glandeLe truc, c’est que ça a du bon de tourner en rond. Non seulement parce que ça nous permet de souffler, de réfléchir, mais aussi parce que ça favorise la rêverie, l’imagination et donc l’inventivité. C’est ce qu’ont prouvé plusieurs études scientifiques, dont l’une réalisée en 2013 par deux chercheuses britanniques en psychologie. « Les résultats montrent que les activités ennuyeuses entraînent une créativité accrue », ont-elles conclu à l’issue de leurs tests. Bien sûr, tous les mômes qui s’ennuient ne deviendront pas Einstein pour autant – lequel disait d’ailleurs s’être profondément enquiquiné petit. Mais nombre de professionnel·les s’ac-cordent aujourd’hui à dire que, pour bien grandir, il est essentiel d’avoir des moments de vide. Un enjeu tel que, l’an dernier, les pouvoirs publics wallons (Belgique) ont même lancé une campagne de sensibilisation intitulée « Laissons une petite place à l’ennui ».

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J’SAIS PAS QUOI FAIRE !

Souffrir du rienAlors je te l’accorde, rester les bras croisés n’est pas toujours agréable. Il n’y a qu’à voir cette expé-rience menée en 2014 aux États-Unis, où l’on a demandé à quarante-deux adultes de rester dans une pièce pendant un quart d’heure sans rien faire. Seule distraction : un bouton, qui générait une décharge électrique lorsqu’on appuyait dessus. Ce qu’ont fait près de la moitié des participant·es (67 % des hommes et 25 % des femmes), préférant visiblement la douleur au désœuvrement. Car oui ! la chose peut parfois se révéler insoutenable. « Il y a deux sortes d’ennui : l’ennui normal, accepté. Et puis l’ennui pathologique, improductif et douloureux, qui peut être le symptôme de la dépression », ajoute le Dr Patrick Lemoine. Pour autant, pas de quoi s’inquiéter face à l’éternelle rengaine enfantine « j’sais pas quoi faire ». « Tous les enfants passent par là, rappelle le psychiatre. Évidemment, il ne s’agit pas de laisser un petit gamin s’ennuyer pendant des heures. Mais s’il s’ennuie de temps en temps, ce n’est pas grave. » À déguster avec plaisir, donc… et modération. U

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7170 Causette # 104 Causette # 104

ménagestournez

« À 29 ans, je voulais un enfant, mais je n’avais per-sonne dans ma vie et pas envie de me mettre avec un mec pour de mauvaises raisons. Je savais que tant que je n’aurais pas d’enfant, je ne pourrais pas rencontrer quelqu’un sereinement. De toute façon, je voyais mon bonheur passer par un enfant, pas par un mec. Je me suis lancée dans une PMA en solo et je suis tombée enceinte du premier coup. Après la naissance de ma fille, mon but dans la vie n’était toujours pas de trouver un compagnon. Je prenais mes marques, je gérais le retour au boulot, les horaires de la crèche, les maladies… Je n’excluais rien, mais je ne cherchais pas. Et puis, comme dans les films, ça me tombe dessus alors que je ne m’y attends pas.

Vincent intègre l’entreprise où je travaille, c’est moi qui l’accueille. On accroche, il me fait rire. Il sait très vite que j’ai une fille, lui-même a une nièce qui a deux mois de différence. On se rapproche, il rencontre Emy*, ils s’entendent bien, cela ne lui pose aucun souci. Comme il n’y a pas d’ex dans les parages, pas de papa qui ferait concurrence, c’est finalement plus facile pour lui de s’intégrer. Les choses se font naturellement et rapidement. Et puis il y a ce jour où tout bascule. Emy a 24 mois, ça fait six mois que Vincent a emménagé dans l’appart. En se réveillant d’une sieste, on l’entend appeler “Papa”, alors que jusque-là elle disait “Vivi”. Je vois Vincent se lever sans hésiter une seconde. Jamais je ne lui avais demandé d’adopter ce rôle et je ne lui en aurais pas voulu s’il ne s’était pas levé.

Cinq ans après, pour ma deuxième grossesse, j’ai dû apprendre à faire de la place, contrairement à la première fois où j’avais géré seule. À ce moment-là, Vincent a reconnu Emy et son acte de naissance a été modifié. C’est une petite fille qui pose peu de questions, même en regardant les albums photo de naissance où on voit bien qu’il n’y a pas de papa. Mais quand même, un jour, vers 8 ou 9 ans, elle m’a demandé : “Quand tu as rencontré papa, je n’étais pas née ?” Je ne me voyais pas lui mentir, j’ai saisi l’occasion pour lui expliquer que Vincent n’était pas son père biologique, que j’avais vu des docteurs et que j’avais utilisé la petite graine d’un monsieur pour avoir la chance d’être maman sans attendre un prince charmant. Elle a rigolé en disant que j’avais fait les choses à l’envers, que j’aurais pu être plus patiente ! Maintenant qu’elle connaît son histoire, je la laisse venir avec ses questions. » U * Les prénoms ont été modifiés.

« Lorsque j’ai débarqué à Paris, j’étais en couple avec une fille qui voulait un enfant. Moi, c’était pas ma prio-rité. Et puis je rencontre Magali, qui a “fait un bébé toute seule”. Ça aurait pu me faire peur, mais ça a produit tout l’inverse. Qu’elle ait ce courage, ça m’a bluffé, ça m’a fait l’apprécier encore plus. J’admirais sa démarche, sa détermination, sa personnalité. Moi, je ne connaissais rien à la PMA, le mot n’existait même pas !

Bizarrement, je ne me souviens pas de la première fois où j’ai vu Emy. Je me souviens en revanche du moment précis où elle m’a appelé “Papa”. Je ne cherchais pas à ce qu’elle m’appelle ainsi, je n’avais jamais prononcé ce mot-là devant elle. J’imagine qu’elle l’avait entendu à la crèche et qu’elle devait savoir ce que ça représentait. La scène va très vite. Magali me dit : “Je crois que c’est pour toi.” Dans ma tête, je pense : “Que j’y aille ou pas, il va falloir que j’assume toute ma vie.” À partir de là, elle m’a toujours appelé “Papa”.

Je suis passé, en un an, de jeune garçon célibataire qui vient à la maison tous les soirs à père ayant auto-rité sur enfant. La difficulté a été de trouver la bonne distance, le bon dosage, ça a pris du temps, on a connu des ajustements sur des mois, voire sur des années. Pendant dix-huit mois, elles n’avaient été que toutes les deux, il n’était pas question de m’imposer. Lorsque j’ai reconnu Emy, j’ai tenu à ce qu’elle porte nos deux noms : je ne voulais pas remplacer celui de Magali par le mien, ça aurait éteint sa démarche.

Notre but n’a jamais été de cacher la vérité à Emy. Nous avons été accompagné·es par un pédopsy qui nous a conseillé d’attendre que le sujet vienne d’elle. Le jour où elle a questionné Magali, je me suis dit “tant mieux, au moins c’est fait”. Pour l’instant, elle n’en a jamais parlé avec moi. Je sais qu’un jour je prendrai dans la gueule le fameux “t’es pas mon père”, et là, ça va piquer. À part lui montrer le livret de famille qui indique que je le suis légalement, je ne pourrai rien dire.

Aujourd’hui, nous avons trois enfants, dont deux dits “biologiques”. Je déteste cette expression ! Je ne fais aucune différence. Il y a beaucoup de gens, même proches, qui ignorent qu’Emy n’est pas ma fille biologique. Je ne le crie pas sur tous les toits. Quand je raconte mon histoire, les gens sont scotchés. C’est comme si j’avais fait un acte de bravoure. Mais je ne suis pas un héros, je suis juste tombé amoureux d’une femme qui avait fait un bébé toute seule. » U Si vous aussi, vous souhaitez nous raconter votre histoire de couple, écrivez à [email protected]

Magali42 ans

Vincent37 ans

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MAG

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« Aimer, c’est regarder ensemble dans la même direction. » La maxime est charmante. Mais dans la vraie vie, les destinées

amoureuses sont rarement aussi simples. Chaque mois, Causette donne la parole à un duo sentimental pour comprendre comment les visions

divergentes de chacun·e n’empêchent pas (toujours) le ménage de tourner. Ce mois-ci, Magali et Vincent* racontent leur rencontre

alors que Magali vient de faire un bébé toute seule. Et comment Vincent a été adopté par la fille de Magali.

Par MARIANNE RIGAUX

PAPA ADOPTÉTémoignages

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7372 Causette # 104 Causette # 104

LE GOÛT DE LA TERRE

Chaque mois, on demande à quelqu’un·e pourquoi il ou elle se lève le matin. La réponse en dessins.

