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savoir/agir 11 Dossier José Luis Moreno Pestaña Philosophe, université de Cadix Les conditions sociales de la démocratie assembléiste 1 Un mouvement partiel mais pluriel L’apparition du 15M a d’abord suscité un grand intérêt. Selon les calculs, entre 2,2 et 7,4 millions de personnes ont participé aux activités du mouvement 15M. 2 Les assemblées organisées un peut partout sont devenues un centre d’atten- tion collectif qui a attiré bon nombre de curieux, souvent prestigieux : acteurs, intellectuels, nationalement et interna- tionalement connus, personnalités du monde de la culture et de la politique, etc. Les premiers jours, le mouvement a non seulement fait apparaître de nouveaux activistes, mais il a aussi fait réapparaître d’anciens cadres politiques éloignés de la vie publique. Les assemblées sont ainsi devenues un espace de rencontre hétérogène socialement et culturellement. À des partici- pants d’origine sociale élevée, se sont mêlés d’autres, d’ori- gine ouvrière, qui sont également intervenus dans les débats culturels et politiques. À la fin du mois de mai 2011, une commission sur les modèles de démocratie, qui devait pré- parer un débat ouvert au cours d’une assemblée, rassemblait ainsi un ouvrier, une étudiante en droit, un professeur du secondaire et un professeur d’université. L’exposé du jeune ouvrier, préparé à partir des informations de Wikipedia, a soulevé des critiques qu’il a rejetées avec tranquillité et avec le sourire : « Je suis venu ici pour me cultiver. Je parle de ce que je connais. Donne-moi quelque chose de mieux et je le lirai ». Ses interventions invitaient à considérer de manière réaliste les modèles de démocratie proposés. Ainsi, évoquait- il, au cours de la discussion sur les processus de rotation et de tirage au sort dans la démocratie athénienne, la difficulté de gérer, avec ce genre de procédés, les communautés de voi- sins à cause, entre autres, de l’individualisme régnant et du manque de compétence pour la gestion des affaires courantes. 1. Cet article – résumé d’un travail plus long non publié – s’appuie sur une étude ethnographique (observation participante, commencée dès le premier jour et qui se poursuit). L’enquête a eu lieu dans deux villes : dans la première durant les 15 premiers jours du mouvement, dans la deuxième, depuis le 1er juin 2011 jusqu’à aujourd’hui. Dans deux autres villes, nous avons mené des entretiens permanents avec des participants sur la logique des assemblées. On a également utilisé des données issues de deux enquêtes du Centro de Investigaciones Sociológicas: Barómetro CIS juin 2011 (figures 1 et 2) et Barómetro post- electoral Elecciones generales 2011 (figure 3). 2. Voir le blog http:// www.ciencia-explicada. com/2011/10/analisis- estadistico-del- movimiento-15m.html, consulté le 12 septembre 2012. 10,9% de la population enquêtée a participé selon le sondage de juin 2012 du CIS.

SA22 Les conditions sociales de la démocratie assembléiste

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L’apparition du 15M a d’abord suscité un grand intérêt. Selon les calculs, entre 2,2 et 7,4 millions de personnes ont participé aux activités du mouvement 15M. Les assemblées organisées un peut partout sont devenues un centre d’attention collectif qui a attiré bon nombre de curieux, souvent prestigieux : acteurs, intellectuels, nationalement et internationalement connus, personnalités du monde de la...

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  • savoir/agir 11

    Dossier

    Jos Luis Moreno PestaaPhilosophe, universit de Cadix

    Les conditions sociales de la dmocratie assembliste1

    Un mouvement partiel mais pluriel

    Lapparition du 15M a dabord suscit un grand intrt. Selon les calculs, entre 2,2 et 7,4 millions de personnes ont particip aux activits du mouvement 15M.2 Les assembles organises un peut partout sont devenues un centre datten-tion collectif qui a attir bon nombre de curieux, souvent prestigieux : acteurs, intellectuels, nationalement et interna-tionalement connus, personnalits du monde de la culture et de la politique, etc. Les premiers jours, le mouvement a non seulement fait apparatre de nouveaux activistes, mais il a aussi fait rapparatre danciens cadres politiques loigns de la vie publique.

