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Saint-Pourçain-des-Arts est le fruit commun de deux acteurs culturels basés à Saint-Pourçain et décrits dans les pages qui suivent : les Amis de Frédéric Charmat, qui animent la Maison de la Lithographie, et les éditions Bleu autour. Leur coopération est ouverte : sans doute d’autres acteurs issus des mondes de la musique et du théâtre se joindront-ils à eux dans le futur. Objectif de cette coopération : proposer des manifestations couplant différentes formes d’expression artistique, la peinture et la littérature pour commencer. À condition, bien sûr, qu’il y ait des correspondances et des résonnances entre les œuvres picturales et littéraires présentées conjointement. Ces œuvres prendront ainsi un nouveau relief et leur accès s’en trouvera facilité. Surtout si sont racontées ces correspondances et résonnances, et elles le seront par les artistes et autres « passeurs » lors des vernissages et des conférences qui les précéderont. Elles le seront aussi dans le petit livre qui accompagnera et prolongera chacune des manifestations. Voici le premier. Il a pour fil rouge Le Grand Meaulnes. Le second fera rimer Istanbul avec Saint-Pourçain-sur Sioule. Paysage perdus n°4 - 2012 - Détail Format 130 x 97 cm, craie noire, acrylique sur papier marouflé sur toile.

Saint-Pourçain-des-Arts - bleu-autour.com en ligne/PagesSPDA1.pdf · dans le bourg voisin dÉpineuil-le-Fleuriel, « Sainte-Agathe » dans le ... père algérien et dune mère française

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Saint-Pourçain-des-Artsest le fruit commun de deux acteurs culturels basés à Saint-Pourçainet décrits dans les pages qui suivent : les Amis de Frédéric Charmat,qui animent la Maison de la Lithographie, et les éditions Bleu autour.Leur coopération est ouverte : sans doute d’autres acteurs issus desmondes de la musique et du théâtre se joindront-ils à eux dans le futur.

Objectif de cette coopération : proposer des manifestationscouplant différentes formes d’expression artistique, la peinture et lalittérature pour commencer. À condition, bien sûr, qu’il y ait descorrespondances et des résonnances entre les œuvres picturales etlittéraires présentées conjointement. Ces œuvres prendront ainsi unnouveau relief et leur accès s’en trouvera facilité.

Surtout si sont racontées ces correspondances et résonnances,et elles le seront par les artistes et autres « passeurs » lors desvernissages et des conférences qui les précéderont. Elles le serontaussi dans le petit livre qui accompagnera et prolongera chacune desmanifestations. Voici le premier. Il a pour fil rouge Le Grand Meaulnes.Le second fera rimer Istanbul avec Saint-Pourçain-sur Sioule.

Paysage perdus n°4 - 2012 - DétailFormat 130 x 97 cm, craie noire, acrylique sur papier marouflé sur toile.

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Dessin de Sébastien Pignon illustrant la couverture de Suites byzantines, de Rosie Pinhas-Delpuech (Bleu autour, 2009)

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Ouvertes sur l’ailleurs, ce dont témoignent leurs livres de littéra-ture étrangère, notamment traduits du turc, les éditions Bleu autourne le sont pas moins sur ces ailleurs que sont aussi pour elles lesentours du lieu, Saint-Pourçain-sur-Sioule, où elles sont basées.J’allais écrire « implantées », et je l’aurais pu, à condition de préciserque, si elles sont nées ici, c’est d’assez fraîche date, il y a moins devingt ans, en 1997, et que moi qui les ai créées, je ne suis pas d’ici,or l’on n’est jamais que de son enfance, et la mienne fut turque puisparisienne.

Braize, Meaulne, IstanbulAu milieu des années 1970, à un peu plus de vingt ans, je suis parti

pour une France à l’écart, plus rurale qu’urbaine, entrevue à treizeans, qui m’était étrangère et qui, pour cela, m’attirait, l’Allier, auxconfins du Berry. À Braize exactement, petit village situé en bordurede la forêt de Tronçais, tout proche de celui de Meaulne (sans « s »mais non sans rapport avec Le Grand Meaulnes dont l’intrigue se nouedans le bourg voisin d’Épineuil-le-Fleuriel, « Sainte-Agathe » dans leroman d’Alain-Fournier).