Texte et illustrations par CAMILLE BESSE

« L’amour de la terre, il me vient d’une tomate. À 19 ans, un pote m’en a fait goûter une de son potager et m’a dit : “Hé, tu crois pas qu’on peut se faire de l’argent en faisant des trucs comme ça ?” J’ai commencé à cultiver les 4 m2 du jardin de mes parents, et j’ai lâché la fac pour un BPREA 1. »Mais devenir paysan n’est pas si simple : « Quand t’as pas d’attache familiale dans le métier, tu as de grosses lacunes techniques. Un diplôme ne suffit pas. » Et surtout, pour faire pousser des pommes de terre, il en faut de la terre. « À leur retraite, les paysans, avec leurs maigres pensions, revendent leurs terres à la découpe et convertissent une partie de leur installation en foncier. Les surfaces agricoles se font de plus en plus rares, et surtout sont très chères. »

Boulotau !

Guilain Vergé, 34 ans, est paysan maraîcher. Son nom pourrait faire croire à une longue tradition familiale, mais il n’en est rien. Il est né et a grandi en banlieue parisienne. Bien loin des vergers, donc.

Quand Guilain découvre le réseau Amap 2 Île-de-France et son dispositif Les Champs des possibles – une couveuse coopérative permettant de tester l’activité agricole avant de se lancer –, il fait tout pour l’intégrer. « La couveuse, j’ai trouvé ça magique. On te prête la terre, le matériel, ça permet de faire marche arrière si tu te rends compte que ce n’est pas pour toi. »Il restera « couvé » pendant deux ans et demi, le temps de se rassurer.

En 2012, il remporte un appel à projets de la région Île-de-France qui lui loue 10 hectares de terre à convertir en bio à Saulx-les-Chartreux, à 20 km au sud-ouest de Paris. Il y coexploite aujourd’hui une ferme d’accueil, Le Pas de côté, où Paul, aspirant maraîcher, le rejoint. Logiquement, le couvé est devenu tuteur.

Maëla, sa cousine, ancienne « couvée », l’a rejoint en 2014. Elle s’occupe des 245 poules. Ensemble, ils cogèrent la ferme. Avec Paul et l’aide d’un sai-sonnier quatre mois par an, ils assurent la rotation de près de 200 variétés de légumes et aromates qui nourrissent 200 familles, le tout en bio.

Les cultures sont choisies en fonction du sol, et l’assolement 3 est réfléchi pour conserver la ferti-lité, préserver les insectes auxiliaires 4 et minimi-ser l’utilisation de produits chimiques : « Sur les 50 produits autorisés en bio, j’en utilise quatre, et le moins possible. Sortir le pulvé, j’aime pas ça. »

Guilain a créé, avec des collègues, une coopérative de partage de matériel. Les Champs des possibles tente de créer un système d’instal lation en coo-pérative pour donner des droits salariés aux tra-vailleurs agricoles et créer des fermes pérennes et transmissibles hors régime capitalistique.

Ce système idéal fait rêver Guilain. En attendant de le voir fonctionner, il reste indépendant, mais pense créer sa propre coopérative. Ses semaines vont de 25 à 50 heures selon le mois : « Je pourrais

Le Pas de côté vend sa production en Amap. « J’ai pas encore trouvé le point faible. À part si le monde s’écroule et qu’il n’y a plus de bobos ! Ha ha ! Non, nos “amapiens” ne sont pas que des gens aisés. » Et il existe un vrai lien entre les producteurs et leurs clients. « Quand il y a de grosses récoltes, les “amapiens” viennent aider. C’est très sympa. »

Justement, l’un d’eux, Florent, ingénieur en élec-tronique passe sa semaine de vacances comme stagiaire. « Mieux manger, c’est un acte politique, mais surtout, à l’Amap, c’est bio, c’est local et le goût des légumes est vraiment différent. Dans un supermarché bio, c’est pas pareil. Ici, les tomates sont à tomber ! »

1. Brevet professionnel responsable d’exploitation agricole (BPREA). 2. Association pour le maintien d’une agriculture paysanne. 3. Répartition des cultures sur le terrain. 4. Ces insectes « alliés » sont les prédateurs de nombreux autres insectes nuisibles.

bosser plus, mais j’aime pas faire des trucs pas indispensables. » Avec un revenu mensuel net avoisinant les 2 500 euros, cela semble effecti-vement idéal.

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àà

et

vapeurpoêle

Causette # 104

Pour 1 cocktail(mais la sobriété n’étant pas votre principale qualité, vous saurez aisément faire les multiplications)

Calories Vous croyez que ce sont seulement les coquillettes partagées avec votre fils qui ont déformé votre robe Desigual ?

Qu’est-ce qu’on mange ? C’est bien connu, la FAP aura pris soin de préparer une planche apéritive pour ses petits pédés bien contents de s’attabler comme chez Maman.

Parce que votre cuisine est aussi équipée d’un minibar, vous avez déjà : • 5 dl de tequila (qui, à part vous et vos copains immatures resté·es bloqué·es à 25 ans sur le plan festif, boit encore de la tequila à 45 piges ?)• 3 dl de Cointreau• le jus d’un citron vert• 7 dl de jus de cranberry (antioxydant aussi notable que votre appétence pour la fête)• quelques feuilles de menthe• glace pilée• sel de Guérande

Vert et fuchsia comme sa robe Desigual déformée après avoir perdu vingt ans à essayer de rentrer, comme ses amis pédés, dans du 36 ; plus antioxydant que son indispensable anticernes les lendemains de tournée des bars gays, ce cocktail rend hommage à une divinité

majeure du panthéon féministe : la fille à pédés.

Par ÉMILIE BOUVIER – Photo ANNE BOUILLOT

LA TEQUILA FAP

1. Mise dans l’ambiance Certes, vous vivez seule lorsque vous n’avez pas la garde de votre fils, mais inutile de picoler en solitaire en visionnant l’intégrale de Xavier Dolan – que vous connaissez déjà par cœur. Préparez le nombre de cocktails souhaités. Vos convives arrivés, vous n’au-rez plus qu’à décorer les verres, puis à les remplir.

2. Préparation Dans un saladier, mélangez la tequila, le Cointreau, les jus de citron, de cranberry et les feuilles de menthe. Réservez au frais.

3. Pendant ce temps Si le cocktail porte votre nom, il rend aussi hommage à vos chouchous, vos chéris, votre bande de potes dont vous êtes autant l’égérie, la confidente que la Mummy. La femme forte et libérée qu’ils admirent. La figure féminine qu’ils aiment être lorsque ivres, en fin de soirée, ils disparaissent puis réapparaissent, la totalité de votre dressing sur le dos. Invitez-les, puis prévenez aussi votre boyfriend ou votre sexfriend que ce soir vous ne dormez pas chez lui ou que (à 45 ans, revenue des amours imaginaires, détachée des modèles conjugaux hétéronormés) vous débarquerez tard, le maquillage sur les joues, les collants filés.

4. Montage Même si vos potes pédés vous confortent dans l’hyperféminisation avec leur « t’es sublime, ma chérie ! » alors que le sapin de Noël du hall d’accueil du BHV à côté de vous passe ina-perçu, inutile de suraccessoiriser vos verres. Un simple liseré de sel vous rappellera les tequilas PAF que vous tapiez jadis (toujours ?) au Pink quand vos copines de fac, elles, se couchaient tôt pour être à l’heure au premier CM de 8 heures. Frottez le bord du verre avec du citron, puis trempez-le dans le sel. Ajoutez la glace pilée, puis le cocktail et deux feuilles de menthe.

5. DégustationVotre interphone retentit, une flopée de tee-shirts XS sortent de l’ascenseur arborant leur tote bag « Des Fists et des Lettres » et glapis-sant à peine le seuil franchi. Pas de doute, les voilà. Les taches de glitter sur les verres vont pouvoir s’entrechoquer. Et dans l’ivresse et la liesse, la tequila FAP vous fera bientôt oublier que vous auriez peut-être dû baptiser votre cocktail « tequila MAP ». Car, c’est bien connu, la FAP est autant mère que copine. U

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chosesles

de

lavie

Causette # 104

© T.

PAR

KE/M

AGNU

M P

HOTO

S

Je suis prévenue par mes amies, les profs du collège et ma mère : la qua-trième est une classe charnière durant laquelle les bras, les jambes, le nez, les oreilles, les poils et les boutons poussent dans tous les sens ; la voix fait du grand huit et l’ado ses premiers dérapages.

Mais nous sommes prêts. En plus d’une tripotée de cours de natation, danse, musique, aïkido, Fiston reçoit une éducation parfumée aux Françoise (Dolto et Héritier) et quand il nous demande s’il peut aller à sa première soirée chez une fille de sa classe, c’est à l’unanimité que mon compagnon et moi lui donnons la permission. À minuit, nous serons devant chez Amandine avec le carrosse, amuse-toi bien et salue ses parents. Qui ne seront pas là ?

