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SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS. LETTRES II

SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS

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Page 1: SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS

SAINTE THÉRÈSE DEJÉSUS.

LETTRESII

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LETTRESDE

SAINTE THÉRÈSEDE JÉSUS

RÉFORMATRICE DU CARMEL

TRADUCTIONAugmentée de plus de 70 Lettres et 400 fragments, d’aprèsles autographes de la Sainte et les copies authentiques desPères Carmes déchaussée qui se trouvent à la Bibliothèque

Nationale de Madrid

PAR LER. P. GRÉGOIRE DE SAINT-JOSEPH

DES CARMES DÉCHAUSSÉS

Édition publiée sous le haut patronage de Son Éminence le CardinalLECOT, archevêque de Bordeaux.

TOME II

PARISLIBRAIRIE CH. POUSSIELGUE

RUE CASSETTE, 151900

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Page 3: SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS

LETTRE CLII1. 1577. 2 JANVIER. TOLÈDE.

À DON LAURENT DE CÉPÉDA, SON FRÈRE, ÀAVILA.

Petite cassette et manuscrits de la sainte. Son sceau.État de la Réforme. Vœu de don Laurent. Son travail, sonoraison. Poésies des Carmélites de Séville. Petits Noëls.Sainteté de François de Salcédo. Envoi de quelquesrousseaux. Une poésie de la fondatrice.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS !Serna est si pressé que je voudrais n’être pas

longue. Mais je ne sais plus finir quand jecommence à vous écrire, et comme Serna nevient pas souvent, il me faut bien un peu detemps.

Lorsque je vous enverrai une lettre, ne la lisezpas à François2 ; je crains qu’il n’ait quelquemélancolie, et c’est beaucoup qu’il s’ouvre à moi.Dieu lui envoie peut-être ces scrupules pour ledélivrer d’autres choses ; ce qui pourra le guérir,c’est la confiance qu’il me porte. [2]

Quant au papier, il est clair que je ne vousl’avais pas envoyé ; mais j’ai eu tort de ne pasvous prévenir. Je l’avais donné à une sœur pour lecopier et elle n’a pu le retrouver. Il n’y a qu’unechose à faire, c’est d’attendre qu’on nous enenvoie de Séville une autre copie.

1 Nous avons ajouté à cette lettre trois fragments qui sont traduits pour lapremière fois en français.2 Fils ainé de don Laurent.

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On vous aura remis, je suppose, une lettreque je vous ai envoyée par la voie de Madrid.Dans le cas où elle se serait perdue, je vais vousrépéter ce que je vous y marquais, bien que jerépugne beaucoup à me mêler de cette affaire.

Je vous disais tout d’abord qu’il y a dans cettemaison de Fernand Alvarez de Peralta, que vousavez louée, une chambre qui menace ruine,d’après ce que je crois avoir entendu raconter.Regardez-y bien.

Je vous disais, en second lieu, de m’envoyer lapetite caisse3 et tous mes autres papiers qui setrouveront dans des liasses ; il me semble quec’était un sac rempli de papiers ; expédiez-le-moibien cousu. Si doña Quiteria4 me mande parSerna le paquet qu’elle me destine, on pourrait lemettre dans ce sac. Envoyez-moi mon sceau. Jesuis fatiguée de me servir d’un cachet quireprésente une tête de mort ; je préfère l’autrecachet, qui me représente Celui dont je voudraisvoir l’image gravée dans mon cœur, comme ellel’était dans le cœur de saint Ignace. Quepersonne, excepté vous, n’ouvre la petite caisse,où se trouve, je crois, mon cahier d’oraison ;gardez-vous, quand vous y trouvez quelquechose, de n’en rien dire à personne. Sachez que jene vous donne pas cette autorisation ; il ne

3 Voir lettre du 24 juillet 1576 à don Laurent.4 Religieuse de l'Incarnation. Elle avait accompagné la Sainte dansquelques-uns de ses voyages.

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convient pas, non plus, de vous l’accorder ; vouspourriez croire que ce serait servir Dieu que d’enparler ; mais il y [3] à des inconvénients qui ne lepermettent pas. Et si je viens à apprendre quevous l’avez fait, je me garderai de vous rien laisserlire à l’avenir.

Le Nonce m’a demandé de lui remettre unecopie des patentes en vertu desquelles j’ai fondénos monastères, de lui indiquer le nombre de nosmaisons et l’endroit où elles sont, le nombre desreligieuses, leur lieu de naissance, leur âge, et lenombre des sœurs qui me paraissent capablesd’être prieures. Or, tous ces renseignements setrouvent dans la petite caisse ou dans le sac, je nesais au juste. Enfin, j’ai besoin de tous ces papiersqui sont chez vous. On m’assure que le Nonceme réclame ces renseignements parce qu’il veutnous constituer en province séparée. Je crainsqu’il ne veuille pas se servir de nos religieusespour aller réformer d’autres monastères, comme ilen a été question déjà une fois ; et, en effet, celan’est pas notre affaire ; mais pour les monastèresde l’Ordre, passe encore qu’on s’en serve. Ditescela à la Mère sous-prieure ; recommandez-lui dem’envoyer le nom des religieuses de sonmonastère, et de me marquer la date de leurnaissance et celle de leur profession ; que le toutsoit écrit lisiblement, dans un cahier in-quarto, etsigné de son nom. Mais je me rappelle que c’estmoi qui suis prieure de cette maison, et que je

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puis signer le cahier. Il n’est donc pas nécessairequ’elle y mette sa signature ; qu’elle envoie tout lereste, bien que ce soit écrit de sa main, puis je lerecopierai. Il n’y a pas de motif pour en parler auxsœurs. Je vous recommande de prendre soin decet envoi, afin que les papiers ne se mouillent pas.Expédiez-moi, en outre, la clé.

Le livre qui traite de ce dont je vous ai parléest celui où j’explique le Pater noster. Là, voustrouverez des considérations sur le degréd’oraison où vous êtes, bien [4] que le sujet nesoit pas aussi étendu que dans l’autre livre : il mesemble que c’est à l’explication de cette parole :Adveniat regnum tuum. Relisez-la de nouveau, aumoins celle du Pater noster ; vous y trouverez peut-être quelque chose qui vous satisfera.

Dans la crainte que je ne l’oublie, commentavez-vous fait un vœu sans me le dire ? Quellecharmante obéissance que celle-là ! J’en ai eu de lapeine : votre bonne intention, il est vrai, mecausait de la joie ; néanmoins, cette promesse meparaît dangereuse. Veuillez consulter ; car unechose qui, en soi, n’est que péché véniel, pourraitdevenir mortelle à cause du vœu5. J’en parlerai, demon côté, à mon confesseur6, qui est fort instruit.En tout cas, votre vœu me paraît de l’enfantillage.

5 La Sainte veut dire que le vœu en soi oblige gravement. Mais pour qu’il yait pêché mortel, il faut deux conditions : la gravité de la matière etl’intention de celui qui fait le vœu.6 Le docteur Velasquez.

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Pour moi, celui que j’ai fait l’a été avec desconditions : je n’oserais m’engager comme vous ;je sais, en effet, que les Apôtres ont péchévéniellement. Notre-Dame seule n’a jamaiscommis de faute. Dieu, je veux bien le croire,aura agréé votre intention ; mais il me sembleprudent de demander immédiatementcommutation de ce vœu en une autre obligation.Si vous le pouviez, en vous procurant une bulle,ne tardez pas. Voici le jubilé, qui est une occasionfavorable. On ne devrait jamais se lier par le vœud’éviter des fautes tellement faciles à commettre,et dans lesquelles on peut tomber sans presques’en apercevoir ! Au regard de Dieu, il n’y a pasplus de faute que cela, car il connaît bien lafaiblesse de notre nature ; mais, à mon avis, vousdevez y remédier promptement, et à l’avenir, nevous engagez plus par vœu ; c’est chosedangereuse. Ce ne serait pas [5] mal, je crois, quevous traitiez de temps en temps de votre oraisonavec vos confesseurs. En définitive, ils sont prèsde vous ; ils vous donneront de meilleurs avis surchaque difficulté, et de la sorte, vous ne perdrezrien.

Quant à la peine que vous avez d’avoir achetéla Serna, elle vient du démon ; il veut vousempêcher de remercier Dieu de la faveur que SaMajesté vous a accordée, et qui est grande.Comprenez donc enfin que cela vaut mieux sousbeaucoup de rapports, et que vous avez donné à

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vos enfants ce qui est préférable à tous les biens,l’honneur. Personne n’en entend parler sansdéclarer que c’est une heureuse fortune pourvous. Croyez-vous, d’ailleurs, qu’il n’y ait pas dedifficulté à recouvrer des rentes ? Est-ce qu’onn’est pas toujours avec des saisies-exécutions ?Sachez donc que c’est une véritable tentation ; aulieu d’y succomber, ne songez plus qu’à bénirDieu d’une telle grâce. N’allez pas croire que sivous aviez plus de loisirs, vous feriez plusd’oraison. Détrompez-vous sur ce point. Letemps qui est employé utilement, comme celuiqu’on passe à s’occuper du bien de ses enfants, nedétourne pas de l’oraison. Parfois, le Seigneurdonne plus en quelques heures qu’après delongues années ; ses œuvres, en effet, ne semesurent pas sur le temps.

Tâchez, immédiatement après ces fêtes, devous occuper de vos écritures et de les mettredans l’état où elles doivent être. Le temps quevous emploierez pour la Serna sera bien employé,et, à l’arrivée de l’été, vous serez heureux d’y allerpasser quelques jours. Jacob ne laissait pas d’êtresaint parce qu’il s’occupait de ses troupeaux ; j’endis autant d’Abraham et de saint Joachim ; maiscomme nous voulons fuir le travail, tout nousdevient une fatigue. Il en est de même pour moi,voilà pourquoi Dieu veut que j’aie sans cesse desaffaires qui m’attirent en [6] tous sens. Entendez-vous sur ces points avec François de Salcedo.

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Pour ces questions du temporel, je lui remets tousmes pouvoirs.

C’est une grande grâce que le Seigneur vousaccorde de trouver du dégoût là où d’autres netrouveraient que du repos ; mais ce n’est pas unmotif pour tout laisser : nous devons servir Dieucomme Il veut, et non comme nous voulons. Cedont, à mon avis, vous pouvez vous dispenser,c’est de la préoccupation de l’élevage des brebisen compagnie d’A. Ruiz ; voilà pourquoi j’ai euune certaine joie quand je vous ai vu cesser toutce trafic ; car même aux yeux du monde, on doit yperdre un peu de considération. Il vaut mieux, àmon avis, modérer vos aumônes, puisque Dieuvous a donné non seulement de quoi vivre, maisencore de quoi faire la charité, alors même que ceserait un peu moins. Je n’appelle pas trafic ce quevous voulez réaliser à la Serna, ce qui est très biend’ailleurs, mais ce que je viens de dire. Je vous lerépète, pour toutes ces choses, suivez l’avis deFrançois de Salcédo, et vous n’aurez plus tant depréoccupations. Recommandez-moi toujoursbeaucoup à lui, à ceux que vous jugerez à propos,et en particulier à Pierre de Ahumada, auquel jevoudrais bien avoir le temps d’écrire : ilm’enverrait une réponse, et ses lettres sont unejoie pour moi.

Dites à Thérèse de ne pas craindre que j’aimepersonne autant qu’elle ; dites-lui, en outre, dedistribuer les images, excepté celles que je me suis

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réservées, et d’en donner quelques-unes à sesfrères. Je désirerais vivement la voir. Ce que vousavez écrit d’elle à Séville m’a causé de la dévotion.On m’a envoyé vos lettres ; nos sœurs les ont luesen récréation et elles en ont été enchantéescomme moi, car quiconque voudrait ravir à monfrère la courtoisie, ne le pourrait qu’en luienlevant la vie. Comme vous vous [7] adressez àdes saintes, tout vous semble parfait. Je croisvéritablement que ce sont de vraies saintes danstous nos monastères ; leur perfection me jettedans la confusion.

Hier, nous avons grandement solennisé la fêtedu saint Nom de Jésus. Que Dieu vousrécompense de tout ce que vous nous avezdonné ! Je ne sais que vous envoyer pour toutesles attentions dont vous nous comblez, si ce n’estces petits Noëls que j’ai composés. Monconfesseur m’avait commandé de réjouir lessœurs ; et tous ces jours derniers, j’ai passé avecelles la récréation du soir ; je n’ai su faire que cespetits cantiques. L’air est très gracieux ; le jeuneFrançois réussira peut-être à les chanter. Voyezque de progrès j’ai réalisés ! Cependant, Dieu m’aaccordé ces jours derniers de très hautes faveurs.

Je suis ravie de celles que vous recevez de samiséricorde. Qu’Il en soit à jamais béni ! Je croiscomprendre, par le désir que vous avez de ladévotion, que c’est Lui qui vous inspire. Maisautre chose est la désirer, autre chose la

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demander. Croyez-moi, ce qu’il y a de mieux estprécisément ce que vous faites, en abandonnanttout à la volonté du Seigneur et en remettantvotre cause entre ses mains. Il sait ce qui nousconvient ; néanmoins, suivez toujours le cheminque je vous ai conseillé, et sachez que c’est plusimportant que vous ne pensez.

Lorsque vous viendrez à vous réveiller avecces transports divins, il ne serait pas mal de vousasseoir un instant sur le lit ; mais appliquez-voustoujours à prendre le sommeil qui vous estnécessaire pour ne pas vous fatiguer la tête ; sanscela, vous arriveriez insensiblement à ne pouvoirplus vous adonner à l’oraison ; prenez garde, enoutre, à ne pas trop souffrir du froid ; cela nevous convient pas, à cause de votre point de côté.

Je ne sais pourquoi vous désirez ces terreurset ces [8] craintes, puisque Sa Majesté vousconduit par la voie de l’amour ; cela vous étaitnécessaire jadis. Ne croyez pas que c’est toujoursle démon qui nous empêche de nous livrer àl’oraison ; c’est une miséricorde de Dieu que nousen soyons privés quelquefois. Je suis même tentéede dire que c’est une aussi grande faveur que celled’avoir une haute oraison, et cela pour plusieursmotifs que je n’ai pas le temps de vous exposer.L’oraison que Dieu vous donne estincomparablement supérieure à celle qui consisteà penser à l’enfer. Vous ne pourrez donc avoircette dernière, alors même que vous le voudriez ;

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ne la recherchez donc pas ; il n’y a aucun motifpour cela.

Quelques-unes des réponses de nos sœursm’ont fait rire7 ; il y en a d’autres qui sontexcellentes et m’ont permis d’entrevoir ce dont ils’agit ; mais ne vous imaginez pas que je lecomprenne. Je vous ai seulement transmis unaperçu de ce que je vous dirai, dès que je pourraivous voir, si Dieu me le permet.

La réponse du bon François de Salcédo m’aparu charmante ; néanmoins, son humilité a uncachet étrange. Il est conduit de telle sorte dans lavoie de la crainte, que peut-être n’approuve-t-ilpas que nous parlions ainsi de ces sujets. Nousdevons nous accommoder des dispositions desâmes que nous rencontrons. Je vous assure quec’est un saint. Cependant, Dieu ne le dirige paspar le même chemin que vous. Après tout, Il letraite comme une âme forte, et nous, comme desâmes faibles. Sa réponse est très conforme à soncaractère.

Je viens de relire votre lettre. Ce désir de vouslever la nuit dont vous me parlez, je l’ai comprisdans ce sens seulement que vous demeuriez assissur le lit. Cela m’a paru [9] déjà beaucoup, car ilimporte de ne point perdre de votre sommeil ; nevous levez à aucun prix, malgré toute la ferveurque vous pourrez éprouver ; et quand le sommeil

7 Il s’agit d'une explication de cette parole que la Sainte avait entenduedans l’oraison ; Cherche-toi en moi.

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vient, ne le chassez pas. Que n’avez-vous entenduce que me disait le P. Pierre d’Alcantara sur cepoint ? Vous ne seriez plus étonné, même dansl’état de veille.

Vos lettres, loin de me fatiguer, me procurentune vive consolation. Je voudrais pouvoir meconsoler encore en vous écrivant plus souvent ;j’ai tant de travail que cela m’est impossible. Cesoir même, je n’ai pu faire oraison ; cependant, jen’en ai aucun scrupule : je suis seulement peinéede n’avoir pas le temps. Que Dieu nous l’accorde,afin que nous l’employions toujours à son service.Amen.

[Il y a une telle pénurie de poisson dans cetteville que c’est une grande épreuve pour nossœurs ; aussi, j’ai été tout heureuse de recevoir cesrousseaux. Je crois que, vu le temps que nousavons, vous pouviez bien les envoyer sans lesenvelopper de pâte8. Tâchez d’en trouver d’autresou quelques sardines fraîches, quand Sernaviendra, et donnez à la Mère sous-prieure de quoinous les expédier ; son dernier envoi nous estparvenu en très bon état]. C’est une ville étrangeque Tolède pour les personnes qui sont obligéesau maigre, [puisqu’on ne peut jamais trouvermême un œuf frais]. Cependant, je pensaisaujourd’hui que, depuis de longues années, je nem’étais pas si bien portée que maintenant.J’observe la règle comme toutes les autres8 C’était l’usage, à cette époque, pour conserver le poisson frais.

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religieuses, et c’est une très grande consolationpour moi.

[Les strophes que je vous envoie, et qui nesont pas écrites de ma main, ne sont pas de moi ;mais elles m’ont paru bien pour François ; nossœurs de Saint-Joseph en [40] composent à leurfaçon, c’est une sœur de ce couvent qui acomposé celles que je vous remets. Il estgrandement question de ces poésies à larécréation pendant ces fêtes].

C’est aujourd’hui le second jour de l’an.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS.J’avais pensé que vous nous enverriez votre

petit Noël ; ceux-ci n’ont ni pied ni tête, etcependant on les chante. Je me rappelle en cemoment un petit cantique que je composai unjour où j’étais dans une grande oraison ; il mesemblait alors que mon âme goûtait une paix deplus en plus profonde. Je vous l’écris, bien que jene me rappelle plus s’il était conçu en ces termes ;mais vous verrez par là que de Tolède même, jesonge à vous donner quelque récréation :

O Beauté, qui surpassezToutes les beautés,Sans blesser, vous accablez de douleur,Et sans douleur, vous nous arrachezNotre amour des créatures !

O nœud qui joignez ainsiDeux objets si distants,Je ne sais pourquoi vous vous défaites !

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Puisque, quand vous existez, vous donnez la forceDe tenir les maux comme des biens.

Le rien, vous l’unissezÀ l’Être infini,Et sans le faire disparaître, vous le transformez.Ne trouvant rien en lui qui soit digne de votre amour, vous l’aimez ;Par vous, notre néant devient grandeur. [11]

Je ne me rappelle pas le reste. Quelle tête defondatrice ! Je puis vous assurer, cependant, queje croyais avoir tout mon bon sens quand jem’exprimais de la sorte. Que Dieu vous pardonnede ce que vous me faites perdre le temps ! J’aipensé que ces strophes pourraient vous attendriret vous donner de la dévotion ; mais n’en parlez àpersonne. Dona Yomar était avec moi à l’époqueoù je les composai. Veuillez lui présenter mesrespects.

LETTRE CLIII. 1577. 3 JANVIER. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Son affection pour elle. Les sœurs de Paterna.Perfection de don Laurent. Affaires diverses.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE, MA

FILLE !Évidemment, vous aurez eu de belles fêtes de

Noël et un heureux premier de l’an, puisque notrePère était là. Si je m’y étais trouvée, j’en auraisjoui comme vous. Les difficultés où il se trouve

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ne semblent pas près de finir ; voilà pourquoi jecommence déjà à sentir la solitude où il nouslaisse. Oh ! quelle gelée nous avons ! Peu s’en fautque nous ayons autant de froid qu’à Avila.Cependant, ma santé est bonne. Je souhaite déjàde voir des lettres de Séville ; on dirait que je n’enai pas reçu depuis de longs jours. Les courriers, jele sais, mettent beaucoup de temps pour venir àTolède comme à vous arriver. Il est vrai, tout estretard quand on désire une chose. [12]

J’ai vu que vous me marquiez sur l’enveloppede votre lettre que vous êtes mieux depuis votresaignée ; mais la lièvre vous a-t-elle quittée ? voilàce que je voudrais savoir. Votre lettre m’a causéune vive joie ; toutefois, je serais plus contenteencore de vous voir. Gela me procurerait un vraibonheur en ce moment, et nous serions, je crois,très amies. Il y en a peu avec qui j’aurais autant deplaisir de traiter certains points qu’avec vous,parce que vous êtes, je vous l’assure, tout à fait àmon goût. Je me réjouis grandement quand jevois dans vos lettres que vous me comprenez.Plaise à Dieu de permettre que nous puissionsnous revoir ! vous ne seriez plus si simple et vouscomprendriez combien je vous aime : c’est pourcela que votre mal me cause tant de peine.

Quant aux souffrances de la Mère prieure deMalagon, personne n’y entend rien. On dit qu’elleest un peu mieux ; cependant, elle a toujours unetrès forte fièvre, et ne peut se lever ; je voudrais

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bien qu’elle fût en état d’être amenée ici. Nemanquez pas, vous et toutes les sœurs, de larecommander instamment à Dieu ; comme je saisqu’il n’est pas nécessaire d’insister, je ne vous ledis pas chaque fois.

N’avez-vous pas remarqué que je n’écrisjamais à mon Père sans me procurer le plaisir devous écrire, malgré toutes mes occupations ? Jevous assure que j’en suis moi- même étonnée.Puissé-je écrire ainsi de temps en temps à masœur Gabrielle ! Recommandez-moi beaucoup àelle, à Béatrix et à sa mère, enfin à toutes lessœurs.

J’écris à mon Père que, les sœurs de Paternaayant un tel besoin de religieuses converses, ilserait utile de leur envoyer quelques-unes desnôtres ; elles seraient d’un grand secours pour lesautres, qui, je vous l’assure, sont en très petitnombre. Faites-leur parvenir toutes mes [13]amitiés et ne manquez jamais de me donner deleurs nouvelles. Notre Père, me dit le P.Ambroise9, jouit d’une santé excellente. Je vousen ai déjà exprimé ma plus vive reconnaissance,car je pense qu’il le doit en grande partie à vossoins. Béni soit Dieu qui nous accorde une tellegrâce !

Bien des choses de ma part au P. Antoine ;comme il ne me répond jamais, je ne lui écris pas.Laissez-le ignorer, autant que possible, les9 Le P. Ambroise de Saint-Pierre.

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nombreuses lettres que nous nous écrivons, etprévenez mon Père qu’il ne lui en parle pas.Présentez mes respects à Monsieur GarciaAlvarez et à qui vous le jugerez à propos.

Je me suis rappelé que je voulais vousdemander ce que vous aviez fait la nuit de Noël.Veuillez me le dire et demeurez avec Dieu. Plaiseà Sa Majesté de vous élever à la sainteté, commeje L’en supplie !

C’est aujourd’hui le 3 janvier.Mon frère m’a écrit hier. ; il n’est nullement

éprouvé par les gelées. Nous avons vraiment dequoi louer Dieu de toutes les faveurs qu’il enreçoit dans l’oraison. Il le doit, dit-il, aux prièresdes Carmélites déchaussées. Ses progrès dans laperfection sont considérables. 11 nous fait dubien à toutes. Que les sœurs de Séville nel’oublient pas !

VotreThérèse de JÉSUS, Carmélite.

Veuillez tourner la feuille.J’ai remis à une sœur pour le copier le papier

de notre Père, celui qu’il écrivit au sujet del’affaire de Monsieur Garcia Alvarez : il contientde très bons conseils pour tous nos monastères.J’en voulais une copie pour Avila. Mais on ne leretrouve plus ; on dirait que c’est le démon [14]qui l’a fait disparaître. En tout cas, veuillez m’enenvoyer une autre copie exacte et bien lisible ; nel’oubliez pas.

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LETTRE CLIV10. 1577. 9 JANVIER. TOLÈDE.

AU PÈRE GRATIEN, EN ANDALOUSIE.

Joie d’avoir de ses nouvelles. Traité sur la confession.Plan de réforme pour les Carmélites mitigées. Joie d’Angèle.Un bon marieur.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité, mon Père !Oh ! que de bénédictions vous a envoyées

votre vieille fille, en recevant aujourd’hui, 9janvier, la lettre que vous lui avez adressée par leP. Mariano ! La veille des Rois, j’en avais reçu uneautre avec la commission que vous m’avez remisepour Caravaca. Deux jours après, je trouvais unmessager sûr pour porter cette commission auxsœurs de ce monastère, ce qui fut une grande joiepour moi.

Malgré toutes vos précautions pour mecacher votre mal, votre lettre m’avait grandementaffligée. Béni soit Dieu de la faveur insigne qu’ilm’a accordée en vous rendant la santé ! J’avaisécrit immédiatement à tous les monastères quej’avais pu, pour qu’on vous recommandât à SaMajesté. Je vais leur écrire de nouveau, et leur [15]annoncer la bonne nouvelle ; je ne vois pasd’autre moyen de les tranquilliser. C’est un trèsgrand bonheur que votre dernière lettre soit déjà

10 Cette lettre contient un fragment très intéressant qui est traduit pour lapremière fois en français.

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venue. Chaque jour, vous m’obligez davantagepar le soin que vous avez de me contenter ;j’espère que le Seigneur vous en récompensera.

J’ai trouvé charmant, je vous l’assure, quevous vous occupiez en ce moment de composerun traité sur la confession11, comme si vousn’aviez aucun autre travail. Cela me parait trop :nous ne devons pas demander à Dieu desmiracles. Sachez-le, mon Père, vous n’êtes pas defer ; il y a beaucoup de Pères de la Compagnie deJésus qui ont la tête fatiguée par suite d’un travailexcessif.

Quant à ce que vous me dites de la perte deces âmes qui étaient entrées en religion pourservir Dieu, il y a longtemps que j’en gémis. Cequi pourrait porter d’heureux fruits chez elles, ceserait de bons confesseurs ; voilà pourquoi, dansles monastères où nos Carmélites déchausséesdoivent aller porter la réforme, il faut vousappliquer à ce point ; sans cela, je crains qu’ellesne fassent pas tout le bien qu’on en attend. Sivous les resserrez à l’extérieur, et qu’elles n’aientpersonne qui les aide pour l’intérieur, elles aurontbeaucoup à souffrir. C’est ce que j’ai éprouvémoi-même jusqu’au jour où l’on nous donna pourconfesseurs, à l’incarnation, nos Pères Carmesdéchaussés. Puisque V. P. ne se proposemaintenant que de remédier à l’état des âmes,

11 Il ne s’agit pas ici d’un confessionnal, comme on l’a pensé à tort, mais d’unTraité sur la confession.

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agissez promptement et procurez-leur quelqu’unqui les dirige ; mais portez la défense que, partoutoù se trouvera un monastère de religieux, aucund’entre eux n’ira troubler les sœurs. Je crois que leP. Millan est à Antequera. Peut-être ilconviendrait pour cela ; du moins, les lettres qu’il[16] à écrites à V. P. me plaisent beaucoup. Je priele Seigneur de tout diriger ! Amen.

Oh ! comme la perfection avec laquelle vousécrivez à Esperanza me réjouit ! Pour les lettresqui doivent être montrées aux autres, il est bonqu’elles soient ainsi ; c’est même votre intérêt.Oh ! comme vous avez grandement raison dedire, en parlant des qualités nécessaires pourréformer, que l’on ne doit pas chercher àconquérir les âmes comme les corps, par la forcedes armes ! Que Dieu vous garde à monaffection ! Vous me procurez la joie la plus vive.Je voudrais être très parfaite, afin de vousrecommander instamment au Seigneur, je veuxdire, afin qu’il exauce mes vœux et soutienne moncourage. Grâce à Sa Majesté, je rie suis jamaiscraintive que quand il s’agit de Paul ! Oh ! commeAngèle s’est réjouie des sentiments qu’il lui montredans une page écrite à la suite de la lettre qu’il luia envoyée ! Elle voudrait lui présenter millerespects et assure V. P. que vous pouvez bien êtresans peine. [L’union réalisée par un tel marieur esttellement étroite qu’elle ne finira, dit-elle, qu’avec

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la vie12. Après la mort, elle sera même plus ferme.La folie de la perfection ne saurait arriver si haut ;il y a plus, le souvenir de cette union ne faitqu’aider Angèle à bénir le Seigneur. La liberté dontelle jouissait précédemment était pour elle untourment. Au contraire, la sujétion où elle est luiparaît préférable et plus agréable à Dieu. Elletrouve, en effet, quelqu’un qui l’aide à amener desâmes au Seigneur et à Le bénir. Gela lui procuretant de soulagement et de joie que j’ai le bonheurd’en avoir une large part. Que Dieu soit béni detout] !

L’indigne fille et sujette de Votre Paternité,Thérèse de JÉSUS. [17]

LETTRE CLV. 1577. MILIEU DE JANVIER. TOLÈDE.

AU PÈRE MARIANO, À MADRID.

Une postulante de Monsieur Nicolas. Don Gaspar deQuiroga, nommé archevêque de Tolède. Agitation desCarmes mitigés.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE !Oh ! quelle grande joie j’ai éprouvée en

apprenant que vous êtes bien portant ! Que leSeigneur en soit béni à jamais ! car tous ces joursderniers, j’étais fort préoccupée à votre sujet.Veillez sur vous, pour l’amour de Dieu ; et,pourvu que vous ayez de la santé, touts’arrangera. À la vérité, dès que je vous vois12 Cfr. Relation X de la sainte, t. III de cette édition.

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malade ou dans la peine, je comprends combienje vous aime dans le Seigneur.

Avant que je l'oublie, je vous prie de ne rienfaire en ce moment pour attirer Monsieur Nicolasà Madrid. Vous rendriez un très mauvais serviceaux religieuses de Séville. Attendez que cetteveuve soit entrée. D’après la Mère prieure, ledémon cherche à l’en détourner, et MonsieurNicolas s’entend à la diriger. Cette dame, sansdoute, semble résolue à venir chez nous, mais il yen a plusieurs qui lui donnent des scrupules ; vousvoyez combien cette affaire est importante pourles sœurs, puisqu’elles pourraient, avec sa dot,payer le monastère.

C’est une vive joie pour moi que Dieu nousait donné ici un excellent archevêque13. Quant auxcalomnies de ces [18] religieux contre la personnedont vous parlez, je ne m’en préoccupe pas ; il enadviendra comme des précédentes. D’ailleurs,elles tombent sur quelqu’un qui est altéré desacrifices.14

J’ai reçu aujourd’hui votre lettre, etimmédiatement j’ai envoyé à l’archidiacre celleque vous lui adressez. Je crois qu’il ne fera rien ;mon désir est que nous cessions enfin de luicauser de l’ennui. D’ailleurs, nous avonsmaintenant un archevêque. Cela seul ne suffirait-il

13 Don Gaspar de Quiroga, qui avait été précédemment évêque de Cuencaet grand inquisiteur.14 Le P. Gratien.

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pas, comme, je me le suis demandé, pourl’engager à parler lui-même aux religieux d’ici,puisque l’affaire est déjà publique ?

Si on agit vis-à-vis du P. Tostado commevous l’annoncez, soyez sans crainte, ceux deTolède, je dis les religieux, ne remueront plus.

Je suis contente que vous alliez voir Madamedoña Louise ; nous lui sommes grandementredevables sous tous les rapports. Elle m’a écritqu’elle pensait recevoir votre visite. L’archidiacrem’a prévenue qu’il ne négligerait rien pour qu’onréponde promptement à la lettre et qu’il viendrame trouver. J’aurai soin d’y veiller, car tous cesjours derniers, il m’a été impossible de m’enoccuper.

Je n’avais pas osé vous donner de plus amplesexplications dans mes lettres précédentes ; mais jevous annonce maintenant que je n’ai pas vu lemoment où je pourrais tirer des mains de cesbons religieux l’affaire dont le Père Jean Diaz lesavait chargés ; ce même Córdoba est un cousindu P. Valdémoro15, et l’autre, un ami du P. prieuret du P. provincial16. Tout ce que disaient [19] cesderniers, ce qui n’était pas peu de chose, ils leregardaient comme certain. Je m’imagine qu’ils nevoudraient pas tromper, du moins sciemment, carils sont l’un et l’autre des hommes de bien ;

15 Prieur des Carmes mitigés d’Avila.16 Le P. prieur de Madrid s’appelait Maldonado, et le P. provincialMagdaleno.

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néanmoins, quand on va évidemment contre lajustice, on ne saurait apporter beaucoup d’ardeurà agir.

D’après ce que nous pouvons conjecturer,notre Père serait maintenant à Grenade, oùl’archevêque l’a prié de retourner, comme mel’écrit la prieure de Séville ; je ne sais pas autrechose.

Veuillez vous montrer reconnaissant enversMonsieur Nicolas de son dévoûment pour lessœurs. Par charité, laissez-le faire : si Dieul’appelle à des négociations plus importantes quecelles dont l’archevêque l’a chargé, Il saura luitrouver un remplaçant près de ce dernier. Je seraispeinée, cependant, de tout ennui qui pourrait luiarriver ; rien d’étonnant à cela, car nous luidevons beaucoup. Il y a longtemps que j’avais lacertitude que le grand inquisiteur serait nommé àTolède. C’est un bonheur pour nous, mais...17 [20]

LETTRE CLVI18. 1577. MILIEU DE JANVIER. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Le Père Barthélemy de Aguilar. Carnet de la Prieure.La Provinciale. Postulante aux lingots d’or. Parallèle entre lapetite Béla et Thérésita. Étoffes de serge, chapelain modèle.

17 Le reste de la lettre manque.18 Cette lettre contient trois fragments traduits pour la première fois ; elleest augmentée d’un tiers.

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JÉSUS SOIT AVEC VOUS, MA FILLE iAfin de ne point l’oublier, je vous prie tout

d’abord de me dire pourquoi vous ne me donnezjamais de nouvelles de mon Père dominicainBarthélemy de Aguilar ; nous lui devons pourtantbeaucoup, je vous assure. C’est lui qui nous avisade tous les inconvénients de cette maison quenous avions achetée, et qui nous en lit sortir.Chaque fois que je songe à ce que nous y aurionsenduré, je ne saurais assez rendre grâces à Dieude nous en avoir préservées. Qu’Il soit béni detout ! Soyez-en persuadée, ce Père est excellent,et, pour les choses de religion, il a plusd’expérience qu’un autre. Je désire que vousn’omettiez pas de l’appeler de temps en temps ;c’est un très bon ami et il est très entendu ; on neperd rien à avoir pour le monastère desconseillers de ce mérite. Voici une lettre pour lui ;veuillez la lui transmettre.

J’ai trouvé charmant, je vous le déclare,l’envoi de ce mémoire où sont marquées lesaumônes que vous avez [21] reçues et les grossessommes que vous avez gagnées par votre travail.Plaise à Dieu que tout cela soit vrai ! ce serait unegrande joie pour moi ; mais vous êtes tellementrusée : je crains qu’il n’y ait là quelque habileté devotre part ; j’ai la même pensée sur les bonnesnouvelles que vous me donnez de votre santé,tant j’en suis contente.

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Notre prieure de Malagon est toujours dans lemême état. J’ai instamment prié notre Père de medire si l’eau de Loja19, bien qu’expédiée d’une telledistance, serait bonne pour cette malade ; veuillezle lui rappeler. Je viens de lui envoyer aujourd’huiune lettre par un ecclésiastique qui allait le voirseulement pour une affaire, ce qui m’a causé unvif plaisir ; je ne lui écris donc pas maintenant parvotre intermédiaire. C’est une grande charité quevous me faites en m’envoyant ses lettres ; maissoyez très certaine qu’alors même que vous n’enauriez pas à me remettre de notre Père, celles deV. R. seraient toujours les bienvenues ; n’ayezaucune crainte sur ce point. J’ai envoyé à doñaJeanne de Antisco20 tout le paquet que vous luimandiez ; elle ne m’a pas encore répondu. Quandil s’agit de semblables personnes, n’y regardez pasde très près, alors même que vous prendriez surles biens du couvent, surtout maintenant quevous n’êtes plus dans la même nécessité qu’audébut ; si, en effet, vous étiez dans la gêne, vousseriez plus obligée envers vos filles.

Oh ! quelle vanité vous devez avoir,maintenant que vous êtes moitié Provinciale21 !Comme j’ai trouvé [22] charmant ce que vous medites avec tant de dédain : voici les couplets que19 Ville située à 8 lieues de Grenade.20 Mère du P. Gratien.21 Pendant l’absence du P. Gratien, elle était chargée non seulement de soncouvent de Séville, mais encore de la direction de celui de Paterna, queplusieurs de ses filles étaient allées réformer.

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vous envoient les sœurs ! quand tout cela est devous. Je crois que ce ne sera pas mal. Puisque,comme vous le déclarez, vous n’avez personnedans votre monastère pour vous reprendre, jeveux m’en charger, afin que vous n’ayez pas devanité. Au moins, vous ne voulez pas dire desottise, ni faire quoi que ce soit qui ne vousparaisse pas bien. Plaise à Dieu que vous n’ayezjamais en vue que sa gloire ! et ce ne sera pointblâmable. Je ris de moi en ce moment, quand jeme vois tellement chargée de lettres, et passermon temps à vous dire des riens. Volontiers jevous pardonne votre prétention d’attirer cettepostulante aux lingots d’or, pourvu que vousréussissiez, car j’ai le plus vif désir de vous voir àl’abri de toute préoccupation ; à la vérité, monfrère est tellement avancé en vertus qu’il viendraitde grand cœur vous secourir dans tous vosbesoins.

[Vous êtes plaisante de ne pas vouloir qu’il yen ait une autre comme Thérèse. Croyez-moicependant, bien que ma petite Béla22 n’ait pas lesgrâces naturelles ni certaines qualités dont Dieu avisiblement enrichi Thérèse, elle l’emporte surcette dernière par l’intelligence, par l’habileté et ladouceur ; on peut la diriger comme on veut. C’estextraordinaire que l’adresse de cette enfant. Elle a

22 Abréviation du mot Isabela ; il s’agit d’une sœur du Père Gratien qui setrouvait au monastère de Tolède et était âgée de huit ans environ, commenous l’avons vu.

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des statues qui représentent de pauvres pasteurs,quelques petites religieuses et Notre-Dame : iln’est pas de fête où elle n’organise avec celaquelque chose de nouveau soit dans son ermitage,soit à la récréation ; elle nous chante quelquescouplets de sa façon d’un air tellement gracieuxqu’elle nous ravit toutes. Je n’ai qu’un chagrin [23]avec elle : je ne sais comment lui redresser leslèvres, qui sont très pincées. Elle rit froidement,et cependant, elle est toujours souriante : je luifais ouvrir, fermer la bouche, ou je l’empêche derire ; elle dit qu’elle n’y peut rien et que la faute enest à sa bouche, et c’est vrai. Quand on a vucombien Thérèse est pleine de grâces et decharmes en tout, on désire la revoir encore ; ainsien est-il pour Béla, bien que je ne le lui dise pas ?Tout cela est pour vous seule. N’en parlez àpersonne ; mais vous auriez plaisir à voircomment je m’occupe à lui redresser les lèvres. Jecrois qu’une fois plus grande, elle ne sera plus sipincée ; du moins, elle ne l’est pas dans sesparoles. Je vous envoie ce portrait de vos deuxpetites, afin que vous ne pensiez pas que je voustrompe lorsque je vous dis que Béla l’emporte surThérèse. C’est pour vous faire rire un peu que jevous ai raconté cela. Quant au travail que je vousdonne pour m’obtenir et m’envoyer des lettres,ne craignez pas que je vous en dispense].

J’ai trouvé charmants les couplets qui me sontvenus de Séville ; j’ai envoyé à mon frère les

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premiers et quelques-uns des autres, car tousn’étaient pas également réussis. Je crois qu’onpourrait les montrer au saint vieillard23, et lui direqu’ils vous servent à passer les récréations ;d’ailleurs, en tout cela, on ne parle que le langagede la perfection ; il est juste de donner un petitdivertissement à un homme à qui nous devonstant. J’avoue que sa charité excessive me ravit.

Sachez qu’on relate des choses graves denotre Père Garcia Alvarez ; on prétend qu’il faitde vous de grandes orgueilleuses ; veuillez le luidire. En ce moment, nos sœurs d’Avila sedemandent avec crainte ce qu’elles doivent vousrépondre, car mon frère les en a chargées [24] enleur remettant la lettre que vous lui aviezadressée.

[Je vous annonce qu’aucune d’elles ne porte lapetite étoffe de serge ; personne, ici, ne l’a portéenon plus, excepté moi. Même maintenant, avectous les froids que nous avons eus, je n’ai pas pum’accommoder d’un autre habit, à cause de mesdouleurs de reins, que je redoute beaucoup. Maison me gronde tellement que j’ai du scrupule de legarder. D’un autre côté, comme notre Père m’apris le vieil habit de grosse serge que j’avais, je nesais plus que faire. Que Dieu pardonne à nossœurs ! Malgré tout, je vous assure qu’avec leschaleurs que vous avez à Séville, il vous estimpossible de porter des jupes qui ne soient pas23 Le P. Pantoja, prieur de la Chartreuse de Séville.

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légères. Sachez que l’habit lui-même doit être deserge. Quant aux jupes, cela importe peu].

Jusqu’à ce qu’on m’ait apporté ce quem’envoie mon saint Prieur24, je ne sais commentlui écrire ; je ne puis, en effet, lui accuserréception de son message. Le muletier portera maréponse. O Jésus ! combien je lui suis obligée detous les services qu’il nous rend !

Comme la lettre de ma sœur Gabrielle nous aégayées, et quelle dévotion nous ont donnée ladiligence de nos saints de Séville et lamortification de mon bon Père Garcia Alvarez !Je prie instamment Dieu pour eux. Présentez tousmes compliments à ce Père et aux religieuses ; jevoudrais écrire à chacune en particulier, tant estgrand l’amour que je leur porte, il est certain queje les aime d’une manière toute spéciale, bien quej’en ignore la cause. Mes compliments à la mèrede la Portugaise25 et à Delgada. Pourquoi ne medites-vous jamais rien de Bernardine Lopez ?

Lisez cette lettre que j’envoie à Paterna, et, sielle n’est [25] pas bien, corrigez-la ; puisque c’estvous qui êtes supérieure de cette maison, voussavez mieux que moi ce qu’il faut dire. Plaise à SaMajesté de vous récompenser de votre sollicitudepour les sœurs de ce monastère ! Je parlesérieusement, je vous assure ; un tel dévoûmentde votre part me cause la plus vive consolation ;

24 Le P. prieur de la Chartreuse de Séville.25 Blanche de Jésus-Marie avait pour mère doña Éléonore Valera.

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mais quel malheur ! je ne sais jamais acheverquand je vous écris. Plaise à Pieu que vous nevous appliquiez pas, comme notre Père, à metenir sous le charme ! Que le Seigneur lui-mêmevous tienne sous le charme et vous ravisse enLui ! Amen. Amen.

De Votre Révérence la servante,Thérèse de JÉSUS.

[Ouvrez cette lettre que j’envoie à la prieurede Paterna et lisez-la ; c’est par erreur que je l’aifermée. Lisez cette autre qui est pour le prieur deNotre-Dame des Grottes. Je me suis décidée,cependant, à lui écrire ; mais j’étais tellementpressée que je ne sais ce que j’ai dit. Après l’avoirlue, ayez soin de la fermer]. [26]

LETTRE CL VIL26. 1577. 17 JANVIER. TOLÈDE.

À DON LAURENT DE CÉPÉDA, AVILA.

Remercîments pour un envoi de dragées et desardines. Explication du vœu. Conseils sur l’oraison. Uncilice. Pastilles des Carmélites. Postulante aux lingots d’or etaffaires des Carmélites de Séville. Bolilla pour MonsieurPierre de Ahumada.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS ![Je vous ai déjà dit dans la lettre que le

courrier d’Albe vous a portée que les sardinesétaient venues en bon état et que les dragées sontarrivées à temps ; mais je désire que vous gardiez

26 Cette lettre contient trois fragments traduits pour la première fois enfrançais.

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pour vous les meilleures. Que Dieu vousrécompense ! Cependant, à partir de ce moment,ne m’envoyez plus rien ; quand je voudraiquelque chose, je vous le demanderai. Je vousfélicite de ce que vous allez vous établir dans lequartier de nos sœurs de Saint-Joseph ; maisveillez bien encore à ce que je vous ai dit d’unechambre de cette maison que vous devezoccuper ; si l’on n’y a pas fait de réparations, il y adanger ; ces réparations s’imposent. Examinezavec soin cette chambre et tout le reste de lamaison].

Quant au secret que vous devez garder sur cequi me concerne, je n’ai pas prétendu vous yobliger sous peine de péché. Je suis très opposéeà des engagements [27] de cette sorte ; vouspourriez y manquer par inadvertance. Il suffit quevous sachiez que vous me causeriez de la peine eny manquant.

J’arrive à votre vœu27 : mon confesseurm’avait déjà dit qu’il était nul. J’ai été trèscontente de cette réponse, car j’étais déjàpréoccupée. Je lui ai parlé, en outre, del’obéissance que vous m’aviez promise et quim’avait paru hors de propos. Il l’approuvecependant, mais à la condition que ce ne soit pasun vœu fait à moi, ni à personne ; ma volonté estque votre obéissance ne soit pas accompagnée devœu, et encore je ne l’accepte qu’avec peine ;27 Voir la lettre du 2 janvier précédent.

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néanmoins, pour votre consolation, j’en passe parlà, à condition que vous ne fassiez de vœu àpersonne.

Vous constatez, et j’en suis heureuse, que lePère Jean de la Croix vous comprend : il a, eneffet, l’expérience de ces choses spirituelles. DonFrançois, de son côté, en a quelqu’une ; toutefois,il n’a pas celle des grâces que Dieu vous accorde.Que ce Dieu soit béni à jamais ! oui, à jamais ! Ilest donc bien avec nous deux maintenant !

Notre-Seigneur se montre plein de bonté. Ilsemble vouloir manifester sa grandeur en élevantet en comblant de hautes faveurs des âmesmisérables comme les nôtres ; car je ne connaispersonne qui le soit autant que vous et moi. Jevous dirai que, depuis huit jours, je suis combléede tant de grâces, que, si cela durait, il me seraitdifficile de m’occuper de toutes les affaires de laRéforme. Dès avant ma dernière lettre, lesravissements me sont revenus, et j’en ai étépeinée, parce qu’ils ont eu lieu en public àplusieurs reprises ; ils m’ont saisie même àmatines ; je ne pouvais y résister ni les dissimuler.J’en demeure tellement confuse, que je voudraisme cacher je ne sais où. Je prie Dieu instammentde ne pas m’accorder [28] ces grâces en public ;demandez-le-lui de votre côté pour moi, car il y ade grands inconvénients à cela, et ces faveurs neprouvent pas que l’oraison soit plus élevée.

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Tous ces jours derniers, j’étais, pour ainsi dire,semblable à une personne ivre ; je comprends, dumoins, que l’âme se trouve bien dans l’état où elleest. Comme ses puissances sont enchaînées, il luiest difficile de s’occuper j d’autre chose que de cequ’elle aime.

Les huit jours précédents, je m’étais trouvéepresque constamment impuissante à avoir mêmeune bonne pensée ; j’étais dans l’aridité la pluscomplète, et, à la j vérité, j’avoue que sous uncertain rapport, j’en éprouvais de la joie. Celam’était arrivé d’autres fois comme maintenant ; etc’est toujours pour moi un vif plaisir de voir lepeu que nous pouvons par nous-mêmes.

Béni soit Celui qui peut tout ! Amen. Je vousen ai assez dit sur ce point. Il ne convient pas demarquer le reste dans une lettre, ni même d’enparler. Il est juste que nous ayons soin deremercier Notre-Seigneur l’un pour l’autre. Aumoins, faites-le pour moi ; car je ne saurais luimontrer toute ma gratitude, et il est nécessaireque l’on m’aide beaucoup.

Quant à cette faveur que vous me dites avoirreçue, je ne sais que vous répondre ; elle estcertainement plus élevée que vous ne pensez ; etelle sera pour vous le commencement de trèsgrands progrès, si vous ne la perdez pas par votrefaute. Je suis déjà passée par cette sorte d’oraison,après laquelle l’âme a coutume de goûter le repos,et s’adonne parfois à certaines pénitences. Cela a

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lieu surtout quand l’impétuosité de l’amour a étéexcessive ; l’âme semble ne pouvoir la supporterqu’en s’appliquant à souffrir quelque chose pourDieu. C’est une touche d’amour qui est faite àl’âme ; si elle vient à augmenter, [29] vous saisirezce que vous me dites n’avoir pas compris de mescouplets. C’est alors une peine très vive, unedouleur très grande qu’on éprouve, sans savoir dequoi, mais c’est quelque chose qui est plein desuavité. Et, bien que ce soit comme une blessureque l’amour de Dieu fait à l’âme, on ne sait où, nicomment elle est faite ; on ignore, en outre, sic’est une blessure, et ce que c’est ; on sent unedouleur pleine de délices : on se répand enplaintes et on s’écrie :

« Sans blesser, vous accablez de douleur !Et sans douleur vous nous arrachezNotre amour des créatures ! »

Lorsque l’âme est véritablement blessée de cetamour de Dieu, elle se défait sans peine de celuides créatures ; je veux dire quelle n’a plus aucuneattache ici-bas. Elle n’arrive pas à un tel résultatsans cet amour de Dieu ; c’est une peine pournous que de nous éloigner tant soit peu descréatures que nous aimons beaucoup ; et la peineest incomparablement plus grande quand il fauts’en sevrer complètement. Toutefois, lorsque leSeigneur s’empare d’une âme, Il lui donnegraduellement un empire souverain sur toutes leschoses créées. Le sentiment de sa présence et la

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suavité que l’âme goûte alors passent, il est vrai,comme si vous n’aviez rien éprouvé : c’estprécisément ce dont vous vous plaignez ; maiscela doit s’entendre seulement des impressionsdes sens que Dieu a voulu appeler à partager lajoie dont l’âme est inondée, et non de l’âme quipossède toujours cette faveur et qui n’en demeurepas moins très riche de grâces, comme les effetsne tardent pas à le démontrer.

Ces tribulations dont vous me rendezcompte, et qui [30] vous arrivent après l’oraison,ne doivent pas vous préoccuper. Je n’ai jamaisrien éprouvé de tel, je l’avoue. Le Seigneur, danssa bonté, m’a toujours préservée de ces passions ;je m’imagine que la joie de l’âme étant excessive,la nature doit en être impressionnée. Avec l’aidede Sa Majesté, cela passera, pourvu que vous n’yattachiez pas d’importance, comme quelquespersonnes me l’ont dit. De plus, vous verrezdisparaître ces tremblements dont vous meparlez. L’âme n’étant pas habituée à cette faveurs’étonne, et elle a bien de quoi s’étonner : maisque cette faveur lui soit accordée plusieurs fois,elle s’y habitue, et se dispose mieux à recevoir lesgrâces de Dieu. Ne négligez rien pour résister àces tremblements et à toute autre manifestationextérieure, pour ne point en contracterl’habitude ; cela serait un embarras plutôt qu’unsecours.

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Cette chaleur que vous ressentez, me dites-vous, est très indifférente pour la piété ; elle seraitde nature à nuire à la santé, si elle était excessive ;elle disparaîtra sans doute avec les tremblements.Ces sortes de choses dépendent, à ce que je crois,des tempéraments. Comme vous êtes sanguin, legrand mouvement de l’esprit, ainsi que la chaleurnaturelle qui reflue à la partie supérieure et arriveau cœur, peuvent en être la cause ; toutefois, je lerépète, ce n’est pas là un signe que l’oraison soitplus élevée.

Je crois avoir déjà expliqué cet état où vousêtes, dites- vous, après l’oraison, quand il voussemble qu’il n’en reste rien. Je ne sais si ce n’estpas là ce dont parle saint Augustin quand il dit :« Que l’esprit de Dieu passe ! sans laisser detraces, semblable à la flèche qui n’en laisse pasdans l’air. » Oui, je me rappelle maintenant quej’ai répondu à ce point. Ne vous étonnez pas decette [31] distraction de ma part, car j’ai reçu unefoule de lettres depuis l'arrivée de la vôtre, et, ence moment, j’en ai encore beaucoup à écrire,parce que le temps m’a manqué.

D’autres fois, l’âme est en tel état qu’elle nepeut revenir à elle-même pendant plusieurs jours ;elle ressemble alors au soleil, dont les rayonsportent la chaleur, tandis que lui-même ne se voitpas. Il en est ainsi de l’âme ; on dirait qu’elle estdans un autre endroit que le corps et qu’elle

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l’anime sans être en lui, parce qu’il y a quelqu’unede ses puissances qui est suspendue.

Le genre de méditation que vous suivez,quand vous n’êtes pas dans l’oraison de quiétude,est très bon, grâce à Dieu.

Je ne sais si j’ai répondu à tout ce que vousme demandez. Les autres fois, je relis toujoursvos lettres ; et ce n’est pas peu d’en avoir letemps ; mais aujourd’hui je n’ai pu le faire que parmorceaux. Ne prenez pas cette peine pour cellesque vous m’écrivez. Je l’avoue, je ne relis jamaisles miennes. Lorsque vous y trouverez quelquesfautes, corrigez-les ; j’en agirai de même pour lesvôtres. D’ailleurs, on comprend tout de suite cequ’on a voulu dire. Ce serait perdre le temps quede se relire, et cela n’aboutit à rien.

Lorsque vous ne pourrez pas vous bienrecueillir à l’heure de l’oraison, ou que vous aurezle désir de faire quelque chose pour Dieu, voiciun cilice que je vous envoie ; il stimulerafortement l’amour de Dieu ; toutefois, j’y metsune condition : c’est que vous ne le portiez àaucun prix après votre toilette, ni quand vousallez prendre votre sommeil. Vous pouvez leplacer de façon qu’il vous incommode un peu. Etencore, je ne vous conseille cela qu’avec crainte.Dès lors que vous êtes très sanguin, la moindreimprudence est capable de vous [32] altérer lesang ; mais il y a tant de joie, quand un aime Dieucomme vous rainiez, à souffrir quelque peu pour

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Lui, ne fût-ce que cette simple petite pénitence,que nous devons tenter un essai.

Après l’hiver, je vous enverrai quelque autrepetit objet, car je ne vous perds pas de vue. Vousme direz comment vous vous trouvez de cettebagatelle ; et c’en est vraiment une, je vousrassure, lorsque, malgré tous les châtiments quenous pouvons nous infliger, nous nous rappelonsce que Notre-Seigneur a souffert pour nous.Cependant, je me prends à rire quand, pour vousrécompenser des bonbons, des cadeaux et del’argent que vous nous envoyez, je n’ai à vousdonner que des cilices.

[Mes respects à Monsieur Aranda. Jetezquelques-unes des pastilles que je vous expédiedans le feu de votre chambre, ou dans le brasero,lorsque vous vous tenez près de lui ; elles sonttrès saines et très pures ; c’est de nos Carmélitesdéchaussées que je les tiens ; nos sœurs n’ont pasbeaucoup de choses aussi curieuses que celles-là.Quelque mortifié que vous vouliez être, vouspouvez vous servir de ces pastilles ; elles sont trèsefficaces contre les rhumes et le mal de tête.

Veuillez remettre ce petit paquet à doñaMarie de Cépéda, au couvent de l’Incarnation.

Je vous annonce que tout est réglé pourl’entrée dans votre monastère de Séville d’unepostulante de choix. Elle a six mille ducats, libresde toute obligation. Elle a déjà donné quelqueslingots d’or d’une valeur de deux mille ducats, et

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insiste beaucoup près des religieuses pour qu’oncommence enfin de payer la maison ; la prieure vas’y mettre, et m’écrit qu’elle est sur le point depayer trois mille ducats. J’en suis très heureuse,car c’était une lourde charge pour ce monastère.Enfin, dès que cette [33] personne aura prononceses vœux, on paiera immédiatement toute lamaison ; peut-être même la paiera-t-on plus tôt.Recommandez cette affaire à Dieu et remerciez-lede la faveur qu’il nous accorde. Vous achèverezde la sorte l’œuvre que vous avez commencée.

Notre Père Visiteur est dans la joie] ; il seporte bien, et continue la visite des monastères.C’est une chose étonnante que la paix qu’ilprocure dans la province et l’affection dont onl’entoure. Il est très secondé, d’ailleurs, par lesprières qu’on fait pour lui, comme par les talentset la vertu que Dieu lui a donnés. Que le Seigneursoit avec vous et vous garde à mon affection ! Jene sais jamais finir quand je m’entretiens avecvous. Tout le monde se recommande instammentà vos prières, et moi aussi. Dites toujoursbeaucoup de choses de ma part à François deSalcédo. Vous avez grandement raison del’aimer : c’est un saint. Ma santé est excellente.

C’est aujourd’hui le 17 janvier.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS.

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J’ai fait demander mon livre28 à l’évêque, parcequ’il me viendra peut-être à l’idée de l’achever, eny ajoutant les faveurs que le Seigneur m’aaccordées depuis. Avec cela, on pourrait mêmecomposer un autre livre assez considérable,pourvu que Dieu daignât m’accorder la grâce desavoir m’exprimer ; dans le cas contraire, la pertesera peu de chose.

[Il m’est venu dans la cassette plusieurs petitsobjets de Thérèse : je vous les renvoie. Cettebolilla est pour Monsieur Pierre de Ahumada ;comme il reste longtemps à l’église, elle lui serviraà se préserver du froid qu’il doit [34] avoir auxmains29. Plaise à Notre-Seigneur de vousrécompenser de votre sollicitude et de vousgarder à mon affection ! Amen. Vous pouvezrecommander à la prieure de Valladolid cetteaffaire de l’argent ; elle s’en acquittera à merveille,car elle connaît un marchand qui est le grand amide ce monastère et le mien ; c’est de plus unexcellent chrétien].

LETTRE CLVIII. 1577. 17 JANVIER. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

La riche postulante. Avis pour la réforme desCarmélites mitigées de Paterna.

28 Vraisemblabement le livre de sa Vie.29 La bolilla était une petite boule en métal qu’on remplissait d’eau chaudeet qu’on tenait entre les mains pour les préserver du froid.

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JÉSUS SOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE !O ma fille, comme votre lettre m’apporte de

bonnes nouvelles, tant de votre santé que de cettepostulante qui nous fera une charité aussiprécieuse que celle de payer le monastère ! Plaiseà Dieu qu’il ne survienne pas quelque difficulté,comme je L’en supplie instamment ! Je seraisextrêmement heureuse de vous voir, vous et vosfilles, délivrées d’un tel souci.

Quand cette personne entrera, veuillezl’entourer de sollicitude ; elle en est vraimentdigne. Je désirerais vivement avoir le temps de luiécrire une longue lettre. Mais j’ai déjà écritaujourd’hui à Avila, à Madrid et à d’autresendroits, et ma tête est fatiguée. [35]

J’ai reçu vos lettres dont vous me parlez. Il enest une des miennes qui doit s’être perdue,puisque vous ne m’en souillez mot. Elle était pourmon Père, le prieur de Notre- Dame des Grottes ;je vous l’envoyais ouverte, afin que vous la lisiez.

Nos sœurs de Séville doivent être bien seulesdepuis le départ de notre bon Père30. Dites àMonsieur Garcia Alvarez qu’il est plus obligéencore que par le passé de vous tenir lieu de père.Je suis heureuse que sa parente soit entrée.Recommandez-moi instamment à ses prières et àcelles des sœurs de Paterna, auxquelles je voudraistant écrire. Expédiez-leur cette lettre pour qu’ellessachent que je suis bien portante, et que je me30 Le P. Gratien.

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suis réjouie de celle où elles me donnaient desnouvelles de Marguerite et du confesseur.Qu’elles ne s’étonnent pas de ce que le genre devie des religieuses n’est point encore semblable aunôtre ; ce serait folie que de l’exigerimmédiatement. Qu’on n’insiste pas tant sur lagarde du silence et d’autres choses qui, en soi, nesont pas péché ; au lieu de préserver de fautes despersonnes qui ont d’autres habitudes, on lesexposerait à en commettre davantage. Il faut dutemps et le secours d’en-haut ; sans cela, ondécouragerait ces religieuses. Nous prionsbeaucoup ici pour elles.

Il est mal que la prieure se laisse injurier,excepté dans le cas où elle pourrait faire semblantde ne pas comprendre. Celles qui gouvernentdoivent savoir que, à part la clôture à laquelle ellessont tenues de veiller, c’est Dieu qui agira pour lereste ; qu’elles commandent donc avec unegrande douceur. Plaise à Sa Majesté d’être avecvous, ma fille, et de vous garder à mon affection,vous et toutes les sœurs ! Présentez-leur mesamitiés.

La prieure de Paterna ne me parle pas plusdans ses [36] lettres de la sœur Saint-Jérôme quesi elle n’était pas dans son monastère, etcependant, cette sœur sera peut-être plus utilequ’elle. Priez-la de me dire ce qu’elle en pense, etque, de son côté, la sœur Saint-Jérôme veuillem’écrire. Toutes les deux doivent mettre en Dieu

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leur confiance, afin de réussir dans toutes leursvues ; mais qu’elles ne s’imaginent pas pouvoirquelque chose par elles-mêmes.

Je me porte bien. La Mère prieure de Malagonest comme de coutume. Dites-moi ; notre Pèreavait-il de l’argent pour son voyage ? J’ai comprisqu’il n’avait rien. Je vous le demande en charité,envoyez-lui la lettre ci- jointe avec beaucoup deprécaution, et le plus tôt possible, par unepersonne sûre. Je suis très peinée que le fiscal deSéville s’en aille. Dieu veut, semble-t-il, paraîtreseul à tout faire. Présentez mes respects au prieurdu Carmel31, et priez mon bon P. Grégoire dem’écrire.

C’est aujourd’hui le 17 janvier.Je me dis de Votre Révérence la servante,

Thérèse de JÉSUS.J’ai été enchantée de ce que vous me racontez

de votre nuit de Noel. Je crois, en effet, que cedevait être beau, car Dieu nous aide toujours aumoment où nous en avons le plus besoin. Nemanquez pas de m’écrire, bien que notre Père nesoit pas à Séville. Pour moi, je vous écrirai moinssouvent, mais c’est uniquement pour vousépargner les ports de lettres. [37]

LETTRE CLIX32. 1577. 21 JANVIER. TOLÈDE.

31 Le prieur des Carmes mitigés de Séville.32 Cette lettre contient deux fragments traduits pour la première fois enfrançais.

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À MARIE-BAPTISTE, PRIEURE ÀVALLADOLID.

Profession de Casilde de Padilla. Aptitudes requisespour la vie du Carmel. Projet de fondation à Aguilar delCampo.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS, MA FILLE !Je vous envoie tous mes vœux à vous et à

celle de vos filles qui a pris le voile33. Plaise à Dieuque vous jouissiez de cette sœur de longuesannées ! Puissiez-vous Le servir toutes les deuxavec la perfection que je Lui ai demandée pourvous ces jours derniers ! Amen.

J’aurais voulu répondre à votre lettre, etcertes, l’occasion se présente favorableaujourd’hui. Comme cela pourrait me fairebeaucoup de mal, parce que je me sens trèsfatiguée, je ne veux pas être longue. J’avais penséattendre pour vous écrire que j’eusse un peu plusde loisir ; mais je tiens à vous annoncer que voslettres sont venues ; elles m’arrivent très bien parcette voie. Je ne vous remets pas la permissionque le Pape a accordée34, car elle est en latin, et jen’ai trouvé encore personne pour m’en donner[38] la traduction ; mais je vous l’enverrai. On mel’a apportée hier, fête de saint Sébastien. Elle acausé la plus vive dévotion aux sœurs et à moi.

33 Casilde de Padilla avait fait sa profession depuis huit jours.34 L’autorisation d’admettre Casilde à la profession à l’âge de 14 ans futaccordée par Grégoire XIII. La Sainte avait déjà été prévenue par le P.Gratien que l’autorisation était obtenue. Cfr. Lettre CXXXV, p. 399, t.1. Ils’agit ici du document pontifical lui-même.

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Béni soit Dieu de ce que tout soit ainsi terminé !Pourvu que Madame doña Marie35 soit contente,je le serai beaucoup. [Présentez-lui de ma parttous mes respects ; donnez à ma chère Casilde ungrand baiser en mon nom. et dites-lui que c’est degrand cœur que je voudrais pouvoir le lui donnermoi-même]. C’eût été une joie très vive pour moide me trouver au milieu de vous. Vous avez euraison de tenir compte des religieux. Tout se serapassé avec plus d’autorité36.

[Quant à la dot de cette autre personne, vousm’assuriez que vous deviez en retranchercinquante ducats pour les frais de la route. Jevous l’ai déjà dit, puisqu’il en était ainsi, pourquoim’annonciez-vous que la dot serait de six centsducats ? Il ne fallait pas vous exprimer de la sorte.Pour le trousseau, j’ai oublié ce qui a étéconvenu]. Toutefois, dès lors que cette personneest ce qu’on dit, peu importe que sa dot n’arrivepas à cette somme ; elle apportera ce qu’elle aura.Je vous le répète, et vous pouvez m’en croire,nous avons grand besoin de religieuses qui aientdu talent. Vous le savez d’ailleurs, quand lespostulantes ont toutes les aptitudes requises pournotre genre de vie, nous n’avons pas besoin detant regarder à leur dot. Sa maîtresse se meurt dechagrin de ce qu’on la lui enlève ; c’est ce que j’ai

35 Marie de Acuña, mère de Casilde.36 Voir la lettre adressée à la Mère Baptiste vers la fin du mois de décembreprécédent.

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appris ; et ce doit être vrai ; voilà pourquoi elle luidonnera bien peu. Son maître est déjà prévenuqu’il la reprendra, dans le cas où elle ne serait pastelle qu’il le déclare. J’ai eu tant d’ennuis àsupporter pour admettre cette [39] postulante quej’ai supposé que c’était peut-être une tentation.

Lisez la lettre ci-incluse, et fermez-la ; vous laconfierez à Monsieur Augustin de Vitoria37, ou àquelqu’un que vous croirez devoir la porterpromptement : on ne saurait l’envoyer, enexposant le destinataire à payer le port ; d’unautre côté, il faut qu’elle lui parvienne sûrement.

Notre Père Visiteur insiste tellement pour quenous réalisions cette fondation38, que, si vous yconsentez, je vais envoyer Antoine Gaïtan, à qui ila d’ailleurs donné le pouvoir de signer lesécritures. Puis, au moindre avis, nous veillerons àamener cette femme qui est vieille et très infirme.Il nous faut bien passer par-dessus quelque chose,car la nécessité où se trouvent les âmes de cettelocalité est très grande. Plaise à Dieu de toutdiriger et de vous garder à mon affection ! Vousvous êtes admirablement tirée d’embarras. Bénisoit Celui qui a tout fait ! Car, pour vous, vousêtes bien peu de chose.

C’est aujourd'hui le 21 janvier.Votre servante,

37 Bienfaiteur de la Sainte et des religieuses de Valladolid. – Cfr. Chap. 29des Fondations.38 Celle d’Aguilar del Campo dont il a été déjà question.

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Thérèse de JÉSUS. [40]

. LETTRE CLX39. 1577. 26 JANVIER. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Remercîments. Pénurie du monastère de Malagon.Bonbons, dragées et patates. Affaire importante.

JÉSUS !Que le Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence, ma fille !Je pourrais, certes, ajouter encore aux éloges

que vos lettres et celles de vos filles contiennentsur notre Père avec tant de raison. Je ne saisquelle tentation cela m’a donné de vous porterune très grande affection. Je commence à croireque vous me payez de retour. Plaise au Seigneurque nous le montrions par les prières ferventesque nous adresserons l’une pour l’autre à SaMajesté !

Hier, fête de la Conversion de saint Paul, lemuletier m’a remis vos lettres, l’argent et le reste ;[le tout était si bien arrangé que cela faisait plaisirà voir] ; le paquet est arrivé en bon état. Que Dieuvous paie la joie que vous m’avez procurée parvotre envoi à la mère40 de notre Père ; aucuneencore n’en est venue là ; et notre Père a été trèssensible à votre attention. Comment ne vousaimerais-je pas beaucoup, puisque vous ne cessez

39 Cette lettre contient un fragment traduit pour la première fois.40 Doña Jeanne Dantisco, mère du Père Gratien.

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de me contenter ? Toutefois, j’ai un peu enviél’Agnus Dei. Ces jours derniers, je désiraisprécisément avoir quelque chose à [41] donner àl'administrateur : il ne laisse passer aucuneoccasion de m’obliger et il s’en acquitte àmerveille ; mais il s’est surtout beaucoup dépensépour notre maison de Malagon, et il continuera.La pénurie de ce monastère est telle que c’est unegrande préoccupation pour mon tempérament.D’ailleurs, il y a dans chacune de nos maisons unepetite croix à porter ; et cela ne me déplaît pas.

Dieu m’accorde une si vive consolation, enme permettant de voir enfin passées les épreuvesde votre monastère, que je ne sais de quoi jepourrais me plaindre. Je Le remercie, en outre, dece que toutes vos affaires vont très bien, et, enparticulier, de l’espoir qu’il me donne qu’unepartie de votre couvent va se payer. Quand, eneffet, je songe que vous avez à donner plus d’unducat tous les jours, je ne laisse pas d’être dans lapeine. C’est un motif pour moi de demander àDieu qu’il vous enlève une telle charge. Plaise, dumoins, à Sa Majesté de la diminuer ! Amen.

Je reviens à l’Agnus Dei ; vu la personne pourqui il était, je n’ai pas voulu manquer de l’envoyer,parce qu’il donnait du prix au reste de votrepaquet, qui était d’ailleurs parfait. Nous avonspris pour nous un petit peu du paquet de baume ;mon Isabelle m’a dit, en effet, qu’on en avaitbeaucoup là-bas. Nous avons gardé, de plus, trois

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petits bonbons de Portugal, afin que vous nepensiez pas que mon Isabelle est la fille d’unemarâtre, et que je ne devais rien lui donner ;d’ailleurs, il en reste encore assez dans le paquetque nous expédions. Plaise à Dieu de vousrécompenser de tout cela, ma fille ! Amen, amen,amen. Qu’Il vous paie ces patates qui sont arrivéesà un moment où je n’ai guère envie de manger,mais qui sont venues en bon état ! Qu’Il vouspaie, en outre, les oranges ! elles ont fait plaisir àquelques-unes de nos sœurs qui sont [42]indisposées, sans être gravement malades. Tout lereste est excellent. Les dragées sont délicieuses, etil y en a beaucoup. J'en ai présenté à doña Louise,qui est venue me voir aujourd’hui. Si j’avais penséqu’elle les aimait tant, je les lui aurais toutesenvoyées de votre part ; la moindre chose venuede nous lui cause le plus sensible plaisir ; mais ilest préférable de donner peu aux dames de cettequalité. Mon frère me remet la meilleure boîte deces dragées que vous lui aviez expédiées. Je suiscontente que tout cela ne vous ait rien coûté. Ilvous est permis de demander à qui vous lepourrez facilement ce que vous voudrez pour l’unou pour l’autre ; quand on vous offre quelquechose, vous pouvez encore dire que vous leprenez pour une personne déterminée ou non ; etcela n’est pas donner des biens du couvent.

Je n’ai pas fait parvenir à la prieure deMalagon de ces bonbons que mon frère m’avait

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remis ; comme elle avait beaucoup de fièvre, celalui eût été nuisible. Mon désir est que vous ne luienvoyiez pas des friandises qui l’échaufferaient ;envoyez-lui d’autres choses, je l’approuve, commedes oranges douces, ou de petits remèdes pourmalades ; car elle a un grand dégoût de toutenourriture. Je souhaiterais vivement la voir venir àTolède. Pour le moment, j’ai confiance qu’elle setrouverait bien de l’eau de Loja. J’ai déjà écrit ànotre Père de nous aviser s’il devait s’arrêter danscette localité, et je prendrais toutes les mesurespour qu’on m’apportât de cette eau. On soigneparfaitement cette malade, ce me semble ; j’aiinstamment recommandé d’y veiller. Ce qu’elleprend en ce moment avec le plus de plaisir, cesont les petits beurres.

Je voudrais répondre longuement à voslettres, que j’ai toutes reçues ; mais le muletierpart demain et vous voyez le beau paquet quej’envoie à notre Père. Pardonnez-moi [43] leport ; il s’agit d’une chose tellement importanteque je crois nécessaire d’en augmenter le prix.Entendez-vous immédiatement avec le P.Grégoire et priez-le de ma part d’envoyer sansretard une personne sûre porter ces lettres. Sivous pouviez avoir Diégo, il irait de bon cœurpour l’amour de moi. Dans le cas où vous netrouveriez pas quelqu’un de confiance pourporter ces lettres immédiatement, ne les remettezà personne ; il y en a quelques- unes que je

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n’aurais jamais osé expédier, si je n’avais comptéabsolument sur le muletier.

On a vu également à Tolède l’ordre que notreP. Général m’avait donné quand j’étais à Séville. Ildéfendait de sortir non seulement à moi, maisencore à toutes les religieuses. On ne pourraitdonc pas les envoyer dans un autre monastère yexercer l’office de prieure, ou y remplir unecharge quelconque. Ce serait une destructioncomplète de la Réforme, supposé que lacommission de notre P. Gratien vint à cessermaintenant. Nous sommes, il est vrai, sous lajuridiction de nos Pères Carmes déchaussés ; maiscela n’est pas assez ; il faut, en outre, que notrePère déclare, pendant qu’il est CommissaireApostolique, que nous pouvons continuercomme précédemment, et sa déclaration serasuffisante pour les religieuses et pour moi. D’unmoment à l’autre, il peut arriver que nous endemeurions là. Je vous demande donc, en charité,de vous presser. Le porteur des lettres attendraitla réponse dans laquelle notre Père donnerait lapermission, car il ne faut pas longtemps pourcela, et il vous la remettrait. Si vous ne pouvezconfier ces lettres au muletier et payer un bonport, ne les envoyez pas. Veuillez dire à notrePère que je vous ai moi-même avisée qu’il devaitvous expédier sa déclaration.

Comme nous avons été simples ! c’estvraiment étonnant. [44] L'administrateur, qui est

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un grand légiste, et le docteur Velasquez ontexaminé ce point ; ils disent que cela se peut, et ilsenvoient une instruction dans ce sens. Plaise àDieu de tout diriger pour sa plus grande gloire !On me commande de poursuivre cette affairesans délai ; voilà pourquoi je me hâte.

C’est très heureux qu’on n’ait pas remisl'argent à Alphonse Ruiz, parce que l’alcade quidevait le porter est ici. J’avais déjà dit à lapersonne chargée de me payer les ports dedonner les vingt réaux, pour n’avoir pas de petitscomptes en retard ; cependant, on se conformeraà ce que vous marquez.

Nous avons pris, en outre, un peu degomme ; j’étais déjà sur le point de vous endemander. On fait avec cela des pastilles de sucrerosé qui me sont très efficaces contre les rhumes ;vous en avez envoyé beaucoup. Jeudi prochain, letout sera expédié avec soin. Ç’a été une profondejoie pour moi de vous entendre dire que votresanté est rétablie ; mais veillez à ne pas voustraiter comme une personne bien portante ; etn’allez pas nous causer encore des préoccupationsplus grandes, car vous m’avez donné de trèsmauvais moments.

Mes amitiés à la sous-prieure, à tous et àtoutes. Je vous écrirai sous peu par le courrier.Encore un seul mot : Casilde a enfin prononcéses vœux. Plaise à Dieu de vous garder à mon

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affection, ma fille, et de faire de vous une sainte !Amen.

De Votre Révérence la servante,Thérèse de JÉSUS.

Bien des choses de ma part à MonsieurGarcia Alvarez, à sa cousine et à tous. [45]

LETTRE CLXI41. 1577. 27 JANVIER. TOLÈDE.

À DON ALVARO DE MENDOZA, ÉVÊQUED’AVILA.

Une satire. Critique de François de Salcedo, de Juliend’Avila, de Saint Jean de la Croix et de don Laurent deCépéda.

JÉSUS !Si l'obéissance ne m’y forçait, je ne saurais, à

coup sur, ni répondre, ni accepter l'office de jugeque vous me confiez. J’aurais plusieurs raisonspour cela ; mais ce ne serait pas, comme leprétendent les sœurs de ce monastère, parce quemon frère figure au nombre des concurrents, etque, par affection pour lui, je paraîtrais donnerune entorse à la justice. Tous les concurrents mesont très chers, et m’ont aidée à supporter mestravaux. Quant à mon frère, il est venu à la fin,lorsque nous avions déjà bu presque tout le calicedes douleurs ; pourtant, il en a eu sa part, et il enaura une plus grande encore, avec l'aide de Dieu.

Plaise au Seigneur de m’accorder sa grâce,afin que je ne dise rien qui me vaille d’être

41 Cette lettre contient un fragment nouveau.

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dénoncée à l'Inquisition ! car j’ai la tête trèsfatiguée par les nombreuses lettres que j’ai dûécrire et les affaires qu’il m’a fallu régler depuishier soir ; mais l'obéissance peut tout. Je mesoumets donc à ce que me demande VotreSeigneurie. Bien ou mal, veuillez l'agréer. J’auraisvoulu m’égayer un instant avec tous ces papiers :il ne faut songer qu’à obéir. [46]

Critique de don François de Salcédo. – Le thèmedont il s’agit est, paraît-il, de l’Époux de notreâme, qui lui adresse ces paroles : Cherche-toi en moi.La preuve que Monsieur François de Salcédo setrompe, c’est qu’il insiste sur ce point que Dieuest en toutes choses. Quel savant pour nousapprendre que Dieu est en toutes choses !

Il parle beaucoup d’entendement et d’union.Mais l’entendement, c’est chose connue, nediscourt pas dans l’état d’union. Or, s’il nediscourt pas, comment peut-il chercher ? J’ai ététrès contente de cette parole de David : J’écouteraice que dit en moi le Seigneur Dieu (Ps. 85, v. 9) ; carcette paix où sont les puissances figurées par lepeuple dans l’Écriture est digne de la plus hauteestime ; mais j’oublie que mon but est de critiquertout ce qu’ont dit ces messieurs. D’après moi,cette explication ne vient pas à propos ; le texteen question ne dit pas : Écoute, mais cherche-toi.

Il y a pis encore. Et si Monsieur de Salcédo nese dédit pas, je vais le dénoncer à l’inquisition, quiest tout près. Il ne cesse de répéter dans tout son

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écrit : Ceci est de saint Paul ; – cela est du Saint-Esprit ;et il termine en déclarant qu’il n’a écrit que dessottises ! Qu’il se rétracte promptement, sans quoiil verra ce qui lui arrivera.

Critique de Julien d’Avila. – Le Père Juliend’Avila commence bien et finit mal. Aussi, on nedoit pas lui donner la palme. On ne lui demandepas, en effet, de nous dire comment s’unissentensemble la lumière incréée et la lumière créée,mais comment nous devons nous chercher en Dieu.Nous ne lui demandons pas, non plus, cequ’éprouve l’âme quand elle est intimement unieà son Créateur, ni comment elle diffère alors deLui ou si [47] elle n’eu diffère pas. À mon avis,lorsque l’âme. est en cet état, l’entendement nesaurait s’occuper de ces questions ; s’il le pouvait,il verrait très bien la différence qu’il y a entre leCréateur et la créature.

Il ajoute ces mots : quand l’âme est épurée. Il n’ya, selon moi, ni vertus ni purifications quisuffisent ici ; il s’agit, en effet, d’une grâcesurnaturelle, et Dieu la donne à qui il veut ; siquelque chose peut disposer à cet état, c’estl’amour. Néanmoins, je lui pardonne volontiersses torts, parce qu’il a été moins long que monPère Jean de la Croix.

Critique du Père Jean de la Croix. – Sa réponserenferme une très bonne doctrine pour celui quivoudrait suivre les exercices en usage dans laCompagnie de Jésus ; mais elle n’a rien à voir

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avec la question qui nous occupe. Triste sort quele nôtre, si nous ne pouvions chercher Dieuqu’après être morts au monde ! La Madeleine, laSamaritaine et la Cananéenne ne l’étaient pas,certes, quand elles ont trouvé le Sauveur. Ils’étend beaucoup sur la nécessité de devenir unemême chose avec Dieu en s’unissant à Lui ; or,quand cela arrive, quand cette faveur estaccordée, on ne doit pas dire que l’âme chercheDieu, puisqu’elle l’a déjà trouvé. Que le Seigneurme délivre de gens tellement élevés en spiritualitéqu’ils veulent, coûte que coûte, tout ramener à lacontemplation parfaite. Cependant, nous luisavons gré de nous avoir si bien expliqué ce quenous ne lui demandions pas ; voilà pourquoi c’estune chose excellente de parler toujours de Dieu.Le profit nous vient d’où nous ne l’attendionspas.

C’est précisément ce que nous procure l’écritde Monsieur Laurent de Cépéda, à qui noussavons pourtant beaucoup de gré de ses coupletset de sa réponse. Il en a dit plus qu’il n’en sait ;toutefois, vu le plaisir qu’il nous [48] à causé,nous lui pardonnons le peu d'humilité qu'il a euede se mêler de ces hautes questions, comme il lereconnaît d’ailleurs dans sa réponse. Nous leremercions, en outre, du bon conseil qu’il donne,sans que nous le lui ayons demandé, de pratiquerl’oraison de quiétude, comme si cela était en notrepouvoir. [Il sait déjà le châtiment auquel se

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condamne celui qui agit de la sorte]. Plaise à Dieuqu’il retire quelque profit de s’être trouvé encompagnie de gens spirituels ! Il m’a procuré leplus vif plaisir par son travail, mais, à mon avis, ila grandement raison d’en être confus.

Je ne puis décider en ce moment lequel de cesécrits est le meilleur, car, sans commettred’injustice, je trouve des fautes en tous. QueVotre Seigneurie veuille dire à ces messieurs de secorriger. Et peut-être est-il nécessaire que je mecorrige moi-même, afin de ne pas ressembler àmon frère dans son peu d’humilité. Tous cesmessieurs sont si divins qu’ils n’ont perdu quepour avoir cherché à être trop élevés. Comme jel’ai déjà noté, on ne dira pas à quelqu’un quiaurait obtenu la grâce de tenir son âme unie àDieu de Le chercher, puisqu’il Le posséderaitdéjà.

Je présente tous mes remercîments à VotreSeigneurie pour l’honneur que vous m’avez faitde m’écrire. Permettez-moi de ne pas répondreprésentement à votre lettre, car je ne voudrais pasennuyer plus longtemps Votre Seigneurie par mesenfantillages.

L’indigne servante et sujette de VotreSeigneurie,

Thérèse de JÉSUS. [49]

NOTE À LA LETTRE PRÉCÉDENTE.

Cette lettre a été écrite le 27 janvier 1577.

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François de Salcédo, Julien d’Avila, Laurentde Cépéda et saint Jean de la Croix désiraienttrouver le sens de cette parole que la Sainte avaitentendue dans l’oraison : Cherche-toi en moi. Ilss'étaient rendus au monastère de Saint-Josephd’Avila, et devaient prier les Carmélites elles-mêmes de décider lequel d’entre eux aurait donnéla meilleure explication. L’évêque d’Avila, donAlvaro de Mendoza, instruit de ce qui se passe,arrive à son tour, et déclare que l’affaire seradécidée par la Sainte elle-même42. Il écrit donc àThérèse et lui commande de faire une critiquesous forme de vejamen. Pour mieux comprendre laportée de cette critique, il est bon de savoir cequ’était le vejamen. C’était une sorte de matinéesatirique où les étudiants, à la veille de recevoir legrade de docteur, étaient criblés de critiques. Unprofesseur de l’Université relevait leurs défautsphysiques, intellectuels et moraux, tandis qu’unautre rehaussait, au contraire, toutes leurs qualités.L’Espagne a conservé cet usage jusqu’en 1830.Thérèse s’acquitta de la charge délicate que luiconfia l’évêque d’Avila avec le ton jovial etspirituel que nous avons admiré. Don Laurent yfut sensible : nous en aurons la preuve par lalettre suivante. [50]

LETTRE CLXII43. 1577. 10 FÉVRIER. TOLÈDE.

42 Cfr. Lettre CLXVII.43 Nous avons fait quelques corrections à cette lettre d’après les manuscritsde la Bibliothèque nationale de Madrid.

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À DON LAURENT DE CÉPÉDA, AVILA.

Nouvelles de sa santé. Mortifications corporelles dedon Laurent. Son oraison et son esprit de sacrifice. Lasatire. Une distraction. Affaires diverses.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS !J’étais déjà remise de ma faiblesse de l’autre

jour. Depuis lors, me sentant beaucoup de bile etredoutant de ne pouvoir, à cause de cela, observerle jeûne du carême, j’ai pris une purge. Or, cejour-là même, j’ai eu tant de lettres et tantd’affaires que je suis restée à écrire jusqu’à deuxheures du matin. Cela m’a donné un grand mal detête, mais doit, je crois, produire quelqueavantage. Le médecin, en effet, m’a commandé dene plus écrire après minuit, et même de me servirde temps en temps d’une autre main pour macorrespondance. Certainement, je me suis livréesur ce point à un travail excessif durant l'hiver, etje suis grandement coupable. Pour n’être pointdérangée le matin, je prenais sur mon sommeil, etcomme je me mettais à écrire après monvomissement, tout se réunissait pour me fairemal. Le jour même où je me suis purgée, lasouffrance a été très vive ; néanmoins, jecommence, ce me semble, à aller mieux ; n’ayezdonc aucun souci à mon sujet ; je me soigne trèsbien. Je vous [51] ai parlé de cela, car vous verrezpeut-être parfois, à Avila, une lettre de moi écritepar une autre main ; en outre, celles qui vousseront adressées seront plus courtes que de

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coutume : vous en saurez donc maintenant lemotif.

Je me soigne beaucoup, et tant que je puis.Vous m’avez fâchée par votre envoi. J’aime mieuxque vous mangiez vous-même ces douceurs quine sont pas pour moi ; il est vrai, j’ai mangé decelles-ci et je les mangerai toutes ; cependant, nem’en expédiez plus, sans quoi, je me fâchesérieusement. N’est-ce pas assez que je ne vousen donne jamais aucune ?

Je ne sais ce que signifient ces Pater noster quevous récitez, dites-vous, en prenant la discipline ;je ne vous ai rien prescrit de semblable. Relisezma lettre et vous verrez ; conformez-vousstrictement à ce qui s’y trouve marqué ; vousprendrez la discipline deux fois la semaine ; deplus, pendant le carême, vous porterez le ciliceune fois la semaine. Cependant, s’il vous fait mal,vous le quitterez. Comme vous êtes très sanguin,je le redoute beaucoup ; [d’un autre côté, je nevous permets rien plus pour la discipline, car, sion la prend avec excès, on se fatigue la vue] ;d’ailleurs, dans ces débuts, c’est une grandepénitence que de se modérer ; par là, en effet, onbrise la volonté. Vous me direz si vous voussentez mal du cilice, après l’avoir porté.

Cette oraison de repos dont vous parlez estl’oraison de quiétude ; vous la trouverez traitéedans le petit livre que vous avez. Quant à cesrévoltes des sens, je vous l’ai déjà déclaré, c’est

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une épreuve ; il est clair pour moi que cela nesaurait nuire à l’oraison ; le mieux est de n’entenir aucun compte. Un jour, un savant meraconta avoir vu venir à lui un homme très affligé,qui, à chaque communion, tombait dans uneépreuve beaucoup plus pénible [52] encore que lavôtre : on lui avait commandé alors decommunier seulement une fois l’an pour remplirle précepte. Mais ce théologien, qui cependantn’était pas adonné à l’oraison, comprit latentation ; il lui prescrivit de mépriser ces troubleset de communier tous les huit jours. Cet hommefut délivré de ses craintes et du reste. Ne faitesdonc vous-même aucun cas de ces choses.

Vous pouvez vous ouvrir sur chacune de vosdifficultés à Julien d’Avila44 ; c’est un homme trèsvertueux. Il m’annonce qu’il va vous trouver, et jem’en réjouis. Allez le voir de temps en temps. Etquand vous voudrez le contenter, donnez-lui uneaumône ; il est très pauvre et détaché des biens dece monde : à mon avis, c’est un des plus vertueuxecclésiastiques d’Avila. On ne peut que gagner àfréquenter de telles âmes ; d’ailleurs, vous nepouvez pas être toujours en oraison.

Quant au sommeil, je vous conseille, et aubesoin je vous ordonne de ne pas en prendremoins de six heures. Nous avons déjà de l’âge ; ilfaut donc, sachez-le, soutenir notre corps ; sans

44 Chapelain des Carmélites déchaussées d’Avila ; il avait accompagné laSainte dans plusieurs de ses fondations.

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quoi, il affaiblirait l’esprit, ce qui est une terribleépreuve.

Vous ne sauriez croire dans quel dégoût je metrouve ces jours-ci. Je n’ose ni prier, ni lire, etcependant, je vous le répète, ma santé estmeilleure ; cela me servira de leçon pour l’avenir,je vous l’assure. Ainsi donc, conformez-vous à cequ’on vous conseille, et par là, vous serez agréableà Dieu. Que vous êtes simple de penser que cetteoraison dont vous me parlez est comme celle quim’empêchait de dormir ! Elle n’a rien à voir avecelle : je faisais beaucoup plus d’efforts pourretrouver le sommeil que pour demeurer éveillée.[53]

Je ne saurais trop remercier Notre-Seigneur,je vous le déclare, de toutes les faveurs dont Ilvous comble, et des heureux effets qu’ellesproduisent en votre âme. Vous voyez par làcombien Dieu est grand ; Il met en vous desvertus que vous n’auriez pu acquérir après lesplus grands efforts. Croyez-moi ; votre faiblessede tète n’a aucun rapport avec le boire et lemanger ; suivez mes conseils. Notre-Seigneurm’accorde une grâce insigne en vous donnant unetelle santé. Plaise à Sa Majesté de vous laconserver de longues années, afin que vousl’employiez à son service !

Cette crainte dont vous me parlez vientcertainement de ce que votre entendement sent laprésence du mauvais esprit. Vous ne le voyez pas,

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il est vrai, des yeux du corps, mais l’âme doit levoir ou le sentir. Ayez de l’eau bénite près devous : rien n’a autant de vertu pour le mettre enfuite. Cela m’a été très utile dans une foule decirconstances. Parfois, non seulement j’étais saisiede crainte, mais encore j’étais livrée aux plusterribles tourments. Gardez tout cela pour vousseul. Mais quand l’eau bénite ne l’atteint pas, il nefuit pas ; voilà pourquoi il faut en jeter toutautour de vous.

Ce n’est pas, croyez-le, une petite faveur deDieu que vous dormiez si bien : elle est trèsgrande, au contraire. Je vous le répète donc, necherchez pas à abréger votre sommeil. Ce n’estplus de votre âge.

Vous montrez, à mon avis, une profondecharité en prenant pour vous les peines et enlaissant aux autres les consolations. Dieu vousaccorde déjà une grâce signalée, puisqu’il vousinspire cette pensée ; mais, d’un autre côté, c’estêtre bien simple et peu humble de vous imaginerque sans le secours de l’oraison, vous vouscontenteriez des vertus de François de Salcédo,ou de celles que le [54] Seigneur vous donne.Croyez-moi, laissons agir le Maître de la vigne ; Ilsait ce. qui convient à chacun de nous. Pour moi,je ne Lui ai jamais demandé de peines intérieures,et cependant, Il m’en a envoyé de bien grandes etde bien terribles à supporter. Ces peines intimesdépendent beaucoup de la condition de notre

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nature et des humeurs. Je suis heureuse de vousvoir comprendre enfin celles de ce saint ; mondésir est que vous supportiez généreusement soncaractère.

J’ai prévu, croyez-le, ce qui arriverait au sujetde la sentence ; je savais que cela vous seraitsensible ; d’un autre côté, je ne pouvais pas, nonplus, donner une réponse solennelle. Néanmoins,regardez-y attentivement, je n’ai pas manqué delouer quelque peu votre exposé ; mais il m’étaitimpossible, sans mentir, de dire autre chose survotre réponse. J’avais la tête tellement fatiguée cejour-là, je vous l’assure, que je ne sais commentj’ai pu même accomplir cette tâche ; je metrouvais, en effet, accablée d’affaires et de lettres.Le démon, ce me semble, prend plaisir à lesaccumuler parfois ; il en a été ainsi le soir où jeme suis purgée et où j’ai tant souffert de l’excèsde travail. C’est par miracle que je n’ai pas envoyéà l’évêque de Carthagène une lettre que j’adressaisà la mère du P. Gratien. Je me trompai d’adresseet je fermai même la lettre. Je ne saurais tropremercier Dieu de m’avoir montré à temps ladistraction. Je parlais à cette dame de ce qu’avaitfait chez les religieuses de Caravaca son vicairegénéral, que je n’ai jamais vu d’ailleurs ; c’étaitinsensé. J'ajoutais : « Ce vicaire général a porté ladéfense de célébrer la messe dans leur église ;mais déjà tout s’est arrangé ; j’ai la confiance quele reste marchera bien et que vous accepterez la

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fondation. Vous ne sauriez vous y refuser. » Deplus, quelques lettres de [55] recommandationaccompagnaient la mienne. Vous voyez la belledistraction ! Heureusement, j’ai évité cette bévue !

Nous ne sommes pas encore sans crainte parrapport au P. Tostado, qui retourne en cemoment à la Cour. Recommandez cette affaire àDieu. Voici une lettre de la prieure de Séville ;lisez-la. Elle m’a envoyé la vôtre, que j’aiparcourue avec plaisir, comme celle que vousavez écrite aux sœurs : cette dernière était bientournée. Toutes les religieuses vous présententmille respects ; elles ont été contentes de vous,mais surtout ma compagne, celle de cinquanteans, qui est venue avec nous de Malagon ; elledevient vraiment parfaite et est très entendue. Aumoins, je puis dire que ses attentions pour moisont extrêmes ; elle a le plus grand soin de masanté.

La prieure de Valladolid m’a écrit que l’ons’occupait avec soin de cette question dont jevous ai parlé. Elle m’a appris que Pierre deAhumada était là. Le marchand s’y entend,croyez-le, et il arrangera tout pour le mieux ;soyez sans peine. Recommandez-moi à Pierre deAhumada, à mes petits enfants et en particulier àFrançois ; je voudrais bien les voir. Je suiscontente que vous ayez congédié la domestique.Vous n’aviez pas, il est vrai, à vous plaindre d’elle.Mais quand les servantes sont si nombreuses,

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elles ne font que s’embarrasser mutuellement. Nemanquez jamais de présenter tous mes respects àdoña Jeanne, à Pierre Alvarez et à tous nos amis,

Je vous dirai que je suis bien mieux de la têteque quand j’ai commencé cette lettre : c’est peut-être le plaisir de m’entretenir avec vous qui m’aprocuré ce soulagement.

Le docteur Vélasquez, mon confesseur, m’estvenu voir aujourd’hui. Je lui ai soumis le projetque vous avez de vous défaire de l’argenterie et dela tapisserie. Je ne veux [56] pas que, faute devous aider moi-même, vous laissiez d’aller trèsloin dans le service de Dieu ; pour certainesdifficultés, je ne me lie pas à mon proprejugement ; toutefois, le docteur partage sur cepoint ma manière de voir. Ces sortes de choses,dit-il, sont indifférentes en soi ; considérez,cependant, le peu d’estime qu’elles méritent, etsoyez-en complètement détaché. Puisque vousdevez marier un jour vos enfants, il est juste quevous ayez une maison dont l’ameublement soit enrapport avec votre situation. Il a ajouté que, pourle moment, vous devez prendre patience ; Dieu atoujours coutume de nous ménager descirconstances favorables à l’exécution de nosbons désirs, et Il en agira de la sorte pour vous.Qu’il plaise à Sa Majesté de vous garder à monaffection et de faire de vous un grand saint !Amen.

[C’est aujourd’hui le 10 février].

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Votre servante,Thérèse de JÉSUS. [57]

LETTRE CLXIII45. 1577. 11 FÉVRIER. TOLÈDE.

AU PÈRE AMBROISE MARIANO, À MADRID.

Épreuves et vertus de Diégo Pérez. Difficultés deréaliser la fondation de Madrid.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE !J’attendais de jour en jour la lettre du prieur

du Carmel ; néanmoins, j’ai remercié Dieu quandvous m’avez répondu qu’on n’avait point envoyéde messager. C’est très heureux ! car MonsieurDiégo Pérez va lui- même vous porter cette lettre.Je ne saurais trop bénir Notre-Seigneur de ce queje le vois enfin libre. Il semble être, en effet, sonvrai serviteur, puisque Sa Majesté l’a tant exercépar la souffrance. C’est une pitié de voir ce qu’estle monde.

Dans le cas où vous auriez besoin d’une lettrede doña Louise de la Cerda pour votre affaire, jevous annonce, d’après ce qu’on m’apprend,qu’elle n’est pas là, mais à Paracuellos, à une toutepetite distance de Madrid, à trois lieuesseulement46. J’ai été vraiment très contente de ce

45 Cette lettre ne peut pas être du 2 février. En 1577, le 2 février tombaitun samedi, et non un lundi. On a dû se tromper en lisant l’original. Il doit yavoir le 11.L’autographe se trouvait, en 1772, dans la sacristie du Noviciat des PèresJésuites de Séville, où les Pères correcteurs des lettres l'ont trouvé. Onignore où il se trouve actuellement.46 Paracuellos n’est pas à côté de Tolède, comme on l’a cru, mais à côté deMadrid.

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[58] Père Diego ; il doit être destiné à fairebeaucoup de bien.

La résolution du prieur du Carmel, d’après ceque m’a dit aujourd’hui Maître Cordoba, enprésence de Monsieur Diego Pérez, est lasuivante : tant qu’il ne recevra pas une lettre denotre révérendissime Père Général, il ne négligerarien pour empêcher la fondation de Madrid ; car,selon lui, il n’y a pas de réformateur, etMonseigneur le Nonce ne peut rien, si ce n’estpar lui-même. Ce Père est absolument persuadéde cette idée ; il tient pour assuré que les Carmesdéchaussés vont contre l’obéissance, et que lesCarmes mitiges ne sont nullement tenus de seconformer aux visiteurs, mais au Général ; j’auraisbeau, a-t-il ajouté, affirmer le contraire, celaservirait de peu, si le Père Diégo Pérez ne pouvaitle convaincre. Enfin, disait-il, quand le roi a vuque les Carmes déchaussés se conduisaienttellement en dehors de l’obéissance, il acommandé d’expédier l’ordre qui a été donné enConseil.

Je puis l’assurer à Votre Révérence, il y a dequoi louer Dieu en voyant ce que font ces Pères.On croirait, à les entendre, m’a-t-on assuré, qu’ilstiennent un nouveau bref, et cependant ils n’ontque l’acte publié depuis un an et demi par leChapitre général ; Maître Cordoba l’a vuaujourd’hui même.

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Mais, si je ne me trompe, ce dernier estcousin du Père Alphonse Hernandez : puisquevous êtes près de celui-ci, je ne sais pourquoivous ne lui diriez pas d’instruire ces Pères duvéritable état des choses.

Supposé que la réponse du prieur à SaSeigneurie arrive avant le départ de ma lettre, jel’expédierais en même temps ; dans le cascontraire, écrivez-moi, si on doit la remettre àl’archidiacre. Néanmoins, tant que l’ordre du roine sera pas rapporté, tout est inutile ; dès [59]qu’il le sera, on devra agir immédiatement. Enattendant, ne fatiguons pas tant les personnes quidoivent nous prêter secours. Le Père Diego Pérezpourrait dire de vive voix à Sa Seigneurie quelleest la réponse du prieur, puisqu’il l’a entendue. Àmon avis, l’archidiacre ne pourra pas donner lasienne de sitôt. Il vaut donc mieux prévenirl’archevêque de ce qui se passe. Plaise à Dieu quevous vous portiez mieux ! Je suis très en peine devotre santé.

C’est aujourd’hui lundi et le il février.L’indigne servante de Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CLXIV. 1577. 10 FÉVRIER. TOLÈDE.

AU PÈRE MARIANO, À MADRID.

Sollicitude pour la santé de ce Père. Difficultés de laRéforme.

JÉSUS !

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Que la grâce du Saint-Esprit soit avec VotreRévérence, mon Père !

Je ne m’étonne pas que vous soyez malade,mais que vous soyez encore en vie, tant vous avezdu souffrir là-bas intérieurement etextérieurement. J’ai éprouvé un chagrin extrêmede vous savoir au lit, car je connais votretempérament. J’ai été cependant très consoléequand on m’a dit que le mal n’est pas dangereux,bien qu’il soit pénible. Je me suis demandé si vousn’aviez pas pris quelque refroidissement danstoutes ces courses. Veuillez me donner [60] desdétails sur votre état, je vous le demande, pourl’amour de Dieu ;.alors même que la lettre seraitécrite par le Père Misère, je m’en contenterai.Dites-moi également si vous avez besoin dequelque chose.

