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7 La Météorologie - n° 97 - mai 2017 Dans le monde… Asuma : un raid scientifique pour documenter la zone côtière de l’Antarctique Le bilan de masse de surface des grandes calottes, c’est-à-dire le bilan comptable entre apports (précipitation, dépôt de neige par le vent, givre) et pertes (fonte, sublimation, érosion de la neige par le vent) de masse d’eau en surface des calottes, réagit en permanence aux variations du climat. Selon les estimations actuelles, l’augmentation de l’accumulation de neige en surface de l’Antarctique prévue pour la fin du XXI e siècle (15 % environ) représentera une compensation de l’élévation du niveau des mers d’environ 5 cm (voire 15 cm d’ici à 2200). Cette évolution prend en compte les conséquences de l’augmentation de l’humidité atmosphérique en réponse au réchauffement climatique, mais prend mal en considération les changements potentiels de circulation atmosphérique au-dessus de l’océan Austral et le long des côtes qui bordent l’Antarctique. Pourtant, en raison des variations attendues du gradient de pression entre moyennes et hautes latitudes, des déplacements du rail des dépressions sont prévus dans l’hémisphère Sud au cours du prochain siècle. C’est d’ailleurs déjà le cas, et des effets devraient déjà se faire sentir sur le bilan de masse de surface de l’Antarctique de l’Est. Certes, le bilan de masse de surface de cette partie du continent ne semble pas avoir connu de tendance notable au cours des dernières décennies, mais cette conclusion est facilement remise en doute en raison du manque de données de terrain de long terme, tout particulièrement dans la zone côtière de cette partie du continent. Le 1 er décembre 2016, le raid scientifique Asuma ( improving the Accuracy of the Surface Mass balance of Antarctica) quittait la base de Cap Prud’homme en Antarctique, à quelques kilomètres de la base française de Dumont-d’Urville, en direction du centre du continent (figure 1). À bord de quatre tracteurs à chenilles et d’une dameuse, cinq scientifiques de l’Institut des géosciences de l’environnement (IGE) étaient épaulés par trois mécaniciens de l’Institut polaire Paul- Émile-Victor (Ipev) et un médecin. Pendant un peu plus d’un mois, ils ont parcouru 1 371 km sur la calotte polaire pour contribuer à améliorer la connaissance du continent antarctique et mieux évaluer les variations spatiotemporelles de son bilan de masse de surface et relier ces variations à d’éventuels changements de circulation dans la région. Le raid Asuma s’est principalement déroulé dans la zone de transition entre la côte et le plateau antarctique (figure 2). Les variations spatiales du bilan de masse de surface ont été évaluées par des mesures réalisées à l’aide d’un radar de surface (Ground Penetrating Radar ), effectuées en continu sur les 1 371 km du raid, mais aussi sur 470 km de transects complémentaires. Afin de comprendre les variations observées et de les Échos Figure 2. Trajectoire du raid Asuma : a) localisation ; b) trajet sur la partie côtière de la Terre-Adélie. Figure 1. Ensemble des tracteurs et caravanes constituant le convoi du raid Asuma.

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7La Météorologie - n° 97 - mai 2017