    Les assembles sont ainsi devenues un espace de rencontre htrogne socialement et culturellement. des partici-pants dorigine sociale leve, se sont mls dautres, dori-gine ouvrire, qui sont galement intervenus dans les dbats culturels et politiques. la fin du mois de mai 2011, une commission sur les modles de dmocratie, qui devait pr-parer un dbat ouvert au cours dune assemble, rassemblait ainsi un ouvrier, une tudiante en droit, un professeur du secondaire et un professeur duniversit. Lexpos du jeune ouvrier, prpar partir des informations de Wikipedia, a soulev des critiques quil a rejetes avec tranquillit et avec le sourire : Je suis venu ici pour me cultiver. Je parle de ce que je connais. Donne-moi quelque chose de mieux et je le lirai . Ses interventions invitaient considrer de manire raliste les modles de dmocratie proposs. Ainsi, voquait-il, au cours de la discussion sur les processus de rotation et de tirage au sort dans la dmocratie athnienne, la difficult de grer, avec ce genre de procds, les communauts de voi-sins cause, entre autres, de lindividualisme rgnant et du manque de comptence pour la gestion des affaires courantes.

    1. Cet article rsum dun travail plus long non publi sappuie sur une tude ethnographique (observation participante, commence ds le premier jour et qui se poursuit). Lenqute a eu lieu dans deux villes : dans la premire durant les 15 premiers jours du mouvement, dans la deuxime, depuis le 1er juin 2011 jusqu aujourdhui. Dans deux autres villes, nous avons men des entretiens permanents avec des participants sur la logique des assembles. On a galement utilis des donnes issues de deux enqutes du Centro de Investigaciones Sociolgicas: Barmetro CIS juin 2011 (figures 1 et 2) et Barmetro post-electoral Elecciones generales 2011 (figure 3).

    2. Voir le blog http://www.ciencia-explicada.com/2011/10/analisis-estadistico-del-movimiento-15m.html, consult le 12 septembre 2012. 10,9% de la population enqute a particip selon le sondage de juin 2012 du CIS.

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    3. 70% de la classe moyenne/leve avaient suivi le mouvement avec beaucoup dintrt ou avec intrt contre 46,6 des ouvriers qualifis et 40,1% des ouvriers non qualifis.

    Dans une autre ville, ce fut un jeune fonctionnaire qui voyait un trsor dans lexistence de dbats et dassembles, mme sil avouait ne pas comprendre tout ce qui tait dit et ne pas souscrire tout ce quil entendait. Un autre ouvrier au ch-mage, particulirement actif dans toutes les actions cultu-relles du mouvement, racontait avec fiert ses amis avoir prsent et modr un dbat sur la rforme de la Constitu-tion. Par ailleurs, il savrait quun niveau culturel plus lev nimplique pas toujours plus de ressources utiles : un ing-nieur et un mannequin, qui participaient avec un employ public et un professeur une autre commission de formation, reconnaissaient ainsi ne pas savoir ce qutait un syndicat...

    Le sondage du Le sondage de juin du Centro de Investiga-ciones Sociolgicas (CIS) montre que la sympathie lgard du mouvement tait grande parmi les catgories douvriers qui affirmaient avoir suivi le mouvement avec intrt. La rponse la question pose sur son avenir, qui peut tre considre comme un indicateur dune possible participa-tion, montre la confiance des ouvriers non qualifis et plus encore celle des employs, dpassant celle des directeurs et des professionnels3. Mme si, comme le montre la figure 1, les catgories qui se montrent les plus optimistes lgard de lavenir des assembles du 15M sont les techniciens et les cadres moyens, les tudiants et les chmeurs (les premiers ont a priori plus de capital culturel et, dans le cas des tu-diants, ils ont plus de temps libre). Dans la figure 2, on voit que cette confiance augmente paralllement au capital cultu-rel bien que les diffrences ne soient pas normes.

    Figure 1

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    Analyse secondaire des donnes du baromtre CIS juin 2011. Les rponses correspondent ceux qui manifestaient au moins un peu dintrt. De la premire catgorie jusqu la dernire (Direc-teurs et professionnels jusqu non classifiables) les pourcentages de Aucun intrt taient les suivants: 14,4%, 6,6%, 18,6%, 50%, 15,8%, 23,6% (ouvriers qualifis), 16,5% (ouvriers non qualifis), 33,8%, 19,7%, 16,8%, 29,4%, 11,1%.