C’est à peine deux heures après son départ que je vois le message d’Aman-dine sur mon téléphone : « Votre fils ne se sent pas bien. »

D’un même bond, son père et moi sautons dans la voiture pour voler à la rescousse de notre bébé qui a dû manger une cacahuète avariée.

Lorsque nous arrivons chez Amandine, la porte est entrouverte et nous péné-trons dans une pièce où de très jeunes zombies déambulent hagards, gobelet à la main, sur une chanson d’Orelsan qui raconte que la fête est finie. J’aperçois Amandine, verdâtre, qui me fait signe de la suivre. Ça sent l’alcool, le tabac et le vomi, je trouve Fiston dans le sien, la tête dans la cuvette des toilettes.

Pendant que mon compagnon pro-digue les premiers secours en hurlant,

je secoue Amandine, qui me raconte : « Quand Victor a allumé une cigarette, Nina, qui est déléguée de la classe, nous a saoulés avec un sermon sur les addic-tions, alors votre fils a parlé d’une certaine Françoise qui dit que “le seul péché est de ne pas se risquer pour vivre son désir” et il a sorti de son sac à dos une bouteille de vodka. Simon en avait une autre et Leïla aussi. C’est elle qui a vomi en premier. Après, il y a eu Anaïs et quand la pièce s’est mise à tourner drôlement vite, j’ai voulu aller vomir, moi aussi, mais votre fils bouchait les toilettes avec sa tête. S’il vous plaît, ne dites rien à ma mère ! »

Je m’empresse de téléphoner à sa maman pour lui expliquer que la soirée de nos petites merveilles s’est trans-formée en beuverie, que son salon ressemble au pont d’un paquebot en pleine tempête et que je dois rapatrier au plus vite mon moussaillon puant et poisseux.

Quand je reviens aux toilettes, mon compagnon a ranimé notre pochtron à grandes claques, je ne lui rappelle pas que la fessée est abolie et nous trans-portons le fruit de nos amours jusqu’à la voiture où il s’étale en bafouillant des mots incompréhensibles juste avant de larguer un jet de bile sur la banquette arrière. Nous rentrons, taiseux, douchons notre champion de biture express, le couchons sur le canapé avec la cuvette. Et c’est au petit matin, après une nuit à chercher la faille de notre si parfaite éducation, que me revient comme un boome-rang la phrase de ma mère tant de fois entendue lors de mon adolescence rebelle : « C’est quand même plus facile d’élever des petits cochons ! » U

Ado + Dolto= vomito

Par CATHY YERLE

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LE QUESTIONNAIRE DE WOOLFLA FOIRFOUILLE DE L’HISTOIRECARTE BLANCHEBDLIVRESMUSIQUESÉRIESCINÉMA THÉÂTRE

CultureINTENSIVE

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78 Causette # 104

Par Un Faux Graphiste

LE GRAND DÉTOURNEMENT

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79Causette # 104

CINÉMA

Waad al-Kateab a filmé le siège d’Alep, sa ville, pendant la guerre civile en Syrie. Racontant au jour le jour, sous les bombes, sa vie de femme et de mère, mais aussi

d’opposante au régime d’al-Assad. Des images saisissantes qui ont nourri Pour Sama, son documentaire primé à Cannes. Explications avec la cinéaste exilée à Londres.

Propos recueillis par ARIANE ALLARD

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Causette : Vous commencez à filmer les manifestations contre le régime de Bachar al-Assad, à Alep en 2011, alors que vous êtes une jeune étudiante. Pourquoi ? Waad al-Kateab : Quand la révolution a commencé, j’étu-diais l’économie, donc rien à voir avec le journalisme, ni même avec le cinéma ! En revanche, je faisais partie des manifestants. J’avais le sentiment de vivre quelque chose de très important et je voulais en garder des traces pour le futur. C’est comme ça que j’ai commencé à faire des images de mes amis, de ce qui se passait dans la rue, etc. Je n’avais aucun projet précis. Aucun plan de carrière ! Ensuite, quand la situation s’est détériorée et que l’état de siège a été ins-tauré à Alep, j’ai senti que je devais continuer à prendre ma caméra. Pour témoigner. Bien sûr, j’avais peur, j’étais même terrifiée. Mais filmer me donnait de la force. Le régime de Bachar al-Assad était en train de tuer les gens. Avec mes images, j’apportais la preuve de ses crimes.

Votre documentaire est parfois très frontal. Vous n’avez pas peur de montrer des images de mort et de destruction…W. al-K. : Quand j’ai pris la décision de monter ces images pour en faire un film, plus tard, avec le réalisateur britannique Edward Watts, j’ai aussi décidé d’être totalement honnête. Avec moi-même et avec ce que je ressentais à l’époque. Avec les gens qui ont vécu cette histoire. Et avec le public qui ne sait rien de la Syrie. Je voulais qu’il comprenne ce que la guerre signifie pour des gens ordinaires comme moi, qui se retrouvent dans un endroit où la mort est partout. Et qui ne peuvent ni se protéger ni protéger leurs enfants. Cela

étant, nous voulions que ces images restent acceptables. Précisément pour que les gens ne détournent pas les yeux. Votre film est d’autant plus fort qu’il épouse la forme d’une lettre adressée à votre fille, Sama, née au milieu du conflit… W. al-K. : En fait, la narration s’articule autour de deux enjeux. On voit une femme, moi, qui devient journaliste en essayant de rendre compte de la guerre qui l’entoure. Et l’on voit une mère, toujours moi, qui veut vivre une vie normale avec sa fille. Il est très difficile de séparer ces deux histoires. C’est la raison pour laquelle, je pense, les spectateurs se sentent aussi impliqués. Rien n’est acadé-mique dans ce film.

Pour Sama adopte le point de vue d’une femme sur l’horreur de la guerre et ça, c’est plutôt rare ! W. al-K. : C’est mon point de vue, mais c’est aussi celui de toutes les mères, et même de tous les civils qui se sont retrouvés piégés dans cette guerre à Alep. Ces gens ont une voix, et cette voix, c’est moi. Je suis fière d’avoir pu leur donner la parole. Comme je suis fière, aussi, d’être devenue une femme indépendante et puissante. C’était un vrai défi. Même aux États-Unis ou en Angleterre, il est difficile pour une femme de réaliser un film. Alors, ima-ginez en Syrie ! U Pour Sama, de Waad al-Kateab et Edward Watts. Sortie le 9 octobre.

Pour SamaFILMER SOUS LES BOMBES

CINÉMA

Waad al-Kateab et son mari Hamza al-Kateab

lors du tournage à Alep.

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80 Causette # 104 Causette # 104

CINÉMA

« Porté par une écriture pleine d’étran-geté, ce roman explore nos liens à ce qui est loin et fantasmé, à ce qui est proche et concret. Entêtant. »

BERNARD BABKINE, MADAME FIGARO

En sélection pour lePrix Médicis étranger 2019

« C’est la plus grande romancière portugaise d’aujourd’hui et son Estuaire ouvre tant d’horizons ! »

VALÉRIE MARIN LA MESLÉE, LE POINT

CINÉMA

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LA FERME DE TOUS LES POSSIBLESCe documentaire devrait, au moins pour quelques semaines, vous empêcher de sombrer du côté obscur de l’écoanxiété. Voici la fabuleuse histoire de John Chester, cameraman pour des documentaires nature, et de son épouse, Molly, cheffe à domicile. Tous deux vivent dans un petit appart à Santa Monica, en Californie. Quand, un beau jour, ils adoptent Todd, un chien qui louche. Problème, le dog présente un léger problème de carence affective et passe ses journées à aboyer dès que le couple s’absente. Les voisins pètent un câble. Il n’en fallait pas plus à John et Molly pour décider de changer de vie et d’acheter 80 hectares de terres au nord de Los Angeles, pour créer, avec l’aide d’Alan York, gourou de la biodynamie malheureusement décédé pendant le tournage, leur ferme écoresponsable.

Fort de son talent de documentariste, John décide de filmer, pendant presque dix ans, cette folle aventure. Du sol dur et

sec de départ aux cultures luxuriantes de l’arrivée. Mais sans tenter de nous la faire à l’envers. Toutes les galères y passent. Les infestations de nuisibles, les attaques de coyotes qui déci-ment les poules, les escargots qui bouffent les citronniers et les feux de forêt qui dévastent tout sur leur passage. Et puis, petit à petit, la faune et la flore qui réapparaissent, les coccinelles qui pointent leurs antennes et font un sort aux pucerons. Puis, arrivent les abeilles, les rapaces et même les lynx. Et, soudain, c’est tout un équilibre qui se remet en place. Une nature qui reprend ses droits. Le tout, avec l’ai-mable voix française de ce cher Cyril Dion. Banco ! U Sarah Gandillot Tout est possible, de John Chester. Sortie le 9 octobre.