Dans le monde…

Asuma : un raid scientifique pour documenterla zone côtière de l’Antarctique

Le bilan de masse de surface desgrandes calottes, c’est-à-dire le bilancomptable entre apports (précipitation,dépôt de neige par le vent, givre) etpertes (fonte, sublimation, érosion de laneige par le vent) de masse d’eau ensurface des calottes, réagit enpermanence aux variations du climat.Selon les estimations actuelles,l’augmentation de l’accumulation deneige en surface de l’Antarctique prévuepour la f in du XXIe siècle (15 %environ) représentera une compensationde l’élévation du niveau des mersd’environ 5 cm (voire 15 cm d’ici à2200). Cette évolution prend en compteles conséquences de l’augmentation del’humidité atmosphérique en réponse auréchauffement climatique, mais prendmal en considération les changementspotentiels de circulation atmosphériqueau-dessus de l’océan Austral et le longdes côtes qui bordent l’Antarctique.Pourtant, en raison des variationsattendues du gradient de pression entremoyennes et hautes latitudes, desdéplacements du rail des dépressionssont prévus dans l’hémisphère Sud aucours du prochain siècle. C’est d’ailleursdéjà le cas, et des effets devraient déjà sefaire sentir sur le bilan de masse desurface de l’Antarctique de l’Est. Certes,le bilan de masse de surface de cettepartie du continent ne semble pas avoirconnu de tendance notable au cours desdernières décennies, mais cetteconclusion est facilement remise endoute en raison du manque de donnéesde terrain de long terme, toutparticulièrement dans la zone côtière decette partie du continent.

Le 1er décembre 2016, le raidscientif ique Asuma (improving theAccuracy of the Surface Mass balance ofAntarctica) quittait la base de CapPrud’homme en Antarctique, à quelqueskilomètres de la base française deDumont-d’Urville, en direction ducentre du continent (figure 1). À bord dequatre tracteurs à chenilles et d’unedameuse, cinq scientifiques de l’Institutdes géosciences de l’environnement(IGE) étaient épaulés par troismécaniciens de l’Institut polaire Paul-Émile-Victor (Ipev) et un médecin.Pendant un peu plus d’un mois, ilsont parcouru 1 371 km sur la calottepolaire pour contribuer à améliorer laconnaissance du continent antarctique

et mieux évaluer les variationsspatiotemporelles de son bilan de massede surface et relier ces variations àd’éventuels changements de circulationdans la région.

Le raid Asuma s’est principalementdéroulé dans la zone de transition entrela côte et le plateau antarctique(figure 2). Les variations spatiales dubilan de masse de surface ont étéévaluées par des mesures réalisées àl’aide d’un radar de surface (GroundPenetrating Radar), effectuées encontinu sur les 1 371 km du raid, maisaussi sur 470 km de transectscomplémentaires. Afin de comprendreles variations observées et de les

Écho

s

Figure 2. Trajectoire du raid Asuma : a) localisation ; b) trajet sur la partie côtière de la Terre-Adélie.

Figure 1. Ensemble des tracteurs et caravanes constituant le convoi du raid Asuma.

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interpoler à l’aide des mesuressatellitaires, des analyses de la rugositéde surface, de l’albédo et des propriétésphysiques de la neige (surfacespécifique, taille des grains, dureté,densité, etc.) ont été effectuéespratiquement tous les 40 km. Lesvariations météorologiques localesindispensables à l’interprétationde ces données physiques ontainsi été analysées grâce à deuxstations météorologiques permanentes(figure 3) installées à l’intérieur ducontinent pour analyser la turbulence(prof il de vent et de température,flux de neige transporté par levent), le bilan d’énergie de surface(rayonnement, albédo multi-bandes) etles caractéristiques thermiques dans lenévé (grappes de température). Cesuivi a été complété par l’installationde deux stations météorologiquescomplémentaires en zone côtière,munies de capteurs de mesuresd’albédo multi-bandes, permettantd’analyser le métamorphisme et leschangements de taille de grain dans larégion côtière, marquée par de la fonteen surface. Mieux évaluer la fonte etses rétroactions sur l’albédo de la neigeest en effet crucial dans le cadre del’étude du réchauffement climatique.

Le suivi des variations spatiotemporellesde la rugosité de surface constituait undes points forts de ce raid. Ce focusparticulier a été porté en raison de sonimpact sur les mesures altimétriquesradar, mais aussi sur le bilan d’énergie desurface (albédo de surface, fluxturbulents). La réalisation de mesures derugosité par scans lasers (lidar monté

sur une des caravanes du raid)et par une approche de typestéréophotogrammétrie multi-vues (surun mât) a ainsi permis de caractériser larugosité en plus de vingt sites différents.