Étrangère, cette France ? Comme je l’étais à moi-même.Méconnue, plutôt, ma France aussi, mais voilée. Car, sauf à le rejeter,l’étranger n’est-il pas, in fine, l’autre, l’étrange qui est en nous et quenous ignorons ? Comme apprenti journaliste, je me suis jeté sur lespetites routes du département de l’Allier avec la ferme intention de leconnaître, d’essayer de le comprendre, de le raconter, et, en chemin,de m’y révéler à moi-même.

Peut-être que je le raconterais toujours si, trente-cinq ans aprèsl’avoir quittée, à l’âge de sept ans, je n’étais pas retourné dans la villeoù j’ai appris à lire et à écrire, où j’ai mes premiers souvenirs, Istanbul.Moins sur place que, quelques mois plus tard, dans un rêve, un cau -chemar, l’adulte que j’étais a vu, littéralement vu l’enfant qu’il avaitété. Passé le bouleversement, d’abord douloureux, qui ne saurait enquelques pages être un tant soit peu démêlé, j’ai décidé de faire nonplus des journaux mais des livres. Des livres que, pour commencer,d’autres écriraient et qui diraient des géographies dans la tête, jen’employais alors pas encore le mot approprié d’exil, c’est de LeïlaSebbar que bientôt je le tiendrai.

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Les détours de Bleu autour

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Vichy-Tombouctou dans la têteLes titres des deux premiers livres que j’ai publiés témoignent de

ce projet initial : Vichy-Tombouctou dans la tête, de Jean-MichelBelorgey, qui me soufflera l’intitulé de la collection inaugurale, « d’unlieu l’autre », et Le Village et enfin, de Luc Baptiste, son village natalreclus dans la misère et enfin les horizons qu’ouvrent la littérature,les voyages, l’écriture…

Puis il y eut la rencontre avec Leïla Sebbar, née en Algérie d’unpère algérien et d’une mère française de France, autour de portraitsde femmes sur cartes postales coloniales collectionnées par Jean-Michel Belorgey. « Les femmes du peuple de mon père », écrira-t-elleen ouverture de Femmes d’Afrique du Nord, le premier de nos livresconstruits autour d’un corpus d’images. Un livre riche aussi des regardsdu collectionneur et, depuis sa seconde réédition, de l’historienneChristelle Taraud, spécialiste de la prostitution coloniale, car beaucoupdes modèles photographiées pour ces cartes postales dans des studiosd’Algérie ou du Maroc étaient des prostituées.

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Leïla Sebbar en 2007, à la bibliothèque Robert-Desnos de Vénissieux.Photo Josette Vial.

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Mes Algéries en FranceJe me retrouvais dans ce livre et dans l’univers de Leïla Sebbar qui

dit l’exil, la violence intime et politique. De la guerre d’Algérie, des échosm’étaient parvenus à mon retour d’Istanbul, en 1960, j’avais alors septans. Déjà, juste avant notre départ, en été, il y avait eu, au printemps,un coup d’État militaire en Turquie, j’avais vu des soldats menaçantschez les riches parents de mon ami turc, j’ai souvenir d’Istanbul videoù seules les forces armées avaient le droit de circuler, j’entendraiparler de la pendaison sur une île du Premier ministre Menderes. Puis,à Paris, vite, des photos sanglantes dans Paris-Match que je n’avaispas le droit de feuilleter, un bruit d’explosion un jour à Boulogne-Billancourt, les discussions enflammées des adultes, Algérie française,Algérie algérienne, « oui », « non », « OAS » sur les murs, l’attentatdu Petit Clamart, un premier aperçu d’histoire vive française.