UNE LEÇON DE MODESTIESi vous aimez les contes espiègles d’Éric Rohmer, le film de Nicolas Pariser est pour vous ! Alice et le maire met en scène la rencontre déci-sive entre le maire, au bout du rouleau, d’une grande ville française (on reconnaît Lyon) et sa conseillère, jeune et surdiplômée, chargée de lui insuffler de nouvelles idées. L’enjeu philoso-phique de la fable (une petite leçon de modes-tie à l’adresse des édiles…) est certes plus probant que sa tension romanesque. Pour autant, l’ensemble est vif, souvent amusant et brillamment dialogué. Anaïs Demoustier, dans le rôle d’Alice, confirme qu’elle est une actrice très (très) douée et Fabrice Luchini, dans celui du maire, qu’il est génialement rohmérien ! U A. A.

Alice et le maire, de Nicolas Pariser. Sortie le 2 octobre.

UBER TRISTENewcastle, ville anglaise où foot, bière et chômage coulent à flots. C’est ici que vivent Ricky, Abby et leurs deux enfants. Une famille soudée quoique endettée. De celles qui triment dur pour que leurs mômes s’en sortent. De celles, aussi, qui croient que l’amour est plus fort que tout. Sauf que non. Pas toujours. Ken Loach a beau avoir 82 ans, il n’a pas son pareil pour ausculter les dérives de notre société libérale. Son nouveau long-mé-trage, qui dénonce « l’ubérisation » du monde du travail, est poignant. Parce qu’il filme une famille aimante en train de se disloquer. Parce que ses acteur·trices sont confondant·es de naturel. Mais encore, et c’est inhabituel, parce qu’une douceur triste, presque désespérée, enveloppe Sorry We Missed You. U A. A.

Sorry We Missed You, de Ken Loach. Sortie le 23 octobre.

UN MONDE IMPLACABLEFrank est un autodidacte. Un cadre sup dans une grande compagnie de fret maritime qui a consacré toute sa vie au travail. Un homme pragmatique qui s’érige en modèle auprès de ses enfants (gâtés). Jusqu’au jour où il prend une décision, seul et dans l’urgence, qui va lui coûter son poste… Sobre et précise, la mise en place du « héros » de Ceux qui travaillent est à l’image du film tout entier. On y adhère parce qu’on y croit, stimulé par l’interprétation remarquable de densité d’Olivier Gourmet. Petit à petit, pourtant, le film très épuré d’Antoine Russbach se double d’une violence sourde, inquiétante. La crise existentielle de Frank, sur fond de crise des migrants, s’achève sur un épilogue malaisant. On n’est plus seulement dans la chronique sociale, alors, mais dans la fable. Implacable. De celles qui hantent, durablement. U Ariane Allard

Ceux qui travaillent, d’Antoine Russbach. Sortie le 25 septembre.

CHAMBRE AVEC VUEL’usure des sentiments dans un couple ? On est d’accord, le sujet n’est pas nouveau. Pourtant, Christophe Honoré – auteur et cinéaste proli-fique – parvient à le revivifier, ô combien ! Et pas seulement parce qu’ici, c’est la femme qui assume sans complexes ses infidélités, quittant le domi-cile conjugal pour s’installer dans l’hôtel juste en face, tandis que le mari se replie, lui, sagement dans son foyer. Non, si Chambre 212 est une telle merveille de rythme, de fantaisie et d’humour, c’est parce que ce huis clos parvient à mêler passé et présent, mais aussi profondeur et légèreté, en adoptant la forme joueuse d’un vaudeville mâtiné de fantastique. Le charme subtil de Chiara Mastroianni, jubilatoire en croqueuse d’hommes, y est pour beaucoup. Celui de Vincent Lacoste itou. Vous en sorti-rez enchanté·es. U A. A.

Chambre 212, de Christophe Honoré. Sortie le 9 octobre.

John Chester a filmé pendant dix ans la vie à la ferme,

écoresponsable, qu’il partage avec Molly, son épouse.

Frank (Olivier Gourmet), qui a consacré sa vie à son travail, est licencié…

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82 Causette # 104 Causette # 104

CINÉMA GRAND BIENVOUSFASSE !10H / 11H

Retrouvez une fois par mois Isabelle Motrot, directrice de la rédaction de

DE LA PSYCHODU QUOTIDIENDU SOURIRE

ALI REBEIHI

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DEVENIR UN HOMMEIls s’appellent Ayoub, Maxence, José, Yacine, Emmanuel ou Seidou. Chétifs ou costauds, vifs ou nonchalants, ori-ginaires du nord comme du sud de la France, ces ados ont au moins deux points en commun. D’une part, ils suivent tous une filière professionnelle au lycée. Et, d’autre part, ils évoluent tous dans un territoire (banlieue ou zone rurale) où les valeurs patriarcales sont parfois encore puissantes. Précisément, c’est de ça qu’Hélène Milano a voulu parler avec eux. De cette « fabrique du garçon » aujourd’hui, alors que le monde change (un peu) et que leurs corps se trans-forment. En gros, interroge-t-elle, qu’est-ce que « devenir un homme » pour eux ? Réalisatrice opiniâtre, elle reprend le même dispositif que pour Les Roses noires, son documen-taire consacré aux jeunes filles des cités. Témoignages face caméra, auxquels s’ajoutent des plans de coupes sur des paysages ou des scènes au lycée.

Une forme assez conventionnelle. Pourtant, son film gagne en puissance peu à peu. Grâce à Ayoub, Maxence, José, Yacine, Emmanuel ou Seidou ! Intenses, heureux de prendre la parole quoi qu’il en soit, ils se livrent tous avec une sincérité magni-fique, mettant à mal nombre de clichés. Qu’ils évoquent le monde du travail (très incertain), les codes de la virilité (qui leur pèsent autant qu’ils les soudent), les filles (qu’ils envisagent de façon bien plus égalitaire que leurs aînés) ou leurs sentiments (qu’ils recon-naissent devoir masquer), leur finesse n’a d’égale que leur désarroi. Ou leur énergie. Ils en auront besoin face à ce monde mutant ! U Ariane Allard Les Charbons ardents, d’Hélène Milano. Sortie le 23 octobre.

TROUVER SA VOIXKiyoshi Kurosawa est le plus important cinéaste japo-nais en activité. Grand maître du thriller fantastique, célébré pour son sens inouï du cadre et ses atmosphères étrangement inquiétantes, il déroute une fois encore, avec Au bout du monde, un voyage initiatique au féminin. Apparemment très simple…

En à peine deux heures, comme suspendues, on y suit les tribulations de la jeune Yoko, qui, pour les besoins d’une émission populaire de la télé nippone (elle en est la présentatrice), se retrouve au cœur de l’Ouzbékistan. Là même, aux confins de l’Europe et de l’Asie, où elle tente d’attraper un poisson mythologique avec son équipe (exclusivement masculine et peu chaleureuse). Là même où, surtout, elle devra faire face à ses peurs…

Choc des cultures oblige, déconvenues et fuites en avant vont d’abord jalonner sa timide odyssée. Heureusement « boostée » par les paysages grandioses de l’Ouzbékis-tan. Puis par la vraie nature de Yoko, finalement plus duelle qu’il n’y paraît. Car cette brunette farouche rêve, au fond, de chanter ! Le titre du film reprend d’ailleurs un bout de phrase de L’Hymne à l’amour de Piaf… qu’Atsuko Maeda, frêle interprète de Yoko et ex-chanteuse pop elle-même, entonne par deux fois en japo-nais. Deux moments de grâce pure, par-delà les frontières. U Ariane Allard

Au bout du monde, de Kiyoshi Kurosawa. Sortie le 23 octobre.

UNE HÉROÏNE SANS CLICHÉSDéjà remarqué en 2014 pour Hope, un premier film puissant sur une migrante nigériane, Boris Lojkine sonde à nouveau les déchirures de l’Afrique dans Camille. Une fiction qui s’inspire du destin tragique, bien réel, de Camille Lepage, une jeune photojournaliste française assassinée en 2014 en République centrafricaine. Documenté et visuellement très beau, ce long-métrage adopte la forme dynamique d’une quête. Naïve, intime, héroïque. Raccord avec la personnalité vibrante de Camille à laquelle Nina Meurisse, actrice tout en nuances, prête ses traits juvéniles. Il distille aussi une réflexion bienvenue sur les horreurs de la guerre et sur l’image. Comment raconter ? Que montrer ? Camille Lepage s’est forcément posé ces questions. Camille, un film tour à tour dépouillé, lumineux et terrible, y répond. Il a com-plètement raison. U A. A.

Camille, de Boris Lojkine. Sortie le 16 octobre.