Ne soyez en peine de rien. Quand lesévènements semblent aller pour le mieux, j’aicoutume d’être plus mécontente que je ne le suisaujourd’hui. Vous le savez déjà, le Seigneur tienttoujours à nous montrer qu’il accomplit Lui-même ce qui nous convient. Pour nous le donnermieux à comprendre et nous manifester que c’estson œuvre, Il permet d’ordinaire millecontradictions. C’est alors que tout réussit.

Vous ne me dites rien de mon Père Padilla ;cela me cause de la peine ; mais lui ne m’écrit pas,non plus. Je voudrais qu’il eût de la santé ; ilaurait soin de vous. Puisque le Père Balthasar doit

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partir, plaise à Notre-Seigneur de vous guérirpromptement ! J’écris à tous mes Pères de Madridce qui s’est passé. Le messager dont je me serssemble n’avoir d’autre but que de leur porter meslettres.

Je vous communique, mon Père, uneréflexion qui m’est venue. La mort du Nonce quinous est tout dévoué sera pour nous un grandvide ; c’est un vrai serviteur de Dieu, et je seraivivement affectée, le jour où il viendra àdisparaître. S’il ne fait pas tout ce que nousvoulons, c’est, à mon avis, qu’il est plus lié quenous ne le pensons. Je crains beaucoup ce qui setrame à Rome ; comme il y a là quelqu’un qui necesse d’agir, le Nonce doit avoir des difficultés.Le bon Monsieur Nicolas, à son passage ici,disait, je m’en souviens, que les Carmesdéchaussés devraient prendre un cardinal pourprotecteur. Ces jours derniers, je causais de cettequestion avec un de mes parents qui est un fortBon sujet. Il connaît à Rome, [61] m’a-t-il dit, unprocureur curial très entendu, qui sera tout ànotre disposition, pourvu qu’on le paye. Je vousai déjà dit pour quel motif je désirais avoir àRome quelqu'un qui traitât certaines affaires avecnotre Père Général. Voyez s’il ne serait pas bonque l’ambassadeur lui demandât quelque chosepour les Carmes déchaussés.

Je vous annonce que le Père PierreHernandez vient de passer à Tolède. D’après lui,

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tant que le Père Tostado n’obtiendra pas despouvoirs sur les Visiteurs eux-mêmes, lesrèglements de ces derniers seront valides.Lorsqu’il les montrera, nous n’aurons plus rien àdire : nous devrons nous soumettre et chercherune autre issue. À son avis, les commissaires nepeuvent pas établir une province séparée ninommer de définiteurs, s’ils n’ont pas, en cemoment, des pouvoirs plus étendus que de sontemps. Voilà pourquoi il faut trouver un autremoyen de nous tirer d’embarras. Plaise à Dieu denous assister ! C’est Lui qui doit tout faire. Quedans sa miséricorde, Il vous rende promptementla santé, comme toutes les sœurs L’en supplient.

Ce messager ne va à Madrid que pour voir cequ’on demande de moi, et prendre des nouvellesde Votre Révérence.

Par charité, dites au Père Jean Diaz commentil doit remettre au Père Oléa les quelques lettresci-jointes, qui sont très importantes pour moi ; oubien encore, s’il n’y a pas d’autre moyen, priez-led’aller vous trouver en personne, et remettez-les-lui très secrètement.

C’est aujourd’hui le 10 février.L’indigne servante de Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS. [62]

LETTRE CLXV47. 1577. 27 ET 28 FÉVRIER. TOLÈDE.

47 Cette lettre contient cinq petits fragments traduits pour la première fois.

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À DON LAURENT DE CÉPÉDA, SON FRÈRE, ÀAVILA.

Elle demande des plumes bien taillées. Sessouffrances. Cilice et disciplines de don Laurent et deThérésita. Prudence dans les mortifications. Livre de sa Vie.Consultation sur l’eau bénite. Démêlés avec les mitigés.Excellentes aloses.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS !Avant de l’oublier comme d’autres fois,

veuillez dire à François48 de m’envoyer quelquesplumes bien taillées ; car celles d’ici ne valentrien : elles me gênent et me fatiguent. Nel’empêchez jamais de m’écrire ; il en a peut-êtrebesoin : une petite lettre le contentera, et j’en seraiheureuse.

Mon mal va me procurer, je crois, quelqueutilité. Je montré déjà que je me sers pour écrired’une main étrangère. J’aurais pu commencer, ilest vrai, pour des choses peu importantes ; il fauten prendre mon parti maintenant. Ma santé estbien meilleure depuis que j’ai pris quelquespilules. Ce qui, à mon avis, m’a fait du mal, ç’a étéde jeûner au commencement du carême ; j’aisouffert non seulement de la tête, mais encore ducœur. Je suis beaucoup mieux du cœur ; et même,depuis deux jours, le mal de tête a presquedisparu ; c’est une grande faveur, car [63] cettedernière souffrance était ce qui me préoccupait le

48 L’un des fils de Laurent.

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plus. Je me demandais avec crainte si j’allaisdemeurer impuissante pour tout.

Quant à l’oraison, c’eût été une graveimprudence de m’y appliquer. HeureusementNotre-Seigneur voit quel dommage ce serait pourmoi. Je n’ai aucun recueillement surnaturel ; c’estcomme si je n’en avais jamais eu. J’en suis trèsétonnée ; d’ailleurs, je serais dans l'impuissanced’y résister. Ne vous mettez point en peine demoi. Les forces me reviendront peu à peu à latète. Je prends tous les soins que je croisnécessaires, et ce n’est pas peu dire ; j’en prendsmême plus qu’on ne le fait habituellement dans cemonastère.

Il me sera impossible de reprendre l’oraisonde quelque temps ; voilà pourquoi j’ai un vif désirde recouvrer la santé. Si je suis malade, vous enaurez de la peine, mais d’un autre coté, c’est unbien pour moi ; car telle est ma nature : il faut queje sois malade pour que je ne m’afflige pas. [Jemange du très mauvais mouton, moi qui nedevrais prendre que du poulet]. Tout mon malvient de la faiblesse, parce que j’ai jeûné depuis lafête de l’Exaltation de la sainte Croix, enseptembre ; [le travail et l’âge ont dû également ycontribuer]. Enfin, je puis si peu de chose quec’est un ennui ; ce corps m’a toujours causé dumal et empêché de faire le bien. Cependant, lasouffrance n’est pas telle qu’elle me prive de vousécrire moi-même. Je ne vous donnerai pas

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aujourd’hui la mortification de vous envoyer unelettre écrite par une main étrangère ; du moins,cette mortification serait grande pour moi.

Vous me pardonnez celle que je vous imposede ne pas porter ce cilice, car vous ne devez passuivre votre volonté sur ce point. Vous neprendrez la discipline que [64] rarement : de lasorte, vous la sentirez davantage, et elle vousnuira moins. Ne vous frappez pas, cependant, àl’excès ; cela d’ailleurs importe peu, bien que vouspuissiez penser que c’est une grande imperfectionde ne pas le faire. Pour vous laisser suivre un peuvotre volonté, je vous envoie cet autre cilice ;vous le porterez deux jours par semaine, c’est-à-dire depuis le lever jusqu’au coucher ; mais vousle quitterez avant d’aller dormir. Je trouvecharmant que vous comptiez les jours avec tantd’exactitude. [Voilà une nouveauté] ! Je ne croispas que les Carmélites déchaussées soientparvenues à cette habileté. Veillez à ne plusmettre l’autre cilice ; pour le moment, tenez-le enréserve.

J’en envoie un à Thérèse, en même tempsqu’une discipline très rude qu’elle m’a demandée.Veuillez les lui remettre et lui présenter toutesmes amitiés. Julien d’Avila m’écrit à son sujet unefoule de choses excellentes, dont je bénis leSeigneur. Plaise à Dieu de la soutenir toujours desa main ! Il lui a accordé une grâce de choix, ainsiqu’à nous toutes qui l’aimons bien.

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Je vous souhaitais vivement ces jours derniersquelque sécheresse spirituelle ; voilà pourquoigrande a été ma joie quand j’ai lu votre lettre.Cependant, la sécheresse que vous avez éprouvéen’en mérite vraiment pas le nom, Croyez- moi,cet état est très profitable.

Dans le cas où le cilice que je vous envoiejoindrait entièrement par devant, ayez soin demettre un morceau de linge à l’estomac ; sanscette précaution, il vous ferait beaucoup de mal.Quand vous sentirez des douleurs aux reins, vousne prendrez ni cilice, ni discipline ; cela vousserait très nuisible. Dieu préfère votre santé etvotre obéissance à vos pénitences. Rappelez-vousl’histoire de Saül, et gardez-vous de désobéir. Cene sera pas peu que [65] vous supportiez l'humeurde celui qui est près de vous49. Tous ces profondschagrins et toutes ces peines dont vous me parlezne sont, j’en suis persuadée, qu’une mélancolie àlaquelle il ne saurait se soustraire. Il n’est doncpoint coupable, et loin de le critiquer, remercionsplutôt le Seigneur de nous avoir épargné à nous-mêmes cette épreuve.

Ayez grand soin de ne pas vous priver dusommeil nécessaire, et de prendre une collationsuffisante ; on ne sent le mal qu’une fois qu’il estfait, quand on ne sait pas régler ces désirsd’accomplir quelque chose pour Dieu. Je vousl’assure, l’expérience m’a appris à être prudente et49 Pierre de Ahumada, son frère.

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pour moi et pour les autres. Le cilice, porté tousles jours, devient moins sensible, par suite del’habitude, et ne produit pas cette impressionnouvelle dont vous me parlez ; mais vous nedevriez pas le serrer aussi fort sur les épaules.Veillez dans toutes ces pénitences à ne pasdétruire votre santé. Dieu vous accorde une grâceinsigne quand il vous aide à supporter l’absenced’oraison avec tant de courage. C’est une preuveque vous êtes complètement soumis à sa volonté.Et, à mon avis, voilà le plus précieux des biensqui découlent de l’oraison.

J’ai d’excellentes nouvelles de mes papiers50.Le grand Inquisiteur les lit lui-même, ce qui n’estpas chose commune. On a dû lui en faire l’éloge.Il a dit à doña Louise que les Inquisiteursn’avaient rien à voir dans ce livre, et qu’il n’ytrouvait rien de mal, mais au contraire beaucoupde bien. Il lui a demandé ensuite pourquoi jen’avais pas établi un monastère à Madrid. Il estadmirablement disposé pour nos Pères Carmesdéchausses. C’est lui qu’on vient [66] de nommerarchevêque de Tolède. Doña Louise est allée levoir dans la localité où il était, car elle a pris àcœur cette affaire ; elle est, d’ailleurs, dans lesmeilleurs termes avec lui. Voilà ce qu’elle m’aécrit. Gomme elle sera promptement de retour,elle me dira le reste. Annoncez cela à

50 Le livre de sa Vie, que le grand Inquisiteur général, don Gaspar deQuiroga, examinait.

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Monseigneur l’Évêque, à la Mère sous-prieure et àla sœur Isabelle de Saint-Paul ; mais que ce soitsous le plus profond secret, afin qu’on n’en parleà personne ; dites-leur de recommander ce projetà Dieu. Je le répète, n’en parlez pas à d’autres. Cesnouvelles sont vraiment excellentes. Mon séjour àTolède aura donc été profitable pour tout, maisnon pour ma tête, car j’ai eu plus de lettres àécrire que partout ailleurs.

Par la lettre ci-incluse de la prieure,51 vousverrez comment on a payé la moitié dumonastère, et comment, sans toucher à la dot deBéatrix et de sa mère, on paiera promptementtout le reste, avec l’aide de Dieu. J’en ai été trèsheureuse. Je suis également très contente de cettelettre d’Augustin52 que je vous transmets ; ellem’apprend qu’il n’est pas allé là où il désirait.Cependant, je suis contrariée que vous lui ayezenvoyé votre lettre sans attendre celle que je luiécrivais. Mais comme je dois en recevoir une de lamarquise de Villena pour le vice-roi, dont elle estla nièce très chère, j’y joindrai la mienne pourAugustin, à la première occasion sûre. Je suis bienpréoccupée de voir encore ce frère au milieu detant de dangers. Recommandez-le à Dieu, commeje le fais de mon côté.

51 Marie de Saint-Joseph, prieure de Séville.52 Don Augustin de Ahumada, après avoir gagné 17 batailles au Pérou,désirait y avoir un emploi. Tel n’était pas l’avis de la Sainte, qui réussit à luipersuader de se désister.

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Au sujet de ce que vous me demandez surl’eau bénite, [67] je n’en sais pas le pourquoi ; jevous raconte seulement ce que l’expérience m’aappris. J’en ai parlé à quelques personnesinstruites et l’on n’y trouve rien à blâmer. Il noussuffit, d’ailleurs, comme vous l’observez, quel’Église l’approuve.

Si les sœurs qui ont entrepris la réforme dumonastère de Paterna ont à souffrir, ellesempêchent, grâce à Dieu, beaucoup de péchés.

François de Salcédo dit bien vrai ens’exprimant comme il le fait sur MadameOspédal53 ; au moins il tombe juste quand il ajouteque, sous ce rapport, je suis comme elle.Présentez-lui tous mes compliments, ainsi qu’àPierre de Ahumada.

Je termine cette lettre. Permettez-moiseulement de vous demander si vous ne pourriezpas donner à Jean de Ovalle54 de quoi acheterquelques brebis. Vous lui rendriez un grandservice et vous accompliriez un grand acte decharité. [Je vous le demande, à la condition quecela ne vous gêne pas].

J’ai changé tant de fois de plume pour écrirecette lettre qu’elle vous paraîtra pire que decoutume ; si les caractères sont mal peints, c’est làle motif, et non la maladie.

53 Sainte gouvernante de la maison de don François de Salcédo.54 Son beau-frère, qui résidait à Albe de Tormès.

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J’ai écrit hier cette lettre, et aujourd’hui je mesuis levée mieux portante, grâce à Dieu. Lacrainte de n’être plus bonne à rien l’a sans douteemporté sur le mal.

Elle est charmante, ma compagne, avec sonhistoire du paveur. Elle m’a vanté sou habileté, etje lui ai recommandé de vous en parler. Quoi qu'ilen soit, la prieure assure que c’est un ouvrierentendu ; elle doit le savoir ; et alors, cet hommeferait notre affaire. D’ailleurs, elle connaît [68] cetouvrier et Victoria ; pour moi, j’avais toujourscompris que c’était ce dernier qui s’occupait de cegenre de travail. Plaise à Dieu que l’œuvre soitréussie ! Qu’Il daigne, en outre, vous garder pourson service ! Amen.

C’est aujourd’hui le 28 février.Le Père Visiteur est en bonne santé. Mais

voilà, dit-on, que le Père Tostado revient.Vraiment, nos démêlés sont de nature à nousdonner une idée de ce qu’est le monde. Tout celane semble qu’une comédie. Aussi, je désirevivement voir enfin notre Père débarrassé de cesgens. Plaise au Seigneur d’y mettre la main,comme Il le jugera nécessaire !

La prieure de ce monastère et toutes les sœursvous présentent leurs respects. La prieure deSéville et celle de Salamanque sont pleines desollicitude pour ma santé. Celle de Véas et cellede Caravaca ne le sont pas moins de leur côté, etm’ont envoyé ce qu’elles peuvent ; enfin, elles

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montrent leur bonne volonté. Je voudrais êtreprès de vous pour vous en donner la preuve, et,en outre, pour avoir le plaisir de vous envoyerquelques-uns de leurs présents. [Je viens derecevoir de Séville plusieurs aloses enveloppéesde pâte55. Nous les avons trouvées excellentes, etcela m’a procuré d’autant plus de plaisir que lastérilité de ce pays de Tolède est extrême]. Ce quime touche, c’est de voir avec quel bon cœur nossœurs nous envoient quelque chose.

Votre indigne servante,Thérèse de JÉSUS. [69]

LETTRE CLXV156. 1577. 28 FÉVRIER. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Elle lui fait des éloges sur son habileté, et la remerciede lui avoir envoyé des provisions et des reliquaires.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS, MA FILLE !L’indisposition dont j’ai souffert, et dont il est

parlé dans le papier ci-joint, a été cause que je nevous ai pas écrit plus souvent. J’attendais quemon mal fût passé pour ne point vous contrister,vous et vos filles, en vous parlant de mon état. Jesuis beaucoup mieux, et cependant je ne puisencore écrire que très peu, sans quoi j’éprouveaussitôt une grande souffrance. Mais, grâce à

55 Voir cette expression dans la lettre du 2 janvier précédent.56 Cette lettre contient un fragment très curieux traduit pour la premièrefois.

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Dieu, ma santé est incomparablement meilleurequ’elle n’était précédemment. Qu’Il daigne Lui-même vous récompenser des bonnes nouvellesque vous me donnez ! car, je vous l’assure, cesnouvelles m’ont procuré le plus vif plaisir, aumoins celle qui concerne la maison ; c’est unprofond soulagement pour moi de vous voirenfin tranquille sur ce point. J’avais instammentdemandé cette faveur à Dieu depuis mon arrivéeà Tolède. Aussi, est-ce de très bon cœur que jevous envoie mes félicitations. Plaise à Sa Majestéd’exaucer ma prière ! Maintenant, avec la richesse,votre charge, la réussite complète de [70] toutesvos entreprises, vous avez besoin d’un secoursspécial pour garder l’humilité. Le Seigneur vousl’accorde, ce me semble, dans les grâces dont ilvous favorise. Qu’Il en soit béni à jamais ! Vouspouvez avoir l’assurance absolue que c’est Lui quivous soutient.

Je voudrais posséder cette assurance pour lasœur Saint-Jérôme57. Cette femme me causevraiment de la peine. Croyez-le, elle aurait dû êtreprès de moi, ou du moins près d’une prieure quilui inspirât de la crainte. Plaise à Dieu que ledémon ne se serve pas d’elle pour nous créerquelque embarras ! Votre Révérence aura la bontéd’aviser la prieure58 de ne pas la laisser écrire unseul mot. Vous lui direz à elle-même, en attendant

57 Isabelle de Saint-Jérôme.58 Celle de Paterna.

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que je lui écrive, qu’à mon avis, elle se laisseguider par une forte mélancolie, ou par quelquechose de pire.

Je veux être courte aujourd’hui, car lundiprochain, le muletier partira et je vous écriraialors tout au long. [Mais, grand Dieu ! que vousêtes donc puissante ! Vous avez ravi toutes lesreligieuses par votre envoi. Les provisions quevous nous avez expédiées étaient excellentes59 ;tout le reste était on ne peut plus joli, lesreliquaires surtout. Le grand sera mieux pourdoña Louise que pour nous. Le verre du milieuest arrivé brisé ; mais nous l’avons très bienremplacé par un autre ; et nous avons redressé lepied avec une tige de fer]. Je vous raconterai toutcela plus en détail le jour dont j’ai parlé.Demeurez avec Dieu.

C’est un vrai chagrin pour moi que notre Pèreait voulu nous disculper de toutes les accusationsportées [71] contre nous, et en particulier, de tousces propos si infâmes. Tout cela n'est que folie.Le mieux est d’en rire et de laisser dire. Pour moi,je m’en réjouis sous un certain rapport.

Je suis très heureuse de vous savoir bienportante. Plaise à Dieu de vous garder à monaffection ! Amen. Qu’Il veille également sur toutesles sœurs ! Priez-Le pour moi, vous et vos filles.

59 Elle veut parler sans doute des aloses dont il est question à la fin de lalettre précédente.

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Dans l’espoir que cette lettre vous arriveraavant toute autre, je n’ai pas voulu manquerl’occasion de vous écrire par ce courrier. J’écriraisous peu à la Mère sous-prieure, car je ris de seslamentations. La Mère prieure de Malagon est trèsmal.

C’est aujourd’hui le dernier jour de février.L’indigne servante de Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS.J’ai reçu depuis plusieurs jours la réponse de

la mère de notre Père : je vous l’enverrai lundi.Elle m’a écrit pour me dire tout le plaisir quevous lui aviez procuré. [72]

LETTRE CLXVII.60 1577. 2 MARS. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Elle la remercie de lui avoir envoyé lin reliquaire, unetimbale, des parfums et de l’eau de fleur d’orange. Noviceaux lingots d’or. Oraison des sœurs. Les confessions. Lasœur Saint-François. Envoi de verrous et de crucifix.Coings de Tolède. Réponses à une parole entendue par laSainte dans l’oraison. Vertu de don Laurent.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence, ma fille !Après toutes les bonnes nouvelles et les

beaux présents que vous m’envoyez, il serait justede vous écrire longuement. Au moins, ce serait

60 Cette lettre contient cinq fragments traduits en français pour la premièrefois.

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une grande joie pour moi ; mais je vous ai déjàécrit hier ; d’ailleurs, les nombreuses lettres quej’ai du expédier cet hiver m’ont fatigué la tête etrendue très malade ; je suis beaucoup mieux, il estvrai ; toutefois, je me trouve encore condamnée àn’écrire presque jamais de ma main. Cela,m’assure-t-on, est nécessaire pour arriver à uneguérison complète.

[Oh ! quel plaisir m’ont causé ces objets sijolis que vous m’avez envoyés pourl’administrateur ! Vous ne sauriez croire commece bienfaiteur se dévoue pour nos sœurs deMalagon et pour moi. Ne vous imaginez pas qu’illui en coûta peu cb mener à bonne fin les travaux,quand à tout [73] instant surgissent milledifficultés avec les ouvriers. Je lui ai donné le petitreliquaire, qui est très beau ; mais le grand l estdavantage encore, surtout depuis la réparationque nous y avons faite ; le verre était brisé,comme je vous l’ai écrit ; nous en avons mis untrès bon. Le pied était tordu, nous l’avonsredressé et consolidé avec une tige en fer. Cesobjets devraient toujours être ainsi.

Je lui ai donné, en outre, le petit gobelet, jeveux dire la petite timbale ; c’est la plus jolie quej’aie jamais vue. Bien que ce monsieur porte unhabit de serge, je ne vois pas tant de mal, croyez-le, à ce qu’il boive dans une si belle coupe. Je luiai présenté encore le flacon de parfums que vousavez envoyé. Et il en a fait le plus grand cas.

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C’est, d’ailleurs, un homme de distinction. Enfin,de Séville vous venez en aide à votre monastèrede Malagon61. On ne voulait pas me laisser luiremettre l’eau de fleur d’orange, parce qu’ellerend la vie à la Mère prieure et m’est très utile àmoi-même, et qu’il n’y en avait pas d’autre.Demandez-en un peu de ma part à la Mère de laPortugaise, et nous l’envoyez par charité ; c’est àcette condition que j’ai donné celle-ci.

Oh ! que je suis heureuse que vous ayez payéune partie de votre monastère ! Cependant,jusqu’au jour où cette novice aura fait profession,nous ne devrions pas nous laisser aller à tant dejoie62. À la vérité, si cela ne devait pas avoir lieu,Dieu vous viendrait en aide d’une autre manière.Que toute la Communauté Le supplie dem’enlever mon mal de tête. Je vous ai mandé parle courrier d’aujourd’hui le récit abrégé de ce quil’a, du moins en partie, occasionné]. [74]

Votre genre d’oraison me plaît beaucoup.Mais constater que vous l’avez, et que Dieu vousl’accorde, ce n’est pas manquer d’humilité.Toutefois, il faut reconnaître, comme vous n’ymanquez pas, d’ailleurs, que cela ne vient pas devous ; quand l’oraison vient de Dieu, on lecomprend parfaitement. Je remercie vivement SaMajesté de ce que je vous sais si bien portante, et

61 C’est de Malagon que Marie de Saint-Joseph était partie pour lafondation de Séville, où elle était alors prieure.62 Allusion à la postulante aux lingots d’or.

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je ne négligerai pas de vous expédier les étrennesque vous demandez. Conjurez le Seigneur de merendre telle que je sois exaucée de Lui.

L’oraison de la sœur Beatrix est bonne.Veillez néanmoins, autant que possible, à cequ’on ne s’occupe de ces choses-là ni enconversation, ni ailleurs. C’est un point sur lequelles prieures doivent exercer leur sollicitude. Lasœur Saint-Jérôme n’a pas souillé mot de cettequestion dans sa lettre ; la prieure l’avait arrêtéedès le début ; elle l’avait grondée et réduite ausilence. Quand j’étais à Séville, vous vous lerappelez, elle se contenait. N’avons-nous pas eutort de la laisser nous quitter et se rendre àPaterna ? Voilà ce que je me demande. Plaise àDieu que cela lui réussisse î

Voyez, si d’autres que la prieure avaienttrouvé le papier où elle parlait de ses révélations,quelle belle chose c'eût été ! Que Dieu pardonneau confesseur qui lui a commandé de l’écrire !Notre Père est d’avis que je parle très sévèrementsur ce point à la sœur. Lisez la lettre ci- jointe queje lui envoie, et dans le cas où vous la trouveriezbien, expédiez-la-lui. Vous avez grandementraison de défendre qu’on s’entretienne de toutcela avec qui que ce soit.

La prieure de Véas63 m’écrit que les sœurs deson monastère ont un seul confesseur auquel ellesne disent que leurs péchés, et qu’elles se63 La Vénérable Anne de Jésus.

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confessent toutes en une [75] demi-heure ; elleajoute qu’on devrait agir ainsi partout. Sesreligieuses, d’ailleurs, sont très contentes, car ellesont le plus grand amour pour leur prieure, ettraitent avec elle de la direction de leur âme. Vouspourriez dire à vos filles de m’écrire, puisque j’aiquelque expérience sur ce point, et de ne pasrechercher des personnes qui peut-être en ontmoins que moi. Cette mesure conviendrait mieuxencore dans votre pays que partout ailleurs.

Veuillez recommander à la sœur Saint-François de faire manger gras à la sœur dont jevous ai parlé, dès que le carême sera fini, et de nepas lui permettre de jeûner. Je voudrais biensavoir ce qu’elle veut dire par cette force queDieu met en elle ; elle ne l’explique pas : Voyezquel ennui ! elle s’en va tout en pleurs devant lesautres ; elle écrit beaucoup et elle veut qu’on lesache. Procurez-vous ce qu’elle a écrit et envoyez-le-moi. Ôtez-lui tout espoir de traiter avecpersonne, à moins que ce ne soit avec notre Père ;toutes ces communications lui ont été trèsnuisibles. Sachez-le, ce langage est moins comprisà Séville que vous ne le croyez. Encore si cettesœur traitait de ces choses en confession et avecle Père Acosta64, il n’y aurait pas de mal. Mais cela,à mon avis, lui convient moins qu’à toute autre.

Vous avez eu raison de prescrire un peu plusde latitude aux sœurs de Paterna : il eût mieux64 Père Jésuite de la résidence de Séville.

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valu commencer par ce qui devait être. Quand ils’agit de réforme, dès qu’on a obtenu quelquerésultat à force de cris, on s’imagineimmédiatement qu’on réussira pour tout le reste.Je vous approuve, en outre, de ce que vous leurrecommandez les exercices de Communauté.

[Je n’ai donné ni vos lettres, ni le reliquaire àdoña Louise ; elle était absente ; c’est avant-hierqu’elle est [76] revenue ; je devrai attendre qu’elleait terminé ses visites. Priez Dieu pour doñaYomar et pour elle : les épreuves ne leurmanquent pas].

Comme je n’écris pas cette lettre d’un trait,j’ai peut- être oublié de répondre à quelqu’une devos questions. On vous porte des verroussemblables à ceux de la grille du chœur de cemonastère ; il n’est pas nécessaire, je crois, qu’ilssoient plus jolis. Vous ne les trouverez pas devotre goût, je le vois ; mais faites comme ici, oùles sœurs ne se croient pas moins délicates quevous ; d’ailleurs, ces petits verrous sont encore cequ’il y a de mieux, et puis, je ne sais quellesserrures vous demandez. On prépare les crucifix ;ils coûteront chacun un ducat.

[Toutes les sœurs se recommandent à vosprières. Isabelle65 a été très contente des bonbonsde Portugal et de l’étoffe de serge. Dieu veuillevous en récompenser ! Pour moi, j’ai de très bonshabits. Pensez-vous que je n’éprouve pas de peine65 Sœur du Père Gratien.

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de n’avoir rien à vous envoyer ? J’en souffreassez, certes. Mais c’est une chose étrange que lamisère de ce pays. On n’y trouve que des coings àla saison ; et encore en avez-vous de meilleurs àSéville. Les sœurs ont reçu avec bonheur lesépices et la gomme que vous leur avez destinées.On ne m’a pas laissée en donner, et pourtant je ledésirais vivement, car beaucoup de nos sœurs enont un grand besoin].

Vous trouverez sous ce pli les réponses à laquestion que j’avais posée à mon frère. Ceux quiles ont faites s’étaient entendus pour les envoyer àSaint-Joseph, et s’en remettre à la décision dessœurs. Mais l’évêque s’est trouvé présent et il acommandé de me confier ces réponses, pour quej’en fusse moi-même le juge66 : [77] elles me sontarrivées au moment où j’avais ma pauvre têtetellement fatiguée que je pouvais à peine les lire.Veuillez les montrer au Père Prieur67 et àMonsieur Nicolas. Expliquez-leur, cependant, ceque c’est, et qu’on ne lise pas la sentence avantd’avoir lu les réponses. Puis, lorsque vous lepourrez, retournez-moi tous ces papiers. NotrePère sera heureux d’en prendre connaissance ;d’ailleurs, quand on me les a envoyés d’Avila,c’était avec l’intention qu’on les lui expédiât, bienque ce ne soit pas ici le chemin des muletiers.

66 Cfr. Lettre CLXI, p. [49].67 Le Père Antoine de Jésus, prieur du couvent des Carmes déchaussés deNotre-Dame des Remèdes, à Séville.

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Je vous remets une lettre que j’ai reçue demon frère ; il m’en écrit beaucoup pour me parlerdes grâces dont Dieu le favorise ; mais je trouvecelle-ci sous la main. Vous serez charmée de lalire, je pense ; car vous l’aimez bien. Déchirez-laaprès l’avoir lue et demeurez avec Dieu.

Je ne sais plus finir quand je vous écris, etcependant cela me fatigue. Plaise au Seigneur defaire de vous une sainte !

[On vient de m’apporter une lettre de notrePère, écrite de Malaga, il y a quinze jours, ouplutôt, il y aura demain quinze jours. Notre Pèreest bien, grâce à Dieu.

C’est aujourd’hui le 2 mars.Mes respects à tous nos Pères. Donnez-moi

des nouvelles de la santé du Père Barthélemy].La servante de Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS.Soyez-moi reconnaissante de ce que je vous

envoie une lettre écrite de ma main. Je n’en ai pasfait autant, même pour nos sœurs de Saint-Josephd’Avila.

[Hier, j’ai écrit à Votre Révérence et à notrePère par la [78] voie du courrier ; c’est pourquoije choisis maintenant une autre voie].

LETTRE CLXVIII68. 1577. 15 MARS. TOLÈDE.

68 Cette lettre contient plusieurs corrections. Elle est du 15 mars 1577 etnon du 15 mars 1578. La sainte conseille au Père Mariano de quitterMadrid aussitôt après le dimanche de la Passion. Or, en 1578, ce dimanchetombait le 16 mars. La sainte s’y prenait donc un peu tard pour prévenir lePère. En 1577, ce dimanche tombait le 25 mars. La lettre du 15 mars avait

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AU PÈRE AMBROISE MARIANO, À MADRID.

Elle lui recommande de quitter Madrid et d’êtreprudent dans ses paroles.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE, MON

PÈRE !Je ne sais pourquoi vous avez omis de

m'écrire par le charretier et de me dire si vousaviez reçu la réponse du Conseil que je vous aimandée l’autre jeudi. Je désire savoir commentvous vous trouvez à Madrid, bien que vous nelogiez pas chez les Carmes mitigés. Le Nonce,vous le savez, a beaucoup insisté sur ce point ; ilest donc juste de ne le mécontenter en rien ;d’ailleurs, cela ne convient sous aucun rapport. Jevoudrais m’entretenir avec vous : il y a des chosesqu’on peut dire de vive voix, mais qu’on nesaurait écrire.

L’espoir de fonder un monastère à Madrid alégitimé jusqu’à ce jour la liberté que vous vousdonnez. [79] Cependant, croyez-moi, mon Père,cette manière de vivre, de quatre Carmesdéchaussés se prolonge trop et n’est bien vue depersonne : elle attire beaucoup l’attention, nonseulement des Carmes mitigés, ce dont il ne fautpas tenir compte, mais encore de tout le monde.Mon désir serait de ne jamais fournir l’occasiond’un grief contre nous. Le marquis pourra vous

donc le temps d'arriver et permettait au Père Mariano de prendre sesmesures.

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dire que le Nonce ne se fâchera pas ; veuillez nepas l’écouter.

Je supplie, en outre, Votre Révérence deparler avec une extrême réserve quand vous avezà vous plaindre de quelqu’un. Comme vous êtesd’une franchise extrême, je crains que vous neveniez à vous oublier. Je vous déclare même queje sais ce que vous avez dit. Plaise à Dieu que vospropos ne soient pas répétés aux Carmes mitigés îCroyez-moi, tous les démons luttent contre nous ;nous ne devons espérer de secours que de Dieuseul. Il faut donc obéir et souffrir, et Dieuprendra notre cause en main.

Il serait très prudent, à mon avis, que VotreRévérence partit avec les autres Pères aussitôtaprès le dimanche de la Passion, et s’en allât àPastrana ou à Alcala. Ce n’est pas un tempsd’affaires ; mais en supposant même que nosaffaires soient pressantes, il suffit que le licenciéPadilla se trouve là pour s’en occuper, comme parle passé. Dans les jours où nous sommes, il nesied pas aux religieux d’être en dehors de leurmonastère ; cela ne paraîtrait bien à personne,moins encore au Nonce, qui est lui- même si sage.Ce serait une très grande consolation pour moi devous voir suivre mon avis. Que Votre Révérenceveuille y réfléchir sérieusement, et croyez quevous devez prendre ce parti ou bien celuid’habiter chez les Pères mitigés, ce qui serait pisencore.

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Puisque l’archevêque vous a déjà dit que celane convient [80] pas, gardez-vous do lui en parlerde nouveau, malgré tout le crédit dont vousjouissez auprès de sa personne. Il est chargé del’affaire ; tenons-nous-en là ; le mieux pour nousest de nous taire et de nous entretenir avec Dieu.

J’ai écrit cette lettre après mûre réflexion, etpour plusieurs raisons sérieuses que je ne puisexposer. Mais je vois combien il vous estimportant de suivre mon conseil. Il n’y a aucuninconvénient à vous y conformer ; il y en auraitbeaucoup à persister dans votre ligne de conduite.Quand la raison commande une chose, on ne doitpas attendre la nécessité pour l’accomplir. Notre-Seigneur nous donne déjà assez de quoi mériter.Je vois bien les difficultés que vous avez eues etque vous avez encore à Madrid. Je me demandetout ce que vous devez endurer avec votretempérament. Il vous faut maintenant de laprudence ; Dieu ne manque pas de l’accorder,comme Il l’a fait dans la question de l’évêque deSalamanque. Qu’Il soit béni de tout ! Car enfin, Ilne manquera pas de soutenir son œuvre. Le PèreTostado, m’assure-t-on, arrive par l’Andalousie.Que Dieu le guide ! et advienne que pourra. Lemieux, à mon avis, serait de combattre ce Père, etnon celui que nous avons eu en face jusqu’à cejour. Plaise au Seigneur de nous donner salumière et de vous garder, ainsi que les Pères quisont avec vous ! Ma santé est un peu meilleure.

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C’est aujourd’hui le 15 mars.De Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS. [81]

LETTRE CLXIX69. 1577. 9 AVRIL. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Divers envois. Garcia Alvarez. Un peu de lieurd’oranger. Entrée au noviciat de Monsieur Nicolas.Condoléances il la prieure de Paterna. Recommandationpour le Père Barthélémy de Aguilar.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE, MA

FILLE !Je vous ai envoyé par le courrier une lettre qui

vous arrivera, je crois, plus tôt que celle-ci. Onvous expédie les crucifix qui sont en toutsemblables aux autres ; ils ne coûtent que neufréaux chacun, moins un cuartillo,70 ce me semble,et cependant on m’avait assuré qu’on ne me lesdonnerait pas pour moins d’un ducat. Remettez-les à un tourneur qui y fera les trous. On ne les apas faits ici, parce que c’était la fête de Pâques.[Le travail ne sera pas difficile. Les croix sont enébène]. Ce n’est pas cher : voilà pourquoi j’auraisvoulu vous en envoyer davantage.

Je désire vivement avoir des nouvelles de lapieuse Bernarde71. Je vous ai déjà écrit que Dieu69 Cette lettre contient trois fragments traduits pour la première fois enfrançais.70 Le cuartillo est le quart d’un réal, lequel équivaut à 25 centimes.71 Bernardo de Saint-Joseph, du monastère de Séville.

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nous avait enlevé une sœur de ce monastère, cequi a été un vrai chagrin pour moi. [82]

Vous pouvez sans crainte parler de votreoraison à Monsieur Garcia Alvarez ; elle n’est pastelle, qu’elle donne prise à la critique ; je donne lemême conseil aux autres sœurs qui suivent cettevoie. Il paraîtrait étrange d’agir autrement, quandsurtout notre Père Visiteur l’a ainsi prescrit ;présentez tous mes respects au confesseur.

Oh ! comme je voudrais envoyer mon petitlivre au saint prieur de Notre-Dame des Grottes !II me l’a demandé. Et j’ai de si grandesobligations envers lui, que je voudrais lui procurercette satisfaction. Je crois même que MonsieurGarcia Alvarez le lirait avec profit ; il y verraitnotre manière de vivre et comprendrait mieuxnotre genre d’oraison. Que n’ai-je ce petit livre ?je l’enverrais à ce saint prieur, puisque nous nepouvons lui montrer notre reconnaissance pourtout son dévoûment qu’en répondant à son désir ;peut-être cela se réalisera-t-il un jour.

J’ai été tellement occupée aujourd’hui que jene puis m’entretenir plus longuement avec vous.

[Je vous ai déjà écrit que votre paquet m’a étéremis par le muletier, mais qu’il n’était pas arrivéen bon état. Ce n’est déjà plus le temps de fairede tels envois, à cause de la chaleur. Nem’expédiez rien, si ce n’est de l’eau de fleurd’orange, car la fiole où était la nôtre s’est brisée.Je vous demande, en outre, un peu de fleur

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d’oranger ; je la voudrais sèche, sur sa tige, le toutconfit dans le sucre ; je vous paierai ce que vousaurez dépensé. Si vous n’en trouviez pas, vousm’enverriez des bonbons. Mais coûte que coûte,procurez-moi des fleurs d’oranger sur leur tige,alors même que ce ne serait qu’une petitequantité].

Je vous ai déjà dit qu’une de nos sœurs s’enétait allée au ciel, que nous avions eu à souffrirbeaucoup et que j’avais eu une grande joie del’entrée au noviciat de [83] Monsieur Nicolas72.J’apprécie voire sollicitude à secourir nos sœursde Paterna ; elles viennent de m’écrire pour meraconter vos largesses. Croyez-le, c’est uneprovidence de Dieu que nous ayons à Séville uneprieure qui soit charitable et entendue commevous, et qui fasse du bien à tous. J’espère que cesbelles qualités grandiront encore en vous.

Je crains de ne pouvoir écrire aujourd’hui auPère prieur de Notre-Dame des Grottes. Mais cesera un autre jour ; ne lui dites rien de cette lettre.Je me recommande à toutes les sœurs, et surtoutà ma sœur Gabrielle, à qui je voudrais tant écrire.Oh ! comme je souhaite voir enfin cette dameveuve entrée au monastère, et engagée par lesvœux ! Plaise à Dieu d’exaucer ce désir et degarder Votre Révérence à mon affection ! Amen.Je vous remets une lettre de doña Louise.

72 Le P. Nicolas Doria prit l’habit de la Réforme à Séville le jour del’Annonciation, le 25 mars 1577.

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C’est aujourd’hui la dernière fête de Pâques73.L’indigne servante de Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS.[Je vous annonce qu’on a renvoyé de la

Compagnie de Jésus le frère de la sœur Saint-François74, ce qui m’a causé du chagrin. Je n’ai pasosé l'annoncer à cette pauvre sœur pour luiépargner de la peine. Mais peut-être est-il mieuxque nous lui disions nous-mêmes.- Par le papierci-inclus d’un de vos amis qui est à Salamanque,vous verrez que j’ai tenu à me renseignersûrement près des Pères de la Compagnie. Jevous envoie encore ce que m’écrit la prieure deSalamanque. Une chose me console, c’est que cepauvre religieux ait déjà trouvé de quoi vivre, ilsera peut-être [84] mieux de la sorte, même pourservir Dieu. Dans le cas où vous le jugeriez bon,prévenez sa sœur, et remettez-lui les quelqueslignes ci-incluses, avec la présente lettre.

Le Père Barthélemy de Aguilar75 m'assure quevolontiers, il verrait les sœurs plus souvent, maisque vous ne le demandez pas. Il faut le demander,parce qu’il n’est que simple religieux. N’omettezdonc point de l’inviter de temps en temps à vousdonner un sermon et de prendre de sesnouvelles ; car c’est un excellent religieux.

73 C’est-à-dire le mardi de Pâques.74 Isabelle de Saint-François, supérieure du monastère de Paterna.75 De l’ordre de Saint-Dominique.

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Vous pouvez lire les lettres ci-incluses ;comment pourrais-je vous le défendre]76 !

LETTRE CLXX. 1577. 17 AVRIL. TOLÈDE.

AU LICENCIÉ GASPAR DE VILLANUEVA, ÀMALAGON.

Tapage de Malogon. La sœur Marianne est autorisée àfaire profession.

JÉSUS SOIT AVEC vous, MON PÈRE !J’ai le plus vif désir de m’entretenir

longuement avec vous, et si je n’éprouvais unegrande fatigue de tête, ma lettre, je vous l’assure,ne serait pas courte. La vôtre m’a procuré unprofond plaisir.

Quant à l’affaire de votre sœur77, qui estdevenue ma [85] fille, je suis contente qu’il nedépende ni d elle, ni de vous, de la voir terminée.Je ne sais ce que signifie ce tapage, ni sur quoi sefonde la Mère présidente78. La Mère prieure,Briande de Saint-Joseph, m’a écrit à ce sujet, et jelui ai répondu. Il me parait bon de se conformer àce qu’elle dira, pourvu que vous l’approuviez ; oubien, on exécutera vos ordres ; mais alors, je neveux plus m’en mêler.

Pour ce qui regarde votre sœur Marianne,mon désir est qu’elle fasse la profession en son

76 Ce post-scriptum est complet, malgré les assertions contraires de M. deLa Fuente.77 Sœur Marianne du Saint-Esprit, novice au monastère de Malagon.78 La Mère Béatrix, présidente à cause de la maladie de la Mère prieure.

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temps. Il faut au moins qu’elle sache lire lespsaumes et remplir les autres offices ; nous enavons reçu d’autres à la profession qui étaientdans le même cas, et nous l’avons fait sur leconseil d’hommes instruits. Comme je l’écris à laMère présidente, voyez si vous êtes de cet avis ;dans le cas contraire, je m’incline et vous pouvezcommander.

Je vous serais reconnaissante d’offrir mesamitiés à la sœur Jeanne-Baptiste et à la sœurBéatrix. Puisque vous êtes là, pourquoi iraient-elles confier à la Mère présidente leurs peinesintérieures ? Elles ne trouvent près d’elle, paraît-il,aucune consolation. Qu’elles en finissent avecleurs plaintes ! car enfin, cette femme ne les tuepas, et ne dissipe pas les religieuses dumonastère ; en outre, elle ne les laisse pasmanquer du nécessaire, et elle a beaucoup decharité. Je les comprends ; mais jusqu’à ce que lePère Visiteur passe par là, il n’y a rien à faire.

O mon Père, quelle peine pour moi de voirtant d’inconstance chez les religieuses de cemonastère ! Que de choses qui leur paraissaientinsupportables dans la personne qu’elles adorentmaintenant79 ! Elles mêlent la perfection del’obéissance à un grand amour-propre. Aussi, [86]Dieu les punit par où elles pèchent. Plaise à SaMajesté de nous perfectionner en tout ! Amen.Ces religieuses ne sont encore qu’à leurs débuts79 Allusion à la Mère Briande de Saint-Joseph.

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dans la vertu ; je m’en étonnerais moins si vousn’étiez pas là pour les diriger. Que Notre-Seigneur daigne vous garder ! N’omettez pas dem’écrire, c’est une grande consolation pour moi ;et j’en trouve bien peu ici-bas.

Ce 17 avril.J’avais pensé écrire à la sœur Marianne. Mais

je ne le puis vraiment pas, tant j’ai la tête fatiguéeen ce moment. Veuillez lui dire que si elle agitcomme elle l’écrit, nous lui passerons son peud’habileté à lire. Sa lettre m’a grandementconsolée, et pour réponse, je lui envoie lapermission de faire profession. Alors même quece ne serait point entre les mains de notre Père,qui peut tarder beaucoup, qu’elle n’attende pas, sivous le jugez convenable. Vos mains sont biendignes d’imposer le voile. Quant à la sœurMarianne, elle ne doit considérer qu’une chose,c’est qu’elle prononcera ses vœux entre les mainsde Dieu, comme c’est la vérité.

Votre indigne servante et fille,Thérèse de JÉSUS. [87]

LETTRE CLXXI80. 1577. 6 MAI. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

80 Cette lettre contient un fragment et quelques corrections qui paraissentpour la première fois en français.

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Sainte mort de la sœur Bernarde. Préoccupations ausujet de la santé de la prieure, sépulture des sœurs. Bonnecompagnie de la prieure de Malagon.

JÉSUSSOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE ET VOUS PAIE

DE SI NOMBREUX ET DE SI BEAUX PRÉSENTS !Tout est arrivé bien conservé et en bon état.

Je vous parlerai de cela plus au long par lemuletier. Pour le moment, je ne veux vousentretenir que de choses importantes.

J’ai porté envie à cet ange. Dieu soit béni dece que cette sœur a mérité d’aller sitôt jouir de saprésence ! car je ne puis douter qu’elle n’ait cebonheur81. Quant à toutes [88] les autres chosesdont vous me parlez, soyez bien persuadée quec’est manifestement de l’exaltation ; n’en tenezaucun compte, n’en dites rien aux sœurs.N’attachez, non plus, aucune importance à cequ’a dit Beatrix ; dites-lui pourtant que j’estimebeaucoup sa grande charité, et remerciez-la biende ma part. Tous mes compliments à sa mère et àtoutes les sœurs.

81 Bernarde dut sa vocation à Saint Joseph. C’est Thérèse elle-même qui luiavait donné l’habit à Séville. La novice passa les six premiers mois aumilieu des plus grandes consolations. Mais depuis lors, le démon latourmentait au point qu’elle n’avait de repos qu’en se tenant près de saprieure. À la fin de son noviciat, elle tomba gravement malade, le jour de lafête de Saint Joseph. On lui administra les sacrements et on lui fit faire saprofession. Elle mourut le samedi suivant dans une jubilation toute céleste.Son visage parut alors resplendissant de beauté. Il dut se passer quelquesautres particularités merveilleuses dont on envoya le récit à la Sainte.

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Je suis très préoccupée de votre fièvre et de lamaladie de la sous-prieure. [Béni soit Dieu quiveut nous éprouver ainsi cette année et vousaccabler de tant de travaux ! mais le pis, c’est lepeu de santé ; quand on est bien portant, onsupporte tout le reste. Mandez-moi au plus tôtquelles sont ces fièvres que vous avez, et que lasous- prieure m’écrive également sur son mal].Dieu veuille que vos souffrances ne durent pascomme de coutume ! Vous êtes en si petitnombre, que je ne sais ce que vous deviendriez.Plaise au Seigneur de tout arranger, Lui qui peuttout ! mais je suis très préoccupée.

Ce que vous me dites au sujet de la sépulturedes sœurs est fort bien. C’est comme cela quenous faisons à Tolède ; nous enterrons lesreligieuses dans le cloître ; aussi, je prierai notrePère de prescrire qu’il en soit de même partout.Ce sont les religieuses sans clôture qui agissentautrement. Le Père Garcia Alvarez a donc eugrandement raison. Présentez-lui mescompliments. Il pourra entrer dans le monastèrepour la nécessité dont vous me parlez, mais noncelui dont il est question ; mieux vaut que ce soittoujours le Père Garcia Alvarez ; car nos Pèressont tellement éloignés que je ne sais pascomment ils le pourraient ; même si leurmonastère était près, je préférerais que ce fût lePère Garcia Alvarez, puisqu’il est tel et qu’il vousconfesse ordinairement. Je vais en parler sous peu

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à notre Père, et vous enverrai la [89] permissionque vous demandez. Nous le verrons avant laPentecôte, s’il plaît à Dieu. Déjà le Nonce l’a priéde revenir, et nos affaires semblent en bonnevoie. Jugez de ma jubilation. Notre Père est allé àCaravaca et à Véas ; je vous remets sous ce pli lalettre de la Mère Alberte82, afin que vous voyiezcomment sont les religieuses. Nous n’avons pasencore fini avec ce monastère. Recommandez-le àDieu, ainsi que les sœurs de Veas, qui m’affligentprofondément avec leurs procès.

Votre lettre est arrivée hier, et aussitôt j’aitrouvé l’occasion de l’expédier à notre Père. Jevais vous payer maintenant la sollicitude que vousvous êtes donnée pour les miennes, tout le tempsque notre Père sera de nos côtés.

Recevez la sœur converse, et plaise à Dieuqu’avec elle seule vous puissiez vous tirerd’affaire ! J’ai dit déjà à notre Père que j’allaisvous prévenir de la prendre.

Quant à la renonciation de la bonne sœurBernardo, sachez que, ses parents étant encorevivants, ce sont eux qui héritent, et non lemonastère. S’ils étaient morts avant elle, c’est lemonastère qui héritait, cela est certain. Je le saisde gens très instruits. Les parents, en effet, et lesgrands-parents sont des héritiers nécessaires ; etc’est à leur défaut que le monastère hérite. Lesparents de la sœur Bernardo sont obligés82 Anne de Saint-Albert. Cfr. Chap. 26 des Fondations.

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uniquement à fournir sa dot. S’ils ignorent cela, ilsseront enchantés que vous vouliez faire unarrangement avec eux. Cependant, qu’ils donnentce qu’ils ont promis de payer, ce sera beaucouppour vous. Voyez ce. que vous pourrez sur cepoint. Mais il ne convient pas qu’ils manquent dedonner au moins une partie de la dot. Le PèreNicolas verra ce qu’il y a de mieux. Présentez-luitous mes compliments, ainsi qu’au [90] PèreGrégoire et à qui vous le jugerez bon. Demeurezavec Dieu.

Depuis plusieurs jours, je suis mieux de latête ; toutefois, je n’en passe aucun sans yentendre un grand bruit, et je souffre beaucoupquand je dois écrire.

La Mère prieure de Malagon va me tenirbonne compagnie ; je suis très triste, cependant,de ce que son mal nous laisse si peu d’espérance ;néanmoins, il s’est produit une notableamélioration dans son état. Elle mange mieux etpeut se lever. Comme la fièvre ne la quitte pas, iln’y a pas lieu, dit le médecin, de faire grand cas dece mieux. Dieu peut tout : Il pourrait nousaccorder sa guérison. Demandez-la-Lui avecinstances. Dès lors que cette Mère vous écrit elle-même, je ne vous en parle pas davantage.

C’est aujourd’hui le 6 mai.L’indigne servante de Votre Révérence.

Thérèse de JÉSUS.

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Tous mes compliments à ma sœur Gabrielle ;sa lettre m’a procuré une vive joie, et je suiscontente de la savoir en bonne santé. Que Dieudonne aussi cette santé à toutes les sœurs,puisqu’il le peut ! Amen, amen. [91]

LETTRE CLXXII83. 1577. 15 MAI. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Remercîments. Corporaux. Pale précieuse. Eau defleur d’orange. Une dette. Une petite sainte. Bonnesnouvelles du Père Gratien. Recette de sirop.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous,

ma fille ! J’aimerais beaucoup mieux recevoir desnouvelles de votre santé que tous vos présents,bien qu’ils soient vraiment d’une reine. Plaise àNotre-Seigneur de vous en récompenser !

La fleur d’oranger est très belle et en grandequantité ; elle est venue fort à propos ; je vous enremercie infiniment. Les corporaux sont trèsbeaux ; on dirait que Dieu vous a inspiré de meles envoyer, pour.les assortir à une pale que m’adéjà expédiée la prieure de Ségovie et que, si vousvous en souvenez bien, je l’avais priée de me fairedès le temps où j’étais à Séville. [Cette pale esttout entière brochée ; elle est, de plus, ornée deperles et de grenats fins]. La main-d’œuvre à elleseule vaut, dit-on, trente ducats. Les corporaux de

83 Cette lettre contient quelques corrections et trois fragments nouveaux.

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Béatrix sont magnifiques, comme, d’ailleurs, lapetite croix ; mais il en aurait fallu d’autres pourremplir la caisse. Ils sont si jolis que je les préfèreà tout le reste. [92]

L’eau de fleur d’orange est arrivée en très bonétat ; il y en a assez pour le moment.Heureusement que c’est vous qui l’avez placéedans le paquet. Voilà pourquoi elle est venue sansaccident. Je n’ai d’autre désir que de vous payerde retour pour tous vos présents, qui en définitivesont autant de preuves de votre amour pour moi.De ma vie, je n’ai rien vu de si pauvre que ce paysde Tolède pour le bon goût. Gomme j’arrivais deSéville, il me l’a paru encore davantage.

Je viens de recommander de payerimmédiatement les cent ducats dont MonsieurAscension Galiéno m’avait donné quittance. Je nesais si vous vous en souvenez, mais on devaitprendre sur cette somme cinquante ducats afin depayer les frais que le P. Mariano a faits pour votremonastère, quand nous sommes allés à Séville ; lereste était pour le loyer. [Depuis que MonsieurGaliéno est mort, j’ai été préoccupée de payercette dette, comme je le serai encore tant que jene vous verrai pas complètement délivrée de tousvos soucis]. Les travaux que le Seigneur vousenvoie sont déjà suffisants. Je suis bien peinée devous savoir malades, vous et la sous-prieure, dèsle commencement de l’été. Plaise à Dieu de vous

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guérir ! Sans cela, je ne sais ce que vous allezdevenir.

Je vous ai déjà écrit par le courrier qu’il fallaitrecevoir la sœur converse et laisser le corps decette petite sainte là où il est, dans le chœur ; pournous autres, nous devons être enterrées dans lecloître, et non dans l’église. Je vous ai dit, enoutre, que le père et la mère de cette sainte, étantencore vivants, héritaient d’elle, bien qu’elle aitfait renonciation en faveur du monastère. S’ilsétaient morts avant elle, c’était le monastère quihéritait ; mais ils demeurent obligés à donner ladot convenable. Tâchez de tout arranger pour lemieux. Si l’on vous donnait tout [93] ce qu’on apromis, ce serait très bien ; cependant, laissez là,je vous prie, cette perfection dont vous parlez ;malgré tout, ou ne manquera pas de dire que nousagissons par intérêt. Enfin, vous vousconformerez à ce que notre Père vous dira.Écrivez-lui, et, pour l’amour de Dieu, soignez-vous bien.

Je suis très préoccupée de la santé de la MèreBriande, quoiqu’elle semble mieux depuis sonarrivée. Je suis heureuse de me trouver en sacompagnie : comme elle doit vous écrire, me dit-elle, je ne vous en parle pas plus longuement.

Vous saurez déjà que le Nonce a appelé notrePère. Les affaires semblent en bonne voie.Recommandez-les à Dieu. Plaise à Sa Majesté devous garder à mon affection et de faire de vous

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une grande sainte ! J’ai porté envie à la chèreBernardo. Nous avons beaucoup prié Dieu pourle repos de son âme dans nos monastères, bienqu’à mon avis elle n’ait pas besoin de nossuffrages.

C’est aujourd’hui la veille de l’Ascension.De Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS.Mes amitiés à la Mère sous-prieure, à ma sœur

Gabrielle et à toutes vos filles.[Envoyez-moi la recette du sirop que prenait

la sœur Thérèse, car son père la demande. Nel’oubliez pas ; il s’agit du sirop qu’elle prenaithabituellement dans la journée]. [94]

LETTRE CLXXIII. 1577. 19 MAI. TOLÈDE.

AU PÈRE AMBROISE MARIANO, MADRID.

Remercîments. Les Carmes déchaussés ont malnégocié la fondation de Salamanque. Prudence. L’affaired’Antoine Muñoz.

JÉSUSsoit avec Votre Révérence, mon Père, et vousrécompense des bonnes nouvelles que vousm’annoncez ! car elles semblent très favorables ànos vues pour beaucoup de raisons.

Le petit porteur de votre lettre est repartiimmédiatement. Plaise à Dieu de tout diriger poursa plus grande gloire ! Nous n’avons tous aucuneautre ambition.

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Je me réjouis de ce que vous êtes bien avecces Pères84, mais, je vous l’assure, ils ne manquentpas l’occasion de nous créer des ennuis. Le PèreAnge85, m’assure-t-on, a écrit à l’évêque deSalamanque pour le prier de ne pas donner à nosPères la permission de fonder, et on leur a intentéun procès, comme celui de Tolède, ni plus nimoins. O mon Père, que les Carmes déchausséss’y prennent mal pour ces négociations ! Lafondation serait déjà terminée s’ils avaient sumanœuvrer, tandis que leurs démarches n’ontservi qu’à les ridiculiser. Croyez-moi, on neréussit jamais quand on agit à contretemps. [95]

D’un autre coté, je pense que telle a été lavolonté du Seigneur et qu’il doit y avoir làquelque profond mystère. Cela se saura un jour.Pourvu qu’on réalise ce que vous me dites, toutira bien. Je prie Dieu de vous récompenser de labonne estime que vous avez de mon sentiment.Qu’il Lui plaise que cela dure ! Mais, à mon avis,là où il y a tant de lumière, on doit tenir très peude compte des miennes. Ce m’est une grandeconsolation de voir nos affaires dans de si bonnesmains. Béni soit Celui qui nous accorde cettegrâce ! Amen.

Pourquoi ne me dites-vous jamais rien duPère Balthasar ? Je ne sais où il est. Veuillez lui

84 Les Carmes mitigés de Madrid.85 P. Ange de Salasar.

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présenter mes respects, ainsi qu’à mon PèrePadilla et à mon Père Jean Diaz.

La prieure d’ici et celle de Malagon, la MèreBriande, se recommandent à Votre Révérence ;cette dernière s’était trouvée mieux depuis sonarrivée ; cette nuit, elle a été plus souffrante.Nous avons néanmoins quelque espoir de laconserver. Plaise à Dieu de lui prolonger la vie,puisqu’il voit que c’est nécessaire, et de garderVotre Révérence !

Veillez, mon Père, à être toujours trèscirconspect ; ces amitiés pourraient bien être desamitiés forcées ; tenez- vous donc sans cesse survos gardes. Le véritable ami, Celui sur lequel nousdevons compter, c’est Dieu. Travaillons sansrelâche à accomplir sa volonté et nous n’auronsrien à craindre.

J’ai le plus vif désir de connaître la réponsedont vous me parlez. Je voudrais, en outre, voirVotre Révérence et le Père Maître dans unemaison ou vous penseriez trouver un cordial asile.Malgré tout, nous ne manquerons pas de croix encette vie, si nous sommes du parti du Crucifié.[96]

J’arrive à l'affaire d’Antoine Muñoz ; cemonsieur s’est trompé. Nous n’avons pas parminos religieuses doña Catherine de Otalera ; elle nes’y est jamais trouvée. C’est une dame veuve qui aaidé à cette fondation. Je ne la crois plus là en cemoment, et je ne la connais pas. D’ailleurs, il n’est

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pas de ma profession de m’occuper d’affaires dece genre. Veuillez le dire à monsieur Muñoz. J’aimême eu du scrupule de la demande que je vousai adressée sur ce point. Je connais peu cemonsieur ; ceci soit dit entre nous seulement ;nous sommes, il est vrai, très proches parents,mais je ne l’ai vu qu’une seule fois, et je ne saisquel conseil utile donner à son âme. Je voussupplie donc de ne point vous guider dans cetteaffaire d’après mes vues, mais seulement d’aprèsles dispositions que vous découvrirez en lui. Nelui soufflez pas mot de cela, pour ne point luicauser de peine ; je suis touchée de compassion àson endroit. Veuillez lui présenter mes respects ;dites-lui que si je ne lui écris pas, c’est que j’ai malà la tête, car j’en souffre encore beaucoup.

J’ai envoyé, ces jours derniers, une lettre àdoña Béatrix, sa femme. N’oubliez pas deprévenir ce monsieur que la dame dont il parlen’est pas religieuse.

Plaise à Dieu de garder Votre Révérence,puisqu’il voit combien vous êtes nécessaire !Amen.

C’est aujourd’hui le 19 mai.L’indigne servante de Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS. [97]

LETTRE CLXXIV. 1577. 28 MAI. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

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Arrivée du Père Gratien à Tolède. Toile qu’on ne peutvendre. Prière pour la Réforme.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec Votre Révérence, ma fille ! Je souhaitequ’elle vous ait aidée à passer d’aussi heureusesfêtes de Pentecôte que je vous les ai désirées.Pour nous, nous les avons eues très heureuses àcause de l’arrivée de notre Père, qui se rend à laCour, où le Nonce l’appelle. Il nous est venu bienportant ; il a même pris de l’embonpoint. Dieu ensoit béni ! Votre Révérence doit savoir qu’il fautmaintenant recommander à Dieu avec instancesles affaires de l’Ordre ; mettez-y toute votreferveur et tout votre dévoûment : la nécessité esttrès grande.

Le Père Tostado est déjà à la Cour. Il y aquatre ou cinq jours qu’il a passé par Tolède, maisil était si pressé qu’il ne s’est arrêté que trois ouquatre heures. Plaise à Notre-Seigneurd’accomplir en tout ce qui convient le mieux àson honneur et à sa gloire ! Telle est notre seuleambition.

Recommandez à Dieu ma pauvre tête, dont jesouffre toujours beaucoup.

Nous n’avons pas eu de chance pour votretoile. On a [98] parcouru la moitié de Tolède ; onest allé dans les maisons et les monastères sanspouvoir la vendre. Tous trouvent que c’est tropd’en donner quatre réaux, et cependant on ne

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peut pas, en conscience, la vendre à moins. Je nesais ce que nous allons en faire. Réfléchissez, etdites-nous quelle est votre volonté là-dessus.Plaise à Notre-Seigneur d’être avec VotreRévérence !

C’est aujourd’hui la dernière fête dePentecôte86.

Notre Père n’est pas près de nousaujourd’hui. Il prêche là où est sa sœur87. Il nepourra donc vous écrire, parce que le courriersera parti à son retour.

Je désire avoir des nouvelles de votre santé etde celle de toutes les sœurs. Il y a longtemps queje ne vois plus de vos lettres. Que Dieu vousgarde à mon affection ! La Mère Briande esttoujours très mal. Elle se recommande à vosprières et moi, à celles de toutes les sœurs et demon Père Grégoire. C’est maintenant le momentoù les prières de tous sont nécessaires. Envoyezimmédiatement cette lettre au Père Grégoire.Redoublez toutes de ferveur, vous et vos filles ;avec l’aide de Dieu, nous verrons sous peulaquelle l’emportera de la bonne ou de lamauvaise cause. Jamais la prière n’a été aussiindispensable. Que Dieu vous garde à monaffection !

De Votre Révérence,Thérèse de JÉSUS. [99]

86 Le mardi de la Pentecôte.87 Au pensionnat fondé par le cardinal Siliceo.

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LETTRE CLXXV88. 1577. 28 JUIN. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Amélioration de sa santé et de celle de la MèreBriande. Deux petites esclaves. Lettre sévère. Prudencedans les austérités.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit dans Pâme

de Votre Révérence, ma fille îJe suis très affligée de vos nombreux travaux

et de votre fièvre continuelle. Cependant, quandon veut, comme vous, parvenir à la sainteté, ilfaut encore souffrir plus que cela.

Notre Père m’a envoyé la lettre que vous luiavez écrite le 10 de ce mois. [Pour moi, je suistoujours souffrante de la tête] ; de plus, tous cesjours derniers, j’étais préoccupée d’avoir desnouvelles de votre santé et de celle de la Mèresous-prieure [dont la maladie me chagrinebeaucoup]. La Mère Briande est mieux unmoment, et, l’instant d’après, elle retombe trèsmal. Je suis un peu moins souffrante de la tête ;j’y éprouve moins de faiblesse ; je puis écrire ettravailler davantage. Mais le bruit que j’y entendsest toujours le même et très pénible. Aussi, pourrépondre à toutes les sœurs, je me sers d’unemain étrangère, excepté quand il s’agit de chosesconfidentielles ou de lettres pressantes à des

88 Cette lettre contient plusieurs additions et corrections.

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personnes auxquelles je dois écrire moi-même.Ayez donc patience pour cela, comme pour toutle reste.

J’en étais là de ma lettre lorsque mon frère estarrivé. Il [100] se recommande instamment à vosprières. Je ne sais s’il pourra vous écrire : je veuxparler de mon frère Laurent. Sa santé est bonne,grâce à Dieu. Il se rend à Madrid pour sesaffaires. Oh ! quelle peine vos travaux lui ontcausée ! Je vous l’assure, oui, en vérité, Dieu vousveut très sainte. Courage donc ! Après ce temps, ilen viendra un autre où vous vous réjouirezd’avoir souffert.

Quant à l’entrée de cette petite esclave dontvous me parlez, n’y mettez pas d'obstacle89. Audébut des fondations, on passe par-dessusbeaucoup de choses qu’on ne doit pas faire plustard. Vous n’avez pas à traiter de perfection avecelle ; il suffit qu’elle serve bien les sœurs ;d’ailleurs, cela importe peu pour son office desœur converse. Elle pourrait même rester toute savie sans prononcer de vœux, si elle n’a pas lesqualités voulues. Pour sa sœur, c’est plus difficile.Mais ne laissez pas, non plus, de la recevoir, etobtenez enfin de Dieu qu’elle soit bonne. Nedemandez pas trop de perfection ni à l’une ni àl’autre. Qu’elles s’acquittent bien de ce qui est

89 Cette pauvre esclave était au service des religieuses de Séville, qui, depuisla fondation de leur monastère, l’employaient, ainsi que sa sœur, à fairequelques commissions.

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essentiel, et soyez contente ; vous leur devezbeaucoup, et vous les tirerez d’une grandeinfortune. Il faut bien souffrir quelque chose ;c’est ce qui arrive toujours au commencement denos fondations ; il ne saurait en être autrement.

Quant à l’autre postulante, prenez-la,puisqu’elle est aussi vertueuse que vous le dites : ilvous en faut beaucoup, tant il vous en meurt.Comme elles s’en vont au ciel, n’en ayez point depeine. Je vois déjà quel vide va vous faire labonne sous-prieure. Nous aviserons au retour dessœurs qui sont à Paterna, dès que les affairesseront arrangées90. [101]

Oh ! quelle lettre je vous ai écrite, à vous et auPère Grégoire ! Plaise à Dieu qu’elle vousparvienne ! Oh ! quelle réprimande je vousenvoie, parce que vous voulez transférer votremonastère ! Je ne comprends pas que vous ayezpu songer tous les deux à une telle folie91.

Priez pour mon frère, vous, tous les amis etmes filles. Comme il vient d’arriver, je ne vous endis pas davantage. Que Dieu vous garde bien !votre santé me donne plus de peine que tout lereste ; aussi, par charité, soignez-vous et soignezma sœur Gabrielle. Portez du linge toutes lesdeux, et suspendez un peu vos austérités par ce

90 Elles ne rentrèrent à Séville que le 4 décembre suivant.91 La Mère Marie de Saint-Joseph songeait à abandonner ce monastèrepour un autre plus convenable, d’après elle, dans la même ville. Voir à cepropos ce que la Sainte dit d’elle dans la lettre du 4 décembre 1579adressée au Père Gratien.

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temps d’extrême nécessité. Nos sœurs de Tolèdeont très peu de santé. Je les recommande toutes àvos prières. Plaise à Dieu de vous garder à monaffection ! Je ne sais comment je vous aime tant.La Mère Briande se recommande d’une manièrespéciale à vos prières. Malgré ses souffrances, elleme tient bonne compagnie.

C’est aujourd’hui le 28 juin.Cherchez de l’argent à emprunter, afin de

pouvoir vivre ; vous le rendrez plus tard. N’allezpas endurer des privations, cela me feraitbeaucoup de peine. Ici, nous recourons auxemprunts, et Dieu vient ensuite à notre aide.

De Votre Révérence,Thérèse de JÉSUS. [102]

LETTRE CLXXVI92. 1577. 2 JUILLET. TOLÈDE.

À LA MÈRE ANNE DE SAINT-ALBERT,PRIEURE À CARAVACA.

Petites canettes. Avis maternels pour la direction dessœurs. Le Père Gratien, malgré la mort du Nonce, esttoujours Visiteur. Robes de drap.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE, MA

FILLE !J’ai éprouvé une grande consolation en

apprenant que votre maison est fraîche et quevous n’avez plus à souffrir comme l’annéedernière à cette époque. Ce serait un vrai bonheurpour moi d’aller passer quelques jours avec vous,

92 Cette lettre renferme quelques corrections et additions.

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si telle était la volonté de Dieu. Les affaires et leslettres viendraient moins souvent m’y trouver. Jeserais près de mes petites canettes et du cours d’eauoù vous devez, semble-t-il, vivre comme desermites. Puisque je ne mérite pas une telle faveur,je suis cependant très heureuse que vous enjouissiez pour moi. Je vous l’assure, je ne pensaispas vous aimer autant ; j’ai le plus grand désir devous voir. Dieu m’accordera peut-être un jourcette grâce. Je prie beaucoup pour vous, et j’ai ladouce confiance que le Seigneur vous aidera entout.

Je me plais à penser que vous élèverez à laplus haute perfection les âmes qui vousentourent. Mais soyez prudente : vous ne devezpas les conduire toutes par le même sentier.Quant à cette sœur à qui notre Père a donnél’habit, il faut la diriger comme une malade ; nevous préoccupez pas si elle n’est pas très parfaite.Il suffît [103] qu’elle fasse bonnement sonpossible, comme on dit, et qu’elle n’offense pasDieu.

Dans chaque monastère, il y a de grandesépreuves, surtout au début des fondations. Tantque la maison n’est pas assise, nous prenons lespersonnes que nous pouvons, lorsqu’elles ontquelque bien, et, de la sorte, nous avons de quoisoutenir les autres. Quant à cette pauvre maladequi a été la première à donner pour votremonastère, vous avez une raison toute spéciale de

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la garder ; conduisez-la donc, ma fille, commevous pourrez. Si elle a une bonne âme, considérezqu’elle est la demeure de Dieu. Chaque fois quej’y pense, je bénis le Seigneur de la joie immenseque vous avez causée à notre Père. Pour vousencourager à remplir dignement votre charge, jevous répéterai ce que notre Père m’a dit ; il m’aassuré que vous étiez une des meilleures prieuresque nous eussions. Comme vous êtes bien seule,la divine Majesté vous vient en aide.

N’ayez pas de peine au sujet de cette affairede Ma- lagon. Il suffira d’envoyer cela quand vouspourrez.

La santé de notre Père se maintient, grâce àDieu, mais il est très surchargé de travail. Je vousdirai que le Nonce est mort93, et que le PèreTostado est à Madrid comme vicaire général,nommé par notre révérendissime Père Général.Le Roi, il est vrai, n’a pas voulu jusqu’à présent lelaisser entreprendre la visite, mais nous ne savonspas comment cela finira. Les pouvoirs decommissaire apostolique de notre Père ne sontpas encore expirés, malgré la mort du Nonce. Ilest donc, je le sais, visiteur comme avant. Je croisqu’il se trouve en ce moment à Pastrana. Nousdevons prier beaucoup, pour qu’il arrive ce quidoit être de la plus grande gloire de Dieu. Nousn’y manquons pas ici ; nous avons même fait desprocessions. Ne vous [104] ralentissez donc point93 Le nonce Hormaneto, qui mourut en juin 1577.

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dans la ferveur ; nos nécessités sont grandes en cemoment. Toutefois, les affaires, paraît-il,tourneront bien.

Notre Père, malgré ses nombreux travaux, n’apas laissé de s’occuper des difficultés de votremonastère ; il a même parlé deux fois à l’évêque.Ce prélat lui a témoigné la plus grande bonté etlui a dit qu’il arrangerait tout ; il a même écritdans ce sens à la dame en question. La semainedernière, il m’envoyait une lettre pour la mêmechose, mais il attendait je ne sais quoi, avant de larégler. Notre Père est très content et assure quetout sera à merveille. Ne vous préoccupez doncpoint s’il y a un peu de retard ; je vous le répète,on y a mis beaucoup de sollicitude. Quant à laquestion de la rente, on est satisfait ; vous n’avezplus à vous en chagriner ; cela sera promptementterminé.

Puisque vous êtes contente de ces personnes,je veux dire des filles de la vieille, vous n’avezqu’à les admettre à la profession. Elles ont, sansdoute, quelques infirmités, mais il n’y a pas defemme qui en soit exempte.

Bien que je sois un peu mieux de mon mal detête, je ne le suis pas encore assez pour écrirelongtemps de ma main. Je n’écris à aucunmonastère, si ce n’est en me servant de la maind’une sœur, à moins qu’il ne s’agisse de quelqueaffaire intime ; voilà pourquoi je m’arrête en cemoment.

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Que vous dirai-je de la préoccupation que medonne le peu de santé des sœurs de notre région,et surtout de celles de Séville ? On vous leracontera dans la lettre ci- incluse. La sœur Annede l’Incarnation94 me préoccupe, [105] bien quedes souffrances de ce genre diminuent peu à peuavec l’âge. Présentez mes compliments à elle, àtoutes les sœurs, et spécialement à la sous-prieureet aux fondatrices.

La présidente de Malagon s’appelle Anne dela Mère de Dieu ; c’est une excellente religieuse,qui remplit bien sa charge, sans s’écarter d’unpoint des Constitutions. Nos sœurs de Sévilletraversent de grandes épreuves : la sous-prieure areçu l’Extrême-Onction, et la prieure a la fièvre ;on ne peut donc rien leur demander pour lemoment. Rappelez-vous que les sœurs de Sévillevous ont payé les frais. Elles ne tarderont pas àrecevoir des religieuses, et elles pourront alorss’acquitter de leur dette envers vous.

[Quant au poisson que vous voulez nousenvoyer, vous voulez rire, je pense, si vous nechargez un exprès de nous l’apporter : d’ailleurs,le port serait cher].

Pour ce qui est des robes de drap dont parlenotre Père, vous tâcherez de vous en défaire peuà peu, jusqu’à la dernière, si vous n’avez pas en ce

94 Fille des vice-rois de Navarre, élevée au palais de Philippe II ; elle avaitfondé plusieurs couvents. La Sainte lui avait prophétisé qu’elle mourrait àGrenade.

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moment de quoi en acheter d’autres pour toutesles sœurs à la fois ; vendez- les le mieux que vouspourrez. Entendez-vous pour tout avec doñaCatherine de Otalora95 ; tâchez de ne jamais lamécontenter : vous voyez combien vous lui êtesredevable, et l’ingratitude n’est pas de mise.Lorsqu’elle écrira à quelque religieuse, vousremettrez la lettre et vous veillerez à ce qu’onréponde. Plaise à Notre-Seigneur de faire de vousune très grande sainte ! La Mère Briande serecommande à vos prières ; elle est toujours trèsfaible.

C’est aujourd’hui le 2 juillet. [106]Votre mère et votre sœur sont en bonne

santé.L’indigne servante de Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CLXXVII96. 1577. 11 JUILLET. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Elle compatit à ses souffrances, à celles de la Mèresous-prieure et du chapelain. Admission de plusieurspostulantes. Réception de cocos. Lettre au Père Grégoire.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS, MA FILLE !

95 Fondatrice, ou du moins, insigne bienfaitrice du monastère de Caravaca.96 Cette lettre contient quatre petits fragments très intéressants traduitspour la première fois.

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Dès que vous m’annoncez un peu de mieuxdans votre santé, il me semble que je supporte debon cœur tout le reste. Plaise au Seigneur de vousdonner des forces et de récompenser votremédecin, auquel j’exprime ma plus vivereconnaissance !

C’est une grande grâce que la sous-prieuresoit encore en vie. Celui qui l’a créée peut luirendre la santé, après l’avoir tirée du néant. Ill’exerce par de terribles souffrances : mais il vouséprouve tellement qu’on voit encore, certes, despersonnes capables d’aller en Guinée, et mêmeplus loin. Cependant, je voudrais déjà que vousfussiez à la fin de vos maux, car j’en suis touchéede pitié.

Comme j’ai chargé la Mère Briande de vousécrire ce qui s’est passé de nos côtés, je ne vousparlerai que du [107] strict nécessaire. Je 11’aireçu ni les images, ni la lettre que vous envoyiez,me dites-vous, pour doña Louise97. Vous nem’accusez pas réception de la toile et des crucifixque je vous ai expédiés ; veuillez m’en aviser àvotre prochaine lettre. Priez Dieu pour la MèreBriande : je suis très contente de la voir si bien.

Recevez sans crainte la postulante : sa dotdont vous me parlez ne vous nuira pas. Quant àcette dame veuve, je la voudrais déjà entrée aumonastère. Je vous ai écrit l’autre jour pour vousrecommander d’admettre la petite négresse, qui97 Louise de la Cerda.

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ne vous portera aucun tort ; je vous priai, enoutre, d’admettre sa sœur. Vous ne me dites pas,non plus, si cette lettre vous est parvenue. J’ai ététrès affligée de la maladie de Monsieur GarciaAlvarez ; n’oubliez pas de me donner desnouvelles de sa santé. Et votre mieux continue- t-il ? [Les cocos me sont arrivés ; voilà des fruitscurieux ! Je vais les envoyer à doña Louise ; celuique vous m’avez destiné est très bien orné. C’estnotre Père qui va l’ouvrir demain].

Quant à l’affaire de Paterna, nous n’avons pasà en parler, dit-il, jusqu’à ce qu’il se rende à cemonastère. Nous nous en sommes assezlonguement entretenus aujourd’hui ; et, a-t-ilajouté avec raison, ce serait troubler tout lemonde que de laisser croire qu’il n’est plusVisiteur.

Que Dieu vous paye les beaux présents quevous m’envoyez ! Vous devez rêver que vous êtesune reine. Et encore vous payez le port ! Parcharité, veillez sur votre santé ; soignez-vous bien,et vous me ferez plaisir. [Les sœurs ont eubeaucoup de joie, comme moi d’ailleurs, à voir lescocos. Béni soit Dieu qui les a créés ! à coup sûr,c’est une chose curieuse à voir. J’ai trouvécharmant [108] que vous ayez songé à ces choses,malgré tous vos travaux. Le Seigneur sait bien àqui il envoie des épreuves].

Je viens de parler à notre Père de cettepostulante qui vous est présentée par

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l'archevêque. Je suis fort contrariée de ce que l’onimportune tant ce prélat à son sujet, lorsqu’il s’ensoucie fort peu lui-même. D’après notre Père,c’est une dévote mélancolique ; ne savons-nouspas par expérience ce que valent les personnes decette sorte ? et ce serait bien pis d’avoir à larenvoyer. Tâchez de lui parler quelquefois etrendez-vous compte de ce qu’elle est ; si elle nevous semble pas appelée à vivre parmi nous, il neserait pas mal, à mon avis, que le Père Nicolas endise un mot à l’archevêque et lui raconte lesmalheurs que nous avons eus avec les dévotes dece genre, ou bien encore vous pourriez laissertraîner cette affaire en longueur.

Il y a longtemps que j’ai écrit la lettre ci-jointeau Père Grégoire ; je l’avais envoyée à notre Pèrepour qu’il la lui transmît ; et il vient de me larendre à présent. Je n’ai plus de raison del’expédier maintenant. Mais ne laissez pas de lalire, afin que vous n’ayez plus, ni l’un ni l’autre, latentation de transférer ailleurs votre monastère98.

Je suis affligée du surcroit de travail que vousdonne cette sœur ; ce qu’elle souffre elle-mêmeme touche de pitié. Plaise à Dieu d’y remédier !Mes amitiés à toutes et à tous. Ce serait unegrande consolation pour moi de vous voir, carj’en trouve peu qui soient aussi à mon goût, et je

98 Cfr. Lettre du 28 juin précédent. Il s’agit du monastère de Séville, et nonde celui de Paterna, comme on l’a cru ; il en sera encore question plus loin.

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vous aime beaucoup. Rien n’est impossible àDieu.

Veuillez présenter mes respects au PèreGarcia Alvarez ; mes amitiés à la sœur Beatrix, àsa mère et aux autres [109] sœurs. Dites-leurqu’elles doivent être très parfaites, puisque leSeigneur se sert d’elles pour les débuts de cettefondation. Comme Il les prive en ce moment deleur soutien99, je ne sais comment vous pouvezsuffire à tout. [Ce serait bien pis encore, si vousaviez à diriger des Carmélites mitigées, commecela est arrivé en d’autres endroits ; car les sœursde votre monastère suivront la voie que vous leurindiquerez].

Ce qu’il y a de vraiment fâcheux, c’est quevous ayez trop peu de santé pour faire face à tantde travail. Je sais ce que c’est, par expérience.Quand on se porte bien, tout est supportable.Plaise à Dieu, ma fille, de vous donner une santételle que je vous la désire et que je la Luidemande ! Amen.

C’est aujourd’hui le 11 juillet.De Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS.[Notre Père, se trouvant ici, a ouvert lui-

même votre paquet ; il m’a remis les lettres quiétaient pour moi, et a gardé, sans doute par oubli,les images. C’est par hasard que je l’ai suaujourd’hui, car il était en contestation avec le

99 Allusion à Garcia Alvarez, leur confesseur, qui était malade.

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Père Antoine sur ces images. J’en ai vu deux ;elles sont très jolies]. [110]

LETTRE CLXXVUL100. 1577. EN JUILLET. TOLÈDE.

AU LICENCIÉ GASPAR DE VILLANUEVA,CHAPELAIN DES CARMÉLITES DE MALAGON.

Difficultés au monastère de Malagon. Les sœursBéatrix et Anne de Jésus.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous !Vos lettres m’ont causé une peine très vive.

[Quand je songe qu’il y a une de nos maisons oùles choses marchent plus mal que dans celles desCarmélites chaussées de l’Andalousie, c’est unemort pour moi]. J’ai eu peu de bonheur dans cemonastère de Malagon. Je ne sais quel mal laprésidente fait aux sœurs pour que celles-ci soienttelles que vous le marquez dans votre lettre à laMère prieure101. Ce que leur avait dit un prélatcomme notre Père aurait dû cependant suffirepour rétablir le calme. Elles montrent bien par làleur peu de jugement. Mais je ne puism’empêcher d’en rejeter la faute sur vous. Je sais,en effet, que vous avez beaucoup d’autorité surelles, et si vous vous imposiez comme à l’époque

100 Cette lettre contient un fragment traduit pour la première fois.101 La Mère prieure, Briande de Saint-Joseph, était alors à Tolède. Audébut de sa maladie, on nomma présidente la sœur Béatrix. Plus tard, lasœur Anne de la Mère de Dieu la remplaça, ce qui ne plut pas à la sœurBéatrix, comme on le voit par la présente lettre.

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où elles se plaignaient de la Mère Briande, ellesagiraient d’une tout autre [111] manière. Cequ’elles vont retirer de là, c’est qu’elles ne verrontplus leur prieure, alors même que Dieu luirendrait la santé, et qu’elles ne vous auront plusvous-même. Voilà comment Dieu paye celui quiLe sert mal. Vous verrez, en outre, ce qui vaarriver à ces religieuses remuantes qui me fontmener une vie si douloureuse. Je vous suppliemême de dire tout cela de ma part à la sœurBeatrix. Je suis tellement mécontente d’elle que jene voudrais même pas entendre son nom. Je voussupplie encore de lui dire que, si elle continue às’opposer à la présidente, ou à une chose qui sefera dans le monastère, et que je vienne àl’apprendre, il lui en coûtera cher.

Dirigez-les, je vous en conjure, comme vousl’avez toujours fait ; apprenez-leur, pour l’amourde Dieu, à vivre dans l’union avec Lui et à ne plussusciter de tels troubles, si elles veulent goûter lapaix. Gomment ! vous craignez qu’il y en aitd’autres comme la sœur Anne de Jésus102 ! Maistomberaient-elles dans un état pire que celui oùs’est trouvée cette sœur, cela me serait encoremoins pénible, je vous l’assure, que leurdésobéissance. Dès que j’en vois seulement uneoffenser Dieu, aussitôt je perds patience ; pour102 Il s’agit, non de la célèbre Anne de Jésus qui porta la Réforme enFrance et en Belgique, mais d’une autre religieuse qui était obsédée dudémon, même avant son entrée au monastère de Malagon. La Sainte avaitsu par révélation ce qui se passait en cette âme.

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tout le reste, au contraire, le Seigneur, ce mesemble, m’en a donné beaucoup.

J’admets qu’Anne de Jésus puissecommunier ; car il est très certain qu’on aexaminé son cas avec soin ; mais puisqu’elle a pufaire la communion, je désire qu’elle en soitmaintenant privée durant un mois. Nous verronscomment elle marchera. Je m’en remets sur cepoint à ce que vous écrit la Mère prieure. On a eugrand tort de [112] ne pas vous renseigner surcette sœur. Comme vous ne la connaissiez pascomplètement, vous aviez raison de l’admettre àla communion.

Cette affaire du curé me fait regretter ledépart du Père François103, car le Père Provincialne veut pas que les sœurs s’adressent toujours àun même confesseur, et je suis entièrement de cetavis. Je vous l’ai déjà dit, ces nombreux entretiensavec lui me pèsent. Je vais le prévenir : nousdevons veiller à ce point.

La présidente m’écrivit l’autre jour au sujetd’une difficulté, et me raconta que vous n’étiezplus aussi bien avec elle. Vous pensiez, en outre,comme elle me le donnait à entendre, qu’elle nese conduisait plus vis-à-vis de vous avecfranchise. Dans le cas où il en serait ainsi, ceserait très mal, à mes yeux. Je lui écris sur ce sujet103 François de la Conception, carme déchaussé ; il était confesseur desCarmélites, quand le Père Gratien l’envoya au monastère de la Peñuelapour y exercer la charge de prieur. La Sainte dut enlever au curé la chargede confesseur et lui substituer le Père Philippe.

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et sur d’autres points, mais de manière qu’elle nesoupçonne pas que j’ai été informée. Vous feriezbien vous-même de lui parler avec franchise et devous plaindre de sa conduite à l’égard de la sœurAnne de Jésus. Si vous ne démêlez pas cettetrame que le démon a commencé à ourdir, toutcela ira de mal en pis, et il vous sera impossibleavec une telle responsabilité de goûter la paix del’âme. Il m’en coûterait certes beaucoup que vousvinssiez à manquer à nos sœurs. Mais, à mon avis,vous êtes tenu davantage à veiller à la tranquillitéde votre conscience qu’à me faire plaisir. Plaise àDieu de nous donner cette tranquillité, puisqu’il lepeut ! Amen. Tous mes respects à ces messieursqui sont près de vous. [113]

Malgré la mort du Nonce, la commission denotre Père, m’assure-t-on, n’est pas terminée ; ildemeure donc toujours Visiteur. J’avoue que,sous un rapport, cela me cause beaucoup depeine.

Votre indigne servante,Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CLXXIX104. 1577. AOÛT. SÉGOVIE OU AVILA.

AUX RELIGIEUSES CARMÉLITES DE TOLÈDE.

Elle leur envoie comme postulante un prodige.

104 Ce fragment est restitué à la collection des Lettres.

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… Mes filles, je vous envoie cette postulantequi vous apporte cinq mille ducats. Mais elle esttelle, je vous l’annonce, que je donnerais de boncœur cinquante mille ducats pour l’avoir. Ne laconsidérez donc point comme les autres, carj’espère en Dieu qu’elle sera un prodige105… [114]

LETTRE CLXXX106. 1577 OU 1578. AVILA.

À MARIE DE JÉSUS, NOVICE À TOLÈDE.

Elle la remercie de sa dot.

… Notre-Seigneur, je le sais, vous a donné àentendre la même chose qu’à moi. Mais SaMajesté veut faire savoir à votre Charité que j’enai eu connaissance. Considérez donc que vousdevez grandement glorifier votre Époux au milieudes religieuses de ce monastère. Il le serabeaucoup, en. outre, de ce qu’avec les cinq milleducats de votre dot, je dégagerai ma parole ; carj’ai promis, le jour même de l’achat de la maison,de les employer à payer le monastère où sontaujourd’hui mes filles… [115]

LETTRE CLXXXI107. VERS 1577. AVILA.

À MARIE-BAPTISTE, PRIEURE ÀVALLADOLID.

105 Il s’agit de la réception de la vénérable Mère Marie de Jésus, qui fitprofession, le 8 septembre 1578, et mourut en odeur de sainteté, à Tolède,le 13 septembre 1640.106 Ce fragment est restitué à la collection des Lettres.107 Ce fragment est restitué à la collection des Lettres.

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Prix des souffrances. Une malade.

…Je suis vraiment affligée et profondément

peinée de voir que le démon ne néglige rien pourvous porter tort. Plaise à Notre-Seigneur d’yremédier et de vous accorder la santé dont vousavez tant besoin !

Les souffrances de la sœur Marie de la Croixme chagrinent108. Notre-Seigneur, évidemment,veut faire de vous une vraie sainte, puisqu’il vousdonne tant de croix. Sachez-le, les personnesaffligées du mal dont cette sœur croit souffrirn’ont jamais de fièvre, ni de dégoût pour lanourriture, mais, au contraire, beaucoup de forceet de santé. Ç’a été un grand dommage pour elleque le confesseur ne l’ait pas comprise : je m’enétais déjà aperçue, Prévenez donc le chapelain dema part, et présentez-lui tous mes respects.

Veuillez empêcher la sœur Stéphanie degarder autant la solitude, et commandez-lui demanger davantage, si elle ne veut tomber commela sœur Marie de la Croix.

Je viens de recevoir une lettre de doña AnneEnriquez ; ses épreuves me touchent. Après tout,quand une âme désire jouir de Celui qui a voulu lasouffrance pour [116] partage, elle doit suivre lechemin de l'épreuve. Que Sa Majesté soit avec

108 Une des quatre premières religieuses de Saint-Joseph d’Avila.

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Votre Révérence et vous garde à mon affection 1Amen.

LETTRE CLXXXII. 1577. AOÛT. AVILA109.

À DON ALVARO DE MENDOZA, ÉVÊQUED’AVILA, À OLMÉDO.

Remercîments de ce qu’il a consenti à laisser passer lemonastère sous la juridiction de l’Ordre. Heureux résultatsde la visite faite par le Père Gratien. Réponse au sujet d’uneaffaire. Supplique en faveur de Gaspar Daza.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec Votre Seigneurie ! Amen.Je suis maintenant remise de ma maladie ;

cependant, je souffre toujours de la tête, oùj’entends un bruit qui me fatigue. Mais pourvuque je vous sache bien portant, je supporteraibeaucoup d’autres maux plus grands encore.

Je présente tous mes respects à VotreSeigneurie pour l’obligeance que vous avez eue dem’écrire ; c’a été pour nous toutes une viveconsolation. Les Mères, après avoir reçu voslettres avec reconnaissance, sont venues me lesmontrer ; elles étaient heureuses, et à juste titre,d’une telle attention de votre part. [117]

Si vous aviez vu combien était nécessaire unevisite faite par quelqu’un qui sait expliquer les109 La Sainte n’a pas mis de date à cette lettre, mais on lit sur l’autographeles paroles suivantes, écrites de la main de don Alvaro de Mendoza lui-même : Lettre de la Mère Thérèse de Jésus, août 1577.

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Constitutions, et qui les connaît pour les avoirpratiquées, vous en auriez éprouvé, j’en ail’assurance, une joie profonde. Vous auriez mieuxcompris encore quel service vous avez rendu àNotre-Seigneur, et quel bien ç’a été pour cemonastère, de ne point le laisser plus longtempsen des mains qui ne soupçonnaient pas par où ledémon pouvait entrer et avait déjà commencé des’insinuer. Il n’y avait jusqu’à présent aucune fautede la part de personne, et les intentions étaientdroites. Mais je ne saurais trop remercier Dieu dela grâce que vous nous avez accordée.

Quant à la nécessité et aux besoins où nouspourrions nous trouver, parce que notre évêquene s’occupera plus de nos affaires, n’en ayez pasde peine : nos monastères, en se prêtant unmutuel concours, s’assisteront mieux qu’encomptant sur leur évêque, car nous n’en auronsjamais un autre dont la charité égale celle deVotre Seigneurie. Si encore nous pouvions jouirde votre présence dans cette ville ! Toute notrepeine est d’en être privées.

Pour le reste, il semble qu’il n’y ait eu aucunchangement dans le monastère. Nous voussommes aussi soumises qu’auparavant ; d’ailleurs,tous nos supérieurs seront vos humblesserviteurs, et, en particulier, le Père Gratien, à quinous avons communiqué, je crois, l’amour quenous avons pour vous. Je lui ai envoyé la lettre deVotre Seigneurie, car il est parti ; il est allé à

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Alcala saluer les religieux qui se rendent à Rome.Nos sœurs ont été très contentes de lui ; c’estévidemment un grand serviteur de Dieu. Mais cequi les a le plus satisfaites, c’est qu’elles le voientdécidé à suivre en tout les ordres de VotreSeigneurie.

Au sujet de cette demoiselle dont vous meparlez, je ne [118] négligerai rien de ce que vousme demandez, dès que l’occasion s’en présentera.Celui qui est venu en traiter avec moi n’a pascoutume de fréquenter notre monastère ; d’aprèsce que j’ai compris, il ne serait pas question demariage. Mais depuis que j’ai vu la lettre de VotreSeigneurie, je me suis demandé si ce n’était pascela, et si ce monsieur ne cherchait pas à susciterquelque obstacle. Cependant, je ne crois pas qu’ilmontre une préférence pour quelqu’un ; il semblen’avoir en vue que le bien général et le service deDieu. Plaise à Sa Majesté de tout diriger à sa plusgrande gloire ! Néanmoins, les choses sont detelle sorte qu’on vous mêlera, malgré vous, à cetteaffaire. C’est une vraie consolation pour moi devous voir assez maitre de vous-même pour n’enêtre point troublé. Veuillez me dire s’il ne seraitpas bon de prévenir l’abbesse et de montrer auxpersonnes qui se mêlent de tout cela que leursdémarches vous déplaisent ; ce moyen pourraitpeut-être produire quelque heureux résultat. Entout cas, je puis vous assurer qu’on a beaucoupinsisté.

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Au sujet de la requête de maître Daza110, je nesais que supplier Votre Seigneurie de fairequelque chose pour lui. Il vous est tout dévoué, jele sais. Et ne lui donneriez-vous que très peu dechose, j’en serais ravie. Il vous aime tant, me dit-il, que s’il pensait vous causer la moindre peinepar sa supplique, il ne laisserait pas pour cela devous servir, et veillerait à ne plus rien vousdemander à l’avenir. Lui, qui vous est tantattaché, voit les faveurs que vous avez accordéesà d’autres et que vous distribuez encore ; il en estun peu mortifié, et il lui semble qu’il n’a pasbeaucoup de bonheur. [119]

Il écrit à Votre Seigneurie au sujet d’uncanonicat. Assurez-le seulement que la premièreplace qui sera vacante avant votre départ serapour lui, et il sera content. J’en serais heureusemoi-même, car, à mon avis, vous auriezl’approbation de Dieu et des hommes. Et, à lavérité, Votre Seigneurie lui doit bien cetémoignage d’estime. Plaise à Dieu de ménagerquelque circonstance favorable où VotreSeigneurie puisse contenter tout le inonde ! Maisn’auriez-vous qu’une place inférieure à uncanonicat à lui offrir, qu’il l’accepterait, je pense,très volontiers.

En définitive, tous n'ont pas pour VotreSeigneurie un amour aussi désintéressé que les

110 Cfr. chap. 23 de la Vie de la Sainte, où se trouve l’éloge de ce vertueuxecclésiastique.

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Carmélites déchaussées, car nous ne demandonsqu’une chose, c’est que vous nous aimiez I Dieuveuille vous garder de longues années à notreaffection ! Mon frère, qui est en ce moment auparloir, partage tous nos sentiments à votre égard.Il baise avec un profond respect les mains deVotre Seigneurie, et Thérèse vos pieds. VotreSeigneurie nous a bien mortifiées, les unes et lesautres, en nous conjurant de vous recommander àDieu de nouveau. C’était déjà si bien en. tenduqu’en nous le rappelant vous nous faites injure.

On me presse pour remettre cette lettre ;voilà pourquoi je ne puis vous en dire davantage.Je vous répète seule, ment qu’à mon avis, vousn’avez qu’à promettre à maître Daza la premièreplace vacante, et il sera content.

L’indigne servante et sujette de VotreSeigneurie,

Thérèse de JÉSUS. [120]

LETTRE CLXXXIII. 1577. 6 SEPTEMBRE. AVILA.

À DON ALVARO DE MENDOZA, À OLMÉDO.

Elle se réjouit de ce que doña Marie soit mariée.Remercîments pour une aumône.

JÉSUS SOIT TOUJOURS AVEC VOTRE

SEIGNEURIE !

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J’ai été très heureuse du mariage de doñaMarie111 ; et, à la vérité, j’en étais tellementsatisfaite que je ne pouvais pas y ajouterentièrement foi ; aussi, ç’a été une grandeconsolation pour moi d’en avoir la certitude par lalettre de Votre Seigneurie. Dieu soit béni dem’avoir accordé cette grâce ! car ces joursderniers, en particulier, j’étais bien troublée etpréoccupée à ce sujet, et j’avais le plus vif désir devous savoir délivré d’un tel souci. Tout s’est doncarrangé, et facilement, comme on me l’assure,pour une alliance très honorable.

Quant au reste, on ne peut pas exiger toutesles conditions désirables ; ce serait même uninconvénient plus grand que l’époux fut trèsjeune. Les femmes sont toujours entourées deplus d’attentions quand leur mari est d’un certainâge. Votre nièce, en particulier, ne peut manquer,avec les belles qualités qu’elle apporte, d’êtrechère à son mari. Plaise à Notre-Seigneur de lesbénir l’un et l’autre ! Je ne sais ce qui aurait pu ence moment me procurer autant de plaisir quecette nouvelle. [121]

La maladie de Madame doña Marie112 m’aattristée ; plaise à Dieu que ce ne soit pas aussigrave que de coutume ! Toutes les sœurs de ce

111 Doña Marie Sarmiento, nièce de l’évêque ; elle se maria avec le duc deSesa, don Gonzalo Fernandez de Cordoba.112 Sœur de l'évêque.

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monastère prieront plus que jamais à cetteintention.

Que Notre-Seigneur vous paye l’aumône quevous nous avez faite si à propos ! Nous n’avionsplus rien ; mais cela ne me donnait pas beaucoupde peine. Monsieur François de Salcedo étaitmême plus préoccupé que nous, car nousmettons en Dieu toute notre confiance. Il voulaitvous écrire l’autre jour, me disait-il, et ne mettredans sa lettre que ces seules paroles : Seigneur, nousn'avons pas de pain. Je ne le lui ai pas permis. Jedésire vivement que vous soyez sans dettes : jesupporterais plus volontiers de nous voir toutesdans la gêne que de vous occasionner unedépense. Mais puisque Dieu vous donne tant decharité, j’espère que Sa Majesté augmentera vosrevenus par ailleurs. Qu’il Lui plaise de nousgarder Votre Seigneurie de longues années, et deme conduire là où je pourrai enfin jouir de Lui !

Le Père Gratien parait bien résolu à ne pasme laisser aller à l’Incarnation. Pour moi, je necrains que Dieu, mais il n’y aurait rien en cemoment qui fût pire pour nous que de m’yenvoyer. Je constate avec bonheur que vousveillez sur votre tendance à vous montrer sigénéreux et que vous en évitez une occasioncomme celle de la prochaine foire. Plaise à Dieuque vous persévériez ! Qu’Il daigne veiller survous plus encore que sur moi !

C’est aujourd’hui le 6 septembre.

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L’indigne servante et sujette de VotreSeigneurie,

Thérèse de Jésus. [122]La petite Thérèse baise les mains de Votre

Seigneurie et exécute ce que vous lui avezcommandé. Elle serait très heureuse, dit-elle,d’aller vous voir là où vous êtes.

LETTRE CLXXXIV113. 1577. 18 SEPTEMBRE. AVILA.

À PHILIPPE II, ROI D’ESPAGNE.

Défense du Père Gratien contre les calomnies de deuxCarmes déchaussés et contre les mitigés. Sainteté du PèreGratien. Heureux fruits de ses visites.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec Votre Majesté ! Amen.Il est venu à ma connaissance qu’on avait

présenté à Votre Majesté un mémoire contre lePère, maître Gratien. Les artifices du démon etdes Pères mitigés contre lui me jettent dansl’étonnement. Ce religieux, en effet, est un vraiserviteur de Dieu ; il édifie tellement tous nosmonastères où il a fait la visite qu’on ne cesse dem’écrire qu’il en a renouvelé la ferveur. Etcependant, on ne se contente pas de le diffamer,mais encore on dénigre ces monastères eux-

113 Plusieurs fragments importants de cette lettre sont traduits pour lapremière fois en français.

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mêmes où Notre-Seigneur est si fidèlementhonoré.