De Leïla Sebbar je publierai ensuite Mes Algéries en France quiouvrait, elle et moi l’ignorions alors, une trilogie sur ses mythologieset où elle fait s’entrecroiser textes et images d’elle et de « [ses]compagnes et compagnons sur [ses] routes algériennes », entreautres images celles d’un dessinateur-né, Sébastien Pignon. Puis ellenous donnera des récits, des nouvelles, deux romans, le premier apour titre Les Femmes au bain qui, sur la couverture, s’inscrit dans un« Nu rouge » d’Édouard Pignon, le grand-père de Sébastien, le beau-père de Leïla ; elle lui fait place dans son dernier livre, Le Pays de mamère – Voyage en Frances, qui fait suite à sa trilogie du côté de son père.

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Journal de BudapestParallèlement, Bleu autour se consacre de plus en plus à la litté-

rature étrangère. Ce fut d’abord, traduit de l’américain, Retours - Journalde Budapest, de Susan Rubin Suleiman, qui avait repéré Bleu autourgrâce à une brève signalant sa naissance dans Le Monde des Livres.C’est le récit d’une quête de traces qui mène cette professeur de litté-rature française à Harvard jusqu’en Pologne où, dans certaines villes,on ne peut plus trouver aucun document attestant la naissance ou lamort d’un seul Juif.

Ce furent ensuite deux récits d’enfance turque, Au pays des pois-sons captifs, de Nedim Gürsel, que j’avais rencontré dans une fête dulivre à Saint-Étienne, et Suite byzantine, de Rosie Pinhas-Delpuech,amie parisienne de Leïla Sebbar, née dans une famille sépharaded’Istanbul, un des rares écrivains turcs de langue française. Puis, parRosie, la découverte du grand nouvelliste Sait Faik, le pape – un drôlede pape – de la littérature moderne turque. C’est dans son sillagequ’écrivent Nedim Gürsel, Orhan Pamuk (que nous avons laissé àGallimard !) et Enis Batur qui publie chez Actes Sud et chez nous, quiest avec Nedim Gürsel le plus français des écrivains turcs.

Puis une économiste parisienne d’origine turque, de nationalitéfrançaise aussi, Deniz Ünal, m’apporte sa traduction de l’œuvre envers libres d’Orhan Veli, le Prévert ou le Desnos turc, qui avec NâzımHikmet a révolutionné la poésie turque. Il était le contemporain etl’ami de Sait Faik, leur cause était moins celle du peuple, portée parNâzim Hikmet et Yachar Kemal (dont nous avons édité une anthologiede grands reportages), que celle de l’individu ; aussi sans douteétaient-ils restés méconnus en France où les premiers « passeurs »de la littérature turque moderne, des exilés politiques de Turquie, seretrou vaient davantage dans des textes engagés.

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Les nuits froides de l’enfanceEt toujours par Deniz (car nous convolerons), qui, sous le pseudo-

nyme d’Elif Deniz, dirige maintenant le domaine turc de Bleu autour,nous publierons la nouvelliste Füruzan et l‘incandescente Tezer Özlü :lisez d’elle Les nuits froides de l’enfance et La Vie hors du temps, commeaussi L’arabe comme un chant secret de Leïla, La Chambre aux pommesde Florence Hinneburg, qui se dit autant par des mots que par desgravures, l’âpre Discorde de Michel C. Thomas, Sur la route duKarakoram, de Luc Baptiste (qui s’y révèle aussi photographe), Suitesbyzantines (au pluriel, depuis sa réédition augmentée par RosiePinhas-Delpuech de courts récits), Le Facteur d’Üsküdar, d’EnisBatur, recueil de trente-six romans, et tous les autres livres, jusqu’audernier-né, Notre Chanel, de Jean Lebrun, qu’il a écrit entre Fond deFrance, dans les Alpes, et la maison forestière de Giverzat, à un jet depierre de l’abbaye des Bénédictines de Chantelle, à portée de voiturede Saint-Pourçain-sur-Sioule, où nous revoilà après ce long détourpar la Turquie. On épargnera d’autres détours au lecteur, car nousavons fait des incursions dans les littératures arménienne, ouzbek,norvégienne avec trois écrivains disparus (respectivement Raffi,

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Tchulpân et Olav H. Hauge), dans la littérature russe aussi avec lebien vivant Evguéni Grichkovets, anglaise enfin ou plutôt de langueanglaise avec Moris Farhi qui a des origines sépharades et turques etdont paraît ce printemps Les Enfants du Romanestan, après le recueilde son œuvre poétique, Cantates des deux continents, publié fin 2013et comprenant des gravures de Florence Hinneburg déjà citée pour saChambre aux pommes, si vous me suivez toujours…