EN MODE REBELLESDans certains pays, pas des plus démocrates il est vrai, la mode peut faire figure d’acte de résistance. Surtout quand robes et sequins glorifient le corps des femmes plutôt qu’elles le cachent. Voilà ce que nous rappelle Papicha (« jolie fille » en argot algérien), cela avec une belle énergie. De fait, le premier film de Mounia Meddour chronique la lutte d’une bande de filles qui se retrouvent brutalement confrontées à la pression islamiste dans l’Algérie des années 1990. Elles se rêvent sty-listes : on exige d’elles qu’elles se voilent (notam-ment). D’abord sermonnées, puis menacées, ces joyeuses étudiantes décident alors d’organiser – à leurs risques et périls – un défilé au sein de la fac… En dépit de ses maladresses (le message est parfois manichéen), Papicha est transcendé par la fougue de ses personnages. Une ode à la liberté galvanisante ! U A. A.

Papicha, de Mounia Meddour. Sortie le 9 octobre.

CINÉMA

Un film sur la « fabrique du garçon » à travers les mots de lycéens heureux de prendre la parole.

Le voyage initiatique en Ouzbékistan de Yoko (Atsuko Maeda), présentatrice à la télé japonaise.

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84 Causette # 104

EN REPLAY

À SURVEILLER

Le Village 1 et 2Lussas, petit village d’Ardèche, sa rue unique, ses 1 100 habitants… Ici, contre toute attente, on y crée une télé, on y produit et diffuse du cinéma documentaire (via notamment un festival de renom) comme on y cultive des fruits et fabrique du vin « naturel » (que l’on exporte même à Tokyo). Tout ça avec cœur et détermination. En clair, à Lussas, on tente de vivre chaque jour entre culture et agriculture. En phase avec un monde qui conjugue mon-dialisation, Internet et développement durable. Pas facile… mais possible. C’est ce défi utopique que Claire Simon (Les Bureaux de Dieu, Gare du Nord), cinéaste empathique, a choisi de saisir à tra-vers Le Village, sa nouvelle série documentaire. Deux saisons, soit 20 épisodes de 26 minutes, diffusées en intégralité sur la plateforme Tënk. Elle-même une création « made in Lussas ». CQFD. U A. A.

Le Village, saisons 1 et 2, de Claire Simon. Série de 20 épisodes de 26 min. Sur Tënk, à partir du 11 octobre.

Modern Love 1Vous avez aimé Love Actually ? Modern Love est faite pour vous ! Fondée sur les chroniques de la rubrique du même nom dans le New York Times, et s’inspirant d’histoires vraies, la nouvelle série d’Amazon Prime Video entend bien, elle aussi, explorer l’amour sous toutes ses formes. Qu’il soit romantique, sexuel, platonique et/ou familial. Et ce, à tout âge et dans toutes les situations (rencontre, rupture, etc.). All you need is love ? C’est un peu l’idée, en effet, de cette anthologie sentimentale (les épisodes sont indépendants les uns des autres). Heureusement « boostée » par un casting 5 étoiles. Tina Fey, Anne Hathaway, Andy Garcia, John Slattery (l’un des très chics et très cruels Mad Men) : difficile de ne pas craquer. U A. A.

Modern Love, saison 1. Série de 8 épisodes de 30 min., sur Amazon Prime Video. À partir du 18 octobre. ©

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LE MUST DU MOIS

MythoUn mensonge en son sein

Le mélange des genres a souvent du bon. La preuve avec cette nouvelle série écrite par la romancière Anne Berest et réalisée par le stimulant Fabrice Gobert (Les Revenants, Simon Werner a disparu). Mytho, qui sonde l’archétype de la « desperate house wife » dans la France pavillonnaire, bien trop rectiligne, a la bonne idée d’opter pour une forme com-posite. À la fois légère et inquiétante, familière et culottée, loufoque et comme hantée.

Elvira, personnage moteur de la série, interprété par Marina Hands (délectable en fausse godiche), est mère de trois enfants, bosse à plein temps et son mari la trompe assi-dûment (Mathieu Demy, excellent lui aussi). Au max de la « charge mentale », merci pour elle. Un jour de fatigue ordi-naire, l’aimable quadra décide donc de s’inventer un cancer

du sein… histoire que sa famille fasse enfin attention à elle. Un horrible mensonge qui, bien sûr, va l’emmener très, très loin. C’est dire si ce récit, qui emprunte autant aux codes de la comédie familiale qu’à ceux du thriller, mute et surprend de bout en bout. Distillant même une pointe de terreur.

En fin de compte, cette série joueuse – visuellement très soignée – questionne autant le genre que les stéréo-types. D’ailleurs, l’un des fils d’Elvira est un adolescent transgenre : une figure encore assez rare dans la fiction française. Surtout traité ainsi, c’est-à-dire sans en faire un sujet en soi. U Ariane Allard

Mytho, d’Anne Berest et Fabrice Gobert. Série en 6 épisodes de 45 min. Les jeudis 10 et 17 octobre à 20 h 55 sur Arte. En intégralité sur Arte.tv du 3 au 31 octobre.

SÉRIES

Mathieu Demy (dans le rôle du mari) et

Marina Hands (Elvira).

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LE ROMAN GRAPHIQUE DE LA FIN D’ANNÉE À NE PAS RATER !

UNE VIE DE MOCHEFrançois Bégaudeau, Cécile GuillardDisponible le 2 octobre - 25 €

Le parcours de Guylaine de sa naissance jusqu’à ses 60 ans. Sa pa� icularité : être née moche. Pendant des années elle va ruser à coup de maquillage et de vêtements pour s’arranger avec la réalité. Les défauts s’a� énueront avec le temps. Un récit résolument féministe qui prône l’acceptation de soi.

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Bror Gunnar JanssonFÉMINICIDES BLUES Issu d’une famille de musiciens, Bror Gunnar Jansson est tombé très jeune dans la marmite du blues. Multi-instrumentiste, il se produit en concert en « one-man band », où il joue en même temps de la guitare, de l’harmonica et de la batterie. Dans They Found My Body in a Bag, son quatrième disque, il évoque une série de meurtres commis en Suède, son pays d’origine, et ce moment de bascule où l’âme du meurtrier se fait diabolique. Dans un texte annexe, il explique que toutes ces morts sont l’œuvre d’hommes envers des femmes et que cela doit cesser. Les guitares doivent autant au grunge qu’au blues et donnent un album âpre et électrique qui évoque parfois Tom Waits. U C. K.

They Found My Body in a Bag, de Bror Gunnar Jansson. Éd Miliani.

Allah LasCALIFORNIA DREAMIN’Nourris au son du folk des 70’s et à la culture surf, les Californiens d’Allah Las proposent avec Lahs leur album le plus pop depuis leurs débuts, il y a dix ans. Les habitués du groupe y retrouveront tout ce qui rend leur musique attachante : arrangements psychédéliques, mélodies parfaites, « coolerie » absolue sur fond d’insouciance rêveuse. Comme une carte postale sonore de Los Angeles. Les quatre musiciens ont pris le temps pour mettre en boîte leurs nouvelles chansons, laissant remonter d’autres influences, souvenirs de leurs voyages et tournées à travers le monde. Aussi léger et lumineux qu’un ciel d’été californien. U Christophe Karcher

Lahs, d’Allah Las. Mexican Summer. Sortie le 11 octobre.

Sanseverino MILONGUEROMoins médiatisé qu’à ses débuts, Sanseverino n’en pour-suit pas moins une trajectoire artistique remarquable. Après le jazz manouche, le big band, la country, le bluegrass, le blues rock, il se lance dans le tango avec la même gour-mandise. Ce nouvel album est le fruit d’une rencontre avec Tangomotán, un quartet qui rappelle les origines ouvrières du genre, allant jusqu’à jouer sur scène en bleu de travail. Sanseverino connaissait leur musique et attendait le bon moment pour jouer un jour du tango. Eux rêvaient d’un album avec lui, pourquoi tergiverser ? Après la création de douze chansons, d’abord jouées sur scène, l’enregistre-ment se fait au studio Pigalle, à Paris, et la magie opère. La guitare électrique se mêle aisément au piano, violon, bandonéon et contrebasse auxquels s’ajoute une batterie. Les textes sont toujours aussi foisonnants, malicieux, pleins d’humour, de tendresse et de références éclectiques, à tel point qu’on se demande Maisoùvatilcherchertoutça ? Les histoires de personnages allant d’un facteur à vélo au monstre des Carpates nous embarquent une fois de plus dans l’univers singulier de cet artiste d’excep-tion. U Éric Hauswald

Sanseverino & Tangomotán. Little Big Music.