On s’est autorisé pour cela de deux Carmesdéchaussés114. L’un, avant d’être religieux, a étéserviteur dans nos [123] monastères, et a montrébien des fois par ses actes qu’il manquait dejugement. Les Carmes mitigés115 se sont servis dece Carme déchaussé et de plusieurs autres que lapassion aveuglait contre le Père, maître Gratien,parce que c’est lui qui doit les punir de leursfautes. Ils leur ont fait signer de vraies folies ; et sije ne redoutais le tort que le démon peut nouscauser, il y aurait de quoi rire en entendant tout cequ’on dit contre les Carmélites déchaussées ;mais, vu notre profession, ce sont des chosesmonstrueuses. Je supplie donc Votre Majesté,pour l’amour de Dieu, de ne pas permettre queles tribunaux s’occupent de telles calomnies. Lemonde est ainsi fait qu’on pourrait noussoupçonner d’avoir fourni quelque prétexte à cespropos, malgré toutes les preuves que nousapporterions pour les réfuter. Ce ne serait pointfavoriser la Réforme que de laisser planer sur ellele plus léger soupçon, quand, par la bonté deDieu, elle a été comblée de tant de faveurs.

Votre Majesté, Dieu aidant, pourra s’enconvaincre ; vous n’aurez qu’à lire une attestationque le Père Gratien a fait faire. Elle renferme

114 Le P. Balthasar de Jésus et le Fr. Michel de la Colonne.115 Littéralement : les Pères du drap – los del paño.

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plusieurs rapports de personnes graves et saintesqui traitent avec nos religieuses. Vous pouvez, enoutre, arriver à connaître de quel esprit étaientanimés ceux qui ont composé le mémoire. Pourl’amour de Notre-Seigneur, que Votre Majestés’occupe de cela, comme d’une chose qui toucheà l’honneur et à la gloire de Dieu ; car si les Pèresmitigés voient qu’on prend en considération lestémoignages qu’ils apportent dans le butd’empêcher la visite, ils accuseront d’hérésie leVisiteur lui-même. Et là où il n’y a pas beaucoupde crainte de Dieu, on n’est pas difficile sur lechoix des preuves.

Je suis désolée quand je vois les travaux de ceserviteur [124] de Dieu méconnus, malgré ladroiture et la perfection de toute sa conduite.Gela m’oblige à supplier Votre Majesté de lefavoriser, ou de prendre des mesures pour qu’ilne soit plus exposé à de si graves dangers.D’ailleurs, il a pour parents des serviteurs dévouésde Votre Majesté, et il possède par lui-même unevertu qui rehausse sa naissance. C’est vraiment,selon moi, un homme envoyé par Dieu et par sabienheureuse Mère. La grande dévotion qu’il apour elle semble l’avoir attiré à notre Ordre.Depuis plus de dix-sept ans, je souffrais en moi-même de la part des Pères mitigés ; je ne savaiscomment je pourrais continuer à supporter cetteépreuve qui dépassait mes faibles forces ; or, c’estlui qui a été mon soutien.

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Je supplie Votre Majesté de me pardonner lalongueur de cette lettre. Le grand amour que jeporte à Votre Majesté m’a poussée à cettehardiesse. Je pense, d’ailleurs, que Votre Majestésouffrira bien mes plaintes indiscrètes, puisqueDieu Lui-même les souffre. Qu’il Lui plaised’agréer toutes les prières que les Carmes et lesCarmélites de la Réforme Lui adressent pour qu’ilnous garde Votre Majesté de longues années ! Carnous n’avons sur la terre aucun autre appui quevous.

Fait à Saint-Joseph d’Avila, le 18 septembrede l’année 1577.

L’indigne servante et sujette de VotreMajesté,

Thérèse de JÉSUS, Carmélite.[Tant que le Père Tostado sera comme

maintenant, je crains que la visite, loin d’êtreprofitable, ne devienne, au contraire, très nuisible,surtout depuis qu’il a auprès de lui ce Pèreprédicateur qui avait été précédemment Carmemitigé.

Encore une fois, je supplie Votre Majesté deprendre [125] des informations sur la vie du PèreGratien ; et s’il le faut, toutes les Carmélitesdéchaussées sont disposées à prêter sermentqu’elles ne l’ont jamais entendu dire une paroleou accomplir une action qui ne fut de nature à lesédifier. En outre, ce Père s’est gardé avec tant desoin d’entrer dans la clôture, qu’il a toujours fait

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les chapitres qui semblaient l’y obliger, à la grilledu monastère].

LETTRE CLXXXV. 1577. 20 OCTOBRE. AVILA.

À JEAN DE OVALLE, SON BEAU-FRÈRE, ÀALBE DE TORMÈS.

Affaire de famille.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS !Hier soir, on m’a remis une lettre du Père,

maître Gratien, m’annonçant que le nouvelarchevêque de Tolède116 a reçu ses Bulles et qu’ildoit être déjà arrivé dans cette ville. C’est aussi ceque je crois ; il sera allé prendre possession de sonsiège.

Je viens de trouver ce messager dont je fais leplus grand cas. Il vous remettra, me dit-il, malettre mardi, à midi. C’est aujourd’hui dimanche,et, si je ne me trompe, nous sommes au 19octobre117. Comme il est très tard, je ne m’étendspas davantage.

Je n’ai pas avisé mon frère que je vous écris,parce qu’il n’aura rien à vous mander. Lemessager a reçu [126] trois réaux, et, à son retour,il en aura deux autres. Veuillez lui en donner deuxquand il reviendra ; nous avons convenu de sept.J’ai un peu de scrupule de lui payer la sommeentière moi-même, jusqu’à ce que j’aie demandé lapermission. Oh ! quel tourment que ces chaînes116 Don Gaspar de Quiroga, qui avait lu le livre de la Vie de la Sainte.117 Le 19 octobre 1577 était un samedi.

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où nous tient notre vœu de pauvreté ! Plaise àNotre-Seigneur, puisque je ne puis rien faire pourvous, d’y remédier par un autre moyen, comme Ille peut !

Je tiendrai ma lettre toute prête, afin que vousne perdiez pas de temps quand vous passerez ; ceserait si heureux pour vous de rencontrer cettepersonne à Tolède ! Hier encore, j’écrivais àMadame doña Louise118 pour la supplier de nepoint perdre de vue cette affaire, et je conjuraisinstamment la Prieure119 de la lui rappeler. Dieuaidant, vous réussirez ; au moins, on se remuepour vous et on vous appuie. Choisissez unemonture qui marche bien ; mais qu’elle ne soitpas haute : elle vous fatiguerait.

Les religieuses de l’Incarnation sont privéesd’entendre la messe. Rien de nouveau ici pour lesautres affaires ; elles vont bien. Prévenez la Mèreprieure du passage du messager dans le cas où ellevoudrait m’écrire120.

Que ma sœur considère cette lettre commepour elle. Toutes mes amitiés à Béatrix.121 Sij’avais su que le temps serait beau, je vous auraisprévenu d’en profiter pour votre voyage deTolède ; mais il est encore propice. Plaise au

118 Louise de la Cerda.119 La Mère Anne des Anges.120 La Mère prieure d’Albe.121 Fille de Jean de Ovalle.

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Seigneur de vous le donner favorable ! Comme ilest très tard, je m’arrête.

Votre indigne servante,Thérèse de JÉSUS. [127]

LETTRE CLXXXVI. 1577. FIN OCTOBRE. AVILA.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Vœux pour le Père Gratien. Rétractation du FrèreMichel et du Père Balthasar. Élection au monastère del’Incarnation, à Avila. Cinquante-cinq sœurs excommuniées.Nouvelles de Thérésita et de doña Louise de la Cerda.

JÉSUS SOIT TOUJOURS AVEC VOTRE

RÉVÉRENCE, MA FILLE !Le mois dernier, un muletier de cette ville

vous portait une lettre de moi et une autre demon frère. La mienne vous disait dans quelstroubles se trouvaient nos affaires : vous les savezpar le Père Grégoire beaucoup mieux qu’il ne mefut possible de vous les expliquer. Maintenant,grâce à Dieu, elles vont bien ; chaque jour, elless’améliorent. Notre Père est en bonne santé, et ilpossède toujours ses pouvoirs de Commissaire.Cependant, j’ai le plus vif désir de le voir délivréde ces gens ; ils inventent contre lui de tellescalomnies qu’on ne saurait les écrire. Ce qu’il y ad’heureux, c’est que tout leur retombe sur le doset se change en bien pour nous.

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Vous saurez déjà que le Frère Michel et lePère Balthasar se sont rétractés122. Le Frère Michela même juré qu’il n’avait rien écrit du mémoire, etqu’on s’était [128] servi de la force et de lamenace pour le lui faire signer. Il a dit ces choseset d’autres encore en présence de témoins et d’unnotaire devant le Très Saint-Sacrement. Le roi acompris que tout cela était de la malveillance ;ainsi, ceux qui nous persécutent se portent tort àeux-mêmes. Quant à moi, je souffre toujours dela tête. Dites aux sœurs de me recommander àDieu ; qu’elles prient, en outre, pour ces deuxFrères, afin que le Seigneur leur donne sa lumièreet que leurs âmes se sauvent.

Je vous annonce qu’il se passe au couvent del’incarnation une chose tellement forte qu’à monavis, on n’en a jamais vu de semblable. Le PèreProvincial des mitigés123 est venu, sur l’ordre duPère Tostado, pour présider les élections, il y aenviron quinze jours. Il a menacé de frapper decensures et d’excommunications les religieusesqui me donneraient leur voix. Malgré cela,cinquante-cinq d’entre elles, loin de se laisserintimider, agirent comme si on ne leur avait riendit et votèrent pour moi. À chaque suffrage quim’était donné, il excommuniait la religieuse qui le

122 Frère Michel de la Colonne, dont la Sainte a dit qu’il n’avait pas dejugement. Cfr. Lettre précédente à Philippe II.Le P. Balthasar de Jésus se rétracta, lui aussi, et finit saintement ses jours àLisbonne.123 Le Père Jean de la Madeleine.

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lui remettait et l’accablait de malédictions ; puis ilfroissait les bulletins, les frappait du poing et lesbrûlait. Ces religieuses sont donc excommuniéesdepuis quinze jours. Il leur a interdit d’entendre lamesse et d’aller au chœur, même quand on n’yrécite pas l’office divin. Personne ne doit leurparler, ni les confesseurs du monastère, ni leurspropres parents. Ce que je trouve de plus curieux,c’est que le lendemain de cette élection où avaientretenti les coups de poing, le Père Provincial arappelé les religieuses qui avaient voté pour moiet leur a dit de procéder de nouveau à l’élection ;elles ont répondu qu’elles n’avaient pas à la faire,puisqu’elles l’avaient déjà faite. Et, une secondefois, il lança contre elles ses [129]excommunications. Il appela alors les autresreligieuses, qui étaient au nombre de quarante-quatre, leur fit nommer une prieure et demandaau Père Tostado de confirmer cette sœur dans sacharge. Le Père Tostado a envoyé laconfirmation. Quant aux opposantes, ellesdemeurent fermes dans leur attitude, et ne veulentobéir à cette prieure que comme à une vice-prieure.

Les théologiens affirment qu’elles ne sontnullement excommuniées, et que les religieux ontagi contre les décrets du Concile en nommant laprieure actuelle, puisqu’elle n’avait pas le nombrede voix voulu. Les opposantes ont écrit au PèreTostado qu’elles me voulaient pour prieure. Mais

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il a répondu qu’il s’y refusait. Cependant, a-t-ilajouté, je puis aller, si je le veux, à l’Incarnationpour m’y recueillir ; quant à y exercer la charge deprieure, il ne saurait l’admettre. Je ne sais où toutcela aboutira.

Voilà en résumé ce qui se passe maintenant.Tout le monde est étonné et blessé d’une chosecomme celle-là. Pour moi, je pardonne de boncœur à celles qui m’ont donné leur suffrage,pourvu qu’elles me laissent en paix. Je n’ai nulleenvie de me trouver dans cette Babylone, surtoutavec mon peu de santé. D’ailleurs, je ne l’ai jamaiseue plus mauvaise que dans ce monastère. Plaise àDieu de diriger tout pour sa plus grande gloire etde me délivrer de ces religieuses !

Thérèse se porte bien et se recommande àVotre Révérence ; elle est très gentille et abeaucoup grandi. Priez Dieu pour elle, afin qu’ilen fasse une de ses fidèles servantes.

Veuillez me dire si la veuve est entrée dansvotre monastère, comme je le souhaite, et si sasœur est retournée aux Indes. [130]

J’aurais un grand désir de vous parler deplusieurs choses ; ce me serait une viveconsolation. Mais, un autre jour, j’aurai un peuplus de temps et un messager plus sûr que celuiqui vous porte la présente lettre.

Madame doña Louise nous aide beaucoup etnous rend toutes sortes de bons offices. Priez

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Dieu pour elle et pour l’archevêque de Tolède.N’oubliez jamais, non plus, de prier pour le Roi.

LETTRE CLXXXVII124. 1577. 10 NOVEMBRE. AVILA.

À ALPHONSE DE ARANDA, PRÊTRE D’AVILA,À MADRID.

Procès gagné. État du monastère de l’Incarnation.Sollicitude de la Sainte pour rétablir la paix.

JÉSUS !Que l’Esprit-Saint soit avec vous, mon Père,

et que Notre-Seigneur vous récompense de laconsolation que vous me donnez par vos lettres !

Grande a été ma joie, en effet, quand j’aiappris que la sentence du procès vous étaitfavorable. J’en ai rendu à Notre-Seigneur les plusvives actions de grâces. Je ne sais même s’il y abeaucoup de perfection à éprouver tant de plaisirpour une chose temporelle. Vous en aurez vous-même été très heureux ; on peut donc, à justetitre, vous féliciter, et je le fais volontiers. Nousallons bien sentir dans les circonstances présentesvotre éloignement de [131] Madrid. Dieu veuilleaplanir les difficultés de telle sorte que nousn’ayons plus besoin de la faveur de Madame lamarquise, ni de vos bons services !

Je vous annonce, mon Père, que lesreligieuses de l’Incarnation sont comme avant :j’en ai beaucoup de peine. Mon plus vif désir est124 Cette lettre renferme plusieurs corrections.

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qu’elles se soumettent en tout à la Prieure qui aété nommée, car elles lui obéissent déjà comme àune vice-prieure. Elles sont persuadées que lebien du monastère dépend de l’élection qu’ellesont faite, mais peut-être qu’en cela elles setrompent. Si je ne suis pas prieure, ajoutent-elles,la maison est perdue à bref délai, [car les Carmesmitigés y sont déjà retournés]. Elles sont dansl’intention de résister tant qu’elles pourront ; voilàpourquoi, je vous en prie par charité, informez-vous du moyen qu’il y aurait de les faire absoudrepar le Père Tostado ou par le Père Provincial, oumême par le Nonce, dans le cas où il irait àMadrid.

Au point où en est actuellement l’affaire, lesreligieuses elles-mêmes n’y peuvent rien. Si cetétat de choses devait durer longtemps, ce seraittrop pénible. Veuillez en parler à Monsieur lelicencié Padilla, et dire ensuite au Père Juliend’Avila quelles mesures on devrait prendre. Cedernier pourra beaucoup auprès d’elles et il lesdéterminera peut-être à reconnaître doña Anna125

comme prieure. Pour moi, j’ai peu de créditauprès d’elles ; elles savent, d’ailleurs, que je neveux pas aller à l’Incarnation.

Je supplie Madame la Marquise de s'occuperle plus possible de cette difficulté. Ce serait une

125 Anne de Tolédo, celle qui n’avait eu que 44 voix et que le PèreProvincial des Carmes mitigés avait imposée, pour prieure.

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grande consolation pour moi de voir enfin cesreligieuses dans la paix.

Je n’écris pas à Monsieur le licencié Padilla,pour ne pas le fatiguer ; il l’est déjà assez aumilieu de tant de travaux. [132] Mais demandez-lui ce que fait le Père Tostado ; je désireraisvivement le savoir. Je vous prie, en outre, de direau licencié tout ce que je vous apprends de cesreligieuses. Il n’est pas possible qu’on les laisselongtemps ainsi ; une telle situation devrait mêmeêtre déjà terminée ; on est dans le trouble, et il nepeut manquer d’y avoir beaucoup d’offenses deDieu. Plaise à Sa Majesté de vous garder ! Vosfilles de Saint-Joseph se recommandent à vous.

C’est aujourd’hui la veille de Saint-Martin.Une fois que vous serez informé de tout, et

que vous aurez traité de cette affaire avecMonsieur le licencié Padilla, si vous ne trouvezpas un messager qui vienne immédiatement, allezdemander à Madame la Marquise un de sesdomestiques ; et dans le cas où vous verriez quecela la dérange, choisissez un exprès que nouspaierons nous-mêmes ; car il est impossible qu’onattende au delà de la semaine prochaine. Sanscela, ce monastère va tomber dans la confusion,comme vous le verrez par le billet ci-inclus quem’envoie aujourd’hui/le Père Jean de la Croix.Supposé que vous envoyiez un messager, veuillezen aviser Monsieur le licencié Padilla et MonsieurRoch de Huerta ; ils auront peut-être quelques

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lettres de notre Père à m’expédier. Cesévènements me font de la peine. Daigne leSeigneur diriger tout et vous garder 1

C’est aujourd’hui la veille de Saint-Martin.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS.J’écris à Monsieur le licencié Padilla. Ainsi

donc, ne traitez avec lui que des mesures qu’ilfaut prendre, parce que cette affaire ne souffreplus de retard ; montrez-lui le billet ci-joint duPère Jean de la Croix. [133]

LETTRE CLXXXVIII126. 1577. 2 DÉCEMBRE. AVILA.

À MADAME LA DUCHESSE D’ALBE, ÀMADRID.

Fiançailles du duc d’Albe avec Marie de Tolédo.Remercîments. Supplique en faveur de la Réforme.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec Votre Excellence ! Amen.J’ai appris par ici des nouvelles qui me

causent la joie la plus vive. On m’annoncecomme fait accompli les fiançailles de Monsieurdon Fadrique avec Mademoiselle doña Marie deTolédo. Comme je songeais au bonheur queVotre Excellence devait éprouver, j’ai été moi-même si heureuse que toutes mes peines se sontcalmées. Je n’ai pas appris cet événement de

126 Cette lettre renferme plusieurs corrections.

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personnes en qui je puisse me fier d’une manièreabsolue, mais on me communique certainsrenseignements qui me le rendent probable. Jesupplie donc Votre Excellence de daigner m’endonner la certitude, afin que ma joie soitcomplète. Plaise à Notre- Seigneur que ce mariageLui procure beaucoup d’honneur et de gloire !J’espère qu’il en sera ainsi, car il y a bienlongtemps qu’on Le prie à cette intention.

On m’a annoncé la faveur que Monsieur leDuc nous fait à tous. Elle est telle, je vousl’assure, que nous ne saurons jamais lui entémoigner assez de [134] reconnaissance…127 Parcette faveur, Monsieur le Duc nous délivre, enquelque sorte, de la servitude d’Égypte. De plus,m’a-t-on dit, il a donné ordre au Père Maître,Pierre Hernandez, de se rendre à Madrid pours’occuper de cette affaire ; rien de plus heureuxne pouvait nous arriver, car ce Père connaît lesuns et les autres. [La mesure qui a été prisesemble vraiment venue du ciel].

Daigne Notre-Seigneur garder Monsieur leDuc pour le soutien des pauvres et des affligés !Je lui envoie ma plus vive gratitude pour la grandefaveur et la protection qu’il nous donne, et jesupplie Votre Excellence de m’accorder la grâced’insister vivement afin que le Père PierreHernandez se rende à la Cour, et de ne riennégliger dans ce but.127 Il y a ici deux lignes qui sont devenues illisibles dans l’autographe.

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Veuillez considérer combien cette affaireintéresse la Vierge, Notre-Dame, qui a besoinmaintenant d’être protégée par des personnestelles que Vos Excellences, dans cette guerre quele démon déclare à son Ordre. Il y a une foule depersonnes de l’un et l’autre sexe qui ne voudraientpas y entrer, si l’on croyait devoir être soumis àceux qui aujourd’hui le persécutent. Nous avons,en effet, beaucoup plus de consolation depuis quenous sommes gouvernées par nos Pères Carmesdéchaussés. J’espère donc en Notre-Seigneur quenotre cause réussira. Plaise à Sa divine Majesté denous garder de longues années Votre Excellenceet de vous donner la sainteté que je ne cesse deLui demander pour vous ! Amen.

Fait à Saint-Joseph d’Avila, le 2 décembre.La servante de Votre Excellence,

Thérèse de JÉSUS. [135]

• LETTRE CLXXXIX128. 1577. 4 DÉCEMBRE. AVILA.

AU ROI PHILIPPE II.

Plaidoyer en faveur des Carmélites de l’Incarnation.Deux confesseurs jetés en prison. Demande de leur mise enliberté.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec Votre Majesté ! Amen.

128 Six fragments de cette lettre sont traduits pour la première fois enfrançais.

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Je suis intimement persuadée que Notre-Dame a choisi Votre Majesté afin de s’en servircomme d’un soutien pour le bien de son Ordre.Aussi, je ne puis m’empêcher de recourir à VotreMajesté au sujet des affaires qui nous concernent.

Pour l’amour de Notre-Seigneur, je voussupplie de me pardonner toutes mes hardiesses.Vous savez déjà, j’en suis persuadée, que lesreligieuses de l’Incarnation ont voulu m’avoirchez elles. Elles pensaient trouver par là le moyende se délivrer de ces religieux qui, évidemment,leur sont d’un grand obstacle pour lerecueillement et la régularité où elles ont le désirde vivre.

[Si la régularité n’a pas existé dans cemonastère, ce sont eux qui en ont toute la faute,bien qu’ils ne veulent pas en convenir. Tant queles religieuses dépendaient d’eux pour lesconfessions et les visites, mon séjour parmi ellesn’était d’aucun profit, je veux dire d’aucun profit[136] durable. C’est ce que je ne cessais de répéterau Visiteur, qui était un Père de l’Ordre de Saint-Dominique ; il le comprit parfaitement. Voilàpourquoi, dans l’espoir d’apporter quelqueremède à cette situation, je fis établir, avec l’aidede Dieu, dans une maison proche du monastère,un Père Carme déchaussé129 et son compagnonpour diriger les religieuses].

129 Saint Jean de la Croix et le P. Germain de Saint-Mathias.

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Ce Père est un si grand serviteur de Notre-Seigneur qu’il édifie toutes les sœurs, et que cetteville est dans l’admiration à la vue du grand bienqu’il a réalisé parmi les religieuses ; [aussi, on leconsidère comme un saint ; pour moi, je suispersuadée qu’il l’est et qu’il l’a été toute sa vie].

Le Nonce précédent, avisé de cela et du tortque faisaient au monastère les Carmes mitigés130,par de nombreuses informations envoyéesd’Avila, a donné l’ordre formel, sous peined’excommunication, de rétablir les deux PèresCarmes déchaussés dans leurs fonctions ; car onles avait chassés avec force injures, au scandale detoute la ville131.

Le Nonce défendait, en outre, sous peined’excommunication, à tout Carme mitigé de serendre à ce monastère pour y traiter d’affaires,célébrer la messe, ou confesser. Il ne le permettaitqu’aux Carmes déchaussés et aux prêtresséculiers.

Après cette mesure, le monastère a bienmarché. Mais à la mort du Nonce, les Carmesmitigés, sans même montrer en vertu de quelspouvoirs ils agissaient, sont retournés àl’Incarnation, et y ont ramené le trouble. [137]

Or, voici que l’un d’eux, venu pour relever lesreligieuses de l’excommunication, leur a cause

130 La Sainte les appelle encore ici : los del Paño.131 C’est ce que la Sainte a déjà dit dans la lettre 87, adressée au PèreGénéral, Rubéo de Ravenne.

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tant de chagrin, et s’est conduit d’une manière sicontraire à nos lois et à la justice, que cesreligieuses sont très affligées ; d’après ce qu’onm’a dit, elles ne sont pas délivrées de leurs peinesantérieures. Il y a plus : ce Carme mitigé leur aenlevé les confesseurs. [On l’a nommé, dit-on,Vicaire Provincial ; cela doit être, car il a plusd’aptitude que d’autres pour faire des martyrs]. Ila donc emmené les deux Carmes déchaussés pourles emprisonner dans son monastère, après avoirenfoncé la porte de leurs cellules et s’être emparéde leurs papiers. Toute la ville en est scandalisée.On se demande comment il a eu tant d’audace,puisque, n’étant pas prélat et ne montrant pas envertu de quels pouvoirs il agit, il ne craint pas desévir contre des Carmes de la Réforme quidépendent du Commissaire Apostolique, et celadans une localité si rapprochée de celle où estVotre Majesté. [On semble ne redouter ni justice,ni Dieu]. Pour moi, je suis désolée de voir nosPères entre les mains de ces gens. Il y alongtemps qu’on voulait s’emparer d’eux. [Mais jepréférerais les voir entre les mains des Maures ; ilsy trouveraient peut-être plus de pitié]. Quant à cePère Carme déchaussé, ce grand serviteur deDieu132, il est tellement faible par suite de tout cequ’il a enduré, que je crains pour sa vie.

132 Saint Jean de la Croix. La Sainte écrivait la présente lettre, le lendemainmême de l’évènement dont elle parle.

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Pour l’amour de Dieu, je supplie VotreMajesté de commander qu’on le remetteimmédiatement en liberté. Veuillez ordonner, enoutre, aux Carmes mitigés de ne plus mettre à latorture tous nos pauvres Pères. Ces derniers nefont que se taire et souffrir, et ils doivent [138]acquérir beaucoup de mérites. Mais le scandaleest donné aux populations.

Ce même Carme mitigé qui est ici a, l’étédernier, emprisonné à Tolède, sans motif aucun,le Père Antoine de Jésus, un bon vieillard, celuiqui, le premier, embrassa la Réforme. Les mitigésdisent partout qu’ils vont détruire les religieux dela Réforme, parce que le Père Tostado l’acommandé. Que Dieu soit béni ! [Ceux quidevaient être les premiers à empêcher qu’il ne fûtoffensé ne servent qu’à provoquer une foule defautes ; leur audace va grandissant de jour enjour].

Si Votre Majesté n’y met pas la main, je nesais où tout cela aboutira ; car nous n’avons sur laterre d’autre soutien que Vous. Plaise à Notre-Seigneur que vous le soyez de longues années !J’espère qu’il daignera nous accorder cette grâce,puisque nous en comptons si peu qui, commevous, travaillent pour sa gloire. C’est ce quetoutes mes filles, servantes de Votre Majesté, etmoi, nous ne cessons de lui demander.

Fait à Saint-Joseph d’Avila, le 4 décembre1577.

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L’indigne servante et sujette de VotreMajesté.

Thérèse de JÉSUS, Carmélite. [139]

LETTRE CXC133. 1577. 7 DÉCEMBRE. AVILA.

AU PÈRE GASPAR DE SALASAR, JÉSUITE, ÀGRENADE.

Calomnies contre les Carmélites et le Père Gratien.Épreuves des sœurs de l’Incarnation. Deux amis, Peralta etCarillo. Bijou des plus précieux.

JÉSUS !Que l’Esprit-Saint soit avec vous, mon Père !

Aujourd'hui, veille de la fête de la Conception dela Sainte Vierge, on m’a remis une lettre de vous.Plaise à Notre-Seigneur de vous récompenser dela consolation qu’elle m’a procurée ! J’en avaisgrandement besoin ; car je vous l’assure, on diraitque depuis plus de trois mois, une foule dedémons se sont réunis pour faire la guerre auxCarmes et aux Carmélites de la Réforme. On aexercé tant de persécutions et inventé tant decalomnies abominables contre les Carmélitesdéchaussées et contre le Père Gratien, que Dieuseul était notre refuge. Aussi, j’en ai la persuasion,Il a écouté favorablement les prières qui luiétaient adressées par des âmes vraiment saintes.Ceux qui avaient remis au roi les mémoires oùl’on racontait de nous de si beaux exploits se sont

133 Cette lettre contient un fragment traduit pour la première fois enfrançais ; elle est augmentée d’un tiers.

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rétractés. C’est une grande chose que la vérité,puisqu’au milieu de cette épreuve, nos sœursétaient plus que jamais dans la joie. Pour moi, iln’est pas étonnant que je fusse contente ; il [140]est tout naturel que l’habitude m’ait rendueinsensible à ces calomnies.

[Maintenant, je vous dirai que les sœurs del’Incarnation ont songé à me donner leurssuffrages pour l’office de prieure, et que je l’aiemporté avec une majorité de quatorze ou quinzevoix134. Mais les Carmes mitigés ont su s’arrangerde telle sorte qu’ils en ont fait élire et confirmerune autre avec les suffrages des sœurs qui étaientmoins nombreuses. Ils m’auraient rendu par là unbien grand service, si tout s’était passé en paix.Les religieuses opposantes, au nombre de plus decinquante, ne voulant reconnaître la nouvellePrieure que comme vice-prieure, ont été toutesexcommuniées. En réalité, elles ne l’étaient pas,d’après l’opinion des théologiens. Cependant, onles a empêchées durant deux mois d’entendre lamesse, et de parler à leurs confesseurs ; quellevive affliction ne fut-ce pas pour elles ? Bien quele Nonce ait donné ordre de les relever del’excommunication, elles sont encore dans unchagrin profond.

Quelle vie ! Faut-il voir toutes ces choses ! Leprocès se déroule, en ce moment, devant le

134 D’après la lettre 185, à Marie de Saint-Joseph, la majorité n’eût été quede dix voix.

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Conseil royal. S’il m’est pénible de voir de tellesépreuves, il me le serait davantage encore d’êtreobligée d’aller gouverner ce monastère del’Incarnation. Par charité, recommandez cetteaffaire à Dieu. Tant que nous ne formerons pasune province séparée, jamais, à mon avis, nousn’en finirons avec tous ces troubles. Hélas ! ledémon s’oppose de toutes ses forces à ce plan.

Oh ! si je pouvais en ce moment vous parlerlibrement, pour vous raconter de vive voix unefoule de choses ! Ce qui s’est passé et ce qui sepasse, c’est toute une [141] histoire ; je ne sais oùcela aboutira. Quand il y aura du nouveau, je vousrécrirai tout au long, puisque mes lettres voussont, me dites-vous, fidèlement remises. Que n’ai-je su que vous aviez un tel ami à Madrid ! j’auraispu en profiter. Je vais peut-être le faire tout àl’heure].

Lorsque j’étais à Tolède, je vous ai écrit unelongue lettre ; vous ne m’en avez pas accuséréception. J’ai tant de chance que je ne serais pasétonnée que vous alliez à cette ville, maintenantque je n’y suis plus. À la vérité, n’est-ce pas ? c’eûtété une petite consolation pour moi de vous yvoir !

Peralta135 a été très reconnaissant à Carillo de cequ’il a fait pour sa parente, moins à cause del’intérêt qu’il a pour elle qu’à cause de la nouvelle

135 Il est difficile d’admettre que Peralta désigne ici le P. Tostado. – Lepseudonyme Carillo désigne le P. Salasar lui-même.

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preuve de cette bonne volonté qu’on trouvetoujours en lui. Si vous voyez Peralta, dites-le-lui ;car enfin, il aura peu d’amis aussi fidèles queCarillo. On voit bien quelle est la personne qui aformé une telle amitié.

Elle vous annonce que l’affaire pour laquelleelle écrivit de Tolède à ce personnage que vousconnaissez n’a jamais pu réussir. Ce qui estcertain, c’est qu’il a lui-même entre les mains cebijou et qu’il en fait un grand cas136 ; voilà pourquoiil ne le rendra pas tant que cela lui plaira ; il veutprécisément, dit-il, l’examiner à loisir. Mais siMonsieur Carillo venait, il verrait, prétend cettemême personne, un autre bijou, qui, d’après elle,est bien supérieur à l’autre137. Ce bijou ne montrepoint des choses qui [142] lui soient étrangères : ilse montre lui-même dans toute sa beauté. Il estenrichi d’émaux plus délicats que le premier, etson travail est plus parfait ; car, affirme cettepersonne, l’orfèvre, quand il fit celui-ci, n’ensavait pas autant que maintenant. De plus, l’or dece bijou est d’une qualité plus excellente que leprécédent, bien que les pierres précieuses n’ysoient pas aussi à découvert, il a été exécuté,comme on le devine, assure-t-on, par ordre dujoaillier.

136 Le livre de sa Vie qui était entre les mains de don Gaspar de Quiroga,grand Inquisiteur, et nommé depuis peu à l’archevêché de Tolède.137 Elle parle ici du livre des Demeures, ou Château intérieur, qu’elle avaitterminé, la veille de Saint-André, le 29 novembre 1577.

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Je ne sais pourquoi je vous charge d’une silongue commission. Je suis toujours portée àennuyer les autres, même à mes dépens.Toutefois, comme Carillo est votre ami, ce ne serapas un ennui pour vous de lui donner ces détails.

Cette personne dit encore qu’elle ne vous apas écrit par l’intermédiaire que vous savez, car ils’agissait d’un acte de civilité, et rien plus.'

N’oubliez jamais de me donner des nouvellesde votre santé. J’ai été vraiment contente de vousvoir sans préoccupation. Pour moi, je n’en suispas là ; et cependant, je ne sais comment je goûtela paix ; par la grâce de Dieu, rien ne saurait mel’enlever. Ce qui me fatigue, c’est que j’entendsordinairement un bruit dans la tête. N’oubliez pasde me recommander à Dieu, ainsi que notreOrdre, qui est dans un très grand besoin. Plaise aSa Majesté de vous garder et de vous donner lasainteté que je Lui demande pour vous ! Amen.

Les sœurs se recommandent instamment àvos prières ; ce sont de très bonnes âmes. Toutesse considèrent comme vos filles, et moi surtout.

Votre indigne servante,Thérèse de JÉSUS. [143]

LETTRE CXCI138. 1577. 10 DÉCEMBRE. AVILA.

À JEAN DE OVALLE, SON BEAU-FRÈRE, ÀALBE DE TORMÈS.

Affaire de famille. Nouvelles de l'Incarnation.

138 Cette lettre contient un fragment nouveau.

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JÉSUS SOIT AVEC vous !J’ai peu de temps pour m’entretenir avec

vous. Aussi, je vous dirai seulement que je suistrès préoccupée de votre affaire. J’ai envoyé deuxlettres à Madame doña Louise139 et je songe à luiécrire de nouveau ; elle tarde, ce me semble, àrépondre ; cependant, j’ai fait, et je fais encoretout mon possible afin d’obtenir un mot d’elle.Plaise à Dieu d’ordonner ce qu’il y a de mieuxpour le salut de vos âmes ! voilà l’important.

Je ne vois pas pourquoi vous donneriezquelque chose à cette dame ; je crains que tout nevienne à se perdre. Je suis même fâchée de ce quis’est dépensé pour votre voyage à Tolède ; je n’enconstate encore aucun résultat. Il ne serait pasmal d’envoyer quelque présent à son frère, carc’est lui qui dirige tout ; vous n’y perdrez pas. Cesgens ne savent rien faire tant qu’ils n’ont pasl’espoir d’un petit profit.

Puisque tous les gentilshommes s’en vontpasser les hivers à la campagne, je ne saispourquoi il vous en coûte maintenant d’y aller,vous aussi. Et m’adressant à ma [144] sœur, je luidis que je me préoccupe moins d’elle, puisqu’ellea une compagnie dans Mademoiselle doñaBeatrix. [Je me recommande instamment à celle-ci140]. Ma santé n’est pas plus mauvaise que decoutume, et c’est beaucoup.

139 Louise de la Cerda.140 Sa nièce ; elle se fît carmélite après la mort de la Sainte.

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Les religieuses de l’Incarnation sont relevéesde l’excommunication ; mais elles demeurentaussi fermes qu’auparavant dans leur attitude.Cependant, leurs épreuves ont grandi, puisqu’onleur a enlevé les Carmes déchaussés. Je medemande jusqu’où iront ces Pères mitigés. Ils mecausent une vive peine, car ils agissent d’unemanière insensée.

Mes frères sont en bonne santé ; ils ignorentque je vous écris ; du moins, ils ne le savent paspar le messager ; mais ils pourraient l’avoir apprispar une autre voie. Thérèse n’a pas de fièvre,malgré un petit rhume. Que Dieu soit toujoursavec vous tous !

C’est aujourd’hui le 10 décembre.L’indigne servante de vous tous,

Thérèse de JÉSUS. [145]

LETTRE CXCII141. 1577. 10 DÉCEMBRE. AVILA.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Bel Agnus Dei. Retour des sœurs de Paterna à Séville.Les Carmélites de l’Incarnation et les mitigés.Emprisonnement de deux confesseurs. Le monastère deSéville.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS, MA FILLE !Oh ! qu’il y a longtemps que je ne reçois plus

de lettres de vous ! Et comme il me semble que je

141 Le post-scriptum de cette lettre est traduit pour la première fois enfrançais.

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suis loin de vous par ici ! Mais, eussé-je été plusrapprochée, je n’aurais pu vous écrire ces joursderniers, à cause des grands troubles dont on vavous faire le récit. Le Seigneur, je vous l’assure, neme laisse pas dans l’oisiveté.

Dans la crainte de l’oublier, je vous parled’abord de l’Agnus Dei ; je voudrais qu’il fût garnide perles. Pour les choses qui sont de votre goût,vous n’avez pas besoin de me demander lapermission ; je suis toujours heureuse de voussavoir contente, et vous souhaite toutes sortes dejoies.

On m’annonce que la province est denouveau soulevée. Aussi, je voudrais qu’au milieude tous ces troubles, vous vous fussiez empresséede rappeler nos sœurs de Paterna142, [146] commec’est mon plus vif désir. Notre Père m’a prévenuequ’il avait écrit à Votre Révérence dans ce sens,après avoir pris l’avis de l’archevêque. Tâchezd’obtenir l’autorisation de ce dernier, avant qu’ilne surgisse quelque autre obstacle.

On me rappelle que je dois vous demander unpeu de caragne143, parce qu’elle me fait beaucoupde bien. Il faut qu’elle soit bonne ; ne l’oubliezpas, par charité. Vous pouvez l’expédiersoigneusement enveloppée à Tolède, et de là, on

142 Marie de Saint-Joseph avait déjà prévenu le désir de la Sainte. Lesreligieuses étaient revenues de Paterna à Séville depuis le 4 décembre.143 Sorte de gomme-résine aromatique.

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me l’enverra ; ou encore, il suffit que vous laremettiez au messager d’ici, quand vous le verrez.

N’omettez pas de vous presser pour cetteaffaire de Paterna ; je le désire dans l’intérêt dessœurs elles-mêmes. Je ne sais comment elles ontpu tant souffrir ; mais ne s’agirait-il que de votrepropre tranquillité, je le voudrais encore. Macompagne va vous raconter maintenant nosépreuves.

Veuillez me dire si vous avez entièrementpayé votre maison, s’il vous reste de l’argent, etpourquoi vous mettez tant d’empressement àtransférer votre monastère. Instruisez-moi detout, car le Prieur de Notre-Dame des Grottesm’écrit à ce sujet.

Je vous annonce que les religieuses del’Incarnation ont été relevées del’excommunication sous laquelle on les avaittenues environ deux mois, comme vous le savezpeut-être déjà, et qu’on les a traitées trèsdurement. Le Roi a mandé au Nonce de les faireabsoudre. Le Père Tostado et ses conseillers ontenvoyé le Prieur de Tolède144 à cet effet ; celui-ciles a absoutes ; mais il y a mis tant de vexationsqu’il serait trop long de vous les raconter. Il les alaissées plus affligées et plus troublées qu’elles ne[147] l’étaient, et tout cela parce qu’elles meveulent pour prieure, et non celle que ces Pèresdésirent. Les mitigés leur ont enlevé les deux144 Le Père Maldonado.

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Carmes déchaussés qui, par ordre duCommissaire apostolique et du Nonce précédent,les dirigeaient. Ils les ont emmenés prisonniers,comme des malfaiteurs. Aussi, je suis dans unprofond chagrin jusqu’à ce que je les sache l’un etl’autre délivrés de ces gens ; je préférerais les voirentre les mains des Maures. Le jour où on les apris, on les a, dit-on, frappés deux fois de verges,et depuis lors, on leur inflige toutes sortes demauvais traitements. Le Père Maldonado, prieurde Tolède, à emmené avec lui le Père Jean de laCroix pour le présenter au Père Tostado. Leprieur d’ici, après avoir conduit le Père Germain àSaint-Paul de la Moraleja, a déclaré, à son retour,aux religieuses de son bord, qu’il avait remis cetraître en de bonnes mains ; or, ce dernier, m’a-t-on raconté, s’en allait jetant le sang par la bouche.

Les religieuses ont été et sont encore plusaffligées de cela que de toutes leurs propresépreuves, qui cependant sont bien grandes. Parcharité, veuillez prier Dieu pour elles et pour cesdeux saints prisonniers ; il y aura huit joursdemain qu’on les a enfermés. Les religieusesaffirment que ce sont des saints ; durant toutes lesannées qu’ils ont passées près de leur monastère,on n’a jamais rien vu en eux qui ne fût digne desApôtres eux-mêmes. Je ne sais jusqu’où iront lesfolies de ces Pères mitigés. Plaise à Dieu dans samiséricorde d’y apporter un remède, puisqu’il envoit la nécessité !

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Je me recommande instamment au PèreGrégoire ; dites- lui de solliciter des prières pourque Dieu mette un terme à tant d’épreuves. C’estune grande pitié que de voir tout ce que souffrentles religieuses ; ce sont de vraies martyres. [148]

Comme il y a peu de jours que j’ai écrit auPère Grégoire, je ne le fais pas aujourd’hui. Lalettre que je lui adressais accompagnait celle queje vous envoyais. Je me recommande instamment,en outre, à ma sœur Gabrielle et à toutes lesautres sœurs. Que Dieu soit avec vous toutes.

C’est aujourd’hui le 10 décembre.Je ne puis arriver à comprendre avec quel

argent vous voulez acheter une autre maison ; jene me rappelle même pas si vous avezentièrement payé celle où vous êtes. Vous m’avezannoncé, ce me semble, que la rente était soldée.Mais supposé que cette autre personne n’entrepas chez nous, elle gardera évidemment sonargent, surtout si elle doit marier sa sœur. Je vousen prie, veuillez par charité me dire tout au longce qui en est. Vos lettres m’arrivent sûrement parle Père Padilla ; vous n’avez qu’à les remettre àl’archevêque145 ou à notre Père, et elles viendrontmême plus tôt que par Tolède.

Puisque vous avez tant d’argent, n’oubliezdonc pas de restituer à mon frère ce que vous luidevez. Il paye cinq cents ducats de rente pour la

145 Monseigneur Rojas, archevêque de Séville.

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propriété146 qu’il a achetée ; vous lui rendriez ungrand service, alors même que vous ne luidonneriez que deux cents ducats, car on ne lui arien envoyé des Indes.

Veuillez me mander également où en est lesoulèvement de la province, et quel est celuiqu’on a nommé Vicaire. Tous mes respects auPère Évangéliste ; dites-lui que Dieu lui fournit debonnes occasions de devenir un saint. Donnez-moi des nouvelles de votre santé et de celle detoutes les sœurs ; si vous n’en avez pas le temps,ma sœur Gabrielle m’écrira. Beaucoup de chosesà Beatrix et à Monsieur Garcia Alvarez, dont lamaladie m’a vivement [149] affligée. Toutes mesamitiés aux sœurs et au Père Nicolas. Plaise àDieu de vous garder à mon affection !

Votre servante,Thérèse de JÉSUS.

[Appliquez-vous à veiller sur votre santé ;vous voyez combien elle nous est nécessaire.Vous voulez aller dans une maison où peut-êtrevous serez toutes brûlées vives. Sachez que celleoù vous êtes a de grands avantages, et est touteneuve ; c’est moi qui, malgré toutes lescontradictions, vous y ai installées, parce que monunique but était de vous procurer le repos. Voussavez combien on nous félicitait d’avoir si bienrencontré].

146 Celle de la Serna.

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LETTRE CXCIII. 1577. 19 DÉCEMBRE. AVILA.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Envoi de provisions. Emprisonnement de Saint Jeande la Croix et du Père Germain. Recommandationsdiverses.

JÉSUS SOIT TOUJOURS AVEC VOTRE

RÉVÉRENCE, MA FILLE !J’ai reçu votre lettre et en même temps les

patates, le baril et sept citrons ; le tout est arrivéen bon état ; mais le port est tellement cher que jevous prie de ne plus rien m’envoyer ; je me feraisun cas de conscience de vous occasionner unetelle dépense.

Comme je vous ai écrit par la voie de Madrid,il y a un peu plus de huit jours, je ne serai paslongue aujourd’hui ; [150] il n’y a, d’ailleurs, riende nouveau dans les affaires dont je vous parlais.Nos épreuves n’ont point cessé ; seize jours sesont déjà écoulés depuis que nos deux PèresCarmes déchaussés ont été pris, et nous nesavons pas encore si on les a relâchés ; nousavons cependant confiance que Dieu veillera sureux. Comme les fêtes de Noël sont proches etqu’on ne peut traiter les affaires de justicequ’après la fête des Rois, nos prisonniers aurontlongtemps encore à souffrir, dans le cas où on nes’occuperait pas maintenant de les délivrer.

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La situation des religieuses de l’Incarnationme cause, en outre, une peine profonde ; ellessont pressurées au milieu de tant d’épreuves. Cequ’il y a de plus triste pour elles, c’est qu’on leurait enlevé deux confesseurs si saints, et qu’on lestraite l’un et l’autre avec tant de rigueur. Parcharité, priez pour eux et pour elles ; leurssouffrances nous touchent de la plus vivecompassion.

Je me réjouis de ce que vous êtes en bonnesanté, vous et toutes les sœurs. Je suis contenteégalement que vous ayez découvert la bonneœuvre que Bernarde nous faisait147. Plaise à Dieuque la veuve réalise ce que vous m’annoncez, etne vous réclame pas son argent148 ! J’ai écrit auPère prieur de Notre-Dame des Grottes en mêmetemps qu’à Votre Révérence ; ma lettre a étéexpédiée par Madrid, comme je vous l’ai déjàmandé. Ne sachant pas si le messagerd’aujourd’hui sera sûr, je m’arrête.

Présentez tous mes respects au Père GarciaAlvarez et au Père Grégoire. Prévenez ce dernier,qui m’a procuré [151] une grande joie par salettre, que je ne lui réponds pas à cause du motifdont je viens de parler.

Je vais demander s’il n’y a pas à Avilaquelqu’un qui connaisse ce recteur de Séville, et je

147 Elle faisait de grandes aumônes aux Carmélites de Séville parl’intermédiaire d’une tierce personne.148 Après avoir donné de grandes espérances, elle ne se fit pas religieuse.

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ne négligerai rien pour qu’on lui écrive. Je merecommande instamment à ma sœur Gabrielle ; salettre m’a fait grand plaisir. Je me recommande,en outre, à toutes les sœurs. Présentez égalementde ma part à doña Éléonore tous les complimentsque vous jugerez à propos. Dites-lui combien jelui suis obligée de tout son dévoûment à votremonastère.

Afin que vous sachiez ce qui se passe, je vousannonce qu’on a pris douze réaux pour le port devotre envoi ; et encore, je ne sais pourquoi lepaquet est arrivé mal emballé. Que Dieu soit avecVotre Révérence, et donne à toutes les sœursd’aussi heureuses fêtes de Noël que je le désire !

C’est aujourd’hui le 19 décembre.Thérèse et toutes les sœurs se recommandent

instamment à vos prières. Pour moi, je suis trèssouffrante de la tête ; je ne comprends pascomment on s’imagine que ce n’est pas vrai. J’aitant de travaux à la fois que je me sens trèsfatiguée par moments. Je ne sais quand vousarrivera cette lettre, ni si le messager est très sûr.Mon frère se porte bien. N’oubliez pas de direbeaucoup de choses de ma part à toutes vos filleset à nos sœurs de Paterna ; ces dernières m’ontfait rire avec leurs chants. D’après ce que nouspouvons conjecturer, leurs espérances serontbientôt évanouies ; elles le verront d’une manièretrès claire. Je vous permets de leur dire de ma parttout ce que vous voudrez.

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L’indigne servante de Votre Révérence,Thérèse de JÉSUS. [152]

Sachez que je vous commande trèssérieusement d’obéir à la sœur Gabrielle pourtout ce qui concerne votre traitement. Je luiordonne, à elle, de veiller avec soin sur VotreRévérence. Vous devez savoir combien nousavons besoin de votre santé.

LETTRE CXCIV. 1577. 29 DÉCEMBRE. AVILA.

À MONSIEUR ROCH DE HUERTA, À MADRID.

Avis pour l’envoi de lettres importantes.

JÉSUS SOIT TOUJOURS AVEC vous ! Amen.Gomme je vous expédie la réponse à votre

lettre par une autre voie que celle-ci, je ne seraipas longue. Je vous supplie seulement de memander par ce messager si vous avez reçu leslettres, et combien vous en avez reçu. Je nevoudrais pas qu'elles se fussent égarées, car ellessont trop importantes. Je serai préoccupée jusqu’àce que je sache qu’elles vous sont parvenues.Veuillez donc me renseigner par le premiercourrier, et soyez assez bon pour expédier lalettre ci-jointe au capitaine Cépéda149 ; c’est monfrère qui la lui envoie. Confiez-la à des mainssûres, et avisez-moi de tout par le porteur deslettres dont je parle ; ce sera, je crois, la voie lameilleure.

149 Jérôme de Cépéda ? son frère, qui était encore aux Indes.

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Plaise à Notre-Seigneur de vous donner sasainte grâce ! [153]

Je vous prie de présenter tous mescompliments à Madame doña Inès et à ces dames.

C’est aujourd’hui dimanche, 29 décembre150.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CXCV151. 1577 (DATE INCERTAINE).

AU PÈRE GRATIEN.

Dots des postulantes.

Quand il s’agit d’intérêt, les gens du mondeécoutent peu la raison. Il en est ainsi de cetteMère prieure152 ; comme elle est habituée àl’abondance qu’elle trouvait au monastère dePastrana, il lui reste bien peu de pauvretéd’esprit ; cela me fait de la peine, et je seraiaffligée chaque fois que je trouverai cettedisposition dans les sœurs, car nos monastères,grâce à Dieu, se sont fondés uniquement sur laconfiance en la bonté du ciel.

Si donc nous commençons à mettre notreconfiance dans les secours humains, je crains quenous ne venions à perdre quelque chose dessecours divins. Je ne dis pas cela pour l’affaire

150 Cette lettre n’est pas du 28 décembre 1577, comme Monsieur de laFuente l’a supposé avec quelque doute. Elle fut écrite un dimanche. Or, en1577, le 28 décembre tombait un samedi. Si donc cette lettre est de 1577,comme c’est probable, il faut la porter au 29 décembre.151 Cette lettre est restituée à la collection.152 La Mère Isabelle de Saint-Dominique.

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dont vous me parlez, car, j’en suis sûre, lemonsieur en question ne mettrait pas sa fille dansce [154] monastère, supposé que les sœursn’eussent pas l’esprit de détachement. Mais on luidoit tellement peu, que Dieu doit permettre toutce qui passe.

La méthode que vous suivez pour la visite desCarmélites déchaussées semble vous avoir étédictée par Dieu lui-même ; qu’il soit béni de tout !

Votre Paternité n’a pas besoin de me faire lecommandement dont il s’agit. Je considère votremanière de voir comme un ordre, et je m’yconformerai. Vraiment, je serais heureuse d’êtredélivrée de tous ces tracas ; je redoute qu’il ne seglisse dans quelqu’une de nos maisons plus deconvoitise que je ne le voudrais. Plaise à Dieu quevous ne soyez pas plus trompé par les sœurs queje ne le suis moi-même ! C’est là, je crois, lapréoccupation qui me cause le plus de tourment.Et, autant que je puis comprendre messentiments intimes, j’étais déjà décidée, alorsmême que Votre Paternité n’aurait pas été notresupérieur, à ne recevoir à l’avenir aucunepostulante sans vous aviser, que vous fussiez prèsou loin. Il est impossible de réussir en tout. Letemps nous dira si notre ligne de conduite estbonne. Mais le jour où nous nous préoccuperonsde la question des dots, ce sera pis encore.

Je vous envoie un renseignement fourni par laMère prieure. Quand je me procure de

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nombreuses informations, c’est pour le bien desmonastères et dans leur propre intérêt. Je ne saiscomment on a pu tenir le propos dont il estquestion. Dieu veuille n’en être pas offensé, etrépandre sa lumière, pour qu’à l’avenir onrencontre plus juste ! Mais, que fais-je à medisculper ? Le pire, c’est que je suis extrêmementfâchée contre celle dont j’ai parlé. [155]

LETTRE CXCVI153. 1577 ? (DATE INCERTAINE).

AU PÈRE GRATIEN.

Difficulté de trouver des postulantes ayant toutes lesconditions requises.

Que Votre Paternité veuille bien, comme je lelui ai écrit d’autres fois, ne pas s’imaginer qu’ontrouve toujours des postulantes qui apportent del’argent et présentent toutes les qualités requises.Je vous l’assure, j’ai dû user d’accommodements,à cause du petit nombre de sujets qui seprésentent ; aussi, vous ne rencontrerez peut-êtreaucune religieuse remplissant l’une et l’autrecondition.

…Mon Père s’imagine que les circonstances où

j’ai dû, dans nos fondations, user contre mon gréde certains accommodements, sont rares ; je puisvous assurer, au contraire, qu’elles ont été

153 Nous restituons ici à la Collection ces trois fragments qui ont quelqueanalogie avec le précédent. Dans l’édition de Madrid 1771, ils occupent lesnos 36, 37, 79.

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nombreuses. Il faut bien souffrir quelque chosepour triompher des difficultés que nousrencontrons.

…Je suis stupéfaite en voyant l’ambition de ces

sœurs. Je fais allusion à cette prieure que vousavez là-bas. Sans doute, elle ne doit pas secomprendre elle-même. Voilà pourquoi, si, parailleurs, elle s’acquitte bien de sa [156] charge,fermez un peu les yeux sur ses défauts, et ne ladécouragez pas…

LETTRE CXCVII154. 1577 ? (DATE DOUTEUSE).

Circulaire envoyée aux Prieures.

Examen sur la liberté d’entrée en religion laissée auxnovices.

Nous défendons d’imposer le voile noir auxsœurs qui ne savent ni lire, ni écrire, et qui n’ontpas seize ans accomplis.

Au bout d’un an et trois jours, la novicedemandera trois fois, au réfectoire ou au chapitre,à toutes les sœurs réunies la permission d’êtreadmise à la profession.

L’examen se fera dans les quinze jours quisuivront l’avis qu’on en aura donné auxexaminateurs ; passé ce délai, si les examinateursne sont pas venus, l’examen n’aura pas lieu ; on

154 Ce document, attribué à la Sainte, a dû lui être dicté par le Père Visiteur.L’autographe qui se conserve à Médina del Campo n’est pas de la Sainte.

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ne pourra plus l’exiger, ni s’enquérir de la volontédes novices.

L’évêque ou son vicaire général ne devrontpas pénétrer dans la clôture du monastère pourinterroger la novice ; ils s’acquitteront de leurmandat en dehors de la clôture, à la grille del’église, et là, ils se conformeront à ce que prescritle susdit155 Concile de Trente : Nous [157]défendons absolument à l’évêque et à son vicairetoute demande qui ne serait pas renfermée dans lesusdit décret, et n’aurait aucun rapport auditexamen. Et ainsi, nous voulons que les filles etnovices ne soient pas obligées de répondre auxquestions qui n’auraient pas pour but d’examinersi elles se sont déterminées librement ou non àentrer dans le monastère.

LETTRE CXCVIII156. 1578. 16 JANVIER. AVILA.

À DON TEUTONIO DE BRAGANCE,ARCHEVÊQUE-ÉLU D’EBORA.

Bonheur de le savoir nommé à l’archevêché d’Ebora.Encouragements. Persécution contre le Père Gratien. LaRéforme. Le monastère de l’Incarnation. Saint Jean de laCroix et le Père Germain. Père Gratien, ermite. Chapitregénéral. Obstacles à une fondation en Portugal.

JÉSUS !

155 Cette expression laisse supposer qu’il a été question déjà du Concile deTrente, et que nous ne possédons qu’une partie de la circulaire.156 Plusieurs corrections ont été faites à cette lettre d’après la copie de laBibliothèque Nationale de Madrid.

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Que la grâce du Saint-Esprit soit avec VotreSeigneurie Illustrissime Í Amen.

Une lettre de Votre Seigneurie m’est arrivée, ily a plus de deux mois ; j’aurais voulu y répondreaussitôt ; mais j’espérais voir s’apaiser quelquepeu les grandes tempêtes où nous sommes depuisle mois d’août, nous, Carmes et Carmélites de laRéforme, afin de vous en donner des détails,comme vous me le mandez dans votre lettre ;voilà pourquoi j’ai attendu ; depuis lors, leschoses sont [158] toujours allées de mal en pis ; jevous le dirai tout à l’heure.

Mon plus vif désir en ce moment serait d’êtreprès de vous. Je vous exprimerais mieux de vivevoix que par correspondance combien votrelettre, que j’ai reçue la semaine dernière parl’intermédiaire du Père recteur,157 m’a procuré dejoie. Il est vrai, depuis plus de trois semaines, desnouvelles plus détaillées de Votre Seigneuriem’étaient venues. À partir de cette époque, j’en aieu encore par ailleurs ; aussi, je me demandecomment Votre Seigneurie s’est imaginé qu’un telévénement demeurerait secret158. Plaise à SaMajesté que ce soit pour son honneur et sa plusgrande gloire ! Qu’Elle vous aide à grandir dans laplus haute sainteté, comme j’en ai le fermeespoir ! C’est ce que l’on a demandé à Dieu avec

157 Le Père Gonzalo d’Avila.158 Don Teutonio avait été sacré archevêque d’Ebora le troisièmedimanche d’octobre de l’année précédente 1577.

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les plus vives instances. Le Seigneur, soyez-enassuré, ne manquera pas d’exaucer les prières deces âmes dont le but est de Le servir en tout.Pour moi, je ne cesse, malgré ma misère, de Leconjurer de vous accorder cette grâce. Voilà, enoutre, quelle est, dans nos monastères, la conduitedes vraies servantes de Votre Seigneurie, de cesâmes dont la vertu me couvre chaque jour deconfusion. Notre-Seigneur semble aller les choisirlui-même un peu partout pour les amener dansnos maisons, et elles viennent de pays tellementéloignés que je me demande qui a pu leur parlerde notre genre de vie.

Ainsi donc, que Votre Seigneurie prennecourage. N’allez pas vous imaginer que le choixqui a été fait de vous n’ait pas été voulu de Dieu.Pour moi, je suis persuadée que telle a été savolonté formelle. Sa Majesté veut que vousmettiez maintenant en œuvre le désir que vousavez [159] eu de travailler à sa gloire. Vous êtesresté longtemps sans emploi, et Notre-Seigneur agrand besoin de quelqu'un qui favorise la vertu.Nous autres, ignorantes et faibles comme nous lesommes, bien que notre seule ambition soit de Leservir, nous pouvons peu de chose s'il ne sus- sitepas quelqu’un pour nous soutenir. La malice estmontée de nos jours à un tel point, l’ambition etles honneurs sont en si haute estime auprès d’ungrand nombre de ceux qui devraient les fouleraux pieds, que ce même Seigneur semble vouloir

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trouver un soutien dans les créatures, bien qu’ilsoit assez puissant pour amener le triomphe de lavertu sans leur secours. Mais comme ceux qu’ilavait appelés à la défendre ne Le secondent point,Il en choisit d’autres qu’il voit résolus à l’aider.

Que Votre Seigneurie s’applique à répondre àcet appel. Vous n’y manquerez pas, j’en ai laconviction. Dieu vous donnera forces et santé,comme je l’espère de Sa Majesté ; Il vousaccordera sa grâce pour que vous réussissiez entout. Nous soutiendrons d’ici Votre Seigneuriepar nos prières constantes. Plaise à Dieu de vousdonner des aides embrasés de zèle pour le salutdes âmes, afin que vous puissiez vous reposer sureux ! Je suis très heureuse que vous ayez tantd’estime pour la Compagnie de Jésus, car elle esttrès apte à toutes sortes de biens.

J’ai été contente que Madame la marquise deElche ait réussi à ce point. Cette affaire m’avaitcausé beaucoup de peine et de préoccupationjusqu’au jour où j’ai appris que tout étaitheureusement terminé. Que Dieu en soit béni !Lorsque le Seigneur envoie tant d’épreuves à lafois, Il nous ménage toujours le succès. CommeII connaît notre faiblesse, et qu’il agit toujours envue de notre bien, Il mesure les épreuves à nosforces. Voilà pourquoi j’espère qu’il en sera demême pour nous, au milieu de la [160] tempêteque nous essuyons depuis tant de jours. J’avais lacertitude que les Cannes et les Carmélites de la

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Réforme s’appliquent à pratiquer leur Règle entoute droiture et vérité ; sans cela, j’aurais craintparfois de voir nos adversaires réussir dans leursprétentions. Le but de ces derniers, en effet, estd’en finir avec cette Réforme naissante que laVierge très sainte a voulu réaliser ; le démon agitavec la plus grande perfidie : on dirait que Dieului a donné la permission de montrer son pouvoircontre nous.

Si vous saviez ce qu’on a fait et les mesuresqu’on a prises pour nous diffamer tous, maisspécialement le Père Gratien et moi, car noussommes le but vers lequel on dirige les coups ; sije vous disais les faux témoignages qu’on a portéscontre cet homme, les mémoires affreux qu’on aprésentés au Roi contre lui et les monastères desCarmélites déchaussées, vous seriez stupéfait etvous vous demanderiez comment on a puinventer tant de calomnies. Toutefois, cettetempête a été loin de nous nuire. Les religieusessont demeurées dans un recueillement profond ;on eût dit qu’il se fût agi d’une affaire étrangère.

Le Père Gratien a montré une perfection quime ravit. C’est un grand trésor que Dieu arenfermé dans cette âme ! car ce Père priespécialement pour ses détracteurs, et il supportel’épreuve avec autant d’allégresse qu’un saintJérôme. Mais comme il a passé deux ans à faire lavisite des monastères de nos sœurs, et qu’ilconnaît leur genre de vie, il ne peut supporter

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qu’on les calomnie ; il les regarde comme desanges : c’est le nom qu’il leur donne. Grâce àDieu, nos calomniateurs se sont rétractés sur lespoints qui nous concernaient. Par ordre duConseil royal, on a ordonné une enquête surd’autres accusations portées contre le PèreGratien, et la vérité a été mise au grand jour. Enoutre, nos ennemis se sont dédits sur [161]plusieurs autres points, et ou a découvertcombien il y avait à la Cour de gens que lapassion aveuglait contre nous. Soyez persuadéque le démon cherchait à anéantir tout le fruit queproduisent nos monastères de la Réforme.

Maintenant, sans vous entretenir de tout cequi s’est passe chez ces pauvres religieuses del’Incarnation, qui, pour l’expiation de leurspéchés, m’ont élue leur prieure, ce qui a été unvrai bouleversement, la ville entière estétrangement surprise de ce qu’elles ont souffert etde ce qu’elles souffrent encore. Pour moi, je nesais quand elles verront la fin de leur épreuve. LePère Tostado s’est montre à leur égard d’unerigueur inouïe. On les a privées durant plus decinquante jours d’entendre la messe : mêmemaintenant, elles ne peuvent voir personne. Ondisait qu’elles étaient excommuniées, mais tous lesthéologiens d’Avila affirmaient qu’elles nel’étaient pas. On les avait menacéesd’excommunication pour les empêcher d’élire unepersonne qui ne fût pas du monastère ;

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cependant, on n’avait pas déclaré alors que cettecensure était portée à cause de moi. Aussi, uncertain nombre de religieuses crurent pouvoir medonner leurs suffrages, parce que j’étais professedu monastère, que j’y avais vécu de longuesannées, et que je ne devais pas, par conséquent,être considérée comme une étrangère ; c’esttellement vrai que je pourrais même, si je levoulais, y retourner, puisque j’y ai ma dot et quenous n’avons pas encore de province à part.Enfin, on a confirmé dans la charge de prieureune autre religieuse qui n’a pas obtenu le nombrede suffrages suffisant. Le Conseil royal s’occupede celles qu’on tient en pénitence. Je ne sais oùcela aboutira.

J’ai été très affligée de voir qu’à cause de moi,il y avait tant de confusion et de scandale dans laville, et tant d’âmes troublées ; celles qui avaientété [162] excommuniées étaient au nombre deplus de cinquante-quatre. Ma seule consolation,c’est que je n’ai rien négligé pour les détourner deme donner leurs voix. Une des grandes épreuvesqui pourraient me venir en ce monde, je puisvous l’assurer, ce serait de me trouver dans cemonastère ; tout lé temps que j’y ai passé, je n’aipas eu une seule heure de santé.

Je suis touchée de compassion pour ces âmes,dont un grand nombre sont très parfaites, commeon l’a vu par la manière dont elles ont supportél’épreuve ; mais je le suis beaucoup plus encore de

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ce que, sur l’ordre du Père Tostado, les Carmesmitigés159 ont pris, il y a plus d’un mois, les deuxCannes déchaussés qui confessaient les sœurs.Ces deux Pères sont de grands religieux ; ilsédifiaient toute la ville, depuis cinq ans qu’ilsétaient là, et ils maintenaient le monastère dansl’état où je l’avais laissé. L’un d’eux surtout,appelé le Père Jean de la Croix, est considérécomme un saint par toute la ville et toutes lessœurs. Et, à mon avis, on n’exagère pas. Pourmoi, c’est un homme de la plus haute valeur. Ilsremplissaient l’un et l’autre leur office par l’ordredit Visiteur Apostolique, qui était un Pèredominicain, et du Nonce précédent. Ilsdépendaient, au moment où on les a pris, d’unautre Visiteur, le Père Gratien. Les enlever de làest donc une folie qui nous a jetées dans lastupéfaction. Je me demande ce qui en adviendra.Mon chagrin est qu’on les a emmenés nous ne.savons pas où. On craint qu’ils ne soient traitésavec rigueur. Pour moi, je redoute quelquemalheur. Le Conseil royal s’occupe égalementd’une plainte qu’on a déposée sur cette affaire.Plaise à Dieu d’y apporter un remède !

Veuillez me pardonner mes longueurs ; maisje prends [163] la plus vive consolation à vousdire toute la vérité sur ce qui se passe, car vousverrez peut-être le Père Tostado là où vous êtes.Le Nonce, dès son arrivée, l’a beaucoup favorisé,159 La sainte les désigne encore par ce mot : los del Paño.

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et a dit au Père Gratien de ne plus continuer lavisite des monastères. Ce dernier ne cesse paspour cela d’être Commissaire Apostolique,puisque le Nonce n’avait pas encore montré sespouvoirs ; il dit d’ailleurs lui-même qu’il n’a pasenlevé au Père Gratien ceux qu’il avait. Mais cePère est parti aussitôt pour Alcala, où, comme àPastrana ensuite, il s’est retiré dans une grotte,accablé par l’épreuve ; il n’a plus voulu user de sespouvoirs de Commissaire ; il demeure là, et toutesnos affaires sont suspendues.

Son grand désir est de ne plus recommencerles visites, et nous le souhaitons comme lui ; cesvisites nous réussiraient très mal tant que Dieu nedaignera pas nous constituer en province séparée.S’il ne nous accorde pas cette grâce, je ne sais ceque nous allons devenir.

En partant pour Alcala, le Père Gratien m’aécrit que, dans le cas où le Père Tostado s’yrendrait pour la visite, il était bien résolu à luiobéir, et que toutes nous devions faire de même.Le Père Tostado n’est pas allé à Alcala et n’est pasvenu ici. Il en a été empêché, j’en suis convaincue,par le Seigneur lui-même ; d’après les mauvaisesdispositions qu’il a manifestées depuis lors, nousaurions eu certainement beaucoup à souffrir.

Les Pères mitigés répandent le bruit que c’estlui qui dirige tout, et qu’il va commencer la visite ;et c’est là ce qui nous tue, car il est vraimentl’auteur de tous ces troubles dont je viens de vous

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donner une idée. Ç’a été un vrai repos pour moide vous dire cette histoire ; peut-être cette lecturevous aura quelque peu fatigué, mais n’êtes-vouspas engagé à favoriser notre Ordre ? Il [164] fautbien, en outre, que vous sachiez les obstacles quis’opposent à la fondation que vous désirez chezvous. Per- mettez-moi de vous les exposer : c’estencore là une source de préoccupations.

Je ne puis vraiment négliger d’employer tousles moyens possibles pour empêcher la ruine decette Réforme qui a si bien commencé ; aucundes théologiens qui me confessent ne meconseille autre chose. Gela indispose d’unemanière étrange les Pères Carmes mitigés contremoi. Ils en ont informé notre Père Général, qui aréuni le Chapitre de l’Ordre. Sur la décision desPères du Chapitre, notre Père Général a défendusous peine d’excommunication à toute Carmélitedéchaussée, et spécialement à moi, de sortir dumonastère. On m’a laissé cependant la liberté dechoisir celui que je voudrais. Évidemment, on avoulu empêcher de nouvelles fondations pour lesreligieuses. Mais il est fâcheux de voir qu’unefoule de personnes demandent à entrer chez nouset que nous ne pouvons les recevoir, vu le petitnombre de nos monastères et la défense d’enfonder de nouveaux. Le Nonce précédent avaitordonné de ne pas cesser de poursuivre lesfondations ; j’ai même des pouvoirs très étendusque m’a donnés le Visiteur Apostolique pour cela.

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Toutefois, je suis résolue à n’en pas user tant quenotre Père Général ou le Pape n’auront pas prisune mesure nouvelle. Comme il n’y a nullementde ma faute en tout ce qui est arrivé, Dieu a toutpermis, sans doute, pour me procurer un peu derepos ; je me sentais, en effet, très fatiguée.Néanmoins, je goûterais encore un repos plusvéritable s’il m’était donné de vous rendre service.J’éprouve tant de peine à la pensée que je ne vousreverrai plus, que ce me serait une viveconsolation de recevoir l’ordre d’aller réaliser lafondation que vous demandez. [165]

Supposé que cette ordonnance du Chapitregénéral n’existât pas, les patentes que j’avaisreçues de notre Père Général n’avaient de valeurque pour les royaumes de Castille. Il m’enfaudrait donc de nouvelles. Or, à l’heure présente,j’en suis certaine, notre Père Général ne lesdonnerait pas. Il serait facile, cependant, d’obtenircette permission du Pape, surtout si on luimontrait la preuve juridique que le Père Gratien afait rédiger sur le genre de vie, sur la perfection denos monastères et le grand bien que les sœursprocurent aux fidèles dans les localités où ellessont établies. Cette seule attestation, m’ont assurédes personnes graves, suffirait pour canoniser cesreligieuses. Pour moi, je ne l’ai pas lue ; je crainsqu’on n’y dise trop de bien de moi. Mais si lafondation doit se réaliser, je désire vivementqu’on obtienne l’autorisation de notre Père

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Général. Je voudrais, en outre, qu’on luidemandât d’avoir pour agréable la continuationde nos fondations en Espagne. Il y a desreligieuses qui pourraient se charger de lesréaliser, sans que je sorte moi-même ; dès que lemonastère serait achevé, on les y enverrait. Envérité, on prive les âmes d’un bien immense pardes ordonnances de cette sorte. Je ne sais si VotreSeigneurie ne pourrait pas s’entendre avec leProtecteur de notre Ordre, qui est, m’a-t-onaffirmé, le propre neveu du Pape. Celui-làobtiendrait tout de notre Père Général. À monavis, vous rendriez par cette démarche une grandegloire à Notre-Seigneur et un grand service ànotre Ordre.

Voici encore un autre obstacle ; car je veux nevous rien laisser ignorer. Le Père Tostado est déjàreconnu comme Vicaire Général dans le royaumede Portugal ; or, ce serait fâcheux pour nous, etspécialement pour moi, de tomber entre sesmains ; d’ailleurs, il s’opposerait, je crois, detoutes ses forces à notre dessein. Nous pensons[166] néanmoins qu’il n’exercera plus son officede Vicaire Général dans la Castille. Il a voulu agircomme tel, en particulier dans l’affaire del’Incarnation, sans montrer ses pouvoirs, et cela aparu très mal. Aussi, une ordonnance royale lui aintimé l’ordre de remettre ses pouvoirs entre lesmains du Conseil, quand déjà on le lui avaitcommandé une autre fois, l’été dernier. On ne les

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lui a pas rendus, et je ne crois pas qu’on les luirende.

Nous avons, en outre, des lettres des VisiteursApostoliques, prescrivant que nul ne pourra fairela visite des religieuses s’il n’est désigné par notrePère Général et s’il n’est carme déchaussé. Or, enPortugal, il n’y a rien de cela ; nous serionssoumises aux Carmes mitigés, et la perfectioncroulerait aussitôt. On en a eu la preuve ici ; cesPères nous avaient déjà porté le plus grandpréjudice, quand enfin sont venus les VisiteursApostoliques.

Votre Seigneurie verra comment on peutremédier à tous ces inconvénients. Les saintesreligieuses ne manqueront pas pour vousseconder. Le Père Julien d’Avila, qui semble prêtà se mettre en route pour le Portugal, vousprésente tous ses respects. Les bonnes nouvellesque vous me donnez l’ont réjoui ; il lesconnaissait déjà, avant que je lui en aie parlé. Saconviction est que vous gagnerez beaucoup demérites aux yeux de Notre-Seigneur par le desseinque vous méditez. La sœur Marie de Saint-Jérôme, qui était sous-prieure de ce monastère,vous présente ses hommages. Elle ira de trèsgrand cœur, dit- elle, à cette fondation pour vousobliger, si telle est la volonté de Notre-Seigneur.Plaise à Sa Majesté de tout diriger pour sa plusgrande gloire, de vous garder et de vous fairegrandir beaucoup dans son amour !

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Rien d’étonnant que Votre Seigneurie nepuisse avoir pour le moment le recueillementdésirable, parce que tout [167] est nouveau pourvous dans une telle charge. Mais Notre- Seigneurvous en donnera bientôt le double, comme Il àcoutume de le faire quand on quitte la retraitepour s’occuper de sa gloire. Toutefois, mon désirconstant est que vous trouviez du temps pourdemeurer seul à seul avec Lui. C’est en cela que setrouve tout notre bien.

De ce monastère de Saint-Joseph d’Avila, le16 janvier.

Pour l’amour de Notre-Seigneur, je voussupplie de ne plus m’affliger en mettant depareilles adresses sur les lettres que vousm’envoyez.

L’indigne servante et sujette de VotreSeigneurie Illustrissime,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CXCIX160. 1578. 10 FÉVRIER. AVILA.

AU PÈRE JEAN SUAREZ, PROVINCIAL DE LACOMPAGNIE DE JÉSUS, EN CASTILLE.

Elle n’est pour rien dans le projet qu’a le Père Salasarde se faire carme déchaussé.

JÉSUS !

160 Nous avons eu l’autographe de cette lettre sous les yeux à Salamanque.La première ligne seule est de la Sainte et tout le reste de la main d’unereligieuse qui lui servait de secrétaire. Nous avons corrigé plusieurs fautescontenues dans les éditions précédentes.

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Que la grâce du Saint-Esprit soit toujoursavec Votre Paternité ! Amen.

Le Père Recteur m’a remis de votre part unelettre qui, [168] je vous l’assure, m’a bien surprise.Vous y dites, en effet, que j’ai engagé le PèreGaspar de Salasar à quitter la Compagnie de Jésuspour entrer dans notre Ordre du Carmel, sousprétexte que Notre-Seigneur le veut ainsi et qu’ilme l’a révélé.

Quant au premier point, Sa Majesté sait,comme vous allez le reconnaître, que je ne l’aijamais désiré ; à plus forte raison n’ai-je rien faitdans ce but. Si j’ai eu connaissance de ce projet,ce n’est point par une lettre de ce Père ; de plus,cela m’a tellement troublée et m’a causé une peinesi vive que ma santé, qui était déjà très faible, s’enest profondément ressentie. Comme il y a trèspeu de jours que cette nouvelle m’est parvenue,j’ai dû ne l’apprendre, à ce que je vois, quelongtemps après Votre Paternité.

Au sujet de la révélation dont parle VotrePaternité, je n’ai reçu aucun écrit de ce Père ; il nem’a rien communiqué de ce projet. A-t-il eu unerévélation sur ce point ? je l’ignore. Mais quandj’aurais eu moi-même le rêve dont vous parlez, jene suis pas assez dénuée de bon sens pour medécider, sur un semblable motif, à désirer unchangement de cette nature et à le conseiller.Grâce à Dieu, beaucoup de personnes m’ontappris quelle valeur et quel crédit on doit donner

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à ces sortes de choses. Le Père Salasar lui-même,j’en suis certaine, n’en tiendrait aucun compte, s’iln’avait pas d’autre raison pour se déterminer, caril est très prudent.

Votre Paternité dit encore que les supérieursvont commencer une enquête. Ce sera parfait.Vous n’avez qu’à donner des ordres.Évidemment, ce Père, une fois vos intentionsconnues, ne fera rien sans votre permission,comme j’ai tout lieu de le croire. Quant à lagrande amitié qu’il y a entre lui et moi, et auxservices [169] dont je lui suis redevable, je ne lesnierai jamais. Toutefois, j’en ai la certitude, s’ilm’a rendu quelque service, il a été mû plutôt parle zèle de la gloire de Dieu et de sa bienheureuseMère que par un motif d’amitié ; il nous est arrivémême, ce me semble, de passer deux ans sansnous écrire. Notre amitié, cependant, est fortancienne. Elle date d’une époque où ce Père m’avue dans une plus grande nécessité de sonsecours qu’aujourd’hui. C’était celle ou notreOrdre n’avait que deux Pères Carmes déchaussés.La circonstance était alors plus favorable quemaintenant pour seconder ce projet du PèreSalasar. Grâce à Dieu, nous comptons en cemoment, je pense, plus de deux cents religieux, etil y en a parmi eux qui sont bien capables dediriger de pauvres filles comme nous. Je n’aijamais pensé que la main de Dieu serait plus

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raccourcie pour l’Ordre de sa Mère que pour lesautres Ordres.

En outre, j’aurais écrit, dites-vous, pour qu’onrépande le bruit que vous vous opposiez à cedessein. Que Dieu n’écrive pas mon nom dans lelivre de vie, si j’ai eu seulement cette pensée !Pardonnez-moi ce cri. Il me semble de nature àvous faire comprendre que j’agis avec laCompagnie de Jésus comme une personne qui enporte les intérêts dans son âme et donnerait sa viepour les défendre, si elle voyait que la gloire deNotre-Seigneur le demande.

Les secrets de Dieu, je le sais, sont profonds.Cependant, puisque je n’ai pas eu plus de partdans cette affaire que ce que je viens de dire, etDieu en est témoin, je ne voudrais pas, non plus,y être mêlée à l’avenir. Qu’on rejette la faute surmoi, ce ne sera pas la première fois que jesouffrirai sans être coupable. Comme l’expérienceme l’a appris, quand Dieu est content, Il arrangetout. [170] Jamais je ne croirai que Sa Majestépermette que pour des motifs graves, et à plusforte raison pour un motif aussi futile que celuidont il s’agit, la Compagnie de Jésus lutte contrel’Ordre de sa Mère, puisqu’il s’est servi d’elle pourle restaurer et le renouveler. Supposé que leSeigneur le permette, il pourrait bien arriver, je lecrains, que ce que l’on s’imaginerait gagner d’uncôté, on ne le perdit de plusieurs autres.

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Nous sommes tous les vassaux de ce Roi.Plaise à Sa Majesté que les serviteurs du Fils et lesserviteurs de la Mère se montrent toujours dessoldats pleins de courage, et ne cherchent qu’àsuivre l’étendard de notre Roi, afin d’accomplir savolonté ! Si nous, enfants du Carmel, nousmarchons vraiment dans cette voie, il est clair queceux qui portent le nom de Jésus ne peuvent pass’éloigner de nous, comme j’en suis trop souventmenacée, Plaise à Dieu de garder de longuesannées Votre Paternité !

Je sais la bonté que vous avez pour nous.Voilà pourquoi, toute misérable que je suis, jevous recommande instamment à Notre-Seigneur.Je supplie Votre Paternité de Le prier de mêmepour moi. Voilà six mois que les travaux et lespersécutions ne cessent de pleuvoir sur cettepauvre vieille ; l’affaire dont je viens de parlern’est pas pour elle la moindre de ses épreuves. Etmaintenant, je donne ma parole à Votre Paternitéque je ne dirai jamais rien, ni ne ferai rien dire à cePère pour qu’il exécute un pareil dessein. Je seraipar là fidèle à la ligne de conduite que j’ai toujourstenue.

C’est aujourd’hui le 10 février.L’indigne servante et sujette de Votre

Paternité,Thérèse de JÉSUS. [171]

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LETTRE DU PÈRE SUAREZ AU RECTEUR DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS, À AVILA, POUR LA MÈRE THÉRÈSE DE JÉSUS.

Mesures à prendre pour que le Père Salasar ne soit pasreçu chez les Carmes déchaussés.

JÉSUS !Si je venais à apprendre qu’un religieux d’un

autre Ordre veut entrer dans cette province de laCompagnie, où il y a vingt-six résidences etcollèges, et si je jugeais convenable de ne pas lerecevoir, j’écrirais à tous les supérieurs de cesrésidences ou collèges qui auraient pouvoir del’admettre. Un seul jour me suffirait, avec l’aidede Notre-Seigneur, pour leur expédier une lettreet leur dire de le refuser ; la plupart de cesmaisons auraient reçu l’avis au bout de huit jours,et toutes les autres au bout de quinze. Or, si laMère Thérèse de Jésus juge qu’il ne convient pasde recevoir dans son Ordre le Père Salasar, qu’elleécrive une lettre énergique au supérieur de sonOrdre, qui la communiquera à son tour aux autressupérieurs, ou qu’elle s’adresse elle-mêmedirectement aux supérieurs de chaque maison, etdans quinze jours, tous seront prévenus. Il y adéjà plus de quinze jours que la Mère Thérèse etla Mère prieure d’ici sont au courant de l’affaire.La mesure dont je parle serait très efficace, avecl’aide de Dieu.

SUAREZ. [172]

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LETTRE DU PÈRE GONZALO DE AVILA, RECTEUR DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS, À AVILA,À SAINTE THÉRÈSE, EN LUI REMETTANT LA LETTRE PRÉCÉDENTE.

But que s’est proposé le P. Provincial de la Compagniede Jésus. Moyens à prendre pour que le Père Salasar nepoursuive pas son projet.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS !J’ai reçu hier une lettre du Père Provincial. Il a

été bien fâché quand il a vu que sa lettre vousavait causé de la peine. Il vous supplie de la relirelorsque cette impression sera passée. Vous verrezqu’elle peut s’interpréter dans un meilleur sens.Vous pouvez, en outre, écrire au Père Salasar, àvotre supérieur et aux supérieurs de l’Ordre quiauraient pouvoir de le recevoir ou refuser, et leurexposer les raisons qu’il y a de ne pas l’admettre.Le Père Provincial se contente d’avoir rempli sondevoir en avisant les parties intéressées aussitôtqu’il a été au courant de l’affaire. Il a voulu, dansle cas où le plan du Père Salasar se poursuivrait etoù ceux qui le favoriseraient seraient reconnusresponsables, se mettre à l’abri de la critique. Sonbut est qu’on ne vienne pas rejeter la faute sur lui,en disant qu’il a connu l’affaire et qu’il n’aprévenu personne. Il vous demande, pourl’amour de Notre-Seigneur, de le recommander àSa Majesté dans vos saintes prières. Bientôt, s’ilplaît à Dieu, il sera à Avila, et l’on examinera devive voix s’il faut prendre une autre mesure. [173]

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Voilà ce que me dit le Père Provincial, qui m’aenvoyé directement cette note que je voustransmets. Je vous demande, pour l’amour deNotre-Seigneur, en mon propre nom, de prendrela mesure dont il est question dans cette note, etd’écrire une lettre énergique au Père Salasar,connue le Père Provincial vous en supplie. Eneffet, je vous le disais aujourd’hui même, je crainsque celle que vous venez de lui envoyer ne soitpas aussi efficace qu’il convient. Ne craignezdonc pas d’écrire dans ce sens au Père Salasar etaux supérieurs des Carmes déchaussés, enrecommandant au premier de ne plus poursuivreson dessein, et à ceux-ci de ne pas le recevoir, s’iln’apporte une permission expresse de Sa Sainteté,ou du moins de son Général. Quant à cettedernière, je suis bien sûr qu’il ne l’aura pas. Par là,non seulement vous n’offenseriez pas Notre-Seigneur, mais vous travailleriez grandement à sagloire.

Je vous prie de me retourner cette note et deme dire ce que vous comptez faire, car, à monavis, il n’est pas d’une petite importance pourvous d’accomplir ce que nous vous demandonsau nom de la charité.

Vos lettres ont été remises en main propre aufrère Barthélemy Sicilia. [174]

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LETTRE CC161. 1578. VERS LE 12 FÉVRIER. AVILA.

AU PÈRE GONZALO D’AVILA, RECTEUR ÀAVILA.

Projet du Père Salasar.

JÉSUS !Que le Saint-Esprit soit avec vous !J’ai relu plus de deux fois la lettre de votre

Père Provincial, et toujours elle m’a paru bien peuaimable pour moi. On y affirme, en outre, unechose dont je n’ai jamais eu même la pensée.Votre Paternité ne sera donc pas surprise que j’enressente de la peine. Mais peu importe cettepeine. Si je n’étais pas imparfaite comme je lesuis, c’eût été une joie pour moi que votre PèreProvincial me mortifiât. Il le peut, à coup sûr, carje suis son humble servante. Néanmoins, puisqu’ilest le supérieur du Père Salasar, la pensée mevient que le meilleur moyen de terminer cetteaffaire serait qu’il la traitât directement avec lui.Pourquoi écrirais-je à des religieux qui nedépendent pas de moi ? C’est cependant ce quevous me demandez. Or, c’est là l’office de leursupérieur. On aurait donc raison de ne pas tenircompte de mes observations. J’avoue que je nevois pas d’autre parti à suivre, et je ne puiscomprendre quelles vérités vous voulez quej’écrive à ce Père ; à moins d’affirmer qu’il m’est

161 Cette lettre a dû suivre presque aussitôt la précédente.

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venu un ordre du ciel pour qu’il n’exécute pas sondessein, il ne me reste rien de [175] plus à ajouter.Comme je vous l’ai marque, je n’ai point àexposer ma façon de penser à tout le monde ; ceserait très fâcheux pour ce Père, à qui je dois unebonne amitié, surtout quand j’ai la certitude, jevous l’ai affirmé encore, soit par ses confidences,soit par mes vues personnelles, qu’il n’exécuterarien sans en aviser le Père Provincial. Dès lorsqu’il ne dit rien, ou n’écrit rien à Sa Paternité,c’est qu’il n’a point l’intention de poursuivre untel dessein. Mais puisque votre Père Provincialpeut l’en empêcher et lui refuser son autorisation,je ferais injure à ce Père si grave et si grandserviteur de Dieu d’aller le diffamer dans tous nosmonastères162 ; supposé même qu’on ne tiennepas compte de moi, ce serait un outraged’annoncer qu’il veut exécuter ce qu'il ne peutsans offenser Dieu.

Je vous ai parlé en toute sincérité, et j’aiaccompli, ce me semble, tout ce que la dignité etla religion me commandent. Le Seigneur sait queje dis vrai. Si j’allais au delà, je croirais manquer àl’une et à l’autre.

Comme je vous l’ai déjà déclaré, quand je mesuis conformée à ce que je crois être mon devoir,Dieu me donne assez de courage pour supporter

162 Le Père Gonzalo demandait à la Sainte d’écrire à tous les supérieurs descouvents de Carmes déchaussés pour les prier de ne pas recevoir le PèreGaspar de Salasar.

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avec sa grâce toutes sortes d’ennuis. Du moins, jen’aurai pas à me plaindre qu’ils ne m’aient pas étéannoncés, ni, je le répète, que j’aie omis ce quiétait en mon pouvoir. Et peut-être, serez-vousplus coupable de m’avoir donné un telcommandement, que moi de ne vous point obéir.

Si cette affaire ne se termine pas au gré de vosdésirs, on m’en rendra responsable, je le sais, bienque j’y sois étrangère, il suffit que nous en ayonsparlé pour que les [176] prophéties commencentà se réaliser163. Sont-ce des peines qu’onm’annonce ? qu’elles soient les bienvenues ! J’aitant offensé la divine Majesté que mes fautesméritent beaucoup d’autres souffrances quetoutes celles qui peuvent fondre sur moi.

Mais, à mon point de vue, je ne crois pasavoir donné lieu à la Compagnie de Jésus de meles infliger, quand même j’aurais eu quelque partdans cette affaire, car ce projet est une chose trèsindifférente pour vous. La Compagnie repose surde plus solides fondements. Plaise au Seigneur dem’établir sur un fondement tel, que je ne m’écartejamais de sa volonté ! Qu’Il daigne, en outre, vousaccorder sa lumière dans le même but ! Ce seraitune grande consolation pour moi de voir venir icinotre Père Provincial. Il y a longtemps que leSeigneur me la refuse.

Votre indigne servante et fille,Thérèse de JÉSUS. [177]

163 Phrase obscure, que les annotateurs n’ont pu éclaircir.

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LETTRE CCI164. 1578. 16 FÉVRIER. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À ALCALA OUPASTRANA.

Bras cassé de la Sainte. Affaire de Carillo. Unepostulante.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité, mon Père, et vous donne assez de santédurant le carême pour supporter tout le travail quivous attend !

Je me demande si vous allez prêcher tantôtdans un endroit, tantôt dans un autre. Pourl’amour de Dieu, prenez garde de faire quelquechute au milieu de vos courses. Depuis que j’aimon bras en l’état que vous savez, je suis pluspréoccupée sur ce point.165 Il est toujours enflé,comme la main elle-même, et recouvert d’uncataplasme ; on dirait un harnais. Je ne puis doncguère m’en servir.

Les gelées sont très fortes en ce moment ;nous n’en avions pas eu, si ce n’est aucommencement de l’hiver. Le reste du temps aété beau. Le froid était beaucoup plus vif àTolède ; en tout cas, j’y suis moins sensible àAvila. Cela vient peut-être de ce que, commeVotre Paternité l’avait ordonné, on a placé une

164 Cette lettre contient un fragment qui est traduit pour la première fois,et plusieurs corrections.165 Aux fêtes de Noël de l’année précédente 1577, elle avait été précipitéedu haut d’un escalier par le démon, et s’était cassé le bras.

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porte à la petite pièce [178] voisine de celle oùvous avez dit de mettre l’infirmerie. On y est, eneffet, comme dans un chauffoir. Enfin, pour cettefois, je me suis admirablement tirée du froid.Votre Paternité réussit toujours dans les ordresqu’elle donne. Plaise au Seigneur que je réussisseaussi bien à vous obéir !

La santé du Père Antoine de Jésus continue-t-elle à s’améliorer ? je désire le savoir. Veuillez medire, en outre, ce que fait le Père Mariano, qui m’atant oubliée. Ne manquez pas de présenter tousmes compliments au Père Barthélemy.

Je vous envoie une lettre que m’a écrite lePère Provincial de la Compagnie de Jésus surl’affaire de Carillo,166 et qui m’a bien peinée. J’enétais même tellement fâchée que j’aurais voulu luirépondre des choses plus fortes encore que je nel’ai fait. On lui avait dit, je le sais, que je n’avaisété pour rien dans ce projet de changement, etc’est la vérité ; voilà pourquoi, lorsque j’enentendis parler, j’en fus vivement contrariée,comme je l’écrivis à Votre Paternité ; mon plusvif désir était que cette affaire n’allât pas plus loin.J’écrivis au Père Gaspar une lettre aussi énergiqueque possible, comme je le jure dans la réponse ci-jointe au Père Provincial.

J’ai pensé, en voyant les dispositions de cesPères, qu’ils ne me croiraient pas si je ne leurtenais un langage de cette fermeté. Je regarde166 Le père Gaspar de Salasar.

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comme très important qu’ils, me croient, car ilsont dit que je m’appuie sur de prétenduesrévélations.. Je ne veux pas qu’ils s’imaginent queje m’en suis servie pour persuader ce Père ; rienn’est plus faux. Je puis l’assurer à Votre Paternité,je redoute peu leurs menaces ; je m’étonne moi-même de la liberté que Dieu me donne. Voilàpourquoi, comme je l’ai déclaré au [179] PèreRecteur, lorsqu’il s’agit d’une chose où je croisvoir la gloire de Dieu, la Compagnie de Jésus toutentière et le inonde tout entier ne seraient pascapables de m’empêcher d’y travailler.

J’ai ajouté que je n’avais eu aucune part danscette affaire, et que je ne voulais pas, non plus,m’en mêler pour l’arrêter. Il m’a priée alorsd’écrire, du moins, une lettre au Père Gaspar et delui dire ce que je marque dans la lettre ci-jointe,c’est-à-dire qu’il ne peut exécuter son projet sansencourir l’excommunication. Je lui ai demandé sice Père connaissait les Brefs. – Mieux que moi, a-t-il répondu. – J’ai répliqué : Eh bien ! moi, je suiscertaine qu’il ne fera rien où il croira voir l’offensede Dieu. – Et il a ajouté : Peut-être à cause de lagrande affection qu’il vous porte, pourrait-il setromper et poursuivre son dessein. – Je lui aidonc envoyé une lettre par la même voie dont ils’est servi pour me transmettre celle-ci.

Voyez, mon Père, quelle simplicité ! J’aicompris clairement par certains indices qu’ils ontvu ma lettre ; mais je ne le lui ai pas donné à

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comprendre. Je lui disais dans cette lettre de nepas se fier à ses frères, car Joseph avait, lui aussi,des frères. Je savais bien, d’ailleurs, qu’on verraitma lettre ; ce sont ses amis eux-mêmes qui ont dûdévoiler son dessein, et je n’en suis pas surprise,parce qu’ils en sont extrêmement mécontents. Ilsdoivent redouter que cet exemple soit suivi debeaucoup d’autres.

J’ai encore demandé au Père Recteur s’il n’yavait pas quelqu’un d’entre eux qui fût passé chezdes religieux déchaussés. Il m’a répondu que oui,chez les Franciscains ; mais qu’on les avait toutd’abord chassés, et qu’ensuite, on leur avaitdonné cette permission. J’ai répliqué alors qu’ilspourraient encore faire cela ; seulement, ils n’ysont pas disposés. Pour moi, je ne le suis pas pourconseiller [180] au Père Gaspar de ne pluspoursuivre son dessein ; je veux uniquementl’aviser, comme je le fais dans la lettre ci-incluse,et laisser le tout entre les mains de Dieu. Dans lecas où ce serait son œuvre, on y consentira.Supposé qu’on ne le veuille pas, comme je l’enpréviens et comme me l’ont déclaré ceux que j’aiconsultés, c’est évidemment que cela ne doit pasêtre. Ceux qui encouragent le Père Gaspardoivent s’appuyer sur le droit commun, ainsi quecet autre légiste qui me persuadait, lors de lafondation de Pastrana, que je pouvais recevoirune religieuse augustine ; et cependant, il setrompait. Maintenant, le Pape donnera-t-il la

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permission ? je ne le crois pas ; parce qu’onfermera toutes les portes à ce Père.

Que Votre Paternité veuille bien prendre desinformations et l’aviser qu’il me causeraitbeaucoup de peine, le ¡jour où il commettraitquelque offense contre Dieu. Mais il ne le ferapas, j’en suis sûre, dès qu’il viendra à lecomprendre.

Je suis très préoccupée à son sujet. S’il restechez eux, maintenant que son désir d’entrer cheznous est connu, il n’aura plus le même créditqu’auparavant. S’il poursuit son dessein, il esttenu de se conformer au droit ; sans quoi, c’estimpossible. Je ne cesse de songer maintenant à ceque nous devons aux religieux de la Compagnie.Quant à nous nuire, je ne crois pas que Dieu leleur permette jamais pour un tel motif. D’unautre côté, ne pas recevoir ce Père chez nous,quand nous le pourrions, et cela par crainte de sesfrères, c’est mal agir à son égard et mal payer sonaffection pour nous. Plaise à Dieu de tout diriger !Oui, Il dirigera cette affaire. Ce Père a dû, je lecrains, se laisser influencer par les visions qu’ilaura reçues dans l’oraison ; il y ajoute trop de foi,m’a-t-on raconté. Bien souvent je le lui aireproché ; mais cela ne suffit pas. [181]

Je suis encore préoccupée de ce que nossœurs de Véas lui ont peut-être dit quelque choseà ce sujet. La Mère Catherine de Jésus montraitun ardent désir de l’attirer chez nous. Ce qu’il y a

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de bon, au moins, c’est qu’il est certainement ungrand serviteur de Dieu. Il peut se tromper, maisil croit suivre la volonté de Notre-Seigneur, et SaMajesté veillera sur lui. En attendant, il nous metdans le trouble. Et si je n’avais appris de Joseph167

ce que j’ai écrit à Votre Paternité, croyez bien quej’aurais employé tout mon pouvoir pour ledissuader de poursuivre son dessein. Et quoiqueje n’ajoute pas autant de foi que lui à ces visions,j’aurais beaucoup de peine à m’opposer à sonprojet. Que sais-je, moi ! j’empêcherais peut-êtrepar là un bien notable pour cette âme. VotrePaternité peut m’en croire, il n’a pas, selon moi,l’esprit de là où il est ; j’ai toujours pensé qu’ildevait entrer chez nous.

Depuis que ce projet est en train, Ardapilla168

m’a écrit pour que je décide les corbeaux às’adresser à Joanes169 et à lui dire d’envoyer à Avilaquelqu’un qui instruirait cette affaire. Supposéque cela puisse se réaliser sans moi, je serais trèsheureuse de ce conseil ; mais j’y ai trouvé tantd’inconvénients que je me suis excusée de monmieux auprès de lui. L’unique but d’Ardapilla, je levois, est de nous favoriser. Cependant, croyez-moi, si l’on n’attaque pas le mal dans sa racine, leschoses, au point où elles en sont, ne peuvents’arranger que par les mains de Paul. Que Dieu le

167 Notre-Seigneur.168 Le licencié Jean Calvo de Padilla.169 Joanes, le même que Padilla.

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fasse ! tel est mon plus grand désir. Je suis peinéede voir que je suis une pierre d’achoppement etune cause de souffrances pour tous. Je l’ai ditplusieurs fois, le remède ne serait-il pas de mejeter à la mer, [182] comme Jonas, afin d’apaisercette tempête ? C’est peut-être à cause de mespéchés qu’elle s’est déchaînée.

La prieure de Séville m’écrit pour voussupplier d’accorder la permission de recevoir uneautre sœur de Blanche la Portugaise, qui, je crois,n’a pas l’âge voulu, tant s’en faut. En l’accordant,vous aiderez la Communauté à se décharger de larente, qui s’élève à je ne sais plus quel chiffre. Siles parents de Blanche voulaient, après avoir payésa dot, prêter, en outre, ce qu’ils doivent donner àsa sœur, supposé qu’elle entre, ou bien s’ilsvoulaient payer la rente du couvent en échangedes frais de nourriture, ce ne serait pas mal. Nossœurs ne tarissent pas sur la reconnaissancequ’elles doivent à cette Portugaise, VotrePaternité examinera cette affaire et disposera cequ’elle croira le mieux.

Je ne sais plus finir quand je vous écris. Monfrère me mande toujours de présenter ses respectsà Votre Paternité. Veuillez les agréer cette foispour toutes, ainsi que ceux des sœurs. Plaise àNotre-Seigneur de garder Votre Paternité, et devous amener promptement de nos côtés ! Ceserait très nécessaire pour mon âme et pourbeaucoup de choses. Je ne dis pas, cependant,

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qu’il y en ait quelqu’une que vous ignoriez. DoñaYomar n’est pas bien ; elle vient peu nous voir ;cette humeur dont elle souffre la bouleverseentièrement.

Que Votre Paternité veuille envoyer le pluspromptement possible la lettre ci-jointe au PèreSalasar, par la voie du prieur de Grenade. [Que cedernier la lui remette en secret ; recommandez-luibien cela. Je crains que les Pères de la Compagniene viennent à écrire de nouveau soit à moi, soit àquelqu’une de nos sœurs ; leur langage est clair, jevous assure. Vous pouvez encore expédier cettelettre par la voie de Madrid, en la recommandantà [183] Monsieur Koch de Huerta ; vous ymettriez un bon port, et lui, la confierait au mêmemuletier. Elle parviendrait ainsi très sûrement170].Faites attention, mon Père, ne vous oubliez point.Il convient d’envoyer171 cette lettre au PèreSalasar, pour qu’il ne fasse rien, s’il n’a pas déjàcommencé. De plus, que Votre Paternité ne sepresse pas à lui donner la permission. À mon avis,tout cela sera pour son plus grand bien. Plaise àDieu de répandre ses faveurs sur Votre Paternité,mon Père, comme je le désire ! Amen.