Enf in, pour analyser l’évolutionde temporelle du bilan de massede surface, en conséquence deschangements d’origine des massesd’air, vingt-cinq carottes de glace ontété collectées (f igure 4) tous les50 km environ af in d’analyser lecontenu de la glace en aérosols eten isotopes de l’eau. Ces carottesseront analysées pour rechercherl’occurrence d’éventuels changementsde circulation atmosphérique enTerre-Adélie. Pour ce faire, il seraindispensable de savoir retracerl’origine des masses d’air à partir dessignaux enregistrés dans les carottesextraites. Étape préalable à cettecompréhension, les signaux enregistrés

dans la glace doivent ainsi être reliésaux compositions isotopique etchimique des masses d’air au-dessus dela zone d’étude. C’est pourquoi,simultanément au raid, un instrumentde spectroscopie laser a été déployépour la première fois sur la base côtièrede Dumont-d’Urville en Antarctique.Cet instrument a permis de mesurer encontinu la composition isotopique de lavapeur d’eau pendant 40 jours(figure 5) et d’identifier clairement unfort cycle diurne (amplitude en δ18O de5 ‰) qui n’est pas observé dans lesenregistrements effectués sur d’autressites côtiers en région polaire. Lespériodes de forte précipitation neigeusesont aussi clairement enregistrées danscette série de mesures.

En parallèle aux mesures decomposition isotopique à la basede Dumont-d’Urville, des f iltresd’aérosols ont été prélevés toutes les

Figure 4. Préparation du carottier pour les mesuresde surface.

Figure 5. De haut en bas : variations de température (°C), d’humidité (ppm), de δ18O dans la vapeuret de D-excess (excès en deutérium, dans la vapeur) à la station météorologique de Météo-France deDumont-d’Urville lors de la saison 2016-2017.

Figure 3. Station météorologique permanente installée 400 km à l’intérieur du continent.

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4 heures. Le but est de combiner lesvaleurs de composition isotopique et decomposition chimique avec une analysedes rétrotrajectoires atmosphériques afinde caractériser l’origine des masses d’airau-dessus de Dumont-d’Urville, enparticulier de documenter les arrivéesd’air marin en lien avec les conditionsmétéorologiques. Le lien avec l’étenduede glace de mer (absence de débâcle lorsde l’été austral 2016-2017) sera aussiexploré.

Le raid a aussi revisité des sites célèbrescomme le site de Charcot, lieu dupremier hivernage français sur lecontinent effectué par Claude Lorius,Roland Schlich et Jacques Dubois. Lesétapes de cette aventure ont été partagéesà distance avec des écoles maternelles,collèges et lycées par le biais d’un blog etd’un concours de parrainage des carottesforées sur le terrain (https://asumablog.wordpress. com).

Le bilan du raid Asuma est très positifavec la réalisation de plus de 90 % desobjectifs initiaux. Néanmoins, effectuerdes mesures et des carottages au cœur de

l’Antarctique reste un challenge, commele rappellent certaines mésaventures lorsdu raid. La zone étudiée présente unetempérature moyenne de l’ordre de–45 °C et le névé devient rapidementdifficile à forer en profondeur avec uncarottier adapté aux forages sur lesglaciers de montagne de températuresplus clémentes. Les blocages ducarottier, par deux fois, nous ont ainsicontraint à limiter la profondeur de nosforages. L’analyse des données acquisessera maintenant effectuée à l’IGE, maisaussi dans les laboratoires partenaires, auLaboratoire des sciences du climat et del’environnement (LSCE) et auLaboratoire d’études en géophysique etocéanographie spatiales (Legos), avec enligne de mire le prochain raid qui seraeffectuée entre Dôme C et le pôle Sud en2018-2019 (projetANR – EAIIST).