    Figure 2

    Analyse secondaire partir du baromtre CIS juin 2011. Les pourcentages de Aucun intrt , non compris dans la ques-tion, taient : 45,9% (Sans tudes), 28,4% (Primaire), Secondaire (14,8%), FP (14,5%), Moyennes universitaires (7,8%), Suprieures (8,4%), Ne rpondent pas (33,3%).

    Quelle conception avons-nous dune assemble? Quelle est la diffrence entre une assemble et une mobilisation?

    Le mouvement a pratiqu diffrents modes daction col-lective. Laction dite micro ouvert permet lexpression des participants. Les interventions peuvent se succder sans connexion, leur seul objectif est de manifester des tats desprit, des ides, etc. Des dbats peuvent, bien sr, dcou-ler des interventions, mme si ce ntait pas lobjectif ini-tial. L agora tait un lieu de discussion intellectuelle o lexpression se limitait au thme abord et o on ne prenait pas de dcisions. En dfinitive, une assemble est un espace

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    4. Arendt, Hannah (1993): La condicin humana, Barcelona, Paids.

    rgul par lordre du jour et dont mergent des accords col-lectifs qui peuvent toucher des questions politiques ou orga-nisationnelles diverses.

    Aprs la manifestation du 15 octobre, qui fut un norme succs dassistance, une assemble a commenc dbattre de limpossibilit de dpasser le chiffre de 20 participants (au mois de juin 2011, ils taient plus de 100). La personne qui a lanc lide un des rfrents de cette assemble na pas hsit rendre public son pessimisme. Au-dessous dun certain seuil, il semble que les participants naient plus le sentiment dtre dans des assembles populaires mais dans des groupes affinitaires plus ou moins politiques. Quelle en est la raison ? Les runions ont cess dtre socialement et politiquement htrognes et commencent sarticuler autour dun petit groupe de participants. Au-dessous dun certain seuil, les participants ne se considrent pas comme une assemble. On retrouve le mme sentiment au-dessus dun certain seuil car il nest pas facile de parler face des assembles trs nombreuses. Rares sont ceux qui peuvent le faire : les discours doivent tre brefs et donnent limpression dun dbat schmatique et contrl par un nombre limit de participants. Le recours aux applaudissements et aux accla-mations ne correspond pas au mode dexpression propre au mouvement, fond sur lide de civiliser lespace de discussion par des signes daccord et de dsaccord le moins agressifs possibles (mouvement des mains copi sur le lan-gage des sourds) et par le contrle du temps pour permettre le plus grand nombre possible dinterventions. En outre, et cest fondamental, une assemble suppose une prsence par-tage et une continuit. Selon Hannah Arendt4, une partici-pation politique qui ne fait pas de promesses est impossible : la promesse minimum est que la discussion continuera et quelle aura des effets qui concerneront tout le monde. Ainsi, une employe (40 ans, sans socialisation politique pralable) dcrit les gens violents, avec lesquels il est impossible de cohabiter dans le mouvement, comme ceux qui quittent les assembles lorsquon ne leur donne pas raison . Cette femme, qui participe encore aujourdhui au mouvement, se dfinit comme ntant ni de gauche, ni de droite , mais elle dfinit bien la condition de la politique dmocratique dans les assembles. Les comportements insupportables se caractrisent, dit-elle, par leur agressivit verbale et ges-tuelle et par une manire verticale dagir et par une relation utilitaire avec le mouvement. Non seulement ceux qui ont ce genre de comportement quittent les assembles et font ce

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    qui leur chante , mais, lorsque cela les intresse, ils font partie du 15 M et, lorsque cela ne leur convient pas, ils sen loignent et ne se rclament plus du mouvement .

    Un des traits antipolitiques , par dfinition, est, selon elle, la transformation du dsaccord en insultes et en suspi-cion. Elle tait, en fait, harcele par les rseaux sociaux et recevait constamment des sanctions dans les interactions en face face. Pour ceux qui ont une vision techniciste de la politique consciente ou non, peu importe , intervenir politiquement est une action technique : il sagit de choisir les moyens efficaces pour les bons objectifs. Ceux qui ne sont pas daccord sont nafs ou, pire, ce sont des tratres. Laccusation de trahison ou le soupon dtre un infiltr (de la police, des partis politiques, des syndicats) fonction-nent selon la logique suivante : tant donn que, dans le pass, quelquun a adopt une position qui a dclench un certain tat de choses, ceux qui, aujourdhui, adoptent des positions similaires, conduisent au mme objectif. Mais, on ignore ainsi que laction humaine est irrversible et que les effets imprvus ne peuvent pas tre corrigs.