C’est aujourd’hui le premier dimanche decarême.

170 Le P. Gratien n’a pas envoyé cette lettre, comme on le verra dans lalettre du 22 mai suivant. Tout ce fragment est traduit pour là première foisen français.171

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La lettre ci-jointe du Père Provincial et laréponse pourraient peut-être un jour nous servir.Ne les détruisez pas, si tel est votre avis.

L’indigne servante et fille de Votre Paternité,Thérèse de JÉSUS. [184]

LETTRE CCII. 1578. 2 MARS. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À ALCALA DE HÉNARÈS.

Oraison et zèle de ce Père. Ses repas dans un hôpital.Vaillance de Carillo. Scrupules de Paul.

JÉSUS !Que l’Esprit-Saint soit avec Votre Paternité,

mon Père !J’ai reçu, il y a peu de jours, les deux lettres de

Votre Paternité, l’une écrite le mardi gras, etl’autre où était renfermée celle du pasteur à toutesles sœurs. Plaise à Dieu que nous sachionsreproduire en nous les traits de ce Pasteur quevous décrivez si merveilleusement ! Mais Il nousdonnera beaucoup plus, je crois, que nous ne luidonnerons nous-mêmes. Le petit cahier est trèsbien. Je ne sais comment Paul dit qu’il necomprend rien à ces oraisons d’union ; cette nuitlumineuse et ces ravissements dont il parledonnent à entendre le contraire. Une telle faveur,j’en conviens, dure peu et est rare ; voilà pourquoion ne la saisit pas parfaitement.

Je porte grande envie aux âmes que vous allezévangéliser. Et moi, hélas ! je me vois ici, sansfaire autre chose que manger, dormir et parler de

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ces Pères qui sont nos frères, car il s’en présentetoujours quelque occasion, comme vous le verrezpar le papier ci-joint. Afin de ne pas me fatiguer,vu qu’il est tard, j’ai dit à la sœur Catherine devous écrire ce qui se passe ; et puis, nous aurons,[185] ce soir, un sermon de Maître Daza, qui seratrès beau. Les Pères Dominicains sont pleins decharité pour nous ; ils nous prêchent deux fois lasemaine, et les Pères de la Compagnie une fois.Mais leurs sermons ne sauraient me faire oublierceux de Votre Paternité.

Je ne sais quelle tentation vous avez d’allerprêcher d’un lieu à l’autre. J’ai été très peinée decette calomnie qu’on a lancée contre vous. Plaiseà Dieu de vous garder, mon Père ! Les temps sontdangereux, et il faut un mâle courage pourvoyager de la sorte ; cependant, il y a des âmespartout. Dieu veuille que ce qui semble un grandzèle ne soit pas quelque tentation qui nous coûtecher ensuite ! Dans cet endroit, il suffisait d’unchat172, et il y a, je crois, des Dominicains et desFranciscains. Je ne puis encore m’imaginer que cebrave Père prêche bien. Présentez- lui tous mesrespects et dites-moi si on l’écoute. Voyez quellecuriosité ! Non, non, ne me le dites pas, etdéchirez cette lettre de peur que, pour l’expiationde mes péchés, il ne vienne à la lire.

172 a Sainte avait mis d’abord : basta el padre Castaño : il suffit du PèreCastaño ; puis elle effaça ces mots pour y substituer ceux-ci : bastaba el gato.

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Mais ces repas à l’hôpital, et ces noirs pâtés demorue, comme nous en avons ri ! Cependant, cequ’on m’a raconté de Votre Paternité me porte àsouhaiter que vous ne soyez plus si peu sur vosgardes.

Carillo173 prétend avec raison que je n’ai guèrede courage. Il a répondu à ma première lettre oùje lui disais beaucoup de choses, et, en particulier,que son projet venait du démon. Il m’a déclaréque cela lui avait donné envie de rire, mais nel’avait changé ni peu ni prou. Je ressemble, ajoute-t-il, à la souris qui a peur des chats. [186] C’est entenant le Saint-Sacrement dans ses mains qu’il afait sa promesse, et le monde tout entier nepourra l’empêcher de l’exécuter. Il m’épouvante,je vous assure, car d’après ses frères, nonseulement lui, mais quiconque le revêtirait del’habit, serait excommunie. Il prétend qu’il a déjàla permission de son Provincial, et que VotrePaternité lui a écrit Une lettre ; il ajoute que sivous tremblez comme un homme, vous écrivezcependant comme un ange, et il a raison : votrelettre, en effet, était parfaite. C’est bien fort queles siens nous demandent de ne pas le recevoir.Ce doit être parce qu’ils croient que cela ne sepeut. Ils auront écrit, en outre, je pense, à VotrePaternité, pour que vous avisiez tous lescouvents ; car ils se remuent. Quant à moi, ils

173 Le Père Gaspar de Salasar.

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m’ont tellement pressurée que je leur ai dit quej’en avais écrit à Votre Paternité.

Certainement, si ce projet doit et peut seréaliser, comme lé prétend ce Père, mieuxvaudrait que ce fût déjà terminé que d’aller causertant de bruit en avisant tous nos monastères ;d’ailleurs, je me demande comment vous allezvous y prendre ; ce serait, à mon avis, un cas de ¡conscience de ne pas l’admettre, supposé sonprojet possible. À la façon dont il présente lachose, personne, je crois, ne l’empêchera. Je croispréférable de gagner du temps, à moins qu’il n’aitdéjà commencé â exécuter son dessein. Plaise auSeigneur de diriger cette affaire ! Plus on y metd’obstacles, plus il me semble que Dieu doit enretirer de gloire ; voilà pourquoi le démon soulèvetant d’opposition. On doit craindre que ce Pèrene soit pas seul à avoir ce projet ; cependant, alorsmême que tous ceux dont me parle VotrePaternité entreraient chez nous, ils ne feraientguère faute dans la Compagnie de Jésus, où il y atant de religieux.

Je réponds aux scrupules de Paul dont vousme parlez ; [187] peut-il, oui ou non, user de sespouvoirs ? Il me semble qu’au moment où ilécrivait cette lettre, il devait être sous l’impressionde quelque mélancolie ; je dis la même chose,quand il a ces scrupules. On le voit clairement parles raisons mêmes dont il se sert. Je n’ai donc pasvoulu consulter de nouveau. De plus, comme me

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l’annonce Ardapilla174, ces doutés seront de peu dedurée ; car, ajoute- t-il, le mémoire du grand ange175

sur Gilbert176 a déjà été remis, et on l’attend de jouren jour.

J’éprouve les mêmes préoccupations que lePère Élie177 sur votre absence. Tout est à craindrequand on s’aventure dans de tels parages. Plaiseau Seigneur de préserver Paul du moindredanger ! Il y a tant d’aveuglement chez nosennemis que rien ne m’étonnerait de leur part.Mais je m’étonne que Paul ne craigne pas, etvoyage ainsi d’un lieu à l’autre sans raisons trèsgraves.

Je reviens à ce que je disais. J’ai donc écrit àPaul, il y a déjà longtemps, ce que m’a répondu ungrand théologien de l’Ordre de Saint-Dominiqueauquel je racontais tout ce qu’avait faitMathusalem178. Ses ordres, si je me souviens bien,n’avaient, d’après ce Père, aucune Valeur ; car ildevait montrer en vertu de quelle autorité ilagissait ; nous n’avons donc plus à revenir surcette question.

Je voudrais envoyer à Votre Paternité la lettreoù la prieure de Valladolid me raconte le troublesuscité au sujet de l’affaire de Carillo. Enfin, me174 Le licencié Jean de Padilla.175 Don Gaspar de Quiroga, archevêque de Tolède et grand inquisiteur.176 Le Nonce, Mgr Philippe Séga.177 Élie de Saint-Martin, recteur du collège des Carmes déchaussésd’Alcala.178 Le Nonce.

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dit-elle, les Pères de la Compagnie de Jésus sonttrès satisfaits de moi et des [188] Carmélitesdéchaussées ! Ce ne sont là que des menaces ;tout cela n'aboutira à rien. Le point qui mepréoccupe et qui me donne des craintes, celui queje voudrais voir examiné et élucidé, est le suivant :Carillo peut-il exécuter ce qu'il dit sans offenserDieu et sans encourir l'excommunication ? Maisdans le cas où ce que prétendent les autres seraitvrai, Votre Paternité ne doit nullement recevoirce Père. Si le comte de Tendilla part pour Rome,ou supposé qu'il n'y aille pas, et que l’on montreson rapport, on accorderait certainement lapermission.

J'ai été très heureuse d'apprendre qu’il allait àRome : nos Pères pourront faire le voyage aveclui. Plaise au Seigneur de diriger cette affaire, et deme garder Votre Paternité !

Peut-être je ne réponds pas à toutes vosquestions : le temps me manque. Mais, hélas !pourquoi ai-je été si peu brève ? Toutes les sœursse recommandent instamment à vos prières ; ellesont été très contentes des offices que vous leurdonnez. Je n'ai pas vu doña Yomar, qui vientd'ailleurs très rarement ; elle est très souffrante.

C'est aujourd’hui le 2 mars.L’indigne servante et véritable fille de Votre

Paternité. Oh ! oui, votre vraie fille ! Mais commeje le suis peu de certains Pères !

Thérèse de JÉSUS.

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C’est une grande peine pour moi que le PèreMariano soit si faible. Commandez-lui de prendreune bonne nourriture, et de ne songer nullementà aller à Rome. Sa santé nous importe davantage.Oh ! comme elle tarde à venir la sœur179 de VotrePaternité ! Comme elle est [189] impatiemmentattendue ! Ma petite Isabelle180 se porte àmerveille, d’après ce qu’on m’écrit.

LETTRE CCIII181. 1578. 9 MARS. AVILA.

À ROCH DE HUERTA, À MADRID.

Épreuves des Carmélites de l’Incarnation.

JÉSUS SOIT TOUJOURS AVEC vous ! Amen.Je vous ai écrit, il y aura demain lundi huit

jours, par un charretier d’ici, pour vous aviser desexploits du Père Provincial, Magdaleno182. Je vousenvoyais, en outre, une copie des lettres de lachancellerie et de la notification qui lui fut faite.Avez-vous reçu tout cela ? je l’ignore. J’ai le plusvif désir d’en être informée, car j’en suispréoccupée. Vous verrez par les billets que jevous envoie ce qui est arrivé depuis lors. Toutesces religieuses183 m’inspirent la plus profonde

179 Elle prit l’habit du Carmel à Valladolid deux mois plus tard, et porta lenom de Marie de Saint-Joseph.180 Autre sœur du P. Gratien ; elle était au Carmel de Tolède, comme on l’avu déjà.181 Cette lettre contient un fragment traduit pour la première fois etplusieurs corrections.182 Jean de la Madeleine, provincial des Carmes mitigés.183 Celles de l’incarnation d’Avila.

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compassion. Ma peine est telle que je ne sais quedire. Dieu doit les aimer beaucoup, puisqu’il leurdonne des épreuves si grandes et si longues.

Depuis dix jours que le Père Provincial et lePère Valdemoro sont là, ils n’ont cessé de seremuer, de terroriser [190] les religieuses, et dechercher des personnes qui leur annoncent leschâtiments dont elles sont menacées dans le casoù elles n’obéiraient pas et ne voteraient pascontrairement à ce qu’elles ont fait et à ce qu’ellesont signé, pour en aviser le Conseil Royal.Maintenant que le Père Provincial a réussi, il sehâte d’arriver à la Cour. Son but, a-t-on dit, est deprésenter au Conseil Royal les nouvellessignatures des sœurs. Je vous en supplie, parcharité, agissez de telle sorte qu’on connaisse lavérité et qu’on voie la violence de tous cesprocédés. Vous rendrez par là un grand service àces pauvres religieuses. Mais que les membres duConseil ne s’imaginent pas que les informationsprésentées par ces Pères sont fondées sur lavérité : tout n’a été que tyrannie. Supposé queMonsieur Padilla puisse lire les billets renferméssous ce pli, veuillez les lui montrer.

Le Père Magdaleno a dit et assuré qu’il avaitune ordonnance royale pour s’emparer de votrepersonne, s’il vous trouvait à Avila ; il était déjà àdeux lieues de Madrid quand on l’a rappelé pourlui donner cet ordre. Le Père Tostado, a-t-ilajouté, a pleins pouvoirs sur les Carmes soit

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chaussés, soit déchaussés, et a envoyé à Rome lePère Jean de la Croix184. Que Dieu délivre ce Pèrede ses mains, Lui qui peut tout ! Qu’Il vousdonne sa sainte grâce !

C’est aujourd’hui le 9 mars.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS.Je vous en supplie de nouveau pour l’amour

de Dieu, hâtez-vous de montrer aux membres duConseil que ces Pères ont agi avec violence vis-à-vis des religieuses ; ce sera [191] très importantpour l’affaire. Il n’y a personne qui ait pitié de cesmartyres !

[Cette lettre est écrite depuis trois jours, et leProvincial continue encore à tourmenter lessœurs].

LETTRE CCIV. 1578. 11 MARS. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN.

Épreuves des Carmélites de l’Incarnation. Souffrancesde la Sainte de n’avoir pas le Père Gratien pour seconfesser.

JÉSUS SOIT AVEC MON PÈRE, ET LE

DÉLIVRE DE CES ÉGYPTIENS185 !Je suis épouvantée, je vous l’assure, de tout ce

qu’on fait souffrir à ces pauvres religieuses186. J’ai

184 C’était là une rumeur qui circulait. Saint Jean de la Croix était toujoursprisonnier dans le couvent des Carmes mitigés de Tolède.185 Les Carmes mitigés.186 Celles de l’Incarnation.

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insisté pour les décider à se soumettre, car lescandale était déjà grand. Plusieurs de nos amism’ont approuvée et, en particulier, les PèresDominicains, À ce que je crois voir, ces Carmesmitigés s’aident les uns les autres et sont tous unispour anéantir la Réforme. J’étais déjà fatiguéed’entendre tant de clameurs. À la vérité, il y alongtemps que ces religieuses souffrent, etcependant, si je ne leur avais conseillé de sesoumettre tout en réservant leurs droits, ellesn’auraient pas, je crois, voulu céder.

Depuis que les deux Pères Carmes déchausséssont partis, la cause des sœurs a peu avancé. J’aiécrit, il est [192] vrai, à M. Roch de Huerta et à M.Padilla que, si l’affaire concernant les PèresCarmes déchaussés n’allait pas bien, et si lesCarmes mitigés restaient visiteurs, il n’y avait paslieu pour le Conseil Royal de se presser. Ce seraità mon sens une folie d’aller à l’Incarnationremplir l’office de prieure, alors même que lesreligieuses viendraient à gagner leur procès ; d’unautre côté, il me paraîtrait fort mal, en n’y allantpas, de les délaisser complètement, quand ellesont tant souffert à cause de moi. Malgré tout, jecrois que je ne pourrai me dérober, bien qu’à mesyeux cette affaire soit sans issue, si le Seigneurn’envoie quelqu’un au secours de ces âmes. Jesuis pleine de compassion pour elles ; elles sontdans l’affliction, comme vous le verrez par lesbillets que je vous envoie.

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Veuillez envoyer ces billets au Père Germain,afin qu’il prie Dieu pour elles. Heureusement, ilest enfin en liberté ! Mais j’ai une grande peine ausujet du Père Jean187 ; je redoute quelque nouvellecalomnie contre lui. Dieu traite terriblement sesamis ; à la vérité, Il ne leur fait pas injure, puisqu’ilen a agi de la sorte avec son Fils.

Veuillez lire cette lettre que m’a apportée ungentilhomme de Ciudad-Rodrigo. Il n’est venu àAvila que pour traiter l’affaire de la postulante,dont il dit beaucoup de bien. S’il dit vrai, nousferons une excellente acquisition. Elle apporteraitquatre cents ducats et même cinquante de plus ;outre cela, elle donnerait un bon trousseau. Nossœurs d’Albe me demandent de leur envoyer unereligieuse. Cette fille veut aller à Salamanque, maiselle irait également à Albe, bien qu’à Salamanquesa présence fût plus nécessaire, parce que sesressources permettraient de remédier au mauvaisétat de la maison. Elle pourra entrer là où VotrePaternité le commandera. Je vous promets de[193] l’y décider. Elle semble convenir pour l’uneou l’autre de ces deux maisons.

Il y a encore deux postulantes de Burgos, trèsvertueuses personnes, dit-on, qui parlent d’entrerà Avila. Elles apporteraient quinze cents ducats ;ce qui serait bien nécessaire pour continuer lemonastère et bâtir le mur de clôture ; avec la dotd’une autre postulante, on pourrait terminer tous187 Saint Jean de la Croix.

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ces travaux188… Je prie Votre Paternité de donnerla permission.

Je commence à souffrir de rester si longtempssans me confesser à Votre Paternité. Je n’ai pas àAvila ce que j’avais à Tolède pour cela, et c’estune grande épreuve pour moi.

J’ai écrit cette lettre hier, et on m’annonce queces Pères agissent avec tant d’injustice à l’égarddes religieuses de l’Incarnation, que c’est vraimentune pitié. Je m’imagine que quelques-unes de cemonastère de Saint-Joseph ont peur de tomberentre leurs mains ; je ne m’étonne pas qu’ellesaient cette crainte : il y a de quoi ! Plaise à Dieu deveiller sur elles et de garder Votre Paternité ! Il estdéjà tard, et le messager va partir demain.

C’est aujourd’hui le 11 mars.L’indigne servante de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS. [194]

LETTRE CCV. 1578. CARÊME. AVILA.

À UN DE SES PARENTS, À TORRIJOS.

Remercîments. Petit ange. Conseils.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous !

188 Nous omettons ici la traduction du fragment suivant, dont l’obscuritédoit venir d’une erreur de copiste : mire la baraunda del de la Compañía por lahermana de la priora de Veas. Envié à la priora de Medina se informase. Aquí verá loque dicen, y deben saber mucho mas: por eso mire Vuestra Paternidad lo que hace, queyo le digo que este natural no se pierde. Enfin, anque Ana de Jesús dos o tres ratos laha visto, debenselo haber dicho. Yo la respondí como si supiera lo que ahora; porque enla priesa, y en ver yo no la habían tratado hermano ni hermana, que el hermano es dela Compañía, y parece bien lo que se ayudan unos a otros.

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Grâce à Dieu, ce n’est pas le bras droit qui estcassé ; voilà pourquoi je puis écrire cette lettre. Jevais mieux et je puis faire le Carême. Les présentsque vous m’envoyez sans cesse m’aideront encoreà l’observer189. Daigne Notre- Seigneur vous enrécompenser ! Bien que votre présent me fûtdestiné, la sœur Isabelle de Saint-Paul190 me porteune affection si vive que vous lui avez causé parlà plus de plaisir encore qu’à moi. Ce m’est unegrande consolation de l’avoir en ma compagnie ;on dirait un ange. Je suis heureuse que vous soyezen bonne santé, ainsi que ces dames, auxquellesj’envoie tous mes respects. Je les recommandeinstamment à Notre-Seigneur, et je fais de mêmepour vous.

La mort de cette dame dont vous me parlezm’a causé beaucoup de peine. Quand la nouvellem’en arriva, je [195] venais d’écrire àMonseigneur don Teutonio, et je me réjouissaisavec lui qu’elle se fut mariée. Je répondrai à unede ses lettres, car je lui dois beaucoup. Cesmessieurs passent par de terribles épreuves. Onvoit clairement qu’ils sont de vrais serviteurs deDieu ; c’est là le plus grand bienfait qui puissenous être accordé sur la terre. Si cette vie fugitiveest bonne à quelque chose, c’est à gagner la vie

189 Cette phrase indique que la lettre a dû être écrite vers le milieu duCarême, et non en janvier, comme on l’a pensé.190 Petite-nièce de la Sainte, et première Carmélite déchaussée. Elleconserva l’innocence baptismale et mourut en odeur de sainteté à Avila, le4 février 1582.

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éternelle ; voilà pourquoi je remercie Notre-Seigneur de ce que vous ne négligez rien pourl’obtenir. Je Le conjure, en outre, pour que vousne cessiez jamais d’y travailler. Je Lui demande lamême grâce pour ces dames, à qui Laurent deCépéda présente tous ses respects, ainsi qu’àvous.

Votre indigne servante,Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCVI191. 1578. 26 MARS. AVILA.

À DOÑA MARIE DE MENDOZA, ÀVALLADOLID.

Elle la console dans son deuil et ses épreuves.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec Votre Seigneurie Illustrissime, et vous donneles forces nécessaires pour supporter de tellesépreuves !

Oui, certes, c’est là un coup terrible ; voilàpourquoi je me suis vivement associée à votrechagrin. Cependant, les [196] grâces dont leSeigneur vous a déjà favorisée me donnent laconfiance qu’il ne laissera pas de vous consoler aumilieu de ce chagrin et de rappeler à votresouvenir tout ce qu’ont souffert, Lui et saglorieuse Mère, dans ce saint temps où noussommes. Si nous savions être sensibles, comme ille faut, aux souffrances que l’un et l’autre ont191 Cette lettre est restituée à la collection.

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endurées, nous supporterions facilement toutesles peines de la vie.

Je voudrais être là où il me fût possible devous tenir compagnie et de vous aider à portervotre épreuve, bien que, de loin, j’en prenne unelarge part. Je n’ai trouvé d’autre consolation qu’ensuppliant Saint Joseph et Notre- Seigneur de vousassister. Toutes les sœurs de ce monastère et moi,nous nous sommes appliquées à prier et àsupplier Dieu pour vous et pour cette sainte âme.J’espère que dans sa miséricorde, Il lui a déjàouvert la porte du ciel, puisqu’il a voulu la retirerde ce monde avant même qu’elle n’en connût lamalice. Tout passe avec tant de rapidité, que sinotre intelligence savait voir et comprendre, nousne pourrions pleurer ceux qui meurent pour allervoir Dieu ; nous nous réjouirions, au contraire, deleur bonheur.

Le comte m’a, lui aussi, touchée decompassion, quand je considère seulement ce quenous avons sous les yeux. Les jugements de Dieusont profonds, et ses secrets impénétrables. Lesalut du comte demande peut-être qu’il soit privéde sa position. Mais le Seigneur, à mon avis, veilleavec une sollicitude spéciale sur chacun de vosintérêts : c’est le véritable ami pour nous. Ayonsdonc confiance qu’il a eu en vue ce qui convenaitle mieux à nos âmes. Tout le reste, encomparaison de cela, ne mérite guère d’estime. Lebonheur sans fin ou le malheur éternel, voilà la

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grande affaire. Je vous supplie donc, pour l’amour[197] de Notre-Seigneur, de ne plus penser auxchoses qui peuvent vous causer du chagrin, maisseulement à celles qui sont de nature à vousprocurer des consolations. En cela, vous gagnerezbeaucoup de mérites ; dans le reste, vous enperdriez, et même vous nuiriezvraisemblablement à votre santé ; cependant,vous devez y veiller, car vous savez combien nousy sommes tous intéressés. Plaise à Dieu de vousraccorder de longues années encore, comme nousL’en supplions !

Toutes les sœurs et la Mère prieure vousprésentent leurs plus profonds respects. Jeprésente les miens à Madame doña Béatrix.

C’est aujourd’hui le mercredi de la semainesainte.

Je n’ai pas écrit plus tôt, parce qu’il m’asemblé que Votre Seigneurie ne pouvait pas lirede lettres.

L’indigne servante et sujette de VotreSeigneurie Illustrissime,

Thérèse de JÉSUS. [198]

LETTRE CCVII192. 1578. 28 MARS. AVILA.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

La sœur Saint-François. Avis aux sœurs. Ma Gabrielle.Compliments à la Mère prieure.

192 Cette lettre contient quatre fragments inédits.

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JÉSUSsoit avec vous, ma fille, et vous donne, à vous et àtoutes vos filles, d’aussi heureuses fêtes de Pâquesque je L’en supplie !

J’ai éprouvé une joie très vive en recevant debonnes nouvelles de votre santé. Pour moi, je suiscomme d’ordinaire, mon bras est dans unmauvais état, et la tête toujours souffrante. Je nesais même quel office on récite. Cela doit êtresans doute ce qu’il y a de préférable à mon âme.Ce me serait pourtant une grande consolationd’avoir assez de forces pour vous écrire unelongue lettre et vous offrir à toutes mes plusprofonds témoignages d’amitié. Veuillez lesprésenter de ma part aux sœurs et spécialement àla sœur Saint-François193, dont les lettres nous ontprocuré le plus sensible plaisir. Croyez-moi, letemps qu’elle a été prieure a montré son mérite.O Jésus ! quelle solitude c’est pour moi de metrouver si loin de vous ! Qu’il Lui plaise de nousréunir toutes dans son éternité ! cette [199]pensée me console, quand je vois que tout passeavec tant de rapidité sur la terre.

Je trouve charmante votre réflexion sur ledéfaut que vous trouvez dans les sœurs du PèreBarthélemy. Alors même que vous pourriezachever de payer le monastère avec leur dot, il estimpossible de les recevoir. Puisqu’elles n’ont pas

193 Isabelle de Saint-François, – celle qu’on avait envoyée comme prieure àPaterna. On a vu déjà qu’elle était revenue à Séville.

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de jugement, refusez-les absolument rime etl’autre. Ce serait contre nos Constitutions de lesadmettre, et, de plus, leur mal est incurable.L’autre postulante dont vous me parlez est jeune,puisqu’elle n’a que treize ans ; à cet âge, on al’esprit trop changeant. Voyez vous-même ce quien est ; tout ce qui peut vous convenir, croyez-le,je vous le souhaite.

De peur de l’oublier, je n’approuve pasbeaucoup, je vous assure, que les sœurs de votremonastère écrivent ce qui se passe dans leuroraison. Il y a à cela de sérieux inconvénients queje voudrais vous exposer. Mais sachez- le, n’yaurait-il qu’une perte de temps, ce serait déjà unobstacle qui empêcherait l’âme de marcher avecliberté. Elles peuvent, en outre, s’imaginer unefoule de choses. Je tâcherai de me les rappelerpour en dire un mot à notre Père ; dans le cascontraire, avisez-le vous-même. S’agit-il de grâcesimportantes, on n’en perd pas le souvenir ; quantaux autres, il n’y a pas de motif d’en parler.Lorsque les sœurs verront notre Père, il leursuffira de lui raconter ce qu’elles se rappelleront.Elles suivent une voie sûre, d’après ce que jecomprends, et si quelque chose peut leur êtrepréjudiciable, c’est de faire cas de ce qu’ellesvoient ou entendent. Lorsqu’elles n’ont que desscrupules, elles peuvent s’en ouvrir à VotreRévérence. Je vous crois capable de les calmer,pourvu qu’elles aient confiance en vous. Dieu

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vous donnera sa lumière pour les diriger. Gommeje sais quels inconvénients il y aurait pour elles de[200] songer à ce qu’elles vont écrire et combienelles sont exposées aux pièges du démon, j’insistebeaucoup sur ce point. Quand une choseimportante se présentera, Votre Révérence pourram’aviser, sans même les prévenir. Supposé que jeme fusse arrêtée à toutes les difficultés de la sœurSaint-Jérôme194, je n’en aurais jamais fini.Quelques- unes des choses dont elle me parlaitme paraissaient certaines, et cependant, je metaisais ; croyez-moi, le mieux c’est de bénir Dieude ce qu’il donne, et de s’humilier à l’heure où IIsuspend le cours de ses faveurs ; l’âme, alors, nepeut manquer de grandir en vertu.

Ce que vous me racontez de la sœur Élie estbon. Mais comme je ne suis pas aussi savantequ’elle, je ne vois pas ce que signifient cesAssyriens dont elle me parle. Présentez-lui mesamitiés : je l’aime beaucoup ; présentez- leségalement à la sœur Béatrix et à sa mère. Vous mecausez le plus vif plaisir quand vous me donnezdes nouvelles de cette dernière et de toutes lessœurs. [Dieu veuille pardonner à ces religieux quinous maltraitent tant] !

Il ne faut pas qu’à Séville, vous ajoutiez foi àtout ce que vous entendez au sujet de nosaffaires. Par ici, on nous donne de meilleuresespérances. Nous nous réjouissons un peu,194 Elle avait ôté sous-prieure à Paterna.

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quoique dans l’ombre, comme le dit la MèreIsabelle de Saint-François.

Outre les souffrances de mon bras, j’ai cellesdu cœur, qui ont été très pénibles pendantquelques jours. Envoyez-moi un peu d’eau defleur d’orange, mais veillez à ce que le flacon oùvous la mettrez ne se brise pas en chemin ; sans lacrainte que cela n’arrivât, je vous en auraisdemandé plus tôt. Quant à l’eau d’ange, elle étaitsi exquise, que j’ai eu scrupule de m’en servirpour [201] moi-même ; je l’ai donc donnée pourl’église, et elle a servi à relever la fête du glorieuxSaint Joseph.

Veuillez présenter tous mes respects au Prieurde Notre-Dame des Grottes ; vous ne sauriezcroire combien j’aime ce saint. Présentez-les aussiau Père Garcia Alvarez. [Mes amitiés à ma sœurGabrielle, (certainement, notre Mère a quelquemotif de l’appeler ma Gabrielle195)]. Je vousenvierais presque le bonheur de l’avoir avec vous,sans l’amour profond que nous nous portonsdans le Seigneur, et qui est, je le vois,merveilleusement entretenu entre vous et vosfilles. Mais à quoi songe donc la Mère Isabelle deSaint-François quand elle s’efforce de nous faire195 La sœur Isabelle de Saint-Paul ; qui sert de secrétaire à la Sainte pourcette dernière partie de la lettre a jugé à propos d’insérer cette petiteparenthèse. C’est la première novice de la Réforme ; la Sainte l’appelait unange. Cfr. Lettre CCV.Quant à la sœur Gabrielle, il en a été souvent question déjà ; la Sainte avaitune prédilection marquée pour cette religieuse qui lui avait servid’infirmière à Séville.

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comprendre cela ? Alors même qu’elle n’eût été àSéville que pour faire votre éloge et vous porterjusqu’aux nues, vous et vos filles, son voyage eûtété bien employé. D’ailleurs, partout où vousserez, ma Mère, vous serez louée par votre proprevertu. Béni soit Celui qui vous a donné tant dequalités et vous aide à vous en servir si bien !

Je me recommande aux prières de la MèreIsabelle de

Saint-François… mais je n’en puis plus…, àcelles de toutes les sœurs, et spécialement de lasœur Saint-Jérôme. Thérèse se recommande àcelles de Votre Révérence. Monsieur Laurent deCépéda se porte bien. Dieu veuille, ma Mère, quevous puissiez lire cette lettre ! Tout ce qui m’aservi à l’écrire est mauvais, et encore on mepresse à outrance : [quel joli travail cela va faire] ![202]

C’est aujourd’hui le vendredi de la Croix196.Ne m’envoyez qu’une petite quantité d’eau de

fleur d’orange ; il faut voir tout d’abord commentelle arrive.

De Votre Révérence,Thérèse de JÉSUS.

[Celle qui sert de secrétaire est la sœurIsabelle de Saint-Paul, l’humble servante de VotreRévérence et de toutes vos filles.

Je me rappelle, en ce moment, ma Mère, quej’ai entendu dire que vous aviez à Séville des

196 C’est ainsi qu’on désignait alors le vendredi saint.

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gravures très grandes et très belles dont Juliend’Avila faisait beaucoup l’éloge. Notre Mère meprie de vous demander un Saint- Paul. Veuillezdonc m’en envoyer un beau ; pardonnez-moicette liberté ; je vous le répète, il faut que cettegravure soit de telle sorte que j’aie plaisir à lavoir]. [203]

LETTRE CCVIII197. 1578. 15 AVRIL. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Conseils au sujet d’une élection. Nécessité d’avoir leRoi pour soutien, et de s’adresser au Général ou au Pape.Doña Jeanne et une de ses filles. Thérésita. Fourneaumodèle. Affaires diverses.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE PATERNITÉ, MON

PÈRE !Depuis le départ du Père prieur de Mancéra,

j’ai parlé au Maître Daza et au docteur Rueda decette question de la province. Je ne voudrais pasque Votre Paternité fit une chose blâmable auxyeux de qui que ce soit. J’en aurais plus de peine,malgré le bien qui en résulterait, que de tous lesévénements fâcheux qui pourraient nous arriver,sans qu’il y eût faute de notre part. Cette affaireparait difficile à l’un et à l’autre, si la commissionde Votre Paternité ne porte pas quelque clausespéciale pour pouvoir la réaliser. Tel est surtoutl’avis du docteur Rueda. Je partage sa manière de

197 Un fragment très curieux de cette lettre est traduit pour la première foisen français.

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voir, car je le sais entendu en tout ; il est trèsinstruit. Selon lui encore, il est très délicat deprocéder à une élection, parce que c’est là unpoint de juridiction. Et supposé que le Généralou le Pape ne donnent pas la permission, vous nepouvez pas faire cette élection ; le vote serait denulle valeur. Il n’en faudrait pas davantage auxmitigés, ajoute-t-il, pour recourir au [204] Pape, etcrier bien haut que les Carmes déchausséscherchent à se soustraire à l’obéissance ennommant des supérieurs, quand ils n’en ontaucun droit ; ce serait d’un effet très fâcheux.D’après lui, il y aurait, en outre, beaucoup plus dedifficultés à obtenir du Pape la confirmationd’une élection de cette sorte, que la permission deconstituer une province séparée. Le Papedonnerait volontiers cette permission sur unesimple lettre du Roi à l’ambassadeur ; il seraitmême très facile de l’obtenir. On n’aurait qu’àmontrer la façon dont les Carmes mitigés traitentles Carmes déchaussés. Le Roi lui-même semontrerait flatté de nous rendre ce service, le jouroù on le lui demanderait. Ce serait enfin un grandpoint pour la Réforme ; nous gagnerions enconsidération vis-à-vis de ces Pères, et ilsn’auraient plus l’espoir de nous anéantir.

Ne feriez-vous pas bien d’en parler au PèreMaître Chavès198, et de lui remettre une lettre demoi que je vous ai envoyée par le Père prieur ?198 Religieux dominicain, confesseur du Roi Philippe II.

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C’est un homme très sage. En usant de soninfluence auprès du Roi, il pourrait peut-êtreréussir. Et alors, nos Pères qu’on a désignes pouraller à Rome emporteraient avec eux les lettres duRoi. Malgré cela, ils ne devraient pas cependant sedispenser d’y aller, car, selon le docteur Rueda, lavoie la plus sûre et le moyen le plus simple, c’estde s’adresser directement au Pape ou au Général.Si le Père Padilla et nous tous, nous avions songéà poursuivre cette affaire auprès du Roi, elle seraitdéjà terminée, je vous l’assure. Votre Paternitépeut encore en parler soit à lui, soit àl’archevêque. Comme l’élection du Provincial,une fois faite, doit être confirmée, et que lui-même doit avoir la faveur du Roi, il est mieux des’en occuper dès maintenant. Cette démarchepeut, il est vrai, ne pas réussir ; du moins, nous[205] n’aurons pas la honte et l’humiliation quenous aurions, suppose que l’élection, une foisproclamée, ne pût être confirmée. Ce serait unevraie confusion pour nous d’avoir entrepris ce quidépassait nos pouvoirs, ou agi sans discernement,et Votre Paternité y perdrait beaucoup de crédit.

D’après le docteur Rueda, il serait moinsrépréhensible que l’élection fut présidée par levisiteur dominicain ou un autre que par les prélatseux-mêmes. Dans ces matières de juridiction,comme je l’ai dit, le point délicat et important,c’est que le chef soit nommé par une autoritélégitime. Quand je songe qu’on viendrait à vous

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blâmer avec quelque fondement, je perdscourage. Au contraire, viendrait-on à vouscritiquer sans motif, je me sentirais plus remplied’énergie. Je n’ai donc pas tardé un instant à vousécrire, afin que vous puissiez bien réfléchir à toutcela.

Savez-vous ce que j’ai pensé ? J’ai pensé quepeut-être, notre Père Général se sert contre nousde mes lettres, qui cependant étaient pleines dedéférence, et qu’il les a montrées aux cardinaux. Ilm’est venu à l’esprit de ne rien lui écrire, jusqu’àla conclusion de tous nos démêlés. Mais il seraitbon, à l’occasion, d’offrir quelque présent auNonce. Quand vous êtes à Madrid, mon Père, jevois que vous faites beaucoup de choses en unseul jour. Parlez donc aux uns et aux autres, alleztrouver les amis que vous avez jusque dans lepalais du Roi ; dites au Père Antoine de parler, deson côté, à la duchesse. On pourrait par ce moyenavancer grandement notre cause, et obtenir duRoi la réalisation de nos desseins ; car il désire lemaintien de la Réforme. Le Père Mariano, qui al’occasion de le voir, ne pourrait-il pas lui mettresous les yeux l’exposé de notre situation, lesupplier de nous donner sa faveur et luireprésenter depuis combien de temps ce petitsaint, le [206] Père Jean de la Croix, estprisonnier ? Enfin, le Roi écoute tout le monde.Je ne vois pas pourquoi nous n’irions pas, nous

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aussi, lui parler et lui adresser une supplique,surtout le Père Mariano.

Mais quelle parleuse je suis, et que de folies jevous débite ! Cependant, vous supportez tout demoi ! Je vous l’assure, ce qui m’anéantit, c’est queje n’ai pas la liberté d’exécuter par moi-même ceque je demande aux autres. Comme le Roi vaentreprendre maintenant un long voyage, jevoudrais que nous eussions quelque chose determiné. Que Dieu le réalise, comme Il le peut !

Nous attendons impatiemment ces dames.199

Les religieuses sont bien décidées à ne pas laisserpasser plus loin votre sœur sans lui donner l’habitici même. Vous ne sauriez croire jusqu’à quelpoint elles veulent vous être agréables. Je leurtiens grandement compte de leur intention ; ellessont déjà nombreuses, et un peu dans la gêne, etcependant, elles ne considèrent rien de tout cela, àcause du désir qu’elles ont d’avoir une de vossœurs. Et la petite Thérèse, donc ! que ne dit-ellepas 1 que ne fait- elle pas ! Moi-même, je seraistrès heureuse de la garder à Avila, parce que je nepourrai en jouir là où elle va ; et qui sait ? je ne làreverrai peut-être plus, car elle s’en va très loin.Néanmoins, c’est à moi de trancher cettequestion, et je dois m’opposer à ce qu’elle resteici. En effet,, elle est déjà reçue à Valladolid, oùd’ailleurs elle sera très bien ; ce serait un granddésagrément pour les religieuses de ce couvent,199 La mère du Père Gratien et sa sœur, qui devaient passer par Avila.

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et, en particulier, pour Casilde, de ne pas l’avoir.C’est Julienne200 qui restera, bien que je n’en diserien à nos sœurs. Je ne veux pas l’envoyer àSéville ; [207] cela me paraîtrait trop pénible pourMadame doña Jeanne201 ; et peut-être que cetteenfant elle-même en aurait de la peine quand elleserait plus âgée. Oh ! comme je désire, en outre,avoir votre autre sœur qui est au collège desDemoiselles.202 Elle ne comprend pas ce qu’il luifaut ; voilà pourquoi elle souffre ; elle serait bienplus tranquille ici que là où elle est.

Mon frère Laurent, qui vous porte cette lettre,se rend à la Cour, et de là, je crois, à Séville.[Veuillez trouver bon qu’il entre dans lemonastère de nos sœurs de Séville et voie unfourneau de cuisine que la Mère prieure a installé,et dont on raconte des merveilles. Car, sans cela,nous ne pourrions en installer un semblable àAvila. Si ce fourneau est tel qu’on le prétend, cesera un vrai trésor pour nos Pères et pour noustoutes. J’écris à la Mère prieure de laisser monfrère entrer pour qu’il l'examine. Mais, dans le casoù vous ne le trouveriez pas à propos, veuillezm’en aviser. Mon frère, d’ailleurs, doit resterplusieurs jours à Madrid. Ah ! que ne pouvez-vous voir tout ce qu’on nous écrit de cefourneau ! vous ne seriez plus étonné que nos

200 Autre sœur du Père Gratien.201 Doña Jeanne Dantisco, mère du Père Gratien.202 Collège fondé à Tolède par le cardinal Siliceo.

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sœurs d’Avila en désirent un de ce genre. Ellesassurent que cela vaudrait mieux que la petiteforge de Soto203 ; on ne saurait rien dire de plusfort].

La Mère prieure, je crois, vous écrit. Je nevous dis donc pas autre chose, si ce n’est que jeprie Dieu de garder Votre Paternité.

La prieure d’Albe est très mal. Ne manquezpas de prier Dieu pour elle. Malgré tout ce qu’onpeut lui reprocher, on perdra beaucoup en laperdant, car elle est très [208] obéissante ; etquand on l’est, au moindre avis on se corrige.Oh ! quelle souffrance éprouvent nos sœurs deMalagon de ne pas avoir leur Mère Briande204 ! Jeris bien en voyant qu’elles désirent son retour.

Doña Louise de la Cerda a perdu la plus jeunede ses filles. Je suis extrêmement touchée decompassion à la vue de tous les chagrins que Dieuenvoie à cette dame. Il ne lui reste plus que laveuve. Votre Paternité ferait bien, je crois, de luiécrire pour la consoler. Nous avons, d’ailleurs, degrandes obligations envers elle.

Veuillez examiner si votre sœur doit rester àAvila ; je ne veux point m’y opposer, dans le casoù vous le trouveriez mieux et où Madame doñaJeanne préférerait l’avoir plus près d’elle. Mais jecrains qu’ayant déjà résolu d’aller à Valladolid, ellen’ait quelque tentation, une fois entrée ici. Elle

203 Forgeron voisin du couvent de Saint-Joseph.204 La Mère Briande, prieure de Malagon, était encore à Tolède.

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entendra parler des choses de là-bas qui ne setrouvent point dans ce monastère, ne fût-ce quele jardin, qui est fertile, tandis que celui d’Avila esttrès aride.

Plaise à Dieu de vous garder, mon Père, et devous rendre aussi saint que je L’en supplie !Amen. Amen. Mon bras commence à aller mieux.

C’est aujourd’hui le 15 avril.L’indigne servante et fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS.Doña Yomar est près de nous ; elle va

beaucoup mieux et a un grand désir de voir VotrePaternité. Elle pleure son Père Jean de la Croix, ettoutes les sœurs le pleurent comme elle. C’est unechose pénible que celle-là. Au monastère del’Incarnation, on commence à reprendre le trainordinaire. [209]

LETTRE CCIX. 1578. 17 AVRIL. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Agissements des Pères mitigés, conseils. Voyage dedoña Jeanne. Élection des Prieurs.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE PATERNITÉ, MON

PÈRE !Oh ! comme vous avez mal fait de m’écrire

une lettre si courte, quand vous aviez un messagertel que Jean ! J’ai été très contente de le voir etd’apprendre par lui des détails tout particuliers surVotre Paternité. J’ai déjà répondu, dans la lettredont le prieur de Mancéra s’est chargé pour vous,

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à plusieurs des points sur lesquels vous me priezde vous écrire. Vraiment, vous m’avez mortifiéeen donnant tant d’importance à ma manière devoir. Je vous le répète, c’est ce que vous jugerez leplus à propos qui sera le meilleur.

Je suis devenue extrêmement craintive, depuisque je vois le démon tirer le mal de tout ce qui estbon ; je voudrais laisser passer l’heure de cesPères205 et ne fournir à aucun d’eux le moindreprétexte de parler et d’agir encore contre nous. Jevous l’ai dit d’autres fois, tout leur réussit. Je nesaurais donc m’étonner maintenant de ce qu’ilspourraient faire. Comme ils ont de leur côté lessupérieurs, ils ne s’imaginent pas aller contre lavolonté de Dieu. Quant au Roi, ils ne le redoutentguère, dès lors [210] qu’ils le voient se taire surtous leurs agissements. Si par hasard ils envenaient à quelque coup d’audace contre VotrePaternité, ce ne pourrait être en plus mauvaiseconjoncture pour nous. Sans parler de la peine etde l’affliction profonde où nous plongerait un telévénement, nous perdrions toute force et toutcourage. Plaise à Dieu de nous délivrer ! Oui, Ilnous délivrera, je le crois ; mais Il veut que nousnous aidions nous-mêmes. Voilà pourquoi, sansrevenir sur les autres choses dont j’ai déjà parlé àVotre Paternité, je me vois obligée, malgré ledésir que j’ai de vous voir, de vous prier de ne pasvenir par ici.205 Les Carmes mitigés.

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La prieure d’Albe206 est très mal. C’est làsurtout que votre présence serait nécessaire ; jevoudrais pour cela que vous fussiez plus à l’abride tout danger que vous ne pouvez l’êtremaintenant. Je désire, en outre, que vous ne vouséloigniez pas de là où vous êtes, jusqu’à ce que leschoses soient un peu plus assises et que cePeralta207 soit parti. Je vois ce qu’ont fait lesmitigés, dès qu’ils ont vu que le Roi appelait lePère Mariano. À la vérité, ils seront moinsaudacieux à Madrid qu’à Avila. D’un autre côté,c’est une chose fort pénible pour moi qu’on nepuisse donner la moindre satisfaction à unemère208, et quelle mère ! Je ne sais que vous dire, sice n’est qu’on ne peut plus vivre en ce monde.

Il serait peut-être mieux, me dites-vous, deprendre un autre chemin, car celui d’Avila est pluslong. Je réponds à cela que j’ai le plus vif désir devoir ces dames. Néanmoins, dans le cas où vousdevriez les accompagner, votre voyage serait plussecret par l’autre voie, puisqu’il ne s’y rencontrepoint de monastères de ces bons Pères mitigés.[211] Sans ce motif, ce serait vraiment pénibleque, pour un détour de huit lieues, vous ne nousaccordiez pas la faveur de venir par ici. Vous vousreposeriez quelques jours et nous procureriezcette joie de vous voir que toutes les sœurs

206 Jeanne du Saint-Esprit.207 Le P. Tostado, qui était alors à Madrid.208 La mère du P. Gratien.

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désirent tant. C’est, d’ailleurs, ce que mon frère,parti aujourd’hui pour Madrid, vous exposera dema part.

En troisième lieu, vous me marquez queMadame doña Jeanne se propose d’accompagnersa fille jusqu’à Valladolid. J’aurais beaucoup depeine de la voir entreprendre, en ce moment, unvoyage de quatre-vingts lieues, quand elle peuts’en dispenser, et que sa santé nous est siprécieuse. J’ai suivi cette route ; j’étais alorsentourée de soins et d’attentions par doña Mariede Mendoza, qui m’accompagnait, et cependant,la distance me parut très longue.

Sachez, mon Père, que je suis décidée à ne paslaisser votre mère aller plus loin qu’Avila. Envérité, ce n’est pas nécessaire, pourvu queMademoiselle doña Marie soit accompagnéed’une femme et de son frère. D’ailleurs, nossœurs de Valladolid ne s’en formaliseront pas. Etpuis, ce serait une grande faute pour votre mèrede s’exposer à tant de fatigues, quand elle a déjàvu sa fille. Mieux vaut qu’elle retarde son voyagejusqu’à la prise de voile. Avec la grâce de Dieu, lescirconstances offriront alors moins de danger, etvous pourrez l’accompagner plus facilement quemaintenant. Sa santé nous est tellement chère queje n’oserais pas me ranger à votre avis pour ceprojet. Au moins, je ne négligerai rien pourl’arrêter à Avila. Qu’elle vienne jusqu’ici, j’yconsens, car le temps est beau et la route n’est pas

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longue. J’ai pensé que, dans le cas où elle ferait laroute en voiture, il serait préférable qu’elle passâtpar Avila, car les ports sont, je crois, moinsdifficiles que par l’autre voie. [212]

Supposé que Madame doña Jeanne ne viennepas, et que Monsieur Thomas de Gratien soit seulà accompagner sa sœur, ne serait-il pas bon que lePère Antoine de Jésus partît avec eux, puisqu’ilest déjà rétabli ? Votre Paternité dira qu’il estégalement Carme déchaussé. Mais ses cheveuxblancs le mettent à l’abri de toutes les critiques ;et, pourvu que ce ne soit pas vous qui veniez,l’attention ne sera pas attirée sur les voyageurs.C’est sur vous, en effet, que tous les regards sontfixés à l’heure présente. Je serais, d’ailleurs, trèscontente de voir ce Père ressuscité. Voilà l’idéequi se présente maintenant. Si elle n’est pas àsuivre, regardez-la comme une rêverie. Pour moi,je ne sais rien plus que ce que j’ai dit.

Ce me serait une grande joie, je vous lerépète, de voir Madame doña Jeanne : mais, àmon avis, il est très délicat pour nous de luipermettre d’entreprendre ce voyage, et surtoutd’aller plus loin qu’Avila. Pourquoi Dieu m’a-t-ilfaite de la sorte ? Je suis toujours prête à sacrifiermon repos ! Pourtant, il y a un repos que je prie leSeigneur de m’accorder. Qu’il daigne donner àmon âme la grâce de le goûter à loisir près deVotre Paternité !

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Mon frère vous a porté la lettre où je vousdisais combien c’est chose difficile, aux yeux dudocteur Rueda et de Maître Daza, de procéder àl’élection des prieurs sans une permission du Papeou du Général, car c’est une affaire de juridiction.Comme je vous ai écrit longuement sur ce point,je me contente maintenant de vous supplier, pourl’amour de Notre-Seigneur, d’y réfléchirsérieusement. Ce n’est pas un petit travail pourvous que d’examiner toutes choses avec le plusgrand soin ; mais Dieu vous donnera un autretemps.

Maintenant, mon Père, nous devons supplierSa Majesté de vous garder. La prieure et la sous-prieure ont [213] remis à mon frère une lettrepour vous. Si vous aviez besoin que l'auditeurCovarruvias vous rendît quelque service, ilfaudrait en donner avis : il est très intime avecmon frère. Que le Seigneur soit avec VotrePaternité, qu'il vous garde longtemps à monaffection et vous fasse grandir en sainteté !

C’est aujourd’hui le 17 avril.L'indigne fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS.Sachez, mon Père, que je suis très en peine ;

je ne pensais pas que Madame doña Jeanne dûtvenir sitôt. Nous avons le chœur découvert ; il y atoute une troupe d’ouvriers qui travaillent, et lesgrilles sont enlevées. C’eût été cependant pourmoi une grande joie de la voir à la grille. Quelle

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vie que la nôtre ! On ne pouvait plus rester auchœur, tant on y avait froid l’hiver, et chaud l’été ;mais il sera très bien maintenant. N’accorderez-vous pas à Mademoiselle doña Marie lapermission d’entrer dans ce monastère ? Voyezcela. Je conviens que tout y est en désordre, maisce sera un motif pour elle de préférer la maison209

où elle va. [214]

LETTRE CCX. 1578. 17 AVRIL. AVILA.

À MADAME DOÑA JEANNE DANTISCO,MÈRE DU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Sur son prochain voyage à Avila.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec vous, et vous paie l’attention que vous avezeue de m’écrire et de m’annoncer la bonnenouvelle de votre arrivée ici, et de celle deMademoiselle doña Marie !

Je vous souhaite mille fois la bienvenue. Vousavez raison d’être contente. Je ne vois pas, eneffet, quelle faveur plus grande Dieu pouvait vousaccorder que d’appeler votre fille à un état où,tout en servant Sa Majesté, elle trouvera plus derepos qu’on ne saurait l’imaginer. J’espère dans leSeigneur que ce sera pour sa plus grande gloire.

D’un côté, je désirais vivement votre arrivée,car il y a longtemps que je ne trouve pas

209 Celle de Valladolid.

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beaucoup de joie en quoi que ce soit. Mais d’unautre côté, c’est une chose pénible pour moi devous voir entreprendre un tel voyage, quand vouspourriez vous en dispenser : je désire plus encorevotre santé que ma propre satisfaction. J’écris ànotre Père Visiteur sur ce point et sur son projetde venir avec vous, et je lui en montre lesinconvénients. Ce que Sa Paternité disposera serale mieux. Plaise au Seigneur de [215] nous tirer dece temps où nous devons craindre même ce quiest très bon, puisqu’il y a des yeux qui leregardent avec tant de passion !

La lettre que vous m’avez écrite, dites-vous,ne m’a pas été remise. Toutes les sœurs et laprieure vous présentent leurs respects, et désirentardemment votre venue ici et celle deMademoiselle doña Marie. Que le Seigneur dirigetout pour sa plus grande gloire ! Nos sœurs deValladolid se sont déjà occupées de trouver de laserge pour l’habit de votre fille. Je supplie SaMajesté de vous garder, vous et Monsieur lesecrétaire. Je présente mes respects à ce dernier, àtoutes ces daines et, en particulier, àMademoiselle doña Adrienne, bien qu’en réalité,elle me doive beaucoup de gratitude.

C’est aujourd’hui le 17 avril.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS.

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Mon Isabelle de Jésus210 m’a déjà écrit. Toutesles sœurs ne savent comment exprimer leurcontentement à son endroit, et elles ont raison.[216]

LETTRE CCXI. 1578. 26 AVRIL. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Charretier qui jure. Arrivée de doña Jeanne à Avila. Unange.

JÉSUSsoit avec Votre Paternité, mon Père, et monsupérieur, comme vous dites ! Cela m’a bien faitrire et m’a réjouie en même temps. Chaque foisque je me le rappelle, c’est une récréation pourmoi de voir avec quel ton sérieux vous merecommandez de ne pas juger mon supérieur. Omon Père ! que vous aviez peu besoin de jurer,même comme un saint, et à plus forte raisoncomme un charretier ! Voici une vérité dont jesuis très persuadée : quand Dieu accorde àquelqu’un ce zèle et ce désir du bien des âmesdont Il vous a enrichi, Il ne l’en prive pas à l’égardde ses propres sujets. Je n’en dis pas davantagesur ce point ; je vous rappelle seulement que vousm’avez donné toute permission pour vous jugeret pour penser de vous ce que je voudrais.

Madame doña Jeanne est arrivée hier soir, 25avril. Il était déjà tard ; c’était presque nuit. Elle se

210 Autre fille de Madame Dantisco qui était carmélite à Tolède.

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trouvait en bonne santé, grâce à Dieu. Ç’a été unevraie joie pour moi de jouir de sa compagnie.Chaque jour je l’aime davantage ; elle me paraîtmeilleure et plus sage.

J’ai été, en outre, très heureuse de voir notrenouvelle religieuse contente ; je ne puis vousdécrire sa joie. On eût [217] dit, quand elle estentrée, qu’elle avait passé toute sa vie parmi nous.J’espère de la bonté de Dieu que ce sera un grandsujet. Elle a un caractère parfait et de raresaptitudes. Je voudrais bien que Madame doñaJeanne n’allât plus loin qu’Avila. Votre Paternité acommuniqué à cet ange tant d’affection pourValladolid que nos prières ont été impuissantes àle retenir parmi nous. Que Dieu soit béni et qu’ildaigne garder Votre Paternité !

L’indigne fille de Votre Paternité !Thérèse de JÉSUS211.

LETTRE CCXII212. 1578. 26 AVRIL. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.Tristesse et habiletés de la petite Thérèse.

Doña Jeanne et la Sainte s’embrassent à la portedu monastère de Saint-Joseph.

Et Thérèse, que n’a-t-elle pas fait ? que n’a-t-elle pas dit ? Elle s’en est bien tirée, car elle est

211 Cette lettre se termine ici, comme il conste de l’autographe que nousavons eu sous les yeux.212 Ce fragment, qui est restitué à la collection, ne fait pas partie de la lettreprécédente, comme l’a pensé M. de la Fuente. C’est vraisemblablement unbillet qui l’accompagnait.

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avisée. Elle m’a assuré qu’elle ferait ce que jevoudrais ; mais on comprenait parfaitementqu’elle n’entrait pas dans nos vues. Je l’ai prise àpart et lui ai parlé longuement de notremonastère ; je lui ai raconté, en particulier,comment il s’était [218] établi miraculeusement.Elle m’a répondu qu’il ne lui importait pas plusd’être ici que là. Nous pensions avoir réussiquelque peu. Je voyais cependant qu'elle étaittriste. Enfin, elle s’en alla en cachette parler àMadame doña Jeanne et la pria de ne pasmanquer de l’emmener à Valladolid, mais sansrien laisser soupçonner de son désir.

Il nous a semblé absolument nécessaire, àMadame doña Jeanne et à moi, que votre sœur nerestât pas à Avila. Elle aurait pu avoir de la peinede quitter ce couvent, après y avoir pris l’habit,pour se rendre ensuite à Valladolid. Elle m’a ditclairement elle-même, qu’en effet, elle en seraitmécontente, et qu’elle ne voudrait pasabandonner le monastère où on l’aurait admise.Madame doña Jeanne partira demain, après dîner,avec sa fille. J’aurais bien désiré la garder, aumoins jusqu’à lundi. Mais je n’ai pas voulu insisterpour la retenir, tant votre sœur est impatiented’arriver. Elle loge chez mon frère, et Aranda lasoigne très bien. Que Dieu l’accompagne ! car jesuis encore très préoccupée de son voyage. Il estvrai qu’elle a fait le plus difficile de la route etqu’elle nous est arrivée en bonne santé. Le

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Seigneur veillera à ce que ce voyage ne lui causepas de mal. D’ailleurs, elle a un tempérament trèssain et très fort. Je l’aime tant que je l’aiembrassée à la porte du monastère, au momentoù Mademoiselle doña Marie entrait. Plaise àDieu de la ramener bien portante chez elle ! car sasanté nous est chère. [219]

LETTRE CCXIII213. 1578. 30 AVRIL. AVILA.

À ANNE DE SAINT-ALBERT, PRIEURE ÀCARAVACA.

Permission de faire la profession donnée àtrois novices.

En vertu du pouvoir que m’a donné le PèreVisiteur provincial, Maître Jérôme Gratien de laMère de Dieu, j’autorise la Mère prieure dumonastère de Saint-Joseph de Caravaca, Anne deSaint-Albert, à admettre à la profession les sœursFlorence des Anges, Agnès de Saint-Albert etFrançoise de la Mère de Dieu, et celles-ci àprononcer leurs vœux. Plaise au Seigneur de fairetourner cette profession à son honneur et à sagloire ! Qu’Il rende ces sœurs dignes d’être devraies filles de la Vierge, Notre- Dame et notrepatronne !

Fait à Saint-Joseph d’Avila, le 30 avril 1578.Thérèse de JÉSUS, carmélite. [220]

LETTRE CCXIV. 1578. 7 MAI. AVILA.

213 Cette lettre ou patente est traduite pour la première fois en français.

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AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Prise d’habit de doña Marie. Bon conseil du PèreSicilien. Bras cassé de la Sainte remis. Souffrances.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE PATERNITÉ, MON

BON PÈRE !J’ai appris avant-hier que Madame doña

Jeanne était arrivée en bonne santé à Valladolid,et que, la veille ou ce jour-là même de Saint Ange,on donnait l’habit à Mademoiselle doña Marie.Plaise à Dieu que ce soit pour sa gloire ! Qu’Ildaigne en faire une grande sainte ! La prieure deMédina m’écrit de son côté qu’elle le lui auraitdonné de bon cœur, si doña Marie l’eût voulu ;mais, à mon avis, ce n’est point là que cetteenfant désirait le prendre.

Gomme je l’ai écrit à Votre Paternité, nossœurs de Valladolid ont vivement regretté quevous ne soyez pas allé présider vous-même lacérémonie. Je leur ai dit qu’avec l’aide de Dieu,vous ne tarderiez pas à aller les voir. Et certes,votre présence y est bien nécessaire. Une fois lePère Tostado parti, vous n’aurez plus rien àcraindre.

J’écris au Père Mariano de vous amener, dansle cas où il viendrait avec le Père Sicilien ; carvotre présence est indispensable pour décidercertains points dont il me parle dans sa lettre. Sice que dit le Père Sicilien est exact, je vous assureque nous arriverons promptement par cette voieà arranger nos affaires avec notre Père Général.

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Tous [221] les autres moyens ne sont, à mes yeux,que retards sans fin. Cette première démarche neserait-elle pas couronnée de succès, nous aurionsencore du temps devant nous. Plaise au Seigneurde tout diriger !

Supposé que le Père Sicilien ne vienne pas, jevoudrais bien que Votre Paternité pût lui parler.À mon avis, il faut nous entendre pour tout ;cependant, les dispositions prises par VotrePaternité seront toujours les meilleures.

Comme je vous ai écrit une longue lettre, il ya peu de jours, je serai plus brève en ce moment.D’ailleurs, on m’a remis aujourd’hui des lettres deCaravaca auxquelles je dois répondre ; je vaisécrire également à Madrid.

O mon père, j’oubliais ! La femme dont onvous a parlé est venue remettre mon bras cassé.Mais si elle a eu de la peine à réussir, j’ai eu lasouffrance. La prieure de Médina a bien fait dem’envoyer cette femme. Comme il y avaitlongtemps que j’étais tombée, le poignet était déjàperdu. Aussi, l’opération a été difficile pour cettefemme et terriblement douloureuse pour moi.Cependant, je me réjouissais de pouvoir participerquelque peu à la Passion de Notre-Seigneur. Lebras me semble bien remis, malgré unesouffrance très vive que j’y ressens. Toutefois, jene saurais dire au juste s’il l’est complètement.Mais je remue facilement la main et je puis porterle bras jusqu’à la tête ; néanmoins, il faudra

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encore du temps pour qu’il soit tout à fait guéri.Croyez bien, mon Père, que dans le cas où cettefemme aurait tardé tant soit peu à venir, je restaisestropiée. À la vérité, je n’en aurais pas éprouvébeaucoup de peine, si telle avait été la volonté deDieu. Il y eut tant de personnes qui vinrenttrouver cette femme qu’elles ne pouvaientcontenir dans la maison de mon frère.

Je vous l’assure, mon Père, depuis votredépart d’Avila, [222] les épreuves de toutes sortesne m’ont pas été épargnées. Parfois, semble-t-il, lecorps est fatigué et l’âme quelque peu abattue,quand ces souffrances tombent les unes sur lesautres. Du moins, je crois que la volonté demeurebonne. Que Dieu soit toujours avec VotrePaternité ! Toutes vos filles de Saint-Joseph serecommandent à vos prières.

C’est aujourd’hui la veille de l’Ascension.Doña Yomar va mieux ; elle est ici qui

m’attend.L’indigne fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCXV214. 1578. 8 MAI. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, AfMADRID.

Le Père Antoine et les Carmélites de Malagon. Laprésidente de ce monastère.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE PATERNITÉ !

214 Cette lettre contient trois fragments traduits pour la première fois etplusieurs corrections.

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J’avais déjà écrit la lettre ci-jointe, quandaujourd’hui même, fête de l’Ascension, j’ai reçules vôtres par la voie de Tolède ; elles me causentune peine profonde.

Je vous assure, mon Père, que cette mesuredu Père Antoine est fort imprudente. Déchirezcette lettre aussitôt après en avoir prisconnaissance ; sans cela, vous verriez ce quiadviendrait, puisqu’il se plaint déjà tant de [223]moi. Ce Père me fatigue extrêmement ;cependant, je l’aime beaucoup, oui beaucoup, carc’est un saint ; mais je ne puis m’empêcher devoir que Dieu ne lui a pas donné le don degouverner. Et maintenant, ne voyez-vous pascomment il a cru à ces religieuses aveuglées par lapassion, et comment, sans prendre la moindreinformation, il ne songe qu’à faire et à défaire ?

Je sais bien que la présidente215 n’est pas apte àgouverner. Toutefois, ses fautes ne sont pas denature à jeter le déshonneur sur l’Ordre et nedépassent pas l’enceinte du monastère. J’avaisdéjà écrit aux sœurs que Votre Paternité irait lesvoir et arrangerait tout. Quant à leurs tentations,je leur ai dit d’en traiter avec le confesseur, et nonavec la présidente. Vouloir mettre à la tête de lamaison la sœur Isabelle de Jésus et lui donner lacharge de sous-prieure, c’est une folie insigne. Lesquelques jours qu’elle le fut, quand la MèreBriande était là, les mêmes sœurs n’en finissaient215 Anne de la Mère de Dieu.

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pas avec leurs contes et leurs plaisanteries à sonsujet. Elles ne l’auront jamais pour cet office.C’est une bonne religieuse, j’en conviens, maiselle est incapable de remplir cette charge. D’unautre côté, ce serait encore une folie d’enleverpour deux jours la direction de la maison à Annede la Mère de Dieu. Le Père Antoine, en effet, esttellement pressé qu’il veut sans retard emmener laMère Briande à Malagon. Pour moi, je n’yconsentirais qu’avec peine, car à moins de l’enretirer bientôt, s’il se présente une autrefondation, je craindrais beaucoup de la voir danscette maison tant qu’y restera celui qui y estprésentement.

Ce Père reproche encore à la présidente de nerien faire pour les Carmes déchaussés ; mais encela, après tout, elle se conforme au règlement deVotre Paternité. [224] On murmure contre tousles actes de son gouvernement ; je vous l’avoue, jene crois rien de ce qu’on dit ; certainement, ellene. voit pas d’un mauvais œil ce qu’on fait pourmoi. Je la connais, elle n’est nullement avare ; aucontraire, elle est très généreuse. Je le vois, ondoit peser toutes ses paroles les unes après lesautres. [Vous saurez d’ailleurs, mon Père, que laMère Briande m’a écrit de lui commander de nerien donner à aucun Carme déchaussé ; une autrereligieuse m’a conté qu’on avait plus dépensépour eux que pour toutes les malades de cetteannée, qui ont été très nombreuses]. Croyez-moi,

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mon Père, quand Sainte Claire elle-même iraitprendre la direction de ce monastère, on ytrouverait beaucoup de fautes, à cause de laprésence de celui qui est là, et de l’entêtement dessœurs.

On accuse en outre la présidente de ne pasbien soigner les malades. Or, c’est là une purecalomnie ; sa charité, en effet, est très grande. Etmoi, je me suis vue très à l’étroit avec laprécédente, je puis vous l’assurer. Mais tout celan’est rien, puisque la réputation n’en est pasatteinte, surtout dans un endroit où, comme àMalagon. il passe beaucoup de monde ; ce qu’ellesdisent de leur réputation, n’est qu’une pitié, et laprieure n’y a porté aucune atteinte par son départ,puisqu’elle n’est allée à Tolède que sur l’avis desmédecins, pour rétablir sa santé. Je ne saisvraiment ce que va décider Votre Paternité.

J’ai trouvé charmant que le Père Antoine leurdéfendit même de prononcer le nom de Briande ;il ne pouvait rien faire de mieux. Que VotrePaternité examine bien cela, je vous en suppliepar charité. Pour apporter un remède efficace àcette situation, il faudrait mettre là une prieurecomme Isabelle de Saint-Dominique et unebonne sous- prieure ; de plus, on devrait envoyerdans un autre [225] couvent quelques-unes de cesreligieuses. Votre Paternité pourrait écrirepromptement au Père Antoine, et lui dire de nerien changer jusqu’à ce que vous ayez tout

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examiné avec soin. De mon côté, je vais luimander qu’il ne peut rien réaliser tant que vous nelui aurez pas donné des ordres, et le désabuser surplusieurs points.

J’ai eu de la peine de l’état du monastère deces sœurs. Il est fâcheux que personne ne vienneà leur secours. Elles doivent, sans doute, avoircommencé quelque petite bâtisse. Mon désir estqu’on achève au moins deux pièces, qu’on élèveun mur de clôture, et que si, pour le moment, onne peut en faire davantage, on ne perde pas tout.Elles seraient mieux dans ces pièces le peu detemps qu’elles y demeureront que là où elles sont.Que Votre Paternité veuille bien leur écrire sur cepoint.

Je ne sais, mon Père, comment vous avezremis au Père Antoine votre pouvoir decommissaire pour Malagon, sans lui faire toutesvos recommandations. Je vous l’assure, cela merenverse. D’un autre côté* c’est, à mon avis, ungrand déshonneur pour le monastère qued’enlever sans aucun motif la religieuse qui legouverne. [Si je pouvais penser que ce Père N.216

se corrigerait, le mieux pour lui serait de retournercontinuer sa charge de prieur jusqu’à la lin. Maisj’ai perdu cet espoir. Cependant, le PèreBarthélemy de Jésus, le Père François de laConception et Monsieur Antoine Ruiz ont tant

216 La copie de la Bibliothèque nationale de Madrid ne porte pas le nom dece Père.

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insisté pour qu’il reste, que j’ai cru téméraired’aller contre leur avis]. Que Votre Paternitéveuille bien prendre des informations et déciderce que le Seigneur vous donnera de comprendre 1C’est ce qu’il y aura de mieux. Je ne manqueraipas de Le supplier de vous donner sa lumière.Mais il est absolument nécessaire de prévenirimmédiatement ce Père. Il faut aussi que le PèreAntoine ne martyrise plus cette sainte, car ellel’est, à coup sûr. Que Dieu soit toujours avecVotre Paternité !

L’indigne servante de Votre Paternité,Thérèse de JÉSUS.

La Mère Isabelle de Saint-Dominique n’auraitpas, je crois, de répugnance à aller à Malagon, etelle pourrait tout arranger. On enverrait alors àSégovie la Mère Briande ou la Mère Marie deSaint-Jérôme. Que Dieu daigne y mettre la main 1Le pays est, il est vrai, très chaud pour la santé dela Mère Isabelle de Saint-Dominique, mais lesreligieuses n’oseront pas se plaindre d’elle, cartoutes savent déjà l’estime dont elle jouit. J’aiouvert cette lettre pour effacer ce que je disais duPère Mariano, dans le cas où elle viendrait à seperdre. [Je suis très tentée contre lui]. [227]

LETTRE CCXVI. 1578. 14 MAI. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN.

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Désir de voir ce Père. Prise d’habit de Marie de Saint-Joseph. Cas de conscience. Prieure difficile. Projet defondation à Villeneuve de la Xara.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE PATERNITÉ 1J’avais déjà écrit la lettre ci-incluse et j’allais

vous l’envoyer, quand nos Pères Carmesdéchaussés sont arrivés et m’ont remis celles deVotre Paternité. Je vous l’assure, elles m’ontrendu la santé ; depuis hier soir que j’ai reçu cellesde Malagon, mon rhume de cerveau avait encoreaugmenté, tant je me suis fatiguée à lire et à écrire.Vos lettres m’ayant fait le plus grand plaisir,m’ont procuré beaucoup de soulagement. Dieusoit béni de ce qu’il donne de la santé à VotrePaternité, afin que vous puissiez accomplir tantde travaux pour sa gloire et contribuer à lasanctification d’un grand nombre d’âmes ! C’estpour moi une consolation des plus vives.

Malgré cela, je voudrais bien vous voir par ici.Gomme il n’a pas plu dans cette région où vousêtes, le pays ne peut manquer d’être très malsain.Je ne sais, non plus, pourquoi vous aimez mieux yrester que de venir de notre côté. Sans doute, leSeigneur, qui prévoit les événements, devaitattendre cette heure pour vous rendre utile à cesâmes ; votre ministère a dû nécessairement porterdes fruits précieux. [228]

J’ai oublié de vous dire dans la lettre ci-jointecombien je suis contrariée que le Père Ferdinand

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Médina ait donné l’habit à notre religieuse217. Je nesais quelle envie a cette petite prieure218 de faireplaisir aux Pères mitigés. Par la lettre du PèreAnge219 que je vous transmets, vous verrez qu’ilssavaient déjà que vous deviez accompagner votresœur. Voilà pourquoi je suis contente que vousn’y soyez point allé. Maintenant, vous pourrieztrès bien venir ; j’ai déjà écrit à Ardapilla220 pour leprier de vous y engager ; je lui dis même quelquesfolies à ce sujet. Enfin, ne le voudriez-vous pas, ilfaudra venir ; c'est absolument nécessaire.

J’ai pensé combien ma fille Marie de Saint-Joseph221 serait apte à me soulager : sa belleécriture, ses talents, sa gaieté, tout en elle est denature à me donner quelque repos. Dieu daignerame l’accorder aussitôt après sa profession,quoique les jeunes ne se trouvent pas très bien dela société des vieilles ; je suis même étonnée devoir que Votre Paternité ne se lasse jamais demoi. Dieu le veut sans doute de la sorte, afin dem’aider à supporter cette vie où j’ai si peu desanté, et où ma seule joie est de vous voir sipatient à mon égard. Je crois même que celui quiest comme vous favorisé des grâces de Dieu etl’aime de tout son cœur ne saurait manquer de217 Doña Marie, sœur du Père Gratien, qui venait d’entrer au monastère deValladolid.218 Marie-Baptiste, nièce de la Sainte.219 Ange de Salasar, carme mitigé.220 Jean de Padilla.221 Sœur du Père Gratien qui venait de prendre l’habit à Valladolid.

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trouver du bonheur dans la compagnie d’une âmequi veut travailler à sa gloire.

Je serais très contrariée qu’Ardapilla me vintencore [229] avec son même refrain au sujet del’Incarnation222. Je vous ai prié de me dire s’il peut,en vertu de ses pouvoirs, m’imposer cette charge,et vous ne me répondez point. Mais, sachez-le, jene négligerai rien pour refuser. Ce serait, en effet,une folie d’accepter, tant qu’on n’y remettra pasles confesseurs précédents223, et même tant qu’onn’aura pas soustrait le monastère à l’obéissancedes Pères mitigés. Toutefois, dans le cas où ilm’obligerait sous peine de péché, vous devinezquelles seront mes angoisses. Par charité, dites-moi clairement ce que je dois faire et ce que jepuis faire. Ce ne sont pas des choses auxquellesvous deviez me répondre d’une façon si obscure.

Veuillez me recommander toujoursinstamment à Dieu. Je me sens déjà vieille etfatiguée, mais non quant aux désirs. J’exprimeraitous vos compliments aux sœurs. Je voudraisvous voir venir ici avec le prieur de Mancéra224. Jevous l’assure, vous perdrez vraisemblablementvotre temps si vous restez encore là-bas. Ce n’estdéjà plus l’époque des prédications.

222 Le licencié Jean de Padilla voulait obliger la Sainte à accepter la chargede prieure dans ce monastère.223 Saint Jean de la Croix et le Père Germain.224 Le Père Jean de Jésus Roca.

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Quel tapage me font ces autres religieusesavec leurs cent réaux ! Voyez, n’ai-je pas raison dedire qu’il est nécessaire d’agir en tout avec la plusgrande prudence dans les visites ? Il viendra aprèsvous un autre supérieur, et il est très important dene fournir aucune occasion de se plaindre. J’ai ététrès fâchée, car cette sœur pouvait fort bien vousfaire don de l’argent qu’elle vous a prêté ; c’estelle, en effet, qui dirige tout : elle ne se serait pastant appauvrie pour cela. Avec le Père Antoine,l’affaire est sans [230] importance. Mais s’il vient àme blâmer afin de pouvoir toucher tant soit peu àmon Paul,225 je ne puis le souffrir ; quant à ce qu’ilpeut dire contre moi seule, peu m’importe.

Plaise à Dieu de vous garder, mon Père ! Ilm’accorde une grande grâce en voulant que,malgré tous vos travaux, vous preniez encore del’embonpoint, comme me l’annoncent ces Pères.Qu’Il soit béni à jamais ! Doña Yomar sera trèscontente de recevoir votre lettre. Sa santé estbonne.

C’est aujourd’hui le 14 mai, et moi, je suis lavéritable fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS.Heureusement pour moi, tout ce que je viens

de vous dire ne me causera pas autant de mal quece que j’ai écrit à Malagon ; au contraire. Quant àla fondation de Ville- neuve, elle ne convientnullement, si les religieux Franciscains ont fait

225 Le P. Gratien.

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opposition au projet. Cet endroit est bon poureux ; ils sauront enseigner aux religieuses àmendier. Votre Paternité a raison de dire que cespetits endroits sont chose terrible pour nous. Unefondation à Madrid nous conviendrait, aucontraire, très bien. Tout est même parfaitementdisposé pour la commencer immédiatement, dèsque nous le pourrons. C’est là un pointimportant, croyez-le, comme aussi d’envoyerquelque présent à Roch de Huerta. [231]

LETTRE CCXVII. 1578. 22 MAI. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN.

Cas d’Esperanza. Le Père Mariano et la fontaine desPères Jésuites d’Avila. Saint Jean de la Croix en prison.Difficultés de la Réforme. Collège des Carmes déchaussés àSalamanque. Prudence pour ne point surcharger les sœurs.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE PATERNITÉ !Comme le Père qui vous porte cette lettre

n'est que de passage, je ne pourrai pas vous écrirelonguement. Je regrette bien qu’on ne m’ait pasprévenue hier soir de son départ.

Ma santé est meilleure, et mon bras va mieux.Quant au chat226 avec lequel vous avez eu uneentrevue, je suis étonnée qu’il ait si mal parléd'Esperanza'227. Que Dieu lui pardonne ! Supposé,

226 Le manuscrit de la Bibliothèque nationale de Madrid a corrigé lesanciennes éditions qui mettaient Cato ou Caton pour gato. Cfr. L. CCII, p.[185].227 Il est clair qu’Esperanza signifie ici, non pas la Sainte, comme on lapensé à tort, mais le Père Gaspar de salasar, de la Compagnie de Jésus, qui,

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en effet, qu’Esperanza eût autant de méchancetéqu’on le dit, on ne se serait pas tant remué pour legarder. Je suis très contente que vous n’ayez pasenvoyé ma lettre à Séville228 ; il vaut mieux que jeme conduise [232] humblement avec ces Pères,car, en vérité, ils ont beaucoup travaillé pournous, et un grand nombre d’entre eux nousfavorisent encore. Pour moi, ce Père me paraîtmanquer de prudence dans les choses que j'aivues. Il sera donc bon que vous ne perdiez pas detemps avec lui.

On m’écrit, en outre, de Tolède qu’ils seplaignent beaucoup de moi. Et cependant, je doisle dire, j’ai fait tout ce que j’ai pu et même plusque je ne devais. Le seul motif qu’ils aient de seplaindre de Votre Paternité et de moi, c'est,j’imagine, que nous ayons pris tant de précautionspour ne point leur déplaire. Supposé qu’ilsn’eussent eu en vue que Dieu, et qu’ils n’eussentagi que pour sa gloire, comme un projet si louablele réclamait, ils seraient déjà dans la paix et pluscontents : le Seigneur lui- même aurait toutarrangé ; voilà mon avis. Mais quand on se laisseguider par le respect humain, on n’obtient jamaisle but qu’on s’était proposé, au contraire ; et c’estce que nous constatons maintenant. Eh quoi 1 ceque l’on voulait était-ce donc une hérésie, commeje l’ai dit à ces Pères ! Mais ils éprouvent de la

on l’a vu déjà, voulait se faire Carme ; sans cela, le texte n’a aucun sens.228 Cfr. L. CCI, p. [183].

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peine que cela se soit ébruité. Certainement, monPère, nous avons tous agi, eux et nous, avec desvues bien terrestres. Malgré tout, je suis contenteque cela ait eu lieu. Toutefois, je voudrais queNotre-Seigneur le fût de son côté.

J’ai déjà indiqué à Votre Paternité combien lesPères de la Compagnie de Jésus d’ici insistentpour que le Père Mariano vienne voir leurfontaine. Depuis longtemps ils le réclament. Pourlui, il leur a répondu ces jours derniers qu’ilpasserait dans le courant du mois. Mais je voussupplie de lui écrire pour qu’il n’y manque àaucun prix. N’oubliez pas de le lui dire.

Je suis étonnée de ce charme sous lequel ontient le [233] Père Jean de la Croix229, et du retardapporté à nos affaires. Que Dieu daigne yremédier ! On m’écrit de Tolède que le PèreTostado est déjà parti ; je n’en crois rien. Il auraitdésigné, ajoute-t-on, le Père Ange230 pour leremplacer. Je ne sais que penser en ne vousvoyant point venir à Avila. Mais que dis-je ? vousavez raison. Cependant, le temps se passe, et nousn’envoyons personne à Rome. Nous sommestous perdus avec ces espérances qui vont durermille ans. Je ne comprends pas cela ; je ne sais,non plus, pourquoi le Père Nicolas n’irait pas àRome. Son voyage n’empêcherait pas celui des

229 La Sainte ignorait, comme tout le monde d’ailleurs, ce que les Carmesmitigés en avaient fait.230 Le Père Ange de Salasar, provincial des Carmes mitigés.

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autres. Je le sais déjà, Votre Paternité a plus desollicitude que personne pour nous tous ; mais iln’y a aucun inconvénient à user d’un bon procédéà l’égard du Père Général ; et c’est maintenant lemoment favorable. Si nous ne suivons pas ceplan, toute notre œuvre ne sera pas de longuedurée. Les démarches ne sont pas mauvaisesparce qu’elles sont nombreuses.

C’est une très bonne idée de donner le nomde Saint-Joseph à ce collège231. Que Dieu enrécompense Votre Paternité, qu’il vousrécompense, en outre, de ce que vous faites pourla réussite de cette fondation ! Ce serait trèsheureux pour l’Ordre qu’elle pût aboutir.

J’approuve ce que vous me dites de l’affairede Tolède. La sœur est, en effet, très arrêtée dansses idées, et la Prieure se montre vraiment simple,quand elle annonce que si Votre Paternité le veut,on peut plaider, parce qu’il s’agit d’un bien de lamaison et d’une somme importante. [234]

Doña Yomar a été, comme moi, contente devotre lettre, et je ne m'en étonne pas.

Ce Père dont vous me parlez est sensible à ladifférence que les sœurs de Guadalaxara fontentre lui et Paul. La différence, en effet, est trèsgrande entre leurs personnes ; ce Père se laissedominer par sa nature. Je voudrais que VotrePaternité sut, de son côté, se dominer pour lui

231 Maison d’études dont le Père Gratien sollicitait la fondation àSalamanque.

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montrer de la bonté ; il a, je crois, un peu devivacité dans ses paroles ; c'est un grand art desupporter chaque âme, et de s’accommoder à safaiblesse. Plaise à Dieu de nous donner sa force !Nous en avons besoin pour Le contenter. Amen.

Je ne sais comment je dois répondre à VotrePaternité au sujet de l’affaire de ces religieuses232.Quatre cents ducats pour vingt ! Mais je n’enaccepterais même pas six cents ! Nous devonsattendre ce que décidera doña Marie deMendoza ; elle ne manquera pas de tout arrangerpour le mieux. C’est toujours une grande peinepour moi de m’occuper de cette question derevenus.

La Mère Antoinette233 nous a raconté ici tantde choses des ordonnances portées par ce PèreN…234 que nous en avons été toutes scandalisées.Je lui ai écrit à lui-même pour lui demander ce quien était. Croyez-moi, mon Père, ces maisons vontbien, et il n’est pas nécessaire de charger encoreles sœurs de nouvelles cérémonies. La moindrechose qu’on ajoute leur est un fardeau. N’oubliezpoint cela par charité. Pressez toujours lesreligieuses de garder les Constitutions ; mais nedemandez rien de plus. Elles [235] ferontbeaucoup si elles les gardent fidèlement. Dans les232 Les religieuses de Valladolid.233 La Mère Antoinette du Saint-Esprit, une des quatre premièresCarmélites de la Réforme, était retournée de Valladolid à Avila depuis peude jours.234 Il s’agit vraisemblablement du Père Antoine.

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choses qui concernent les religieuses, VotrePaternité peut s’en rapporter à moi ; par ce qui sepasse ici, je vois ce qui se passe là-bas. La pluspetite œuvre de surérogation qu’on leurcommande devient un fardeau très lourd pourelles ; et moi la première, je le trouverais pénible,à moins que Votre Paternité ne l’imposât au nommême de Dieu. Qu’Il daigne vous conserver delongues années !

C’est aujourd’hui le 22 mai.L’indigne servante et fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCXVIII. 1578. VERS LE MOIS DE JUIN. AVILA.

AU PÈRE GONZALO DAVIIA, DE LACOMPAGNIE DE JÉSUS.

Plaintes gracieuses. Conseils.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS !Depuis longtemps, je n’avais pas été mortifiée

comme je le suis aujourd’hui par votre lettre, carje ne suis pas humble au point de vouloir passerpour si orgueilleuse, et vous ne devriez paschercher à montrer votre humilité si fort à mesdépens. Je n’ai jamais pensé à déchirer plusvolontiers une lettre que celle-là. Vous savez bienmortifier, je vous l’assure, et, en même temps, medonner à entendre ce que je suis, puisqu’il voussemble que je crois pouvoir de moi-mêmeenseigner les autres. Que Dieu m’en préserve ! Je

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ne voudrais même pas en avoir la [236] pensée.Mais je le vois, la faute en est à moi. Je ne saiscependant si je ne dois pas accuser surtout ledésir que j’ai de vous voir bien portant ; c’estpeut-être, je vous le répète, ce petit faible qui mepousse à dire tant de folies, ou encore monamour pour vous qui me porte à exprimer mespensées avec tant de liberté, sans pesersuffisamment toutes mes paroles. Même aprèsmon entretien avec vous, j’ai eu quelquesscrupules sur plusieurs points. Et s’il ne me restaitcelui d'être désobéissante, je ne répondrais pas àce que vous me demandez, tant j’y ai derépugnance. Que Dieu veuille l’agréer ! Amen.

Un de mes grands défauts est de juger lesautres par moi-même dans ces choses d’oraison.Vous ne devez donc pas tenir compte de ce queje pourrais vous en dire. Dieu vous donnera detout autres lumières qu’à une pauvre petitefemme comme moi. Quand je considère la grâceque Notre-Seigneur m’a accordée de me tenir-d’une façon si actuelle en sa présence, et que,malgré cela, je suis chargée d’une foule de chosesqui doivent passer par mes mains, je trouve qu’iln’y a ni persécutions, ni épreuves qui metroublent autant que ces affaires. Lorsqu’il s’agitd’une chose dont je puis me délivrerpromptement, il m’est arrivé et il m’arrive trèssouvent d’aller me coucher à une ou deux heuresaprès minuit, et même plus tard pour ne laisser

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ensuite à l’âme d’autre sollicitude que celle des’occuper de l’objet divin qui lui est présent. Gelaa nui beaucoup à ma santé, et je crains que ce nesoit une tentation ; mais mon âme, ce me semble,devient plus libre.

Je suis comme quelqu’un qui est occupé d’uneaffaire très importante et très nécessaire ; ilexpédie rapidement toutes les autres pour qu’ellesne le troublent pas dans ce qui lui semble plusurgent. Ainsi, je me [237] réjouis, quand je puisme décharger de quelque chose sur les sœurs,bien que, sous un certain rapport, il serait mieuxde m’en occuper moi-même. Toutefois, commej’agis de la sorte dans un autre but, la divineMajesté daigne y suppléer ; plus je m’éloigne desaffaires, plus il y a de profit pour mon à me. Jevois cela très clairement, et cependant je me laissetrès souvent entrainer, mais je ne tarde pas àconstater le préjudice qui en résulte ; je pourraisapporter toujours plus de diligence sur ce point,je le vois, et je m’en trouverais beaucoup mieux.

Cela, évidemment, ne s’entend pas des chosesimportantes, dont on ne peut se dispenser ; maislà encore, je dois me tromper vraisemblablement ;et vos occupations, sans doute, sont de cettesorte. Il serait donc mal, selon moi, d’en confier lesoin à d’autres ; comme je vous vois souffrant, jevoudrais que vous eussiez moins de travail. À lavérité, je ne puis m’empêcher de louer Dieuquand je sais avec quelle ardeur vous vous

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occupez.de tout ce qui concerne votre maison, etje ne suis pas assez aveugle pour méconnaître lagrâce que Sa Majesté vous accorde en vousdonnant ce talent, et le mérite que vous avez àvous en servir comme vous le faites. Cela excitemême beaucoup mon envie ; je voudrais avoir unsupérieur tel que vous. Mais puisque le Seigneur avoulu que vous le fussiez de mon âme, jesouhaiterais que vous prissiez autant de soin d’elleque de votre fontaine. Je vous trouve plaisant,avec cette fontaine ! Toutefois, vous ne devezregretter aucun sacrifice pour vous la procurer,tant c’est chose nécessaire dans un monastère.

Il ne me reste plus rien à vous dire. Je vousparle comme à Dieu lui-même, en toute sincérité.Selon moi, le supérieur qui ne néglige rien pourbien remplir sa charge est tellement agréable àDieu qu’il reçoit de Lui en peu de [238] temps cequ’il n’aurait obtenu qu’après de longs efforts. Jele sais par expérience, non moins que les chosesque je viens de vous dire. Mais comme vous êtestoujours extrêmement occupé, l’idée m’est venuede vous parler comme je l’ai fait. Plus je réfléchis,et plus je vois, je vous le répète, que votre casn’est pas le même que le mien.

Je vais me corriger, et je ne vouscommuniquerai plus mes premiers sentiments,puisque cela me coûte si cher. Dès que je vousverrai bien portant, ma tentation disparaîtra. Que

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le Seigneur m’accorde cette grâce, puisqu’il lepeut ! c’est tout mon désir.

Votre servante,Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCXIX235. 1578. 4 JUIN. AVILA.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Remercîments pour un envoi de provisions. Affectionpour Marie de Saint-Joseph. Fourneau de cuisine. Conseilsdans une épreuve. Reconnaissance de Thérésita ; sescommunions. Divers sermonnaires.

JÉSUS !Que le Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence, ma fille !J’ai reçu cette semaine deux lettres de vous,

l’une par la voie de Madrid, l’autre par le muletierd’Avila. Vous tardez tant à m’écrire que vous merendez de mauvaise [239] humeur. Tout ce quevous m’avez expédié m’est parfaitement arrivé, etse trouvait en bon état. J’en dis autant de l’eau defleur d’orange ; elle est excellente. Mais pour lemoment, il n’en faut pas davantage : cela suffît.

[J’ai trouvé charmants les petits pots que vousm’envoyez : il y en a assez]. Gomme je suismieux, je n’ai pas besoin de tant de chosesdélicates ; il faut que je commence enfin àpratiquer la mortification. Mon bras va mieux,

235 Cette lettre contient cinq fragments traduits pour la première fois enfrançais.

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mais je ne puis encore m’en aider pour m’habiller.C’est, dit-on, sous peu, avec les grandes chaleursqu’il se guérira tout à fait. [La caisse était bienarrangée, comme tout le reste. N’allez pas vousimaginer que je mange toutes ces confitures ; à lavérité, je ne les aime pas. Quant à l’habitude quej’ai de donner, je ne la perdrai jamais de la vie.Comme les épreuves ne nous manquent point, etque tout le monde n’a pas une charité aussiempressée à nous faire du bien que mon Pèreprieur de Notre-Dame des Grottes et le PèreGarcia Alvarez, il nous faut de tout.

Vous avez expliqué à mon frère la dispositionde votre fourneau avec tant de clarté, qu’il lui seraimpossible, je crois, de se tromper. On a déjàcommencé l’installation. Toutes les sœurs ont étéravies de votre habileté, et vous expriment,comme moi d’ailleurs, leur gratitude la plus vive.L’amour que vous me portez se manifeste,puisque vous cherchez à me contenter en tout. Jesuis assurée de votre affection pour moi ;cependant, vous m’en devez encore davantage, jevous assure, car je suis étonnée moi- môme duprofond amour que je vous porte. Et personne,croyez-le bien, ne vous surpasse en cela. Toutesles sœurs, en effet, 11e me conviennent pascomme vous. Il est fâcheux que je ne puisse enprofiter que si peu, tant ma misère est extrême ;j’ai cependant le plus grand soin de vousrecommander à Dieu]. [240]

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Je suis peinée de ce mal de cœur dont vousme parlez ; c’est très douloureux. Je ne m’étonnepas de vos souffrances ; vous êtes passée par deterribles épreuves et vous avez été bien seule pourles supporter. Sans doute, le Seigneur dans sabonté vous a donné assez de vertu et de couragepour en triompher, mais la nature ne laisse pas deles sentir. Une chose qui doit vous réjouir, c’estque votre âme est beaucoup plus avancée dans laperfection ; je ne vous dis pas cela pour vousdonner une vaine consolation, mais parce que jele comprends de la sorte. Un tel progrès nes’accomplit point, ma fille, sans qu’il en coûtebeaucoup.

L’épreuve par laquelle vous passez toutes ence moment me cause une vive peine, car c’est unsujet de troubles profonds pour laCommunauté236. C’est déjà beaucoup qu’il y ait unpeu de mieux. J’espère de la bonté de Notre-Seigneur que cette sœur guérira ; il y a un grandnombre de personnes qui ont eu de ces attaques,et qui en ont été parfaitement délivrées ; c’est trèsheureux que cette malade se laisse soigner ; oui,Dieu la guérira. Peut-être même a-t-il voulu vousdonner cette croix pour quelque temps, afin d’entirer un grand bien, comme je L’en supplie.

Apportez votre attention à ce que je vais vousdire maintenant. Ne voyez vous-même cette sœurque le moins possible. Ce serait très dangereux236 L'une des sœurs du monastère de Séville venait de perdre la raison.

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pour vous, à cause de votre mal de cœur quipourrait s’aggraver. Sachez que c’est un ordre queje vous donne. Vous choisirez deux sœurs parmicelles qui ont le plus de courage, et elles aurontsoin de la malade. Quant aux autres sœurs, il n’y apas de raison pour elles de la voir, à moins que cene soit très rarement. Qu’elles ne laissent paspour cela [241] d’être dans la paix, qu’elles nes’affligent pas plus de cette malade que d’uneautre ; et même doit-on avoir moins decompassion pour elle : les personnes qui sont encet état ne sentent pas, en effet, leurs souffrancescomme celles qui sont affligées par des infirmitésd’une nature différente.

Ces jours derniers, nous lisions que dans unmonastère de notre Ordre où était SainteEuphrasie, il y avait une sœur affligée de la mêmemaladie que celle de Séville ; elle n’obéissait qu’àla Sainte, qui a fini par la guérir. Qui sait ? il y enaura peut-être une parmi vous que cette sœurredoutera. Supposé que dans nos maisons, nousn’eussions pas d’épreuves du coté de la santé, ceserait le ciel sur la terre, et nous n’aurions aucuneoccasion de mériter. Peut-être encore cette sœurne pousserait-elle plus autant de cris, si on lafrappait ; cela, d’ailleurs, ne pourrait lui nuire.Vous avez raison de la tenir en lieu sur. J’ai penséque son mal venait d’un excès de sang ; elleéprouverait alors, ce me semble, des douleurs auxépaules. Plaise à Dieu d’y apporter un remède !

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Sachez que ces épreuves, toutes sensiblesqu’elles paraissent, ne sont rien en comparaisonde la peine que me causerait la vue d’uneimperfection ou d’une inquiétude dans vos âmes.Or, précisément, il n’y a rien de tel. Voilàpourquoi ces souffrances de la maladie auxquellesle corps est sujet ne m’affligent pas beaucoup.Vous le savez déjà, pour jouir du Crucifié, il fautporter la Croix. Et la Croix, il n’est pas nécessairede la Lui demander, bien que mon Père Grégoireprétende le contraire. Ceux que Dieu aime, 11 lestraite comme II a traité son Fils.

J’ai écrit l’autre jour à mon prieur de Notre-Dame des Grottes237. Présentez-lui encore tousmes respects. Veuillez [242] lire la lettre ci-incluseque j’envoie au Père Garcia Alvarez, et donnez-la-lui, dans le cas où vous le jugeriez à propos. Je neleur écris pas plus souvent à l’un et à l’autre, àcause de ma tête, où j’entends toujours un grandbruit, et dont je souffre, bien que je sois un peumieux ; cependant, je les aime beaucoup. Veuillezdonc ne jamais manquer de me rappeler à leursouvenir.

J’ai été très contente que notre Père aitcommandé de manger de la viande aux deuxsœurs qui sont si élevées dans l’oraison. Sachez-le,ma fille, elles m’ont donné de la peine. Quen’étaient-elles auprès de moi ? Elles n’auraient paseu tant de troubles, ni tant de visions237 Prieur de la Chartreuse de Séville.

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extraordinaires. Le grand nombre seul de cesvisions est un motif pour moi de les suspecter ;cependant, alors même que quelques- unes setrouveraient véritables, il serait toujours plus sûrd’en faire peu de cas. Votre Révérence et notrePère doivent donc se garder d’y attacherbeaucoup d’importance ; méprisez-les plutôt ; onne perd rien par là, alors même que toutesseraient vraies. Quand je prétends qu’il faut lesmépriser, je voudrais qu’on dise à ces sœurs queDieu, sans doute, conduit les aines par diverschemins, les unes d’une manière, les autres d’uneautre, mais que la voie où elles marchent n’est pascelle de la plus grande sainteté ; et c’est la vérité.

J’ai été toute heureuse d’apprendre ce que ditle Père Acosta238, et quelle haute opinion il a del’une de ces sœurs. Je désire qu’elle ne lui parlepas beaucoup de ses révélations, car le jour oùquelqu’une viendrait à ne pas se vérifier, il nemanquerait pas de perdre cette bonne opinion ;c’est ce qui m’est arrivé quand j’étais près d’elle.Je ne dis pas cependant que je l’en estimaismoins ; ces états extraordinaires ont souvent Dieupour auteur, [243] mais ils peuvent aussi n’êtrequ’un produit de l’imagination. J’ai oubliel’époque à laquelle doit se réaliser ce que l’autresœur m’a prédit. Veuillez m’aviser de ce qu’il yaura de vrai ou de faux. Par ce courrier, voslettres arrivent fidèlement. Il me vient maintenant238 Saint religieux de la Compagnie de Jésus, à Séville.

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à la pensée qu’il vaut mieux ne pas répondre à M.Garcia Alvarez ; j’attendrai que vous me disiez s’ila quelque connaissance de ce qui se passe ; jedonnerai alors une réponse à-propos. Vouspouvez cependant lui présenter tous mescompliments. Assurez-le en même temps que salettre m’a procuré une vive joie, et que j’yrépondrai.

Quant à ces deux postulantes qui veulententrer, veillez bien à ce que vous faites. C’estbeaucoup que le Père Nicolas en soit content.Notre Père ira, Dieu aidant, à Séville au mois deseptembre, et peut-être avant. On lui a déjàdonné ordre de s’y rendre, comme vous le saurezsans doute ; vous vous conformerez à ce qu’ilvous dira. [C’est un grand souci pour moi de levoir au milieu de ces gens]. Nous avons grandbesoin du secours de la prière à l’heure présente.[Toutes les sœurs vous supplient de lesrecommander instamment à Dieu].

Mais Thérèse ! comme elle sautait quand ellea reçu votre envoi ! C’est extraordinaire quel’amour qu’elle vous porte. Je crois qu’ellequitterait volontiers son père pour s’en aller vivreavec vous. Au fur et à mesure qu’elle grandit, ellemontre plus de vertu et de sagesse. Elle est déjàadmise à faire la communion, et ce n’est pas avecpeu de dévotion qu’elle la reçoit.

Ma tête commence à se fatiguer ; je mecontente donc de vous dire que je supplie le

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Seigneur de vous garder à mon affection.Recommandez-moi instamment aux prières detoutes les sœurs et, en particulier, à celles de laPortugaise et de sa mère. [244]

Appliquez-vous à dissiper vos chagrins, etdonnez-moi des détails sur votre mal de cœur.[L’eau de fleur d’orange est très bonne239]. Depuisquelques jours, je suis mieux du cœur. Après tout,Sa Majesté daigne ne pas m’envoyer tous lesmaux à la fois.

C’est aujourd’hui le 4 juin.Regardez, je vous prie, la supplique, ou

mieux, la demande que je vous adresse dans lepapier ci-joint. Pour l’amour de Dieu, apportez-ytoute votre sollicitude. Il s’agit d’un service quim’a été demandé par une personne enverslaquelle j’ai les plus grandes obligations. J’ai dit àcette personne qu’il n’y avait que vous à pouvoirle lui rendre, parce que je vous sais très habile eten même temps très heureuse dans toutes vosentreprises. Veuillez donc vous occuper de cettecommission avec soin ; vous me ferez le plusgrand plaisir. Le Père prieur de Notre- Dame desGrottes pourrait peut-être vous aider ; mais leplus entendu pour cela, à mon avis, c’est le PèreGarcia Alvarez. Vous aurez sans doute quelquedifficulté. Cependant, quand Dieu veut, tout estfacile. Ce serait une très vive joie pour moi que

239 L’édition La Fuente porte aceite et non pas agua. Nous supposons quec’est une faute.

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vous puissiez trouver ce qu’on demande, carNotre-Seigneur doit même, si je ne me trompe,en recevoir une grande gloire. Il s’agit d’une chosedestinée à procurer du bien aux âmes, et elle nepeut porter de préjudice à personne.

Voici ce que vous devriez procurer :Une année complète des sermons du Père

Salucio, de l’Ordre de Saint-Dominique : lesmeilleurs qu’il ait composés. Si vous ne pouviezles trouver tous, procurez-vous-en le pluspossible, pourvu qu’ils soient très bons.

L’année complète des sermons renferme : lessermons [245] pour un Carême et un Avent, pourles fêtes de Notre-Seigneur et celles de Notre-Dame et des Saints qu'on célèbre dans l’année,pour les dimanches depuis les Rois jusqu’àl’Avent240, et depuis la Pentecôte jusqu’à l’Avent.