TRANS/HUMANCE Exposition du 5 oct. 2019 au 9 févr. 2020

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Musée d’art contemporain du Val-de-Marne macval.fr

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LIVRES

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MAUDITS NON-DITS« La mémoire est un acte créatif », écrit Nadia Terranova. Sûrement lectrice de Proust, cette roman-cière italienne nous raconte comment Ida, à 36 ans, doit retourner en Sicile affronter les mystères de son enfance. Et si, malgré son mariage, sa carrière enviable à Rome, rien ne s’était vraiment passé depuis ses 13 ans ? Si l’horloge s’était arrêtée le jour où, à 6 h 16, son père a disparu sans explication ? S’écharpant avec sa mère, qui persiste à ne rien vou-loir lui raconter, cernée par son passé, Ida peut-elle sortir de ses propres fictions pour plonger dans le présent ? Avec une grande finesse psychologique, Nadia Terranova fait éclater les non-dits de la famille, le puissant écho des dialogues muets. Elle nous offre des lignes que l’on voudrait envoyer à nos proches pour tenter de combler cette distance, qu’elle décrit

si bien, entre nous et ceux qui partagent nos vies. U Lauren Malka

Adieu fantômes, de Nadia Terranova. Traduit de l’italien par Romane Lafore. Éd. La Table ronde, coll. Quai Voltaire, 240 pages, 22,40 euros. Sortie le 3 octobre.

TONI MORRISON NOT DEADLe 5 août, Toni Morrison est morte, à l’âge de 88 ans. Prix Nobel de littérature en 1993, l’autrice du Chant de Salomon ou de Beloved était un classique vivant. Elle demeurera à jamais un rêve d’unité, de réconci-liation et une voix radicale quant aux mémoires de l’esclavage ou de la ségrégation. Paru en février aux États-Unis, La Source de l’amour-propre avait été pro-grammé en France avant la sale nouvelle… Ce recueil rassemble une quarantaine d’articles, discours et confé-rences, donnés entre 1976 et 2011. Souvent aussi lyriques que ses fictions, ils permettent de mesurer son engagement constant sur les questions de repré-sentation des Afro-Américains, son féminisme, son souci d’une mondialisation à visage humain, sa soif

d’une culture universelle et éternelle. Et dévoile aussi ses propres réflexions sur son œuvre. U H. A.La Source de l’amour-propre, de Toni Morrison. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Laferrière. Éd. Christian Bourgois, 432 pages, 23 euros. Sortie le 3 octobre.

SINGULIER PLAISIRIl est des domaines universels qui deviennent bien singuliers, lorsqu’on cherche à bien les raconter. Par exemple, l’onanisme. Pour son cinquième roman, Justine Bo a su se libérer des possibles écueils. Juillet 2018, Cerbère, village pyrénéen : les Bleus ont gagné la Coupe

du monde la veille, tout le monde est en joie ce matin. Sauf Nour, 20 ans, qui s’en fout. Employée à mi-temps dans un fast-food, elle profite de toutes ses pauses pour se réfugier dans son bunker, en haut de la corniche. Là, aussi souvent que possible, elle se mas-turbe. Mais quelqu’un a oublié son revolver près du repère de Nour. Elle s’en empare. Quant à Saïd, son père, il ne s’est pas réveillé ce matin. Il ne verra plus aucun matin… Onanisme a plusieurs prises : faux polar, roman social peuplé de portraits bigarrés de gens du cru (et d’associés de Saïd) et envolées autoérotiques des plus baroques. U H. A.

Onanisme, de Justine Bo. Éd. Grasset, 288 pages, 19 euros.

ICI, C’EST PAS PARISC’est un premier roman fondé sur deux chiffres : « 77, c’est le département. Ça se revendique. C’est quelque chose. Plus grand que le 93, même, le 77. On ne dit pas soixante-dix-sept. On dit sept-sept. Comme une salve qui briserait le silence. » Assis sur le banc d’un Abribus, notre narrateur adolescent regarde passer des voitures rutilantes. Ce ballet lui inspire un déchaîne-ment verbal. Joint après joint, il raconte des bribes de vies, évoque des amitiés qu’il croit trahies et invoque parfois l’esprit des lieux. Tout ici est un entre-deux : entre deux pétards, entre la banlieue et la campagne, entre être un « vrai bonhomme » prédateur et macho ou devenir adulte, entre mémoire intime et paysages extérieurs. Avec un flow alternant la lenteur comateuse et les éclairs foudroyants, Marin Fouqué apporte sa touch au roman périurbain français. U Hubert Artus

77, de Marin Fouqué. Éd. Actes Sud, 224 pages, 19 euros.

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ALLO BEAUVAU, C’EST POUR UN ROMANDepuis plusieurs années, David Dufresne, enfant du rock devenu journaliste, fait grand bruit avec ses documentaires télé, ses « webdocs » inte-ractifs (Tarnac, magasin général, en 2012) ou ses articles. Dès les premiers samedis « gilets jaunes », il a entrepris de recenser les témoignages de vic-times de violences policières, avec ses tweets « Allo @Place_Beauvau – c’est pour un signalement ». Dernière Sommation est une autofiction : l’un des protagonistes, Étienne Dardel, est un repor-ter rock qui filme, tweete et interpelle dans ces mêmes rassemblements. Mais Dufresne crée un véritable espace romanesque à ces événements : par des chapitres courts, en multipliant focales et protagonistes (un chef de police parisien, des CRS épuisés, une black bloc, des « gilets jaunes » et… de simples gens), il allie politique-fiction, faits

réels et scènes d’action. Un « docu-roman ». U H. A.

Dernière Sommation, de David Dufresne. Éd. Grasset, 252 pages, 18 euros. Sortie le 2 octobre.

SCANDALE ACADÉMIQUEPrenez un pays nordique de la « meilleure réputation » : égalité hommes-femmes, éthique, modernité… Plantez-y un journaliste français hyper moqueur, et vous avez L’Affaire Nobel. Novembre 2017, en pleine tempête #MeToo, dix-huit femmes accusent un homme puissant, lié à l’Académie suédoise (qui décerne les prix Nobel), de harcèlement sexuel et de viol. Auteur de polars et journaliste, installé à Stockholm depuis plus de vingt-cinq ans, Olivier Truc profite de ce fait divers sidérant pour gratter le vernis de l’une des institutions les plus célèbres et les plus secrètes au monde. Archives, interviews, scandales historiques..., dans un monde très codi-fié, dont il sait pointer les vices et les vertus, ce récit journalistique offre une satire sociale dou-

blée d’une enquête à sus-pense, un véritable Game of Thrones miniature. U L. M.

L’Affaire Nobel, d’Olivier Truc. Éd. Grasset, 320 pages, 19 euros. Sortie le 25 septembre.

DANS L’ABÎME DE NOS VIES ORDINAIRESDans un livre de Lidia Jorge, l’une des grandes plumes de la littérature lusophone, le réalisme cache toujours une dimension irrationnelle et envoûtante. Quand débute Estuaire, Edmundo Galeano rentre d’une mission huma-nitaire à travers le globe, mais il est revenu avec une main estropiée. Dont il se sert, néanmoins, pour écrire… un roman qui explique le monde ! Il ne s’apitoie nullement. Lidia Jorge non plus, qui fait entrer dans le roman plusieurs frères et sœurs Galeano : l’un qui retape des immeubles pour les louer aux clandestins, l’autre qui répare des bateaux pour rien ou encore la sœur dont le fils est fasciné par une baleine, et les autres ensuite. Dans la famille, tout le monde a un peu baissé les bras. C’est aussi pour eux qu’Edmundo écrit. Lidia Jorge raconte avec tendresse ces vies minuscules, devenues majuscules par le lyrisme et la densité littéraire de cet Estuaire. U Hubert Artus Estuaire, de Lidia Jorge. Traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik. Éd. Métailié, 240 pages, 19 euros.

LE ROMAN DE SARRAUTE Nathalie Sarraute affirmait que, lorsqu’elle écrivait, elle n’était « ni homme, ni femme, ni chien ». Qu’elle avait horreur des biographies, car qui aurait pu enfermer dans un livre son iden-tité et son histoire ? Ann Jefferson, professeure de littérature française à Oxford, ose la défier et la raconter. Sa naissance en Russie, son enfance qui ressemble à un roman de Dickens, la découverte tardive de son judaïsme. L’amitié avec Sartre, les relations plus compli-quées avec Beauvoir. Sa défiance vis-à-vis des femmes et de leur obsession à se définir comme telles. À travers les cahiers d’école, les lettres, des allers-retours entre ses écrits et ses déclara-tions, Ann Jefferson débusque les contradictions de Sarraute et livre un portrait sensible, vivant

et nuancé de celle qui, aussi libre qu’un renard, se surnommait elle-même « Petit Fox ». U L. M.

Nathalie Sarraute, d’Ann Jefferson. Éd. Flammarion, 496 pages, 26 euros.