    La politique et le malentendu comme conditions de cohabitation

    Devenu un centre dintrt mdiatique et ayant capt une grande sympathie, le mouvement est apparu comme un vnement important et ceux qui y assistaient ont partag limpression de faire lhistoire . La conviction de pouvoir fonder la politique sur de nouvelles bases, dhonntet, de justice sociale et de participation, a permis de parler de Spa-nish revolution. Cette prise de position en faveur des reven-dications dmocratiques au-del de la gauche et de la droite a permis au mouvement de recevoir des appuis poli-tiquement htrognes.

    Mais, que signifie ici dmocratique ? Les participants aux assembles norganisent videmment pas leurs interven-tions aprs avoir mdit un manuel de philosophie politique. Dans le cas qui nous occupe, dmocratique signifie, fondamentalement, critique radicale du systme politique en vigueur et de ses acteurs : de gauche ou de droite, de la socit civile ou de ltat, entrepreneurs ou syndicalistes. La dmocratie existante serait une falsification de la vritable dmocratie. Dans sa variante la plus courante, cette critique introduit une victime (le peuple, do le mot dordre Nous sommes 99% ), que lon prsente comme opprime par les

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    5. Voloshinov, V. (1992): El marxismo y la filosofa del lenguaje, Madrid, Alianza.

    pouvoirs du systme (banques, partis, syndicats, tous plus ou moins interchangeables et unis par une solidarit obs-cure). Mikhail Bakhtine5 dfinissait comme multi-accen-tu tout signe idologique ouvert des interprtations diffrentes et mme opposes. La polarit idologique sujet libre / systme oppresseur permet la coexistence de cadres idologiques trs diffrents : de gauche ou de droite . Cette cohabitation nest pas seulement celle dacteurs diff-rents affilis, par exemple, la pense librale et lextrme gauche qui, par un malentendu plus ou moins inconscient, ne retiennent de leur interlocuteur que ce qui concide avec leurs prsupposs et oublient ce qui sen carte. Elle se pro-duit aussi et cest le plus intressant chez les acteurs eux-mmes.

    Ainsi, trois militants du 15 M (techniciens moyens, tra-vailleurs salaris, moins de 30 ans et sans socialisation poli-tique pralable) disent ne pas avoir de filiation politique et ne pas croire la politique . Pourquoi ne croit-on pas la politique ? Plutt qu la politique car les assembles ont une composante politique , ce quoi on ne croit pas, cest la structure en vigueur du champ politique. La description que lun entre eux fait de son collectif, Democracia real ya (Dmocratie relle tout de suite) est significative : Ici, nous navons pas de gens des partis ; il ny a eu quune personne qui a milit dans un parti, mais elle nest plus l . Ce sont des gens debout et le plus important cest quils conser-vent leur singularit : Nous sommes trs nombreux et on ne peut pas nous dfinir avec une quelconque idologie . Lidologie, selon eux, abtit et collectivise, alors queux se caractrisent par des dcisions rationnelles et singulires. La distribution entre la gauche et la droite est trs imparfaite : il ny a pas, en effet, un bon ct o on pourrait se situer, il sagit dune division inoprante. La pratique des loyauts verticales dans les partis (vis--vis de chefs cachs) soppose aux loyauts horizontales cultives dans lassemble : Les gens de Democracia real Ya sont des personnes normales, comme ceux qui vont lassemble .