On m’a donné cette commission sous secret ;aussi, veuillez n’en parler à personne, si ce n’est àceux qui doivent vous donner desrenseignements. Plaise à Notre- Seigneur quevous soyez assez heureuse pour trouver tous cessermons ! Quand vous me les enverrez, confiez-les à ce courrier, et payez-lui un bon port.Veuillez m’adresser vos lettres ici même, à Saint-Joseph, tout le temps que j’y resterai. Ce seramieux que de les expédier à mon frère, quandmême il y en aurait pour lui, et ce sera plus sur,car il pourrait être absent. Je vous le répète240 Les anciennes éditions mettaient carême.

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encore, dans le cas où vous ne pourriez pastrouver tous les sermons qu’on demande,envoyez-en le plus possible.

Je suis très heureuse du bien que disent deVotre Révérence et de vos filles le Père GarciaAlvarez et le Père Grégoire. D’ailleurs, étant vosconfesseurs, ils ne pouvaient pas dire autre chose.Plaise à Dieu que ce soit la vérité !

La servante de Votre Révérence,Thérèse de JÉSUS. [246]

LETTRE CCXX. 1578. 28 JUILLET. AVILA.

AU PÈRE BAÑÈS, À VALLADOLID.

Elle lui recommande de ne pas venir à Avila, et luiparle de l’incarcération du licencié Padilla.

JÉSUS !Que le Saint-Esprit soit avec vous, mou Père !Je viens de recevoir une lettre de vous où

vous me montrez toujours le même dévoûment etla même charité. Votre obligeance pour moi esttelle que je ne sais que dire, si ce n’est que jesupplie Dieu de vous en récompenser, comme detoutes vos autres bontés à mon égard.

Quant à votre projet de voyage à Avila, je suistrès peinée, je vous l’assure, que vous vouliez leréaliser avec une personne tellement ennuyeusepour vous. De plus, votre santé ne s’est jamaisbien trouvée d’Avila. Je ne vous supplie donc pasde venir, sous le prétexte de me faire plaisir,prendre des vacances si pénibles pour vous ; il

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faudrait pour cela que je fusse dans une grandenécessité. Or, pour le moment, je n’y suis point,grâce à Dieu. Quant aux affaires et aux épreuves,elles ne manquent pas : elles ne me laisseraientpas même le temps de goûter quelque consolationauprès de vous, comme je le voudrais. Voilàpourquoi je vous supplie plutôt de ne point venir.Voyez où vous pourriez trouver plus decontentement, et allez-y. Vous avez besoin d’unrepos complet après le travail de toute l’année. Deplus, supposé que [247] le Père Visiteur arrivât enmême temps que vous, il me resterait peu deloisirs pour profiter de votre présence.

Croyez-le, mon Père, car c’est une choseévidente à mes yeux, Notre-Seigneur ne veut pourmoi sur la terre que des croix et toujours descroix. Mais il y a plus encore : une partie de cescroix retombe sur tous ceux qui voudraient mecontenter. Je le comprends bien, Il veut par cemoyen encore me donner des tourments. Qu’Ilsoit béni de tout !

L’épreuve où est le Père Padilla me cause unprofond chagrin, car, à mon avis, c’est un grandserviteur de Dieu. Plaise au Seigneur de faireéclater la vérité ! Quand on a tant d’ennemis quece Père, on a beaucoup à souffrir, et noussommes exposés à pareille infortune241. Mais c’estpeu de chose que de perdre la vie et l’honneurpour l’amour d’un si bon Maitre. Ne manquez241 Le licencié Padilla avait été incarcéré sans motif.

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jamais de Le prier pour nous ; toutes nos affairessont, je vous l’assure, dans une confusioncomplète.

Quant à ma santé, elle est assez bonne. Monbras est toujours souffrant, et il ne peut me servirpour m’habiller ; toutefois, il va de mieux enmieux. Je voudrais réaliser les mêmes progrèsdans l’amour de Dieu. Plaise à Sa Majesté de vousgarder et de vous donner toute la sainteté que jeLui demande pour vous ! Amen.

C’est aujourd’hui le 28 juillet.Votre indigne servante et vraie fille,

Thérèse de JÉSUS.Toutes les sœurs d’ici, vos humbles servantes,

se recommandent très instamment à vos prières.Veuillez ne pas permettre à la Prieure de cesser demanger de la viande ; dites-lui de veiller sur sasanté. [218]

LETTRE CCXXI242. 1578. COMMENCEMENT D’AOUT. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN.

Elle le console dans l’épreuve où il est.

Que le Saint-Esprit soit toujours avec VotrePaternité, mon Père, et vous donne la force desoutenir ce combat ! Il y en a peu à notre époquecontre qui Dieu permette une telle furie de la part

242 Fragment restitué à la Collection des Lettres.

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du démon et du monde243. Que son nom soitbéni, puisqu’il ménage à Votre Paternitél’occasion de gagner tant de mérites et de souffrirpour une si sainte cause ! Notre nature n’estcertes pas insensible, mais la raison, je vousl’assure, nous montre clairement quel juste motifnous avons d’avoir de la joie. Ce qui metranquillise, c’est que vous n’ayez aucune crainted’avoir été frappé de l’excommunication ; à lavérité, je n’ai jamais cru que vous l’étiez…244 [249]

LETTRE CCXX1I245. 1578.... AOÛT. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN.

Elle lui témoigne combien elle compatit à sesépreuves. Le Biscaïen.

Que Dieu garde Votre Paternité, et mepermette de vous voir goûter au moins quelquerepos ! Vous en auriez besoin, ne serait-ce quepour prendre des forces afin de souffrir encore !Toutes les sœurs se recommandent instamment àvos prières. Plaise à Dieu que vous répondiez àtoutes mes questions, car vous êtes devenu tout àfait Biscaïen. Les occasions, je le sais, ne vous ontpas manqué pour cela. Mais ce n’était pas une

243 Le Nonce Séga venait de retirer brusquement au Père Gratien sespouvoirs de Commissaire, et avait envoyé un exprès pour lui notifier lasentence d’excommunication.244 Le reste de la lettre manque.245 Fragment restitué à la collection des Lettres.

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raison suffisante, quand moi-même j’avais tant àsouffrir… [250]

LETTRE CCXXIII246. 1578. 8 AOÛT. AVILA.

À JEANNE DE AHUMADA, SA SŒUR, À ALBEDE TORMÈS.

Aggravation des affaires de la province.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS !Ici, comme à Albe, Dieu nous envoie à tous

des épreuves. Qu’Il en soit toujours béni !Rassurez-vous sur le départ de don Gonzalveavec le petit Laurent247. Mon frère n’y consentirapas ; d’ailleurs, il ne le croit pas convenable pourvotre fils. Je ne lui ai pas écrit, parce que sondomestique s’en était déjà allé quand on m’aremis sa lettre. Je vous recommande tous à Dieudans mes prières.

Je vous annonce que l’état de nos affaires estdevenu tout à coup aussi grave que possible. On aobtenu un contre-bref, qui nous soumet tous ence moment à l’autorité du Nonce. Je n’en ai pasbeaucoup de peine ; car, à mes yeux, c’est peut-être le meilleur moyen que nous ayons pourarriver à une province séparée ; au moins, le PèreGratien ne serait plus au milieu de ces gens.

Je suis tellement pressée que je ne sais mêmecomment je vous écris cette lettre ; j’envoie en ce

246 Nous avons fait plusieurs corrections à cette lettre d’après l’autographequi se conserve au couvent des Carmes déchaussés d’Albe de Tormès.247 Il voulait partir pour les Indes.

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moment des avis [251] aux monastères d’Albe etde Salamanque. Je termine, et vous prie de merecommander à Dieu. Je ne suis pas plus mal quede coutume. Les épreuves sont pour moi santé etremède. Tous mes saluts à Monsieur Jean deOvalle et à Mademoiselle doña Béatrix ; les sœursd’ici vous envoient les leurs. Mes frères sont bienportants ; ils ignorent encore que Pierre se rend àAlbe.

C’est aujourd’hui le 8 août.Votre servante,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCXXIV248. 1578. 8 ET 9 AOÛT. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À VALLADOLID.

Angoisses au sujet du Père Gratien. Le Nonce, seulsupérieur de la Reforme. Notification du contre-bref àAvila. Trésors que procurent les épreuves. Mon Paul.Soumission de la Sainte.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE PATERNITÉ, MON

PÈRE !Je vous ai écrit hier par la voie de Mancéra.

J’envoyai la lettre au sous-prieur, en luidemandant de s’informer si Votre Paternité étaitencore à Péñaranda, comme vous me l’annoncez.Je le conjurai de n’en rien dire à personne, mêmeà un religieux, et de garder ce secret pour lui seul.Je vous envoyai, en outre, deux lettres où

248 Cette lettre renferme un fragment traduit pour la première fois.

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Monsieur Roch249 insiste beaucoup pour que vousalliez immédiatement à [252] Madrid. lime dit, à lavérité, qu’il vous écrit directement ; mais commeje crains qu’on n’intercepte ses lettres, je vouspréviens moi-même de ce qui se passe.

Dans le cas où vous ne seriez pas allé àl’endroit que vous m’avez dit, j’envoie unmessager à Valladolid pour marquer à la prieurece qu’elle doit répondre. Don Roch insistevivement pour qu’on dise partout la même chose,sous peine de nous compromettre. Il m’envoiepar écrit le modèle que je transmets à la prieure.J’ai avisé les ' autres maisons. Plaise à Dieu quecette précaution ne soit pas nécessaire !

C’est une grande pitié de voir ces âmes entreles mains de quelqu’un qui ne les comprend pas.Malgré tout, je n’ai de souci et de peine qu’àl’endroit de mon Paul. Ah ! si je le voyais libre ! Jene sais pourquoi, mais malgré moi, il m’estimpossible d’avoir du souci pour tout le reste. LeSeigneur veillera sur vous ; cependant, veillez devotre coté sur vous-même, et je serai contente.

Mon désir est que vous n’alliez pas à Madrid ;j’ai grand’peur pour vous ; avec toutes ces alléeset venues pour célébrer la messe, vous ne pouvezmanquer de courir quelque danger. Je suisétonnée de la façon dont les choses se passent. Jevoudrais que vous fussiez déjà hors de Valladolidet dans un endroit qui ne nous inspirât aucune249 Roch de Huerta.

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crainte pour votre personne. Par charité, dites-moi où vous êtes, afin que, le jour où j’aurai àvous communiquer quelque renseignement, je nesois pas affolée, comme je le suis maintenant avectous ces chiffres’ que vous avez changés sansm’en prévenir. Croyez-moi, prenez avec vous uncompagnon, ne fût-ce qu’un frère convers.

Le prieur de Saint-Thomas250 est venu me voirhier. [253] D’après lui, vous ne feriez pas mald’attendre la réponse de Joanès251 et la conclusionde cette affaire avant d’aller à Madrid. Tel a étéégalement l’avis du Père recteur de la Compagniede Jésus et de mon frère, quand je leur ai eu ditque vous aviez écrit à Joanès. Puisqu’on varemettre vos Brefs au Président, je ne sais paspourquoi on vous presse tant de partir. J’avoueque je le désire moi-même pour deux motifs :d’abord, je redoute beaucoup qu’on ne s’emparede vous, et si cela devait arriver, (que Dieu vousen préserve !) il vaudrait mieux partir ; de plus,avant d’avoir votre entrevue avec le Roi, nousverrions ce que fait le Nonce à Votre Paternité ; laprésence du Roi, d’ailleurs, pourra être utile.

Tout ce qui précède, je l’ai écrit hier ; veuillezl’examiner. Le Seigneur, j’en suis persuadée, vousdonnera sa lumière. Il vous la donne déjà pour

250 Couvent des Pères Dominicains d’Avila.251 Le licencié Jean de Padilla.

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supporter ces épreuves, comme je l’ai vu dans vosentretiens avec Lui252.

Voici ce qui se passe. Dimanche dernier, 3 dece mois, on a notifié au Père Mariano un Bref qui,d’après ce que je comprends, est le même qu’on aporté à Valladolid. Il est vrai, Monsieur Roch s’estpeu expliqué. D’après lui, ce Bref est très long etil révoque les dispositions prises par le Nonceprécédent ; ce doit être celui dont vous m’avezparlé ; mais on ne le comprend pas. De plus, ceBref serait du Pape lui-même ; cependant, il doit,à mon avis, émaner du Nonce seulement ; car lePère Mariano dit dans sa réponse qu’on sesoumet à ce que Sa Seigneurie ordonne, ilannonce, en outre, qu’on lui commande de neplus vous regarder comme supérieur, et d’obéirau Nonce, mais à personne plus. Cette dernière[254] disposition n’est pas pour me déplaire.Peut-être, le Nonce ne donnera-t-il pas à cesPères253 toute l’autorité qu’ils s’imaginent, carenfin, il voudra aussi contenter le Roi. Connuevous le remarquez, on voudrait en finir avec cesréformes ; je n’ai aucun doute sur ce point. Il n’yaurait pas de plus grand contentement pour moique de vous voir enfin libre de tant de soucis ; etaprès, tout ira bien.

252 La Sainte, étant en prière, avait vu Notre-Seigneur consoler le PèreGratien.253 Les Pères mitigés.

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[On ne nous a fait aucune notification, ni ici,ni à Mancéra. Le Provincial des mitigés n’étantpas sorti d’Avila, ces Pères doivent attendrequelque chose]. Monsieur Roch annonce que lanotification doit être faite dans tous lesmonastères ; cependant, il ne dit pas s’il s’agit desmonastères de religieux, ou non.

J’ai déjà écrit à Albe pour prévenir la prieurede garder cette sœur dont nous avons parlé ; j’aiécrit également à Thérèse Laïz254 de l’avoir pouragréable. J’éprouve une telle consolation de lagrâce que Dieu vous accorde en vous donnantquelques instants de contentement au milieu detant de travaux, que je ne sais comment jepourrais avoir du chagrin.

J’en étais ici de ma lettre, quand le RévérendPère Rioja s’est présenté à la porte avec unnotaire pour notifier le Bref. Ce n’est pas moiqu’on a appelée, mais la Mère prieure. D’après ceque je comprends de ce Bref, c’est le même qu’ona dû envoyer à Valladolid, et qui se trouve, dit-on,entre les mains du Conseil royal. Que Dieu mepardonne ! mais je ne puis croire que le Nonce aitdonné un tel commandement, je veux dire, se soitexprimé de la sorte. Si vous ne vous étiez pasguidé d’après les lumières de tant de savants, je nem’étonnerais pas que vous fussiez plongé dans lapeine ; mais quand vous avez agi avec [255] tantde justice, quand vous êtes demeuré un an sans254 Fondatrice du monastère d’Albe.

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continuer les visites, et que vous les avez reprisesseulement lorsque vous avez reconnu que leNonce lui-même affirmait ne vous avoir pointretiré votre commission, je ne sais comment onvient aujourd'hui tenir un tel langage. D’une part,je suis vraiment affligée, mais de l’autre, je suistouchée en voyant avec quelle prudence vousavez procédé, et de quelles infamies on vousrécompense. Je vous l’assure, mon Père, Notre-Seigneur vous aime beaucoup, et vous marchezbien sur ses traces. Soyez donc très content. Ilvous donne ce que vous Lui demandez, c’est-à-dire des épreuves. Il prendra votre défense ; etc’est justice. Qu’Il soit béni de tout !

Les théologiens d’Avila prétendent tous quevous n’êtes pas obligé d’obéir au Nonce, dès lorsqu’il vous commande sans vous montrer d’où iltient ses pouvoirs.

Oh ! quels riches trésors que ces souffrances,mon Père ! ils sont inestimables, puisque vousachetez avec eux une belle couronne. Quand jeme rappelle que Notre-Seigneur lui-même et tousles Saints ont passé par cette voie, je ne puism’empêcher de vous porter envie ; car en cemoment, je ne mérite plus de souffrir, si ce n’esten ressentant les peines de celui que j’aime tant,ce qui m’est encore beaucoup plus douloureux.

Demain, nous nous entendrons pour envoyerpromptement Julien d’Avila à Madrid reconnaîtrele Nonce comme supérieur, entrer dans de bons

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rapports avec lui et le supplier de ne pas noussoumettre aux Pères chaussés. À son retour,j’écrirai à plusieurs personnes pour qu’ellesapaisent le Nonce à votre endroit ; je lui exposeraiquelques raisons, je lui dirai combien de tempsvous êtes resté sans user de votre commission,jusqu’à ce que vous ayez appris ce qu’il affirmaitlui-même. [256] J’ajouterai que vous étiez disposéà lui obéir toujours de bon cœur, mais que vousavez appris que le Père Tostado venaits’entremettre pour nous détruire. Etcertainement, je puis lui dire en toute sincéritécombien je suis contente de la disposition qu’il aprise. Pourvu, en effet, que nous ne soyons pas,nous, les Carmélites, sous la juridiction des Pèresmitigés255, tout le reste ne m’est nullement pénible.

Julien d’Avila doit lui demander plusieurspermissions qui nous sont nécessaires dans nosmonastères, comme celles de laisser entrer lesouvriers et autres choses semblables. Car, m’a-t-on dit, il est reconnu pour notre supérieur dès lemoment où nous lui faisons acte d’obédience.Que le Seigneur nous donne sa faveur ! On nepeut, après tout, nous obliger à l’offenser. Deplus, mon saint Paul me reste dans ma maison, etpersonne ne peut m’empêcher de réaliser lapromesse que j’ai faite à ce saint256. Nos sœurs ontété plus sensibles à ce qu’on dit contre vous dans

255 Los del paño.256 Il s’agit du Père Gratien, auquel la Sainte avait fait vœu d’obéissance.

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le Bref qu’à tout le reste. Elles se recommandentinstamment à vous ; leurs prières ne vousmanquent pas. Il n’y a pas lieu d’avoir peur, monPère, mais, au contraire, de louer Dieu. Il nousconduit par le chemin qu’il a lui-même suivi.Plaise à Sa Majesté de garder Votre Paternité àmon affection et de me permettre de vous voirdélivré de tous ces combats !

C’est aujourd’hui la veille de Saint Laurent.L’indigne servante et véritable fille de Votre

Paternité,Thérèse de JÉSUS. [257]

LETTRE CCXXV257. 1578. VERS LE 10 AOÛT. AVILA.

À UNE PERSONNE INCONNUE.

Mémoire justificatif de la conduite du Père Gratien.Les pouvoirs du Visiteur et le Nonce. Les théologiens, leslégistes et le président du Conseil Royal favorisent le PèreGratien.

Lorsque le Nonce précédent est mort, nousavons regardé comme certain que les pouvoirs duVisiteur étaient expirés. Cependant, lesthéologiens et les légistes tant d’Alcala que deMadrid, et quelques-uns de Tolède, ayant étéconsultés, ont répondu que non, parce que lavisite était commencée. Malgré la mort du Nonce,

257 On ne saurait préciser quel est le destinataire de cette lettre. M. de laFuente la suppose adressée à Roch de Huerta ; mais cette supposition neparaît pas fondée.

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ces pouvoirs existaient donc tant que la visiten’était pas terminée. Supposé que celle-ci n’eûtpas été commencée, ils auraient pris fin avec celuiqui les avait donnés. Le président Covarrubias, àson tour, commanda même au Visiteur de ne pasdiscontinuer la visite jusqu’à ce qu’il l’eût achevée.Tous ont été de cet avis.

Plus tard, le Nonce actuel, à peine arrivé, luiordonna de montrer ses pouvoirs et les procès-verbaux de toutes ses visites. Le Père Gratienvoulait se démettre de ses pouvoirs deCommissaire. On lui représenta qu’une tellemesure fâcherait le Roi, dont il dépendait aussi. Ilalla alors trouver l’archevêque et lui raconta ce quise passait. [258] Ce dernier lui représenta qu’iln’avait pas plus de courage qu’une mouche, etqu’il devait aller trouver le Roi pour lui rendrecompte de tout. Comme le Père Gratien objectaitqu’à cause du Nonce, il craignait lesinconvénients de cette démarche, l’archevêquerépliqua que tout le monde avait le droit derecourir au supérieur, et il lui commanda de parlerau Roi.

Le Roi a répondu en disant au Père Gratiende retourner à son monastère ; il a ajouté qu’enattendant, il allait lui-même examiner l’affaire.Quelques théologiens, et, en particulier, lePrésenté Romero, avec lequel j’en ai conféré ici,émettaient l’avis suivant : dès lors que le Noncen’avait pas montré les pouvoirs en vertu desquels

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il commandait dans le cas présent, le Père Gratienn’était pas obligé de cesser la visite, et ils endonnaient de nombreuses raisons. Or, le Noncene les a pas montrés alors. Il ne l’a pas même faitencore, à moins que ce ne soit depuis dix jours ;et cependant, je le sais d’une manière certaine, ilen avait été requis de la part du Roi.

Malgré les avis de tous ces théologiens, lePère Gratien est demeuré neuf mois, plus oumoins, sans user aucunement de ses pouvoirs258,pas même pour apposer une signature ;cependant, il n’ignorait pas que le Nonce disait etjurait qu’il ne lui avait nullement défendu decontinuer la visite, comme un grand nombre detémoins pourraient l’affirmer. Ce dernier réponditmême à un religieux qui lui demandait de retirerau Père Gratien sa commission de visiteur, qu’iln’en avait pas le droit.

Au bout de ces neuf mois, le président actueldu Conseil259 fit appeler le Père Gratien et luiordonna de [259] reprendre la visite. Le PèreGratien le supplia de ne pas lui intimer un telcommandement. Mais le président lui répliquaque ce n’était pas possible, que telle était lavolonté de Dieu et du Roi, que lui-même exerçaitcontre son propre gré la charge de président du

258 Depuis août ou septembre 1577 jusqu’au mois de mai ou de juin 1578.259 Monseigneur Maurice Pazos, évêque élu d’Avila. Il avait demandé àRome une consultation sur cette affaire, et on lui avait répondu que leNonce n’avait pas à se mêler du gouvernement des religieux. Voilàpourquoi il donnait cet ordre au Père Gratien.

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Conseil, et autres choses de ce genre. Le PèreGratien demanda alors s’il fallait prévenir leNonce. Le président répondit que non, maisqu’on devait recourir à lui-même, si c’étaitnécessaire. Le Conseil lui remit alors plusieurslettres d’ordonnance royale, pour qu’il putréclamer partout le secours du bras séculier260.

On avait toujours pensé que le Nonce,d’après ce qu’on l’entendait affirmer lui-même,n’avait aucun pouvoir sur les Ordres religieux. Et,en effet, quand le Roi se fâcha de ce que tout àcoup, sans même avoir été avisé, on traitait ainsile Père Gratien, le Nonce n’avait plus rien ditjusqu’à ces derniers temps. Nous supposons doncen ce moment que, pour agir comme il le fait, il areçu quelques pouvoirs particuliers du Pape, bienqu’il ne les ait montrés ni au Conseil, ni àpersonne que l’on sache.

Le Père Gratien s’est trouvé alors trèsperplexe. S’il recourait au Nonce sans accomplirl’ordre du Roi, nous perdions tous la faveur de cedernier, qui cependant nous soutient actuellementet nous appuie près du Pape. D’un autre côtésurtout, on savait d’une manière sûre que leNonce cherchait à nommer visiteur le PèreTostado, carme mitigé, que le Général avaitdésigné pour son vicaire. Ce Père, nous en avionsla certitude, était décidé [260] à détruire tous nos

260 Le Père Gratien n’en fit jamais le moindre usage, malgré les dangersauxquels il fut exposé, et les attaques dont il fut l’objet à Valladolid.

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monastères ; d’après la décision du Chapitregénéral261, on n’en devait laisser subsister quedeux ou trois ; de plus, on défendait aux Carmesdéchaussés de recevoir des novices, et on leurordonnait de porter un habit semblable à celuides mitigés. Le but du Père Gratien a étéseulement de soutenir la Réforme, et il n’a jamaisfait la visite qu’avec répugnance.

Mais c’était une chose très délicate pour lui deremettre ses pouvoirs de Commissaire, et lesprocès-verbaux où se trouvaient relatées les fautesdes Carmes mitigés de l’Andalousie : beaucoupd’abus lui avaient été confiés sous le secret ; ils’exposait donc à irriter tous ces Pères et à endiffamer un grand nombre. Enfin, il ignorait si leNonce était le prélat autorisé pour y apporterremède, car ce dernier n’a jamais montré de qui iltenait ses pouvoirs.

Voilà toute la vérité. Il y a encore d’autresfaits dont l’exposé montrerait clairement qu’on amaltraité contre toute justice le Père Gratien dansce Bref. Il ne s’est jamais guidé que d’après leslumières des meilleurs théologiens. Bien qu’il lesoit lui-même, il n’a point voulu agir selon sonpropre jugement. C’est, dit-il, une nouveauté enEspagne que le Nonce ne montre pas sespouvoirs, car les Nonces les montrent toujours.

Veuillez voir, je vous prie, s’il ne serait pasbien que cette information, après avoir été261 Celui de Plaisance, en Italie.

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transcrite en caractères très lisibles, soit envoyée àMadrid et remise entre les mains de plusieurspersonnes.

Thérèse de JÉSUS. [261]

LETTRE CCXXVI262. 1578. AOÛT. AVILA.

À UNE PERSONNE INCONNUE, À MADRID.

Plaidoyer pour la Réforme. Thérèse de Jésus consent àêtre châtiée, mais ne peut supporter plus longtemps ladisgrâce du Père Général. La Réforme ne saurait êtresoumise aux mitigés. Moyens à prendre pour gagner lesbonnes grâces du Général et arriver à constituer uneprovince séparée.

[… En vérité, vous lui avez écrit assez delettres263, et vous lui faisiez par là beaucoupd’honneur ; cependant, vous avez obtenu lecontraire de ce que vous demandiez. Il n’écritmôme pas à nos monastères : il ne traite d’aucuneaffaire ; il agit comme s’il n’était pas notresupérieur. Je le vois clairement, on doit lui avoirdit quelque chose contre vous, pour qu’il ait unetelle attitude à votre égard.

Ce que nous voudrions obtenir de notrerévérendissime Père Général, ce sont trois chosestrès importantes pour nos monastères.

262 Cette lettre, bien que longue, n’est pas complète. La première moitiéparaît pour la première fois en français. Il y a, en outre, plusieurscorrections faites d’après la partie de l’autographe conservée à Alcala deHenarès, au couvent de Corpus-Christi, et un fragment inédit.263 Probablement au T. R. P. Général des Carmes.

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Tout d’abord, il faudrait lui persuader, si c’estpossible, qu’il n’ajoute nullement foi à ce qu’onlui a dit contre Thérèse de Jésus ; car en vérité,elle n’a jamais rien fait [262] qui ne soit digned’une tille très obéissante. Gela est absolumentcertain et on ne prouvera jamais le contraire. Ilsait d’ailleurs que, pour rien au monde, elle neproférerait un mensonge ; il n’ignore pas de quoisont capables ceux qui se laissent égarer par lapassion et qui n’ont aucun rapport avec elle,comme il l’a constaté. Qu’il veuille donc agréernos informations, et, puisqu’il est pasteur, qu’il neporte pas de condamnation en dehors de toutejustice et sans entendre les parties. Supposé,cependant, qu’il veuille s’en tenir aux délationsqui lui ont été faites, qu’il châtie sans retardThérèse de Jésus et lui impose une pénitence ;mais qu’il ne la laisse pas plus longtemps dans sadisgrâce ; toute autre chose serait moins péniblepour elle que de le voir fâché.

Les pères ont coutume de pardonner à leursenfants des fautes même très grandes ; à plusforte raison, lui qui est père aussi, doit-il semontrer clément pour Thérèse de Jésus : elle n’acommis aucune faute ; loin de là ; elle n’a pasreculé devant lés plus grandes épreuves afind’établir ces monastères, dans la pensée qu’il enserait content. Non seulement elle le reconnaîtcomme son supérieur, mais encore elle lui vouel’affection la plus vive. Qu’il n’exerce donc plus

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ses rigueurs contre tant de servantes de Dieu, enles tenant dans sa disgrâce, puisque personne neles juge coupables. Qu’il les considère comme sesfilles, ainsi qu’il l’a toujours fait, et qu’il lesreconnaisse comme telles ; car elles ne l’ont pointdémérité par leurs œuvres.

En second lieu, puisque le Visiteurapostolique a maintenant terminé son mandat, etque nos monastères de Carmélites déchaussées setrouvent sous la juridiction de Sa Seigneurie, qu’ildésigne des supérieurs à qui l’on puisse recourir,soit pour les visites, soit pour une foule de chosesqui se présentent, mais que ces supérieurs soient[263] pris parmi les Carmes déchaussés de laRègle primitive, et que l’on n’oblige pas lesreligieuses à être gouvernées par les Carmes de lamitigation. Ces derniers, suivant un genre de vietout différent du leur en beaucoup de points, nesauraient dès lors comprendre les manquementsqui se rencontreraient chez elles ; ils ne sauraient,non plus, y apporter un remède. D’ailleurs, notrePère Général n’ignore pas combien les religieusesont eu à se plaindre de leur gouvernement. Onpourra lui montrer, quand il le voudra, combien lePère264 qu’il avait chargé d’elles en dernier lieu amal réussi ; et cependant, les sœurs l’avaientchoisi parce que c’était ce qu’il y avait de mieux.Ce ne fut peut-être pas de sa faute, mais, comme

264 Probablement le Père Ange de Salasar, provincial des mitigés.

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je l’ai dit, il n’avait pas l’expérience voulue, et c’estlà un grave inconvénient.

Outre cela, les deux Visiteurs apostoliquesont stipulé dans leurs règlements qu’ils nous ontimposés sous précepte, que les Carmélites serontsoumises à Sa Seigneurie et à son délégué, pourvuque ce soit un religieux suivant la règle primitive,c’est-à-dire un Carme déchaussé, à cause desinconvénients d’un choix contraire.

Dans le cas où Sa Paternité Révérendissimen’accepterait pas ce plan, vous pourriez luidonner à entendre, non comme le tenant desCarmélites déchaussées, mais comme l’ayant àmoitié compris, qu’elles passeraient sous lajuridiction des Ordinaires plutôt que de consentirà voir les Carmes chaussés entreprendre la visitechez elles ou les diriger. Cependant, Sa Seigneurieest tellement éloignée, qu’avant l’applicationd’une mesure efficace, on pourrait encoreoccasionner des troubles nombreux, comme celaest arrivé, vous ne l’ignorez pas ; ç’a été l’un [264]des motifs pour lesquels nos monastères ne sesont point opposés aux Visiteurs. En tant queCarmélites réformées, nous aurions pu nousopposer à accepter le gouvernement des Pèresmitigés, dont l’expérience était déjà faite. Il n’y apas lieu de parler de ce point, si ce n’est aprèsavoir beaucoup insisté sur le précédent. Je nevoudrais pas, toutefois, en venir là, à moins quenous ne fussions complètement perdues, car, en

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vérité, ce serait pour les sœurs un tourmentterrible de n’être plus les sujettes du Général del’Ordre ; mais elles trouveront grâce auprès de lui.Outre que par leur vertu, elles sont tenues en trèshaute estime soit près du Roi, soit près d’autrespersonnages importants, il y a parmi elles desfemmes de qualité. Pour ce qui les concerne, ellesn’ont pas besoin d’argent. Tous leurs monastèresse trouvent maintenant terminés et hors debesoin. Quelques-uns ont été fondés par despersonnes de très haut rang. Que Dieu nepermette jamais qu’elles soient dans la nécessitéque vous savez, et séparées de la juridiction d’unsi bon pasteur ! Qu’Il daigne pardonner à celuiqui a semé la zizanie ! Le point qui est de la plushaute importance, et vers lequel je vous suppliepour l’amour de Notre-Seigneur de diriger tousvos efforts,. c’est la constitution d’une provinceséparée pour les Carmes déchaussés265].

Les monastères des religieuses sont toujourssous la juridiction du Provincial. Les sœurs n’ontde rapport qu’avec Dieu. Relativement auxmortifications et à la [265] perfection, ce serait ungrand stimulant pour nous de faire donner, s’ilétait possible, la direction de nos maisons au Père

265 Tout ce fragment, depuis ces mots d’un si bon pasteur, n’avait jamais étépublié. Nous le traduisons d’après l’autographe conservé à Alcala deHénarès. Voici le texte : No las traya Dios a tiempo que se vean en esanecesidad y apartadas de [tan buen pastor. Dios perdone a quien ha metido estazizaña. Esto es una cosa ynportantisíma y adonde ha de poner v. m. mucha fuerza, poramor de nuestro Señor, echar provincia de descalzos].

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maître Jérôme de la Mère de Dieu, Gratien ; il lesa visitées ces dernières années. Son espritintérieur, sa discrétion, sa manière vraiment suavede procéder, sa haute perfection et sa gravité, toutsemble indiquer que la Vierge l’a choisi pour aiderles sœurs à réaliser les plus beaux progrès. Àchacune de ses visites, elles sentent, disent-elles,ravivés en elles les plus fervents désirs, tant estprofond le bien qu’il produit dans leurs âmes.

Voilà le projet qui nous conviendrait ; pourra-t-il se réaliser ? Toutes les sœurs seraientunanimes à l’approuver ; cependant, il sembleimpossible. Notre révérendissime Père Général,en effet, est très mécontent de ce Père, comme deThérèse de Jésus, mais plus encore de lui, à causedes raisons dont je vous parlerai dansl’information ci-jointe. C’est ce Père qui futnommé visiteur apostolique par ordre du Nonceprécédent et du Roi. Et, vu toutes les calomniesdont il est l’objet, je ne m’étonne pas que leGénéral en soit fort mécontent.

On rendrait à Notre-Seigneur une grandegloire si l’on venait à mener ce projet à bonne fin.Mais, je le répète, la chose paraît impossible. Ilfaudrait donc qu’on pût obtenir le choix d’autresreligieux, par exemple le Père Présenté, Antoinede Jésus, ou le Père Jean de la Croix. Ils ont étéles premiers à embrasser la Réforme, et ils sont detrès fidèles serviteurs de Dieu. Dans le cas où l’onne voudrait pas d’eux, ce serait celui que Sa

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Seigneurie désignerait, pourvu que ce ne fût pas[un Père mitigé, ni surtout un Père andalous].Veuillez faire ce que vous pourrez ; avec le temps,on arrivera, Dieu aidant, à réaliser autre chose. Ceserait beaucoup [266] pour nous de pouvoir toutd’abord être débarrassés des Pères mitigés !

Le Père déchaussé qu’on nommerait, quelqu’il fût, aurait soin d’envoyer tous les ans lestaxes ordinaires au révérendissime Père Général,comme le doit tout Visiteur, pour reconnaître ladélégation qu’il tient de lui. Et quand il ne le feraitpas, [mais il le fera, car il y est obligé], les sœursne manqueraient pas pour cela d’envoyer la taxe.Elles sont prêtes à payer double taxe et mêmebeaucoup plus, pourvu qu’on leur donne lé PèreJérôme Gratien, et elles y gagneraient encore, tantil leur importe d’avoir ce Père. Il ne faudraitcependant rien dire de ce point particulier àpersonne, excepté au compagnon durévérendissime Père Général, après vous être bienrenseigné pour savoir quel est son plus intimeconfident. Il serait préférable de traiter de toutesles autres questions avec lui d’abord. Un point,non moins important à mes yeux, I c’est degagner par des paroles et par de bons procédésle ] cœur de ceux qui sont autour de lui, afin quenotre affaire aboutisse sans difficulté.

En troisième lieu, Sa Seigneurie devrait veillerà ne pas plus lier les supérieurs qui dirigeraientnos monastères que ne le sont ceux des autres

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Ordres religieux ; ces derniers ont le pouvoir,quand on leur donne soit un monastère, soit unemaison pour les religieuses, ou qii’ils leur enprocurent eux-mêmes, de prendre quelques-unesdes sœurs, pour les débuts de la fondation ; sanscela, il est difficile de bien implanter l’Ordre dansun endroit ; et jamais un Général n’a empêchécette mesure chez les siens. Tous, au contraire,favorisent son développement et s’en réjouissent ;telle était la conduite de notre révérendissimePère Général du Carmel avant qu’on l’eût si malinformé. Je ne comprends pas ce qui a pu lui êtredit contre des [267] âmes vraiment ferventes quiont donné et donnent encore tant de beauxexemples et allaient avec tant de vertu et de piétépeupler les monastères, pour qu'il les ait privéesd’un bien accordé, je le répète, à toutes lesfamilles religieuses.

Quand on a célébré le Chapitre général, notrerévérendissime Père Général a défendu souspeine d’excommunication à toute religieuse desortir de son monastère, et, en particulier, àThérèse de Jésus. Il a prescrit, en outre, à tous lessupérieurs de n’accorder aucune autorisation dece genre. Cependant, lorsque Thérèse de Jésussortait, c’était au moment où le monastère étaitprêt ; elle s’en allait avec quelques religieuses pourimplanter l’Ordre ; elle prenait possession dumonastère, en se conformant aux patentes qu’elletenait du révérendissime Père Général lui-même ;

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elle agissait avec toute la piété possible. Il y avaitlà un sujet d’édification pour tous ceux qui enétaient témoins, comme on pourra s’euconvaincre par une information, si c’estnécessaire.

Thérèse de JÉSUS. [268]

LETTRE CCXXVII266. 1578. 14 AOÛT. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Afflictions que lui causent les épreuves de ce Père.Nécessité de se soumettre au Nonce, de fuir le danger et detravailler à constituer une province séparée.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité, mon Père !Dans le cas où Votre Paternité ne fût point

passée par Avila, j’aurais eu peu de mérite aumilieu de toutes nos épreuves ; car ma peine étaitpeu de chose ; mais j’ai ensuite payé tout à la fois.Votre vue, je vous l’assure, m’a tellement affectée,que tout hier, mercredi, j’avais le cœur brisé ; jene savais que devenir, tant j’étais affligée, et à sijuste titre. Je vois, en effet, que vous courezpartout du danger, et que vous êtes obligé devous cacher comme un malfaiteur ; malgré cela, laconfiance dans le succès ne m’abandonne pas uninstant. Ce qu’il y a de plus pénible pour moi,

266 Nous avons corrigé la partie de cette lettre dont nous avons vul’autographe, et l’avons augmentée de deux fragments inédits.

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mon Père, c’est que le Seigneur a trouvé unexcellent moyen de me faire souffrir, en voulantque les coups tombent là où ils me causent plusde douleur que s’ils m’atteignaient moi-même.

Aujourd’hui, veille de la fête de Notre-Dame,le bon Monsieur Roch m’a envoyé une copie deslettres de [269] provision. Nous en avons étégrandement consolées les unes et les autres. Dèslors, en effet, que le Roi s'occupe ainsi de cetteaffaire, Votre Paternité sera à l’abri des dangers,et c’est là ce qui nous préoccupait le plus, carpour tout le reste, je le vois, le courage nemanque pas à nos sœurs. Le Seigneur a voulu quema peine fut de courte durée ; c’est très heureuxque Votre Paternité soit partie à un tel moment,et ait passé par l’Escurial.

Vous me direz par Pierre267, qui me sert demessager, tout ce qui s’est passé et ce qui se passeencore. Veuillez donner de vos nouvelles àValladolid ; les sœurs y sont en peine de vous.Leur messager est venu ; elles ont appris ce quiest arrivé au Père Jean de Jésus268. En mêmetemps, n’oubliez pas de nous dire ce qu’onpourrait faire pour le Père Jean de la Croix269.

267 Serviteur que la Sainte avait pris à Tolède ; il fit plusieurs voyages en sacompagnie, devint Carme déchaussé sous le nom de Pierre du Christ àl’âge de 71 ans et mourut à l’âge de 89 ans.268 Le Nonce, qu’il était allé trouver à Madrid, l’avait envoyé prisonnierchez les Carmes mitigés de cette ville.269 Il était délivré miraculeusement de sa prison de Tolède le lendemainmême, fête de l’Assomption de la Sainte Vierge.

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Avisez-moi s’il convient d’envoyer quelqu’un auNonce, afin de lui montrer qu’il y a del’obéissance chez les Carmes et Carmélites de laRéforme, puisque nous nous sommes toussoumis à son autorité. Nous traiterons ici cettequestion et nous déciderons pour le mieux, dansle cas où Votre Paternité ne serait pas là. Une telledémarche ne peut nuire à la justice de notrecause. J’ai reçu aujourd’hui des lettres de nossœurs de Valladolid et de Médina ; les mitigés neleur ont rien notifié. Ils doivent avoir su ce qui sepasse ; sans cela, j’en suis certaine, mes chersfrères les mitigés n’eussent point été paresseux.

Mon Père, je suis un peu préoccupée de ceque, dans [270] ces lettres de provision et aumilieu de tout ce tapage, on ne parle d’aucunautre visiteur que de mon Père Gratien. Je nevoudrais pas qu’il vînt quelque chose de Romecontre lui. Il me semble bon que Votre Paternitése rappelle cette lumière que vit Paul270, et quisemble confirmée par celle d’Angèle271. Que VotrePaternité s’éloigne le plus possible de ce feu. Maisprenez garde de déplaire au Roi, malgré tout ceque pourra vous dire le Père Mariano. Votreconscience n’est point faite pour s’accommoderde ces questions où il y a des avis différents,puisque vous vous troublez quand il n’y a pas

270 Ce fait arriva à Tolède en 1577, au moment où le Père Gratien récitaitles Complies.271 La Sainte avait eu, elle aussi, une vue des épreuves qui l’attendaient.

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lieu, comme cela vous est arrivé les joursprécédents. D’ailleurs, cela paraîtra bien à tout lemonde. Que ces Pères s’arrangent au milieu detant de disputes ! Dès que tout aura été affermi etassuré, ce sera beaucoup pour vous de vousexposer au danger ; mais laissez-moi là cesscrupules. Je vous l’assure, ma plus grande peineau milieu de tous ces troubles, c’est je ne saisquelle crainte de ne pas vous voir déchargé del’office de Visiteur. Tant que le Seigneur voudravous le laisser, Il vous gardera, comme Il l’a faitjusqu’à cette heure, mais je ne serai pas pour celasans tourment.

En vous éloignant de ce feu, comme je l’ai dit,il faut toute votre prudence pour ne pas paraîtreavoir d’autre crainte que celle d’offenser Dieu,comme c’est la vérité. Supposé que vous puissiezparler au Nonce, justifiez-vous sur ce point, dansle cas où il voudrait vous écouter ; donnez-lui àentendre que vous vous soumettrez toujoursvolontiers à son autorité, et que, si vous avezattendu pour le faire, c’est que l’unique butpoursuivi par le Père [271] Tostado dès leprincipe était, comme vous le saviez, de détruireune Réforme comme la nôtre. Vous pourriez, enoutre, lui dire de prendre des informations surl’état actuel de nos monastères et autres choses dece genre.

Vous devez, de plus, vous occuper de laséparation de la province par tous les moyens

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possibles, et aux conditions qu’on voudra. Toutdépend de là, et la Réforme elle- même. Ayez soind’en parler au Roi, au président, à l'archevêque età tous les autres ; donnez-leur à entendre quelscandale et quelle guerre il y a eu, surtout enCastille, parce que nous n’avions pas de provinceséparée. Là, en effet, comme il n’y a pour lesCarmes mitigés ni visiteurs, ni justice, ils font toutce qu’ils veulent. Votre Paternité saura mieux ledire que moi. Je suis bien sotte de vous l’indiqueren ce moment ; néanmoins, je vous eu parle, afinque vous n’oubliiez pas cette affaire au milieu devos autres préoccupations. Je ne sais si c’estPierre qui va vous porter cette lettre ; car il netrouve pas de mule ; du moins, ce sera unmessager sûr. Par charité, avisez- moi de tout,malgré Je peu de temps dont vous puissiezdisposer ; dites-moi, en outre, comment va lePère Mariano.

Toutes les sœurs de ce monastère serecommandent instamment à vos prières. One nevoyez-vous comment elles s’attendrissent survotre chagrin ? vous en seriez ému ; tout cela estpour mon Père.

Je suis en peine pour nos sœurs de Véas et deCaravaca ; nous leur avons envoyé un messager ;elles vont être dans l’affliction, et de longtempselles n’auront pas d’autres nouvelles. Nos lettresleur donnent cependant de grandes espérances,mais non pour la fin de vos épreuves, afin qu’elles

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vous recommandent davantage à Dieu. Tâchez detrouver à Madrid un exprès pour les aviser ;veuillez, [272] par charité, en prévenir MonsieurRoch. [Hier, je lui ai envoyé cinquante ducats ; jelui envoie maintenant de quoi compléter les milleréaux272].

Je serais bien peinée si vous deviez resterpendant ces chaleurs à Madrid, [et même là oùvous êtes. Comme l’examen de toutes ces affairesva traîner en longueur], ne serait-il pasconvenable que vous vinssiez à Mancéra ? vousseriez alors plus près de nous ; [songez à cela, parcharité273]. N’oubliez pas de me dire ce qu’on afait des prisonniers de Pastrana. Oh ! si une autrevision venait vous remettre du tourment que vousa causé celle de l’autre jour ! Plaise à Dieu de vousl’envoyer ! Qu’Il m’accorde la faveur de vous voiren tel état que je sois enfin délivrée de toutes mescraintes à votre endroit ! Amen.

C’est aujourd’hui la veille de Notre-Damed’août. Enfin, c’est le jour de ses fêtes que nousviennent comme dons de sa main les épreuves etles joies.

L’indigne sujette et fille de Votre Paternité,Thérèse de JÉSUS. [273]

272 La partie de l’autographe conservée à Fuencarral indique clairement queces deux derniers membres de phrase se rapportent, non au Père Gratien,mais à Monsieur Roch de Huerta.273 Ces deux derniers fragments entre crochets n’ont jamais été publiés.Voici le texte : y an vería que ay ; porque en averiguar estos negocios duraran mucho,si seria bien se viniese à Mancera. Mírelo por caridad, que estaríamos vías cerca.

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LETTRE CCXXVIII274. 1578. 24 AOÛT. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Nécessité pour le Père Gratien d’aller s’expliquerdevant le Nonce et de travailler à la séparation desprovinces. Le Père Valdemoro et les Carmélites de Médina.Hôte charitable. Le Père Mariano et les Pères Jésuitesd’Avila.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité, mon Père !La lettre apportée par Pierre nous a causé une

vive joie, tant elle était pleine de bonnesespérances qui apparemment ne peuventmanquer de se réaliser. Plaise à Notre-Seigneurd'y mettre la main et de faire tourner les choses àsa plus grande gloire ! Cependant, tant que Paul275

n’aura pas parlé à Mathusalem276, et que je ne sauraipas la façon dont il a été reçu par lui, je ne seraipas sans inquiétude. Par charité, dès que VotrePaternité en aura connaissance, veuillez mel’écrire.

La mort d’un roi aussi catholique que celui dePortugal, m’a profondément affligée ; je suis, enoutre, très fâchée contre ceux qui l’ont laissés’exposer à un si grand péril277. [274] De toutesparts, le monde nous donne à entendre le peu de

274 La moitié de cette lettre est traduite pour la première fois en français.Elle contient, en outre, plusieurs corrections.275 Le Père Gratien.276 Le Nonce Mgr Sega.

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sécurité que nous devons avoir dans les joies, àmoins que nous ne cherchions notre bonheurdans la souffrance.

[Veuillez travailler à obtenir par tous lesmoyens possibles, comme vous le jugerezconvenable, et à n’importe quelles conditions, laséparation de la province. À la vérité, d’autresépreuves ne nous manqueront pas, mais ce seraitbeaucoup déjà d’avoir la paix. Si, à leur tour, lesPères mitigés pressaient le Nonce dans le mêmebut, et ils le feraient, je crois, de bon cœur, ceserait très heureux. Je désire vivement que vousn’omettiez pas de tenter un essai. Supposé que leNonce ne rencontre pas d’opposition de la partdes mitigés, il nous écoutera plus volontiers.Nous avons trouvé très charmante la réponsequ’il leur fit au sujet de leur entreprise de Médinaet de leurs instances auprès des religieuses pourles amener à obéir à leur propre provincial. C’estlà que se trouve le Père Valdemoro commevicaire. Il n’avait pas eu assez de suffrages pourêtre prieur, et le Provincial l’a nommé vicaire afinde relever ce monastère. Depuis les affairesd’autrefois, il est très indisposé contre la Prieure,la Mère Alberte. Ces Pères répandent le bruit277 Don Sébastien, roi de Portugal, perdit la vie avec un grand nombre deses sujets le 4 août 1578, sur les côtes d’Afrique, ou il était allé pourarborer la Croix. Plus de vingt ans auparavant, dit Ribera, la Sainte avait vuun ange tenant au-dessus de ce royaume une épée nue et ensanglantée.Quand elle apprit la mort de don Sébastien et de ses sujets, elle tombadans une grande affliction. Mais Notre-Seigneur lui dit : « Si je les aitrouvés disposés pour les appeler à moi, de quoi t’affliges-tu ? »

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qu’ils vont diriger les sœurs ; ils disent encorebeaucoup d’autres choses. Quant aux sœurs, ellesse meurent de peur, tant elles redoutent le PèreValdemoro. Mais je les ai déjà rassurées].

Lorsque vous jugerez le moment favorablepour que nous donnions au Nonce quelquemarque de déférence, veuillez, mon RévérendPère, nous aviser. De plus, [275] racontez-nous auplus tôt comment il vous a reçu, je vous ledemande par charité. Jusque-là, je ne cesseraid’être préoccupée ; cependant, j’espère dans leSeigneur que nos instantes prières nous serviront,et que tout ira bien.

[J’ai été très heureuse que Votre Paternité aitun logement si commode. Tout cela vous étaitvraiment nécessaire, après tant d’épreuves. Jesouhaiterais vivement que vous prissiez le comtede Tendilla278 pour vous accompagner à votrepremière entrevue avec le Nonce. Dans le cas oùce dernier accepterait vos excuses, vous seriez parle fait même entièrement disculpé de toutes lescalomnies dont on vous a accablé]. [Pour moi,j’en suis certaine, supposé que quelque personnede qualité plaidât la cause du Père Jean279 près duNonce, celui-ci donnerait l’ordre de le délivrerimmédiatement et l’enverrait dans un de nosmonastères ; on n’aurait qu’à lui dire de prendre

278 Grand protecteur de la Réforme.279 Saint Jean de la Croix, dont on ignorait encore la délivrancemiraculeuse.

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des informations sur les vertus de ce Père et luimontrer combien il est injuste de le tenir enfermé.Je ne sais m’expliquer cette infortune ; mais on netrouve jamais personne qui se souvienne de cesaint. La princesse d’Ebuli s’occuperait volontiersde cette affaire, si le Père Mariano lui en parlait280].

Les religieux de la Compagnie de Jésusréclament instamment l’arrivée de ce dernier ; ilsont grand besoin de son secours. Si sa présencen’est pas très nécessaire à Madrid, je vous supplieen charité de l’envoyer ; il y a longtemps que cesPères le demandent ; ils écrivent même au Noncepour le prier de donner son autorisation. C’est entout pour l’aller et le retour une absence de cinqou [276] six jours ; son travail ne durera qu’unedemi-journée, ou un jour tout au plus. Veuillez,malgré vos autres affaires, ne pas oublier de nousl’envoyer. Sachez que c’est très heureux que vouspuissiez le charger de rendre le service qu’ondemande. La chose vous paraîtra peut-être d’uneminime importance ; les Pères de la Compagnie laregardent, au contraire, comme absolumentindispensable.

Je ne sais comment récompenser DonDiégo281 de tout ce que nous lui devons pour tantde charité. C’est d’en haut que doit lui venir lepayement. Que Votre Paternité veuille luiprésenter tous mes respects, et lui dire de ne pas

280 Ce dernier fragment est restitué à la Collection.281 Diego de Peralta, chez qui le Père Gratien vivait caché à Madrid.

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vous abandonner, jusqu’à ce qu’il vous ait remisen lieu sur. Je suis épouvantée de toutes ces mortsarrivées par les chemins. Plaise au Seigneur, danssa divine bonté, de vous en préserver î

Je me recommande aux prières de Madamedoña Jeanne282. Présentez mon souvenir àMonsieur le Secrétaire283 et à ces dames. Mongrand désir est que nous ne soyons pas pluslongtemps pour eux tous la cause de tant desouffrances.

Je vous annonce que notre Père Général aécrit à doña Quiteria, comme vous le verrez par lalettre ci-jointe. Que Dieu pardonne à celui qui luia fourni les informations les plus malveillantes surnous ! Dans le cas où Sa Majesté nous accorderaitla grâce d’avoir une province séparée, il serait bonde députer immédiatement vers lui quelques-unsde nos Pères, et nous deviendrons, je crois, lesplus chers de ses enfants. En attendant, soyons-lede la divine Majesté, et advienne que pourra. Maisqu’il Lui plaise de nous garder Votre Paternité !Amen. [277]

On sonne Matines ; je me contente donc devous dire que la Prieure et les sœurs se portentbien. Toutes sont dans une paix profonde, et serecommandent, ainsi que mon frère, aux prièresde Votre Paternité. Elles sont très contentesd'apprendre la marche de nos affaires. Mais ce

282 Mère du Père Gratien.283 Thomas, frère du Père Gratien.

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qu’il y a de plus important pour moi, c’est quecette malheureuse visite, qui m’a tant coûté, soitenfin chose terminée, et que Votre Paternité n’aitplus à s’en occuper. Malgré le grand désir que j’enai, je crains encore qu’une telle faveur ne soit pasde longue durée.

C’est aujourd’hui le 24 août.L’indigne servante et fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCXXIX. 1578. FIN AOÛT. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Lettre au Nonce. Scrupule et prophéties de Paul.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE PATERNITÉ, MON

PÈRE !J’avais grande envie de répondre longuement

à la lettre pleine de tristesse et de mélancolie quevous m’avez envoyée. Mais j’ai été obligée fortheureusement d’écrire les lettres ci-incluses, etmaintenant ma tête n’en peut plus. Veuillez fairemettre l’adresse sur ce pli que j’envoie au Nonce ;je ne la mets pas moi-même, dans la crainte deme tromper ; chargez-en une de ces dames dontl’écriture se rapproche le plus de la mienne. [278]

Tout d’abord, mon Paul est bien simpled’avoir de tels scrupules284. Votre Paternité aura la

284 Le Père Gratien avait reçu du Nonce l’ordre de montrer ses pouvoirsde commissaire. Le Roi et les théologiens lui conseillaient de ne pas le fairetant que le Nonce lui-même ne montrerait pas en vertu de quels pouvoirsil agissait. Le Père Gratien était, malgré tout, très perplexe. De plus, leNonce avait lancé l’excommunication contre le Père Gratien à Valladolid.

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bonté de le lui dire. Mais à vous, il n’y a rien àdire. Tous les théologiens affirment que vous êtesen sûreté de conscience jusqu’à ce que l’on vousait notifié le Bref. Ce serait donc une folie d’allervous remettre entre les mains du Nonce avantque le président du Conseil285 l’ait apaisé ; et c’esten compagnie de ce dernier, si c’est possible, quevous devez vous présenter devant lui la premièrefois.

Par charité, n’allez pas nous faire tant deprophéties ; Dieu arrangera tout pour le mieux.En ce moment, je me rappelle que Joseph286 m’adit, quand Ardapilla287 était absent, que celaconvenait pour nos affaires. Et dès lors qu’il est simal vu, je n’ai aucun doute là-dessus. Quant à cequi est arrivé à ces autres ermites, il n’y a pas à entenir compte. Dieu découvre le mal, mais il saitégalement découvrir le bien.

Vous n’êtes point tenu à la messe ; j’aiconsulté des théologiens, et d’ailleurs, vous lesavez vous-même. Restez donc là où vous êtes,dans le plus grand secret : voilà mapréoccupation. Quand, malgré la vie facile quevous menez dans cette maison, vous êtes encore

Celui-ci, prévenu qu’on venait lui porter la sentence, avait fui et, passantpar Avila, s’était réfugié à Madrid, comme nous l’avons vu dans les lettresprécédentes.285 Monseigneur Pazos, évêque de Pati, nommé récemment évêqued’Avila.286 Notre-Seigneur.287 Jean de Padilla, qui montrait beaucoup de zèle pour la réforme desfamilles religieuses.

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triste, je me demande [279] ce que vous seriezdevenu à la place du Père Jean288 ?

On remettra à Alphonse Ruiz son argent. S'iln’est pas parti, dites-lui que j’ai déjà reçu environcent mesures ; il faut qu’on se presse pourenvoyer leur argent à nos sœurs de Malagon.C’est là qu’il recevra ses mesures. Ma tête n’enpeut plus, mon bon Père. Que Dieu soit avecvous ! Dès lors que vous êtes au service d’unedame telle que la Vierge, qui prie pour vous, nevous chagrinez de rien, malgré toutes les épreuvesoù je vous vois. Tous mes compliments àMadame doña Jeanne.

Thérèse de JÉSUS.Veuillez prévenir le président du Conseil que

nous demandons instamment à Dieu de luiconserver la santé.

LETTRE CCXXX289. 1578. AOÛT. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Épreuves de Saint Jean de la Croix. Sa sortie de prison.

[Je ne cesse de songer, je vous assure, à tousles tourments qu’on a fait endurer au Père Jean dela Croix. Je ne sais comment Dieu permet depareilles choses. Et encore Votre Paternité estloin de tout savoir. Pendant neuf moisconsécutifs, on l’a gardé dans une très étroite

288 Saint Jean de la Croix.289 Nous ne possédons ni le commencement, ni la fin de cette lettre,composée de deux fragments restitués à la Collection.

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prison, [280] où il pouvait à peine tenir, tout petitqu’il est lui-même. Durant ce temps, il n’a puchanger de tunique, bien qu’il ait été malade à lamort. Trois jours avant sa sortie, il avait reçu endon du sous-prieur une tunique et quelquesdisciplines très rudes. Il est demeuré là sansjamais voir personne. Je lui porte la plus grandeenvie. Béni soit Dieu d’avoir trouvé en lui uncourage capable d’endurer un tel martyre ! Mais ilest bon que tout cela soit connu, afin qu’on setienne davantage en garde contre ces gens290.

Que Dieu leur pardonne ! Amen…][On devrait faire une enquête pour montrer

au Nonce ce que ces Pères ont fait subir à cesaint, le Père Jean, sans qu’il y ait eu faute de sapart. C’est vraiment une chose lamentable. Parlez-en au Père Germain291 ; il se chargera de cela, caril est très bon juge dans cette question...].

LETTRE CCXXXI.292 1578. MILIEU DE SEPTEMBRE. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Sollicitude pour la santé de Saint Jean de la Croix.

… J’ai été extrêmement affligée quand j’aiappris quelles souffrances le Père Jean avait

290 Les Carmes mitigés.291 Celui qui avait été fait prisonnier en même temps que Saint Jean de laCroix.292 Fragment restitué à la Collection. Peut-être devrait-il être joint aux deuxprécédents, comme faisant partie d’une même lettre.

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endurées. J’ai eu, [281] en outre, beaucoup depeine qu’on le laissât partir immédiatement pourMadrid, malade comme il était. Plaise à Dieu qu’ilne meure pas maintenant ! Veillez, je vous prie, àce qu’on le soigne bien à Almodovar, et qu’il n’ensorte pas, si l’on veut me faire plaisir ; ne négligezpas de donner des ordres pour cela. Tâchez de nepoint l’oublier. Je vous l’assure, mon Père, il vousen resterait peu comme lui, s’il venait à mourir…

LETTRE CCXXXII293. 1578. 29 SEPTEMBRE. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Projet d’envoyer à Rome deux Carmes déchaussespour obtenir une province séparée et un protecteur spécial.Mécontentement du Père Antoine. Le Frère Jean de laMisère disparu. Le Père Paul Hernandez, jésuite, ami de laSainte.

… Tout cela serait très important ; supposéque ces Pères ne pussent aller à Rome tous lesdeux, il faudrait qu’il y en eût au moins un. Mais ilserait mieux qu’ils s’y rendissent l’un et l’autre. Ilssont très estimés des Pères de la Compagnie, cequi ne leur serait pas d’un petit secours pour lesnégociations. En tout cas, que Votre Paternitém’écrive sans retard, et, par charité, ne nousberçons pas plus longtemps d’espérances. Tout lemonde s’étonne que nous n’ayons aucun des

293 Nous avons corrigé en plusieurs endroits cette lettre, à laquellemanquent les premières lignes.

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nôtres à Rome, pour s’occuper de nos affaires ;voilà pourquoi les Carmes mitigés font tout cequ’ils veulent. [282]

Les deux Pères porteraient à Rome unmémoire dont le but serait d’obtenir, s’il étaitpossible, un protecteur spécial pour les Carmesdéchaussés.

Voilà le moment où il nous faut agir sansdélai ; Votre Paternité voit combien peu de tempsnous avons. Vous pouvez, de Madrid, m’avisers’il n’est pas déjà trop tard ; malgrél’empressement qu’on pourra apporter, tout cemois nous semble nécessaire. Je ris en moi-même,comme si j’avais en ma présence ceux qui doiventpartir, et en main de quoi payer leurs frais devoyage. Mais tant que nous ne commenceronspas, nous n’avons aucune chance de réussir ; nousaurions dû commencer dès le jour où nous noussommes soumis au Bref.

Le Père Antoine se fâche terriblement de ceque nous ne lui avons rien dit, et il a raison294. Jesuis étonnée de Monsieur Roch ; il aurait pufacilement prévenir ce Père, puisque lesmessagers de Madrid à Grenade ne manquentpas. J’ai écrit à ce dernier que Votre Paternitéallait le faire, et que, tant qu’il n’a rien su, il

294 Le Père Antoine faisait la visite en Andalousie, comme délégué du P.Gratien. Mais ce dernier, s’étant vu retirer ses pouvoirs par le Nonce, avaitoublié de prévenir le P. Antoine, qui continuait toujours ses visites, ou plusvraisemblablement, c’est Monsieur Roch de Huerta qui oublia de luienvoyer la lettre du P. Gratien.

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pouvait, en effet, user sans scrupule de sespouvoirs. Je ne sais où j’ai mis sa lettre ; si je latrouve, je vous l’enverrai.

J’ai été très peinée, je vous assure, que vousayez de tels Carmes déchaussés qui vous payent sipeu de retour ; je parle de celui qui s’en est alléavec le Père Balthasar. Les Carmes chaussés quiont été nos geôliers se sont montrés moinsingrats. Plaise à Dieu que ce Père ne fasse pas dessiennes, dès qu’il se verra libre ! Mais, au reste, ilest mieux dehors. [283]

Je crains que les mitigés n’aient pris le FrèreJean de la Misère ; car il n’a plus paru depuis queces Pères disent l’avoir vu295. Que le Seigneurremédie à tout, et nous garde Votre Paternité,comme toutes les sœurs et moi, vos fillesdévouées, nous L’en supplions ! Amen. Ma santéest assez bonne. La prieure de Salamanque m’aécrit qu’elle avait avisé Votre Paternité de laréception de la postulante.

C’est aujourd’hui la fête de Saint Michel.L’indigne servante et fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS.Veuillez communiquer au Père Mariano ce

que vous jugerez à propos de cette lettre ;présentez-lui mes respects, ainsi qu’au PèreBarthélemy, et répondez-moi promptement au

295 Il était parti d’Alcala pour Madrid, et de là s’était dirigé vers Rome pourdemander au Général l’autorisation de continuer à porter son habit deCarme déchaussé.

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sujet de ce voyage de Rome. Je vous dirai qu’il y aà Madrid un Père de la Compagnie de Jésus quiest un de mes amis les plus intimes. On dit qu’ilest là à cause du président du Conseil ; peut-êtreest-il du même pays que lui. Dans le cas où celaserait nécessaire, je lui écrirais. Il s’appelle PaulHernandez.

C’est un charretier qui vous portait cettelettre. Comme il a été ramené malade, il me l’arendue. Je l’ai ouverte pour voir ce que je vousdisais. Il me semble bon que vous la voyiez,malgré la fatigue qu’elle peut vous donner. [284]

LETTRE CCXXXIII. 1578. 4 OCTOBRE. AVILA.

AU PÈRE PAUL HERNANDEZ, DE LACOMPAGNIE DE JÉSUS, À MADRID.

Épreuves de la Réforme et du Père Gratien. Suppliqueau Père Hernandez pour prendre la défense de la Réformeprès du président du Conseil royal et du Nonce.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous,

mon Père !Il y a près de huit jours que j’ai reçu une lettre

de la prieure de Tolède, Anne des Anges,m’annonçant que vous êtes à Madrid. Cettenouvelle m’a causé une grande joie, car il mesemble que Dieu vous y a conduit pour donnerquelque adoucissement à mes épreuves. Depuis lemois d’août de l’année dernière, elles ont été, jevous l’assure, si terribles et si diverses que ce

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serait un repos pour moi de vous en raconterquelques-unes de vive voix ; vous les dire toutesme serait impossible. Ce qui met le comble à tantde maux, c’est que nous sommes dans la situationdont vous parlera le porteur de cette lettre, qui, àcause de son amour pour nous, prend la plus vivepart à nos peines et mérite toute notre confiance.

Le démon ne peut supporter la ferveur aveclaquelle les Carmes et les Carmélites de laRéforme servent Notre- Seigneur. En vérité, vousseriez consolé d’apprendre quelle est la perfectionde leur vie. Il y a déjà neuf [285] monastères dePères Carmes déchaussés où se trouventbeaucoup de sujets de grand mérite. Mais commenous ne formons pas une province à part, lesPères mitigés, nous font subir tant d’ennuis et detracas, qu’il est impossible de vous les exposer parécrit. En ce moment, notre salut ou notre ruine setrouve, après Dieu, entre les mains du Nonce ; et,pour nos péchés, les Carmes mitigés lui ont faitde tels rapports contre nous, et il y a ajouté tantde foi, que je ne sais où tout cela aboutira. On luia dit de moi que j’étais une femme vagabonde etinquiète, et que les monastères que j’ai fondésl’ont été sans permission, ni du Pape, ni duGénéral. Jugez-en vous-même : pouvait-on mecharger d’une imputation plus noire et plusindigne d’une chrétienne ?

Ces bons Pères ont encore dit beaucoupd’autres choses que l’on ne peut pas répéter, soit

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contre moi, soit contre notre Père Gratien, qui lesa visités. C’est une pitié que d’entendre descalomnies si révoltantes. Et cependant, ce Père, jevous le certifie, est par la gravité de ses mœurs, etpar sa pureté de conscience, l’un des plus grandsserviteurs de Dieu avec lesquels j’aie été enrapport ; croyez bien que je dis en cela la vérité.Enfin, toute son éducation s’est faite dans laCompagnie de Jésus, comme vous pouvez lesavoir. C’est d’Alcala qu’est venue la cause pourlaquelle le Nonce est indisposé contre lui. Maisdès qu’on voudra l’entendre sur les choses qu’onlui reproche, on verra qu’il n’est pas trèscoupable, et même qu’il ne l’est nullement. LeNonce n’est pas moins indisposé à mon égard ; etcependant, je n’ai rien fait qui pût lui déplaire. Jeme suis soumise de tout cœur au Bref qu’il aenvoyé à Avila, et je lui ai écrit une lettre aussihumble que possible.

Je pense que cette épreuve vient d’en haut. LeSeigneur [286] nous veut dans la souffrance, carpersonne ne prend la défense de la vérité, ou nedit quelque bonne parole pour plaider ma cause.Je vous le déclare en toute sincérité, je ne suisnullement troublée ni peinée pour ce qui metouche personnellement ; j'en éprouve, aucontraire, une joie toute spéciale ; mais, à monavis, quand on viendra à reconnaître la faussetéde ce que disent de moi ces Pères, on ne croirapeut-être plus ce qu’ils débitent contre notre Père

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Gratien, et c’est là l’important pour nous.Gomme le Nonce prétend que nous ne sommespas en règle, et que nos monastères ont étéfondés sans permission, je me permets de vousenvoyer une copie des patentes authentiques quisont entre mes mains. Le démon, je le vois, nenéglige aucun effort pour jeter le discrédit sur nosmaisons. Mon désir serait qu’il se trouvât desserviteurs de Dieu pour prendre leur défense. Omon Père, que les amis se font rares quand on estdans la tribulation 1

Le président du Conseil, m’assure-t-on, vousaime beaucoup, et vous êtes à Madrid à cause delui. Les choses dont je viens de parler et d’autresencore, il ne les sait, je crois, que par le Nonce.Vous nous rendriez un grand service en ledétrompant. Vous le pouvez, puisque vous êtestémoin oculaire de tout et que vous connaissezmon âme. Vous procureriez par là, soyez-enassuré, une grande gloire à Notre-Seigneur.Veuillez montrer au président combien il importede favoriser la Réforme naissante de cet Ordrequi, vous ne l’ignorez pas, était si relâché.

On prétexte que c’est un Ordre nouveau, quece sont des inventions. Mais qu’on veuille donclire notre règle primitive, et on verra que nous nefaisons que l’observer sans mitigation aucune,telle que le Pape la donna tout d’abord. Qu’onn’ajoute plus foi qu’à ce qu’on verra, qu’on [287]examine notre genre de vie et celui des Pères

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chaussés, et qu’on n’écoute plus ces derniers. Jene sais d’où ils tirent tant de choses qui ne sontpas, et dont ils se servent pour nous déclarer laguerre. Je vous supplie, en outre, de parler, de mapart, au Père qui confesse le Nonce, de luiprésenter mes respects et de lui exposer toute lavérité, afin qu’il oblige le Nonce, en conscience, àne pas publier des choses si préjudiciables pournous, avant d’avoir pris des informations.Déclarez-lui, que, malgré ma misère, je ne suis pasencore arrivée au point d’être coupable de cedont on m’accuse. Vous direz cela, pourvu quevous le jugiez à propos ; sinon, non.

Vous pourriez, de plus, lui montrer, dans lecas où vous le croiriez utile, les patentes en vertudesquelles j’ai fondé. L’une d’elles porte même leprécepte formel de ne pas omettre de poursuivreles fondations. Notre Père Général, que jesuppliais de me relever de ce précepte, merépondit un jour : « Je voudrais vous voir fonderautant de monastères que vous avez de cheveuxsur la tête. » Il n’est donc pas juste de jeter lediscrédit par la calomnie sur tant de servantes deDieu. Et puisque, comme on le dit, c’est dans laCompagnie de Jésus que j’ai été élevée, que j’aimême reçu la vie, vous devez, ce me semble,manifester la vérité, et amener par là unpersonnage aussi grave que le Nonce, étranger ànotre pays, et venu en Espagne pour réformer lesOrdres religieux, à examiner ceux qu’il doit

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réformer, ceux qu’il doit favoriser, et à châtierceux qui vont lui débiter tant de faussetés.

Vous verrez ce qu’il y a à faire. Ce que je vousdemande, pour l’amour de Notre-Seigneur et desa sainte Mère, c’est qu’après nous avoir favorisésdès le jour où vous nous avez connus, vous nousfavorisiez encore dans la nécessité où noussommes. Tous les membres de la [288] Réformevous payeront de retour. D’ailleurs, vous devezcela à l’affection que j’ai pour vous, et à la vérité,que vous manifesterez de la meilleure manièrepossible.

Je vous supplie de m’aviser de tout, et de medonner, en particulier, des nouvelles de votresanté. La mienne n’a pas été brillante cette année ;le Seigneur a voulu m’éprouver de toutesmanières. Cependant, je fais peu de cas de messouffrances personnelles. Ce qui me cause de lapeine, c’est de voir tant de serviteurs de Dieusouffrir à cause de mes péchés. Que la divineMajesté soit avec vous et vous garde ! Veuillez medire si vous devez rester longtemps à Madrid,comme on me l’a annoncé.

C’est aujourd’hui la fête de Saint François.Votre indigne servante et véritable fille,

Thérèse de JÉSUS, Carmélite. [289]

LETTRE CCXXXIV296. 1578. 15 OCTOBRE. AVILA.296 Cette lettre contient plusieurs corrections qui ont été faites d’aprèsl’autographe conservé au couvent de Corpus Christi, à Alcala de Hénarès.

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AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Mort du Père Général. Le Père Gratien et le Nonce.Conseils pour les négociations à Rome.

JÉSUS !Que le Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence, mon Père !En vous voyant délivré de vos pouvoirs de

commissaire, mon chagrin au sujet de tout le restea disparu, et maintenant, advienne que pourra.Mais j’ai été profondément attristée à la nouvellede la mort de notre Père Général297 : je suis dansle plus grand chagrin. Le premier jour, je n’aicessé de pleurer, sans pouvoir faire autre chose ;je me laissais aller à la peine de lui avoir causé tantd’ennuis, et certes, il ne les méritait pas. Si nousavions eu recours à lui, toutes les difficultésseraient aujourd’hui aplanies. Dieu veuillepardonner à ceux qui ont tout empêché ! Je meserais bien entendue avec Votre Paternité, malgréle peu de crédit que j’ai eu auprès de vous sur cepoint. Le Seigneur, néanmoins, conduira tout àbonne fin. Ce qui me touche davantage, c’est laperte dont je viens de parler et les souffrancesendurées par Votre Paternité. Ce sont [290] desangoisses mortelles que vous m’avez relatées dansvotre première lettre ; car j’en ai reçu deux depuisvotre entrevue avec le Nonce.

297 Le T. R. P. Rubéo était mort le 5 septembre précédent.

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Je vous dirai, mon Père, que j’étais trèsaffligée de ce que vous ne lui montriez pasimmédiatement vos pouvoirs. Certainement,votre conseiller doit être bien peu sensible à vossouffrances. Au moins, vous aurez fait une bonneexpérience, et je m’en réjouis ; vous apprendrezpar là à conduire les affaires par où elles doiventaller, et non au rebours, comme je vous l’ai ditsouvent. À la vérité, des circonstances se sontprésentées et ont tout entravé ; il ne faut pluss’occuper de cette question. Dieu, d’ailleurs,conduit les événements de façon à éprouver sesfidèles serviteurs.

Je voudrais vous dire beaucoup de choses,mais on doit prendre ma lettre ce soir, et il estpresque nuit. J’ai écrit très longuement à l’évêqued’Osma298 pour le prier de s’entretenir avec leprésident et le Père Mariano de l’affaire dont je luiavais parlé, et de vous aviser ensuite.

Je viens de voir mon frère. Il se recommandeinstamment à vos prières. Tous, ici, nous sommesd’avis que les Pères n’aillent pas à Rome, surtoutmaintenant, à cause de la mort de notre PèreGénéral, et cela pour plusieurs raisons. D’abord,ce voyage n’étant pas secret, les Carmes mitigésne laisseraient peut-être pas partir les Pères et lesprendraient ; on exposerait ainsi ces derniers à dessouffrances mortelles ; de plus, leurs papiers etleur argent seraient perdus. En troisième lieu, ils298 Don Alphonse Velasquez, qui avait été son confesseur à Tolède.

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n’ont pas assez d’expérience des affaires deRome. Quand ils y arriveraient, dès lors que nousn’avons plus notre Père Général, on lesregarderait comme des fugitifs ; car enfin, on lesverrait passer dans les rues, et personne n’oseraitles défendre, [291] ainsi que je l’ai dit au PèreMariano. Quand nous n’avons pu en Espagne,avec toutes les faveurs dont nous jouissons,délivrer le Père Jean299, que serait-ce donc là- bas ?

Envoyer des religieux paraîtrait mal aux yeuxde tous et surtout de mon frère qui est très affligéde la façon dont on persécute les Carmesdéchaussés. On pense, en outre, qu’il vaudraitmieux charger de cette affaire une personnecapable de s’en occuper. C’est, en particulier,l’opinion de mon frère. Il connaît les Carmesmitigés ; et il regarde cette mesure comme trèsimportante. On remettrait toute notre cause entreles mains de celui dont je vous ai parlé. Ledocteur Rueda a tant de confiance en lui qu’il nevoit aucune nécessité d’envoyer des religieux.

Que Votre Paternité veuille bien examiner letout. Et si tel est votre sentiment et celui du PèreMariano, expédiez un messager à Almodovar300

pour prier les Pères de ne pas s'occuper duvoyage des religieux à Rome, et, aussitôt après,prévenez-moi. Le messager qui porte cette lettreest très sûr, quoique un peu plus cher. Mais

299 Saint Jean de la Croix.300 Les Pères étaient réunis en Chapitre à Almodovar.

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pourvu qu’on trouve de l’argent maintenant,chaque couvent donnera ensuite sa quote-part.On pourrait emprunter sur l’héritage d’Alcala, etrembourser l’argent plus tard ; pour moi, je nevois pas comment il me serait possible de trouverici la somme dont nous aurions besoinimmédiatement. C’est dans ce sens que j’écris auPère Mariano, comme Votre Paternité le verra.

Portez-vous bien, mon Père. Dieu conduiratout à bonne fin. Qu’il Lui plaise que nous soyonstous du même avis cette fois, et qu’on ne fasserien en dehors de cette ligne [292] de conduite ;sans quoi, nous donnerions lieu aux mitigés denous martyriser.

[L’indigne servante de Votre Paternité,Thérèse de JÉSUS301].

C’est une chose terrible que de voir commenttoutes nos affaires vont à l’heure présente, etcomment le démon vient en aide à ces Pères. Il abien travaillé pour lui-même, je vous l’assure,quand il nous a enlevé le grand ange,302 et lui asubstitué l’homme posé qui le remplace303. Je nesais comment s’est accomplie cette folie. Supposéqu’Ardapilla se fût trouvé ici dans cescirconstances, on en eût fait, je crois, de plusgrandes encore. Je vois bien, mon Père, quel301 C’est ici que se termine la lettre écrite de la main de la Sainte avec sasignature. Le post-scriptum assez long qui suit est de la main de lareligieuse qui lui servait de secrétaire.302 Le président Covarrubias, grand défenseur de la Réforme.303 Le nouveau président, Monseigneur Mauricio Pazos.

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martyre vous avez enduré, au milieu de tant d’avisopposés. On aurait dû vous laisser agir : il est clairque Dieu vous guidait.

Toutes vos filles de Saint-Joseph serecommandent instamment à vos prières. Je suiscontente que vous leur ayez défendu de parler àpersonne de tout cela. Allons doucement, et quece projet de Rome s’accomplisse ; le tempsaplanit les difficultés ; qu’on s’arrange là-bas,comme le dit Votre Paternité. Mon seul désirserait d’être plus près de vous ; nous pourrionsalors nous voir souvent, et mon âme en auraitune grande consolation, mais je ne mérite pascette faveur ; ce que je mérite, c’est la croix ettoujours la croix. Pourvu qu’elle vous épargne,qu’elle vienne ; elle sera bien reçue.

Je vais passablement, quoique cette pauvretête me fasse [293] souffrir beaucoup. Que Dieusoit toujours avec Votre Paternité ! Par charité, nevous fatiguez pas de m’écrire longuement. J’ai ététrès contente qu’on ne nomme pas un provincial ;d’après ce que me dit Votre Paternité, cela mesemble très prudent. Comme le Père Antoinem’assurait que, sous peine de péché, on nepouvait agir autrement, je ne l’ai pas contredit. J’aipensé que tout était terminé ici. Néanmoins, dansle cas où les Pères iraient à Home pour obtenir laconfirmation des élections, ils devraient traiter dela séparation de la province. Qu’on veuille bien

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nous annoncer tout ce qu’on se propose de faire,supposé que l’on passe par Avila.

C’est aujourd’hui le 15 octobre.Je suis de Votre Paternité la sujette et la fille,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCXXXV304. 1578. NOVEMBRE. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Elle le console dans ses épreuves et le détourne de sonprétendu projet de sortir de la Réforme.

… Plaise à Dieu de vous donner la force dedemeurer ferme dans la justice, au milieu de tousles grands dangers où vous êtes ! Heureusesépreuves, quand, malgré leur gravité, nous avonsla justice de notre côté. Je ne [294] m’étonne pasque, si l’on aime Votre Paternité, on veuille vousvoir délivré305 de ces dangers, et qu’on prenne lesmoyens d’y arriver. Mais il ne serait pas bond’abandonner la Vierge à l’heure d’une si grandedétresse306. Madame doña Jeanne ne vous leconseillera pas, j’en suis sûre, et ne consentirajamais à un tel changement. Dieu nous en

304 Fragment restitué à la Collection des Lettres. Nous y avons faitquelques additions et corrections d’après la copie de la Bibliothèquenationale de Madrid.305 Le Père Gratien était alors prisonnier chez les Carmes mitigés deMadrid.306 On avait fait courir le bruit que le Père Gratien voulait entrer religieuxchez les Augustins. Sa mère lui envoya dire que si cela arrivait, elle ne leregarderait plus comme son fils. Le comte de Tendilla voulait même lepoignarder. Le Père Gratien répondit avec calme qu’il n’avait jamais eumême la pensée de quitter l’Ordre de la Vierge.

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préserve ! Vous n’échapperiez point par là auxépreuves, vous vous y plongeriez encore. Cellesoù nous sommes passeront promptement avecl’aide de Dieu. Celles de l’autre Ordre dureraientpeut-être toute la vie. [Veuillez bien considérercela].

Plus je pense à l’hypothèse où l’on vousrendrait les pouvoirs de visiteur, plus je trouvecela dangereux. Il faut chaque jour vivre dans lesalarmes et vous voir aux prises avec desdifficultés de toutes sortes. Après tout, je le vois,ce pouvoir de visiteur passe aussi promptementqu’une bouchée de pain, tandis que nouspourrions longtemps encore voir Votre Paternitéexposée à quelque grave danger. Pour l’amour deDieu, je vous en supplie, dans le cas où le Noncevous commanderait d’accepter de nouveau cespouvoirs, faites votre possible pour vousexcuser… [295]

LETTRE CCXXXVI. 1578. NOVEMBRE. AVILA.

AU PÉRE AMBROISE MARIANO, À ALCALADE HÉNARÈS.

Conseils à suivre au milieu de l’épreuve.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE, MON

PÈRE !Monseigneur don Teutonio, qui est en ce

moment à Madrid, m’a écrit aujourd’hui que leNonce ne partait pas. Dans ce cas, et à moins quevous ne soyez retenu par la maladie à Alcala, il est

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absolument inadmissible que vous paraissiezrefuser de lui obéir. Je vous dirai, mon Père,d’après ce que je comprends, que les mitigésvoudraient déjà renouer amitié avec nous. Voyonstout d’abord ce qu’il plaira à Dieu d’ordonner. Ilest bon de temporiser, comme Votre Révérencel’a fait. Assurément, je ne jette pas la faute auNonce, mais le démon a tellement bien dressé sesbatteries que rien ne saurait m’étonner. N’ayezpas peur, quoique personne n’ose vous défendre ;le Seigneur est votre garde. Il nous a déjà accordéla grâce de voir Votre Révérence contenir sacolère jusqu’à ce jour ; perfectionnez-vous encoresur ce point ; que ce soit là maintenant votrecroix ; elle ne sera pas petite. Si le Seigneur nevous avait soutenu d’une manière spéciale,croyez-le bien, vous n’auriez pas pu vouscontenir..

Quant à la réponse du Conseil, nous n’avonspas à l’espérer. Ne voyez-vous pas que ce ne sontlà que des compliments ? Quelle nécessité y a-t-ilde nous réclamer [290] l’acte dont vous parlez, etde l’envoyer ? On en a la copie à Madrid, et onsait qu’elle est authentique. L’heure du repos n’estpas venue pour nous, attendons un peu. LeSeigneur sait mieux ce qu’il fait, que nous, ce quenous voulons.

Que vous semble-t-il de la façon dont onnous traite dans le billet ci-inclus ? Je ne saispourquoi on cherche à prouver la fausseté de

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telles calomnies. Notre Père n’a pas raison encela ; c’est trop se rabaisser. Pour l’amour deDieu, ne montrez cet écrit à personne. On diraitque nous avons peu de sagesse de nous troublerde telles folies, et d’en parler. À mes yeux, si nousvoulons ne point commettre une grandeimperfection, nous n’avons qu’à en rire.

Je vous le dis, mon Père, toutes ces lettres ettoutes ces affaires, où j’étais si isolée, ont fini parm’occasionner un grand bruit et une grandefatigue dans la tête. On me commande de ne rienécrire de ma main, à moins d’une vraie nécessité.Je ne m’étendrai donc pas davantage. J’ajoute unseul mot. Quant à chercher à obtenir du Roi cedont vous me parlez, n’y songez même pas, tantque vous n’aurez point étudié longtemps cetteaffaire. À mon avis, ce serait s’exposer à perdrebeaucoup de crédit. Dieu, d’ailleurs, ne manquerapas d’y pourvoir par un autre moyen. Qu’Il megarde Votre Révérence !

De Votre Révérence la servante,Thérèse de JÉSUS. [297]

LETTRE CCXXXVII307. 1578. NOVEMBRE. AVILA.

AU PÈRE MARIANO, À MADRID.

Prudence dans ses rapports avec les mitigés. Le PèreTostado et le Père Mariano. Rapports avec le Nonce.

307 Plusieurs corrections ont été faites à cette lettre d’après la copie de laBibliothèque nationale de Madrid.

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JÉSUS SOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE !Oh ! comme je voudrais vous écrire une

longue lettre ! car la vôtre m’a procuré une grandejoie. Mais on m’a saignée hier, et on doit mesaigner encore aujourd’hui ; voilà pourquoi je n’aipu écrire ; je ne pensais pas que le messager dutpartir sitôt, et il me presse de lui donner cettelettre. La saignée a remis la vie dans ma tête. Jeserai promptement rétablie, s’il plait à Dieu.

C’est un vrai plaisir pour moi de vous voirloger chez les Pères mitigés, dès lors que vousêtes à Madrid. Mais veillez-y bien, mon Père ; onpèsera toutes vos paroles. Pour l’amour de Dieu,tenez-vous sur vos gardes, et ne dites pas tout ceque vous savez. Ce qu’on raconte du PèreTostado, je le crois très volontiers ; s’il estprudent, il ne viendra pas sans un oui de la partde celui qui doit le dire308. Il voudrait l’obtenir parvotre intermédiaire309. Je n’ai rien vu de si plaisant.[298]

J’ai déjà reçu les lettres que vous dites m’avoirenvoyées ; on m’a remis hier celle-ci de notrePère. Quant au Père Balthasar, je lui aicertainement écrit, et même plus d’une fois.Comme vous êtes chez les Pères mitigés, vousserez très bien à la Cour. Continuez toujourscomme vous faites, et contentez le Nonce ; en

308 C’est-à-dire le Nonce, et non le Père Gratien.309 Malgré toutes les difficultés de la Réforme, le Nonce écoutait volontiersle P. Mariano.

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définitive, il est notre supérieur, et l’obéissance estd’un bon exemple pour tout le monde. Je n’ai pasle temps de vous en dire davantage.

De Votre Révérence,Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCXXNVIII310. 1578. VERS LA FIN DE DÉCEMBRE. AVILA.

À DON ROCH DE HUERTA, À MADRID.

Chagrin de ne pouvoir lui montrer toute sareconnaissance. Grands troubles à Avila.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous !Je vous envoie sous ce pli une lettre pour le

Père maître Chavès.311 Je le préviens que vous luidirez dans quel état sont nos affaires. Tâchez detrouver une occasion de lui parler et de luiremettre vous-même ma lettre. Vous l’instruirezde la façon dont nous traitent ces bons Pèresmitigés. La lettre que je lui envoie produira, je[299] pense, quelque effet. Je le supplieinstamment de parler au Roi, et de lui raconterquelques-uns des préjudices qu'ils nous ontcausés, à nous religieuses, quand nous étions sousleur juridiction. Que Dieu leur pardonne I

Ces Pères vous donnent tant de travail que jene sais d’où vous tirez les forces pour le

310 Cette lettre contient trois fragments traduits pour la première fois.311 Religieux dominicain. Il avait été confesseur de la Sainte et l’était alorsde Philippe II.

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supporter. Vos débours, je le comprends, aurontété considérables. Vous ne sauriez croire combienje souffre de ne pouvoir faire tout ce que jevoudrais, à cause des dépenses que j’ai ici ; je nevois même pas comment il me sera possibled’aider nos Pères pour leur voyage à Rome,quand nos monastères ont mes frais de courriersà leur charge. Ce ne sera pas peu que cela finisseun jour, et je regarderai le tout comme bienemployé, si nous trouvons le repos ; nouspourrions alors réaliser mon désir à l’égard decelui envers qui nous avons tant d’obligations.

Vous verrez par l’information que je vousenvoie le peu d’effet que produit sur les Pèresmitigés la provision royale. Je ne sais s’ils auraientdu respect pour le Roi lui-même. Habitués,comme ils le sont, à faire tout ce qu’ils veulent,(ce qui leur réussit très bien par ici), c’est, je vousl’assure, le moment le plus dangereux que nousayons pour traiter avec eux. Vous me dites qu’ons’est soumis à Pastrana et à Alcala. A-t-on donnéune réponse analogue à la nôtre ? je l’ignore.Veuillez, par charité, m’en aviser, car notre Pèrene me parlait point de cela ; sans doute, il n’y étaitpas allé.

Toutes vos pièces me sont arrivées ; mais ellessont venues tard pour nos autres maisons.Veuillez me dire de quoi elles peuvent nousservir, dès lors que les gens de justice ne reçoiventpas l’ordre de chasser ces Pères ou de prendre

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quelque autre mesure sévère. Ce matin, on seserait cru au jour du jugement. Tous, gens dejustice, [300] hommes de lettres, gentilshommesqui se trouvaient là » furent scandalises de leursmanières si peu religieuses. Pour moi, j’étais dansune grande affliction, et volontiers j’eusse laissétout ce monde écouter ces Pères… mais aucuned’entre nous n’osait dire mot.

Ils ne peuvent pas déclarer avec vérité,croyez-le, qu’ils nous ont vu faire quoi que cesoit. Car Pierre312 était à la porte, et dès qu’il les avus, il est allé prévenir mon frère qui arriva encompagnie du corrégidor, ce dont je fus vraimentpeinée ; tout cela nous sert de peu : on ajouterasans doute plus de foi à ce qu’invente leurimagination qu’à la vérité de nos paroles. Parcharité, prévenez notre Père de tout, car je n’aipas le temps de lui écrire, et donnez-moi desnouvelles de votre santé et de la sienne.

La lettre de Valladolid que je vous priai l’autrejour de lire et d’envoyer à notre Père a étééchangée par erreur. Celle que je devais vousexpédier est restée ici ; je demandais à notre Pèrecomment il avait fait sa visite aux mitigés, et je luiracontais tout ce qui s’est passé ; mais j’ai écritqu’on vous en informe ; j’ai également écrit àMédina. Dites-moi ce que vous pouvez savoir duPère Balthasar depuis son entrevue avec le

312 Le domestique dont nous avons déjà parlé, et qui plus tard se fit Carmedéchaussé.

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Nonce. [Mandez- moi, en outre, si les mitigéspeuvent citer en justice les Pères déchaussés, card’après le Bref, le Provincial seul a le pouvoir desubstituer. C’est ce qu’on affirme par ici ; maisest-ce avec raison ? je l’ignore].

Je vous apprends qu’on doit, dit-on, metransférer dans un autre monastère. Supposé quece fût dans un des leurs, quelle vie pire qu’au PèreJean de la Croix on me ferait mener ! J’ai craintaujourd’hui qu’on ne fulminât [301] contre moiquelque excommunication, [quand j’ai vu qu’onapportait un petit papier avec l’autre plus grand].Mais je n’ai pas tous les mérites du Père Jean poursouffrir autant. [Cependant, ç’a été une trèsgrande joie pour moi que ce Père… fût parti si àpropos…313]

LETTRE CCXXXIX. 1578. 28 DÉCEMBRE. AVILA.

À ROCH DE HUERTA, À MADRID.

Heureuse nouvelle pour la Réforme. Petits règlementsde comptes. Avis divers.

JÉSUS !soit toujours avec vous, et vous accorde autant dejoie pour la fin de ces fêtes de Noël et lecommencement de l’année que vous nous en avezprocurée par une aussi bonne nouvelle314 !

313 Le reste de la lettre manque. Nous ne savons de quel Père il s’agit.314 Il annonçait que le Roi avait demandé au Nonce de prendre desassistants pour s’occuper des affaires de la Réforme.

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La lettre apportée par Pedro Riès315 m’avaitprofondément attristée les deux premiers jours deces fêtes ; mais quand, au matin du jour de la fêtede Saint Jean, est arrivé l’autre charretier, nousavons été au comble de la joie. Béni soit Dieu denous avoir octroyé une telle grâce ! Je vousl’assure, tout le reste ne me cause plus autant depeine. Ce serait, cependant, une bien grandeconsolation [302] pour moi de voir ces deuxPères en liberté316. J’espère que le Seigneur, aprèsnous avoir fait cette faveur, nous accordera lesautres. Quant à la séparation de la province, queSa Majesté l’accomplisse, puisqu’Elle en voit lanécessité !

Plaise à Dieu de vous ¡récompenser d’avoirvoulu prévenir le licencié de notre affaired’argent ! Qu’il vous récompense, en outre, detous les services que vous nous rendez ! Si vousaviez attendu davantage, cela ne m’eût pointpréoccupée. Toutefois, cette démarche suffît,jusqu’à ce que nous ayons une réponse. Quandvous remettrez cet argent au licencié, veuillezm’en donner avis, et je vous rembourseraiimmédiatement ; en cela, je serai fidèle.

Je vous supplie de remettre en main propreles lettres ci-jointes ; cela convient. Ne manquez

315 Le domestique déjà sus-mentionné.316 Le Père Gratien et le Père Doria, qui étaient prisonniers chez lesmitigés de Madrid. Le Père Mariano n’était plus à Madrid. Le Nonce l’avaitenvoyé au couvent de Pastrana.

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jamais de m’accuser réception de celles que jevous envoie ; sans cela, j’en suis préoccupée, et ily a de quoi. Considérez qu’il est très important deles remettre en main sûre.

Dès que je verrai nos Pères libres, j’aurai peude peine de tout le reste. Dieu, en effet, conduiratout mieux que nous. En définitive, c’est sonœuvre. Veuillez présenter mon respect à Madamedoña Inès et à ces dames.

C’est aujourd’hui dimanche, fête des saintsInnocents.

Votre indigne servante,Thérèse de JÉSUS. [303]

LETTRE CCXL317. 1578. 28 DÉCEMBRE. AVILA.

À DONA JEANNE DANTISCO, MÈRE DU PÈREGRATIEN, À MADRID.

Emprisonnement du Père Gratien. Ordre du Roi.

… Vous saurez, chère Madame, que depuislongtemps, il318 ne cessait de demander à Dieu descroix et qu’il les appelait de tous ses vœux. SaMajesté le disposait clairement à celles qu’il allaitrecevoir de sa main. Oh ! comme elles ont ététerribles ! [Que le nom du Seigneur soit béni319] !car le Père Gratien doit avoir réalisé de telsprogrès, qu’il ne se reconnaîtra plus lui-même. Il aété pour nous tous une occasion de gagner bien

317 Les deux premières lignes de cette lettre manquent dans l’autographe.318 Le Père Gratien.319 Fragment publié pour la première fois en français.

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des mérites. Je n’ai cessé de penser à votrechagrin et à celui de votre famille ; assurément,vous en aurez tous retiré du profit.

Dès que je verrai libres le Père Gratien et lesautres Pères qui sont encore en prison, ma joiesera parfaite. Et cela, nous le verrons, puisqu’ilsn’auront plus maintenant autant d’accusateurs.Comme je l’ai dit, Notre- Seigneur lui-même, j’enai l’assurance, aura un soin particulier de cetteaffaire, la plus importante pour nous ; car lesbonnes âmes qui le Lui demandent ne manquentpas ; Il fera donc ce qui doit contribuer davantageà son honneur et à sa gloire. [304]

Que la divine Majesté vous tienne de sa mainet vous garde, ainsi que Monsieur le Secrétaire, àqui je présente mes respects et à toutes cesdames320 ! Les sœurs de Saint- Joseph vousprésentent les leurs. Elles sont très contentes dece qui a été décidé321. Pour moi, je le suisdavantage encore de l’assurance dont je viens devous parler. Il est vrai, nous devrons continuer àfaire pénitence quelque temps, jusqu’à ce quenotre Père soit délivré et nous écrive. Nous nerecevons plus de ses lettres, et cependant ellesétaient d’un grand profit pour nos âmes. Nous leslisions comme des sermons en présence de toutes

320 L’autographe met clairement todas esas señoras, toutes ces dames, et nontodos esos señores, tous ces messieurs.321 Philippe II, comme on venait de l’apprendre, avait exigé que le Nonceprît quatre conseillers pour régler les affaires de la Réforme.

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les sœurs. Le démon veut nous priver même decette faveur. Mais Dieu est au-dessus de tout.

C’est aujourd’hui la fête des Saints Innocents.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCXLI. 1578. VERS LA FIN DE DÉCEMBRE. AVILA.

À ANNE DE JÉSUS, PRIEURE DE VÉAS, ET ÀSES RELIGIEUSES.

Le vrai Père de son âme. Elle leur recommande des’adresser à Saint Jean de la Croix pour la direction de leurâme.

Je vous le certifie : ce serait une insigne faveurpour moi d’avoir ici mon Père Jean de la Croix322.Il est vraiment le [305] Père de mon âme et l’unde ceux qui lui ont procuré le plus de bien parleurs paroles. Recourez à lui, mes filles, en toutesimplicité ; vous pouvez avoir en lui, je vousl’assure, la même confiance qu’en moi, et vous enserez très contentes. Il est très élevé dans les voiesintérieures, et, de plus, il joint la plus grandeexpérience à une science très profonde. Les sœursd’Avila, qui étaient habituées à sa doctrine,trouvent qu’il leur fait bien défaut. RemerciezDieu qui a voulu que vous l’ayez si près de vous.Je lui écris pour le prier de vous secourir. Je saiscombien il est charitable : il ira vous trouvertoutes les fois que vous aurez besoin de lui.

322 Le Saint était au couvent du Calvaire, à deux lieues de Véas.

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LETTRE CCXLII. 1578. VERS LA FIN DE DÉCEMBRE. AVILA.

À ANNE DE JÉSUS, PRIEURE DU COUVENTDE VÉAS.

Vertu et science de Saint Jean de la Croix. Un granddirecteur.

J’ai trouvé charmant, ma fille, que vousvinssiez vous plaindre avec si peu de motif, quandvous avez là mon Père Jean de la Croix, qui est unhomme céleste et divin. Je vous assure, ma fille,que, depuis qu’il est allé là, je n’en ai pas trouvédans toute la Castille un autre aussi parfait que lui,et qui communique tant de ferveur pour marcherdans le chemin du ciel. Vous ne sauriez croiredans quelle solitude me laisse son absence.Sachez, vous et vos filles, que vous avez un grandtrésor dans ce Saint. Que toutes les sœurs dumonastère traitent de leur intérieur avec lui et luidécouvrent leur âme ; elles verront quel profitelles en retireront, et elles se trouveront très [306]avancées dans tout ce qui concerne la viespirituelle et la perfection. Notre-Seigneur lui adonné pour cela une grâce toute spéciale.

LETTRE CCXLIII323. 1578. VERS LA FIN DE DÉCEMBRE. AVILA.

À LA MÈRE ANNE DE SAINT-ALBERT,PRIEURE À CARAVACA.

323 Fragment restitué à la Collection des Lettres.

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Elle va prier Saint Jean de la Croix d’aller confesser laprieure et les sœurs.

Ma fille, je ferai en sorte que le Père Jean de laCroix passe par là324. Considérez-le comme unautre moi-même. Veuillez donc, vous et vos filles,lui ouvrir vos âmes en toute simplicité. Que sesparoles portent en vous la consolation ! C'est uneâme à laquelle Dieu a communiqué son esprit.

LETTRE CCXLIV325. 1578. VERS LA FIN DE DÉCEMBRE. AVILA.

À ANNE DE SAINT-ALBERT, PRIEURE ÀCARAVACA.

Saint Jean de la Croix accepte d’aller confesser lessœurs de Caravaca.

Ma fille, le Père Jean de la Croix se rend àCaravaca. Que toutes les sœurs du monastère luiouvrent leur âme avec la même simplicité que sic'était moi, car il a l'esprit de Notre-Seigneur.[307]

LETTRE CCXLV326. 1578. VERS LA FIN DE DÉCEMBRE. AVILA.

À ANNE DE JÉSUS, PRIEURE À VÉAS.

Remercîments d’une belle œuvre.

324 Caravaca est à une vingtaine de lieues de Véas.325 Fragment restitué à la Collection des Lettres.326 L’ancien éditeur des Lettres de la Sainte, après avoir fait remarquer queces éloges donnés à la Vénérable Anne de Jésus peuvent paraître excessifs,renvoie le lecteur à la Vie de la Vénérable par Angèle Manrique, liv. III,chap. 14, n° 3.