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© 2019 «To the Ends of the Earth» F i lm Partners / UZBEKK I NO

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CES MACHOS DE CROCOS CROQUÉSLe Projet Crocodiles est né en 2013. Il s’agissait d’abord d’un Tumblr qui déroule des histoires de sexisme ordinaire, des récits ano-nymes collectés et mis en images par l’auteur de BD Thomas Mathieu. L’idée explosive, c’est de représenter tous les hommes en crocodiles vert fluo, visqueux et effrayants lorsqu’ils sont prédateurs. Le Tumblr devient un album, qui déclenche quelques polémiques (« Les hommes sont-ils tous des prédateurs en puissance ? »), beaucoup de partages et de prises de conscience. Depuis, le mouvement #MeToo est passé par là, mais, hélas !, la matière première du Projet Crocodiles est toujours aussi foisonnante : d’où ce second album. Thomas Mathieu a voulu s’associer à une autrice, partager avec une femme engagée ce projet qui les concerne. Juliette Boutant a donc par-ticipé à ce tome 2, qui élargit la probléma-tique du harcèlement de rue au sexisme au sein du couple, du milieu professionnel ou du corps médical. Souhaitons qu’il n’y ait pas de tome 3, faute de matière. Il n’est pas interdit de rêver, non ? U I. M.

Les crocodiles sont toujours là, de Juliette Boutant et Thomas Mathieu. Éd. Casterman, 186 pages, 19,50 euros.

TOUCHÉES MAIS PAS COULÉESConnaissez-vous Quentin Zuttion ? Non ? Parce que – on vous le dit comme ça, au passage –, il va désormais falloir compter sur ce jeune auteur, un temps connu sous le pseudo de Monsieur Q. Depuis quelques années, il creuse un chemin d’une salutaire modernité en explorant, avec une grâce sans pareille, les corps invisibilisés et oppressés car hors norme (Chromatopsie), les quêtes identitaires (Appelez-moi Nathan ou Sous le lit) et, cette fois-ci, avec Touchées, la condition féminine. En l’occurrence, les violences dont les femmes sont trop souvent les victimes. Quentin Zuttion met en scène trois femmes meurtries : Lucie, Tamara et Nicole, qui vont parvenir à surmonter leurs traumatismes grâce à un atelier d’escrime thérapeutique. « Décharger la colère, trans-percer la culpabilité, tuer la honte », tel est le programme. Chacune compose comme elle peut. Lucie dort avec un couteau, Nicole

s’isole complètement et Tamara passe sa vie à se mettre en danger. Mais la force du groupe, la sororité et l’apprentissage de ce sport de combat vont les aider à reprendre le dessus. Des personnages puissants, des lumières et des couleurs d’une tendre mélancolie, et un sens du mouvement qui font résolument mouche. U Sarah Gandillot

Touchées, de Quentin Zuttion. Éd. Payot Graphic, 224 pages, 21,80 euros.

STRÖMQUIST A ENCORE FRAPPÉVéritable rock star de la bande dessinée féministe, Liv Strömquist n’en finit plus de déboulonner le patriarcat avec un humour poilant. Après L’Origine du monde (sur la sexualité féminine), Les Sentiments du prince Charles (sur la construction du sentiment amoureux), ou encore I’m Every Woman (sur ces femmes à l’ombre des grands hommes), la bédéiste sué-doise met à nouveau les pieds dans le plat dans La Rose la plus rouge s’épa-nouit. Son point de départ : pourquoi Leonardo DiCaprio, qui ne sort qu’avec des mannequins de 22 ans, sublimes, ne tombe jamais amoureux d’elles. En s’appuyant notamment sur les écrits du philosophe sud-coréen Byung-Chul Han, ou encore sur le passionnant essai de la sociologue Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, elle tente de comprendre pourquoi le sentiment amoureux est de plus en plus rare de nos jours. Est-ce dû au narcissisme extrême de notre ère capitaliste ? À la société de consommation ? Ou au fait que les femmes, pour acquérir du pouvoir vis-à-vis des hommes, ont été obligées de les imiter en fai-sant montre de détachement affectif ? 176 pages aussi intellos qu’hilarantes à savourer bulle après bulle. U S. G.

La Rose la plus rouge s’épanouit, de Liv Strömquist, traduit du suédois par Kirsi Kinnunen. Éd. Rackham/coll. Signe noir, 176 pages, 22 euros.

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PRIX STANISLAS • PRIX PREMIÈRE PLUMESÉLECTIONS : PRIX RENAUDOT • PRIX FEMINA • PRIX DU PREMIER ROMAN

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STAND-UP

GARANTIE D’ORIGINE INCONTRÔLABLE

Métisse, dans un petit village normand tout blanc, c’était pas facile à vivre pour Tahnee. L’au-réole de cheveux crépus, rebelles au peigne et aux bonnets de bain, pas top non plus. Alors, quand elle a compris qu’elle était lesbienne, sa conscience lui a soufflé : « Ché-rie, ça va faire beaucoup… On va garder ça pour nous. » C’est cette aventure qu’elle nous raconte,

celle de la conquête d’une identité, comment assumer son désir pour les femmes, comment supporter les « C’est quoi tes origines, Tahnee ? » ou les « Je peux toucher tes cheveux ? », ou encore les discussions sur l’orientation sexuelle avec les collègues de bureau. Être en marge lui a donné une perspective oblique sur ses contemporain·nes, un sens de l’observation narquois et affûté auquel rien n’échappe. Du plus quotidien (l’épilation, devenue obligatoire en

PAS SON GENRE, L’HEBDOLE VENDREDI 20H / 21H

Retrouvez une fois par mois Isabelle Motrot, directrice de la rédaction de

GIULIA FOÏS

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MODERNE SOLITUDE On avait quitté Panayotis Pascot en 2017, tout jeunot, le cheveu court et la joue glabre. À 19 ans, il avait décidé de quitter Quotidien, l’émis-sion de Yann Barthès, pour se consacrer à ses projets perso. Deux ans plus tard, voici donc le projet, et c’est peu dire qu’il est perso. Presque, son seul en scène, est l’une des meilleures surprises de la rentrée. Pendant une heure, l’humoriste se livre à une introspection d’une maturité assez stupé-fiante. Tout part de ce constat : Pana , comme on le surnomme, n’arrive pas à embrasser les filles qui lui plaisent. Pourquoi ? C’est la question à laquelle il va essayer de répondre. Comment se construire avec une mère qui déballe trop frontalement ce qui la traverse et un père un peu ours, qui explique à ses enfants que, quand on est un homme, il faut tout bien garder à l’inté-rieur ? Et bien on fait des blagues pour mettre la vie à distance et ses émo-tions dans le placard. Jusqu’au jour où l’on fait son chemin tout seul et où l’on devient un jeune homme moderne et déconstruit. Faute d’y parvenir dans sa vie, c’est sur scène que Panayotis se met à nu. Non seulement il n’hésite pas à égrener ses fragilités (quel homme, aujourd’hui, ose rire du fait « qu’il vient parfois trop vite » ?) et à proposer une nou-velle définition du masculin, mais aussi il réussit à nous faire tordre de rire avec une aisance forçant l’admiration. U S. G.

Presque, de Panayotis Pascot, mis en scène par Fary, au Point Virgule, à Paris, jusqu’en décembre, et au théâtre de l’Atelier les 20 et 21 novembre.

seulement deux générations… Calculez, c’est exact !) au plus écolo (grâce à Mark Zuckerberg, si, si), avec même un point philo, aussi inattendu que bien vu, sur la peur qui ronge et isole. On ne vous dit rien de la fin, juste un indice : attendez-vous à kiffer la vibe. U Isabelle Motrot

Tahnee, l’autre. Enfin ! à la Comédie des 3 Bornes, à Paris, jusqu’au 28 janvier 2020.

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LA VOIX DE

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LA FOIRFOUILLE DE L’HISTOIRELA FOIRFOUILLE DE L’HISTOIRE

96 97Causette # 104Causette # 104

On les appelait les « filles fantômes », car elles brillaient dans la nuit. Ces femmes, ouvrières dans des usines de montres au début du

XXe siècle aux États-Unis, ont été irradiées par du radium. Un scandale sanitaire qui a mené celles qui n’en sont pas mortes devant les

tribunaux pour faire reconnaître la responsabilité de leurs employeurs.

Par MANON BOQUEN

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1914-1918. La Première Guerre mondiale fait rage et un objet attise les convoitises de nombreux soldats américains dans les tranchées : les montres phosphorescentes, utiles pour lire l’heure malgré l’obscurité des champs de bataille. « Au sortir de la guerre, un soldat américain sur six possédait une montre lumineuse », note Kate Moore, autrice de l’ouvrage Radium Girls, qui retrace le parcours de ces femmes irradiées. Pour que ces cadrans s’illuminent dans la pénombre, le composant est tout trouvé : le radium. Découvert par Marie et Pierre Curie en 1898, cet élément radioactif, un

million de fois plus puissant que l’uranium, fascine. On dit qu’il rajeunit, donne un meilleur teint et anéantit tumeurs et cancers… « Les entrepreneurs se sont vite engouffrés dans la brèche », abonde Kate Moore, qui a effectué un long voyage aux États-Unis pour réaliser son enquête.