Visites aux paysans du CentreDonc des livres de littérature étrangère, française aussi, avec,

récemment, un début de collection de rééditions critiques et illus-trées de textes classiques qui ont une forte résonnance dans lescontrées du centre de la France. L’idée de la première réédition s’estimposée comme une évidence aux Rendez-vous de l’histoire de Blois,quand fut annoncé, en octobre 2011, le thème des Rendez-vous de2012 : « les paysans ». Je savais épuisée l’unique réédition, en 1978,de Visites aux paysans du Centre, de Daniel Halévy, dont la lecture, àmon arrivée dans l’Allier, m’avait donné bien des clés de ce départe-ment rouge. Du moins jusqu’aux élections municipales de marsdernier où même Bourbon-l’Archambault, berceau du syndicalismepaysan au début du XXe siècle, a perdu son maire communiste et viréà droite. Cela n’a pas été le cas – la tradition est sauve – de lacommune voisine d’Ygrande, patrie de l’écrivain-paysan ÉmileGuillaumin, qui fut la plume des paysans syndiqués du Bourbonnaiset que son roman La Vie d’un simple fit connaître à Paris, d’où il vit unjour débarquer chez lui l’intellectuel dreyfusard Daniel Halévy,curieux de ces campagnes alors en ébullition.

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Image reproduite sur la couverture de Visites aux paysans du Centre (Bleu autour, 2012).

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Yvonne de Galais chez Pierre LotiAprès avoir revisité les Visites aux paysans du Centre avec des amis

proches, l’historienne Marie-Paule Caire-Jabinet, l’essayiste et anciendéputé François Colcombet, mon vieux compagnon de route DidierArrachart, avec encore pour préfacier l’ancien ministre Pierre Joxe,petit-fils de Daniel Halévy, nous avons jeté notre dévolu sur Le GrandMeaulnes, paru cent ans plus tôt, en 1913. Le journaliste BernardStéphan, qui a coordonné cette réédition, a réuni d’intéressants éclai-rages sur Alain-Fournier, également sur le personnage noir du roman,Valentine, dans la vraie vie Jeanne Bruneau, le contrepoint de la lumi-neuse et inaccessible Yvonne de Galais inspirée d’une certaine Yvonnede Quiévrecourt. Sur cette dernière, nous étions pauvres, mais nousne le sommes pas restés longtemps, grâce à Alain Quella-Villégerauquel je parle, peu avant qu’il ne soit bouclé, de ce travail collectif.Natif, comme Pierre Loti, de Rochefort-sur-Mer, il est, avec BrunoVercier le spécialiste de l’auteur d’Aziyadé dont ils ont notammentpublié chez nous l’œuvre dessinée et photographique. D’ailleurs, c’estLoti et cette fois son Pêcheur d’Islande qui nous font nous croiser àPaimpol lors d’une manifestation qui lui est consacrée. Mais sitôt quej’évoque Le Grand Meaulnes, Alain me ramène à Rochefort où, raconte-t-il et écrira-t-il, Henri Fournier eut ses derniers rendez-vous avecYvonne de Quiévrecourt qui y avait des attaches.

Alain-Fournier et Pierre Loti ne se rencontreront pas plus àRochefort qu’ailleurs, poursuit-il, « mais une photographie atteste, enrevanche, que Pierre Loti reçut en sa fantasque demeure, à l’une desfêtes qu’il se plaisait à y donner, en l’occurrence une soirée musicaledite “des Ondines”, Yvonne de Quiévrecourt en personne ! » Dans satunique décolletée garnie d’une guirlande de fleur, parmi les jeunesfemmes déguisées en ondines, elle apparaît absente, troublante.

L’étrange photo, qui date de 1908, eût à elle seule justifié la réédi-tion de ce roman de l’enfance et de l’adolescence, roman initiatique,tragique aussi, où la quête du bonheur, de l’amour absolu se perdra,comme toujours est perdu le « paradis de l’enfance ».