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Ma fille et ma couronne, je ne me lasse pas deremercier Dieu de la grâce qu'il m’a accordée enamenant Votre Révérence à notre Ordre. Demême que le Seigneur, après avoir délivré lesenfants d’Israël de la servitude d’Égypte, leur aenvoyé une colonne merveilleuse pour les guideret les éclairer pendant la nuit, et les protégercontre le soleil pendant le jour, de même aussisemble-t-il avoir fait pour notre Ordre. VotreRévérence, ma fille, est cette colonne qui nousguide, nous éclaire et nous protège. Ce que VotreRévérence a donné pour nos religieux327 est trèsbien. On voit clairement que Sa Majesté habite envous, puisqu’en toutes choses vous agissez avectant de dévoûment et de générosité. Que Dieu,pour qui vous avez travaillé, vous récompense, etaccorde à nos affaires le succès qui convient ![308]

LETTRE CCXLVI328. 1578. FIN DÉCEMBRE. AVILA.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Elle la prie de continuer à être pleine d’égards pour lechapelain.

… Ma fille, pour l’amour de Notre-Seigneur,je vous demande de souffrir en silence, et de ne

327 Elle avait fourni une grosse somme d’argent aux Carmes déchaussés,pour qu’ils pussent aller à Rome traiter de la séparation des provinces.328 Fragment restitué à la Collection des Lettres.

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plus songer à renvoyer ce Père329, malgré toutesles peines et tous les ennuis qu’il peut vouscauser, pourvu que Dieu ne soit pas offensé. Je nesaurais admettre que nous montrions del’ingratitude envers quelqu’un qui nous a fait tantde bien. Je me rappelle l’époque où l’on voulaitnous tromper au sujet de la maison qu’on nousvendait ; or, c’est lui qui nous a tirées de l’illusion.Jamais je ne pourrai oublier le service qu’il nous arendu dans cette circonstance, et les difficultésd’où il nous a tirées. Il m’a toujours paru un vraiserviteur de Dieu, et rempli de bonnes intentions.Ce n’est pas une perfection en moi, je le vois,d’être reconnaissante ; ma nature, sans doute, estainsi faite : avec une sardine qu’on me donnerait,on pourrait me gagner. [309]

LETTRE CCXLVII. 1578. FIN DÉCEMBRE.AVILA.

À PLUSIEURS DEMOISELLES QUIDÉSIRAIENT ENTRER DANS LA RÉFORME.

Vanité du monde. Difficultés de la Réforme. Épreuvesdes justes.

JÉSUS SOIT AVEC vous, MESDEMOISELLES !Votre lettre m’est arrivée. J’ai toujours

beaucoup de plaisir à recevoir de vos nouvelles età constater les pieux désirs où Notre-Seigneurvous entretient. Ce n’est pas une petite faveurqu’il vous accorde dans cette Babylone où l’on

329 Garcia Alvarez, chapelain du monastère.

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entend toujours des choses qui sont plus propresà dissiper l’âme qu’à la recueillir. À la vérité, pourde bons entendements comme les vôtres, la vuede tant d’événements de nature si diversecontribuera à vous montrer la vanité et le peu dedurée de toutes choses.

Quant aux événements particuliers de notreOrdre, ils marchent de telle sorte qu’ilscauseraient un vif chagrin si Ton ne connaissaitpas les desseins de Notre-Seigneur. Quand onvoit que toutes ces épreuves ont pour but depurifier davantage les âmes, et qu’après tout, Dieudoit veiller sur ses fidèles serviteurs, il n’y a paslieu de s’affliger, mais de désirer encore plus detravaux et de louer le Seigneur de la grâce qu’ilnous fait en nous appelant à souffrir pour lajustice. De votre côté, ne manquez pas de Lelouer ; mettez en Lui votre confiance, et, au [310]moment où vous n'y penserez pas, vous verrezvos désirs s’accomplir. Que Sa Majesté vous !garde, et vous donne la sainteté que je Luidemande pour vous ! Amen.

LETTRE CCXLVIII330. 1578. FIN DÉCEMBRE. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Engagement pris par Paul. Révélation de Joseph àAngèle.

330 Fragment restitué à la Collection des Lettres.

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… Je regarde comme une très grande grâce deDieu qu’au milieu de tant de furieuses tempêtes,Paul ait assez de courage pour prendre de tellesdéterminations. Une seule heure d’une faveur sihaute en un mois, c'est déjà beaucoup, quand il ya tant d'occasions de perdre la paix. Gloire soitrendue à l'auteur de ce don !

Supposé que Paul soit fidèle à sonengagement, il n'y a rien de plus à désirer pourmoi ; après tout, les autres travaux doivent avoirune fin ; dans le cas, cependant, où ils devraientdurer, peu importe. Que Votre Paternité veuillebien l'aviser que je vais garder l'acte de sonengagement, pour lui demander plus tardcomment il aura tenu parole.

Votre billet est venu fort à propos, vu lescraintes où je me trouvais. Toute ma peine étaitque Paul n'allât tant soit peu contre la volonté deDieu. Mais Joseph331 a donné la plus grandeassurance à Angèle332 que Paul va bien et acquierttoujours plus de mérites… [311]

LETTRE CCXLIX333. 1578. FIN DÉCEMBRE. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Éloges et conseils.

331 Notre-Seigneur.332 La Sainte elle-même.333 Lettre composée de plusieurs fragments restitués à la Collection.

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… La vue que Paul affirme avoir eue de lagrandeur de Joseph est très élevée. Cependant, il ya dans les œuvres qu’on accomplit à son serviceplus ou moins de perfection. Cela dépend de ladroiture de l’intention dont nous ne pouvons pasavoir toujours une idée exacte. Ainsi, il fautapporter dans ces faveurs la môme prudence quepartout, et mettre peu de confiance en nous-même.

Comme vous allez rire, mon Père, de toutesmes simplicités ! il vous semblera que je pensetoujours à Paul. Vos autres soucis pourraient vousfaire oublier ma recommandation ; voilà pourquoije la renouvelle ici ; au moins, il n’y aura rien deperdu à cela.

… Oh ! comme mon Paul porte bien sonnom ! Le voilà donc noirci par la calomnie ! levoilà comme au fond d’un abîme ! Nous avonsvraiment, je vous assure, de quoi nous glorifierdans la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ…

… J’aime tendrement ces sœurs, et vous meprocurez une joie très vive chaque fois que vousm’en faites l’éloge ; mais vous me montrez de lagratitude comme si je vous avais moi-mêmerendu service… [312]

LETTRE CCL334. 1578 ? À UNE RELIGIEUSE CARMÉLITE.

Moyen de tirer profit des persécutions.

334 Ce fragment paraît pour la première fois en français.

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Pour que les persécutions et injuresproduisent dans l’âme profit et avancement, il estbon de considérer que Dieu en est offensé avantmoi : lorsque le coup m’atteint, Sa Majesté estdéjà offensée par le péché.

Celui qui aime véritablement doit avoir fait lepacte avec l’Époux d’être tout à Lui, et de ne rienvouloir de soi ; et, dès lors que l’Époux supporteune offense, pourquoi ne la supporterions-nouspas ? Nous devrions n’avoir d’autre peine que del’offense de Dieu ; car notre âme elle-même n’enest pas directement atteinte : elle ne l’est qu’àcause de la sensibilité du corps, qui mérite tant desouffrir ici-bas.

Mourir335 ou souffrir, tels doivent être nosdésirs.

Personne n’est tenté au-dessus de ses forces.Rien ne s’accomplit sans la volonté de Dieu.Mon Père, dit Élisée à Élie, vous êtes le char

d’Israël et son guide. [313]

LETTRE CCLI. 1579. 31 JANVIER. AVILA.

À DON FERDINAND PANTOJA, PRIEUR DESCHARTREUX, À SÉVILLE.

Difficultés survenues au monastère des Carmélites deSéville. La Mère Marie de Saint-Joseph déposée de sa

335 Nous tenons à faire remarquer que la Sainte n’a dit nulle part : « ousouffrir ou mourir », comme on l’a traduit à tort. Cette sentence, qui setrouve dans plusieurs endroits des écrits de la séraphique Mère, exprimetoujours premièrement le désir de mourir.

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charge. Domestique sans place. Appel au dévouement de cePère.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité, mon Père !Que pense Votre Paternité de la façon dont

marche ce monastère du glorieux Saint-Joseph deSéville ? Comment a-t-on traité et traite-t-onencore ces religieuses qui sont vos filles ? il y alongtemps qu’elles endurent des souffrancesspirituelles et des chagrins de la part de celui quidevrait les consoler. À mon avis, si elles ontdemandé à Dieu des épreuves nombreuses, ellesont été bien exaucées. Qu’Il soit béni de tout !

À la vérité, je ne me mets pas beaucoup enpeine des sœurs qui sont arrivées là avec moi.Parfois même, je me réjouis, en voyant tous lesmérites dont elles peuvent s’enrichir dans cetteguerre que le démon leur a déclarée. Mais je mepréoccupe de celles qui sont entrées depuis.Quand elles devraient s’exercer à acquérir la paixde l’âme et la connaissance des moindres détailsde notre vie, tout se tourne pour elles enchagrins ; comme ce sont des [314] âmes neuves,une telle épreuve peut leur causer un sérieuxpréjudice. Plaise au Seigneur d’y remédier ! Il y alongtemps, je vous l’assure, que le démon necesse de les troubler. J’avais écrit à la Mèreprieure de vous parler de toutes ses peines.Évidemment, elle n’aura pas osé. Ce serait une

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grande consolation pour moi de pouvoirm’entretenir avec vous en toute liberté ; mais jecrains de le faire par correspondance ; et je nevous exprimerais même pas cette pensée, sansl’assurance que j’ai de la fidélité du messager.

Il est venu me demander si je ne connaissaispas à Séville quelqu’un qui pût s’intéresser à lui, etle recommander, pour qu’il trouvât une place. Leclimat d’Avila étant très froid, et contraire à sasanté, il ne peut y rester, bien qu’il y soit né. Celuiau service de qui il était est un chanoine de cetteville, de mes amis ; il me certifie que cet hommeest vertueux et fidèle, qu’il sait très bien écrire etcompter. Pour l’amour de Notre-Seigneur, faites-moi le plaisir de lui trouver une place, quandl’occasion s’en présentera ; Sa Majesté l’aura pouragréable. Vous pouvez également, dans le cas oùcela serait nécessaire, le recommander pour lesqualités dont je viens de vous parler. Celui de quije tiens ces renseignements n’a pu me dire que lavérité.

Je me suis réjouie quand ce domestique estvenu me parler, parce que c’était une occasionpour moi de pouvoir me consoler en vousécrivant. Veuillez donner cette lettre à lire àl’ancienne prieure336 et aux sœurs venues deCastille. Vous saurez qu’on a privé celle-là de sonoffice, pour lui substituer une des sœurs qui ont

336 La Mère Marie de Saint-Joseph, que les Carmes mitigés avaient déposéede sa charge de prieure.

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pris l’habit dans le monastère. Vous n’ignorez pasde combien d’autres [315] manières on les aaffligées ; on est allé jusqu’à leur retirer les lettresque je leur avais écrites, et qui sont maintenantentre les mains du Nonce. Les pauvres sœurs ontété très privées de n’avoir personne pour leurdonner un conseil. Les théologiens d’Avila sontétonnés de tout ce qu’on leur a fait faire parcrainte des excommunications. Pour moi, jeredoute qu’elles n’aient beaucoup chargé leurconscience. Elles devaient évidemment êtreaffolées, car elles ont déposé dans le procèsplusieurs choses absolument fausses. Quand cedont on parle s’est passé, j’étais présente. Et il n’ya rien eu de ce qu’on affirme. Mais je ne m’étonnepas qu’on leur ait troublé la raison. Il y a unereligieuse qu’on a interrogée durant six heuresconsécutives ; et quelqu’autre peut-être, qui al’entendement borné, aura signé tout ce qu’onaura voulu.

Cela nous a servi de leçon. Nous avonsexaminé attentivement ce qu’on nous a présenté àsigner ; aussi, on n’a eu rien à dire contre nous.

Depuis un an et demi, Notre-Seigneur nous aéprouvées de toutes manières. Cependant, j’ai uneconfiance absolue que Sa Majesté prendra ladéfense de ses fidèles serviteurs et servantes. Onfinira par dévoiler toutes les trames que le démona ourdies contre ce monastère. Le glorieux SaintJoseph manifestera au grand jour la vérité, et

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montrera la vertu des religieuses qui sont venuesde Castille. Quant à celles qui sont d’Andalousie,je ne les connais pas. Cependant, je sais qu’ellessont très écoutées de celui qui traite avec elles, etcela a été la cause de beaucoup d’ennuis.

Je supplie Votre Paternité, pour l’amour deNotre- Seigneur, de ne point délaisser ces pauvressœurs et de les aider de vos prières dans cetteépreuve. Elles n’ont de recours qu’en Dieu ; carsur la terre, il n’y a personne [316] auprès de quielles puissent trouver une consolation. Sa Majesté,qui connaît leur vertu, tes soutiendra, et donneraà Votre Paternité le désir charitable de lessecourir.

Je vous envoie la lettre ci-jointe ouverte ; dansle cas où on leur aurait intimé le précepte deremettre au Provincial toutes les miennes, vouspourriez charger une personne de leur lire laprésente ; elles auraient quelque consolation àvoir au moins mon écriture.

On se demande si le Provincial ne leschassera pas du monastère, et si les novices nevoudront pas venir en Castille avec elles. Unechose évidente pour moi, c’est que le démon nepeut souffrir à Séville ni Carmes, ni Carmélites dela Réforme ; voilà pourquoi il leur déclare unetelle guerre ; mais il en retirera peu de profit,comme je l’espère dans le Seigneur

Considérez, mon Père, que vous avez été toutleur soutien depuis leur établissement à Séville. Et

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maintenant qu’elles sont dans la plus grandedétresse, vous ne manquerez pas de les aiderencore et de travailler à la gloire du glorieux SaintJoseph. Plaise à la divine Majesté de vous garderde longues années, pour protéger ces pauvresfilles ! car je sais déjà quel a été votre dévoûmentpour nos Pères Carmes déchaussés. Qu’Il luiplaise, en outre, de vous faire grandir en sainteté,comme je ne cesse de le Lui demander !

C’est aujourd’hui le dernier jour de janvier.L’indigne servante et sujette de Votre

Paternité,Thérèse de JÉSUS.

Si cela ne doit pas vous fatiguer, vous pouvezlire la lettre ci-jointe que je vous envoie pour leremettre à nos sœurs. [317]

LETTRE CCLII. 1579. 31 JANVIER. AVILA.

AUX CARMÉLITES DE SÉVILLE.

Bienfaits de l’épreuve. Exhortation à l’oraison.Préoccupations au sujet des sœurs qui ont accuséfaussement le Père Gratien. Recommandations diverses.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Vos

Charités, mes filles et mes sœurs !Je vous dirai que jamais je ne vous ai tant

aimées que maintenant. Jamais, non plus, vousn’avez eu plus d’obligation de servir Notre-Seigneur qu’à l’heure présente, car Il vous accordecette insigne faveur de pouvoir partager les

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souffrances et l’abandon extrême de sa Croix.Heureux le jour où vous êtes entrées dans cemonastère, puisqu’un temps si fortuné vous yétait réservé ! Je vous porte grande envie. Et, à lavérité, quand j’ai appris tous ces changements,dont on m’a envoyé le récit fidèle et détaillé,quand j’ai su qu’on voulait vous chasser dumonastère et qu’on m’a transmis d’autresrenseignements particuliers, bien loin d’enéprouver de la peine, j’en ai conçu, au contraire,une joie intérieure très vive ; j’ai vu que, sansavoir passé les mers, vous aviez trouvé, par lagrâce de Notre-Seigneur, des mines de trésorséternels ; j’espère donc en Sa Bonté que vousvous enrichirez de mérites, et que vous endonnerez une part à vos sœurs de Castille. J’ai laplus grande confiance en sa miséricorde. Il vous[318] aidera à tout supporter sans l’offenser enrien ; ne vous affligez donc pas si cette épreuvevous est très sensible. Le Seigneur veut vousdonner à comprendre que vous n’aviez pasencore autant de force que vous le pensiez, quandvous appeliez les souffrances.

Courage, courage, mes filles ! rappelez-vousque Dieu ne nous éprouve jamais au delà de ceque nous pouvons supporter, et qu’il ne délaissepoint les affligés, cela est certain ; il n’y a donc pasà craindre ; nous devons, au contraire, espérer ensa miséricorde qu’il manifestera la vérité surtoutes ces choses. Il découvrira certaines trames

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que le démon tenait cachées pour toutbouleverser et qui m’ont causé encore plus depeine que vos épreuves présentes.

Oraison, oraison, mes sœurs ! montrezmaintenant votre humilité et votre obéissance.Que toutes, et spécialement l’ancienne prieure,donnent aux autres l’exemple de la soumission àcelle qu’on vous a donnée pour vicaire. Oh ! queltemps favorable pour tirer profit des résolutionsque vous avez prises de servir Notre-Seigneur !Souvent, sachez-le, Il veut nous éprouver pourvoir comment nos œuvres répondent à nos désirs.Faites honneur aux filles de la Vierge et à vossœurs par votre vaillance à supporter cette grandeépreuve ; aidez-vous vous-mêmes, le bon Jésusvous aidera. Bien qu’il dorme sur la mer, à l’heureoù la tempête est déchaînée, Il commandera auxvents de s’apaiser ; mais prions-le, telle est savolonté. Il nous aime tant, qu’il cherche toujoursle moyen de nous être utile. Béni soit à jamais sonnom ! Amen, Amen, Amen !

Dans tous nos monastères, on vousrecommande instamment à Dieu ; voilà pourquoij’espère de sa bonté qu’il apportera promptementun remède à tous vos maux. Tâchez donc d’êtredans la joie, et vous verrez que, tout bien [349]

considéré, ce que vous souffrez est peu pourun Dieu si bon qui a tant souffert pour nous.Vous n’êtes pas encore arrivées à répandre votresang pour Lui : vous vous trouvez au milieu de

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vos sœurs, et non pas à Alger. Laissez agir votreÉpoux, et avant longtemps, vous verrez la merengloutir ceux qui nous font la guerre, commeelle a englouti le roi pharaon, et rendre la libertéau peuple de Dieu. Nous désirerons tous denouvelles souffrances, quand nous verrons quelprofit nous aurons retiré des épreuves passées.

J’ai reçu votre lettre, et je regrette que vousayez brûlé ce que vous aviez écrit ; cela nousaurait été utile. Vous auriez pu refuser de remettremes lettres, d’après ce que me disent lesthéologiens d’ici ; mais peu importe. Plaise à ladivine Majesté qu’on me rende responsable detoutes les fautes, bien qu’en vérité, les peines deceux qui ont souffert innocemment ont pesélourdement sur moi.

J’ai été très affligée en voyant, dans le procèsdes informations faites par le Père Provincial,certaines choses absolument fausses à mes yeux ;j’étais présente lorsque ce dont on parle s’estaccompli. Pour l’amour de Notre-Seigneur,examinez bien si quelque sœur n’a pas déposésous l’empire de la crainte ou du trouble. Pourvuqu’il n’y ait pas offense de Dieu, tout cela n’estrien. Mais quand je vois des mensonges, et quandle prochain est attaqué, j’éprouve le plus profondchagrin. Je ne puis ajouter foi aux dépositions quiont été faites. Tout le monde, d’ailleurs, sait lapureté de vie et la vertu que le Père maîtreGratien a constamment montrées dans ses

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rapports avec nous, les éminents servicesspirituels qu’il nous a rendus, et les secours qu’ilnous a donnés pour nous stimuler dans le servicede Notre-Seigneur. Tels sont les faits. C’est doncune grande faute de l’accuser, alors même qu’onne lui [320] imputerait que des choses légères. Parcharité, rappelez tout cela aux sœurs coupables, etdemeurez avec la très Sainte Trinité. Qu’Elle soitvotre garde ! Amen.

Toutes les sœurs de ce monastère serecommandent instamment à vos prières. Ellesespèrent qu’une fois ces nuages dissipés, la sœurSaint-François leur donnera une relationcomplète de vos épreuves. Je me recommande àla bonne sœur Gabrielle et je la supplie d’être trèscontente. Je ne cesse de songer au chagrin qu’elleaura eu, en voyant comment on traitait la MèreSaint-Joseph. Mais je ne puis plaindre la sœurSaint-Jérôme, si les désirs qu’elle a de souffrirsont bien sincères ; dans le cas contraire, je laplaindrais plus que toutes les autres.

C’est demain la veille de Notre-Dame de laChandeleur.

Quant à M. Garcia Alvarez, j’aimerais mieuxlui parler que lui écrire. Et comme il ne convientpas de confier au papier ce que je voudrais luidire, je ne le fais pas. Présentez mes complimentsà toutes les autres sœurs auxquelles vous croirezpouvoir parler de cette lettre.

L’indigne servante de Vos Charités,

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Thérèse de JÉSUS. [321]

LETTRE CCLIII.337 1579. 4 FÉVRIER. AVILA.

À DONA INÈS NIÉTO, FEMME DEL’INTENDANT DU DUC D’ALBE, À MADRID.

Encouragements dans ses épreuves. Emprisonnementde Monsieur Albornoz.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec vous, et vous aide à tirer profit de cesépreuves !

Elles m’ont causé une vive peine ; aussi, jerecommande cette affaire à Notre-Seigneur. Cesont là, par ailleurs, à mon avis, des grâces queDieu accorde à ceux qu’il aime beaucoup. SaMajesté cherche à nous réveiller de notreassoupissement. Elle veut nous amener à necompter pour rien les choses de cette vie qui sontsi changeantes et si peu stables, et à travaillergénéreusement pour gagner la vie éternelle.

Que de tempêtes et de calomnies il y a eucette année ! J’ai été tout d’abord profondémentaffligée, quand j’ai appris l’emprisonnement deMonsieur Albornoz. Ayant su depuis lors qu’ils’agissait de l’affaire de Monsieur don Fadrique,j’ai pensé que l’épreuve serait de courte durée ; jel’espère, du moins, de la bonté de Dieu. Jeprésente tous mes respects à Monsieur Albornoz.

337 Cette lettre contient plusieurs corrections d’après la copie de laBibliothèque nationale de Madrid.

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Un temps viendra [322] où il ne voudrait paschanger ses jours de prison pour toutes leschaînes d’or du monde. Plaise à Dieu de luidonner de la santé ! et il sera plus fort dansl’adversité. Je suis moins en peine de vous, quandje songe que Notre- Seigneur vous a donné assezde vertu pour supporter des infortunes plusgrandes encore. Que Sa Majesté vous accorde dejour en jour de nouvelles grâces, et vous garde delongues années ! Amen.

C’est aujourd’hui le 4 février.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCLIV338. 1579. 20 FÉVRIER. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Conseils sur son projet d’aller à Rome.

… Avec ce désir que nous avons de régler lesaffaires, je ne voudrais pas qu’il y eût une seulechose que nous n’accomplissions très bien. Nousdevons examiner, en outre, s’il ne serait pasnécessaire d’établir un monastère à Rome. Nousavons pour cela ce qu’il faut, mais peut-êtrevaudrait-il mieux attendre que la Réforme fût plusconsolidée. Ce serait une grande imprudencepour nous tous de nous exposer à l’inimitié desmitigés, vu qu’ils sont si près du Pape. Dans le casoù vous enverriez la lettre au chanoine du Roi339,338 Fragment restitué à la Collection. Le commencement manque.339 Le chanoine Montoya, qui résidait à Rome.

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Page 371: SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS

veuillez lui désigner le religieux qu’on nommeraitProvincial. [323]

Pour le moment, mon désir est que vous nefassiez pas le voyage de Rome ; tout sembletellement bien arrangé que cela ne me paraîtnullement nécessaire ; il ne convient pas, nonplus, que tous restent ici en pénitence, sanspersonne pour les soutenir. Supposé que vousdeviez aller un jour à Rome, mieux vaudraitattendre l’occasion du Chapitre général, et, Dieuaidant, vous vous y rendriez en qualité deProvincial, comme ce serait votre devoir. LesPères340 qui y vont maintenant vous y attendraient,et vous seriez tous les trois capables de nousreprésenter avec honneur. Plaise à Notre-Seigneur de tout diriger pour sa plus grandegloire ! Qu’il garde Votre Révérence et vous fassegrandir en sainteté 1

Je n’ai pas eu le temps de vous dire quoi quece soit qui puisse vous fâcher davantage, et à sijuste titre, contre moi. Quant au Père Mariano, jecrains qu’il ne soit l’objet d’aucune mesure derigueur, parce que Dieu le juge trop faible. Que SaMajesté nous donne la force de mourir pour sacause ! 11 est évident que la tempête au milieu delaquelle nous nous débattons est une miséricordede sa part.

C’est aujourd’hui le 20 février.L’indigne servante de Votre Révérence,

340 Le Père Jean de Jésus Roca et le prieur de Pastrana.

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Page 372: SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS

Thérèse de JÉSUS.Voilà une lettre qui est vraiment d’une vieille

très peu humble, tant elle donne de conseils.Plaise à Dieu qu’il y en ait de bons ! sinon, soyonsamis comme de coutume. [324]

LETTRE CCLV341. VERS FIN 1578 OU COMMENCEMENT 1579. AVILA.

AU PÈRE MARIANO, À ALCALA.

Courage dans l’épreuve et confiance en Dieu.Recommandations diverses.

JÉSUS, MARIE, JOSEPH !Mon Père Mariano, votre lettre n’a pas laissé

de me causer de la peine. Vous me racontez cequi vous est arrivé avec Monseigneur le Nonce. Ilordonnerait, dites- vous, la destruction de laRéforme. Sur les instances des Pères chaussés, SaSeigneurie aurait déjà expédié une provision dansce but. Vous m’apprenez, en outre, qu’on a voulus’emparer du Père Jean de Jésus à Valladolid, qu’ilest arrivé à la Cour très triste, et que vous l’êtestous d’ailleurs, parce que vous me considérezcomme en prison.

Que Dieu soit à jamais béni, puisqu’il le veutainsi ! Mais aujourd’hui que je vois le monde etl’enfer soulevés contre mes fils, j’ai le plus ferme

341 Cette lettre n’a pu être écrite en 1576, vu le sujet dont elle traite. Pour lemême motif, elle n’a pas été écrite de Tolède, mais d’Avila. M. de laFuente, qui doute de son authenticité, la place à la fin de décembre 1578,comme les anciens éditeurs. D’après ces derniers, l’autographe se trouvaitchez don Raymond Dru, à Barcelone.

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espoir que Sa Majesté et mon Père Saint Josephvont se charger de cette affaire ; [325] dès cemoment, mon Père, vous pouvez vous regardernon comme vaincu, mais Comme vainqueur.Lucifer ne songe à rien moins qu’àl’anéantissement de ce petit troupeau de la Vierge.Toutefois, il ne réussira pas comme il pense ; aucontraire, mon fils, ceux-là mêmes qui nouspersécutent seront en notre faveur.

Cessez donc vos larmes et réjouissez-vous. Cequi m’afflige, c’est que mes fils aient à souffrir àcause d’une pécheresse comme moi ; c’est qu’ilssoient dispersés et persécutés ; voilà pourquoi jepleure, voilà pourquoi je gémis. Au reste, je suisassurée de la victoire, car nous défendons la causede Dieu.

Vous direz au Père Jean de Jésus de retournerà Valladolid, dans la demeure de doña Marie deMendoza, et de n’en pas sortir jusqu’à ce que jel’en prévienne. Remettez- lui ces lettres, qu’il sechargera de porter, et recommandez-lui de nepoint passer par Ségovie, mais par Buitrago, parceque cela convient. Quant à vous, mon Père, allezimmédiatement porter de ma part la lettre ci-incluse au Roi. Vous lui exposerez l’état où sontnos affaires, bien que je l’en avise moi-même ; etvous verrez comment il prend la chose à cœurpour plaire à Dieu. Montrez-vous très humbledevant lui ; ne laissez voir aucun ressentimentcontre ceux qui nous ont donné l’occasion de

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mériter ; nous devons manifester beaucoup depatience en tout. Je vous dis cela afin que voussoyez prévenu, dans le cas où l’on viendrait àtoucher ce point. De la sorte, les difficultéss’aplaniront.

Quant à l’autre lettre que je vous envoie, vousla remettrez à Monseigneur le Nonce trois joursplus tard, afin que le Roi ait le temps de lui parler.Vous verrez alors, mon Père, ce qui se passe ;mais ranimez votre foi, et ne vous laissez pas allerà la faiblesse de dire que nous ne [326] saurionssouffrir plus longtemps ; car, le Christ aidant,nous pouvons tout.

Oui, ayez une foi vive ; avec elle, on réalise lesgrandes œuvres de Dieu. Je vous tiens ce langage,afin que désormais nous sachions mettre notreconfiance en Lui.

Veuillez faire de ma part une visite à laprincesse de Pastrana, et la prévenir que j’aiaccompli sans retard ce qu’elle m’avait demandé.Dites-lui qu’elle n’ait pas de peine que je sois enprison, car je mérite encore beaucoup plus quecela. D’ailleurs, nous nous verrons bientôt. Ànotre prochaine entrevue, je vous donnerai lesautres avis.

Ma compagne est sans appétit ;recommandez-la à Dieu. Elle vous demande deprier le frère Jean de la Misère342 de lui peindre le

342 Depuis quelques jours, comme on l’a vu, la Sainte ne savait pas ce qu’ilétait devenu.

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Saint-Joseph qu’il lui a promis, et je l’en suppliemoi-même ; je voudrais que tout le monde eût dela dévotion pour mon Père Saint Joseph. Masanté est passable ; j’ai même un peud’embonpoint ; mais l’âme est très faible ; je neme suis occupée que de me soigner, et je n’ai pasfait pénitence. Quelle compassion de me voirainsi 1 Recourez à Dieu, mon Père, et priez-Le deme rendre bonne ! Que Sa Majesté soit bénie entout et pour tout ! qu’Elle donne à VotreRévérence sa grâce et son esprit !

Thérèse DE JÉSUS. [327]

LETTRE CCLVI343. 1579. 25 MARS. AVILA.

AU PÈRE JEAN DE JÉSUS ROCA, ÀVALLADOLID.

Joie au milieu des épreuves. Vision qui annonce letriomphe prochain de la Réforme.

JÉSUS ET MARIE SOIENT DANS L’ÂME DE

MON PÈRE JEAN DE JÉSUS !J’ai reçu la lettre de Votre Révérence dans

cette prison ou je suis très heureuse ; car j’enduretoutes mes souffrances pour mon Dieu et pourma famille religieuse. Ce qui m’afflige, mon Père,c’est la peine que Vos Révérences éprouvent à

343 Cette lettre, qui a paru apocryphe à M. de la Fuente, nous la donnonscomme authentique. L’autographe que nous avons vu au couvent deCorpus Christi, à Alcala de Hénarès, est évidemment d’une main étrangère,comme beaucoup d’autres lettres, mais la signature est incontestablementde la Sainte. Peut-être faudrait-il en dire autant de la lettre précédente.Notre traduction contient plusieurs corrections faites d’après l’autographe.

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mon sujet ; voilà mon tourment. Aussi, mon fils,ne vous attristez point, ni les autres Pères nonplus. Sans avoir la sainteté d’un Paul, je puis biendire comme lui : la prison, les travaux, lespersécutions, les tortures, les ignominies, lesaffronts que j’endure pour mon Christ et pour mafamille religieuse me sont des motifs de joie.

Je n’ai jamais été moins sensible aux épreuvesque maintenant. C’est le propre de Dieud’accorder sa faveur [328] aux affligés et auxprisonniers, en les aidant et en les secourant. Je luirends mille actions de grâces, et il est juste quenous lui manifestions tous notre gratitude, pourles consolations dont il m’inonde dans cetteprison. Il n’y a pas, mon fils et mon Père, dejubilation plus grande, ni plus de bonheur, ni plusde suavité qu’à souffrir pour un Dieu si bon.Quand donc les Saints se sont-ils trouvés dansleur centre et la véritable paix ? N’est-ce paslorsqu’ils ont souffert pour leur Christ et leurDieu ? Telle est la voie sûre pour aller à Lui et lamoins périlleuse ; c’est dans la croix que setrouvent toutes nos délices et tout notre bonheur.Recherchons donc la croix, mon Père ;embrassons les épreuves. Le jour où elles nousmanqueront, malheur à la Réforme ! malheur ànous !

Vous me dites dans votre lettre que, sur lesinstances du Père Général, Monseigneur le Noncea déjà donné ordre qu’on ne fonde plus de

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couvents de Carmes déchaussés, et que ceux quisont déjà établis soient supprimés ; qu’il est trèsmécontent de moi, et me traite de femme inquièteet coureuse ; que le monde est armé contre moi etque mes enfants se cachent dans les antres lesplus inaccessibles des montagnes ou les maisonsles plus retirées, pour n’être ni découverts ni jetésen prison : voilà ce que je déplore, voilà ce quim’est sensible. Une chose me brise le cœur : c'estque, pour une pauvre pécheresse et mauvaisereligieuse comme moi, mes fils aient à endurertant de persécutions et de travaux ; mais s’ils sontdélaissés de tous les hommes, ils ne le sont pas deDieu, j’en ai l’assurance. Non, Dieu ne délaisserapas et n’abandonnera pas ceux qui l’aiment tant.

Et afin de réjouir mon fils et tous ses frères,je vous dirai une chose très consolante. Que celasoit seulement entre Votre Révérence, le PèreMariano et moi. Vous me [329] feriez de la peine,si d’autres venaient à l’apprendre. Sachez, monPère, qu’une religieuse344 de ce monastère, étanten oraison la veille de la fête de mon Père SaintJoseph, vit ce grand saint et la Sainte Vierge prierleur divin Fils pour la Réforme ; Notre-Seigneurdit à cette religieuse que l’enfer.et un grandnombre d’hommes sur la terre se réjouissaient,parce qu’ils pensaient que c’en était fait de laRéforme ; mais qu’aussitôt que le Nonce avaitordonné qu’elle fut détruite, Dieu, au contraire,344 La Sainte elle-même.

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l’avait confirmée. Il lui recommanda, en outre, derecourir au Roi ; on trouverait en lui un Père pourla défense de tous nos intérêts. La Sainte Viergeet Saint Joseph lui dirent la même chose etd’autres encore qui ne sont pas pour être confiéesà une lettre. Ils ajoutèrent qu’avec l’aide de Dieu,je sortirais de prison dans vingt jours. Ainsi doncréjouissons-nous tous ; car à partir de cetteépoque, la Réforme du Carmel ne cessera degrandir.

Ce que vous devez faire, mon Père, c’est derester dans la maison de doña Marie de Mendozajusqu’à ce que je vous donne un avis contraire.Quant au Père Mariano, il ira remettre cette lettreau Roi, et l’autre à la duchesse de Pastrana. Pourvous, mon Père, ne sortez pas, dans la craintequ’on ne vous arrête ; et bientôt nous nousverrons en liberté.

Ma santé est passable ; j’ai même pris del’embonpoint. Que Dieu en soit béni ! xMais macompagne est sans appétit. Recommandez-la àDieu, et dites une messe d’action de grâces à monPère Saint Joseph. Ne m’écrivez pas, jusqu’à ceque je vous prévienne. Que Dieu fasse de vous unsaint et un Carme déchaussé accompli.

C’est aujourd’hui mercredi, 25 mars 1579.J’ai déjà prévenu le Père Mariano que vous

deviez, vous [330] et le Père Jérôme de la Mère deDieu, négocier en secret notre affaire avec le ducde l’Infantado.

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Thérèse de Jésus.

LETTRE CCLVII345. 1579. COMMENCEMENT D’AVRIL. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Bonheur de le voir bientôt. Le Père Ange de Salasarnommé Vicaire Général de la Réforme. Présidente desCarmélites de Séville. Raisons pour lesquelles il convientd’envoyer à Rome deux Carmes déchaussés. Le chanoineMontoya.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence, mon Père, et vous paye la consolationque vous m’avez procurée en me donnant l’espoirde vous voir ! Oui, certes, ce me sera une grandejoie. Aussi, je vous demande pour l’amour deNotre-Seigneur de tout disposer pour venir ; caron est plus sensible à la privation d’un bien surlequel on comptait qu’à celle d’une faveur qu’onn’attendait plus. Et, j’en ai la conviction, notreentrevue servira à la gloire de la divine Majesté.Le bonheur que me procure la pensée que je vousverrai bientôt m’a fait accepter sans répugnancel’élection du nouveau Supérieur.346 [331] Plaise àNotre-Seigneur qu’il ne le soit que peu de jours !Cependant, je ne dis pas cela pour qu’il meure ;c’est celui, d’ailleurs, qui a le plus de talent parmi

345 Cette lettre renferme plusieurs corrections.346 Le Père Ange de Salasar, Provincial des Carmes mitigés de Castille, quele Nonce, Monseigneur Séga, venait de nommer, le 1er avril, VicaireGénéral de la Réforme.

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ces Pères Carmes mitigés, et celui qui sera le plusmodéré pour nous ; mais surtout il est trèsprudent, et il saura comprendre où il doits’arrêter. Sous un certain rapport, les Pèresmitigés ne sont pas plus contents que nous decette nomination. Des personnes parfaitescomme nous ne pouvaient rien désirer de mieuxque Monseigneur le Nonce, car il nous a donné àtous l'occasion de gagner beaucoup de mérites.

Je bénis Notre-Seigneur de ce que le PèreGrégoire est déjà dans son monastère. Je Lebénirai également, quand vous aurez obtenu quela prieure de Séville soit réintégrée dans sacharge ; à coup sûr, cela convient. Supposé que cene soit pas elle qui doive être prieure, il fautdésigner la sœur Isabelle de Saint-François. Cellequi l’est en ce moment est une risée ; elle ne peutque bouleverser le monastère. Plaise au Seigneurde diriger cette affaire à sa plus grande gloire !Qu’Il daigne vous récompenser de votresollicitude à veiller sur ces pauvres étrangères347 !Pourvu que le Provincial des Carmes mitigésd’Andalousie ne soit pas leur supérieur, ellesseront très contentes ; elles pourront, au moins,écrire et recevoir des lettres. Je leur en ai envoyéune par la voie du prieur de Notre-Dame desGrottes, et je ne serais pas fâchée qu’elle tombât

347 Elle appelle ainsi les deux religieuses qu’elle avait emmenées de Castillepour la fondation de ce monastère de Séville.

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entre les mains du Provincial ; c’est même dans cebut que je l’ai écrite.

Notre voyageur a mis tout en ordre ; plus jetraite avec lui, plus j’ai confiance qu’il réussira trèsbien. Nous avons été cependant en discussion.J’aurais voulu qu’on fit une copie de la lettre duRoi ; on l’aurait envoyée par le [332] premiercourrier au chanoine Montoya, avec une lettreque j’adresse à sa mère pour la lui remettre. Je luiécris que la lettre du Roi va lui être expédiéemaintenant, ou qu’elle lui sera portée par les deuxPères qui vont rendre obéissance à notre PèreVicaire Général348. Comme il s’agit d’une chose decette importance, il vaut mieux, à mon avis,l’expédier par deux voies différentes ; nous nesommes pas certains du succès de nos démarches,et ce serait chose terrible pour nous, vu l’état oùnous sommes, d’attendre un second voyage. Deplus, puisque le chanoine veut bien s’occuper denotre cause, il est bon de ne pas le laisser de côté ;c’est un ami dévoué, qui, plus tard, pourrait nousrendre de grands services. D’ailleurs, cette mesurede prudence ne peut pas nuire à une affaire d’unetelle difficulté. Je préfère qu’il la négocie lui-même, et que les deux Pères aillent directementtrouver notre Père Vicaire Général ; car je crainsque le secret ne soit pas gardé. Si ces deux -Pèresallaient traiter d’abord avec l’un et avec l’autre, le

348 Le T. R. P. Cafardo était vicaire général de l’Ordre depuis la mort du T.R. P. Rubéo.

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Général pourrait le savoir, et probablement il neserait pas content qu’on ne se fût pas adressé à luitout d’abord. Cet inconvénient, au contraire, n’apas lieu à l’égard du chanoine.

Le Père Jean prétend qu’il n’est plusnécessaire pour lui d’aller à Rome, dès lors que lechanoine s’occupera des négociations. Cependant,il y a tant de raisons pour qu’il s’y rende, qu’ondevrait peut-être employer les deux moyens quej’ai indiqués. Plaise à Dieu encore que ce Pèretrouve les négociations terminées en arrivant ! Cene serait pas peu pour nous, non plus, que lesSupérieurs de Rome, fissent la connaissance dereligieux plus réguliers et plus méritants que ceuxqu’ils ont déjà vus ! Les deux Carmes [333]déchaussés pourraient, en outre, nous justifier surtous les points devant le Père Vicaire général…349

LETTRE CCLVIII.350 1579. AVRIL. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN.

Une vilaine vicaire.

… Je suis étonnée de ces deux âmes, et j’en aipitié. Plaise à Dieu de les guérir ! On diraitvraiment que toutes les furies de l’enfer se sontdonné rendez-vous à ce monastère de Sévillepour tromper et aveugler les personnes du dedanset du dehors. Toute mon affliction, je vous le dis,

349 Le reste de la lettre manque.350 Fragment restitué à la Collection des Lettres.

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mon Père, a été, quand on m’a parlé de ce procès,de redouter qu’on ne lançât, comme nous levoyons maintenant, quelque calomnie contrePaul. Cette vilaine vicaire a toujours soutenu degrandes calomnies, il y avait longtemps que j’enétais attristée. O Jésus ! quel chagrin j’ai ressenti !Tous les travaux que nous avons endurés n’ontété rien en comparaison. Dieu nous montre bienpar là le peu de cas que nous devons faire descréatures, si bonnes qu’elles soient. Il nousmanifeste que nous devons être prudents et nepas dire toujours tout ce que nous savons. Qu’ilLui plaise que cet exemple soit suffisant pourPaul et pour moi !... [334]

LETTRE CCLIX351. 1579. 21 AVRIL. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN,352 À ALCALA, OUPASTRANA.

Joie d’Angèle à la pensée qu’elle pourra bientôt traiterdes choses de son âme avec Paul. Profession de la sœurMarie de Saint-Joseph. Les Carmélites de Séville et le PèreGarcia Alvarez. Bonnes relations entre Joseph et Paul.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE PATERNITÉ, MON

PÈRE !J’avais écrit la lettre que je vous envoie sous

ce pli, quand on m’a remis celles de VotrePaternité. Notre-Seigneur, j’en suis persuadée,

351 Cette lettre renferme un fragment traduit pour la première fois.352 La Sainte a mis l’adresse suivante : « Pour mon Père Paul, dans la grotted’Élie ». Le Nonce, Monseigneur Sega, ne l’avait pas encore relevé de lapénitence qu’il lui avait si rigoureusement infligée.

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vous aura donné d’aussi heureuses fêtes dePâques que je vous les ai désirées, et que les Luiont demandées toutes vos filles de ce monastère.Dieu soit béni de ce qu’il dispose les choses defaçon à mettre un terme à toutes ces absences !La pauvre Angèle pourra enfin traiter avec vousdes choses de son âme ; car depuis votre départ,elle n’a pu le faire, ni trouver de consolation. Il estvrai, nous avons bien eu de quoi nous occuperavec toutes les peines qui sont venues fondre surnous. Mais Votre Paternité en a supporté, je crois,la plus grande partie, puisque Notre-Seigneurvous [335] a si promptement récompensé, envous donnant l’occasion d’être utile à tant d’âmes.

Doña Jeanne vient de m’écrire une lettre ausujet de l’affaire de notre sœur Marie de Saint-Joseph353 ; mais elle ne me parle pas de VotrePaternité. Sans doute, elle était pressée, commeelle me l’assure ; toutefois, cela ne suffit pas pourque je laisse de me plaindre. J’ai mandé à laprieure de Valladolid de faire faire la profession àvotre sœur, aussitôt l’année de son noviciatterminée. Elle m’a répondu qu’il ne lui étaitjamais venu à la pensée d’agir autrement, jusqu’aujour où je lui avais dit d’attendre. À la vérité,j’avais cru qu’il n’y aurait pas grand inconvénientà retarder la profession, pour que Votre Paternitépût s’y trouver ; mais il est mieux de ne la pointdifférer. Avec l’espérance si certaine, où nous353 Sœur du Père Gratien, novice à Valladolid.

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sommes maintenant, d’avoir une provinceséparée, je compte que tout ira bien.

Mon frère présente tous ses respects à VotrePaternité. La petite Thérèse est très contente ettoujours enfant, comme à l’ordinaire.

Je suis un peu plus tranquille au sujet del’affaire de Séville, [car les Carmes chaussés n’ontplus rien à voir avec les sœurs. L’archevêque354

m’a écrit qu’au moment où les papiers sontarrivés, nos Pères Carmes déchaussés étaient trèspréoccupés, mais qu’ensuite, leur joie a étégrande. Ce sont eux qui vont confesser lesreligieuses ; le Père Vicaire, Ange de Salasar355,m’écrit qu’avant un mois le Père Nicolas doit allerà Séville, qu’on rendra la voix active et passive etle rang à la Mère Marie de Saint-Joseph, et qu’onprocédera à l’élection]. D’après les lettres du Père[336] Nicolas, nos sœurs, je le devine, sontmaintenant très prudentes, et leur conduite vaservir d’exemple à tout l’Ordre. Il doit toutd’abord venir me voir ; c’est nécessaire pour queje le mette mieux au courant de ce qui s’est passé,et lui communique certains avis, dont il fera part àla Mère Saint-Joseph, dans le cas où elle seraitélue prieure. Monsieur Garcia Alvarez ne va plusau monastère ; il dit que l’archevêque le lui adéfendu. Que Dieu daigne remédier à tout, et mepermette de vous parler longuement au sujet de

354 Monseigneur don Christophe de Rojas y Sandoval.355 Le Nonce l’avait nommé vicaire général.

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plusieurs difficultés ! Vous devez être très bien, jele comprends, avec le Père Joseph356 ; c’est là lepoint important.

J’ai bien ri en apprenant que vous désiriezencore de nouvelles épreuves ; néanmoins,comme vous ne seriez pas seul à les supporter, jevous en prie, pour l’amour de Dieu, laissez-nousrespirer au moins quelques jours. C’est là, je lesais, une bonne nourriture, et quiconque en auragoûté véritablement une fois comprendra qu’il n’yen a pas de meilleure pour l’âme. Mais comme cesépreuves atteindraient peut-être d’autrespersonnes que vous, je ne puis les désirer. Je veuxdire qu’entre souffrir soi-même et voir souffrir leprochain, il doit y avoir une grande différence.C’est là une question que vous éluciderez, quandnous nous verrons. Plaise à Notre-Seigneur quenous réussissions à Le servir, quelle que soit savolonté ! Qu’Il garde Votre Paternité de longuesannées, et vous accorde la sainteté que je Luidemande pour vous ! Amen.

J’ai recommandé à la prieure de Valladolid dene pas écrire pour réclamer l’argent à doñaJeanne357. Celle-ci ne devait le donner qu’après laprofession, et même ce n’était pas sûr. Puisqu’onavait reçu sa fille sans dot, les [337] religieusesn’avaient plus rien à dire dans le cas où cette dotne serait pas remise. Qu’elles fassent comme

356 Notre-Seigneur.357 Mère du P. Gratien.

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ailleurs, et mettent en Dieu toute leur confiance.Je n’ai pas ajouté autre chose, et j’ai envoyé à laprieure la lettre que vous aviez adressée à doñaJeanne. L’affaire sera donc réglée de la sorte.

Je ne voudrais pas que doña Jeanne parlât decela au Père Ange de Salasar ; il n’y a aucun motifde le faire ; ce n’est point nécessaire, malgré lagrande amitié qu’il a pour elle. Vous comprenez,mon Père, que de telles amitiés peuvent êtrebrisées promptement. Ainsi va le monde. Vousme l’avez donné à entendre, ce me semble, dansune de vos lettres. Peut-être vous ne pensiez pasalors à ce dont je parle. En tout cas, veuillezprévenir doña Jeanne, et demeurez avec Dieu.N’oubliez pas de me recommander à Notre-Seigneur, car si vous Le priez pour les âmes engénéral, vous savez que vous devez Lui rendrecompte de la mienne.

C’est aujourd’hui la dernière fête de Pâques.L’indigne servante et fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS.Veuillez dire à doña Jeanne quel jour la

profession aura lieu ; je n’ai pas le temps en cemoment de la prévenir moi-même. Comme jeredoute tant d’écrire sur l’affaire dont il a étéquestion, je vous en parle rarement, et je le feraiencore moins à l’avenir. J’ai déjà répondu à mafille Marie de Saint-Joseph358. Ce me serait ungrand soulagement de l’avoir près de moi. Mais

358 La sœur du Père Gratien.

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Notre-Seigneur ne semble pas vouloir qu’ellevienne me procurer un secours quelconque. [338]

LETTRE CCLX. 1579. 2 MAL AVILA.

À DON ROCH DE HUERTA, À MADRID.

Maternelles préoccupations au sujet du voyage deJoseph Bullon, Nomination de quatre assesseurs.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous !J’ai reçu votre lettre et toutes celles de Joseph

Bullon.359 Que Notre-Seigneur l’accompagne ! J’aide la peine de le voir aller si loin ; mais comme lanécessité où nous nous trouvons est extrême, ilfaut bien en passer par là. Nous lui sommes tousgrandement obligés ; sa vertu et ses talents lerendent digne d’estime. Plaise à Dieu de nous leramener porteur de bonnes nouvelles ! Je voussupplie de me dire quel jour et comment il estparti. Il me tarde de le savoir sorti de cescontrées, depuis qu’il voyage avec un pareilcostume360 ; au moins, qu’il ne nous arrive pasquelque malheur ! ce serait dans des circonstancesvraiment terribles pour nous.

Que Notre-Seigneur vous récompense desheureuses nouvelles que vous me communiquez !Je vous dirai que, depuis le jour où ces deuxmessieurs et mes Pères dominicains ont été

359 Nom de famille du Père Jean de Jésus Roca.360 Don François de Bracamonté lui avait donné, pour faire le voyage, unhabit de séculier, une épée, une mule et 400 ducats.

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nommés assesseurs du Nonce, je n’ai plus desouci pour nos affaires. Je les connais, et cesquatre [339] personnages, étant ce qu’ils sont,arrangeront tout, j'en suis persuadée, pourl’honneur et la gloire de Dieu. C’est là ce quenous prétendons les uns et les autres361.

Ceux qui me préoccupent beaucoupmaintenant, ce sont nos Pères. Les calomnies sivilaines dont on les a noircis sont de nature àaffliger leurs sœurs qui portent comme eux lesaint habit de la Vierge. Que Dieu y remédie !qu’il vous garde ! qu’il vous récompense de votreaffection pour notre Ordre et de votredévoûment ! Je vous l’assure, j’en bénis Notre-Seigneur. Là où il y a de la charité, Sa Majestéménage l’occasion de l’exercer. Qu’Elle daignevous garder, vous et doña Marie ! Je ne cesse dele Lui demander, toute misérable que je suis. JeLa conjure, en outre, de vous accorder à tousdeux une grande sainteté.

C’est aujourd’hui le 2 mai.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS. [340]

LETTRE CCLXI362. 1579. 3 MAI. AVILA.

361 Ces quatre assesseurs, nommés par Philippe II pour réglerdéfinitivement les affaires de la Réforme, étaient don Louis Manrique,chapelain et grand aumônier du Roi, maître Laurent de Villavicencio,augustin, et les Pères dominicains Ferdinand de Castille et PierreHernandez.362 L’autographe de cette lettre, qui a paru suspecte, se trouve chez lesCarmélites de Boadilla del Monte, diocèse de Tolède.

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À LA MÈRE ISABELLE DE SAINT-JÉROME ETÀ LA MÈRE MARIE DE SAINT-JOSEPH, ÀSÉVILLE.363

Affection pour l’ancienne prieure. Le chapelain. Lessœurs Béatrix et Marguerite. Conseils divers à leur sujet.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence, ma fille !J’ai reçu avant-hier votre lettre et toutes celles

des sœurs. O Jésus ! 'quelle consolation ce seraitpour moi de me trouver en ce moment au milieude vous ! J’en aurais eu une bien grande si j’avaisété là ces derniers temps, et si j’avais participé auxtrésors abondants dont Notre-Seigneur vous aenrichies. Qu’Il soit béni à jamais ! Amen.

J’ai senti s’accroître à un très haut degrél’affection déjà vive que je portais à toutes lessœurs et, en particulier, à Votre Révérence364, carc’est vous qui avez le plus souffert. Mais, on peuten être certain, quand j’ai appris qu’on vous avaitprivée de la voix active et passive, de votre rang etde votre office, j’ai éprouvé une consolation [341]toute spéciale ; bien que je voie des imperfectionsdans ma fille Marie de Saint-Joseph, je comprendsqu’elle craint Dieu, et qu’elle était incapabled’offenser Sa Majesté au point de mériter un telchâtiment.

363 Telle est l’adresse de la présente lettre qui renferme deux fragmentsnouveaux.364 Marie de Saint-Joseph ; c’est à elle spécialement que la lettre est écrite.

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J’ai envoyé à mes filles de Séville une lettrepar l’intermédiaire du prieur de Notre-Dame desGrottes, en le priant de la leur remettre. L’a-t-ilreçue, ainsi que celle qui était pour lui ? Jevoudrais le savoir. Dites-moi, en outre, qui il achargé du soin de vous remettre la vôtre ; dans lecas où elle ne vous serait pas parvenue, je vousécrirais de nouveau. Quand le Père Nicolas a suce qui était arrivé pour celle de son frère, il l’adéchirée. Vous lui êtes grandement obligée ; maisvous avez mieux réussi à gagner son estime quecelle du Père Garcia Alvarez. Je suis affligée quece dernier ne célèbre plus la messe chez vous.Toute la perte est pour le monastère ; quant à lui,il aura moins de travail. À coup sûr, nous luidevons beaucoup. Mais je ne sais quel moyenemployer pour le ramener. Puisque leRévérendissime Archevêque ne le veut pas,malgré les supplications du prieur de Notre-Dame des Grottes et du Père Mariano, je ne voispas qui pourrait le faire fléchir. [J’ai été fâchée deces billets du Père Mariano. Je ne comprends pasqu’il ait eu la pensée d’introduire une telleinnovation dans votre monastère, moins encorequ’il l’ait réalisée. Le démon, je le vois, a agi avecla plus grande furie ; il a voulu nous pressurer detoutes manières, surtout dans ce que nous fontsouffrir…365 c’est là le plus terrible destourments].365 Il y a quelques mots détériorés à cet endroit de l'autographe.

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Mais Notre-Seigneur ne veut plus, ce semble,laisser au démon une aussi pleine liberté ; etj’espère en Sa Majesté que la vérité se manifesteraavec le temps. On l’a peu honorée, la vérité, dansvotre monastère, et j’en ai éprouvé [342] unepeine profonde quand j’ai vu les dépositions duprocès ; certaines assertions étaient absolumentfausses ; je le sais, car à l’époque dont on parle,j’étais là. En voyant maintenant comment vontces deux sœurs, je rends grâces à Notre-Seigneurde ce qu’il ne leur a pas permis d’inventer d’autrescalomnies.

Ces deux âmes me causent du chagrin366.Nous devons toutes supplier instamment Dieu deles éclairer. Depuis le jour où le Père GarciaAlvarez allait comme vous savez, j’ai redouté ceque je vois aujourd’hui. Si Votre Révérence s’ensouvient, je vous ai écrit deux fois, qu’à mon avistoute la faute venait du monastère. Je vous aiprévenue d’être sur vos gardes non au sujet deMarguerite, dont je ne me défiais pas, mais decelle que je vous nommai. À la vérité, je n’aijamais été satisfaite de l’esprit de cette dernière ;parfois, cependant, cela me semblait provenird’une tentation ou de mon peu de vertu. J’enconférai avec le Père maître Gratien, qui lui avaitparlé assez souvent, et le priai d’y veiller. Je nem’étonne pas beaucoup de ce qui est arrivé. Je nela regardais pas comme une mauvaise religieuse,366 Les sœurs Béatrix de la Mère de Dieu et Marguerite de la Conception.

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mais comme une personne illusionnée, faibled’imagination et prête à tomber dans les pièges dudémon, ainsi que nous l’avons vu. Le démon, eneffet, sait très bien tirer parti du naturel et du peud’intelligence d’une personne. Il ne faut donc pasen faire un grand crime à cette religieuse, mais latraiter avec la plus tendre compassion ; voilàpourquoi je supplie Votre Révérence et toutes lessœurs, par charité pour moi, de se conformerexactement à ce que je vais vous dire, car, à monavis, croyez-le, c’est là ce qui convient.

Bénissez le Seigneur qui n’a permis au démonde tenter [343] aucune d’entre vous d’une manièreaussi terrible. Comme le remarque, en effet, SaintAugustin, nous devons penser que nous aurionspu faire pire encore. Veillez donc, mes filles, à nepoint perdre ce que vous avez gagné au milieu decette épreuve. Rappelez-vous Sainte Catherine deSienne et sa charité à l’égard de-cette personnequi l’avait accusée d’être une mauvaise femme.Craignons, craignons, mes sœurs. Si Dieu venait àretirer de nous sa main, de combien de fautes neserions-nous pas capables ? Croyez-moi, cettesœur n’a eu ni assez d’intelligence, ni assezd’habileté pour inventer tant de calomnies. Ledémon a tout disposé pour lui donner lacompagne que vous savez ; c’est lui, assurément,qui l’inspirait. Que Dieu soit avec elle !

Tout d’abord, mes sœurs, vous devez avoir àcœur de la recommander instamment à Sa

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Majesté dans toutes vos prières et à chaqueinstant, si vous le pouvez, comme nous le feronsdans ce monastère, afin que Dieu nous accorde lagrâce de l’éclairer, et que le démon la laisse enfinsortir de cet assoupissement où il la tient. Elle est,à mes yeux, comme une personne un peu horsd’elle- même. On rencontre, en effet, sachez-le,[mais non dans nos monastères], des filles d’uneimagination maladive ; tout ce qui leur vient àl’esprit leur semble vrai ; le démon les aide à cela ;il doit, je le crains, avoir fait entendre comme vraià cette sœur ce qu’il jugeait de nature à ruiner lemonastère ; et peut-être n’est-elle pas aussicoupable que nous le pensons. Un fou n’est pascoupable, parce qu’il se met dans l’idée qu’il estvraiment le Père Éternel, et cependant, qui pourralui ôter cette idée de la tête ? Vous devez donc,mes sœurs, montrer dans le cas présent votreamour pour Dieu, et avoir la même compassionpour elle que si elle était la fille de [344] votrepère. Elle est, certes, la fille de ce vrai Père à quinous devons tant, et que cette pauvre enfant avoulu servir toute sa vie. Prions, mes sœurs,prions pour elle. Il y a eu des saints qui sonttombés, et qui ensuite se sont relevés ; peut-êtrecette chute a été nécessaire pour l’humilier. SiDieu nous accordait la grâce qu’elle revînt à elle-même et reconnût la fausseté de ce qu’elle a dit,nous aurions tous gagné à souffrir ; il pourrait en

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être de même pour elle. Le Seigneur, en effet, saittirer le bien du mal.

En second lieu, ne songez plus pour lemoment à la faire sortir du monastère ; ce seraitune très grande folie. Une telle mesure neconvient nullement. Plus vous vous imagineriezéviter le danger par ce moyen, plus vous ytomberiez. Laissez passer le temps ; à l’heureactuelle, il ne faut pas songer à un telchangement, pour une foule de raisons que jepourrais donner. Je m’étonne même que VotreRévérence ne les ait pas vues. Veuillez y songer,et Dieu vous les découvrira. Ayez confiance en SaMajesté et en nous tous, qui devons étudier plus àloisir ce qui convient le mieux à ce monastère ;mais présentement, que toutes se gardent bien deparler de cela, et, autant que possible, qu’on n’ypense même pas.

En troisième lieu, qu’on ne montre pas à cettesœur le moindre ressentiment ; qu’elle soit plutôtentourée de soins par celle qui sera à la tête de laCommunauté, et que toutes lui manifestent de labonté et une affection fraternelle. Je vousdemande d’agir de même pour l’autre sœur. Voustâcherez d’oublier le passé, et chacune d’entrevous considérera ce qu’elle voudrait qu’on fitpour elle- même dans une pareille épreuve.Croyez-moi, cette âme sera très tourmentée, bienqu’elle n’en laisse rien paraître. Le démon latentera encore, en voyant qu’il n’a pu causer [345]

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plus de dommages ; il pourrait la porter àcommettre quelque faute qui serait la 'perte deson âme et de sa raison ; pour lui faire perdrel’esprit, il n’en faudrait pas beaucoup ; voilà ceque nous devons toutes considérer avec soin,sans plus songer à son passé. Peut-être, en outre,le démon lui donnait-il à entendre que son âmegagnait de nombreux mérites, et qu’elle procuraitune grande gloire à Dieu. Mais qu’on ne soufflepas mot de ces choses en présence de sa mère,que je plains vivement. Comment se fait-ilqu’aucune d’entre vous ne me raconte la manièredont elle a supporté tous ces ennuis, [ni ce qu’elledisait à sa fille] ? J’aurais désiré en être informée,et savoir en même temps si elle avait compristoutes les trames de cette enfant. Je crains encoreque le démon ne vienne séduire de nouveau cesdeux sœurs, et ne leur persuade qu’on ne les aimepas, et qu’on les traite mal. N’y donnez pas lamoindre occasion, sans quoi vous me fâcheriezbeaucoup. On m’a déjà écrit que les Pères de laCompagnie de Jésus n’approuvent nullementqu’on leur manque d’égards. Soyez donc trèsprudentes avec elles.

En quatrième lieu, ne laissez parler cettesœur, ni aucune d’entre vous, à une personnequelconque du dehors, à moins que ce ne soit enprésence d’une tierce qui surveille toutl’entretien ; elle ne se confessera qu’à un Carmedéchaussé, celui qu’elle voudra, car le Père Vicaire

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général367 a ordonné aux Pères Carmes déchaussésd’entendre les confessions de votre Communauté.Veillez à ce que ces deux sœurs n’aient pas defréquentes conversations en cachette. Commenous autres femmes, nous sommes faibles, nesoyez pas exigeantes vis-à-vis d’elles, jusqu’à cequ’il plaise à Notre-Seigneur de les guérir. Il neserait pas mal d’occuper la première à quelqueoffice [346] qui ne nécessiterait aucun rapportavec les personnes du dehors, mais seulementavec celles du dedans ; car si elle gardait lasolitude et se trouvait toujours en face d’elle-même, il pourrait en résulter pour son âme untrès sérieux préjudice. Les sœurs qui croientpouvoir lui être utiles feront bien d’aller de tempsen temps lui tenir compagnie.

Je compte voir le Père Nicolas, avant sondépart pour Séville. Je désirerais que ce fût auplus tôt ; nous parlerions ensemble de toutes ceschoses. Pour le moment, tenez-vous-en, parcharité, à ce que je viens de dire. Au reste, cellesqui désirent vraiment les souffrances ne doiventgarder aucune rancune contre quiconque leurcause du mal, mais lui porter, au contraire, plusd’amour. Par là, vous verrez si ce temps detribulation vous a profité. J’espère de la bonté deNotre-Seigneur que tout s’arrangera sous peu,que la Communauté reprendra sa physionomie

367 Le P. Ange de Salasar.

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habituelle et qu’il y aura même du mieux ; car SaMajesté donne toujours le cent pour un.

Veillez, je vous en conjure encore une fois, àne plus vous entretenir les unes les autres de cequi s’est passé. Cela non seulement ne seraitd’aucune utilité, mais aurait de grandsinconvénients. À l’avenir, vous devrez vous tenirsur vos gardes. Comme je l’ai dit, je crains que ledémon ne pousse cette pauvre petite Béatrix àcommettre quelque faute, et à sortir dumonastère. Je suis moins préoccupée pour l’autre,car elle a un peu plus d’intelligence. Veillez doncavec un soin spécial, surtout la nuit. Le démoncherche à jeter le discrédit sur nos monastères, etce qui paraît impossible, il le rend possibleparfois.

Supposé que ces deux sœurs vinssent à briserleur amitié mutuelle ou à se fâcher l’une contrel’autre, on pourrait peut-être mieux connaître lefond des choses, et ce serait un moyen pour ellesde se détromper. Votre [347] Révérence voitclairement, d’ailleurs, que plus elles continuerontà être intimes, plus elles s’aideront à entretenir desintrigues. Néanmoins, les prières peuventbeaucoup ; voilà pourquoi j’espère que Notre-Seigneur dans sa bonté leur donnera sa lumière.En attendant, elles me causent de la peine.

Si vous trouvez une consolation à relater toutce qui s’est passé, faites-le. Ce ne serait pas malque ce récit nous apprit à nous tenir sur nos

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gardes ; vu mes péchés, ce n’est point aux dépensd’autrui, mais à nos propres dépens que nousavons acquis de l’expérience. Dans le cas où lasœur Saint-François se chargerait de l’officed’historien, qu’elle n’exagère point, et se contented’un simple exposé. La sœur Gabrielle tireraitensuite une copie de la relation.

Je voudrais écrire à chacune d’entre vous ;mais la fatigue de ma tête ne me le permet pas. Jevous ai envoyé beaucoup de bénédictions. Quecelles de la Vierge Notre- Dame et des troispersonnes de la très sainte Trinité retombent survous ! Vous avez obligé l’Ordre tout entier, voussurtout qui n’avez pas encore prononcé vosvœux, en prouvant que vous êtes ses filles ; et,afin que vous le soyez davantage, je prie les autressœurs de vous recommander à Dieu. Que cellesqui m’ont écrit prennent cette lettre pour elles ;bien que je ne l’adresse qu’à la Mère Marie deSaint-Joseph et à la Mère vicaire, j’ai voulucependant qu’elle fût pour chacune d’entre vous.

Que ne puis-je écrire à ma sœur Saint-Jérôme368 ? Dites-lui qu’elle a beaucoup plus deraison d’être sensible à la perte de la bonnerenommée que fait le monastère parl’éloignement du Père Garcia Alvarez qu’à cellequ’il fait lui- même, car il est assez connu dansSéville. C’est sur les [348] pauvres étrangères quetout retombe. Évidemment, si l’on attribuait368 Cousine du chapelain, Garcia Alvarez.

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quelque faute au Père Garcia Alvarez, lesreligieuses auraient, de leur côté, quelqueculpabilité. Mais ce dont je suis sure, c’est que, jele répète, sa vertu est connue. Pour le reste, il a ungrand travail de moins. Certes, ce qu’il a enduréprès de vous, ce que nous lui devons, ne sauraits’exprimer. Quant à la récompense qu’il mérite,Dieu seul peut la lui donner. Présentez-lui tousmes respects. J’aurais voulu lui écrire longuement,si je n’avais la tête fatiguée. D’ailleurs, on ne ditpas bien par lettre ce que je voudrais exprimer. Jene lui écris donc pas : je pourrais formuler desplaintes. Lorsque d’autres savaient les grandesoffenses qui, d’après ces bonnes religieuses, secommettaient dans le monastère, ce n’était pastrop que j’en fusse avisée, car c’est moi surtoutqui devais en souffrir. Il ne fallait pas attendre quele remède vînt de ceux qui, comme personne nel’ignore, nous portent si peu d’amour. Enfin,enfin, la vérité peut souffrir, mais elle ne meurtpas. J’espère donc que le Seigneur la manifesteradavantage encore.

Veuillez présenter mes respects au cherSerrano. Je désire voir le jour où nous pourronslui payer ses bons offices. Envoyez tous mescompliments à mon saint prieur de Notre-Damedes Grottes. Oh ! que ne puis-je m’entretenir aveclui une journée entière ! Plaise à Dieu de vousgarder, et de vous rendre aussi saintes que je leLui demande ! Amen.

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Les sœurs de Saint-Joseph ont été plussensibles que moi à vos épreuves ; elles serecommandent instamment à vos prières. Je netarderai pas à vous écrire de nouveau. Quant àl’affaire de Marie de Saint-Joseph369 que vous merecommandez, elle sera peut-être achevée avantl’arrivée [349] de cette lettre. Vous allez bienmaintenant, ne vous hâtez donc point. Il n’y a paslieu de procéder à l’élection, jusqu’à ce qu’onvous le commande d’ici ; car on ne néglige pas des’occuper de ce projet.

Si le Père Mariano se trouve là, passez-luicette lettre, et priez-le de vous la retourner. Dansla crainte que ma lettre ne le trouve plus à Séville,je ne lui écris pas maintenant. Saluez de ma part lePère Grégoire ; je désire vivement recevoir unelettre de lui.

Je ne sais que vous dire au sujet de la messe ;ne vous pressez pas. S’il n’y a personne pour vousla dire tous les jours, n’allez pas vous troubler, etcontentez-vous de l’avoir le Dimanche, jusqu’à ceque le Seigneur en dispose autrement ; par là vousne manquerez pas de quoi mériter. Ma santé estassez bonne.

Le Père Julien d’Avila a été très affligé de vosépreuves. S’il croyait contribuer à vous endélivrer, je suis sûre qu’il irait de bon cœur àSéville. Il vous supplie instamment de prier pourlui. Plaise à Dieu de vous donner des forces et de369 On désirait qu’elle fût réintégrée dans sa charge de prieure.

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vous aider à souffrir toujours davantage ! Vousn’avez pas encore répandu votre sang pour Celuiqui a versé le sien pour vous. Par ici, nousn’avons pas été, je vous l’assure, exemptes detravaux.

C’est aujourd’hui la fête de la Croix370.L’indigne servante de Votre Révérence.

Thérèse de JÉSUS.Oh ! comme mon frère a été touché de vos

tribulations ! Nous avons dû le consoler.Recommandez-le à Dieu ; vous le lui devez bien.Tous les conseils dont la Mère vicaire, Isabelle deSaint-Jérôme, me parle dans sa lettre, m’ont paruprudents et manifestent plus de courage en elleque [330] chez la Mère Marie de Saint-Joseph.Dites mes plus vives amitiés à la sœur Béatrix dela Mère de Dieu, et assurez- la que je suis trèscontente de la voir maintenant délivrée de toutsouci ; car elle me mandait dans une de ses lettrescombien l’office dont on l’avait chargée lui étaitpénible. Beaucoup de choses de ma part à la sœurJeanne de la Croix.

LETTRE CCLXII371. 1579. FIN MAI. AVILA.

À LA MÈRE PRIEURE ET AUX RELIGIEUSESDE VALLADOLID.

370 C’est-à-dire de l’Invention de la sainte Croix.371 Cette lettre contient plusieurs corrections d’après la copie authentiquede la Bibl. nat. de Madrid.

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Demande de deux cents ducats pour les Pères Carmesdéchaussés qui sont allés à Rome. Quittance importante.Dot de la sœur du Père Gratien.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence, ma Mère, et avec vous toutes, meschères sœurs !

Je veux vous rappeler que, depuis lafondation de votre couvent, je ne vous ai pasdemandé, que je sache, de recevoir une religieusesans dot. Je ne vous ai fait, non plus, aucunesupplique importante. Il n’en a pas été de la sortepour les autres monastères : l’un d’eux, a reçuonze religieuses sans dot, et il ne va pas plus malpour cela ; c'est même le mieux établi.

Je viens aujourd’hui vous demander unechose à [351] laquelle vous êtes obligées pour lesintérêts de l’Ordre et pour plusieurs autresraisons. Quoiqu’il s’agisse d’un service qui voussera utile à vous-mêmes, je veux cependant vousen être obligée, et vous le regarderez comme faità moi personnellement. Je suis très préoccupéepar la crainte que le manque d’argent ne nousprive d’un bien très important pour la gloire deDieu et pour notre repos.

Par les lettres ci-jointes que le Père prieur duCalvaire, carme déchaussé, envoie de Rome, où ils’est rendu, vous verrez jusqu’à quel point il nouspresse de lui expédier deux cents ducats. Lespères Carmes déchaussés ne peuvent rien donner,

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car ils n’ont pas de chef en ce moment. Leursressources étaient tellement minimes quand lePère Jean de Jésus et le Prieur de Pastrana sontpartis à leur tour pour Rome, où j’ignore encores’ils sont arrivés, que ces deux Pères ont emportécent cinquante ducats de notre monastère deVéas, outre ce que je leur ai moi-même remis.C’est une grande faveur de Notre-Seigneur quequelques-unes de nos maisons puissent remédierà une telle nécessité ; après tout, cela n’arrivequ’une fois dans la vie.

Le Père Nicolas m’écrit de Madrid qu’il atrouvé une personne qui, par égard pour lui,avancerait, moyennant un reçu de votremonastère, ces deux cents ducats sur la dot de lasœur Marie de Saint-Joseph372. Cela lui suffirait,car elle n’est pas pressée d’être remboursée. C’est,à mon avis, une heureuse fortune pour nous. Jevous demande donc en charité d’appeler unnotaire dès la réception de cette lettre ; ildresserait l’acte authentique de la profession decette sœur, en bonne et due forme, (car sans celaon ne peut rien faire), et vous me l’enverriezimmédiatement avec la quittance. Toutefois, cesdeux pièces ne doivent [352] pas être sur le mêmepapier, mais sur un papier séparé. Vous voyezcombien il est important de se presser.

Peut-être il vous semblera qu'on vousdemande beaucoup. Vous vous direz : mais372 Sœur du P. Gratien.

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pourquoi les autres monastères ne donneraient-ilspas ? Je vous réponds que chacun d’eux fait cequ’il peut. Quand on ne peut rien donner, commecelui-ci, on ne donne rien ; voilà pourquoi, afin demontrer que nous nous aidons mutuellement,nous portons toutes un même habit ; ce quiappartient à l’un appartient à tous ; et celui-làdonne beaucoup qui donne tout ce qu’il peut.D’ailleurs, les dépenses sont telles, en ce moment,que vous en seriez étonnées si vous lesconnaissiez. La sœur Catherine de Jésus pourravous le dire. Et supposé que nos monastères n’ypourvoient pas, je ne puis, pour ma part, gagneravec mon bras estropié l’argent dont nous avonsbesoin. Il m’en coûte assez d’aller toujoursmendier et quêter. Certes, c’est là un vraitourment pour moi et, sans l’amour de Dieu pourqui je travaille, je ne pourrais le souffrir.

Outre cette somme, je dois mendier encoremaintenant deux cents autres ducats promis déjàau chanoine Montoya, qui nous a rendu la vie.Plaise à Dieu que cela soit suffisant, et que nousen finissions ! C’est une grande miséricorde de sapart qu’avec de l’argent, nous arrivions à goûter lapaix.

Ce que je viens de vous demander est unechose indispensable ; ce dont je vais vous parlermaintenant, je le laisse à votre bonne volonté.Cependant, cela me paraît juste, et sera agréable àDieu et au monde.

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Vous avez reçu sans dot, comme vous lesavez, la sœur Marie de Saint-Joseph, par égardpour son frère, notre Père Gratien. Sa mère, vu lanécessité où elle était, avait retardé l’entrée de safille dans votre monastère, afin de [353] négociertout d’abord ces quatre cents ducats qu’elle vousavait promis, comme je l’ai appris. Elle a penséqu’en considération de votre grande charité pourle Père Gratien, vous iriez plus loin, et que vousn’accepteriez rien. Je vous l’assure, elle sauratrouver où employer cette somme. Maintenant, jene m’étonne pas qu’elle soit sensible à la penséed’en être privée. Elle est tellement bonne, que,malgré tout, elle ne cesse de vous êtrereconnaissante du bien que vous lui avez fait.Votre Révérence sait que les cent ducats dontparle le Père Gratien dans la lettre que je vous aienvoyée doivent être escomptés de la dot ; tousles frais de la mère pour la fille se sont montésjusque-là. La quittance que vous devez m’envoyerdoit donc être de trois cents ducats. Quant à lalégitime dont la sœur héritera, n’allez pas en tenircompte. Tout ce que possède la mère, ce sont desbiens du Roi, et non des rentes, et une foisMonsieur le Secrétaire mort, la famille est sansrien. Supposé qu’il reste quelque chose, lesenfants sont tellement nombreux que chacunn’aura que très peu, comme doña Jeanne me l’aécrit depuis la profession de sa fille. Je ne sais sij’ai gardé sa lettre ; dans le cas où je la

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retrouverais, je vous l’enverrais. Enfin, laquittance doit être au moins de trois cents ducats.

Vous feriez bien, à mon avis, d’envoyer unequittance des quatre cents ducats. Elle nelaisserait pas pour cela de vous en envoyer cent,quand elle les aurait recouvrés. Mais ne lesenverrait-elle pas, qu’elle les a vraiment gagnéspar les peines terribles qu’elle a éprouvées ici et làau sujet de son fils, depuis le jour où il acommencé la visite de nos monastères. Et puis,que d’obligations n’avons- nous pas envers notrePère Gratien ? Quand il a reçu dans l’Ordre tantde religieuses sans dot, il y a beaucoup plus deraisons d’en recevoir une de la sorte par amourpour lui. [354]

Lorsque les religieuses de Tolède ont admisson autre sœur dans leur monastère, elles n’ontdemandé ni lit, ni trousseau, ni habit, ni objetquelconque, et cependant, on n’avait rien donné àcette enfant ; elles auraient reçu très volontiersMarie de Saint-Joseph dans les mêmes conditions,si cette sœur avait voulu entrer chez elles. Dieu,en effet, a enrichi ces enfants de tant de qualitéset de talents qu’on aime mieux les recevoir sansdot que d’autres qui en apportent une. Quant auxcent ducats, je le répète, vous ferez ce que vousjugerez à propos. Mais pour le reste, on ne sauraitagir autrement, vu la nécessité où est cette dame.

Une fois terminées les difficultés où noussommes, voici ce que l’on fera. On examinera ce

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que chaque monastère a fourni et on remettra àcelui qui aura trop donné l’excédent de sa quote-part. C’est ce qui se fera pour le vôtre. Mais pourle moment, secourons-nous comme nouspouvons. Je. demande à la Mère prieure de ne pass’opposer à ce que les sœurs voudront décider ;car, j’en ai l’assurance, elles ne se montreront pasmoins filles de l’Ordre que les autres qui donnentselon leurs ressources. Plaise à Dieu de vousrendre toutes aussi grandes saintes que je L’ensupplie ! Amen.

Votre servante,Thérèse de JÉSUS.

En tout cas, la sœur Catherine de Jésus liracette lettre à toutes les sœurs ; je serais très fâchéequ’on en passât un seul mot. Elle leur liraégalement les autres lettres qui viennent de Romeet que je vous envoie sous ce pli. [355]

LETTRE CCLXIII373. 1579. 9 JUIN. AVILA.

À MARIE-BAPTISTE, SA NIÈCE, PRIEURE ÀVALLADOLID.

Remercîments. Voyages projetés. Bonté du P. Ange deSalasar. Dot de Casilde de Padilla.

JÉSUS !Que l’Esprit-Saint soit avec Votre Révérence !

qu’il vous récompense, vous et toutes les sœurs,des joyeuses fêtes de Pentecôte que vous m'avez

373 Cette lettre contient plusieurs corrections et un fragment nouveaud’après la copie de la Bibliothèque nationale de Madrid.

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procurées en m’envoyant de si bon cœur la lettrede quittance. Cette lettre est arrivée avant ledépart du messager de Madrid. J’en ai été trèsheureuse, car on m’écrivait pour me dire de mepresser.

Supposé que cet argent fut destiné à mesbesoins personnels, il n’eût pas été, je vousassure, accueilli avec plus de gratitude. Vous mel’avez toutes envoyé, parce que vous êtesgénéreuses ; et c’est là une très grande faveur quevous nous faites. Plaise à l’Esprit-Saint de vous enrécompenser ! Je prie Dieu, croyez-le, de vousrendre beaucoup plus que vous n’avez donné.Lisez cette partie de ma lettre aux sœurs. Je merecommande très instamment à leurs prières. Jeme suis exprimée vis-à-vis de nos Pères deMadrid dans les termes que vous avez employés,afin qu’ils voient quel trésor ils possèdent en voustoutes. [356]

J’ai tant écrit aujourd’hui, et il est si tard, quece que je pourrai vous dire sera peu de chose.D’abord, par charité, soignez-vous, afin que, lejour où il plaira à Dieu de me conduire àValladolid, je vous trouve en bonne santé. LePère vicaire, Ange de Salasar, m’en a déjà donnéquelque espérance dans une de ses lettres. Maisl’entrevue serait tellement rapide que je nevoudrais pas faire tant de lieues pour avoir ensuitela peine de vous quitter promptement. 11 pense,me dit-il, que je puis gagner des mérites en me

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rendant à Malagon, où il me confirmera par écritles pouvoirs qu’il m’a donnés pour le monastère ;et, en effet, j’y trouverai plus de mérite que si jedevais fonder cette maison. Sa volonté est quej’aille, tout d’abord, consoler ces messieurs deValladolid, qui le lui demandent, et il m’envoiepour cela la lettre de l’évêque ; je partirai aussitôtaprès pour Salamanque afin d’y acheter unemaison. Sachez, ma fille, que c’est là ce dont nossœurs ont le plus besoin, et cependant elles setaisent comme des mortes. Mais en cela, ellesm’obligent davantage. Voyez- vous maintenantcette pauvre petite vieille ! et aussitôt après, enroute pour Malagon ! Je vous assure que cela m’afait rire ; néanmoins, mon courage est capable deplus encore. Que Dieu daigne tout diriger !

Il n’est pas impossible que nos dépêchesarrivent avant que je n’aie terminé à Salamanque,et alors, j’aurais la faculté de vous voir un peuplus à loisir. Quant à l’affaire de Malagon, uneautre religieuse peut l’arranger.

On soupçonne que les Pères mitigés neseraient pas fâchés de me savoir à distance. On ades preuves de cela. Sa Paternité374 même seraitheureuse que je fusse éloignée de l’Incarnation.D’ailleurs, il faut du temps pour régler lesdifficultés de ces monastères, et on aurait moinssujet [357] de critiquer mon voyage que si jepartais maintenant pour un sujet futile. Daigne le374 Le Père vicaire général.

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Seigneur diriger tout de façon à ce que je Le servedavantage !

Le Père Ange m’annonce dans sa lettre que cequ’il me dit maintenant est seulement uneébauche de son plan, qu’il doit en conférer toutd’abord avec le Père Pierre Hernandez375, et quejusqu’alors, nous devons attendre. Peut- êtres’explique-t-il davantage dans la lettre ci-jointequ’il envoie à Monseigneur. Son désir est decontenter ces messieurs en tout ; et vraiment, ilest tellement bon qu’il ne sait dire non.

Il a approuvé la fondation du collège desCarmes déchaussés376, mais non le monastère desreligieuses. Cela n’a pas tenu à lui, mais le PèreAntoine de Jésus et le prieur de la Roda ne lejugeaient pas convenable. J’en ai été très contente,car j’ai souvent refusé cette maison377 à cause deces huit béates. J’aimerais mieux fonder quatremonastères.

Le Père Pierre Hernandez insiste beaucouppour que nous attendions l’érection d’uneprovince séparée avant de fonder le monastère,malgré l’autorisation qui pourrait être donnée, etil en fournit d’excellentes raisons : voilà ce qu’onvient de m’écrire. Comme le Nonce est irrité, etqu’on lui parle contre nous, il pourrait nous

375 Religieux dominicain qui avait été Visiteur de la Réforme, à laquelle ilportait le plus grand intérêt.376 À Salamanque.377 Celle de Villeneuve de la Xara.

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susciter des embarras ; nous devons donc agir entout avec la plus grande prudence.

J’ai été contrariée de tant de tapage au sujet dela dot de Casilde. Ce qui va arriver, c’est qu’on nevous donnera rien. Je vous l’assure, on aurait dutout simplement vous [358] donner les deux millecinq cents ducats qu’on avait promis, ou au moinsdeux mille. À quoi bon ¡tant de bruit ? [On n’enfait jamais tant pour si peu de chose]…378

LETTRE CCLXIV.379 1579. 10 JUIN. AVILA.

AU PÈRE GRATIEN.

Désir de l’érection d’une province séparée. Futurvoyage de la pauvre petite vieille. Isolement de la Sainte. Vertude l’obéissance. Quittance de quatre cents ducats. Caractèrede la prieure de Valladolid.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité, mon Père !Ces fêtes de la Pentecôte vous auront

procuré, je le souhaite, les biens et les dons quivous étaient nécessaires pour remercierdignement la divine Majesté d’avoir remédié auxmaux de son peuple en vous demandant tant desacrifices. Que le Seigneur soit béni de tout !Assurément, il y a de quoi penser et écrire surcette histoire. J’ignore, il est vrai, les détails

378 Le reste de la lettre manque.379 Cette lettre renferme quelques corrections et un fragment nouveaud’après la copie de la Bibliothèque nationale de Madrid.

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particuliers de la fin ; mais je comprends que toutdoit être très bien. Du moins, si Dieu nouspermet de voir l’érection d’une province séparée,il ne se sera rien accompli en Espagne avec plusd’autorité et d’examen. Le Seigneur veut nousdonner à comprendre [359] par là que les Carmesdéchaussés sont appelés à de plus grandes œuvresque nous ne pensons. Plaise à Sa Majesté degarder Paul de longues années, afin qu’il puissecontempler ce spectacle et exercer son zèle ! Pourmoi, je le verrai du haut du ciel, pourvu que jesois digne d’y aller.

On m’a déjà envoyé de Valladolid la lettre dequittance. L’argent est expédié, et j’en suis trèscontente. Plaise au Seigneur de diriger lui-mêmeles événements, et que tout soit terminé au plustôt ! Notre supérieur actuel est bon, j’en conviens,mais non tel qu’il faudrait pour établir les chosescomme il serait nécessaire. En définitive, c’est unsupérieur d’emprunt.

Par la lettre ci-incluse, vous verrez ce qu’ondemande de la pauvre petite vieille. Je puis metromper ; néanmoins, d’après toutes lesapparences, ces Frères mitigés désirent monvoyage parce qu’ils me veulent loin d’Avila, etnon parce que la maison de Malagon a besoin demoi ; cela m’a été un peu sensible. Quant au reste,je veux dire le voyage, il m’a laissée complètementindifférente ; si cependant j’allais à Malagon pourexercer la charge de prieure, j’en aurais de la

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peine, car je ne vaux rien pour cela, et jecraindrais d’être impuissante au service de Notre-Seigneur. Veuillez Le supplier de m’aider àtravailler toujours à sa gloire, et ensuite, advienneque pourra ; plus il y aura de travaux, plus il yaura de profits. En tout cas, déchirez cette lettre.

C’est une très grande joie pour moi de voussavoir en bonne santé. Mais je désire que vous nerestiez pas là où vous êtes durant ces chaleurs.Oh ! comme mon âme se sent chaque jour plusisolée d’être si loin de Votre Paternité ! Sansdoute, il lui semble toujours être près du PèreJoseph380 ; et avec cela, elle passe la vie sans goûterde [360] contentement du côté de la terre, et dansun tourment continuel. Pour vous, vous ne devezplus vivre sur la terre, tant le Seigneur vous adonné d’occasions de vous en détacher et procuréde moyens de mener une vie toute céleste. Envérité, plus je songe à cette tourmente et auxmoyens dont le Seigneur a voulu se servir pour ymettre un terme, plus je suis stupéfaite ; supposéqu’il daignât corriger quelque peu ces Pèresandalou s, j’aurais un bonheur tout particulier quece ne fût pas par votre intermédiaire ; ce n’estpoint à vous qu’il convient d’user de rigueur àleur égard, quand vous avez triomphé de tous lesobstacles. Tel a toujours été mon désir.

J’ai beaucoup apprécié ce que me dit le PèreNicolas sur ce point, aussi, je vous envoie sa380 Notre-Seigneur.

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lettre. Toutes les sœurs de Saint-Joseph serecommandent instamment à vos prières. Ellessont très sensibles à la pensée de mon départ. Jevous aviserai de tout. Par charité, recommandezcela à Notre-Seigneur. Vous vous souvenez desmurmures soulevés au sujet de mes voyages, etvous en connaissez les auteurs. Voyez quelle vieest la mienne ! Mais tout cela importe peu.

J’ai écrit au Père vicaire pour lui montrerquels inconvénients il y aurait à me nommerprieure, car je ne puis suivre les exercices de laCommunauté. Pour le reste, je n’ai aucune peine ;j’irais jusqu’au bout du monde, si l’obéissancel’exigeait. Et même, plus il y aurait de travaux,plus, ce me semble, je serais heureuse d’accomplirau moins quelque petite chose pour ce grandDieu envers qui j’ai tant d’obligations : on le sertmieux quand on agit seulement par obéissance. Ilme suffirait de savoir que je fais plaisir à monPaul pour tout entreprendre avec joie. Je pourraislui dire sur ce point plusieurs particularités qui luiseraient très agréables, mais je crains [361] d’enparler dans une lettre, surtout quand il s’agit deschoses de l’âme.

Pour que vous puissiez rire un peu, je vousenvoie ces strophes que m’ont transmises lessœurs de l’Incarnation. L’état de cette maison est,sans doute, plutôt de nature à attrister qu’àréjouir ; mais les pauvres sœurs cherchent àdissiper leurs chagrins. Mon départ d’Avila leur

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causera autant de peine qu’un évènementmalheureux. Elles espèrent toujours, comme moid’ailleurs, que leurs affaires s’arrangeront.

Les sœurs de Valladolid ont donné de trèsbon cœur les deux cents ducats. La prieure étaitanimée de la même charité ; au besoin, elle lesaurait cherchés ; elle m’a expédié la lettre dequittance de quatre cents ducats. Je lui en saisd’autant plus de gré qu’elle aime à amasser pourson monastère. Mais aussi, quelle lettre je lui aiécrite ! [Madame doña Jeanne m’a fait rire, quandj’ai vu comme elle la connaissait bien ; elle n’a paslaissé de m’étonner lorsqu’elle m’a dit qu’elle laredoutait un peu et qu’elle voulait lui remettrel’argent sans lui exposer sa gêne]. Cependant, jevous l’assure, j’ai toujours trouvé la prieure biendisposée pour tout ce qui concerne la sœur Mariede Saint-Joseph ; c’est là une preuve de l’amourqu’elle vous porte. Que Dieu vous garde, monPère ! Amen, Amen.

Veuillez présenter mes respects au Pèrerecteur ; offrez- les, en outre, au Père quim’écrivit l’autre jour.

C’était hier le dernier jour des fêtes de laPentecôte. La mienne n’est pas encore venue.

L’indigne servante de Votre Paternité,Thérèse de JÉSUS. [362]

LETTRE CCLXV. 1579. 18 JUIN. AVILA.

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À LA MÈRE ANNE DE L’INCARNATION,PRIEURE À SALAMANQUE.

Prochain départ pour Valladolid et Salamanque.Isabelle de Jésus. André de Ximène.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence !Aujourd'hui, solennité de la Fête-Dieu, le

Père vicaire, Ange de Salasar, m'a envoyé la lettreci-incluse pour Votre Révérence, et un ordreformel de me rendre à votre monastère. Plaise àDieu que ce ne soit pas là un tour d’adresse deVotre Révérence ! Cet ordre, en effet, m’a étédonné, dit-on, à la prière de Monsieur don LouisManrique. J’avoue que, si je puis contribuer tantsoit peu à vous procurer du repos, j’y suis toutedisposée ; je voudrais même que ce fûtimmédiatement. Mais le Père vicaire mecommande d’aller d’abord à Valladolid. Sansdoute, il n’a pu se dispenser de prendre cettemesure ; en tout cas, je n’y suis pour rien ; j’aimême fait tout bonnement mon possible, soit ditentre nous, pour éviter ce voyage, qui ne meparaissait pas nécessaire en ce moment.Toutefois, celui qui tient la place de Dieu voitmieux que moi ce qui convient.

Sa Paternité me prescrit de rester peu detemps à [363] Valladolid ; mais si peu que ce soit,il me faudra bien y rester le mois prochain, etplaise à Dieu que cela suffise ! Le retard ne sera

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pas, je crois, de grande conséquence pour votreaffaire. Veuillez, néanmoins, garder le secret detout cela vis-à-vis de Pierre de la Vanda381 ; car ilviendrait immédiatement nous accabler avec 'sesarrangements, et le mieux pour nous est de n’enaccepter aucun.

S’il se présente quelque chose de nouveau,vous pouvez me l’écrire à Valladolid. Vos lettresne sont pas venues, et le père de l’étudiantcherche son fils partout. N’ayez aucune peine demon voyage ; je vais me trouver près de l’endroitoù est le Père Balthasar Alvarez. On m’a annoncéque l’évêque de Salamanque va mieux, et j’en suistrès heureuse.

Dites à la sœur Isabelle de Jésus382 que je suistrès chagrinée de la savoir malade. J’ai mandé à laMère prieure de Ségovie de prévenir MonsieurAndré de Ximène383 qu’il arrive promptement, s’ilveut me parler ; je ne sais quel parti il prendra. LePère vicaire m’écrit pour m’autoriser à régler cetteaffaire. Je désire que ce monsieur ne manque pasde venir ; et, avec l’aide de Dieu, nous ne nous381 Cfr. T. I, p. 109 et 111.382 Isabelle de Jésus, qui chanta un jour, en présence de la Sainte, lastrophe suivante :

Que mes yeux vous voient,O bon et doux Jésus !Que mes yeux vous voient.Que je meure aussitôt !

C’est alors que la Sainte tomba en extase et composa sa célèbre glose. –Chaque fois qu’elle revenait à Salamanque, elle disait à la sœur Isabelle :Venez ici, ma fille, et chantez-moi vos strophes.383 André de Ximène, gentilhomme de Ségovie, frère de la sœur Isabelle.

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brouillerons pas ; je ne demande qu’à lui donnersatisfaction et à le contenter. [364]

Dites encore à ma chère Isabelle de Jésus queje ne voudrais pas la trouver avec une santéaffaiblie. Je lui désire celle du corps : car pourcelle de son âme, j’en suis contente. Faites-luicette commission. Le porteur de cette lettrem’attend ; je ne puis ajouter autre chose, sinonque je prie Dieu de vous garder. Mes amitiés àtoutes les sœurs.

C’est aujourd’hui le jour de la Fête-Dieu.La servante de Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCLXVI. 1579. 21 JUIN. AVILA.

À MARIE-BAPTISTE, SA NIÈCE, PRIEURE ÀVALLADOLID.

Prochain départ pour Valladolid. Réceptions faites à lafondatrice. Bonté du Père vicaire. L’affaire de Casilde.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE !Malgré tout mon désir d’expédier

promptement le messager, il sera tard quand ilpartira, vu que c’est aujourd’hui messed’obligation et que je suis restée un peu de tempsavec le Père Nicolas, qui vient d’arriver et que j’aiété très contente de voir.

J’expédie votre lettre à notre Père vicaire, etlui expose les avantages ou les motifs pourlesquels il doit, à mon avis, donner sa permission.Je lui indique, en outre, pourquoi Anne de Jésus

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n’a pas été reçue comme conventuelle de votremonastère, Je crains toujours, sachez-le, les [365]grandes fortunes, bien que, d’après vosrenseignements, Dieu semble vraiment attirera luila demoiselle dont vous me parlez. Plaise à SaMajesté qu’elle travaille à sa gloire ! Amen.Présentez-lui mes compliments et dites-lui que jeme réjouis à la pensée de la voir bientôt.

La maladie de doña Marie384 m’affligebeaucoup. Dieu veuille lui rendre la santé, commeje L’en supplie ! Assurément, quand je suis loind'elle, je reconnais quel tendre amour je lui porte.

Notre Père vicaire, je vous l’annonce, m’aenvoyé, le jour de la Fête-Dieu, un ordre formelde me rendre à votre monastère, sous peine decensure et de désobéissance. Avec un tel ordre onaccomplira exactement la volonté deMonseigneur l’Évêque et tout ce qu’il a demandéà Sa Paternité. Par conséquent, d’après mesprévisions, je partirai d’ici, un jour ou deux aprèsla fête de Saint Jean.

De grâce, expédiez-moi à Médina une lettreque notre Père vicaire doit vous envoyer ; il fautque je l’y trouve à mon arrivée. Dites à nos sœursde Médina de ne pas faire tant de bruit pour merecevoir. J’adresse la même supplique à VotreRévérence. Toutes ces démonstrations memortifient, je vous l’assure, au lieu de me faireplaisir, c’est la vérité ; je me confonds en moi-384 Marie de Mendoza.

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même, quand je vois combien je suis loin demériter toutes ces marques d’estime. Et plus onm’en donne, plus j’en ai de peine. Qu’il n’y aitdonc rien d’extraordinaire, sans quoi, sachez- le,on me mortifierait beaucoup.

Je ne réponds pas à vos autres questions, car,Dieu aidant, je ne tarderai pas à vous voir. Je nem’arrêterai, en effet, à Médina que trois ou quatrejours, puisque je dois y repasser pour me rendre àSalamanque. Tel est l’ordre de [366] notre Pèrevicaire. Il me prescrit, en outre, de ne rester quepeu de temps à Valladolid.

Veuillez prévenir doña Marie et Monseigneurl’Évêque de ce qui se passe. Ils ont raison de seréjouir de ce que la charge de vicaire repose surnotre Père ; son désir est d’être agréable à leursseigneuries. Voilà pourquoi il a enlevé lesobstacles nombreux qui s’opposaient à monvoyage. Mais Votre Révérence sait égalementparvenir à la réalisation de tous ses projets. QueDieu vous le pardonne ! Demandez-Lui commefruit de mon voyage que vous soyez moinsattachée à votre volonté. Pour moi, je le regardecomme impossible ; néanmoins, Dieu peut tout.Daigne Sa Majesté vous rendre aussi parfaite queje L’en supplie ! Amen.

Je n’ai pas encore pu transmettre voscommissions aux sœurs. Quant à l’affaire deCasilde, ne vous en mêlez pas jusqu’à monarrivée. Puis, lorsque nous verrons ce que décide

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sa mère, nous en rendrons compte à Sa Paternité.Comme les fièvres tierces dont souffre cetteenfant sont bénignes, il n’y a pas à s’enpréoccuper. Présentez- lui mes amitiés, ainsi qu’àtoutes les sœurs.

C’est aujourd’hui le dimanche dans l’octavedu Très Saint Sacrement. Ce messager est arrivé àcinq heures, ce matin, et nous ne le dépêchonsqu’un peu avant midi.

L’indigne servante de Votre Révérence,Thérèse de JÉSUS. [367]

LETTRE CCLXVII385. 1579. 24 JUIN. AVILA.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, À SÉVILLE.

Vertu du P. Nicolas. Nécessité d’accepter humblementla charge de prieure. Demande d’informations sur lesdifficultés du monastère. Départ pour Valladolid.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit-avec Votre

Révérence, ma fille !Je ne sais pourquoi vous gardez un profond

silence vis-à-vis de moi, dans un temps où jevoudrais recevoir à tout moment de vosnouvelles. Pour ma part, je vous l’assure, je ne metais point sur ce qui touche à votre monastère. Jevous annonce que le Père Nicolas est ici ; il estnommé prieur de Pastrana. J’ai été contente de savisite, et je bénis Notre-Seigneur d’avoir donné à

385 Cette lettre contient plusieurs corrections et un fragment nouveau,d’après l’autographe.

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notre Ordre un sujet d’un tel mérite et d’une tellevertu. Sa Majesté a voulu, je crois, s’en servircomme d’un instrument pour rétablir votremonastère, tant il s’est imposé pour vous detravail et de fatigue. Recommandez-le instammentà Notre-Seigneur ; vous le lui devez bien.

Pour vous, ma fille, laissez-moiimmédiatement cette perfection mal entendue quiconsiste à ne pas vouloir reprendre la charge deprieure. Quand nous le désirons [368] tous et quenous travaillons dans ce but, c’est un enfantillagede refuser, et pas autre chose. Cela n’est pas votreaffaire, mais celle de tout l’Ordre. Je la voudraisdéjà réalisée, tant elle est nécessaire pour la gloirede Dieu, pour l’honneur de votre monastère et denotre Père Gratien. N’eussiez-vous aucune qualitépour cette charge, vous ne sauriez vous y refuser ;à plus forte raison devez- vous accepter, quandnous n’avons pas mieux, comme on dit. Si Dieunous accorde cette grâce, veuillez obéir en silenceet ne pas souffler mot ; sans cela, vous mefâcheriez beaucoup. Ce que vous avez dit suffitpour nous donner à entendre que vous ne briguezpoint cette charge ; et, à la vérité, après en avoirfait l’expérience par moi-même, il n’est pasnécessaire d’insister pour me persuader que c’estune lourde croix. Mais Dieu vous viendra enaide ; car déjà la tempête est apaisée en cemoment.

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Ces deux sœurs386 ont-elles reconnu leurfaute ? Vous sont-elles opposées ? Je désire lesavoir. Dites-moi comment elles vont. Je suis trèspréoccupée des dispositions où se trouvent leursâmes. Par charité, procurez-moi une relationdétaillée de tout cela. Envoyez vos lettres parl’intermédiaire de l’archevêque à Monsieur Rochde Huerta, et ce dernier me les expédiera àl’endroit où je me trouverai.

La sœur Isabelle de Saint-Paul387 va vousécrire au bas de ma lettre tout ce qui se passe ici :pour moi, je n’en ai pas le temps.

Présentez toutes mes amitiés à ma filleBlanche. Je suis très contente d’elle et très obligéeà son père et à sa mère des attentions qu’ils onteues pour Votre Révérence. Veuillez l’enremercier de ma part. Tout ce qui s’est [369]passé dans votre monastère est, je vous l’assure,une histoire dont je ne reviens pas. Vous m’endonnerez une relation complète, et en mêmetemps claire et exacte. Dites-moi surtoutcomment vont ces deux sœurs ; je le répète, j’ensuis très préoccupée.