Plusieurs usines américaines décident de fabri-quer et de commercialiser des montres lumines-centes. Les objets nécessitent, pour leur fabrica-tion, une méthode bien spécifique : peindre les chiffres et les aiguilles avec un pinceau imbibé de radium. Pour gagner en justesse, on affine le pinceau en le mettant à la bouche. Et en avalant au passage quelques particules de la substance. Le tout sans protection. Pour réaliser ce tra-vail minutieux, les entreprises embauchent des femmes uniquement, souvent très jeunes et ori-ginaires de la classe ouvrière. « Je soupçonne que c’était davantage dû à la nature délicate et artistique de l’œuvre, supposée mieux convenir à leurs petites mains et à leur souci du détail », indique Kate Moore, consciente de la vision purement stéréotypée des employeurs de l’époque.

Décomposition progressiveMollie Maggia fait partie des recrues. Elle a été embauchée à l’US Radium Corporation à Orange, dans le New Jersey, en 1917. En 1922, la jeune fille commence à présenter de sérieux

symptômes. Ses dents tombent une par une, ses jambes flanchent et elle ne parvient plus à marcher. Lors d’un rendez-vous chez son dentiste, son os maxillaire se détache dans les mains du praticien. Mollie se décompose petit à petit de l’intérieur et ses os brillent dans la nuit. Quelque temps plus tard, toujours en 1922, sa veine jugulaire lâche et elle décède. Elle n’a que 24 ans. C’est la première des ouvrières à suc-comber au radium. D’après des études réalisées quelques décennies plus tard, plusieurs milliers de femmes seront contaminées aux États-Unis et au Canada. Même si, selon Kate Moore, « on ne peut pas dire avec certitude combien exactement, car, à cette époque, les registres d’emploi n’existaient tout simplement pas ».

Pourtant, des études avaient déjà montré la dangerosité du radium. Les hommes en contact avec de grosses quantités de substance ont d’ail-leurs droit, eux, à des équipements « comme des tabliers de plomb et des pinces à pointes d’ivoire ». Ce qui n’empêche pas les contaminations : « En 1906, le décès d’un laborantin dû à des brûlures au radium a été signalé à l’Académie française de méde-cine. » Mais ces signaux d’alerte ne sont pas pris en compte et le diagnostic indiquera que Mollie est morte de la syphilis…

Étude passée sous silenceDe leur côté, les entreprises nient toute res-ponsabilité. Une étude indépendante, réalisée à l’US Radium Corporation, montre pourtant la dangerosité de l’élément radioactif. Le docu-ment sera caché et la firme fera tout pour passer sous silence l’évidence. « Bien que des dizaines de jeunes femmes soient mortes, ce n’est qu’à la mort du premier employé [en 1925] qu’un expert s’intéresse au sujet », s’insurge Kate Moore. Le médecin Harrison Martland comprend enfin les causes de ces décès après une autopsie fine du cadavre de Mollie Maggia.

La même année, cinq ouvrières décident de poursuivre leur employeur en justice. Le procès n’aura lieu que quatre ans plus tard, en 1928, et se soldera par un accord à l’amiable entre les parties. Mais l’affaire fait la Une des journaux internationaux. Une prise de conscience des dan-gers à l’échelle mondiale que même Marie Curie commente, très pessimiste : « Il n’y a absolument

aucun moyen de détruire cette substance une fois qu’elle entre dans le corps humain. »

En 1927, plus d’une cinquantaine de « filles fantômes » avaient déjà succombé aux radiations. Employée d’un fabricant de montres lumineuses dans l’Illinois, Catherine Wolfe Donohue se rend compte, après avoir été embauchée à 19 ans, que les choses ne tournent pas rond : « Mes vêtements suspendus dans un placard sombre émettaient un reflet phosphorescent », raconte-t-elle dans ses écrits. Malgré une énorme tumeur à la hanche, la courageuse ouvrière poursuit son employeur en justice, mais s’affaiblit tellement que son procès est en danger. « Elle a témoigné sur son lit de mort, utilisant ses derniers vestiges d’énergie pour combattre la cause », admire Kate Moore.

Première condamnationUn dernier effort qui ne sera pas vain : en 1938, la commission industrielle de l’Illinois déclara l’em-ployeur responsable de son état de santé, ce qui mena à la prise en compte progressive de la santé des travailleurs et des travailleuses dans le droit américain ainsi qu’à la reconnaissance de l’intoxi-cation au radium comme maladie professionnelle. Reste que la plupart des ouvrières de ces usines sont mortes avant ce jugement. Heureusement, certaines ont survécu. L’une de leurs dernières représentantes, Mae Keane, est décédée à 107 ans, en 2014, après avoir, tout de même, perdu toutes ses dents et développé deux cancers. U

1917 Premières femmes embauchées par l’US Radium Corporation.

12septembre 1922Mort de Mollie Maggia, première fabricante de montres à succomber aux effets du radium.

1928Cinq Radium Girls assignent leur employeur en justice. L’affaire prend une résonance internationale.

1938 Procès remporté par Catherine Wolfe, son employeur déclaré responsable de son état de santé.

28 avril1971Création de l’Occupational Safety and Health Administration, chargée de la prévention de la santé des travailleurs·euses aux États-Unis.

Mars 2014Une des dernières Radium Girls, Mae Keane, décède à l’âge de 107 ans.

1925LES RADIUM GIRLS

RÉCLAMENT JUSTICE

Pour fabriquer leurs montres luminescentes, les usines américaines avaient recours à la main-d’œuvre féminine. Les ouvrières peignaient chiffres et aiguilles avec un pinceau imbibé de radium.

Catherine Wolfe Donohue,

en février 1938. Très affaiblie par

un cancer, elle s’est effondrée la veille

au tribunal. Son employeur sera

le premier à être reconnu responsable de son état de santé.

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LE QUESTIONNAIRE DE WOOLF

J’irai où tu iras, de et avec Géraldine Nakache. Sortie le 2 octobre.

Dans J’irai où tu iras, son nouveau film, Géraldine Nakache retrouve sa comparse et amie de toujours Leïla Bekhti. Elles y jouent deux sœurs qui se sont perdues de vue et vont apprendre à se retrouver.

Propos recueillis par SARAH GANDILLOT

NakacheGéraldine

Causette : Les livres marquants de la « bibliothèque » de vos parents ?Géraldine Nakache : L’encyclopédie médicale en dix-huit volumes et tous les Goncourt que ma mère dévore annuellement depuis toujours.

Les lieux de votre enfance ?G. N. : Les Quatre Temps, une galerie commerciale à La Défense, avec mes copines de l’école et mes parents. Le marché de San Remo avec ma mère au mois d’août.

Avec qui aimeriez-vous entretenir une longue correspondance ?G. N. : Mélanie Georgiades (Diam’s) parce qu’elle ne chante plus et, par conséquent, ne compose plus. Mais j’aimerais tant lire sa prose à nouveau.

Une grande histoire d’amour avec une personne du même sexe ?G. N. : Catherine Deneuve. Parce que c’est elle. Que faites-vous dans vos périodes de dépression ?G. N. : Je fais semblant de danser. Je fais semblant de rire. Je fais sembler de manger.

Que faites-vous dans vos périodes d’excitation ?G. N. : Je danse, je ris et je mange ! Trop par contre. Beaucoup trop. Votre remède contre la folie ?G. N. : Venez passer un week-end chez mes parents. C’est compliqué de devenir fou.

Vous créez votre maison d’édition. Qui publiez-vous ?G. N. : Ma fille ! Elle a à peine 3 ans et, hier, je lui ai demandé de lever la tête pour voir les étoiles. Elle m’a répondu : « C’est pas des étoiles, c’est des yeux. » CQFD. Vous tenez salon. Qui invitez-vous ?G. N. : Qui veut vient. Je suis une immense curieuse. Le secret d’un couple qui fonctionne ?G. N. : Ne pas se juger ? S’accompagner ?… Je vous dirais ça d’ici quarante ans…

Si vous aviez une seule question à poser à Freud ?G. N. : L’œdipe, vraiment, c’est pour tout le monde ? Tout le monde ? Nooooon... LA chose indispensable à votre liberté ?G. N. : DIRE. Et pour toujours. Le deuil dont vous ne vous remettrez jamais ?G. N. : Il y en a tant. Que trouve-t-on de particulier dans votre « chambre à vous » ?G. N. : Pas mal de doudous qui traînent. À quoi reconnaît-on un ami ?G. N. : À ses larmes de joie quand il m’arrive une chouette nouvelle.

Qu’est-ce qui occupe vos pensées « nuit et jour » ?G. N. : Mes chers et chères qui ne sont plus.

Vous démarrez un journal intime. Quelle en est la première phrase ?G. N. : « Bonjour. Ça va, toi ? » U

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99Causette # 104

CARTE BLANCHE

La Journée internationale du coming out (11 octobre), vue par Amina Bouajila.

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