RemerciementsLe raid Asuma est un programmesoutenu par l’ANR (Agence nationale dela recherche) et l’Ipev (InstitutPaul-Émile-Victor). Les opérations

scientifiques ont bénéficié d’équipements(carottiers, caravanes laboratoireséquipées) spécifiquement acquis pour laréalisation de raids scientif iquesdans le cadre de l’Equipex Climcor(paleoCLIMatic CORing: highresolution and innovations). La réussitede ce raid est aussi le résultat del’implication des autres membres duprogramme : Fif i Adodo, JulienBeaumet, Sentia Goursaud, GillesDelaygue, Michel Fily, Hubert Gallée,Gerhard Krinner, Olivier Magand,Bénédicte Minster, Anaïs Orsi, FrédéricPrié, Frédérique Rémy et Joël Savarino.

Vincent Favier1, LaurentArnaud1,Bruno Jourdain1,

Emmanuel Le Meur1,Ghislain Picard1, Camille Bréant2,

Amaelle Landais2, Michel Legrand1,Valérie Masson-Delmotte2,

Susanne Preunkert11. Institut des géosciences de l’environnement,CNRS / IRD / Université de Grenoble-Alpes

(UGA) / Grenoble Institut nationalpolytechnique (INP), Grenoble

2. Laboratoire des sciences du climatet de l’environnement (LSCE),

CEA / CNRS / UVSQ, Gif-sur-Yvette

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En France…

Philippe Ciais, médaillé d’argent du CNRS

Le CNRS a décernéune médaille d’argentà Philippe Ciais,chercheur CEA auLaboratoire dessciences du climat etde l’environnement

(LSCE) depuis 1994. Les travaux dePhilippe Ciais portent sur de nombreuxaspects du cycle du carbone et du rôledes écosystèmes continentaux dans lesystème climatique. Le caractèrefondateur de ces travaux et leur influencedans la discipline sont largementreconnus en France et à l’étranger.

Au début de sa carrière, Philippe Ciais amontré comment les isotopes 13C et 18Odu CO2 atmosphérique pouvaient êtreutilisés pour contraindre les fluxde carbone continentaux. Il a ainsimis en évidence l’existence d’unpuits important de carbone dansl’hémisphère Nord dû à la végétation.Philippe a ensuite largement contribué àconforter et à développer ces techniques

d’inversion pour contraindre les puitset les sources de CO2, qu’ils soientd’origine anthropique ou naturelle. Il apar exemple montré avec ses collèguesdu LSCE que la variabilitéinterannuelle du taux de croissance duCO2 atmosphérique était due à labiosphère continentale des régionstropicales, alors que celle du CH4atmosphérique était due aux zoneshumides. Philippe a pris part auxpremières simulations climatiquescouplant l’évolution du climat et cellede la biosphère, qui ont permisd’alerter sur la diminution des puitsnaturels continentaux de carbone dansun climat plus chaud. Il a aussi aidé àinclure une représentation plus réalistede l’agriculture et des écosystèmesgérés dans les modèles globaux et misen évidence leur importance dans lesbilans de carbone. Ses travaux sepoursuivent avec la prise en comptedes cycles biogéochimiques de l’azoteet du phosphore qui interagissent aveccelui du carbone.

Par ailleurs, Philippe a piloté ledéveloppement d’un réseau desurveillance des gaz à effet de serre enFrance, qui est devenu une composanteclé du Système intégré d’observationdu carbone (Integrated CarbonObservation System ou Icos1) dont il acoordonné la phase préparatoire enEurope. Il a été codirecteur du GlobalCarbon Project2 à l’origine du GlobalCarbon Atlas3 et auteur principal du 5e

rapport d’évaluation du Groupeintergouvernemental d’experts surl’évolution du climat (Giec).

Cette médaille récompense donc unecarrière qui, loin d’être finie, est déjàextrêmement riche !

Olivier BoucherInstitut Pierre-Simon Laplace

1. www.icos-ri.eu2. www.globalcarbonproject.org3. www.globalcarbonatlas.org

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