    Loin du champ politique (avec sa structure partisane et syndicale) comme du royaume du pch , beaucoup de compositions discursives deviennent viables puisque les divisions normalises du monde politique savrent ineffi-caces. Ainsi, peut-on dplorer, dune part, la dgradation des conditions de travail avec des arguments identiques ceux que dfendent les syndicats. Mais, en mme temps, on peut ridiculiser la dernire grve gnrale contre le gouver-

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    nement socialiste de Zapatero, en disant quelle a dmontr le faible appui des syndicats, en insistant sur le fait que celui qui a fait grve la faite par peur des piquets et en faisant appel des images trs mdiatises ( ces piquets qui sen prennent aux tables dune caftria ). On voque lexemple dune grande surface commerciale qui a ferm parce que les piquets sont arrivs, ont fait une petite photo et, quand ils sont partis, on a rouvert les portes . Dans ce cas, un acteur politique, le syndicat, affronte la socit civile qui rassemble les travailleurs et les entreprises qui ont d supporter la mise en scne dune fausse grve gnrale qui en tout cas, devait se faire avant . La mme stigmatisation des syndicats appa-rat dans une autre situation. Avant de reconnatre quelle ne savait pas ce qutait un syndicat, un mannequin (sans socia-lisation politique pralable, 30 ans) insiste sur le fait quelle na pas particip la grve gnrale parce que les syndi-cats ont ruin sa vie . Linstitution o elle travaillait lavait empche, en effet, de devenir fonctionnaire et elle navait pas obtenu lappui des syndicats. Son compagnon (ingnieur, sans socialisation politique pralable, 30-35 ans) nuance la critique. Dans son entreprise, il doit souvent affronter les syndicats mme sil reconnat quils font beaucoup pour les travailleurs. Un autre interlocuteur (employ public, ancien militant dextrme gauche, 55 ans) intervient en prsentant les syndicats comme un lment de lappareil de ltat. Lla-boration dun espace idologique commun, fond en grande partie sur le malentendu, ne doit pas tre perue comme un exemple dhypocrisie, mais comme le rsultat du fait que les sujets centrent leur attention, comme dans toute interaction, sur certains aspects au dtriment des autres. Le rsultat : une idologie commune fond sur la comprhension selec-tive dautrui.

    Une altration des logiques temporelles

    Lactivit politique altre aussi les cadres temporels des agents avec lvidente sanction des proches. Ainsi, un des militants de Democracia Real Ya signale les reproches de sa fiance propos de son assistance aux assembles : Dis-moi, depuis quand es-tu devenu un politicien ? Une autre personne qui assiste lentretien souligne lincompatibilit entre les assembles quotidiennes et les exigences du travail : Chaque jour que je travaille, je dois laisser tomber ce type de dmocratie car je ne peux pas participer . ce propos, les dilemmes politiques nont pas chang depuis la naissance

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    6. Aujourdhui, une partie de la droite essaie dexpliquer la crise par lexcs de politique quil y a en Espagne et le cot que cela suppose pour les finances publiques.

    de la dmocratie. La rvolution dEphialts et de Pricls (461 a. C) Athnes a conduit rtribuer les postes publics, ce qui empchait que les pauvres, sans temps de loisirs, soient pnaliss par le tirage au sort et le roulement des mandats. Poser ce problme dans les assembles et dans le dbat poli-tique a mis en lumire une des contradictions de lidolo-gie du mouvement : dfenseur, dun ct, de la dmocratie radicale et, de lautre, critique de la rtribution des postes publics, ce qui limite de facto la participation politique aux oligarchies ayant du temps libre.6 Etant donn la diabolisa-tion massive des politiques (devenus interchangeables : tous se valent), cette argumentation provoquait des silences ou, dans le meilleur des cas, des adhsions discrtes. Le pro-blme tait pos de manire particulirement visible lors de la rupture des cadres temporels quotidiens quexigeait la participation et qui la rendait trs coteuse pour ceux qui avaient des charges familiales et/ou de travail.

    Ds le dbut du mouvement, il y eut des initiatives qui montraient une conscience aige du problme : lassemble de la Plaza del Palillero de Cadix a organis une garderie avec des bnvoles. Mais ce type defforts nest pas devenu une constante de laction politique du mouvement. Dune part, parce que la diminution du nombre de personnes ne permettait pas de consacrer des forces des tches si terre terre et, dautre part, parce que la hirarchisation des activi-ts (celles lies la haute politique et limpact mdiatique taient considres comme plus nobles que celles lies au devenir quotidien du mouvement) situait les problmes dor-ganisation domestique dans un rang infrieur (la population sans charges familiales augmentait au fur et mesure que le nombre de membres du mouvement diminuait).