Offrez tous mes compliments à chacune desreligieuses. Que la Mère vicaire regarde cettelettre comme pour elle. Recommandez-moiinstamment aux prières de ma sœur Gabrielle. [Je

386 La Sainte parle ici de la sœur Béatrix et de la sœur Marguerite.387 Nièce de la Sainte.

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ne puis encore comprendre comment la sœurSaint-François s’est tirée de toutes ces difficultés].

On m’appelle pour le Père Nicolas, qui estlà388. Je pars demain pour Valladolid. Notre Pèrevicaire général m’a envoyé un ordre formel dem’y rendre et d’aller ensuite à Salamanque. Maprésence n’est pas très nécessaire à Valladolid ;mais doña Marie et Monseigneur l’Évêque389

m’ont demandée à notre Père. Il n’en est pas demême pour Salamanque. Nos sœurs y sont dansune maison malsaine, et elles ont beaucoup àsouffrir de la part de celui qui la leur a vendue390.Il leur rend la vie pénible, et chaque jour leursuscite de nouveaux ennuis. Les difficultésqu’elles ont avec lui sont très grandes et serenouvellent sans cesse. Demandez à Notre-Seigneur qu’on puisse acheter une maisonconvenable et à bon marché. Daigne Sa Majestévous garder, ma fille, et me permettre de vousvoir avant de mourir !

C’est aujourd’hui le 24 juin.Je pars demain.391 Mes occupations sont telles

queje n’ai pas le temps d’écrire à mes filles deSéville, ni de rien dire [370] de plus. Faites-moisavoir si elles ont reçu une lettre de moi.

L’indigne servante de Votre Révérence,

388 À partir d’ici, la lettre est continuée par la sœur Isabelle de Saint-Paul.389 Don Alvaro de Mendoza.390 Pierre de la Vanda. Cfr. L. du 18 juin précédent, p. [363].391 Le reste de la lettre est de la main de la Sainte.

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Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCLXV1II392. 1579. DATE INCERTAINE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, À SÉVILLE.

Exhortation à la perfection.

… Ma fille, je suis couverte de honte et deconfusion quand j’entends tout ce que cesmessieurs ont dit de nous autres Carmélites ; nousavons beaucoup à faire pour devenir telles qu’ilsnous ont dépeintes, si nous ne voulons pas qu’ilspassent pour menteurs… [371]

LETTRE CCLXIX. 1579. 7 JUILLET. VALLADOLID.

AU PÈRE GRATIEN, À ALCALA.

Heureux voyage. Bonheur de Marie de Saint-Joseph.Excellente novice. Voyage de Paul à Rome. Entrevue avecle Père Nicolas. La fille du licencié Godoy.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité, mon Père !Il y a quatre jours que je suis arrivée à

Valladolid bien portante, grâce à Dieu, et sansfatigue aucune, parce que le temps a été très frais.Vous ne sauriez croire comme nos sœurs et cesmessieurs se sont réjouis de mon arrivée. Pourmoi, je ne vois pas pourquoi. Toutes les sœurs se

392 Fragment restitué à la Collection des Lettres.

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recommandent aux prières de Votre Paternité ; laMère prieure dit qu'elle ne vous écrit pas ; elleaime beaucoup à parler, et ne veut pas avoir deconversation avec des muets393. J'ai trouvé masœur Marie de Saint-Joseph394 en bonne santé ettrès heureuse ; toutes les religieuses sontcontentes d’elle. Ç'a été un vrai bonheur pourmoi de la voir, et aussi de constater comme cesmaisons vont bien ; je me suis rappelé la pauvretéau milieu de laquelle elles ont débuté. Que leSeigneur soit béni à jamais !

Une demoiselle qui a de grandes qualités et debeaux [372] talents vient de prendre l’habit danscette maison. Elle possède près de vingt milleducats de fortune ; mais, pensons-nous, ellelaissera au monastère une faible dot, encomparaison de ce qu’elle pourrait donner, àcause de ses sœurs, qu’elle aime beaucoup.Cependant, sa dot sera raisonnable, et avec ce quela Mère prieure a déjà, il manquera peu de chosepour que le couvent ait une rente suffisante, cartous, ici, veulent qu’il soit renté.

Quant au voyage que Paul ferait à Rome, c’estun rêve ; il n’y a pas à en parler, ni même à ypenser. Je crains bien plus, s’il est nomméprovincial, qu’il ne soit obligé d’aller au ChapitreGénéral. Ne vous occupez nullement du conseil

393 Allusion à la défense que le Nonce avait faite au Père Gratien d’écrireaux religieuses carmélites.394 Sœur du Père Gratien.

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que vous donne ce Père si résolu, sans dire dansquel but, ni comment ; bénissez Dieu, aucontraire, qui a disposé les choses de façon que cevoyage ne soit pas nécessaire. Il ne nousmanquerait plus maintenant que cette croix pourremédier à nos épreuves passées. Je voudrais queVotre Paternité ne s’arrêtât pas même un instant àcette pensée.

Le Père Nicolas est resté trois ou quatre joursavec moi à Avila. J’ai été très contente quand j’aivu que Votre Paternité avait en lui quelqu’un avecqui vous puissiez traiter des affaires de l’Ordre,qui soit capable de vous aider et qui réponde àmes désirs ; j’ai bien souffert de ce que vous voustrouviez tellement isolé sous ce rapport dansl’Ordre. Assurément, ce Père m’a paru sage et debon conseil, et, en outre, un vrai serviteur deDieu. Mais il n’a pas cette grâce et cette affabilitéextraordinaires que Sa Majesté a données à Paul :Elle accorde à peu de personnes tant de qualités àla fois. Cependant, c’est un homme de talent, trèshumble, très pénitent, ami de la vérité et sachantgagner les cœurs. Il se rendra parfaitementcompte de la valeur de Paul, et il est fermement[373] résolu à le suivre en tout ; cela m’a procuréune vive joie. Que Paul s’entende avec lui à il lefera, je crois, ne serait- ce que pour me contenter.Qu’ils marchent toujours d’accord l’un et l’autre !nous en retirerons de précieux avantages, et cesera pour moi un grand soulagement.

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Ce que Votre Paternité a eu à souffrir de lapart de ceux qui devaient vous seconder mesemble, chaque fois que j’y pense, être, souscertains rapports, une des plus lourdes croix quevous ayez eu à endurer. Aussi, mon Père, queVotre Paternité ne manque pas de s’entendre aveclui ; ou je me trompe fort, ou il doit être d’uneressource précieuse pour une foule de choses.Nous nous sommes longuement entretenus, etnous avons formé maints projets. Plaise auSeigneur d’amener enfin le jour où nous pourronsles exécuter, et mettre tout en ordre parfait dansce cher troupeau de la Vierge, qui a tant coûté àPaul.

Je bénis Notre-Seigneur de ce que VotrePaternité est en bonne santé. Par charité, je vousdemande comme une grâce de rester le moinspossible à Alcala, durant ces chaleurs. Pour moi,je ne sais combien de temps je m’arrêterai danscette maison. Je suis préoccupée de l’affaire deSalamanque. Mais je me trouve très heureuse àValladolid, bien que, je puis le dire en toute vérité,je ne sois mécontente nulle part. Je ne négligerairien, je pense, pour ne rester ici que pendant cemois. Je crains, en effet, qu’il ne se présente parmalheur quelqu’un pour acheter la maison qu’onnous offre à Salamanque. Elle est très bien pournous, quoique un peu chère ; mais Dieu ypourvoira.

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Je n’ai jamais voulu dire à Votre Paternité,pour ne point vous causer de peine, combien estinsupportable la fille du licencié Godoy395, qui està Albe. J’ai fait mon [374] possible et l’aiéprouvée de toutes manières ; on ne saurait lagarder. Comme elle n’a pas d’intelligence, elle necomprend rien. Elle me semble très mécontente,puisqu’elle jette de grands cris. C’est le mal decœur, dit-elle ; pour moi, je n’en crois rien. J’avaisdemandé à la Mère prieure de m’écrire quelques-uns des griefs qu’elle a contre cette sœur, afin deles montrer au licencié, et elle m’a envoyé la lettreci-incluse. Depuis lors, j’ai cru préférable de nepas la donner à lire à ce monsieur et de le laissersoupçonner que son enfant n’est pas appelée àvivre dans nos monastères. J’en suis vivementpeinée ; car nous lui devons beaucoup. Nulle parton ne pourra garder cette sœur.

J’irai bientôt à Albe et je me rendrai comptede tout. Cela, néanmoins, servira de peu ; d’aprèsce qu’on m’écrit, cette fille n’a pas sa raison.Comme elle craint son père, c’est auprès de luiqu’elle sera le mieux. Pour lui, je ne l’ai pas encorevu. Dans une lettre qu’il m’a envoyée à Avila, ilme demande de garder son enfant à Albe jusqu’àce qu’il trouve où la placer ; nous nousconformerons à son désir. J’avais toujoursredouté de la prendre ; je craignais la peine qu’ilaurait de la voir sortir de chez nous. Nous avons395 Avocat à Valladolid et bienfaiteur de l’Ordre.

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fait notre possible jusqu’à ce moment. Dieuveuille qu’il le comprenne !

Je vous prie de présenter tous mescompliments au Père Barthélemy396. Sa lettre m’aprocuré le plus sensible plaisir. Qu’il ne se lassepas de me faire cette charité. Je ne puis lui écrire,parce que toutes les visites de dames que j’aireçues aujourd’hui m’ont fatiguée. Je me suistrouvée hier avec la comtesse d’Osorno. L’évêquede Palencia397 est ici ; Votre Paternité lui doitbeaucoup, et nous tous [375] également. Je merecommande aux prières du Père recteur398. Plaiseau Seigneur de garder Votre Paternité, et de vousconserver la sainteté que je Lui demande pourvous !

C’est aujourd’hui le 7 juillet.La véritable fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCLXX399. 1579. 18 JUILLET. VALLADOLID.

AU PÈRE GRATIEN, À ALCALA.

Le licencié Godoy et sa Allé. Ermitage de Saint-Alexis.Conseil à Élisée.

JÉSUS !

396 Compagnon et secrétaire du Père Gratien.397 Don Alvaro de Mendoza.398 Le Père Élie de St-Martin, recteur du Collège des Carmes déchaussés, àAlcala.399 Cette lettre contient un fragment traduit pour la première fois enfrançais.

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Que la grâce du Saint-Esprit soit avec VotrePaternité, mon Père !

Le licencié Godoy est venu me voir depuisque je vous ai envoyé ma dernière lettre. Il meparaît vraiment un excellent homme. Nous avonsparlé longuement de l’affaire de sa fille, qu’on estdisposé, grâce à Dieu, à recevoir dans unmonastère de Bernardines, à Valderas, je crois.J’ai décidé avec lui qu’une fois à Albe, jem’informerai de tout, et s’il me semble encorequ’elle ne peut rester, il la [376] conduira à cetautre monastère. Cela m’a plu beaucoup, carj’étais dans la peine. D’après les informations, ilvaut mieux, à mon avis, qu’elle s’en aille. C’estmême nécessaire ; en la retardant plus longtemps,elle perdrait peut-être la bonne occasion qui seprésente. Le licencié supporte cette épreuve envrai chrétien. Dès le lendemain de son arrivée, il aété pris par les fièvres tierces ; bien qu’elles soientfaibles, il en est préoccupé. Que Votre Paternitéveuille le recommander à Dieu.

Je vous annonce que l’abbé d’ici est très amide Monseigneur l’Évêque de Palencia400. Je lui aimême parlé, et il est très bien avec moi. On a déjàun autre proviseur. Si Dieu nous donne desressources, nous aurons certainement la

400 Il n’y avait pas encore d’évêché à Valladolid, mais seulement unecollégiale qui dépendait de l’évêché de Palencia. L'abbé était don Alphonsede Mendoza.

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permission de fonder à Saint-Alexis401. La prieureest malade ; elle est venue me voir, et est trèsferme dans sa résolution. S’étant trouvée endanger de mourir, elle a désigné le licencié Godoypour son exécuteur testamentaire et bien réglétoutes les affaires qu’elle a traitées. [Que la divineMajesté, qui peut tout, daigne nous aider à réalisercette fondation ! C’est mon plus vif désir].

Ma sœur Marie de Saint-Joseph se porte bien ;elle est aimée de toutes ses compagnes ; c’est unepetite sainte. Je dis la même chose de Casilde. Lessœurs se recommandent instamment aux prièresde Votre Révérence, la Mère prieure surtout. Masanté est passable, et je me trouve bien àValladolid. Je ne négligerai rien pour partir auplus tôt, car je suis préoccupée de l’affaire de[377] Salamanque ; cependant, mon séjour icidevra, je pense, se prolonger au delà du mois.

Je veux vous dire une tentation qui m’estvenue hier au sujet d’Élisée402, et qui me dureencore. Il me semble qu’il lui échappe parfois dene pas dire en toutes choses toute la vérité ; c’estévidemment, je le vois, en des points de peud’importance, mais je voudrais qu’il s’observâtbeaucoup là-dessus. Par charité, que VotrePaternité veuille l’en prier avec instance de ma

401 Ermitage, près de Valladolid, qui était gardé par une pieuse femme àlaquelle la Sainte donne le titre de prieure. C’est là que les Carmesdéchaussés projetaient de fonder un monastère.402 Le Père Gratien.

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part. À mon avis, on n’arrive jamais à une entièreperfection quand on se néglige ainsi. Voyez dequoi je me mêle, comme si je n’avais pas d’autressoucis. Que Votre Paternité ait celui de merecommander à Dieu ; j’en ai grand besoin !Demeurez avec Lui ; j’ai écrit de divers côtés, et jesuis très fatiguée.

C’est aujourd’hui le 18 juillet.L’indigne servante de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS.Saluez de ma part le Père recteur403 et le Père

Barthélemy404. Je vous demande, pour l’amour deDieu, de m’écrire comment vous vous trouvez deces chaleurs. [378]

LETTRE CCLXX1405. 1579. 22 JUILLET. VALLADOLID.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, À SÉVILLE.

Joie de la savoir de nouveau prieure. Une postulante.Dette à payer à don Laurent. Perfection des Carmélites deCastille. Compliments au Père Grégoire.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence, ma fille !À quel juste titre je puis vous appeler ainsi ! Je

vous aimais déjà beaucoup ; cependant, l’affection

403 Le Père Élie de Saint-Martin, recteur du collège des Carmes déchaussés,à Alcala.404 Le secrétaire du P. Gratien.405 Cette lettre contient quelques corrections et additions faites d’après lacopie de la Bibliothèque nationale de Madrid.

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que je vous porte aujourd’hui est telle que j’ensuis étonnée, il me vient même des désirs de vousvoir et de vous embrasser à loisir. Béni soit Celuide qui tout bien découle ! C’est Lui qui vous a faitsortir victorieuse d’un combat si terrible. Je n’enattribue point le mérite à votre vertu, mais auxnombreuses prières qui se sont faites dans nosmonastères de Castille pour le vôtre. Plaise à ladivine Majesté de nous rendre capables de Laremercier de cette faveur !

Par la lettre des sœurs que le Père Provincial406

m’a envoyée, et par la vôtre que m’a transmise lePère Nicolas, j’ai vu que Votre Révérence avaitdéjà repris son office de [379] prieure, et j'en aiété très heureuse. Tout autre moyen n’auraitjamais pu réussir à mettre la paix dans les âmes.Ayez donc patience. Puisque le Seigneur vous adonné un ardent désir de souffrir, réjouissez-vousde pouvoir le satisfaire en cela. Votre peine, je levois, ne sera pas petite ; mais si nous ne voulionsavoir que les croix de notre choix et laisser lesautres, nous ne pourrions imiter notre Époux,qui, éprouvant toutes les douleurs de sa Passionau Jardin des Oliviers, termina sa prière par cesmots : Fiat voluntas tua ! Cette volonté, il fautl’accomplir toujours. Puis, que Dieu fasse de nousce qu’il voudra !

J’ai prié le Père Nicolas de vous donner lesavis qu’il croira convenables ; il est très prudent,406 Le Père Ange de Salasar.

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et d’ailleurs, il vous connaît ; je m’en rapportedonc à ce que Sa Révérence vous écrira. Je vousdemande seulement une chose, c’est que vous etvos filles, vous ayez le moins de rapports possibleavec d’autres qu’avec nos Pères Carmesdéchaussés pour la direction de vos âmes. Nevous préoccupez pas beaucoup lorsqu’ils vousfont défaut parfois, et ne soyez nullement enpeine quand les communions sont peufréquentes ; l’important pour nous, c’est de ne pasretomber dans les anciens errements. Supposéque de temps en temps la Communauté ouquelque sœur veuille s’adresser à d’autres qu’à nosPères, ne vous y opposez pas.

Je suis tellement pressée, que je ne songeaismême pas à vous écrire. Je me recommandeinstamment aux prières de toutes les sœurs.Remerciez-les de ma part d’avoir donné unepreuve de leur bon jugement407 ; elles ontparfaitement réussi à m’être agréables. Je suppliela Sainte Vierge de les récompenser, de les béniret d’en faire des saintes. [380]

Vous ne pourrez pas, à mon avis, vousdispenser de recevoir la fille aînée d’HenriFreyle408 ; vous avez de grandes obligations enverslui. Vous vous conformerez pour cette affaire aux

407 La Sainte fait allusion à l’élection de la Mère Marie de Saint-Joseph, quela Communauté venait de nommer prieure.408 Riche Portugais qui habitait Séville. Doña Valera, son épouse, avait faitde grandes aumônes aux religieuses de cette ville. Dieu la récompensa enappelant ses trois filles au Carmel.

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conseils du Père Nicolas ; je m’en rapporte à lui.La plus petite ne peut être reçue pour lemoment ; d’abord, sa trop grande jeunesse s’yoppose, et d’ailleurs, il ne conviendrait à aucunmonastère d’avoir trois sœurs réunies ; à plusforte raison, cela ne conviendrait-il pas auxnôtres, où les religieuses sont en nombrerestreint. Tâchez de gagner du temps ; prétextezson jeune âge, et ne mécontentez point lesparents.

[Vous feriez bien de payer peu à peu monfrère, quand vos ressources vous le permettront ;je sais qu’il a grand besoin d’argent en cemoment, vu qu’il a eu beaucoup de frais à la fois ;n’oubliez point que vous lui devez]. Oh ! si voussaviez comme il a été sensible à toutes vosépreuves ! Que Dieu vous donne le repos quiconvient le mieux pour contenter Sa Majesté !

Écrivez-moi le rapport détaillé de tout ;parlez-moi, en particulier, de ces deux pauvrespetites sœurs409 ; je suis très préoccupée à leurendroit. Montrez-leur de la bonté, et prenez tousles moyens convenables pour les amener, si c’estpossible, à reconnaître leur faute.

Je partirai, Dieu aidant, le jour de SainteAnne, et je resterai quelques jours à Salamanque.Vous pouvez m’envoyer vos lettres par MonsieurRoch de Huerta. Toutes les sœurs de cettemaison se recommandent instamment à vos409 La sœur Beatrix et la sœur Madeleine.

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prières et à celles de la Communauté. Vous leurdevez beaucoup. [381]

Les monastères de ce pays vont tellementbien sous tous les rapports qu'il y a de quoi bénirle Seigneur. Mais veuillez recommander à SaMajesté l’affaire de Malagon, et celle quim’appelle à Salamanque. N’oubliez aucun de nosbienfaiteurs, surtout ceux qui nous ont aidéesdans ces derniers temps.

C’est aujourd’hui la fête de Sainte Madeleine.J’ai tant d’occupations que je ne sais même

pas comment j’ai fait cette lettre ; j’ai dû m’yremettre à plusieurs reprises ; je n’écris pas auPère Grégoire, comme je le pensais. Écrivez-luipour moi, et présentez-lui tous mescompliments ; je suis contente de lui ; après avoireu sa bonne part à supporter dans cette guerre, ilaura sa bonne part du butin. Donnez-moi desnouvelles de notre cher Père, le prieur de Notre-Dame des Grottes, afin que je voie ce que je doislui écrire sur certaines affaires.

De Votre Révérence la servante,Thérèse de JÉSUS. [382]

LETTRE CCLXXII410. 1579. 22 JUILLET. VALLADOLID.

À DON TEUTONIO DE BRAGANCE,ARCHEVÊQUE D’EVORA.

410 Cette lettre contient quelques corrections.

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Petit cahier. Vie de Saint Albert. Menaces de guerreentre le Portugal et l’Espagne.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec Votre Seigneurie Illustrissime ! Amen.La semaine dernière, j’ai écrit à Votre

Seigneurie une longue lettre, en vous envoyantmon petit livre411 ; aussi, je ne vous écris que peude mots aujourd’hui. Je veux seulement réparerun oubli et supplier Votre Seigneurie de faireimprimer avec ce petit livre la Vie de notre PèreSaint Albert que vous trouverez dans un petitcahier du même livre ; ce serait une viveconsolation pour nous toutes, car on ne trouvecette Vie qu’en latin. Elle a été traduite sur mademande par un Père de l’Ordre de Saint-Dominique412, un des hommes les plus instruitsque nous ayons dans notre pays, et très grandserviteur de Dieu. Il ne pensait pas qu’elle dutêtre imprimée, et il n’a pas la permission de sonProvincial ; il ne l’a même pas [383] demandée.Cela doit importer peu, supposé que VotreSeigneurie soit contente du livre et se charge del’imprimer.

Dans la lettre dont je parle, je rendais compteà Votre Seigneurie de l’heureuse marche de nosaffaires. Je vous disais qu’on m’avait commandé

411 Une copie du Chemin de la Perfection. Cette copie, corrigée par la Sainte,est religieusement conservée chez les Carmélites de Tolède.412 D’après le Père Faci, carme mitigé, il s’agit du Père Yanguas.

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d’aller de ce monastère à Salamanque, où je penserester quelques jours, [et de là je vous écrirai denouveau]. Pour l’amour de Notre-Seigneur,n’omettez pas de m’y faire savoir comment vavotre santé, ne serait-ce que pour medédommager de la solitude où je me trouverai dene plus vous y rencontrer.

Y a-t-il en Portugal quelque nouvelle de paix ?Veuillez m’en aviser. Je suis très affligée de toutce que j’entends de notre côté, comme je vous l’aidéjà écrit. Si cette affaire allait, à cause de mespéchés, soulever une guerre, je craindrais ungrand malheur pour votre royaume, et cetteaffaire elle-même serait gravement compromise.

C’est, dit-on, le duc de Bragance qui pousse àla guerre. Gomme il est votre parent, cette raison,sans parler des autres, afflige profondément monâme. Pour l’amour de Notre-Seigneur, puisquevous serez nécessairement appelé à traiter de celaavec le duc, tâchez de l’amener à unaccommodement. On m’annonce que notre Roine néglige rien pour l’obtenir, et c’est là un motifcapable de justifier grandement son droit. Qu’onregarde bien, je le répète, les terribles fléaux quepeut entraîner une guerre, et que Votre Seigneurieait pour but la gloire de Dieu, sans se laisserguider par d’autres considérations. C’est là votreunique désir, j’en suis persuadée.

Plaise à la divine Majesté de tout diriger,comme nous L’en conjurons ! Tout cela, je vous

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l’assure, m’afflige au point que je me prends àsouhaiter la mort, afin de ne pas avoir sous lesyeux le spectacle de tels malheurs, dans le cas oùDieu voudrait les permettre. Qu’Il daigne vous[384] garder de longues années pour le bien deson église et vous donner la sainteté que je Luidemande ! Qu’Il vous accorde, en outre, toutesles grâces nécessaires pour que vous puissiezarranger ce différend où sa gloire est si intéressée.Tout le monde affirme de nos côtés que notreRoi est dans son droit, et qu’il n’a rien négligé afinde s’en assurer. Daigne le Seigneur répandre salumière et manifester la vérité ! On éviterait alorsune guerre qui coûterait la vie de beaucoupd’hommes. Ce serait un grand malheur que leschrétiens, qui sont déjà peu nombreux à notreépoque, allassent se tuer les uns les autres.

Les sœurs de ce monastère, vos humblesservantes, que vous connaissez, sont en bonnesanté, et, je puis le dire, elles réalisent des progrèsdans la perfection. Toutes ont soin derecommander à Dieu Votre Seigneurie. Pour moi,malgré ma misère, je ne l’oublie jamais.

C’est aujourd’hui la fête de Sainte Madeleine.Fait en ce monastère de la Conception du

Carmel de Valladolid.L’indigne servante et sujette de Votre

Seigneurie Illustrissime,Thérèse de JÉSUS. [385]

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LETTRE CCLXXIII. 1579. 23 JUILLET. VALLADOLID.

À ROCH DE HUERTA, À MADRID.

Envoi de lettres pour don Laurent et le Père Gratien.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS !J’ai reçu votre lettre, et j’ai été très contente

du service que vous me rendez en m’écrivant.Celles que vous porte ce messager sont pour monfrère. Dans le cas où il ne serait pas là, je l’ai déjàprévenu de recourir à vous. Je vous prie d’ouvrirce pli, qui lui est adressé, et vous en retirerez unautre que j’envoie à notre Père, maître Gratien.Veuillez vous informer s'il est à Tolède ou àAlcala. Je pense, néanmoins, qu’il se trouve àAlcala. Mais en quelque endroit qu’il soit, dites àce messager de s’y rendre, puisqu’il s’agit d’uneaffaire importante ; je ne l’ai, d’ailleurs, envoyéque dans ce but. Pour l’amour de Dieu, pressez-vous de l’expédier. Je le répète, l’affaire estimportante. Notre Père ne peut manquer d’être àTolède ou à Alcala. Comme ma lettre n’a pasd’autre motif, je me contente d’ajouter que je prieDieu d’être avec vous et de vous garder.

C’était hier la fête de Sainte Madeleine.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS. [380]

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LETTRE CCLXXIV413. 1579. 25 JUILLET. VALLADOLID.

AU PÈRE GRATIEN, À ALCALA.

Joie de le savoir rétabli. Prochain départ. Deux angesau monastère de Valladolid.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité !J’ai été tellement occupée depuis l’arrivée du

porteur de cette lettre que, pour ne point laisserde côté des choses indispensables, je ne comptaismême pas pouvoir écrire ces quelques lignes.

D’après ce que m’annonce Madame doñaJeanne, vous êtes malade, vous avez des éruptionsà la peau, et l’on voudrait vous saigner. Ce Frère414

me dit, au contraire, que vous vous portez bien,et que vous avez de l’embonpoint ; cela dissipema peine. Je pense qu’il faut attribuer à ceschaleurs l’indisposition que vous avez eue et quej’avais déjà redoutée. Par charité, tâchez de resterle moins possible à Alcala.

Pour moi, je me porte assez bien. Jeudiprochain, je partirai pour Salamanque. Je suis trèscontente en voyant de quelle façon Notre-Seigneur dirige les affaires. Qu’Il en soit béni àjamais ! Qu’Il daigne enfin permettre que vous

413 Nous avons fait quelques corrections et additions à cette lettre d’aprèsla copie de la Bibliothèque nationale de Madrid.414 C’était le porteur de cette lettre.

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[387] parliez, et vous donner au moins quelqueconsolation au milieu de tant d’épreuves !

J’ai écrit deux fois à Votre Paternité depuismon arrivée à Valladolid. Notre sœur Marie deSaint-Joseph415 se porte bien ; c’est un ange. Toutva à merveille dans le monastère. Avec lapostulante qui vient d’entrer, on ne manquera pasde revenus. [Cette dernière est un ange aussi et esttrès contente]. Que Notre-Seigneur soit avecVotre Paternité ! J’ai la tête très fatiguée.

Je me prends à rire quand je songe que ladisgrâce où vous êtes vous oblige à prendre durepos, et que vous nous avez laissées seules pourachever le combat. Plaise à Dieu que nousvoyions enfin la victoire ! Qu’Il vous donne, enoutre, la santé ! C’est là un point important. LaMère prieure416 se recommande instamment à vosprières. Elle ne veut pas, dit-elle, vous écrirejusqu’à ce que vous lui ayez répondu. Elle est plustenace que moi.

C’est aujourd’hui la fête de Saint Jacques.De Votre Paternité la servante et la véritable

fille,Thérèse de JÉSUS. [388]

LETTRE CCLXXV417. 1579. VERS LE MOIS DE JUILLET. VALLADOLID.

415 Sœur du Père Gratien.416 La Mère Marie-Baptiste.417 Fragment restitué à la Collection des Lettres.

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AU PÈRE GRATIEN.

Nécessité pour lui de prendre le sommeil nécessaire.

Joseph a raison, je vous l’assure, de vous laisserdormir. J’ai trouvé cela très charmant. Depuis ledépart de Votre Paternité, je Lui ai demandé avecinstance et L’ai supplié de vous accorder dusommeil ; cela me paraît indispensable. Un peuplus, j’aurais cru qu’il le faisait à cause de moi, etmême je L’en crois bien capable, vu que je Lui aitant demandé cette faveur. Cela vous aidera aumoins à supporter vos travaux. Le repos, prisseulement après les matines auxquelles vousassistez, n’est pas suffisant, puisque vous vouslevez dès le matin ; je ne vois pas que vouspreniez le sommeil nécessaire… [389]

LETTRE CCLXXVI418. 1579. 20 JUILLET. VALLADOLID.

À ROCH DE HUERTA, MADRID.

Regret de n’avoir pas vu Marie de Montoya. Joie desbonnes nouvelles qui arrivent de Rome.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec vous ! Amen.J'ai reçu votre lettre, et j’ai éprouvé une

grande joie en apprenant les bonnes nouvellesque vous m'y donnez de la réponse favorable du

418 Cette lettre contient un fragment traduit pour la première fois enfrançais.

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Roi. Plaise à Dieu de nous le garder de longuesannées, ainsi que les quatre messieurs qu’il anommés assesseurs !

Je vous dirai qu’à l’arrivée de votre lettre oùvous m’annonciez la présence à Valladolid dedoña Marie de Montoya, cette dame était déjàpartie pour Madrid. J’ai beaucoup regretté den’avoir pas été avisée plus tôt ; car j’aurais bienvoulu la voir.

[Veuillez me dire ce qu’est devenue laquittance ; j’en suis préoccupée. Plaise à Notre-Seigneur que tout marche aussi parfaitement quevous le souhaitez] !

Le porteur de la lettre m’a procuré une viveconsolation en me donnant des nouvelles de nosvoyageurs, au sujet desquels j’étais très inquiète.Béni soit Dieu qui les a [390] préservés de tant depérils et leur donne maintenant asile dans un bonport ! Quoique le Père Nicolas me tienne aucourant des affaires, je suis contente, sachez-le,que vous le fassiez de votre côté ; ce qui causetant de joie, ne lasse jamais, si souvent qu’on enentende parler. Plaise à Notre-Seigneur de nousmontrer au plus tôt la fin tant désirée de nosépreuves, et de vous donner sa sainte grâce !

C’est le 26 juillet.Votre servante,

Thérèse de JÉSUS.

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LETTRE CCLXXVII419. 1579. 27 JUILLET. VALLADOLID.

À DON LAURENT DE CÉPÉDA, SON FRÈRE, ÀAVILA.

Achat d’un beau calice. Patience dans les croix.Heureuses nouvelles de Séville et de Rome.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous !Ce parent m’a bien fatiguée en venant me

voir. Voilà la vie. Nous autres, qui avons tant deraisons d’être séparées du monde, nous devonsencore avoir des égards pour lui. Ne soyez pasétonné qu’après tout le temps que j’ai passé danscette maison, je n’aie pu parler aux sœurs enparticulier ; quelques-unes, cependant, ledésiraient vivement ; mais le temps m’a manqué.

Avec la grâce de Dieu, je partirai jeudi, sansfaute. Je [391] vous laisserai un petit mot d’écrit,si court qu’il soit, pour que celui qui d’ordinairevous porte l’argent porte également ma lettre.

Il y a trois mille réaux de prêts, m’a-t-on dit ;j’ai été contente de cette nouvelle. Vous aurez, enoutre, un très beau calice ; je ne crois pasnécessaire qu’il soit plus riche ; il pèse douzeducats et un réal, ce me semble. La façon est dequarante réaux ; cela fait en tout seize ducats,moins trois réaux. Il est tout entier en argent.Vous en serez content, j’en suis persuadée. Les

419 Cette lettre contient un fragment nouveau.

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sœurs de ce monastère m’en ont montré un quiest de ce métal dont vous me parlez. Il ne sertque depuis peu, et bien qu’il soit doré, on voitdéjà ce qu’il vaut : il est tout noir à l’intérieur dupied ; cela vous dégoûte. J’ai aussitôt pris le partide ne pas en acheter un semblable. Dès lors quevous prenez vos repas dans de la vaisselled’argent, vous ne pouviez convenablementchercher pour Dieu un autre métal. Je necomptais pas en trouver un à si bon marché etd’une si belle grandeur. Mais cette prieure est unefemme entendue ; elle s’est aidée d'un ami et aacheté le calice comme pour ce monastère. Elle serecommande instamment à vos prières ; et parceque je vous écris, elle se dispense elle-même de lefaire. Il y a de quoi louer Dieu quand on voitcomment elle gouverne le monastère, et queltalent elle possède !

Je me porte comme à Avila, et même un peumieux. Quant à celui dont vous me parlez, il estpréférable de faire en sorte que personne del’entourage ne le voie, et que sa mélancolie (car cen’est pas autre chose) se dirige de ce côté, et nonsur un autre qui serait plus pénible. J’ai étéheureuse qu’Avila420 ne fût pas mort. Enfin, dèslors [392] que ses intentions sont très droites,Dieu lui a accordé la grâce de tomber maladedans un endroit où il a été parfaitement soigné.

420 Probablement Julien d’Avila, chapelain du monastère de Saint- Joseph.

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Je ne m’étonne pas de votre mécontentement.Ce qui me surprend, c’est qu’avec un tel désir deglorifier Dieu, une croix si légère vous paraisse sipesante. Vous me répondez que vous ne lavoudriez pas, afin de pouvoir servir davantage SaMajesté. Oh ! mon frère, comme nous nousconnaissons mal ! tout cela n’est qu’un peud’amour-propre. [Ne vous étonnez point descaprices de François421 ; c’est son âge qui en estcause]. Mais y aurait-il à cela un autre motif, nevous imaginez pas que tout le monde soit exact,comme vous l’êtes, à remplir ses devoirs.Bénissons Dieu de ce qu’il n’ait pas d’autresdéfauts !

Je resterai à Médina trois ou quatre jours auplus, et à Albe à peine huit. En outre, il m’enfaudra deux pour aller de Médina à Albe, d’où jeme rendrai aussitôt à Salamanque.

Par la lettre ci-incluse que j’ai reçue de Séville,vous verrez comment on a réélu la prieure422, cequi a été pour moi une grande joie. Dans le cas oùvous voudriez lui écrire, envoyez-moi votre lettreà Salamanque. Je lui ai recommandé de vouspayer peu à peu, à cause du besoin d’argent oùvous êtes ; je veillerai à cette affaire.

Le Père Jean de Jésus est déjà arrivé à Rome.Nos affaires vont bien et s’achèveront

421 Fils aîné de Laurent.422 Marie de Saint-Joseph.

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promptement. Le chanoine Montoya423, qui s’enoccupait, est revenu, et a porté le [393] chapeaude cardinal à l’archevêque de Tolède. Nouspouvons compter sur son dévoûment.

Par charité, veuillez faire de ma part une visiteà Monsieur François de Salcedo, et donnez-lui demes nouvelles. Je suis très contente de savoir qu’ilest mieux et même assez bien pour pouvoir direla messe. Plaise au Seigneur qu’il se rétablisseentièrement ! Les sœurs de ce monastère lerecommandent dans leurs prières à Sa Majesté.Que Dieu soit avec vous !

Vous pouvez parler en toute liberté à la sœurMarie de Saint-Jérôme, puisque vous le désirez. Jeme prends parfois à souhaiter voir Thérèse424 ici,surtout quand nous allons au jardin. Dieu veuillel’élever à la sainteté ! Qu’Il vous accorde la mêmegrâce ! Présentez tous mes compliments àMonsieur Pierre de Ahumada425.

C’était hier la fête de Sainte Anne. Je me suisrappelé que vous aviez une grande dévotion pourcette sainte, et que vous deviez bâtir une église enson honneur, si vous ne l’avez déjà fait. Cettepensée m’a procuré une vive joie.

Votre servante,Thérèse de JÉSUS. [394]

423 Le licencié Diego Lopez de Montoya était chanoine d’Avila et agentgénéral de l’inquisition. C’est lui qui, comme nous l’avons déjà vu, s’étaitoccupé à Rome de la question d’une province séparée pour la Réforme.424 Fille de Laurent, qui était au monastère de Saint-Joseph, à Avila.425 Frère de la Sainte.

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LETTRE CCLXXVII1426. 1579. 4 OCTOBRE. SALAMANQUE.

AU PÈRE GRATIEN.

Désir de voir ce Père. Nécessité pour lui de prendreun peu plus de sommeil. Heureuse nouvelle. Contrat Prisépar un gentilhomme de Salamanque. Lettres terribles à laprieure de Séville.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité !Angèle427 n’est pas encore parvenue à se

délivrer entièrement du soupçon qu’elle a formé.Rien d’étonnant à cela, car elle ne trouve pas deconsolation, et ses affections ne lui permettentd’en trouver que dans cette chose que vous savez.De plus, comme elle le dit, elle a beaucoupd’épreuves, et sa nature est faible ; voilà pourquoielle s’attriste, quand elle comprend qu’on ne lapaye pas de retour428. Par charité, que VotrePaternité veuille dire à ce gentilhomme, oublieuxpar nature, de ne pas l’être du moins à l’égardd'Angèle, car l’amour, là où il est, ne dort pas silongtemps. Mais laissons cela.

J’ai été très peinée, mon Père, de votre fatiguede tête. Pour l’amour de Dieu, modérez votre

426 La moitié environ de cette lettre est traduite pour la première fois enfrançais.427 La Sainte elle-même.428 La Sainte se plaint au Père Gratien lui-même, et lui reproche del'oublier et de ne pas lui écrire.

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travail. Vous devez [395] y veiller à temps ; sansquoi, vous verrez plus tard qu’il vous seraimpossible d’y remédier, malgré vos efforts.Sachez donc être maître de vous-même, évitertout excès et mettre à profit l’expérience desautres ; il s’agit, d’ailleurs, de la gloire de Dieu ; etvous n’ignorez pas quel besoin nous avons devotre santé.

Je ne saurais rendre assez d’actions de grâcesà Sa Majesté, quand je considère en quelle bonnevoie sont nos affaires. Par sa miséricorde, eneffet, nous pouvons les regarder commeterminées. Elles seront établies avec une telleautorité que le Seigneur lui-même s’enmanifestera clairement l’auteur. Sans parler duplus important, je me réjouis pour VotrePaternité. Vous allez voir enfin le fruit de vostravaux ; certes, vous l’avez bien acheté par vosépreuves sans nombre. Ce sera donc une trèsgrande joie pour vous quand tout marchera dansla paix, et un précieux avantage pour vossuccesseurs.

O mon Père, que d’ennuis me coûte cettemaison de Salamanque ! Le marché était déjàconclu ; mais le démon s’y est pris de telle sorteque nous n’avons pas la maison ; c’étaitcependant celle qui nous convenait le mieux, et lemarché était très avantageux pour le vendeur. Iln’y a pas à se fier à ces enfants d’Adam. Levendeur nous l’avait lui-même offerte ; c’est un

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gentilhomme, et l’un de ceux que l’on regarde àSalamanque comme ayant le plus de loyauté : saparole, aux yeux de tous, valait un contrat. Or,non seulement il avait donné sa parole, maisencore sa signature devant témoins ; lui-même,enfin, avait amené un homme de loi ; et voilà quemaintenant, il brise le contrat. Tout le monde enest étonné. On soupçonne plusieursgentilshommes de l’avoir amené à prendre un telparti, dans leur intérêt personnel, ou celui de leursparents ; ils ont eu plus de pouvoir sur lui quetous ceux qui lui [396] faisaient entendre lelangage de la raison, et un de ses frères enparticulier. Ce dernier nous a montré la plusgrande charité dans cette affaire ; et aujourd’hui, ilest très fâché de ce qui vient de se passer.

[Ah ! si nos sœurs de Salamanque avaient lemonastère de Séville, elles se croiraient dans unciel ! Je n’en reviens pas de la folie de la prieurede ce dernier monastère. Elle a perdu beaucoupde son crédit vis-à-vis de moi. Je crains que ledémon ne soit entré dans cette maison et neveuille l’anéantir complètement.

Quant à cette demoiselle dont vous m’avezenvoyé la lettre par l’intermédiaire de Madamedoña Jeanne, si vous en êtes content, mon Père,je le suis de mon côté, je vous l’assure ; on mel’avait déjà représentée comme une personne degrande vertu ; je suis donc disposée à déférer àson désir ; on la recevrait à Séville quand il plaira

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à Dieu d’arranger les choses ; car je découvredans ce monastère un tel enfantillage que je nesaurais le souffrir. La prieure a plus de finesse quene le demande son état. Voilà pourquoi, commeje le lui disais quand j’étais près d’elle, je crainsqu’elle n’ait jamais été franche avec moi. J’aibeaucoup souffert avec elle, je vous le déclare ;néanmoins, comme elle m’a écrit souvent, en medonnant de grandes marques de repentir, je lacroyais corrigée ; du moins, elle en avait toutes lesapparences. Quand elle représente à ces pauvresreligieuses que le monastère est malsain, il y en aassez pour que toutes se croient malades. Je lui aiécrit des lettres terribles429 ; et c’est comme sij’avais frappé sur une enclume. Voyez, mon Père,ce qui en est par cette lettre que je viens derecevoir du Père Nicolas. Pour l’amour de Dieu,dans le cas où vous croiriez avoir sur [397] elleplus d’influence que moi, faites-lui écrire par unPère. À mon avis, il faut mettre là quelquesreligieuses qui aient un peu plus de jugement, etqui dirigent comme il convient des affaires decette importance. Veuillez charger le Père Nicolasd’écrire immédiatement au Père prieur de ne pluspermettre à cette Mère de parler de cette affaire :le Père prieur doit être, lui aussi, un peu en faute.Selon moi, on calomnie cette maison quand ondit qu’elle est malsaine. Mais elle le sera

429 Nous regrettons, pour notre part, que ces lettres terribles ne soient pasparvenues jusqu’à nous.

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davantage, cette autre où elles habiteraient,disent-elles, sur le bord d’une rivière ; elles nejouiraient pas d’une belle vue, comme dansl’endroit où elles sont ; or, c’est là une très granderécréation pour les sœurs ; leur maison, enfin, estla meilleure de toute la ville ; par ici, on leur portebien envie. Que Dieu daigne y remédier] !

Le Père Nicolas m’a présenté voscompliments. Mon désir est que vous nemanquiez pas de me recommander à Notre-Seigneur ; vos nombreuses occupationspourraient vous le faire oublier. Ma santé estpassable. La prieure et toutes les sœurs serecommandent instamment aux prières de VotrePaternité. Plaise à Dieu de vous garder et de mepermettre de vous voir ! Il est plus de trois heuresaprès minuit.

C’est aujourd’hui la fête de Saint François.L’indigne servante et fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS. [398]

LETTRE CCLXXIX. 1579. 19 NOVEMBRE. TOLÈDE.

À DOÑA ISABELLE OSORIO, À MADRID.

Elle la prie de retarder son entrée au Carmel jusqu’à ceque la fondation de Madrid soit réalisée. Nouvelles de sasœur, novice à Tolède.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous î

Je ne pensais pas pouvoir vous écrire. Mais

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puisque la Mère prieure l’a fait, je me contente devous dire seulement que le Père Nicolas désirevivement ne vous voir entrer nulle part, si ce n’estdans le monastère qui va, Dieu aidant, se fonder àMadrid. J’espère de Sa Majesté que ce serabientôt. Après avoir tant attendu, vous pourriezdonc avoir assez de patience pour attendre encoreun peu. Cependant, il ne faudrait parler àpersonne de votre détermination, ni de notreprojet de fondation à Madrid ; cela est trèsimportant.

Les sœurs de Salamanque vous ont déjàacceptée : je vous l’annonce, afin que voussachiez à quoi vous en tenir sûrement, dans le casoù il y aurait quelque doute pour notre projet. LePère Nicolas croit, pour plusieurs raisons, qu’envenant en aide à la nouvelle fondation, vousprocureriez plus de gloire à Notre-Seigneur. Telleest, d’ailleurs, notre unique ambition à tous. CePère ne tardera pas à revenir de Séville, etjusqu’alors examinez bien ce qui doit vousprocurer le plus de contentement. Plaise à [399]Sa Majesté de diriger les choses de façon à ce quevous ayez ce contentement, et que votre âmes'applique à ce qui doit le plus procurer l'honneuret la gloire de Dieu ! Amen.

J’ai été très heureuse de voir le grand bonheurde notre sœur et la vôtre, Inès de l’Incarnation430.

430 Novice au monastère de Tolède ; elle y fit profession le 10 avril 1580, ety mourut en odeur de sainteté l’année 1635.

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Pourvu que vous soyez aussi bonne qu’elle, nousserons satisfaites, car, assurément, c’est un ange.Elle a été enchantée de se trouver avec moi.

C’est aujourd’hui le 19 novembre.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE DU PÈRE GRATIEN431

À LA DUCHESSE D’ALBE, À UZEDA432. 1579. 1er

DÉCEMBRE. ALCALA.

JÉSUS, MARIE !Excellence,Dès mon arrivée ici, à Alcala, j’ai expédié les

dépêches dont les assesseurs433 avaient besoinpour prouver que je [400] n’avais point excédémes pouvoirs. Ces messieurs n’ont pas jugénécessaire de les montrer au Nonce, ni des’occuper de nous rendre, au Père Antoine et àmoi, toute liberté d’action jusqu’au départ pourRome des principales pièces du procès. Mais cespièces, grâce à Dieu, sont déjà en route etconfiées à des mains sûres. Je ne sais rien de plus.

La Mère Thérèse de Jésus est passée par leport, et est arrivée à Tolède très fatiguée, par suitedu mauvais temps. Elle m’a écrit que ce n’était

431 Nous plaçons ici cette lettre, à cause des détails précieux qu’ellerenferme. Cfr. Texte à la fin de ce volume.432 La duchesse d’Albe était près de son mari, que le Roi avait fait jeter enprison. La faute du duc était d’avoir marié son fils sans le placet royal.433 Les assesseurs imposés par le Roi au Nonce pour régler les difficultésde la Réforme.

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rien. Toutefois, je ne laisse pas d’être préoccupéjusqu’à ce que j’aie de ses nouvelles.

Quand je vins dans ce monastère, je trouvai lePère recteur à la dernière extrémité, tant ilsouffrait du côté. Dieu a voulu qu’il vive et quenous ayons quatre malades au lit, sans compterles convalescents ; Il a voulu, en outre, nouséprouver en nous laissant dans la plus grandepauvreté. Que Sa Majesté en soit bénie ! Amen.J’avais déjà chargé Pangue de demander à VotreExcellence l’aumône d’un peu de charbon pourque nos convalescents puissent se préserver desfroids. Comme je sais que nous autres pauvresnous ne vous fâchons point par nos suppliques, jeprends la liberté de vous réitérer ma demande.

L’amélioration de Monsieur le Duc m’aprocuré une grande joie. Les religieux de cemonastère ne cessent de prier Notre-Seigneurd’accorder à Vos Excellences toutes les grandesgrâces et toute la ferveur que vous désirez, etdont nous avons besoin ; et nous continuerons àle faire chaque jour. Alcala, le Ier décembre 1579.

Je suis, Excellence,De vos Excellences le serviteur dévoué en

Notre-Seigneur,Fr. Jérôme GRATIEN de la Mère de Dieu. [401]

LETTRE CCLXXX. 1579. 3 DÉCEMBRE. MALAGON.

À DONA ISABELLE OSORIO, À MADRID.

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Sa vocation. Projet de fondation à Madrid. Le PèreNicolas, le Père Prieur et le Père Valentin. Confidences.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous et

vous rende aussi sainte que je le demande tous lesjours !

J’ai reçu deux lettres de vous par le prieur dela Roda434 ; l’une d’elles dut me venir à Tolède. Jebénis Notre-Seigneur quand je vois le désir quevous avez de quitter le monde. Une telledésillusion ne peut venir que d’en haut. J’espèredonc en la miséricorde infinie que vous servirezDieu véritablement en confirmant vos bonsdésirs par des œuvres dignes d’une véritable fillede la Vierge, notre Dame et notre Patronne ;assurément, je ne voudrais pas retarder d’un jourun appel si pressant. Mon intention sur ce point,je veux vous la communiquer en toute simplicité,puisque vous êtes déjà notre sœur, et ma dame.

Je vous dirai que plusieurs personnes m’ontdemandé avec instance, il y a quelques années,l’établissement d’un monastère à Madrid. Maiscomme les visites des grandes dames mefatiguèrent beaucoup, les huit jours que j’y passaidans une circonstance où j’allais voir nos sœursde Pastrana, je n’avais pas voulu l’admettre. [402]Cependant, aujourd’hui, après beaucoupd’épreuves, il s’offre pour nos monastères, je levois, des circonstances où il leur serait utile d’y434 Le P. Gabriel de l’Assomption.

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avoir une maison. Je suis donc décidée à cettefondation. Toutefois, il y a, m’assure-t-on, ungrand obstacle ; l’archevêque ne donnerait sapermission que dans le cas où le couvent auraitdes revenus. Sans doute, diverses personnes deMadrid qui désirent y être religieuses depuisplusieurs années pourraient lui donner une rentesuffisante ; mais elles ne seront libres de le faireque le jour de leur entrée en religion. Commevous pourriez nous aider beaucoup en cela, l’avisdu Père Nicolas et le mien c’est que vousattendiez encore quelques jours. Le retard nedépassera pas vos prévisions, s’il plaît à Dieu435.Veuillez Lui recommander cette affaire. Dans lecas où vous seriez d’un autre sentiment, j’y donned’avance toute mon approbation ; ayez soinseulement de me prévenir, et vous entrerez quandvous voudrez. Mais alors, on court risque de nepouvoir réaliser cette fondation de Madrid ; encoopérant, au contraire, à cette belle œuvre, vouspourriez acquérir de nombreux mérites. Plaise àNotre Seigneur de tout diriger à sa plus grandegloire !

Le Père prieur est arrivé si tard que j’ai eu peude temps pour traiter avec lui de ce projet ;demain, je lui en parlerai plus longuement, et jevous dirai son avis. Comme je dois être trèsoccupée pour une affaire dont il vousentretiendra, je vous écris cette nuit.435 La fondation, cependant, n’eut lieu que six ans plus tard.

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Ma santé est assez bonne, grâce à Dieu,quoique je sois arrivée fatiguée et que j’aierencontré dans ce monastère beaucoupd’occasions de me fatiguer encore. Que SaMajesté en soit glorifiée, et vous garde de longuesannées, afin que vous puissiez les employer àservir ce grand Dieu, Notre-Seigneur ! [403]

Veuillez présenter de ma part toutes sortes decompliments à mon Père Valentin ; chaque jour,je le recommande à Sa Majesté ; je le supplie des’en montrer reconnaissant ; je me regarderaicomme largement payée par la moindre prièrequ'il fera pour moi, tant je suis misérable.

C’est aujourd’hui le 3 décembre.Votre indigne servante.

Thérèse de JÉSUS.Considérez bien que tout ce que je viens de

vous dire est pour vous seule. Je ne me souvienspas d’avoir jamais parlé avec autant d’abandon.

Heureusement, nous avons pu causerlonguement de votre affaire aujourd’hui. Elle doitêtre connue il est convenu. J’ai été très contentedu Père prieur ; il vous rendra compte de notreentretien. Vous me direz ce que vous aurez décidéensemble ; et ce sera, j’en suis persuadée, ce quiconviendra le mieux. [404]

LETTRE CCLXXXI436. 1579. AVANT LE 8 DÉCEMBRE. MALAGON.

436 Cette lettre contient un fragment qui est traduit pour la première fois.

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AU PÈRE GRATIEN, À ALCALA.

Translation des sœurs de Malagon à un autremonastère. Les petits lézards. Perfection de la nouvelleprieure. Responsabilité de Paul et de la Sainte, du licencie etdu Père Philippe. Mort du Père Germain.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité !Je vous annonce que j’étais déjà à Malagon

quand j’ai reçu la lettre de Paul ; voilà pourquoi jene suis pas restée plus longtemps à Tolède,comme il me le commandait. Mais peut-être celavaut mieux.

Les sœurs sont passées à leur nouvelle maisonla fête de la Conception de la Sainte Vierge ; jeme trouvais déjà au milieu d’elles depuis huitjours ; ce temps ne fut pas moins pénible pourmoi que celui du voyage ; il y avait beaucoup àfaire, et je me suis très fatiguée pour leur procurerla consolation de passer à leur nouvelle maison enun si beau jour. Malgré tout, je suis maintenantmieux que de coutume. Je prends bien part àvotre peine. Je ne puis rien plus.

La translation s’est effectuée au milieu d’unegrande réjouissance. Les sœurs sont allées enprocession au nouveau monastère, accompagnantle Saint-Sacrement [405] que l’on transportait del’ancien. Leur bonheur a été profond ; on eut ditde petits lézards qui, l’été, sortent au soleil. Il estvrai, elles avaient beaucoup souffert dans leur

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première demeure. La nouvelle, sans doute, n’estpas complètement terminée, car il n’y a que onzecellules ; cependant, n’en ferait-on pas d’autres,on peut très bien y vivre de longues années.

O mon Père, comme ma présence étaitnécessaire, non seulement pour cette translation,qui ne semblait pas devoir se faire de sitôt, maisencore pour le reste. Sans doute, Dieu aurait putout arranger ; néanmoins, je ne vois pas en cemoment quel autre moyen il y avait pour romprele charme où étaient les sœurs. Elles ont enfincompris dans quelle fausse route elles marchaient.Plus je vois de quelle façon gouvernait celle quiétait présidente, plus, à mon avis, ce serait uneexcessive témérité de lui confier une charge. Cepauvre licencié me semble un vrai serviteur deDieu, et, selon moi, il est moins coupable que lasœur dont je viens de parler : elle troublait toutpar ses allées et venues. Quant au licencié, ilaccepte volontiers tout ce que je lui représentecomme convenable ; il a manifesté tant d’humilitéet de chagrin d’avoir été quelque peu l’occasiondes épreuves passées, qu’il m’a beaucoup édifiée.Mais nous avons, Paul et moi, une grosse part deresponsabilité. Veuillez lui dire de s’en confesser ;pour moi, je l’ai déjà fait ; tous les deux, nousavons laissé passer certaines choses, et nous nedevions pas avoir tant de confiance dans despersonnes si jeunes, quelque saintes qu’ellesfussent ; nous devions même ne leur en accorder

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aucune. Comme elles n’ont pas d’expérience, ellesfont les plus insignes folies avec les meilleuresintentions. Cela, mon Père, doit nous instruirepour l’avenir. [406]

J’espère de la bonté de Notre-Seigneur quetout demeurera parfaitement établi. La prieureque nous avons amenée437 est une grande servantede Dieu ; elle est prudente et elle a une façon degouverner tellement parfaite que toutes les sœurslui ont déjà voué une vive affection. Elle serecommande instamment aux prières de VotrePaternité ; elle est votre fille toute dévouée. Onne pouvait, je crois, choisir un meilleur sujet pourdiriger cette maison. Plaise à Dieu que les chosesmarchent toujours de la sorte ! L’autre prieure438,paraît-il, s’acquittait également très bien de sacharge.

C’est une chose terrible que le préjudice quepeut occasionner une supérieure dans cesmonastères ! Quand, en effet, les sœurs voientdes fautes qui les scandalisent, comme cela n’apas manqué ici, elles s’imaginent qu’elles nedoivent pas penser mal de la supérieure, sans quoielles iraient contre l’obéissance. Celui qui serachargé de la visite devra, je vous l’assure, monPère, être très prudent, afin d’empêcher le démonde profiter d’un petit rien pour arriver à de grandsdésordres.

437 Hiéronyme du Saint-Esprit, que la Sainte avait amenée de Salamanque.438 La Mère Briande de Saint-Joseph, dont il a été parlé.

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Que Dieu ait en son ciel le Père Germain ! CePère avait de bonnes qualités, mais ses aptitudesn’arrivaient pas à mieux comprendre laperfection. Notre-Seigneur semble agir de façon àne pas nous laisser ignorer certaines choses. Plaiseà Sa Majesté que je ne sois pas coupable d’avoirtant insisté pour donner aux sœurs le confesseuractuel, le Père Philippe, et qu’il ne le soit pas lui-même d’avoir tant soutenu les sœurs ! Comme,après tout, le Père Vicaire se conformait à ce queje voulais, j’ai dû lui causer les plus péniblesennuis. Il a même dit à une [407] personne quil'avait trouvé malade, que, s’il gardait le lit, c’étaità cause de moi. D’un autre côté, je ne faisais rien,ce me semble, tant que je n’amenais pas unconfesseur, et il n’y en avait pas d’autre.Cependant, je suis remplie de crainte. Dans le casoù j’aurais commis quelque faute ! dites-le-moi ; jen’ai personne que je puisse interroger pour metranquilliser.

[J’ai confié l’autre jour au Père Gabriel unelettre pour le Père recteur d’Alcala, afin de vousdonner de mes nouvelles ; je n’osai pas vousécrire, bien que j’aurais pu le faire, je crois. CePère est venu ici et n’a pas…439].

439 La fin de la lettre manque, ce dernier paragraphe est traduit pour lapremière fois.

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LETTRE CCLXXXII.440 1579. 12 DÉCEMBRE. MALAGON.

AU PÈRE GRATIEN, À ALCALA.

Projet de fondation à Villeneuve de la Xara. Le PèreGabriel et le Père Ange de Salasar. souvenir d’un heureuxvoyage. Assesseurs du Nonce.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soif avec Votre

Paternité ![Le Père prieur de la Roda est venu ici, et je

ne puis comprendre pourquoi, bien qu’il voulûttraiter de la fondation du monastère deVilleneuve de la Xara]. Or, j’ai pris desinformations complètes sur cette fondation, et, jepuis vous l’assurer, c’est la plus grande folie dumonde [408] que de songer à ce projet. Le PèreAntoine de Jésus pense qu’il doit se réaliser. Pourmoi, j’ai laissé tout cela sur sa conscience et surcelle du Père Gabriel. Je ne sais ce qu’ils feront.

Ce dernier voulait, en outre, s’occuper del’affaire de doña Isabelle Osorio, sœur de lanovice qu’il a fait entrer à Tolède441, quand nousen avions déjà traité avec elle, le Père Nicolas etmoi. Il m’a paru mieux que de coutume, etmanifeste sur certains points une simplicitéravissante. On l’a nommé définiteur, m’écrit le

440 Cette lettre contient un fragment inédit et plusieurs correctionsimportantes.441 Inès de l’Incarnation, dont il a déjà été question.

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Père vicaire, pour faire un grand honneur auxCarmes déchaussés442. Du moins, il me l’a donnéun peu à entendre. Quant à moi, je ne vois pasquel dommage pouvait en résulter pour les Pèresmitigés, ni quelle faute on peut lui imputer à lui-même d’avoir été choisi, pour qu’on tienne toutcela très secret.

Ce Père Gabriel a appris de don LouisManrique que les dépêches étaient déjà partiespour Rome443. Je lui ai demandé si l’on voulaitqu’elles fussent arrivées pour le Chapitre Général.Il m’a répondu qu’à la demande du Roi, onn’attendrait pas jusqu’alors. Il n’est resté qu’unjour ; il me croyait à Tolède, et, ne m’y trouvantpas, il est venu à Malagon.

J’ai trouvé plaisant l’orgueil de Paul ; en vérité,c’était bien le moment. Qu’il ne craigne pas,cependant, que cela me cause de la peine, ni à luidu tort ; ce serait une vraie folie ; et il n’en est paslà. Il doit se souvenir de la [409] noria qui amenaitl’eau et des seaux qui se remplissaient au fur et àmesure qu’ils se vidaient. Je me suis rappelé levoyage heureux que j’avais effectué en sacompagnie de Tolède à Avila444, et qui ne m’avait

442 Le Père Ange de Salasar, vicaire général, avait réuni le 13 novembreprécèdent, au couvent des Pères mitigés de la Moraléja, un Chapitreprovincial auquel assistèrent tous les chefs de la Réforme ; le Père Gabriel,prieur de la Roda, y avait été nommé définiteur.443 Il s’agit des dépêches rédigées par le Nonce, le Roi et les quatreassesseurs du Nonce, pour demander à Rome la séparation des provinces.444 Il avait eu lieu en 1577.

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nullement fatiguée. C’est une grande chose, eneffet, que le contentement ; voilà pourquoi salettre a été vraiment un repos pour moi. QueVotre Paternité veuille l’en remercier.

Je ne crois pas pouvoir rester à Malagon toutle mois de janvier, bien que le séjour ne medéplaise pas et que j’y sois moins surchargéequ’ailleurs de lettres et d’occupations. Maiscomme le Père vicaire désire tellement fonder àArénas, et m’y rencontrer, il me commandera, jepense, de me presser à tout terminer dans cemonastère ; et, en somme, le principal est fait.Vous ne sauriez croire combien je lui suisredevable. C’est extraordinaire comme il semontre bon pour moi. Je lui demeureraireconnaissante même après qu’il aura terminé letemps de sa charge.

Veuillez lire cette lettre du bon Vélasco445.Mais prenez garde, dans le cas où sa sœur n’auraitpas un grand désir d’être religieuse et voudraitcependant se présenter, de ne rien décider. Car s’ilnous arrivait quelque chose de pénible, je seraistrès fâchée de contrarier ce monsieur que j’aimebeaucoup, [et que je suis heureuse de voiroccuper le poste où il est]. C’est à lui, en effet, auPère maître Pierre Hernandez et à don Louis, quenous devons, je crois, tout le bien dont nousjouissons. Plaise à Dieu de combler de sa grâceVotre Paternité, mon Père, comme je L’en445 Grand bienfaiteur de la Réforme et de la Sainte.

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supplie, et de vous garder de longues années !Amen, Amen. [410]

C’est aujourd'hui le 12 décembre.Dieu veuille vous accorder d'heureuses fêtes

et l'accroissement de sainteté que je voussouhaite !

De Votre Paternité la véritable fille et sujette,Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCLXXXIII446. 1579. 18 DÉCEMBRE. MALAGON.

AU PÈRE GRATIEN, À ALCALA.

Douce paix des sœurs de Malagon. Vertu du licencié,leur ancien confesseur. Anniversaire.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité !Il y a très peu de jours, j’ai écrit longuement à

Votre Paternité par la voie de Tolède ; aussi, je neveux vous dire que quelques mois ; d’ailleurs, onm’annonce très tard que le messager, beau-frèred’Alphonse Ruiz, va partir avant le lever du jour.J’aurais bien voulu qu’il me rapportât quelquelettre de Votre Paternité. Cependant, il m’aprocuré une joie profonde, en me donnant desnouvelles de votre santé, et en m’apprenantcombien les gens de cette localité sont heureuxdo vous entendre prêcher. Il m’a parléspécialement de votre sermon de Saint Eugène,446 Cette lettre renferme quelques corrections.

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Béni soit Dieu ! N’est-il pas l’auteur de tout bien ?il [411] accorde une grande grâce à celui qu’ildestine à sanctifier les âmes.

J’avais oublié de vous dire que la sœur Annede Jésus se porte bien, et que les autres sœurs,d’après toutes les apparences, jouissent d’une paixet d’une joie très grandes. Je ne permets à celuique vous savez de parler à aucune religieuse, ni deconfesser. Du reste, je me montre pleined’affabilité à son égard, comme il convient ; j’aimême souvent l’occasion de m’entretenir avec lui.Il nous a prêché aujourd’hui ; assurément, il a dela valeur, et il ne porterait volontairementpréjudice à personne. Mais il sera toujours mieuxpour nos monastères, j’en suis persuadée, den’avoir que peu de relations avec personne,quelque soit sa vertu ; et Dieu lui-même aura soind’instruire les sœurs ; à part les instructionsdonnées du haut de la chaire, les fréquentsentretiens, je l’ai constaté souvent, seraient-ilsdonnés par Paul lui-même, ne font pas de bien ;au contraire, ils sont nuisibles, si parfaits qu’ilssoient, et diminuent en partie le crédit dontdoivent jouir, et avec raison, de telles personnes.0 mon Père, que de peines j’ai éprouvées parfoissur ce point !

Oh ! comme je me rappelle les souffrancesque j’ai endurées il y a un an, dans les joursd’avant, Noël, à la lecture d’une lettre de VotrePaternité ! Dieu soit béni de nous avoir donné des

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temps meilleurs ! Mais l’angoisse avait été cruelle ;et aurais-je encore de longues années à vivre, jene l’oublierais pas.

Je ne suis pas plus mal que de coutume. Cesjours-ci, je me sens même mieux. Nous noustrouvons très bien dans le nouveau monastère ; sil’on vient à l’achever, il sera parfait ; même dèsmaintenant, on peut y vivre très commodément.

La prieure et toutes les sœurs serecommandent [412] instamment aux prières deVotre Paternité, et moi à celles du Père recteur447.La nuit est déjà venue ; je termine en vous disantque je passerais une heureuse fête de Noël si jepouvais entendre les sermons que vous allerdonner ce jour-là. Je demande à Dieu que cesfêtes soient heureuses pour vous et qu’il vous endonne beaucoup d’autres.

C’est aujourd’hui la fête de Notre-Dame de laO.448

Je suis de Votre Paternité la fille et la sujette,Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCLXXXIV449. 1579. EN DÉCEMBRE. MALAGON.

À UNE PERSONNE INCONNUE,PROBABLEMENT LE PÈRE GRATIEN.

447 Père Élie de St-Martin, recteur du collège des Carmes déchaussés, àAlcala.448 Fête de l’Expectation de la Sainte Vierge, ainsi nommée parce que cejour-là, on récite une mémoire de la férié commençant par O.449 Ce fragment, qui a été publié par Ribera et par Yépès dans la vie de laSainte, est restitué à là Collection des Lettres.

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Bonheur d’être à Malagon.

… Je trouve, je vous l’assure, de sérieuxavantages à être ici. Depuis de longues années, jesoupirais après ce calme ; sans doute, je me sensbien isolée, car je suis privée de celui qui acoutume de me soutenir ; mais mon âme est dansle repos. En outre, on ne parle pas plus deThérèse de Jésus que si elle n’était pas de cemonde. C’est là un motif pour lequel je nechercherai pas à quitter ce monastère, à moinsd’un ordre de mes supérieurs. [413] J’étais, eneffet, très troublée d’entendre parfois, là où vousêtes, tant de propos insensés ; on disait, parexemple, que Thérèse de Jésus est une sainte. Ilfaudrait qu’elle le fut sans pied ni tête. Ils rient, là-bas, quand je leur demande d’en faire une,puisque cela ne leur coûte pas plus que de ledire…

LETTRE CCLXXXV450. 1579. 21 DÉCEMBRE. MALAGON.

AU PÈRE NICOLAS DE JÉSUS-MARIE, ÀSÉVILLE.

Translation des sœurs à un autre monastère. Leurbonheur. Le licencié. Dettes. Avis aux prieures. LesCarmélites de Séville et celles de Malagon. Confidence duPère Gabriel. La prieure de Séville, maîtresse des novices.

450 L’autographe de cette lettre, qui a été regardée comme suspecte, seconserve religieusement au monastère des Carmélites d’Ubeda. Notretraduction renferme deux fragments nouveaux et plusieurs corrections.

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JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence !Serrano est arrivé aujourd’hui, fête de Saint

Thomas. Votre lettre a été très bien accueillie ; jedésirais savoir comment vous aviez réalisé votrevoyage. Dieu soit béni de nous avoir accordé lagrâce qu’il fût heureux ! Qu’il Lui plaise d’enordonner de même pour votre retour ! Vous nel’effectuerez pas, sans doute, avec ce plaisirspécial qui aide à supporter la fatigue. Je pensaisbien que vous deviez avoir reçu deux de meslettres, ou au moins une que [414] je vous aienvoyée presque aussitôt après mon arrivée, lejour de Sainte Catherine ; [je les avais adresséesl’une et l’autre à Monsieur François Doria451].

Le jour de la fête de la Conception de laSainte Vierge, nous sommes passées, grâce àDieu, au nouveau monastère. Il m’en a coûté, ilest vrai, du travail, car il y avait encore beaucoupà faire pour nous y installer. Depuis huit jours queje m’y étais rendue, les fatigues ne m’ont pasmanqué. Mais je ne regarde pas cette peinecomme perdue ; si, en effet, il y a encore plusieurschoses à terminer, les sœurs s’y trouvent àmerveille. Quant au reste, le Seigneur l’a mieuxdisposé que je ne le méritais.

Je suis stupéfaite quand je vois les torts causésaux âmes par le démon sous un mauvais451 Un frère du Père Nicolas.

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gouvernement, et la crainte dont il avait remplices religieuses, ou cette sorte de charme souslequel il les tenait. Elles sont toutes, je n’en doutepas, bonnes et avides de perfection. La plupartd’entre elles, et même presque toutes, étaient trèspeinées des fautes dont elles avaient le spectaclesous les yeux ; mais elles ne voyaient pas lemoyen d’y remédier. Elles sont bien désabusées,et, j’en ai l’assurance, aucune d’elles n’ambitionneautre chose que ce qu’elles ont maintenant ; ellesne voudraient même pas de la sœur de la MèreBriande452. Quant à celle-ci, elle a été ravie de nepas revenir.

Je le dis à Votre Révérence, mon Père, il fautexaminer attentivement à qui nous confions detelles charges. Les sœurs sont d’une soumissionextraordinaire, et la plus grande peine de celles-civenait du scrupule qu’elles avaient en s’imaginantque leur supérieure faisait mal ; et, à la vérité, ceque la supérieure faisait n’était pas [415] bien.Toutes sont très contentes de la nouvelleprieure453, et elles ont raison. À part deux ou troisqui ont été sensibles au changement deconfesseur, les autres, je crois, ont été trèsheureuses ; dès mon arrivée, je les ai prévenuesqu’elles n’avaient plus la permission de s’adresserà lui. J'ai agi de façon à ne rien laisser paraître audehors ; mais je lui ai parlé très clairement. Je

452 Marie du Saint-Esprit.453 Hiéronyme du Saint-Esprit.

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comprends que c’est vraiment un serviteur deDieu, et qu’il n’a aucune malice. Comme noussommes éloignées de son habitation et qu’il esttrès occupé, le changement a pu s’effectuer sansque rien transpirât. Je l’ai invité à venir nousprêcher, et je le vois de temps en temps. Tout estmaintenant aplani, grâce à Dieu.

Une chose, cependant, me peine ; ce sont lesdettes nombreuses du monastère. On a toutdépensé, par suite du mauvais gouvernement quia duré trop longtemps. Les sœurs se doutaientqu’il en devait être ainsi. Mais on les tenait peu aucourant des affaires. À coup sûr, la présidente, quiest religieuse depuis peu d’années, ne devait pasen savoir davantage ; quand on ne veut suivre queson propre jugement, on s’expose à causer degrands dommages.

Votre Révérence aura la bonté de dire à laprieure, qui reprend maintenant sa charge, de serendre parfaitement compte de toutes sesobligations envers l’Ordre, de veiller à s’yconformer et d’observer les Constitutions ; enagissant de la sorte, on ne peut se tromper ;quand on tient une autre ligne de conduite, Dieupermet que les amies les plus dévouéesdeviennent des accusatrices. Les supérieures nedoivent pas s’imaginer qu’elles peuvent faire etdéfaire à leur gré, comme les personnes dumonde ; veuillez montrer cette lettre à Marie deSaint-Joseph. [416] Parfois, je suis très

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mécontente d’elle et des autres soeurs que j’avaisemmenées de Malagon à Séville ; elles ne m’ontjamais dit un mot de ce qui se passait. À la vérité,elles n’avaient pas vu alors tout ce qui a eu lieudepuis.

Dans le cas où quelque sœur voudrait seconfesser à un autre Père qu’au confesseurordinaire, il faut le lui permettre. Mais ayez soinde le désigner ; que ce Père soit du couvent deNotre-Dame des Remèdes454, celui que vousvoudrez. Les sœurs de Malagon ont eu de grandstourments même sur ce point ; ces âmes ontbeaucoup souffert et ont enduré des peines trèssensibles.

Les sœurs de Séville, m’a-t-on dit, écrivaient àcelles de cette maison et leur recommandaientd’insister fortement pour le retour de la MèreBriande ; ce moyen leur avait réussi à Séville etréussirait également à Malagon. Votre Révérenceaura soin de donner une bonne pénitence à laMère prieure. Elle aurait dû comprendre que je nesuis pas assez mauvaise chrétienne pour avoir prisune décision de cette gravité sans motifs sérieux,et que je n’aurais pas tant dépensé pour l’achat dumonastère, si je l’avais cru peu utile, comme ellele prétend. Je pardonne aux sœurs tous lesjugements qu’elles ont formés sur ce point, et jeprie Dieu de daigner leur pardonner. Plaise à SaMajesté que j’eusse découvert quelque avantage454 Le couvent des Carmes déchaussés de Séville.

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pour les sœurs de Malagon dans le retour de laMère Briande ! J’aurais travaillé dans ce but,comme cela m’est arrivé pour la prieure deSéville. Supposé qu’elle revienne, c’en est fait, jevous l’assure, de la paix de cette maison ; je neparle pas des autres inconvénients. Dans unedifficulté de ce genre, on n’aurait pas du, quandon est loin, parler contre celle qui sacrifierait sonrepos pour le bien et la tranquillité d’une seuleâme. [417]

J’ai appris, il y a plusieurs jours, que les Pèresde Pastrana étaient souffrants ; je n’ai pas eud’autres nouvelles de leur santé. Ils doivent êtrebien portants maintenant ; ne vous en mettezdonc point en peine, et ne laissez pas pour cela deprendre à Séville toutes les mesures que vousjugerez convenables.’ Ce qui ne sera pas terminépour la fête des Rois réclamera de nous beaucoupde prudence. Et supposé que Dieu daigneconduire à bonne fin nos affaires de Rome, ilserait utile que vous fussiez ici à temps.

Le Père Gabriel, prieur de la Roda, est venume voir à ce monastère avant la fête de laConception. Le but de son voyage, comme il mel’a donné à entendre, était de me parler du projetde doña Isabelle Osorio. Je retarde l’entrée cheznous de cette demoiselle, pour voir si elle peutavec ses biens nous aider dans la fondation de

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Madrid. Doña Louise455 m’a dit que l’archevêque456

ne délivrera la permission qu’autant que lemonastère sera renté. Je ne vois pas le moyend’aboutir, [quand même doña Isabelle donneraittout ce qu’elle a] ; d’ailleurs, elle ne peut rien livreravant son entrée en religion ; mais tout encomptant sur elle, il nous faudrait quelqu’un quinous fournît les rentes nécessaires. Noustraiterons de cela quand vous serez de retour.

J’ai trouvé plaisant que le Père Gabrielm’annonçât sous secret le départ du messagerpour Rome. Il m’en parla lorsque ce messagerétait déjà en route ; il le tenait de don Louis457. Sapersuasion est que, le Roi faisant lui-même lasupplique, on y répondra sans délai, et onn’attendra pas la tenue du Chapitre. Plaise à Dieuque les choses arrivent de la sorte ! Pour moi, j’aifait semblant de ne [418] rien savoir. Ce Père m’adit quelle grande joie cette mesure lui cause, et àjuste titre. Nous nous entretiendrons du reste ànotre prochaine entrevue.

La prieure de Véas m’a envoyé des lettrespour Casademonte. Elle lui demande où il veutqu’on lui remette les cent ducats ; car on les tientà sa disposition : il n’y a donc plus à sepréoccuper de ce point.

455 De la Cerda.456 De Tolède.457 Don Louis Manrique, l’un des quatre assesseurs.

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Les nouvelles que vous me donnez del’archevêque458 me procurent une vive joie. Maisce n’est pas bien du tout de votre part de ne paslui présenter tous mes profonds respects ; veuillezy aller maintenant. Vous pouvez l’assurer quetous les jours, à la communion, je le recommanded’une manière spéciale à Notre-Seigneur. DaigneSa Majesté garder Votre Révérence, et vousramener bien portant ! Soyez sans crainte ; je nevous laisserai pas partir si promptement, quandvous serez arrivé. La Mère prieure vous présentetous ses respects. Plusieurs des sœurs vousattendent avec impatience.

L’indigne servante de Votre Révérence,Thérèse de JÉSUS.

Le Père Philippe s’acquitte parfaitement deson office de confesseur. Offrez au Père Grégoiretoutes mes amitiés et celles de sa sœur ; cetteenfant est une excellente religieuse et elle ne secontient pas de joie. Considérez attentivement,mon Père, qu’il est bon en ce moment de confierla charge de maîtresse des novices à la prieure.Comme il y a eu tant de changements dans cemonastère, l’affection des sœurs ne doit pas separtager, mais se reporter uniquement sur laprieure. Celle-ci peut prendre une aide pourinstruire les novices. Quant aux difficultés intimesconcernant l’oraison ou les tentations,recommandez-lui de ne pas [419] exiger des

458 L’archevêque de Séville, don Christophe de Rojas.

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sœurs une ouverture de conscience qu’elles nevoudraient pas faire, et de se conformer à ce quevous leur avez donné à signer ; cela est important.Je suis très heureuse que le Père prieur de Notre-Dame des Grottes ait été content. C’est unegrande chose que la vérité ! Veuillez présentertous mes respects à ce Père.

LETTRE CCLXXXVI459. 1570. VERS LA FIN DE L’ANNÉE. MALAGON.

AU PÈRE GRATIEN.

Divers conseils pour la réception des postulantes.

… Je vous assure, mon Père, et pour l’amourde Dieu, veillez-y, si vous ne voulez voir la ruinede nos monastères, je vous assure, dis-je, que leprix de toutes choses augmente de plus en plus.Voyez, il nous faut trois cent mille maravédis derente pour n’être pas pauvres, et si, avec ce qu’onlui donnera, ce monastère a la réputation d’avoirdes rentes, les sœurs mourront de faim ; n’endoutez point…

Ma volonté, mon Père, est que les monastèresfondés jusqu’à ce moment sans revenuscontinuent de la sorte. Voici ce que je comprends,ce que je vois et ce qui sera toujours : là où lessœurs ne manquent pas à leurs obligations enversDieu, elles possèdent un esprit plus libre de toutepréoccupation ; mais sont-elles infidèles à leurs459 Ces quatre fragments semblent appartenir à une même lettre écrite versla fin de l’année 1579. Nous les restituons à la Collection des Lettres.

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[420] devoirs, que leurs monastères soientdétruits ; il y en a assez de relâchés…

Dieu veuille pardonner à ceux qui se sontopposés à de nouvelles fondations ! c’était là unremède à tous les maux. Mais comme nosmaisons n’ont pas été encore assez bien établies,il y a eu beaucoup d’inconvénients ; et il nepouvait en être autrement. Sa Majesté yremédiera. En attendant, vous devez agir avec laplus extrême prudence, lorsque vous permettezde recevoir des sœurs, à moins que le monastèrene soit dans la gêne et que l’entrée despostulantes ne procure de sérieux avantages. Lebien d’une maison exige qu’on n’accepte pas plusde sœurs qu’on peut en nourrir ; si l’on ne veillesérieusement à ce point, nous nous verrons dansun embarras d’où ne nous pourrons sortir…

Il vaudrait beaucoup mieux ne faire aucunefondation que d’y mener des âmes mélancoliques.Des religieuses de cette sorte sont la ruine desmonastères…

LETTRE CCLXXXVII460. 1579. VERS LA FIN DE

L’ANNÉE. MALAGON.

À ROCH DE HUERTA, À MADRID.

Avis pour faire remettre sûrement des papiers entre lesmains du Nonce.

460 Ces deux fragments sont restitués à la Collection des Lettres.

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J’ai cru aujourd’hui que vous deviez parler auRoi, qui est arrivé hier à l’Escurial. Je vousrecommande de bien veiller à ce que les piècesqu’on doit remettre entre les [421] mains duNonce le soient d’une manière sûre ; carbeaucoup de choses, je le vois, existent plutôt defait que de droit. L’érection d’une provinceséparée, voilà le but qu’il faut atteindre à toutprix…

Je vous supplie de faire remettre ces papiersen main propre à mon frère…

LETTRE CCLXXXVIII461. 1579. VERS LA FIN DE L’ANNÉE. MALAGON.

À UNE PERSONNE INCONNUE.

Conseil sur les affaires de la Réforme.

Vous n’auriez pas dû faire tant de cas de ceque je vous avais dit. Je comprends peu lesprocès, et je voudrais que tout fût en paix. Mais jecrois, comme vous, que si vous ne vous remuezpas, on nous déclarera encore davantage la guerre.Il suffit, d’ailleurs, que Monsieur le comte deTendilla soit de votre avis, pour que… [422]

LETTRE CCLXXXIX462. 1579 (DATE INCERTAINE).

À UNE PERSONNE INCONNUE.

461 Fragment restitué à la Collection des Lettres.462 Fragment restitue à la Collection des Lettres.

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Elle regrette d’avoir manqué une entrevue avec elle.

Que le Saint-Esprit soit avec vous et vousrécompense de la charité que vous m’avez faiteaujourd’hui !

Je croyais pouvoir vous parler, non dans lebut de murmurer, car il n’y avait pas de motifpour cela, mais dans l’intention de trouver uneconsolation auprès de vous. Veillez à ne pointm’oublier dans vos prières ; les miennes sont bienpauvres, et cependant, je vous suis plus redevableque jamais. Daigne le Seigneur vous tenir en sasainte garde !... [423]

LETTRE CCXC463. 1579 ?

AU PÈRE GRATIEN.

Sur rémission d’une fille d’Antoine Gaïtan aumonastère d’Albe. Les petits Anges.

Antoine Gaïtan s’est trouvé ici. Il est venu medemander de recevoir à notre monastère d’Albesa fille464, qui doit être de l’âge de ma petiteIsabelle465. Les sœurs m’écrivent qu’elle est on nepeut mieux. Son père se chargera de sa pension etlui donnera plus tard tout ce qu’il a en dehors desa légitime. Cette somme s’élèvera, dit-on, à sixou sept cents ducats, et même davantage. Le bienqu’il fait déjà à ce monastère et qu’il a fait à

463 Fragment restitué à la Collection des Lettres.464 Marianne de Jésus, fille d’Antoine Gaïtan, prononça ses vœux, à Albe,le 13 décembre 1585.465 Jeune sœur du Père Gratien, qui était au couvent de Tolède.

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l’Ordre est quelque chose d’inappréciable. Je vousen supplie donc, veuillez, par charité, ne pasmanquer de m’envoyer promptement lapermission. Je vous l’assure, ces petits anges nousédifient, et sont pour nous une récréation. Si danschaque monastère il y avait une de ces enfants,mais pas plus, bien loin d’y trouver le moindreinconvénient, j’y verrais, au contraire, unavantage… [424]

LETTRE CCXCI466. 1580. JANVIER. MALAGON.

À LA PRIEURE ET AUX CARMÉLITES DESÉVILLE.

Vœux pour les nouvelles professes et postulantes.Félicitations pour l’élection de la prieure. Conseils auxsœurs Béatrix et Marguerite.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vos

Charités, mes sœurs et mes filles !Vos lettres m’ont grandement consolée, et je

souhaiterais répondre longuement à chacuned’entre vous en particulier. Mais le temps memanque, tant je suis occupée. Veuillez doncm’excuser et agréer mon bon désir. Ce me seraitune joie très vive de connaître les sœurs quiviennent de faire profession et celles qui sontentrées récemment. Que les premières goûtent lebonheur d’être les épouses d’un si grand Roi.Plaise à Sa Majesté de les rendre telles que je le

466 Un fragment de cette lettre est traduit pour la première fois.

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souhaite et que je le Lui demande ! Qu’Elle leurdonne le bonheur de jouir de sa vue dans cetteéternité qui n’a pas de fin !

La sœur Hiéronyme se signe fumier. Dieuveuille que cette humilité ne soit pas seulement enparoles ! J’annonce à la sœur Gabrielle que j’aireçu le Saint-Paul ; il est très joli. J’en suis d’autantplus contente que ce Saint était petit comme elle.J’espère de la grâce d’en haut qu’elle grandira enperfection. À la vérité, le Seigneur veut, ce [425]semble, vous rendre meilleures que les sœurs deCastille, dès lors qu’il vous a envoyé de tellesépreuves ; veillez, toutefois, à n’en point perdre lemérite par votre faute. Que Sa Majesté soit béniede tout, puisque vous avez si bien rencontré dansl’élection que vous venez de faire. Ce choix m’acausé une grande consolation. Commel’expérience nous l’a montré dans ce pays, Dieuassiste d’une manière spéciale les sœurs qu’ildésigne pour premières supérieures d’unefondation, et les anime d’un zèle plus ardent pourle bien du monastère et de leurs filles que cellesqui leur succèdent. [Voilà pourquoi ellesréussissent à porter les âmes dans la voie de laperfection]. Il ne faudrait donc pas, à moins defaute notable, changer ces prieures ; il y aurait àcela plus d’inconvénients que vous ne sauriezl’imaginer. Daigne le Seigneur vous éclairer etvous aider à accomplir en tout sa volonté ! Amen.

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Je demande à la sœur Béatrix de la Mère deDieu et à la sœur Marguerite, comme j’en aiconjuré précédemment les autres sœurs, de neplus parler du passé, si ce n’est avec Notre-Seigneur, ou avec le confesseur. Elles ont étédans l’erreur en manquant de cette simplicité etde cette charité auxquelles Dieu nous oblige ;mais elles veilleront à agir maintenant avecdroiture et franchise. Elles auront soin, en outre,de donner satisfaction à qui de droit ; sans cela,elles ne goûteraient point la paix, et le démon necesserait de continuer à les séduire. Pourvuqu’elles contentent Notre-Seigneur, il n’y a plus àse préoccuper du passé ; le démon était plein derage et voulait arrêter les progrès de ces saintsdébuts. Ce qui doit nous étonner, c’est qu’il n’aitpas fait plus de mal partout.

Dieu permet souvent une chute pour noustenir ensuite dans une plus profonde humilité.Que l’âme se relève avec droiture et connaissanced’elle-même, et elle réalise de [426] plus beauxprogrès dans le service de Notre-Seigneur,comme nous le démontre l’histoire d’un grandnombre de saints. Aussi, mes filles, puisque vousêtes les enfants de la Vierge et que vous êtessœurs, tâchez de vous aimer beaucoup les unesles autres et ne songez pas plus au passé que s’iln’avait jamais existé. Je m’adresse à toutes.

J’ai eu un soin spécial de prier Dieu pourcelles qui me croient fâchée contre elles. Mais ce

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qui m’a vraiment peinée, c’est qu’elles ne seconformaient pas à mes conseils ; mon chagrinserait plus vif encore, si elles continuaient. Je lessupplie donc d’obéir pour l’amour de Notre-Seigneur. J’ai eu bien présente à l’esprit ma chèresœur Jeanne de la Croix ; cette épreuve lui auraservi, je le pense, à augmenter toujours sesmérites ; comme elle a pris le nom de la Croix, lacroix a été en grande partie pour elle. Qu’elleveuille me recommander à Notre-Seigneur ! Ellepeut m’en croire, dès lors que Dieu nous a touteséprouvées, ce n’est ni à cause de ses péchés, ni àcause des miens, qui sont bien plus grands. Jedemande à vos Charités de ne point m’oublierdans vos prières ; vous me le devez beaucoupplus que les sœurs de ce pays. Daigne Notre-Seigneur vous rendre aussi saintes que je ledésire ! Amen.

De vos Charités la servante,Thérèse de JÉSUS, Carmélite. [427]

LETTRE CCXCII. 1580. 13 JANVIER. MALAGON.

AU PÈRE NICOLAS DE JÉSUS-MARIE, ÀSÉVILLE.

Dispositions pour les sœurs de Séville. Paiement àCasademonte. Projet de fondation à Villeneuve de la Xara.Plans pour la nomination du Provincial.

JÉSUS !

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Que la grâce du Saint-Esprit soit avec VotreRévérence !

Il y a trois ou quatre jours, j’ai reçu de VotreRévérence une lettre datée du 30 décembre ;précédemment, j’avais reçu celles que m’aapportées Serrano, et j’y avais répondu tout aulong, ainsi qu’à celles de la Mère prieure ; j’avaisécrit, en outre, au Père Rodrigue Alvarez. Toutesces lettres furent confiées et bien recommandéesà Serrano. J’ai appris ensuite qu’en effet on lesavait sûrement remises au courrier. De plus, j’aiencore écrit à Votre Révérence deux autres foisdepuis mon arrivée à Malagon. Ces lettres furentadressées à Tolède, à Monsieur Doria467, pourqu’il vous les fit parvenir. Ç’a été une grandecontrariété pour moi quand on m’a annoncéqu’elles s’étaient toutes perdues. Plaise à Dieuqu’il n’en soit pas de même de la présente 1 Jevous l’envoie par Vélasco468. [428]

Vous vous en remettez pour tout à la Mèreprieure de Séville, et elle ne me parle de rien.Qu’elle se porte bien, au moins ; quant au reste,Votre Révérence le laissera en bon ordre, étantsecondé, comme vous l’êtes, par un tel intendant.Que ne fait pas l’amour de Dieu ! Cet homme a àcœur de rendre service à ces pauvres filles. Je merecommande instamment à ses prières. Pourquoi

467 Frère du Père Nicolas, chanoine à Tolède.468 Jean Lopez de Vélasco, gentilhomme très dévoué à la Sainte et ami dePhilippe II.

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ne me dites-vous rien de notre Lucrèce ? Offrez-lui un grand compliment de ma part.

Dans la crainte de l’oublier, je vous annonceque la prieure de Véas a prévenu Casademontequ’elle tenait les cent ducats à sa disposition ; ellelui a fait demander où il voulait les toucher, et il arépondu, à Madrid. Je vous en ai déjà parlé uneautre fois. Nous n’avons donc plus à nouspréoccuper de ce point.

Vous pouvez m’en croire, cette localité esttellement écartée que vous ne devez pas plus vousattendre à être mis par moi au courant des affairesque si j’étais à Séville ; là, du moins, c’eût été pluscommode. Mais à Malagon, nous n’avons demessager que pour Tolède ; encore sont, ils rares,et de plus, je vois que mes lettres se perdent.J’insiste sur ce point, parce que vous me priez devous aviser quand vous devrez venir et de vousdire ce qui se passe. J’ai prévenu M. Vélasco qu’iln’y a point à compter sur moi tant que je serai àMalagon.

Supposé que vous restiez longtemps à Séville,vous risquez de ne plus me retrouver dans cemonastère, car nous réaliserons, je pense, unefondation à Villeneuve, près de la Roda, et il estpossible que j’y aille avec les sœurs. Si maprésence est nécessaire pour quelque fondation,c’est bien pour celle-là. Le Père Antoine de Jésuset le Père prieur se sont tant remués, ils m’onttant pressée de la faire, que je ne pourrai me

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dispenser d’y aller : sans [429] doute, telle doitêtre la volonté de Notre-Seigneur. Mais ce projetaboutira-t-il ? je ne le sais pas encore d’unemanière certaine. Dans le cas où il se réaliserait, jepartirais avant le carême, et je serais désolée den’avoir pu vous parler ; je croyais avoir cetteconsolation à Malagon.

Je n’ai pas à me plaindre de la santé. Quant àce qui concerne ce monastère, tout marche avectant de perfection que je ne me lasse pas deremercier Dieu d’être venue. Le côté spirituel estparfait ; on est dans une grande paix et un grandcontentement. Le côté temporel, qui se trouvaitdans un état déplorable, s’améliore peu à peu.

Ce que vous dites de notre très RévérendPère Général me cause une telle joie que jevoudrais déjà le voir accompli469 ; je l’ai donc écrità Monsieur Vélasco et au solitaire de la grotte470.Je n’ai qu’une remarque à faire à ce plan. Cettesubstitution est-elle valide ? C’est ce qu’il faudraitsavoir d’une manière exacte. À la mort du Nonce,tous n’étaient pas du même avis pour décider siles pouvoirs de commissaire qu’il avait donnés auPère Gratien continuaient, ou non ; nous sommesfatigués de procès ; voilà pourquoi il serait bonqu’on donnât un oui ou un non. Supposé queDieu nous accorde la grâce de mener ce projet à

469 Il s’agissait de faire nommer le Père Gratien visiteur de la futureprovince.470 Le Père Gratien, qui aimait à se retirer dans une grotte.

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bonne fin, nous devrons nous empresser deréaliser ce qui convient, du vivant de celui qui estnotre principal soutien471. Toutes vos raisons meparaissent excellentes et au-dessus de meslumières ; il est donc inutile de discuter pluslongtemps sur ce point.

En attendant à Séville, vous pourriez nousmanquer dans le cas où tout n’irait pas selon nosprojets. Je vais [430] parler de cela à MonsieurVélasco, et je m’en remets à son jugement. Maissupposé qu’il n’y eût pas de fatigue pour vous, ilvaudrait mieux que vous fussiez à Malagon,dussiez-vous ensuite retourner à Séville, car iln’est pas aisé de venir ici rapidement. Sans doute,là où est Monsieur Vélasco, votre présence n’estpas indispensable, comme je le lui écris. Il estimportant, néanmoins, que vous vous entreteniezensemble de tout. Il pourrait surgir unecirconstance où votre absence serait fâcheuse. Entout cas, Monsieur Vélasco en serait contrarié,malgré toute l’affection qu’il nous porte. NotrePère Gratien est libre, je le sais ; cependant, il nelui convient pas de se mêler de cette affaire. Lejour où nous arriverions à réaliser nos projets, ondirait qu’il savait bien pourquoi il travaillait.Quoiqu’il faille mépriser de tels propos, nous nedevons point y donner lieu.

471 Il s’agit probablement de Philippe II.

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Dans le cas où le solitaire de la Grotte472 neserait pas provincial, et qu’on lui réserverait cetteautre charge dont il est question, j’ai pensé qu’ilserait bon de choisir le Père Antoine de Jésus, quil’a déjà été ; pourvu qu’il ait un supérieur, etsurtout un compagnon prudent, il s’acquitteracertainement bien de cet office ; on en a déjà faitl’expérience, lorsque le visiteur de Salamanque luiconfia une mission. Nous en finirions avec cettetentation et avec ce petit esprit de parti, sitoutefois il existe. Car c’est là un plus grand malque les fautes qu’il commettrait commeprovincial. Je vous dis cela, ne sachant pas quandje pourrai vous écrire de nouveau, tant mes lettresont peu de chance ; la présente, du moins, vousest envoyée soigneusement recommandée.

Je voudrais savoir quelle est la cause de cettenouvelle agitation dont vous me parlez, Dieuveuille qu’on en finisse [431] avec les intrigues dece pays-là ! Qu’Il daigne vous garder ! Je suisfatiguée après toutes les lettres que j’ai écrites. Masanté est meilleure qu’à Séville ; néanmoins, lemal de tête ne me quitte jamais. Dans le cas où lePère prieur d’Almodovar serait là473, dites-lui biendes choses de ma part. Je fais beaucoup pour sesamis. J’ai pris une religieuse en considération dechacun d’eux. Plaise à Dieu qu’il m’en soitreconnaissant ! L’une m’a été présentée par Jean

472 Le P. Gratien.473 Le Père Ambroise de St-Pierre.

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Vas- quez, l’autre par son ami de Cantalapiedra ;cette dernière est celle qui est sortie de Véas, et illa connaît beaucoup, m’a-t-on dit.

La prieure se recommande aux prières deVotre Révérence. Toutes les sœurs prient Notre-Seigneur pour vous ; je le fais de mon côté d’unemanière spéciale et je ne l’oublie jamais. Je ne puism’empêcher d’avoir quelque soupçon à votreendroit : il me semble que vous seriez contentd’avoir le moindre prétexte de rester à Séville ; sic’est une calomnie, Dieu veuille me la pardonner !Daigne Sa Majesté vous rendre très saint et vousgarder de longues années ! Amen.

C’est aujourd’hui le 13 janvier.L’indigne servante de Votre Révérence,

Thérèse de JÉSUS. [432]

LETTRE CCXCIII474. 1580. VERS LE MILIEU DE JANVIER. MALAGON.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Messager de confiance. Petit mot sur les épreuvespassées. Silence sur les repas au parloir. Nomination de lasous-prieure. Créance de don Laurent. La sœur Béatrix.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence, ma fille !

474 Cette lettre contient deux fragments très intéressants qui sont traduitspour la première fois.

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Dans la lettre à mon Père Nicolas, je me suisétendue sur certains points que je ne vous diraipas ici, puisque vous devez les voir. La vôtrem’arrive tellement pleine de bonté et d’humilitéque vous méritez une longue réponse. Gommevous voulez que j’écrive au bon Père RodrigueAlvarez475, je le fais volontiers, mais ma tête n’enpeut guère plus. Serrano m’affirme qu’il remettraces dépêches à un messager de toute confiance.Dieu veuille que cela soit ! J’ai été peinée de sonretour, bien que, cependant, je sois très contentede le voir. Je lui ai tant d’obligation pour lesservices qu’il nous a rendus dans une telleépreuve que vous n’aviez pas besoin de me lerappeler. Je le chargerai de nouveau d’aller àSéville ; c’est beaucoup d’avoir quelqu’un de surdans ce pays-là.

Je me trouve moins mal de ma santé àMalagon [433] qu’ailleurs. Ce que me dit la sœurGabrielle du triste état de la vôtre m’a vivementchagrinée. Vos épreuves ont été tellementgrandes, qu’eussiez-vous eu un cœur de pierre,elles vous auraient rendue malade. Je voudraisbien n’y avoir point contribué. Veuillez me lepardonner ; car vis-à-vis d’une âme que je chérisbeaucoup, je suis insupportable, et mon désir estqu’elle ne se trompe en rien. C’est de la sorte quej’ai agi avec la Mère Briande ; je lui écrivais des

475 Recteur du collège de la Compagnie de Jésus, à Séville.

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lettres terribles476, mais cela ne produisait pasgrand effet. Certainement, je trouve le tort causépar le démon dans ce monastère plus grave sousun certain rapport que celui causé à Séville : il aduré plus longtemps ; en outre, le scandale vis-à-vis des personnes du dehors a été pluspréjudiciable ; et encore, les choses marcheront-elles aussi bien qu’à Séville ? Je me le demandemaintenant. Je crains que non, quoique la paix aitété rétablie à l’intérieur, et qu’il n’y ait plus detrouble. Le Seigneur a tout aplani. Qu’Il en soitbéni ! Les sœurs, j’en conviens, n’étaient pas trèscoupables. Celle qui m’a le plus fâchée, c’est lasœur Béatrixde Jésus477. Jamais elle ne m’a dit unmot ; même maintenant, elle ne me parle pas ;cependant, elle voit que toutes les autres meracontent leurs épreuves passées, et que je suis aucourant de tout. Selon moi, elle montre bien peude vertu ou de jugement. Elle s’imagine peut-êtreobserver de la sorte les règles de la charité àl’égard des sœurs, et je reconnais qu’elle leurporte un profond attachement. Néanmoins, lavéritable amitié ne doit pas cacher les fautesauxquelles on pourrait remédier sans grandinconvénient. Pour l’amour de Dieu, gardez-vousde jamais rien faire [434] qui puisse, une fois

476 Ces lettres terribles ne nous sont pas parvenues ; elles ont eu le mêmesort que celles adressées à Marie de Saint-Joseph.477 Celle qui avait été présidente à Malagon.

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connu, causer du scandale. Laissons enfin cesbonnes intentions qui nous coûtent si cher.

[Quant à ce que vous me dites, que ce Père dela Compagnie de Jésus a pris ses repas à votreparloir, n’en parlez à personne, pas même à nosPères Carmes déchaussés ; le démon est tel, qu’ilsusciterait du bruit entre eux à ce sujet, le jour oùl’on viendrait à le savoir. Ne croyez pas qu’il m’enait peu coûté que le Père recteur soit maintenantapaisé. Par ici, tous les Pères de la Compagnie lesont. Mais ce n’a pas été sans peine ; j’ai dû écriremême à Rome, et c’est de là, je pense,, qu’estvenu le remède]. J’ai été très sensible à tout ce quefont pour nous ce saint, le Père Rodrigue Alvarez,et le Père Soto478. Présentez à ce dernier mescompliments et dites-lui qu’il me semble mieuxmanifester son amitié par les œuvres que par lesparoles : il ne m’a jamais écrit ; il ne m’a pasmême envoyé ses compliments.

Je ne comprends pas comment vousprétendez que le Père Nicolas vous a dépréciéedans mon estime ; vous n’avez pas au monde deplus grand défenseur. Il me disait la vérité, pourm’aviser des maux de votre monastère, et nepoint me laisser dans l’illusion. O ma fille, il nesert guère de s’excuser à ce point pour une chosequi, à mon avis, n’en vaut pas la peine ! Il478 Le Père Rodrigue Alvarez, recteur de la Compagnie de Jésus à Séville,auquel la Sainte a adressé deux Relations de son intérieur.Le Père Soto, vertueux prêtre de Séville, chapelain des Carmélites, qui avaitsuccédé à Garcia Alvarez.