Dans une note de l’éditeur, j’écris encore que tout commence parla « fête étrange » qui désoriente. Dans le « domaine mystérieux »survient le Bohémien. Ici soudain c’est l’ailleurs. L’horizon s’ouvre, ilfaut partir, à Paris, en Allemagne, obéir à cette quête dans l’urgencede l’avant-guerre. Car, note Pierre Bergounioux dans la préface de laréédition, Alain-Fournier « a eu, comme Charles Péguy, le pressenti-ment que la catastrophe était imminente ».

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Parmi les jeunes femmes costumées en ondines qui constituent le chœur de la soirée musicaledonnée par Pierre Loti, le 25 avril 1908, dans sa maison de Rochefort, on reconnaît Yvonnede Quiévrecourt, debout à gauche, de face, en tunique décolletée garnie d’une guirlande de fleurs.Le personnage masculin déguisé n’est pas Loti, mais l’un de ses invités, un certain Cavailhé.

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Claire Forgeot et ses « paysages perdus »C’est en ayant en tête ce tragique du roman, qui me frappe à sa

relecture, que je m’interroge sur l’illustration de la couverture. Merevient en mémoire le flou irisé de la longue scène de la fête dans lefilm d’Albiccoco que j’avais vu, adolescent, à sa sortie, en 1967. Je revoisle film, il est loin du roman que je viens de relire, je m’ennuie, c’est uneautre esthétique si c’en est une… Cependant, le traitement impression-niste de la scène de la fête m’aiguille vers des paysages qui eux tom -beraient juste, des tâches de couleurs primaires mais parsemées depoints noirs, très noirs, flanquées, parfois barrées de troncs et debosquets calcinés du même noir : une série de tableaux de ClaireForgeot qui a un pied dans l’Allier et un autre à Paris où je les ai vusexposés. Alors je lui demande, à Moulins, si cela lui dirait de créer desimages qui pourraient être reproduites sur les pages de couverture denotre réédition du Grand Meaulnes. Je le fais en me gardant d’employerle mot d’illustration. Je sais bien, en effet, qu’elle entend ne plus seconsacrer qu’à sa seule peinture, après avoir longtemps travaillé etacquis une notoriété certaine dans le monde du livre comme illustra-trice de couvertures, chez Gallimard ou au Seuil, et d’albums pour lajeunesse, notamment aux anciennes éditions Ipomée, à Moulins, où,sous leur impulsion, s’est ouvert le Musée de l’illustration jeunesse.Elle me répond qu’elle est prête à tenter un travail qui s’inscrirait dansla série de ses « Paysages perdus » et qui serait à prendre ou à laisser.J’ai pris, des deux mains. Voyez, dans notre réédition, les pages 1 et 4de couverture, aussi les paysages et feuillages en noir et blanc quiouvrent chacune des trois parties du roman d’Alain-Fournier.

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F. Tülin et l’obsession du noyauAu Sélect, à Paris, la brasserie préférée de Leïla où nous travaillons

et bavardons souvent, le « café près de la gare Montparnasse » qu’é-voque Tezer Özlü dans Les nuits froides de l’enfance (de passage à Pariselle y rencontre un buveur de rakı et de cognac, il est fou de Léo Ferréet Paris, elle dort avec lui sous les toits les nuits suivantes) au Sélect,donc, Deniz et moi retrouvons régulièrement Enis et Tülin, Enis Baturet « Tülin tout court, à la rigueur F. Tülin », précise-t-elle. Elle estfolle de Paris elle aussi, et peintre, grande peintre. Nous avons vu deses toiles à Istanbul Modern, le musée d’art contemporain qui bordele Bosphore, et, il y a peu, dans une galerie d’Istanbul, ses saisis-santes variations autour du noyau de pêche qui l’obsède « par lemouvement perpétuel qu’il crée ». Ce sont des formes différentes,mobiles elles aussi, qu’elle nous a données pour la couverture et lespages intérieures du Facteur d’Üsküdar, le second livre que nousavons fait paraître d’Enis Batur, en 2011, après D’une bibliothèquel’autre, en 2008, avec une préface d’Alberto Manguel. Mais, contraire-ment aux œuvres de cet auteur, qui publie aussi chez Actes Sud,celles de Tülin, qui travaille de plus en plus à Paris où elle habitemaintenant régulièrement, sont inconnues en France. Seulement,où les exposer ? nous demandons-nous.