    La figure 3 introduit dans le mme graphique la distance entre participation et sympathie, selon la condition socio-conomique mesure par le baromtre post-lectoral du CIS. Cette diffrence peut servir dindicateur de la distribution sociale des obstacles la participation. La plus grande par-ticipation se concentre dans le monde des directeurs, des professionnels, des techniciens, des cadres moyens et des tudiants et la participation la plus faible, chez les agricul-teurs et chez les personnes exerant des travaux domestiques non rmunrs. La distance entre sympathie et participation oscille entre 19.3% (minimum) et 32.9%. Les diffrences les plus importantes entre sympathie et participation se situent chez les ouvriers spcialiss (32.9% de diffrence) et les ch-meurs (31.2% de diffrence). Les distances les plus petites

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    entre sympathie et participation se trouvent parmi les retrai-ts (19,3%) et les directeurs (22,1%). Les donnes sont coh-rentes avec la recherche ethnographique : linscurit co-nomique et le manque de temps libre sont des obstacles la participation au mouvement.

    Figure 3

    Analyse secondaire des donnes de ltude postlectorale des lections gnrales de 2011, CIS. Dans le tableau sont rassembles les rponses aux questions 22a et 22b.

    Conclusion

    Le 15 M est pass par trois phases. Durant la premire, qui va de sa naissance jusquaux mois de juin et juillet, ce fut un mouvement populaire htrogne, avec des niveaux trs levs de participation. La deuxime phase stend de septembre octobre o le mouvement suscite encore une participation importante aux assembles de quartier. La troisime souvre avec la mobilisation massive du 15 octobre. partir de ce moment-l, le 15M se configure comme une coordination de mouvements sociaux lis la gauche, avec une norme capacit de mobilisation, mais avec une partici-pation quotidienne trs limite et une surreprsentation de militants expriments.

    Le mouvement prtendait mettre sur pied une nouvelle forme de participation politique au moyen dassembles populaires massives, renouant ainsi avec une tradition dmocratique radicale bien reprsente dans le modle rpu-blicain de Thomas Jefferson (Lettre John Taylor, 28 mai 1816) : Sur la signification du terme rpublique, au lieu de

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    7. Jefferson, Thomas (2007): La declaracin de independencia, Madrid, Akal.

    8. Aristteles, Poltica, Barcelona, Gredos, 2004.

    dire, comme on a dit, quil peut signifier tout ou rien, on peut dire avec certitude et sens que les gouvernements sont plus ou moins rpublicains dans la mesure o llment de dcision et de contrle par le peuple est prsent dans leur composition 7.

    Les diffrents acteurs de ce mouvement ont su atteindre cet objectif en dcentralisant les assembles dans les quar-tiers et les villages pour permettre que la vie politique se droule dans des cadres accessibles ceux qui ont le moins de ressources politiques. De mme, le mouvement fut effi-cace en russissant conqurir, non sans conflits, des espaces publics pour des runions de dlibration politique, au moyen de ngociations, pas toujours faciles, avec les occu-pants des rues. Cependant, il na pas su comprendre quel point ces runions taient fortement slectives tant du point de vue social que de ses formes dorganisation : horaires et nombre des assembles, etc. Comme tout mouvement assembliste, il a mal rsist linfluence des organisations politiques dextrme gauche qui ont russi imposer leur agenda et leur rpertoire de mobilisations. Paradoxale-ment, un mouvement dmocratique a fini par tre contrl par une oligarchie doisifs (sans charges familiales et de tra-vail) et de spcialistes en mobilisation politique. Rien de nouveau sous le soleil : le phnomne avait t prvu dans la Grce des ve et ive sicle av. JC et Aristote lexplique clai-rement dans sa Politique8. Le mouvement initial disparat aujourdhui et tend tre incorpor dans les dynamiques du militantisme gauchiste. Malgr tout, les quelques mois de dmocratie radicale dans les rues, avec une participation massive de non-professionnels de la politique, montrent quune autre manire de faire de la politique reste possible. Il est encore trop tt pour mesurer leffet de cette rfrence collective sur lavenir des luttes contre le saccage nolibral de lEspagne. En tout cas, la dernire grve gnrale du 14 novembre montre bien que rien, y compris la mobilisation syndicale, nest plus comme avant. Ce quon appelle les-prit du 15M (dmocratique et anti-nolibral mais diffici-lement classable ) avec ses nouveaux rpertoires daction (assembles dans les rues) tait trs visible dans les rues et modifiait lambiance caractristique de ce type de mobili-sation. n