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Frédéric et Gilles CharmatJe suggère au centre de la France, à… Saint-Pourçain-sur-Sioule.

Et je raconte à Tülin qu’au chevet de l’église de cette petite ville, dansle dos de la Marianne qui surplombe la place du marché, les caves desBénédictins abritent chaque été depuis une vingtaine d’années desexpositions d’art moderne sous l’égide d’une association, Les Amis deFrédéric Charmat, que préside Gilles Charmat, le frère cadet de celui-ci. Ces caves, mises à la disposition de l’association par la Ville deSaint-Pourçain, sont aussi dénommées La Maison de la Lithographie,en raison de presses léguées avant sa mort, en 1988, à l’âge de 42ans, par Frédéric Charmat, éditeur et critique d’art, dessinateur etpeintre aussi. Peut-être Gilles Charmat voudra-t-il accueillir lesnoyaux de Tülin, et les paysages calcinés de Claire Forgeot, et encore,demain, les gravures de Florence Hinneburg, les dessins et aqua-relles de Sébastien Pignon… Oui, il veut, l’union fait la force, me dit-il à Saint-Pourçain, après qu’il a feuilleté notre Grand Meaulnes et lescatalogues d’expositions passées, à Istanbul, de Tülin.

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« Nu rouge », 1973, huile de Édouard Pignon.Coll. Dominique Pignon.

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Sur mon bureau surnage – par quel hasard ? – un petit livreconsacré à l’œuvre d’Édouard Pignon. Pourquoi, me demande-t-il ?Je lui réponds qu’il le saurait s’il connaissait mieux les livres d’unepetite maison d’édition basée à Saint-Pourçain ! Et je lui montre le« Nu rouge » sur la couverture des Femmes au bain, de Leïla, ainsique d’autres œuvres du même Édouard Pignon reproduites dansd’autres livres d’elle. Puis Gilles me rend la pareille : si j’avais atten-tivement lu la notice consacrée à son frère Frédéric à l’entrée de laMaison de la Lithographie, j’aurais découvert que parmi les nombreuxartistes dont celui-ci avait édité des lithographies figurait ÉdouardPignon. Et il m’apportera par la suite une série de photos où son frèreest au côté du peintre et, surtout, l’une des lithographies signéesPignon qu’il a exhumée : un « Nu rouge » ! Alors aussi une exposition,demain, de toiles et lithographies d’Édouard Pignon au chevet del’église de Saint-Pourçain-sur-Sioule ? J’en reparlerai à Leïla, peut-être que Dominique Pignon, son mari, dira oui.

Lithographie de Édouard Pignon, 1974.© Fonds Charmat.

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Saint-Pourçain-des-ArtsPour ce printemps 2014, du 7 au 31 mai, place aux « Paysages

perdus », de Claire Forgeot, puis à F. Tülin qui, du 12 juin au 23 août,présente à Saint-Pourçain-sur-Sioule sa première exposition enFrance, qu’elle a intitulée « Au-delà du noyau ». Deux expositionsdont les vernissages sont précédés le premier d’une conférence parl’historienne Marie-Paule Caire-Jabinet sur notre réédition du GrandMeaulnes, le second d’une rencontre sur la modernité de la littératureturque contemporaine qu’animera l’écrivain et éditeur Enis Batur.Suivront d’autres manifestations couplant peinture et littérature, etpourquoi pas d’autres formes artistiques, musicales ou théâtrales.Saint-Pourçain-des-Arts est né, autrement dit une série de manifes-tations à la manière de ces deux premières, et une série de petits livrescomme celui-ci qui les prolongeront et diront de quelles rencontreselles sont les fruits.

Saint-Pourçain-sur-Sioule, le 21 avril 2014PATRICE RÖTIG

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La Marianne qui surplombe la place du marché à Saint-Pourçain-sur-Sioule.

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