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m’importe peu, je vous l’assure, qu’on fasse casde moi, ou non ; mon désir est de voir mes fillesse conformer à leurs obligations. Vous n’avez pascompris le motif pour lequel j’ai agi. En voicil’explication : quand j’apporte tant de sollicitudeet d’amour à tout ce qui vous concerne, les sœurs[435] remplissent-elles leur devoir lorsqu’elles nem’écoutent pas et me laissent me fatiguer envain ? J’ai été tellement fâchée que j’aurais voulutout abandonner. Il me semblait, je vous l’avoueencore, que je n’obtenais rien, comme c’est lavérité. Toutefois, l’amour que je vous porte est telqu’au moindre résultat produit par mes avis, je nesaurais m’empêcher d’insister de nouveau. Maisne parlons plus de cette affaire.

Serrano m’a annoncé que vous veniez derecevoir une postulante. Et si, comme il le croit,vous êtes vingt religieuses, le nombre est complet,et alors, personne ne saurait vous autoriser à ledépasser ; le Père vicaire lui-même ne peut riencontre les règlements des commissairesapostoliques479. Pour l’amour de Dieu, qu’on yveille avec soin ; vous seriez étonnée si vousvoyiez les inconvénients qu’il y a à êtrenombreuses dans nos monastères, alors mêmequ’on aurait des rentes et de quoi vivre. Je ne saispourquoi vous payez tant de rentes tous les ans,puisque vous avez de quoi vous en libérer. Je suis

479 Les Pères Hernandez et François de Vargas, religieux dominicains,nommés visiteurs par Saint Pie V, en 1570.

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très heureuse que vous ayez la somme qui vousest venue des Indes. Dieu en soit béni !

J’arrive à ce qui concerne la sous-prieure ;avec votre peu de santé, il vous est impossible desuivre les exercices du chœur ; vous avez doncbesoin d’une sœur très apte à vous remplacer. Lasœur Gabrielle paraît jeune, mais cela importepeu ; elle est religieuse depuis longtemps, et lesvertus dont elle est ornée sont ce qu’il nous faut.Si, dans les relations avec les personnes dudehors, elle manque de prudence, que la sœurSaint-François l’accompagne. Au moins, elle estobéissante et elle ne fera rien contre votre gré ; deplus, elle a de la santé et elle ne manquera point[436] aux exercices du chœur, comme cela estnécessaire à la sous-prieure. La sœur Saint-Jérôme, au contraire, n’a pas de santé. En un mot,celle à qui il convient le mieux en conscience deconfier cet office, c’est la sœur Gabrielle.D’ailleurs, elle a dirigé le chœur sous legouvernement de la pauvre vicaire ; on a donc puvoir comment elle s’acquittait de sa charge, et lessœurs lui donneront plus volontiers qu’à uneautre leurs suffrages. Enfin, pour cela, on regardeplus à l’aptitude qu’à l’âge.

J’ai déjà écrit au Père prieur de Pastrana ce quiconcerne la maitresse des novices. Ce que vousdites me parait bien. Mais je voudrais que lesreligieuses fussent à l’avenir peu nombreuses ; letrop grand nombre est, en effet, comme je vous

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l’ai déjà marqué, un grave inconvénient pourtout ; c’est par là spécialement que les monastèresviennent à sombrer.

[Je désire, puisque vous avez de quoi subveniraux nécessités de l’Ordre, qu’avec votre argent deTolède, vous remboursiez peu à peu mon frère : ilest vraiment dans le besoin. Il emprunte sanscesse, afin de payer tous les ans cinq cents ducatspour la propriété qu’il a achetée ; maintenantencore, il vient de vendre quelque chose, quiaurait à Séville une valeur de mille ducats. Il m’aparlé de votre dette plusieurs fois, et, à mon avis,il a raison de réclamer son argent ; au moins,remboursez-lui quelque chose, supposé que vousne lui donniez pas tout à la fois. Voyez vous-même ce que vous pouvez lui envoyer].

C’est une grande aumône que vous fait lesaint prieur de Notre-Dame des Grottes en vousfournissant le pain. Si le monastère de Malagonen recevait autant, les sœurs pourraient se tirerd’embarras. Je ne sais ce qu’elles vont devenir.Elles n’ont admis que des religieuses sans dot.[437]

Quant à la fondation de Portugal,l’archevêque480 me sollicite vivement de laréaliser ; mon intention est de ne pas me presserd’y aller. Si je le puis, je vais lui écrire. Vous auriez

480 Don Teutonio de Bragance, archevêque d’Evora, dont il a été déjàquestion.

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soin de lui expédier la lettre promptement, et parun courrier sûr.

Je voudrais voir enfin la sœur Beatrix481

pousser le repentir jusqu’à rétracter ce qu’elle a dità Garcia Alvarez sur les dispositions de son âme.Je crains qu’elle ne se connaisse pas elle-même, etque Dieu seul soit capable de remédier à son état.Daigne le Seigneur vous élever à la sainteté que jeLui demande et vous garder ! Malgré vosimperfections, je souhaite qu’il y ait plusieursreligieuses comme vous.

Je ne sais que faire, si l’on vient à décider unefondation maintenant ; je ne trouve aucune sœurcapable d’être prieure. Sans doute, il doit y enavoir, mais comme elles n’ont pas l’expérience, etcomme je vois ce qui s’est passé dans cemonastère, je suis remplie de préoccupations.Malgré nos bonnes intentions, le démon sait noustromper et tirer son profit. Voilà pourquoi nousdevons marcher toujours dans la crainte,demeurer très unies à Dieu et compter peu surnos propres lumières. Sans cela, nous aurionsbeau avoir de l’intelligence, le Seigneur nousabandonnerait, et nous échouerions là où nouspensions le mieux réussir.

Les événements de ce monastère peuventvous servir d’expérience, puisque vous lesconnaissez. Le démon, je puis vous l’assurer,

481 Il s’agit de la sœur Beatrix du couvent de Séville, et non de celle ducouvent de Malagon.

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aurait voulu réaliser quelque profit. Par ailleurs,j’étais étonnée de certaines choses que vous [438]écriviez, et sur lesquelles vous insistiez. Où doncaviez- vous la tête ? Et la sœur Saint-François, àquoi songeait- elle ? O mon Dieu, que de folies ily avait dans sa lettre ! et tout cela, parce qu’ellevoulait arriver à ses fins. Daigne le Seigneur nousdonner sa lumière ! Sans elle, on n’a de force etd’habileté que pour le mal.

Je me réjouis de vous savoir désillusionnéesur ce point. Cela vous servira dans beaucoup decirconstances ; reconnaître une erreur, n’est pasinutile à la réussite de nos plans, tant s’en faut :on acquiert par là de l’expérience. Dieu veuillevous garder ! Je ne croyais pas être si longue.

De Votre Révérence la servante,Thérèse de JÉSUS.

La prieure et toutes les sœurs serecommandent instamment à vos prières. [439]

LETTRE CCXCIV.482 1580. 14 JANVIER. MALAGON.

AU PÈRE GRATIEN.

Un confesseur modèle. Pénitences des Carmélitespour obtenir la délivrance du Père Gratien. Projet pour lesélections futures. Petites faiblesses de Mac aire, du PèreGabriel et de la duchesse d’Albe.

JÉSUS !

482 Cette lettre renferme trois fragments qui sont traduits pour la premièrefois, et quelques corrections.

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Que la grâce du Saint-Esprit soit avec VotrePaternité !

Doña Jeanne483 m’a écrit dernièrement ; on's’attend, m’annonce-t-elle, à vous voir d’un jour àl’autre sortir du silence qui vous a été imposé.Plaise à Dieu que les affaires de Tolède et deMédina soient terminées quand vous recevrezcette lettre I

Le Père Philippe484 est devenu vraimentparfait ; il est passé d’un extrême à l’autre et neparle plus maintenant aux sœurs qu’enconfession. C’est un excellent homme.

Que vous dirai-je pour vous exprimer la joiedes sœurs de Médina quand on leur a dit quevous alliez enfin sortir de votre silence ! Vous nesauriez vous imaginer combien vous avezd’obligation envers toutes nos religieuses. Unesœur converse de ce couvent de Malagon [440] apris cent disciplines pour Votre Paternité. Toutcela, sans doute, vous obtient des secours, et vousaide à procurer tant de bien aux âmes.

On m’a remis hier la lettre ci-incluse du PèreNicolas. J’ai été très contente qu’on pût réaliser cedont il parle. Parfois, j’étais préoccupée desdifficultés de Salamanque ; je ne voyais alors riende mieux. Mais à présent, vous avez bien de quoitravailler ; il est clair que vous devez vous

483 Mère du Père Gratien.484 Confesseur des religieuses de Malagon. Cfr. Lettre au Père Gratien, versle milieu de décembre 1579, p. [406].

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consacrer plutôt aux affaires de l’Ordre qu’à cellesdu dehors. J’ai dit au Père Nicolas, à Tolède,quelques- uns des inconvénients des décisionsprécédentes, sans lui manifester tous ceux que jesavais, et il en est résulté un grand bien. Notretrès révérend Père Général fera, je crois, tout cequi nous sera favorable. Néanmoins, il me resteun doute ; le voici : vous savez quels sont lespouvoirs que vous teniez du Nonce. Or, cespouvoirs avaient-ils encore, oui ou non, de lavaleur après sa mort ? Dans une chose de cetteimportance, ce serait trop pénible de se trouver àl’avenir en présence d’opinions différentes : il n’ya pas, à mes yeux, d’autre inconvénient ; dites-moi ce qui vous en semble. Ce serait même uneinsigne faveur du ciel, comme le dit le PèreNicolas dans sa lettre, qu’il nous fût permis detout régler entre nous. Daigne le Seigneur nousaccorder cette grâce, puisqu’il le peut !

Je ne sais s’il convient que le Père Nicolasreste à attendre à Séville, dans le cas où nosaffaires n’iraient pas au gré de nos désirs, car ellesseraient bien délaissées. Sans doute, M. Velasco485

fera beaucoup. Cependant, il ne perdrait point àêtre secondé. Mais que Votre Paternité ne diserien de tout cela, afin que, le jour où le projet seréalisera, on ne vous accuse pas d’avoir vous-même travaillé à l’exécuter. [Vous devez en touteschoses agir [441] avec prudence, pour ne donner485 Grand protecteur de la Réforme, dont il a été parlé.

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à personne l’occasion de se plaindre de vous,surtout tant que nous aurons Mathusalem486 ; c’estlui qui, selon moi, est le grand obstacle à l’officequ’on donnerait à Paul. Néanmoins, il faut enpasser par là ; on ne peut faire autrement].

Un autre inconvénient se présente maintenantà mon esprit. Je me demande si vous pourriezexercer cette charge487 et être en même tempsprovincial. Cela, toutefois, ne me parait pasindispensable ; car alors, vous seriez tout. [Etpuis, il y aurait un bien à nommer Macaire488

provincial, dans le cas où ce serait possible,puisque sa mélancolie le pousse à désirer cetoffice. Nous réussirions enfin à le faire mourir enpaix ; il n'aurait plus cet esprit d’ambition dont ilest persécuté]. Ce serait, d’ailleurs, justice de lenommer, attendu qu'il l’a déjà été489. Enfin,comme il aurait un supérieur au-dessus de lui, ilne saurait nous nuire. Dites-moi, par charité,votre avis sur ce point. Sans doute, il s’agit d’unechose à venir ; mais serait-ce d’une choseprésente, vous n’avez pas à avoir le moindrescrupule.

La lettre ci-jointe du Père Gabriel vousmontrera combien il s’est fâché contre moi.

486 Le nonce, Mgr Sega.487 Celle de visiteur général ; la Sainte, par prudence, n’ose pas la désignerdans une lettre.488 Le Pere Antoine de Jésus.489 AU Chapitre cl'Almodovar.

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Cependant, je n’ai pas omis de lui écrire, dès quej’ai trouvé un messager pour lui porter maréponse. [Voyez quelle est sa passion. Il a vu, dit-il, par mes lettres que vous lui montrez, que je nelui en envoie pas, lorsque je le puis]. Je serais trèsheureuse que l’affaire de Votre Paternité fûtachevée quand ce pli vous arrivera ; vous pourriezalors m’écrire longuement. [442]

J’oubliais de vous parler des dues. La veille dunouvel an, Madame la duchesse490 m’envoya uncourrier qui m’apporta la lettre ci-incluse et uneautre pour moi seule. D’après cette dernière, vousauriez assuré que j’aime mieux Monsieur le ducqu’elle. Je n’ai pas voulu en convenir. J’ai réponduque Votre Paternité m’ayant dit tant de bien deMonsieur le duc et, en particulier, de ses goûtspour la vie intérieure, vous aviez pu me prêter cesentiment. J’ajoutais que j’aime Dieu seul pourlui-même ; que pour elle, je ne voyais paspourquoi je ne l’aimerais pas, et que je lui portaisplus d’affection qu’à Monsieur le duc. Tout celaétait mieux dit que ce ne l’est ici.

Le livre dont le Père Médina, comme vousme l’apprenez, a tiré une copie, doit être, ce mesemble, le grand que j’ai composé491. Veuillez memander ce que vous savez sur ce point ; nel’oubliez pas. Je serais très contente que cettecopie ne se perdît pas, puisqu’elle est la seule, et

490 La duchesse d’Albe.491 Le livre de sa Vie.

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que l’exemplaire se trouve entre les mains desanges492. Cependant celui que j’ai fait depuis mesemble supérieur493. Du moins, j’avais plusd’expérience lorsque je l’ai composé. J’ai déjà écritau duc deux fois494, et, par conséquent, plus queVotre Paternité ne m’avait prescrit. Plaise à Dieude vous garder !

Pour avoir maintenant quelque motif decontentement, je désire voir enfin Paul. Si Dieu neveut pas m’accorder [443] cette faveur, qu’il ensoit béni, et m’envoie croix sur croix ! Béatrix serecommande instamment à vos prières. L’indigneservante et véritable fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCXCV495. 1580. 15 JANVIER. MALAGON.

AU PÈRE GRATIEN, À ALCALA.

Sermons du Père Antoine. Difficultés à trouver dessujets pour les fondations de Villeneuve et de Madrid.

JÉSUS !Que le Saint-Esprit soit avec Votre Paternité,

mon Père !

492 Les Inquisiteurs.493 Le livre des Demeures, ou Château de l’Âme.494 Ferdinand Alvarez de Toledo, due d’Albe, avait été mis en prison àUzéda, comme nous l’avons déjà dit. Il y fut visité et encouragé par le PèreGratien. La lecture du livre dont le Père Médina avait fait tirer une copie leporta à concevoir la plus grande vénération pour la Sainte.495 Quelques corrections ont été faites à cette lettre d’après la copie de laBibliothèque nationale de Madrid.

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Comme je trouve dans ce frère un messagertrès sur, je ne veux pas omettre de vous écrirequelques lignes, bien que je vous aie envoyé hierune longue lettre par Jean Vasquez, celuid’Almodovar.

Le Père Antoine de la Mère de Dieu496 estvenu à Malagon, et nous a prêché trois sermonsqui m’ont plu beaucoup. C’est, à mes yeux, unsujet excellent. Je suis heureuse quand je vois detels hommes parmi nos Pères. J’ai [444] été trèsaffligée de la mort du bon Père François. QueDieu l’ait dans son Ciel497 !

O mon Père, quelle n’est pas mapréoccupation, dans le cas où nous ferions lafondation de Villeneuve ! Je ne trouve ni laprieure, ni les religieuses qui me contentent !Cette sainte sœur Isabelle que nous avons ici mesemble avoir des aptitudes, comme je Fai écrit àVotre Paternité ; mais elle a été formée au milieudes libertés de ce monastère, et cela me donnedes craintes à son sujet : vous me direz ce quevous en pensez. De plus, elle est très infirme.Béatrix ne me paraît pas avoir toutes les qualitésque je voudrais ; cependant, elle a tenu la maisondans la paix. Après en avoir fini avec les

496 Religieux de l’Ordre des Hiéronymites qui avait été attiré à la Réformedu Carmel par la vénérable Anne de Jésus. Il perdit la vie dans un naufrageavec trois autres Pères de la Réforme, en se rendant aux missions de laGuinée.497 Le Père François fut toujours un modèle de vertu et de mortification. Ilmourut en odeur de sainteté à Baëce. Cfr. Histoire générale de l'Ordre.

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préoccupations de Malagon, voilà cet autre souciqui me torture.

La Flamande498, à mon avis, conviendrait pourArénas. Elle est fort tranquille, depuis que lasituation de ses filles s’est arrangée, et ellepossède de très sérieuses qualités. Si Dieu veutque nous réalisions la fondation de Madrid, jecompte sur Inès de Jésus499. Recommandez tousces choix à Sa Majesté : il est très important deréussir dans ces débuts. Mandez-moi, par charité,quelle est votre manière de voir. Daigne Notre-Seigneur vous garder, et vous donner la saintetéque je Lui demande ! Amen.

C’est aujourd’hui le 15 janvier.L’indigne fille et sujette de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS. [445]

LETTRE CCXCVI500. 1580. 1ER FÉVRIER. MALAGON.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Affection pour cette Mère. Un acte d’obéissance.Élection faite par le Saint-Esprit. Prochain départ pour lafondation de Villeneuve. Choix de la sous-prieure. Diversavis. État du monastère de Malagon. Encore la créance dedon Laurent.

JÉSUS !

498 Anne de Saint-Pierre.499 Fille de François Alvarez de Cépéda et cousine germaine de la Sainte.500 Cette lettre contient trois fragments traduits pour la première fois enfrançais et un fragment inédit.

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Que la grâce du Saint-Esprit soit avec VotreRévérence, ma fille !

Aujourd’hui, veille de Notre-Dame de laTransfiguration501, j’ai reçu la lettre de VotreRévérence et celles de mes sœurs de Séville ; j’enai été très contente. Je ne sais d’où cela vient ;mais malgré les ennuis que vous me causez, je nepuis m’empêcher de vous aimer beaucoup, etj’oublie aussitôt tout ce que vous m’avez fait. Jeme sens même plus portée à chérir laCommunauté quand je vois quel profit elle a tiréde ses épreuves passées. Dieu soit béni d’avoirtout amené à une si heureuse fin.

Sans doute, votre santé doit être meilleure,puisque vos filles ne se lamentent pas sur votrecompte, comme d’ordinaire. Quant à la tuniquede laine que vous voudriez porter pendant l’été,c’est une folie ; voulez-vous me faire plaisir ?veuillez la quitter dès la réception de cette lettre,[446] quoi qu’il puisse vous en coûter. Toutes lessœurs savent la nécessité ou vous êtes, et elles neseront pas mal édifiées. Notre-Seigneur lui-mêmesera content de cet acte de soumission. Ayezdonc soin de ne pas agir autrement. Je sais parexpérience quelle chaleur il y a dans ce pays. Jesouhaite que les sœurs possèdent assez de santépour suivre les exercices de la Communauté ; celavaut mieux que de les avoir toutes malades. Je

501 C’est-à-dire veille de la Purification de la Sainte Vierge.

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m’adresse à celles dont la nécessité vous seraconnue.

J’ai béni Dieu du bon accord qui a présidé àl’élection502. Quand il en est de la sorte, c’est, dit-on, le Saint-Esprit qui intervient. Réjouissez-vousde cette souffrance dont vous me parlez, et nefournissez pas au démon l’occasion de voustroubler en vous inspirant le dégoût de votrecharge. C’est bien joli de votre part dem’annoncer maintenant que vous seriez trèsheureuse de savoir que je vous recommande àNotre-Seigneur ! Il y a plus d’un an que nonseulement je prie pour vous, mais que je conjuretous nos monastères d’unir leurs supplicationsaux miennes. C’est peut-être à cause de cela quetout s’est passé avec tant de bonheur. Daigne SaMajesté perfectionner encore son œuvre !

J’avais déjà prévu que, le Père Nicolas allant àSéville, les choses s’arrangeraient très bien. Peuavant que Votre Révérence le demandât, et qu’onlui donnât l’ordre de partir, vous avez failli nousperdre tous. Vous ne considériez que les intérêtsde votre monastère ; or, ce Père était occupé àcertaines affaires de l’Ordre qui dépendaient delui. Dieu, dans sa bonté, y a mis la main. Jevoudrais que le Père Nicolas fût à Séville et enmême temps à Malagon jusqu’à la conclusiond’une affaire de cette importance. Je désire mêmequ’il soit de retour assez tôt pour que [447] nous502 Toutes les sœurs avaient voté pour la Mère Marie de Saint-Joseph.

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puissions nous entretenir ensemble. Mais cela estimpossible. Votre Révérence saura, en effet, quele Père Vicaire Général m’a envoyé, il y a cinqjours, une patente, en me commandant d’aller à lafondation à Villeneuve de la Xara, non loin de laRoda. Depuis quatre ans environ, nous étionssollicitées de la réaliser par le Conseil municipalde cette localité, par d’autres personnes etspécialement par l’inquisiteur de Cuenca, celui-làmême qui était fiscal à Séville. Je voyais denombreuses difficultés à ce projet ; néanmoins, lePère Antoine de Jésus et le prieur de la Roda sesont rendus sur les lieux, et ils se sont tant remuésqu’ils ont réussi. Cette localité est à vingt-huitlieues de Malagon.

Ce serait un grand bonheur pour moi quemon chemin fut de passer par Séville. Je vousverrais et je finirais, enfui, de me fâcher avecvous, ou, pour mieux dire, nous causerionsensemble, car vous êtes maintenant, je n’en doutepas, une personne accomplie par suite desépreuves que vous avez endurées.

Je dois, Dieu aidant, être de retour à Malagonavant Pâques. Je n’ai la permission de rester là-basque jusqu’à la fête de Saint-Joseph. Veuillez enprévenir le Père prieur, dans le cas où il pourraitme venir voir sans se détourner de sa route. Je luiai envoyé de ce monastère une lettre par la voiede Madrid, et je lui aurais écrit plus souvent, ainsiqu’à vous-même ; je ne l’ai pas osé, pensant que

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les lettres se perdaient. J’ai été très contente,cependant, d’apprendre que les miennes ne Sesont pas perdues ; dans l’une d’elles, je vousdonnais mon avis sur le choix dé la sous-prieure ;à la vérité, vous saurez mieux que moi ce quiconvient pour votre monastère. Toutefois, jevous l’assure, c’est un grand inconvénient, à monavis, que la prieure et la sous-prieure aient peu desanté. Il y en a un [448] autre lorsque la sous-prieure ne sait pas bien lire et diriger le chœur ;cela est même contre la Constitution. Qui doncpeut vous ôter le pouvoir d’envoyer au parloircelle que vous voudrez pour traiter les affaires quise présenteront ? Et le jour où vous seriez trèsmalade, que feriez-vous ? Selon moi, la sœurGabrielle ne s’écartera pas de ce que vous luimarquerez ; vous n’avez qu’à rehausser sonautorité et son crédit ; elle a assez de vertu pourne pas donner le mauvais exemple. J’ai étécontente de vous voir pencher pour elle. Dieudaigne en disposer pour le mieux !

Je trouve plaisante la recommandation quevous m’adressez de ne pas croire à tout ce que medit la sœur Saint-Jérôme, lorsque je vous en aimoi-même prévenue à maintes reprises. Dans unede mes lettres, écrite à Garcia Alvarez et déchiréepar vous, je lui recommandais de ne pas ajouterfoi à l’esprit de cette sœur. Cependant, c’est unebonne âme, je vous l’assure, et, bien qu’elle n’aitpas une intelligence des plus lucides, on ne saurait

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la comparer à la sœur Béatrix ; quand ellecommettra des fautes, ce sera par manque dejugement, et non par malice, bien que je puisseme tromper. Ne lui permettez donc de seconfesser qu’à des Pères de l’Ordre, et tout celapassera ; vous pouvez, en outre, l’autoriser às’adresser de temps en temps au Père RodrigueAlvarez ; mais vous direz à ce dernier monopinion sur elle. N’oubliez jamais de lui présentermes compliments.

J’ai été très contente de voir par les lettres dessœurs l’affection qu’elles ont pour vous, et celam’a paru fort bien. La vôtre a été une vraierécréation et une vraie joie pour moi ; elle m’aremise du dégoût que m’a causé celle de la sœurSaint-François. La sienne, à mon avis, manifesteson peu d’humilité et d’obéissance ; vous devez[449] donc veiller sur son avancement ; il lui estresté quelque chose de Paterna. Elle ne devraitpas s'étendre autant dans ses lettres, ni exagérer ;elle croit ne pas mentir avec ses détours, mais sonstyle est bien en dehors de la perfection, qui nepermet de parler qu’avec clarté ; sans cela, onexposerait les supérieurs à commettre milleimprudences. Telle est la réponse que vous luidonnerez. Quand elle sera corrigée de ce défaut,je serai contente. Mon désir, néanmoins, est quenous contentions ce grand Dieu ; car il n’y a pas àfaire cas de moi.

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O ma fille, si j’avais le temps, et si ma tête mepermettait de vous parler tout au long desévénements de ce monastère de Malagon, quelleexpérience vous pourriez acquérir ! Vousdemanderiez même pardon à Dieu de ne m’avoirpas prévenue ; [j’ai su que vous étiez présente àcertaines choses qui, j’oserais le parier, ne se sontpas passées dans les monastères les plus relâchésde toute l’Espagne]. La bonne intention en excusequelques-unes ; mais elle ne suffit pas pour lesautres. Cela doit vous servir d’exemple pour vousattacher aux Constitutions, puisque vous lesaimez tant, si vous ne voulez gagner que peu avecle monde et perdre avec Dieu.

Toutes les sœurs voient aujourd’hui le dangeroù elles étaient et ne craignent pas d’en convenir.J’excepte Béatrix de Jésus, qui, par fausse charitépour les sœurs, ne m’a jamais rien dit et ne me ditrien encore ; cependant, elle me sait au courant detout. Elle a beaucoup perdu dans mon estime.

Depuis mon arrivée, le confesseur ordinairen’est plus revenu entendre les sœurs et, je crois,ne reviendra plus. Cette mesure s’imposait, vuque la population tout entière était très animéecontre lui. Toutefois, c’est vraiment un excellenthomme qui réussirait très bien ailleurs. Dieu [450]veuille pardonner à celui qui est cause que lemonastère en est privé ; il aurait réalisé de grandsprogrès dans la vertu, et toutes les sœurs eussentgagné à sa direction. Il reconnaît combien est

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juste la mesure qui a été prise ; il vient même mevoir, et je lui montre beaucoup de bonté, car celaconvient ; je l'avoue, je suis très satisfaite de safranchise. Mais le manque d'âge et d'expérienceamènent de graves inconvénients. O ma mère,que le monde est plein de malice ! tout est malinterprété par lui. Si nous ne profitons pas de laleçon qui vient de nous être donnée, et si nous nenous tenons sur nos gardes, les choses iront demal en pis. Veuillez, je vous en prie, pour l'amourde Dieu, vous rendre vieille désormais par votreprudence, puisque vous avez reçu une large partde cette leçon ; je ferai de même de mon côté.

Je suis étonnée que vous ne m’ayez pasenvoyé quelques strophes ; certainement, on ne sesera pas contenté d’en composer peu pour votreélection ; j'aime qu'on se réjouisse avecmodération dans votre monastère ; quand j'aitrouvé à redire à cela, ç'a été à cause de certainescirconstances particulières. La faute en est à masœur Gabrielle. Dites-lui toutes mes amitiés ; jevoudrais bien lui écrire.

J’emmène pour sous-prieure de Villeneuve lasœur Saint-Ange503 et je choisirai la prieure parmiles sœurs de Tolède. Je ne sais encore qui jeprendrai504. Que toute la Communauté prieinstamment le Seigneur de tirer sa gloire de cette

503 Elvire de Saint-Ange, professe de Malagon.504 Ce n’est pas, disent les correcteurs des lettres, Anne de la Mère deDieu, mais Marie des Martyrs qui fut choisie.

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fondation. Je vous recommande Béatrix, qui doitfaire grand’pitié. Marguerite me plaît par son petitmot, si elle est comme elle l’affirme. Avec letemps, tout s'aplanira, pourvu que les sœurstrouvent de l’amour en Votre Révérence. [451]

Je suis confuse quand je vois toutes lesobligations que nous avons envers ce bon prieurde Notre-Dame des Grottes. Veuillez luiprésenter de ma part un grand compliment. Ditesà toutes les sœurs de me recommander à Notre-Seigneur, et ne m’oubliez pas vous-même dansvos prières ; car je suis vraiment cassée et vieillie.Ce n’est pas beaucoup que le Père prieur ait del’affection pour moi ; il me le doit bien. Dieuveuille nous le garder 1 C’est un riche trésor quenous avons en lui, et toutes les sœurs sont dansl’obligation de le recommander instamment àDieu. Que Sa Majesté soit avec Votre Révérenceet vous garde ! Amen.

[Je ne vous transmets pas la réponse de laMère prieure et de la sœur Béatrix, parce que jesuis fatiguée. Vous saurez que mon frère m’a écrità Malagon deux fois. Il me prie de vous dire dansquelle nécessité il se trouve ; il est, croit-il, plusencore dans le besoin que vous-même ; vous luirendriez, ajoute-t-il, un vrai service si vous luiremettiez la moitié au moins de ce que vous luidevez. J’ai confié ses lettres à quelqu’une de nossœurs, pour vous les envoyer, et on ne lesretrouve pas. Je voulais vous prouver, en vous les

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montrant, que, sans son insistance auprès de moi,je n’oserais pas moi-même vous presser. Voussaurez qu’il a vendu une bonne partie de la renteque vous lui payez ; voilà pourquoi le peu quevous lui donnerez lui sera d’un grand secourspour le moment. Je lui aurais bien avancé lasomme par ici ; mais les affaires ont tout mis àsec].

L’indigne servante de Votre Révérence,Thérèse de JÉSUS.

Vous verrez par la longueur de cette lettre ledésir que j’avais de vous écrire. Elle en vaut bienquatre de celles [452] que j’envoie aux prieures deCastille. Et encore il est rare que je leur écrive dema main. Je suis très heureuse du bon ordre quele Père prieur a mis dans vos fonds, afin que vousne perdiez point ce qui est dû à mon frère, alorsmême que nous soyons dans la nécessité. Toutesles sœurs de cette maison sont très contentes avecune telle supérieure, et elles ont raison de l’être.C’est une des plus excellentes prieures que nousayons dans nos monastères ; de plus, elle a de lasanté, ce qui est un grand point. Le monastère estdevenu un vrai paradis. [Comme il a perdu de sesbiens, je me suis remuée par ici pour trouver dutravail afin de pouvoir vivre. Plaise à Dieu quecela suffise ! au moins, la prieure veillera à ne riendissiper. Son gouvernement est d’une perfectionaccomplie].

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Beaucoup de compliments au Père Grégoire.Mais pourquoi m’oublie-t-il ? Mes compliments,en outre, au Père Soto505 ; son amitié vous a bienservi… [… un autre si bon à sa place… votremonastère se doit de le recommander à Dieu : il aété très bien partagé. Je voudrais qu’il retournâts’établir près de vous ; à mon avis, c’est unhomme vertueux et d’un dévoûment à touteépreuve506]. [453]

LETTRE CCXCVII507. 1580. COMMENCEMENT DE FÉVRIER. MALAGON.

À LA MÈRE MARIE DE JÉSUS, À VÉAS.508

Son affection pour cette sœur. Désir d’être près d’elle.Fondation de Villeneuve de la Xara.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Charité509, ma fille !

505 Le nouveau chapelain.506 Ce dernier paragraphe n’avait jamais été publié jusqu’à ce jour. Il estdifficile de savoir de qui la Sainte parle. Nous soupçonnons, cependant,qu’il s’agit de l’ancien chapelain, Garcia Alvarez.Voici le texte, tel que le fournit la copie de la Bibliothèque nationale deMadrid… tan bueno en su lugar… debe esa casa encomendarle a Dios ; bien le ha idoen las particiones ; yo quisiera se tornara allá à estar ahí ; que le tengo por virtuoso yfiel.507 Cette lettre contient un fragment qui n’avait pas encore été publié.Nous le donnons d’après la copie de la Bibliothèque nationale de Madrid.508 Elle était fondatrice de ce monastère, ainsi que sa sœur Catherine deJésus. Cfr. chap. XXIII des Fondations, et T. I des Lettres, p. 155.509 Titre de respect que les religieuses donnent aux novices et aux simplesprofesses. Le titre de Révérence ou de Mère est réservé à la prieure et à lasous-prieure.

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Si vous aviez mon mal de tête et mesoccupations, vous seriez excusable d’être restéedepuis longtemps sans m’écrire. Mais vous nepouvez fournir cette raison, et je ne vois pascomment j’omettrais de me plaindre de vous et dema chère sœur Catherine de Jésus. Est-ce quevous ne me devez pas cette marque de souvenir ?Pour moi, supposé que cela me fût possible, jevous écrirais tant que je ne vous laisserais pasm’oublier à ce point. Ce qui me console, c’est queje vous sais en bonne santé, contente et de plus,me dit-on, fidèle servante de Notre-Seigneur.Plaise à Sa Majesté que cela soit ! Je La prie [454]instamment dans ce but, et mon vœu, à l’heureprésente, serait d’aller me dédommager dansvotre monastère des nombreuses fatigues et desépreuves de toutes sortes que j’ai endurées cesdernières années. C’est là un désir de ma nature ;mais réflexion faite, je ne mérite évidemment quela croix et encore la croix ; Dieu m’accorde unegrande grâce en ne me donnant pas autre chose.

La Mère prieure aura déjà dit à Votre Charitéqu’on m’avait expédié l’ordre de réaliser unefondation510 dans une localité où, depuis plusieursannées, je refusais d’aller. Comme on a tantpersévéré à la demander, et que notre Supérieurl’approuve, j’ai la plus ferme confiance qu’elletournera à la gloire de Notre-Seigneur. Que VotreCharité veuille Lui demander cette grâce, et Le510 Celle de Villeneuve de la Xara.

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conjurer de m’aider à accomplir toujours savolonté 1

Veuillez présenter mes amitiés aux sœursCatherine de Jésus, Isabelle de Jésus et Éléonoredu Sauveur. Je voudrais avoir du temps et moinsde souffrance à la tête pour vous écrire unelongue lettre. Quant à la vôtre, qu’elle ne soit pasbrève, mais ne vous étonnez point dans le cas oùje ne vous répondrais pas immédiatement. Soyezassurée que vos lettres me causent de la joie, etque je n’oublie point de vous recommander àNotre-Seigneur. Daigne Sa Majesté vous rendreaussi sainte que je le désire [et donner à VotreCharité son Saint-Esprit avec l’abondance de sesdons divins ! Amen*511].

L’indigne servante de Votre Charité,Thérèse de JÉSUS. [455]

LETTRE CCXCVIII512. 1580. 8 ET 9 FÉVRIER. MALAGON.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Chagrin de l’accident survenu au Père prieur desChartreux. Recette pour la sous-prieure. Le bon Serrano.Prudence dans l’achat d’une maison. Dette à don Laurent.Repas du Père Gratien au parloir. Beaux corporaux.

JÉSUS !

511 Fragment inédit, dont voici le texte : y dé à V. C. Su S. Spiritu conabundancia de sus divinos dones. Amen.512 Cette lettre contient trois fragments traduits pour la première fois enfrançais et deux fragments inédits.

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Que la grâce du Saint-Esprit soit avec VotreRévérence, ma fille 1

Aujourd’hui, 8 février, j’ai reçu votre dernièrelettre datée du 21 janvier. J’ai été très peinée dumal de notre saint prieur.513 Supposé qu’il vînt àmourir des suites d’un tel accident, j’y serais, jecrois, plus sensible que si le Seigneur nousl’enlevait à cause de son grand âge ou par unemaladie. Mais, je le vois, c’est là une folie de mapart ; plus il souffrira, plus il en retirera demérites. Cependant, quand je songe à toutes mesobligations envers lui, et au bien qu’il nous atoujours fait, je ne puis m’empêcher de gémir dece qu’un tel saint quitte la terre, et que ceux dontle but est d’offenser Dieu demeurent ici- bas.Daigne Sa Majesté lui accorder ce qui convient lemieux à son âme ! Voilà ce que nous avons àdemander, [456] nous qui lui devons tant, au lieude penser à la perte qui en résultera pour votremonastère. Toutes les sœurs de cette maisonprient pour lui. J’ai encore une autre peine. Je nesais comment vous ferez pour m’écrire à la Rodaou à Villeneuve de la Xara, qui en est tout près, etpour me donner des nouvelles de sa santé. Ceserait un miracle que le Seigneur nous le laissât.

Vous supposez que nos monastères ontmanqué d’attention envers vous, parce qu’ils nevous ont pas écrit ; mais s’ils l’avaient fait, c’eûtété une sorte de compliment, et on devait l’éviter.513 Le Père Pantoja, prieur de la Chartreuse de Notre-Dame des Grottes.

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Sachez-le, on a eu le plus grand soin de vousrecommander à Dieu, vous et vos filles, et on avivement compati à tous vos chagrins. À peineeus-je annoncé de quelle manière le Seigneur avaittout arrangé, que les sœurs ont été dans la joie.Les prières ont même été si nombreuses, qu’àmon avis votre monastère ne peut manquer deservir Sa Majesté avec une ferveur nouvelle ; lesprières, d’ailleurs, ne nuisent jamais.

Je suis affligée de la maladie de la nouvellesous-prieure. Je la croyais bien portante, commed’ordinaire. Aussi ai-je désiré qu’elle le fût et pûtvous aider dans votre travail. [D’après unexcellent médecin, ceux de ce pays-ci quisouffrent de la sorte se trouvent très soulagés enbuvant quatre ou cinq gorgées d’eau de rose. J’enéprouve moi-même les meilleurs effets. L’eau defleur d’orange, au contraire, me nuit beaucoup ;elle me remet le cœur quand je la respire, mais jene puis en boire]. Veuillez me recommander àcette sœur. Malgré tout, j’espère de la bonté deDieu qu’elle s’acquittera parfaitement de sonoffice. Donnez-lui de l’autorité et punissez lesreligieuses chaque fois qu’en votre absence ellesne lui obéissent pas comme à vous-même ; cesera là un moyen de les amener à la respecter ;cette mesure est nécessaire. [457]

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[Quant à la petite Éléonore514, elle m’atoujours inspiré quelque crainte. Vous avez raisond’être prudente à son endroit, je veux dire, devous tenir sur vos gardes ; elle pourrait avoirrecours à sa parente. La vieille me semble trèssérieuse, et c’est elle qui m’inspire le plus decompassion. Présentez-lui toutes mes amitiés].

J’ai remis à Serrano une longue lettre pourVotre Révérence ; il va retourner bientôt à Séville,m’a-t-il dit, parce qu’il ne peut s’habituer à cepays-ci. Veillez sur lui ; il a communiqué aulicencié, qui me l’a raconté, son intention de partirpour les Indes. J’en serais désolée, car c’est unefolie. Jamais je ne saurais lui payer toute mareconnaissance pour les bons offices dont il vousa entourées au milieu de vos grandes épreuves.

Je lui ai remis, en outre, une lettre pour lePère Nicolas, que je ne crois pas encore parti ;mais je n’ai pas les siennes sous la main pourm’en assurer. Je vous ai adressé un pli où je vousdonne plus de détails que je ne le faisprésentement sur la fondation où je vais.

Je crois avoir dit dans une de mes lettres auPère prieur de ne point traiter de l’achat de lamaison avant que vous ne l’ayez vue vous-mêmeet examinée attentivement ; demandez pour celala permission au supérieur, et il vous la donnera

514 Il s’agit, non d’Éléonore de Saint-Gabriel, la sous-prieure dont il vientd’être parlé, mais d’Éléonore de Saint-Ange, qui avait fait professiondepuis trois ans.

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aussitôt. Rappelez-vous ce qui s’est déjà passé, etn’oubliez pas combien ces Pères515 s’entendentpeu à nous choisir une maison convenable.Toutes les choses demandent du temps, etcomme on le remarque à bon droit, celui qui neregarde pas en avant…516 [458]

N’oubliez point les manœuvres que le démona employées pour détruire votre monastère, ettout ce que nous avons enduré ; n’entreprenonsplus rien, à l’avenir, qu’après avoir consulté etmûrement réfléchi. Quant à moi, j’aurais peu deconfiance dans le prieur de Séville pour traiterd’affaires. Ne croyez pas que quelqu’un puisse seréjouir autant que moi de vous voirconvenablement logées. Mais remarquez-le, lamaison doit avoir de belles vues ; c’est plusnécessaire que de se trouver dans un beauquartier. Veillez encore, autant que possible, à cequ’elle ait un jardin.

Les Franciscaines déchaussées de Valladolidcroyaient très bien faire en laissant la maison oùelles étaient, pour en prendre une près de laChancellerie517. Mais elles ont été et sont encoreaccablées de dettes et de chagrins. Elles setrouvent enfermées comme dans un souterrain ;de plus, elles ne savent que devenir, parce qu’elles515 Les Pères Carmes déchaussés de Séville.516 La Sainte n’a pas achevé la phrase du proverbe qui se termine ainsi :demeure en arrière – atrás se queda.517 Il y a dans l’autographe, chancilleria, chancellerie, et non cuchillería, coutellerie,comme on l’a dit.

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ne peuvent bouger sans être entendues. Oui,certes, je vous aime plus que vous ne le pensez ;mon amour va jusqu’à la tendresse ; je souhaiteque vous réussissiez en tout, et en particulier dansune affaire de cette importance. Le malheur, c’estque plus j’aime une personne, et moins je puissouffrir en elle la plus petite faute. C’est une folie,je le vois, car nos fautes nous donnent del’expérience. Toutefois, lorsqu’elles sont grandes,on en subit toujours les conséquences ; voilàpourquoi il est bon de marcher avec crainte.

Je vous plains sincèrement d’avoir à payer desrentes ; c’est une lourde charge, et cela ne vousavance pas ; mais, puisque tel est l’avis du Pèreprieur, ce doit être le mieux. Daigne le Seigneurapporter un prompt remède à une [459] pareillesituation ! car c'est un grave sujet d’inquiétude. Jevoudrais que mon frère pût vous tenir quitte devotre dette envers lui. Et il le ferait, j’en suis sûre,s’il vous savait dans la gêne, malgré celle où ilpourrait se trouver lui-même. Je ne lui ai jamaisrien dit du secours qui vous est venu des Indes. Ila dû se charger de plusieurs rentes à Valladolid etvendre une partie de la rente de mille ducats quevous lui donnez ; maintenant, il a cent ducats derente de moins ; voilà pourquoi il s’est retiré danssa petite propriété. Comme il a beaucoup dedépenses, qu’il est habitué à avoir de l’argent dereste, et que sa condition ne lui permet pas derien demander à personne, il se trouve dans un

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profond chagrin ; par deux fois, il m’a écrit àMalagon sur ce point. J’ai donc été très contentede ce que vous lui avez rendu, car il ne demandaitque la moitié de la somme, et encore il mettaitpour condition que cela ne vous gênât en aucunemanière. Recommandez-le instamment auxprières du Père prieur.

Vous avez été généreuse dans votre offrandepour les nécessités de l’Ordre. Dieu veuille vousen récompenser ! Nulle part, les sœurs n’ontdonné autant que vous, sauf à Valladolid, où l’ona donné cinquante ducats de plus. Votre argentest venu fort à propos ; je ne savais que faire pournos Pères qui sont à Rome ; ils y souffrentbeaucoup disent-ils, et néanmoins, voici lemoment propice où leur présence y est le plusnécessaire. Que Dieu soit béni de tout 1

Veuillez envoyer les lettres au Père Gratien.Lui-même, comme il m’en prévient, a écrit auPère Nicolas sur votre affaire. C’est un vraisoulagement pour moi que nous puissions aumoins lui écrire. [Dès son arrivée à Séville, veillez,ma fille, à toutes vos démarches ; il y a dans lemonastère une religieuse qui doit avoir l’œil survous ; [460] rappelez-vous dans quel danger nousnous sommes trouvées, par suite de ces manquesde vigilance où nous ont conduites nos bonnesintentions ; supposé que cela ne nous corrigeâtpas, je ne sais ce qui adviendrait, quand déjà laleçon nous coûte si cher. Pour l’amour de Notre-

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Seigneur, je vous conjure de ne plus donner àmanger à ce Père au parloir. Dès lors qu’il n’estplus visiteur, nous n’avons plus à avoir de craintesau sujet de la nourriture qu’on lui donnera ; il n’estdonc point nécessaire de lui servir ses repas commeau temps où il l’était518].

J’ai deviné, me dites-vous, que vous mepréparez des corporaux. Je ne comprends pascette réflexion, quand vous me l’avez annoncévous-même dans la lettre que m’a apportéeSerrano. Toutefois, veuillez ne pas me lesenvoyer ; je veux voir d’abord si nous en avonsbesoin. Dieu veuille vous garder, puisque votresollicitude s’étend à tout, et vous rendre trèssainte ! N’empêchez pas le Père prieur de venir, etne soyez pas attristée de son départ ; jusqu’à laconclusion de l’affaire importante que vous savez,il n’est pas juste de regarder votre seul intérêtpersonnel. Je demande à toutes les sœurs de nepoint cesser de prier pour cela et pour moi ; j’enai plus besoin que jamais, afin que la nouvellefondation réussisse. Regardez comme faits tousles compliments de la prieure et des sœurs ; je mefatigue à tant écrire.

C’est aujourd’hui le 9 février.De Votre Révérence la servante,

Thérèse de JÉSUS. [461]518 Le passage souligné ne se trouve dans aucune édition, ni dans la copiede la Bibliothèque nationale. Mais l’autographe le porte clairement etmontre d’une manière évidente combien la Sainte avait craint qu’onempoisonnât le Père Gratien.

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[Si le Père Nicolas nous arrive, je vous prie dedéchirer la lettre ci-incluse. Je vous permets,cependant, de la lire, mais déchirez-la aussitôt519].

LETTRE CCXCIX520. 1580. VERS LE 10 FÉVRIER. MÀLAGON.

À DON LAURENT DE CÉPÉDA, À LA SERNA,PRÈS D’AVILA.

Deux dettes à don Laurent. Maladie du prieur desChartreux de Séville.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous !Je vous ai écrit plusieurs fois, il y a peu de

jours ; je le ferais plus souvent encore, mais lesmessagers manquent. Gomme je ne sais si celame sera possible à Villeneuve, je vous envoie laprésente. J’avais pensé que nous serions déjàparties ; on ne tardera pas, il est vrai, à venir nouschercher ; toutefois, il m’en coûtera de voyager encarême.

La prieure de Séville m’annonce qu’elle vavous payer, et je m’en réjouis. [Elle vous donnerasous peu environ quatre cents ducats, commevous le verrez par le petit billet que je voustransmets. Ces lettres ayant tant de chemin àparcourir, je n’ai pas osé vous les envoyer [462]

519 Ce post-scriptum n’avait jamais été publié ; en voici le texte d’aprèsl’autographe : Si fuere venido el padre Nicolao, rompa V. R. esa carta ; bien la puedeleer, si quiere ; mas rómpala luego.520 Cette lettre renferme deux fragments qui sont traduits pour la premièrefois en français ; elle est augmentée de moitié.

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toutes. J’en ai reçu de vous deux, où vous medemandiez de lui réclamer votre argent. Ma lettrevous sera arrivée là où je vous avais dit, avant queje ne lui écrivisse de nouveau. Je lui mandais quevous vous contenteriez même de la moitié de lasomme, et que, supposé que vous la vissiez dansla nécessité, vous consentiriez à rester vous-mêmedans la gêne et à ne rien lui réclamer]. Je ne sais sivotre argent n’était pas mieux à Séville. Vousprétendiez toujours que vous le vouliez pour bâtirune chapelle,521 et vous ne ferez peut-être que ledépenser. Puisque vous le voulez pour Dieu, jesupplie Sa Majesté de vous aider à tirer quelqueprofit de ces troupeaux dont vous me parlez.

Comme je vous l’ai dit dans mes lettresprécédentes, ma santé est meilleure à Malagonqu’à Avila ; néanmoins, j’ai toujours messouffrances ordinaires.

[Le Père Nicolas ne tardera pas à se rendre àPastrana. Ayez la bonté de lui écrire ; vous serezplus près de lui que moi. Dès que je le sauraiarrivé à cette localité, je l’aviserai pour qu’on vousremette l’argent dont vous parlez. La prieure deTolède est chargée de recouvrer votre argent delà-bas. Je lui écris maintenant pour luirecommander de vous l’envoyer aussitôt qu’ellel’aura reçu].

521 Don Laurent voulait bâtir à Avila une chapelle qui fût dédiée à SainteAnne.

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Les affaires de nos sœurs de Séville vont bien.La vieille dame qui est morte aux Indes leur alaissé en héritage huit cents ducats ; on vient deles leur apporter maintenant522… La seulenouvelle que j’aie encore à vous annoncer, c’estque le prieur de Notre-Dame des Grottes est àtoute extrémité par suite d’une chute qu’il a faite.Veuillez le recommander à Dieu, car nous avonsde grandes obligations envers lui ; il envoie denombreuses [403] aumônes aux sœurs, et ellesperdront beaucoup, le jour où il viendra à mourir.Plaise à Sa Majesté que vous gagniez dans votresolitude d’abondantes richesses pour l’éternité !Toutes les autres passent rapidement ; cependant,comme vous savez si bien les employer, elles nesont pas mal entre vos mains… Je vous présentemille fois mes amitiés.

C’est aujourd’hui le....de février.Votre indigne servante,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCC523. 1580. VERS LE 12 FÉVRIER. MA LAGON.

À DOÑA JEANNE DE AHUMADA, SA SŒUR, ÀALBE DE TORMÈS.

Patience dans les souffrances. Désir de la voir.

522 Le manuscrit est détérioré dans cet endroit et à la fin de la lettre.523 Cette lettre paraît pour la première fois en français. Le Siglo Futuro l’apubliée le 15 octobre 1882, jour du 3e centenaire de la mort de la Sainte.Voir le texte à la fin de ce volume.

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JÉSUS !Que le Saint-Esprit soit avec vous, ma sœur !Si je cherchais mon contentement, j’aurais du

travail, je vous l’assure, car nous vivons toujoursbien éloignées l’une de l’autre. Mais comme noussommes sur une terre étrangère, il nous fautprendre patience jusqu’à ce que Notre- Seigneurnous introduise dans ce séjour où nous nousverrons toute l’éternité. [464]

Il y a peu de temps, je vous ai écrit dans unelettre adressée à mon frère pour vous annoncerque je n’avais plus de fièvre, grâce à Dieu. J’avaisenvoyé la lettre à la Mère prieure de Médina. Envérité, j’ai bien souffert de ne pas trouver demessager à Malagon, afin de vous écrirequelquefois : cela m’a vivement chagrinée.D’après ce que m’a dit Monsieur le Licencié, quime passe la lettre ci- incluse, j’aurais pu le fairesouvent en lui remettant à lui- même mes lettres.Mais je ne le connaissais pas jusqu’à ce momentoù je viens d’accepter une de ses belles-sœurspour un de nos monastères. En tout cas,répondez-moi promptement ; supposé que je nesois plus ici, on m’expédiera votre lettre là où jeserai.

Je partirai, Dieu aidant, le mercredi desGendres ; je m’arrêterai à Médina huit jours toutau plus, car je suis pressée. Je m’arrêterai aussihuit jours à Avila. Je serais très heureuse d’y

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passer au moins une journée en votrecompagnie…524 [465]

LETTRE CCCI. 1580. 12 FÉVRIER. MALAGON.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.

Départ pour la fondation de Villeneuve de la Xara. LePère Antoine et son amitié pour la Sainte. Le bienfaiteur,Monsieur Vélasco. Projet de fondation à Madrid.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Paternité, mon Père !Le Père Antoine et le Père prieur de la Roda

sont arrivés aujourd’hui pour nous accompagner.Ils ont amené un carrosse et un chariot ; d’aprèsles nouvelles qu’ils apportent, la fondationréussira. Que Votre Paternité la recommande àNotre-Seigneur ! L’excellent Père Antoine ne peutpas nier son amour pour moi, puisque, malgréson grand âge, il est venu aujourd’hui. Je vous aidéjà dit pour quel motif je regrette de m’éloignerde Malagon. Ce Père est arrivé bien portant, il amême de l’embonpoint ; nos Pères, d’ailleurs, mesemblent avoir meilleure mine cette année, avectoutes leurs épreuves.

Veuillez dire à Monsieur Vélasco que j’ai reçuses lettres, et que je voudrais y répondre ; enaurai-je le temps ? Je l’ignore, car je suis trèsoccupée. Dieu veuille le récompenser de nous

524 Nous regrettons de ne pas avoir la lettre entière ; nous aurions pu,peut-être, lui assigner une autre date que celle de 1580.

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avoir obtenu la liberté de pouvoir nous entreteniravec Votre Paternité î Toutes les sœurs et moi,nous le recommandons instamment à Notre-Seigneur. Je désirerais vivement faire laconnaissance d’un homme à [466] qui nousdevons tant. Ne pourrait-on pas, par sonintermédiaire et celui de Monsieur don LouisManrique, obtenir de l’archevêque la permissionde fonder à Madrid ? Dans cette hypothèse, j’irais,dès mon retour de Villeneuve de la Xara, réaliserce projet ; personne même ne s’en apercevrait quele jour où tout serait terminé. J’ai, en effet,quelqu’un qui me donnerait l’argent pour acheterla maison. De plus, comme l’archevêque exigeque le monastère ait des revenus, je compte surles filles de Louis Guillamas, qui, vous le savez,entreront immédiatement et donnerontannuellement quatre cents ducats de rente525,somme suffisante pour entretenir treizereligieuses. Enfin, le Père vicaire me remettraaussitôt la permission. Peut-être ces messieursconnaissent-ils quelque ami de l’archevêque quiobtiendrait son autorisation. En tout cas,n’omettez point, pourvu que vous le jugiez bon,de vous occuper vous-même de cette affaire, afinque nous sachions à quoi nous en tenir. Et dèsque vous aurez réussi, veuillez m’en aviser sans

525 L’autographe qui se conserve chez les Teresas de Madrid ne porte pas,comme l’ont dit tous les éditeurs, cuatrocientos mil maravedís, mais seulementcuatrocientos.

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retard. Tâchez, en outre, de trouver un exprèspour me porter vos lettres, afin que j’aie desnouvelles de votre santé. Daigne Notre-Seigneurvous la donner ! Il le peut, et je le Lui demandeinstamment.

C'est aujourd’hui le 12 février.L’indigne servante et fille de Votre Paternité,

Thérèse de JÉSUS. [467]

LETTRE CCCII. 1580. VERS LE MILIEU DE FÉVRIER. TOLÈDE.

AU PÈRE GRATIEN, À MADRID.]

Éloge du Père Ambroise de Saint-Pierre. Dévouementde Saint Jean de la Croix. Nouvelles de la sœur Isabelle.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE PATERNITÉ !Je vous annonce que le Père Ambroise526 est

ici et attend pour lui parler le Père Gabriel, quidoit nous accompagner.527 Je puis vous l’assurer,mon Père, il m’a.semblé homme de bien et dejugement. Je ne me suis ouverte à lui pour aucunechose importante ou indifférente ; car j’agistoujours avec beaucoup de prudence, et je metiens sur mes gardes. Toutefois, j’ai été heureused’apprendre que ces petites jalousies, que jecroyais encore vivaces, supposé qu’elles aientexisté, se sont déjà dissipées. Quant au Père Jeande la Croix, je pourrais jurer que cette tentationne lui est jamais venue à l’esprit. Il a, au contraire,526 Ambroise de Saint-Pierre, prieur d’Almodovar.527 Pour faire la fondation de Villeneuve de la Xara.

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favorisé de tout son pouvoir le départ des Pèrespour Rome ; et si cela était nécessaire, il donneraitsa vie pour Votre Paternité ; telle est la purevérité.

Ce Père Ambroise est très zélé pour laprospérité de l’Ordre, et, à mon avis, il ne ferarien contre son devoir. Il arrive de Séville, où il avu ce qui s’y passe ; le Père Nicolas n’a pas eu peuà souffrir avec ces gens-là.528 [468]

…J’ai trouvé ma petite Isabelle529 pleine de santé,

et avec un bon teint ; il y a vraiment de quoi louerDieu. Tous vos parents de Madrid sont en bonnesanté, ainsi que Mademoiselle doña Jeanne, votresœur, comme je viens de l’apprendre.

N’omettez pas de m’expédier la permissionpour l’enfant d’Antoine Gaïtan530. Je suis vraimentfâchée contre le Père Mariano : il ne m’envoie pasles papiers que vous lui avez remis pour moi.Dieu veuille lui pardonner !

La prieure et toutes les sœurs serecommandent aux prières de Votre Paternité.Daigne le Seigneur vous garder et vous octroyer,en récompense du bien que vous nous faites, ce

528 Deux lignes sont détériorées à cet endroit de l'autographe.529 Sœur du Père Gratien, qui était au monastère de Tolède. Ce passagemontre que cette lettre fut écrite non de Malagon, comme l’ont cru nosdevanciers, mais de Tolède même, où la Sainte devait passer pour faire lechoix de la prieure de Villeneuve de la Xara. Cfr. L. CCXCVI, p. [450].530 Cfr. L. CCXC, p. [423].

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qui vous convient le mieux et une grande grâce aumilieu d’une telle confusion ! Amen.

L’indigne fille de Votre Paternité IThérèse de JÉSUS. [469]

LETTRE CCCIII531. 1580. 3 AVRIL. TOLÈDE.

À MARIE DE SAINT-JOSEPH, PRIEURE ÀSÉVILLE.

Souffrances de la Sainte. Entrevue avec le PèreNicolas. Prudence vis-à-vis des sœurs. Bonnes nouvelles deRome. Achat d’une maison à Séville. Fondation prochaine àPalencia. Une excellente prieure à Villeneuve. Maladie de laMère Briande. Élection du R. P. Général. Délicatesattentions pour le P. prieur des Chartreux. Mauvaisfourneau.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec Votre

Révérence, ma fille !Je serais heureuse, vous pouvez le croire,

d’être assez forte pour vous écrire longuement.Depuis quelques jours. je suis très souffrante, et jepaye, ce semble, la bonne santé dont j’ai joui àMalagon, à Villeneuve et durant mes voyages ; il ya longtemps, et même plusieurs années, que je nem’étais aussi bien portée. Notre-Seigneur m’aaccordé là une grande grâce. Pour le moment, masanté n’est pas très nécessaire.

Depuis le Jeudi-Saint, je suis affligée d’unedes plus grandes crises de goutte que j’aie eues de

531 Cette lettre contient six fragments qui sont traduits pour la premièrefois en français.

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ma vie, et la souffrance du cœur est vive. Lafièvre vient de me quitter, il est vrai, mais je suisdans un tel état de faiblesse que c’est beaucouppour moi d’avoir pu rester à la grille avec [470] lePère Nicolas, qui est arrivé avant-hier ; sonentrevue m’a charmée. Au moins, vous n’avezpoint été oubliée. Je me demande comment vousl’avez si bien trompé sur votre compte ; quoiquej’y aie contribué un peu, cela ne nuira pas, jepense, à votre monastère ; mais le pire, c’est queje partage, ce semble, l’illusion où il est à votreégard. Plaise à Dieu, ma fille, que vous ne fassiezrien pour me l’ôter ! Qu’Il daigne vous soutenirde sa main !

J’ai été très heureuse, en outre, de tout le bienque vous me racontez des sœurs entréesdernièrement dans votre monastère. Cela m’adonné le désir de les connaître. Veuillez le leurdire et présentez-leur toutes mes amitiés.Recommandez-leur de prier Dieu pour les affairesde Portugal ; qu’elles Le conjurent de donner desenfants à doña Yomar ; vous ne sauriez croiredans quelle désolation se trouvent la mère et lafille532 à ce sujet ; ayez donc à cœur d’obtenir cettegrâce à doña Yomar ; vous le lui devez bien ; c’estune excellente chrétienne : mais sa mère et ellesouffrent beaucoup de l’épreuve où elles sont ence moment.

532 Doña Yomar Pardo, fille de doña Louise de la Cerda.

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J’ai reçu plusieurs lettres de vous ; [la pluslongue est celle que m’a apportée le prieur dePastrana533]. J’ai été très contente en voyant dansquel bon état il avait laissé les affaires de votremonastère. Comme le Père Gratien vamaintenant à Séville, il ne vous manquera rien.[Soyez prudente, ma fille, car il y a une personnequi doit en dire plus que vous n’en faites ; nedonnez aucune prise à la critique. Pour lui534, jecrois vraiment qu’il en souffre. Mais j’ai étéétonnée de certaines choses que m’a racontées lePère Nicolas. Il m’a remis aujourd’hui toute la[471] relation concernant vos épreuves ; je la liraipeu à peu. Je suis préoccupée au sujet de cettesœur dont vous me parlez. Dieu veuille toutarranger ! J’approuve la mesure qu’on a prise et laligne de conduite que vous devez tenir à sonégard. Veuillez, de plus, ne jamais manquer d’êtretrès vigilante par rapport à l’autre sœur535.

Le Père Nicolas m’a dit quelle abondanteaumône vous avez donnée pour les affaires del’Ordre. Que Dieu vous paye lui-même ! Je nesavais plus que faire par ici ; le principal estterminé ; on attend de jour en jour les dépêchesqui sont arrivées là-bas ; les nouvelles sont on nepeut plus favorables. Que toute la Communautéen rende grâce à Notre-Seigneur 1 Comme le

533 Le Père Nicolas, qui revenait de Séville.534 Le Père Gratien.535 Il est question dans ce paragraphe des sœurs Béatrix et Marguerite.

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Père prieur536 doit vous écrire longuement sur cesujet, je ne vous en dis pas davantage].

Quant à la maison qu’on veut vous vendre,c’est lui donner une grande valeur, à mes yeux,que de me la représenter avec de belles vues et unjardin ; ce point est, en effet, très important pournotre genre de vie. [Ce sera parfait, surtout avecles rentes qui vous arrivent peu à peu]. Mais il estfâcheux que cette maison soit à une telle distancedu monastère des Pères de Notre-Dame desRemèdes537, qui doivent aller vous confesser, carsans être éloignée de la ville, me dites-vous, elleest à l’extrémité opposée. En tout cas, nel’achetez pas sans l’avoir vue tout d’abord encompagnie de deux autres sœurs qui, d’aprèsvous, s’y entendent le mieux pour cela ; toutsupérieur vous donnera l’autorisation nécessaire.Ne vous en rapportez à l’appréciation d’aucunPère, ni de qui que ce [472] soit. [Vous savez,d’ailleurs, quelle méchante maison nos Pèresvoulaient nous faire acheter]. Je ne sais si la lettreoù je vous en ai parlé une fois vous estparvenue538.

Je vous envoie sous ce pli la réponse de monfrère à votre lettre. Je l’ai ouverte par mégarde ;mais je n’ai lu que le commencement ; dès que j’aivu qu’elle n’était pas pour moi, je l’ai fermée de

536 Le Père Nicolas.537 Monastère des Carmes déchaussés.538 Cfr. L. CCXCVIII, p. [457].

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nouveau. [Le Père prieur me laisse dans cemonastère les actes nécessaires pour lerecouvrement de l’argent d’ici ; il me manque ladélégation de pouvoir ; elle est entre les mains deMonsieur Roch de Huerta, qui voyage du côté deSéville pour les besoins de sa charge. Veuillezenvoyer ce pouvoir et celui que vous a demandéle Père prieur pour l’affaire de Valladolid ; vousles expédierez l’un et l’autre à la prieure de cettemaison].

Pour moi, si Dieu me donne un peu de santé,je quitterai Tolède peu après la fin du mois. Onme commande d’aller à Ségovie ; de là, j’irai àValladolid pour faire ensuite une fondation àquatre lieues plus loin, à Palencia. Les sœurs deVilleneuve ont du vous envoyer le récit de la leur.Je vous dis donc seulement qu’elles se trouventtrès bien, et qu’à mon avis, elles procureront unegrande gloire à Notre-Seigneur. J’avais emmenéde Tolède pour prieure une fille de Béatrix de laFuente539. Le choix est excellent. Cette religieuseest aussi parfaite pour les gens de ce pays-là queVotre Révérence pour l’Andalousie. Je lui aidonné pour sous-prieure la sœur Saint-Ange540, ducouvent de Malagon, qui s’acquitte à merveille desa charge. Elles ont deux autres religieuses d’unegrande vertu. Que mes filles de Séville demandentà [473] Notre-Seigneur de faire tourner ces

539 La Mère Marie des Martyrs, Cfr, L. CCXCVI, p. [450].540 Elvire de Saint-Ange.

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fondations à sa gloire ! Je vous souhaite d'êtreavec Lui. Je ne puis vous en dire davantage ; j'aipeu de fièvre, il est vrai ; mais je souffre beaucoupdu cœur ; ce ne sera rien probablement. Je supplietoutes vos filles de prier Dieu pour moi. La sœurBeatrix de Jésus va vous parler de l'état de la MèreBriande.

De Votre Révérence la servante.Thérèse de JÉSUS.

[Nous sommes arrivées ici, notre Mère etmoi, la veille des Rameaux. La Mère Briande setrouvait tellement mal, elle avait tant craché desang, qu’on voulait lui donner l'Extrême-Onction.En ce moment, elle est un peu mieux ; mais ellecrache encore du sang de temps en temps, et lafièvre ne la quitte pas. Cependant, elle peut selever quelquefois. Voyez, ma Révérende Mère, cequi fût arrivé si on l’avait reconduite à Malagon.Elle était perdue, et toutes les sœurs avec elle ; dumoins, on aurait grandement souffert, vu lanécessité extrême du monastère.

Notre Mère a encore retiré de cette maisondeux autres sœurs, et plaise à Dieu que ce soitsuffisant ! Veuillez faire prier pour elle et pourmoi, car j’en ai grand besoin. Que toute laCommunauté recommande à Dieu l’élection duGénéral, afin qu'elle tourne à sa plus grandegloire.

J’ai trouvé ici le Père Gratien ; il est bienportant. Je vous annonce que le fourneau nous

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dépensait cent réaux ; il n’a rien valu ; nousl'avons enlevé ; loin d’être pour nous uneéconomie, il nous occasionnait une dépense debois plus considérable.

Veuillez charger quelqu’un de faire une visitede ma part au Père prieur de Notre-Dame desGrottes, et lui [474] présenter tous mes respects ;je ne puis lui écrire à cause de l’état où je suis.N’omettez point de prendre, à l’avenir, un peuplus souvent de ses nouvelles ; sans cela, nousparaîtrions l’oublier, parce qu’il n’exerce plus lacharge de prieur, qui lui permettait de nousenvoyer des aumônes, et cela ne produirait pasbon effet…541].

LETTRE CCCIV542. 1580. VERS AVRIL. TOLÈDE.

AU PÈRE GRATIEN, À MALAGON.

Vie retirée des Carmélites. Leurs entretiens avec lespersonnes du dehors.

… Si quelqu’un de nos Pères doit rester àMalagon, veuillez lui recommander instammentd’avoir peu de rapports avec les sœurs.Considérez bien, mon Père, ce point ; il est trèsimportant. Je voudrais même que Monsieur leLicencié543 n’en eût pas autant ; quoique tout ysoit édifiant, les gens mal intentionnés ontcoutume de faire une foule de jugements

541 Le reste du post-scriptum manque.542 Fragment restitué à la Collection des Lettres.543 Le licencié Gaspar de Villanueva.

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défavorables sur ces actes de dévouement. Celaarrive spécialement dans les petites localitéscomme Malagon ; mais cela se voit aussi partout.Croyez-le, mon Père, moins les religieuses aurontde ces communications très particulières, mieuxce sera, même pour la paix du monastère.Veuillez ne pas le perdre de vue ; tel est mondésir… [475]

LETTRE CCCV. 1580. 8 AVRIL. TOLÈDE.

À DONA ISABELLE OSORIO, À MADRID.

État de sa santé. Désir de la voir à Madrid.Commission pour un de ses plus grands amis, le PèreBalthasar Alvarez. Éloge d’Inès de l’Incarnation.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous,

Mademoiselle !Je suis arrivée ici, à Tolède, la veille des

Rameaux ; et, malgré les trente lieues que j’ai dufaire depuis l’endroit d’où je suis partie, je n’ai pasété fatiguée ; ma santé était même meilleure quede coutume. Mais depuis môn arrivée, j’en ai eubien peu ; je crois cependant que ce ne sera rien.

J’ai été très heureuse quand on m’a apprisdans ce monastère que votre santé s’étaitaméliorée. Une lettre de vous m’a été remise, oùvous me dites que les souffrances n’ont pu vousenlever votre bon projet. Dieu soit béni de tout !J’espère en Sa Majesté que le jour où vous serezcomplètement guérie pour le réaliser, j’aurai

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achevé l’affaire dont je vous ai parlé544. Dans lecas où elle ne le serait pas, je donnerais un autreordre pour l’accomplissement de votre saint désir.Soyez assurée que si Dieu me donne de la santé,je ne tarderai pas à me rendre à Madrid. Mais jevoudrais que personne ne le sût. J’ignore [476]quelle mesure prendre pour me voir près de vous.Je vous aviserai en secret de l’endroit où je metrouverai. Veuillez me dire votre avis là-dessus :N’oubliez pas de me recommander à Notre-Seigneur, et de saluer de ma part le PèreValentin ; gardez-vous de parlera personne demon passage à Madrid.

On m’annonce que le nouveau provincial dela Compagnie de Jésus de cette province deMadrid sera bientôt dans cette ville, s’il n’y estdéjà545. Or, sachez-le, c’est un de mes plus grandsamis : je l’ai eu pour confesseur plusieursannées546 ; n’omettez pas de lui parler, car c’est unsaint. Veuillez par charité, quand vous irez letrouver, lui remettre en main propre la lettre ci-incluse ; je ne saurais trouver une voie plus sûrepour la lui faire parvenir. Daigne Notre-Seigneurnous guider en toutes choses ! Amen.

J’ai trouvé notre sœur Inès de l’Incarnation547

tellement bien portante que j’en ai été étonnée ;

544 Allusion à la fondation de Madrid.545 Le Père Balthasar Alvarez.546 À Avila.547 Novice à Tolède. Elle fit profession deux jours après.

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c’est une joie très vive pour moi de voir en elleune grande servante de Dieu. Plaise au Seigneurde la soutenir de sa main ! Elle accomplit desactes d’obéissance extraordinaires ; j’ajoute qu’elleexcelle dans toutes les vertus.

Votre indigne servante,Thérèse de JÉSUS.

Le Père prieur548 se porte toujours bien. Je luiai fait votre commission. Vous lui devezbeaucoup. Je vous supplie de tâcher d’obtenir uneréponse à la lettre ci-incluse et de me l’adresserpar une voie sûre ; cela est important.

C’est aujourd’hui le 8 avril. [477]

LETTRE CCCVI549. 1580. 10 AVRIL. TOLÈDE.

À DON LAURENT DE CÉPÉDA, SON FRÈRE, ÀLA SERNA, PRÈS D’AVILA.

Chagrin au sujet de Pierre de Ahumada. Nécessité dele secourir. Prochain départ pour Ségovie.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit avec vous !Dieu semble, je vous l’assure, permettre que

ce pauvre homme550 soit pour nous une tentation,afin de voir jusqu’où va notre charité.Évidemment, la mienne n’est pas grande pour lui,et cela me peine. Ne serait-il pas mon frère, maissimplement mon prochain, je devrais avoir pitié

548 Le Père prieur de la Roda, Gabriel de l'Assomption.549 Cette lettre contient un fragment nouveau.550 Son frère, Pierre de Ahumada.

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de l’état où il se trouve, et cependant, j’en ai peu.Pour vaincre cette mauvaise disposition, je meremets à l’esprit ce que je dois faire pourcontenter Dieu. Et dès que la pensée de SaMajesté se met entre lui et moi, je me sens prête àendurer toutes sortes de travaux ! Sans cela, jevous l’avoue, je ne l’empêcherais nullement depoursuivre le but de son voyage551. La joie quej’avais de le voir hors de chez vous, comme je l’aitant désiré, l’emportait de beaucoup sur ladouleur de le laisser dans une telle nécessité. Jevous en conjure donc, pour l’amour de Notre-Seigneur, faites-moi [478] le plaisir de ne plus lerecevoir dans votre demeure, malgré sessupplications et sa pauvreté ; de la sorte, je neserai plus préoccupée : en vérité, la pensée derester auprès de vous le rend fou, bien -qu’il ne lesoit pas pour d’autres choses. J’ai su par deshommes instruits que cela peut très bien être. Cetétat ne vient point de son séjour à la Serna552 ;avant même qu’il eût le projet d’y aller, il étaitainsi ; sa grande maladie seule en est cause ; pourmoi, j’ai sérieusement redouté quelque malheur.

Il dit que vous avez raison d’être très fâché,mais qu’il n’en peut pas davantage. Il comprendbien que sa conduite n’est pas raisonnable, et cedoit être là une vive souffrance pour lui.J’aimerais mieux, a-t-il ajouté, mourir que de

551 Il voulait se rendre à Séville.552 Campagne de don Laurent, située à une lieue d’Avila.

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demeurer dans la situation où j’étais. Il avait déjàtraité avec un muletier afin de partir demain pourSéville. Je ne sais dans quel but il voulait s’yrendre ; mais, vu son état, un seul jour de voyageavec ce soleil suffirait pour le tuer, quand déjà ilm’est arrivé avec un violent mal de tête. Et puis,une fois à Séville, il ne peut que dépenser tout sonargent, et aller mendier pour l’amour de Dieu.J’avais espéré voir un soutien pour lui dans lefrère de doña Mayor553 ; il n’en est rien. J’ai donccru, par charité pour Dieu seul, devoir l’engager àattendre votre réponse à cette lettre. Dès lors qu’ilcommence à se trouver sans ressources, il yconsent, malgré la certitude où il est de l’inutilitéde ma démarche. De grâce, veuillez me répondreimmédiatement ; remettez votre lettre à la prieured’Avila ; je lui écris de me l’expédier par lepremier courrier.

Cette tristesse soudaine dont vous me parlez apour [479] cause, selon moi, le départ de cepauvre frère. Dieu est très fidèle. Et si notrepauvre frère est fou sur ce point, comme je lecrois, vous êtes évidemment obligé par la loi de laperfection à l’assister de votre mieux, à ne pas lelaisser aller au-devant de la mort, et à détourner lecours de vos aumônes en sa faveur ; il est votreparent, et vous avez une obligation spéciale de luivenir en aide ; au contraire, rien ne vous force à

553 Jean de Ovalle, beau-frère de la Sainte, avait pour sœur doña Mayor,religieuse bénédictine, à Albe.

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tout le reste. Joseph lui- même était moins obligéenvers ses frères.

Croyez-moi, quand Dieu comble quelqu’unde sa grâce, comme vous, il lui demande degrandes choses ; et celle- ci est très grande. Or, jele répète, supposé que notre frère vint à mourirdans ce voyage, vous en seriez inconsolable, tantvous l’aimez, et Dieu ne cesserait de vous lereprocher. Nous devons donc bien réfléchir pourne point nous tromper dans une affaire dont lessuites seraient irréparables. Pensez-y devant Dieu,comme vous le devez, et vous constaterez quevous ne vous appauvrirez point en secourantnotre pauvre frère. Sa Majesté vous le rendra pard’autres côtés.

Vous lui donniez deux cents réaux pour sesvêtements ; de plus, il avait votre table et profitaitd’une foule de choses de votre maison. Tout celane semblait rien, et en réalité, vous dépensiezpeut-être plus que vous ne croyez. Vous lui avezdéjà donné de quoi vivre cette année où il voudra.Outre les deux cents réaux que vous lui remettiezpour ses habits, accordez-lui tous les ans deuxcents autres réaux pour sa nourriture, et il resterasoit chez ma sœur, où on l’a prié de se rendre, medit-il, soit chez Diégo de Guzman. Il a reçu de cedernier cent réaux ; mais il va les dépenser dansces voyages. On devrait ne pas lui donner toute lasomme à la fois l’année prochaine, et payer au furet à mesure les personnes qui le [480] nourriront ;

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car ou je me trompe fort, ou il ne restera paslongtemps dans le même endroit. C’est unegrande épreuve ; néanmoins, pourvu qu’iln’habite pas sous votre toit, je tiens tout cela pourbon.

Considérez que vous me faites à moi-mêmeune partie de cette aumône, comme vous me laferiez, supposé que vous me vissiez dans lebesoin, et que je vous exprime autant dereconnaissance que si j’étais moi-même l’objet devotre charité ; cependant, mon désir serait de nevous être à charge en rien. Depuis longtemps, jevous l’assure, je souhaitais que notre frère fûthors de chez vous, tant je souffrais parfois devous voir au milieu d’un tel tourment, et tant jeredoutais ce dont je vous ai parlé.

[Ma lettre n’avait pas d’autre but que celui-là].Je me procurerai les dépêches par le Père

Nicolas ; il les apporte, je crois, de Séville, et ilm’a prévenue qu’il viendrait me voir. C’est unevraie joie pour moi que le petit Laurent soit siprès. Dieu soit avec lui ! Je tâcherai de rester trèspeu de temps dans ce monastère, car ma santé s’ytrouve moins bien qu’ailleurs, et je me rendrai,Dieu aidant, à Ségovie. Le Père Antoine de Jésusm'annonce qu’il doit passer par Avila, ne serait-ceque pour vous voir. Le Père Gratien a déjà quittéTolède. Mes amitiés à don François.

C’est aujourd’hui le dimanche de Quasimodo.

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L’indigne servante de Votre Révérence554,Thérèse de JÉSUS. [481]

LETTRE CCCVII. 1580. 15 AVRIL. TOLÈDE.

À DON LAURENT DE CÉPÉDA, SON FRÈRE, ÀLA SERNA, PRÈS D’AVILA.

Encore l’affaire de Pierre de Ahumada et samélancolie. Assistance à la messe. Distribution deschambres de la Serna. Domestiques. Attentions délicates dela Sainte.

JÉSUS SOIT AVEC VOUS !On vous a déjà remis sans doute une longue

lettre de moi sur cette affaire de Pierre deAhumada. Je vous demande seulementaujourd’hui de me répondre sans retard et deremettre votre lettre à la Mère prieure ; elle nesera pas embarrassée pour trouver un exprès quime l’apporte. Notre pauvre frère dépense sonargent à Tolède, et il doit être bien affligé, si j’enjuge par sa mine. Je serais très contrariée quevotre réponse n’arrivât pas avant mon départ, qui,je crois, aura lieu bientôt.

Je suis mieux. Enfin, tout cela doit être unreste de mes vieilles infirmités ; il ne faut pas s’enétonner ; je suis surprise, au contraire, de n’êtrepas plus mal. Ce qui, je crois, me donnait de lasanté à Avila, c’était de n’avoir ni autant de lettres,ni autant de difficultés.

554 Il est possible que l’autographe marque de V. M. et non de V. R.

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Nous avons encore des nouvelles de Rome.Nos affaires vont très bien, malgré lacontradiction. Veuillez les recommander à Dieudans vos prières, et conjurez-Le de vous inspirerce qui convient pour Pierre de Ahumada ; SaMajesté vous donnera sa lumière pour voussuggérer le [482] meilleur parti à suivre. Je vousl’ai déjà dit, vous m’avez confié les quatre centsréaux. Quant à Pierre, il a pris, sans doute, etprend encore, pour ses dépenses, sur l’argent quelui a donné Diego de Guzman. Je vous l’assure enbonne conscience, c’est une peine profonde pourmoi, vu mon caractère, de ne pouvoir lui riendonner. J’éprouverais tant de joie à le faire, neserait-ce que pour vous délivrer de cet ennui.Daigne le Seigneur y remédier !

Il doit être très pénible pour vous de n’avoirla messe que les jours de fête. Je ne cesse desonger au moyen à prendre pour vous procurerl’avantage de l’entendre plus souvent, et je ne letrouve pas. D’après Pierre de Ahumada, votrehabitation est préférable à celle d’Avila, surtoutles chambres à coucher ; cela m’a causé un vifplaisir. Néanmoins, avec vos domestiques delabour, le tapage ne doit pas manquer dans cettemaison ; si vous leur construisiez un petitappartement séparé, vous n’auriez plus ce grandbruit. Pourquoi, en outre, n’avez-vous pas partagéla cuisine, comme c’était réglé ? Mais de quoivais- je me mêler ? Je le comprends, chacun s’y

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entend mieux que tous les autres dans sa propredemeure.

Serna, le porteur de ces lettres, sera de retour,me dit-il, dans huit jours. Si vous n’aviez pasencore envoyé votre réponse, veillez à la luiremettre sans faute. Je ne serai pas encore partie ;et dussé-je partir, je l’attendrai.

Vous me parlez de mettre notre frère dans unmonastère de nos Pères ; déjà lui-même m’enavait dit un mot. C’est impossible, car on n’a pascoutume de recevoir des séculiers ; d’ailleurs, il nepourrait y supporter la nourriture. Mêmemaintenant, lorsque les gens de l’hôtellerie ne luidonnent pas de la viande bien fraîche et biencuite, il ne peut la manger, et se contente d’unpeu de [483] pâté. Je lui envoie, quand je le puis,quelque petit rien ; mais c’est rare. Pour moi, je nesais qui est capable de le supporter et de luidonner les choses si à point.

Cette mélancolie est une terrible chose. C’estune épreuve pour celui qui l’a et pour ceux quil’entourent. Dieu veuille vous donner la grâce queje Lui demande et vous exempter d’avoir àreprendre dans votre maison ce pauvre frère !Tous les autres moyens doivent être recherchés ;tel est mon désir ; et s’il vient à mourir, nousn’aurons alors à nous adresser, ni l’un ni l’autre, lemoindre reproche.

Toutes mes amitiés à don François et àAranda. Plaise à Dieu de vous garder et de vous

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rendre très saint î Amen. Pourquoi ne me dites-vous pas comment vous vous trouvez dans lasolitude ?

C’est aujourd’hui le 15 avril.Votre servante,

Thérèse de JÉSUS. [484]

LETTRE CCCVIII555. 1580. 16 AVRIL. TOLÈDE.

À MARIE DU CHRIST, PRIEURE À AVILA.

Recouvrements d’argent. Envoi de lettres.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE RÉVÉRENCE !Je vous ai écrit hier, et aussitôt après j’ai eu

l’occasion d’envoyer plusieurs lettres à notre Pèrevicaire.556 Vu la pauvreté où vous êtes, il ne vousconviendrait guère de payer tant de port ; etcependant, vous ne pouvez vous en dispenser. Jevous envoie sous ce pli deux lettres, l’une pourmon frère, l’autre pour le Père vicaire ; parcharité, veuillez les leur transmettre. J’annonce àLaurent que le Père Nicolas est ici. Il est arrivé cesoir, et je lui ai parlé immédiatement de votreargent. [Il me laissera, m’a-t-il dit, uneautorisation en règle pour que la prieure puisse lerecouvrer elle-même et vous l’expédier ensuite.Celui qui le détient, m’a affirmé la prieure, apromis de le livrer au plus tôt ; on ne tarderadonc pas, à mon avis, à rentrer en possession de

555 Cette lettre, dont un fragment avait été publié dans l’édition Migne, estcomplétée d’après l’autographe que nous avons eu sous les yeux.556 Le Père Ange de Salasar.

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cet argent. Quant à celui de Valladolid, ce Père aenvoyé à Séville pour le réclamer, et onl’obtiendra ; dans le cas contraire, on le payeraitd’une autre manière ; mais pour lui, il regardecette somme comme assurée]. [485]

Mes amitiés à la Mère Marie de Saint-Jérôme ;veuillez me dire comment elle va. Mes amitiés, enoutre, à Isabelle de Saint-Paul, à Thérèse et àtoutes les autres sœurs. Plaise à Dieu d’en fairedes saintes et d’être avec Votre Révérence ! Entout cas, tachez de m’envoyer la réponse du Pèrevicaire et celle de mon frère, comme je vous l’aidéjà recommandé dans mes lettres précédentes.Supposé que le Père vicaire soit absent, dites-moioù il est, et retournez-moi les lettres que je vousai remises pour lui.

C’est aujourd’hui le 16 avril.De Votre Révérence la servante,

Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCCIX557. 1580. 5 MAI. TOLÈDE.

AU PÈRE GRATIEN.

Approbation de la décision de ce Père sur un cas deconscience. Bonnes nouvelles de Rome. Conseil. Désir de levoir. Une postulante et la fondation de Madrid. Moyen sûrde parler à l’archevêque.

JÉSUS !

557 Cette lettre contient trois fragments traduits pour la première fois enfrançais.

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Page 555: SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS

Que la grâce du Saint-Esprit soit avec VotrePaternité ! Vos lettres me sont arrivées hier,[après celle où l’on me parlait de l’affaire durecteur d’Alcala558]. Je me suis [486] entretenue decette affaire avec doña Louise ; j’ai consultéégalement le licencié Serrano, et je vous envoie saréponse sous ce pli.

Quant à ces discussions dont vous me parlez,vous m’avez procuré un vif plaisir en soutenant lameilleure opinion559. Malgré toutes les raisonsapportées par ces Pères pour défendre la leur,c’est une terrible chose de ne pas faire, à l’heurede la mort, tout ce qu’il y a de plus sûr et de tenirencore à des points d’honneur. À ce moment-là,l’honneur du monde touche à sa fin, et l’oncommence à comprendre combien il estimportant de n’avoir en vue que l’honneur deDieu. Mais peut-être ces Pères pensent- ils quel’offensé s’exposerait au danger d’avoir de lahaine contre son ennemi. D’un autre côté, Dieune manque pas de nous soutenir de sa grâcequand nous nous déterminons à agir uniquementpar amour pour Lui. Vous n’avez donc pas àavoir de peine sur votre opinion. Toutefois, vousferiez bien de donner quelques raisons pourdisculper ces Pères.

558 Le Père Élie de Saint-Martin.559 D'après le Père Antoine, annotateur de cette lettre, on discutait le pointsuivant : l’offensé est-il obligé, à l’heure de la mort, de se réconcilier aveccelui dont il a reçu l’injure ?

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Page 556: SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS

J’ai été très préoccupée de vous voir exercerle ministère au milieu de ces fièvres pourprées.Béni soit Dieu du bon état de votre santé ! Monmal n’est plus rien maintenant, comme je l’ai écrità Votre Paternité. Il me reste seulement de lafaiblesse ; j’ai passé, en effet, un mois terrible,quoique je me sois tenue presque constammentsur pied. Comme je suis habituée à souffrirtoujours, je pensais, malgré la douleur, pouvoiraller ainsi. À là vérité, j’ai cru en mourir ; je n’enavais pas cependant une certitude complète, et ilm’était indifférent de vivre ou de mourir. C’est làune grâce de Dieu, et elle est très [487] grandepour moi : je me rappelle dans quelles frayeursj’étais autrefois à ce sujet.

Cette lettre de Rome m’a procuré une joieprofonde. Si la dépêche annonçant la séparationne vient pas très promptement, elle paraît dumoins assurée. Je ne vois pas quelles révolutionsil pourrait y avoir à son arrivée, ni pourquoi il yen aurait. Votre Paternité., fera bien d’attendre lePère Ange, notre Vicaire Général, tant qu’il ne seprésentera pas une autre occasion ; de la sorte,vous ne paraîtrez pas empressé de vous acquitterde la commission dont il vous a chargé, car ilremarquera tout.

Je vous annonce que j’ai écrit à nos sœurs deVéas et au Père Jean de la Croix pour les prévenirde votre arrivée et de la commission dont vousêtes porteur. Le Père Ange m’en ayant instruit,

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j’avais pensé un instant ne leur en rien dire ; maispuisque le Père vicaire lui-même me l’annonce, jen’ai, ce semble, aucun motif de ne pas leur enparler. Ne perdons point de temps, tel est monplus vif désir. Cependant, supposé que nosdépêches arrivent bientôt, il estincomparablement préférable d’attendre encore.Tout se réglera alors avec beaucoup plus deliberté, comme le dit Votre Paternité.

Quoique vous n’ayez pas de motif pour venirme voir, vous m’avez proposé une grande faveuren m’offrant d’accourir promptement, si je ledésirais. Certes, oui, je le désire ; [mais votrevoyage, je le crains, ne passerait pas inaperçu pournos bons frères560] ; de plus, je redoute une fatiguepour vous, parce que vous auriez une longuecourse à faire. Je me contente donc d’attendre lacirconstance qui vous obligera à passer parTolède. Je voudrais bien que vous eussiez un jourde loisir pour donner à mon âme [488] quelquesoulagement et me permettre d’en parler à VotrePaternité.

Dès que j’aurai repris un peu plus de force, jetâcherai d’avoir une entrevue avec l’archevêque.Dans le cas où il me donnerait la permission deréaliser la fondation de Madrid, il seraitincomparablement mieux d’admettre là cettedemoiselle561 que de l’envoyer dans un autre

560 Allusion aux Carmes mitigés.561 Mlle de Vélasco, sœur de don Juan Lopez de Vélasco.

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monastère. Nos religieuses souffrent tant,lorsqu’on ne répond pas à leurs vues, que c’est làun vrai tourment pour moi. Voilà pourquoi, avantde savoir si cette fondation aura lieu, je n’ai pasécrit à la prieure de Ségovie ; je n’ai point nonplus insisté dans ce monastère pour qu’on prennecette demoiselle. Toutes les sœurs, j’en suispersuadée, l’admettraient même malgré la prieure,bien que ce soit un peu tard pour s’en occuper :d’après les instructions du Père vicaire, je doispartir dès que ma santé me permettra de memettre en route, et j’aurais du scrupule de resterplus longtemps.

Nos sœurs de Ségovie sont nombreuses, etelles veulent encore une postulante. Celle dont jeparle ne devant être chez elles qu’en passant, onla prendrait volontiers. Je vais écrire à la prieurede Ségovie, pourvu que vous le jugiez à propos.De votre côté, vous lui diriez combien vous seriezheureux qu’elle reçût cette demoiselle, et votrelettre servirait beaucoup pour la décider. Cemonastère, d’ailleurs, nous a procuré peu desecours ou presque aucun dans toutes ces affairesde l’Ordre. Veuillez donc lui rappeler lesobligations que nous avons à l’égard de MonsieurVélasco, et cette considération triomphera detoutes les difficultés.

[Les sœurs de Tolède viennent de payer cinqcents ducats à nos sœurs de Saint-Joseph d’Avila.Je les leur [489] ai moi-même demandés. C’a été

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une vraie confusion dont je vous donnerai le récitplus tard. Ce n’était la faute de personne, sansquoi j’y aurais avisé à temps.

Jusqu’à ce qu’on ait parlé à l’archevêque, je nesais s’il convient de traiter de notre projet pourSégovie. Veuillez me dire immédiatement votredésir sur ce point ; les charretiers ne vousmanquent pas pour me transmettre votreréponse, en y mettant un bon port. Il seraitimpossible d’envoyer cette demoiselle à Ségoviesans prévenir d’abord les religieuses et sans avoirleur consentement. C’est à cette condition que lePère Ange m’a autorisée à lui ouvrir les portes deleur monastère. Je ne lui avais pas dit de qui ils’agissait. Pour moi, je souhaite encore plus quevous son entrée. À mon avis, le mieux est d’allerparler à l’archevêque chez lui. Il s’agit de s’yrendre par l’église où il entend la messe ; je metiendrai prête, et une fois ma démarcheaccomplie, je vous en rendrai compte].

Encore un mot. Plaise à Dieu de vous garderet de vous accorder les grâces que je Lui demandepour vous !

C’est aujourd’hui le 5 mai.L’indigne servante de Votre Paternité,

Thérèse de Jésus. [490]

LETTRE CCCX562. 1580. 6 MAI. TOLÈDE.

562 Un tiers de cette lettre est traduit pour la première fois en français.

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À PIERRE-JEAN DE CASADEMONTE, ÀMÉDINA.

Nouvelles de sa santé et des Romains. Heureusemarche des affaires de la Réforme.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec vous l Comme j’ai été longtemps malade, j’aiomis de vous écrire, et cependant, j’avais ungrand désir d’avoir des nouvelles de votre santé.Grâce à Dieu, je commence à aller mieux ; mais jesuis encore faible et je souffre beaucoup de latête ; [voilà pourquoi cette lettre n’est pas écritede ma main. Je vous supplie de me répondre pourme donner des nouvelles de votre santé et decelle de doña Marie. Veuillez lui présenter toutesmes amitiés. Les cent ducats, je vous l’annonce,sont déjà à Madrid ; et j’en suis très contente].

Une autre cause de joie pour moi, c’est quenos Romains563 se portent bien et que nos affairessont en bonne voie. Veuillez me dire si vous avezdes nouvelles de notre ami, le licencié Padilla. Jene sais où votre réponse pourra me rejoindre, carje compte ne rester que très peu de [491] joursdans cette maison. Vous pourriez la diriger àSégovie. Plaise à Notre-Seigneur de vous garderet de vous donner la sainteté que je vous désire !Amen.

De Tolède, le 6 mai.

563 Les Pères Jean de Jésus et Diégo de la Sainte-Trinité, envoyés à Romepour obtenir le Bref de séparation des provinces.

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Votre indigne servante,Thérèse de JÉSUS.

LETTRE CCCXI. 1580. 8 MAI. TOLÈDE.

À DONA MARIE HENRIQUEZ, DUCHESSED’ALBE.

Joies et chagrins. Supplique en faveur des PèresJésuites de Pampelune persécutés. Dévouement de laSainte.

JÉSUS !Que la grâce du Saint-Esprit soit toujours

avec Votre Excellence !J'ai eu le plus vif désir de vous écrire dès que

je vous ai sue de retour dans votre demeure. Maisma santé a été très mauvaise depuis le Jeudi-Saint ; la fièvre ne m’a quittée que ces huitderniers jours, et cependant ce mal n’était rien encomparaison dé mes autres souffrances. D’aprèsles médecins, il se formait un abcès au foie.Malgré les saignées et les purges, la volonté deDieu est que je demeure encore dans cet océan depeines. Plaise à Sa Majesté de ne les donner qu’àmoi seule et de vous les épargner 1 car il me seraitplus sensible de vous voir souffrir que de lesendurer personnellement.

Les affaires de Votre Excellence, comme il leparaît, [492] se sont heureusement terminées564. Jene sais que vous dire, si ce n’est que Notre-564 Le duc d’Albe, Ferdinand de Tolède, sortait enfin de la prison où l’avaitjeté Philippe II. Placé immédiatement à la tête de l’armée, il soumettait lePortugal à l’Espagne.

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Seigneur veut tempérer nos joies par desépreuves : je m’imagine le chagrin où doit êtreVotre Excellence en se voyant séparée de celuiqu’elle aime tant ; mais Sa Majesté aideraMonsieur le Duc à gagner des mérites à ses yeux,et dans la suite, la consolation vous viendra tout àla fois. Plaise à Dieu de diriger les choses, commeje L’en supplie, et comme L’en conjurent avec laplus grande ferveur toutes les religieuses de nosmonastères ! Je leur ai recommandé d’avoirspécialement à cœur en ce moment l’heureuseissue de l’expédition. Pour moi, malgré mamisère, je ne cesse de Le prier dans ce but, etnous continuerons de la sorte jusqu’au jour oùnous recevrons les nouvelles désirées.

Je songe aux pèlerinages et aux prières queVotre Excellence va faire maintenant ; et souvent,sans doute, il vous semblera que la vie de prisonétait encore plus tranquille. O mon Dieu ! quellesvanités que celles de ce monde ! Comme il seraitpréférable de ne désirer ni repos, ni quoi que cesoit de la terre, et de nous remettre entièremententre les mains de Sa Majesté ! Elle sait mieux cequi nous convient que nous ne savons le Luidemander.

Je désire vivement avoir des nouvelles de lasanté de Votre Excellence et de vos affaires ; jevous supplie de m’en envoyer. Peu importe que lalettre soit de votre main ou d’une autre. Commeje n’en recevais pas depuis longtemps de Votre

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Excellence, je devais me contenter descompliments que le Père maître Gratien metransmettait de votre part. Je ne vous dis rien ence moment de l’endroit où je dois aller au sortirde cette localité, ni [493] de plusieurs autreschoses ; le Père Antoine de Jésus ira, je crois, àAlbe, et il rendra compte de tout à VotreExcellence.

Cependant, Votre Excellence doit m’accorderune grâce, parce qu’il m’importe qu’on sache lafaveur que vous me prêtez en toutescirconstances. Voici ce dont il s’agit. Les Pères dela Compagnie de Jésus ont fondé récemment unemaison à Pampelune, dans la Navarre, et déjà ils yétaient entrés très tranquilles ; mais, depuis lors,on soulève contre eux une grande persécution eton veut les chasser de la ville. Ils se sont placéssous la protection du connétable565 ; Sa Seigneurieleur a parlé dans les meilleurs termes et leur arendu de vrais services. Toutefois, je vousdemande comme une faveur d’écrire à SaSeigneurie. Veuillez la remercier de ce qu’elle adéjà accompli ; priez-la, en outre, de continuer àsoutenir ces Pères et de les aider dans toutes leursépreuves.

Je sais déjà, pour mes péchés, ce que lapersécution apporte de tristesse à des religieuxpersécutés ; voilà pourquoi j’ai eu pitié de cesPères. Quiconque leur prête faveur et secours565 Le connétable de Navarre était le beau-frère de la duchesse d’Albe.

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doit, sans nul doute, gagner de nombreux méritesaux yeux de Sa Majesté, et je souhaite que VotreExcellence en ait sa part. Le Seigneur, à mon avis,en retirera tellement de gloire que je me seraishasardée à écrire également à Monsieur le Duc,s’il eût été près de vous.

Les gens du peuple prétendent qu’ils auronten moins ce que ces Pères recevront. Or, lemonastère a été bâti par un gentilhomme qui ledote de très belles rentes ; ces Pères ne devrontdonc pas vivre d’aumônes ; mais quand celaserait, il faut avoir bien peu de foi pour s’imaginerque Dieu n’est pas assez puissant pour fournir dequoi [494] vivre à ceux qui Le servent. Qu’il Luiplaise de garder Votre Excellence et de vousdonner tant d’amour pour Lui que vous puissiezsupporter patiemment l’absence de Monsieur leDuc, car il vous sera impossible de n’en éprouveraucune peine.

Je conjure Votre Excellence de remettre lalettre que je vous supplie de faire à celui quim’apportera la réponse à la présente. Elle ne doitpas paraître rédigée comme une simple lettre derecommandation, mais comme l’expressionmême de votre volonté. Que je suis importune !Néanmoins, après tout ce que j’ai souffert et toutce que je souffre pour vous, ce n’est pas trop quevous supportiez tant de liberté de ma part.

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C’est aujourd’hui le 8 avril. De ce monastèrede Saint- Joseph de Tolède. J’ai voulu dire quec’est aujourd’hui le 8 mai.

L’indigne servante et sujette de VotreExcellence,

Thérèse de JÉSUS. [495]

LETTRE CCCXII566. 1580. 30 MAI. TOLÈDE.

AU PÈRE GRATIEN.

Divers envois de lettres. Mademoiselle de Vélascoacceptée à Ségovie. Son trousseau. Prochain départ pourSégovie.

JÉSUS SOIT AVEC VOTRE PATERNITÉ, MON

PÈRE !Hier, fête de la très sainte Trinité, je venais de

vous envoyer ma lettre, quand j’ai reçu celle oùvous me disiez que vous m’aviez écrit en mêmetemps que le Père Nicolas. Aujourd’hui, je reçoistoutes les autres et je vois par elles combien laprésence de ces Pères a été nécessaire en cetendroit, tant il y avait de confusion. Béni soitCelui qui dirige tout !

Je vous écris aujourd’hui pour vous tirer de lapeine où vous seriez que vos dépêches ne sefussent perdues. Mais je suis fâchée de ce quedoña Jeanne paye tant de ports de lettres. Veuillezme recommander à ses prières.

J’ai reçu également aujourd’hui un pli de laprieure de Ségovie ; elle me dit de lui amener566 Cette lettre renferme plusieurs corrections.

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Mademoiselle Jeanne Lopez567, et elle ajoute quetoute la Communauté sera heureuse de larecevoir. Après ce que je leur avais mandé, ellesne pouvaient pas faire moins. Toutefois, c’étaitpeu nécessaire d’écrire en ces termes à la prieure,car elle tient à ne déplaire ni à Votre Paternité, nià moi. [496] Béni soit Dieu ! me voici bientôt à lafin de toutes ces difficultés que j’étais forcée denégocier et de plusieurs autres qui se sontprésentées ! Je vous l’assure, mon Père, il m’afallu user de beaucoup d’habileté pour réussir ;chaque prieure considère uniquement l’intérêt deson monastère, et s’imagine que les autresmaisons doivent se suffire par elles-mêmes.

Il sera absolument nécessaire de procurer àcette demoiselle un lit et de l’argent pour sontrousseau. Je voudrais prendre à mon comptetous ces frais, mais en ce moment, je suis dans laplus complète pauvreté pour un motif dont jevous parlerai dès notre prochaine entrevue. S’ilvous semble bon de ne pas traiter de ce point àl’heure présente, nous chercherons un autremoyen : pour moi, je n’en trouve aucun. Nousferions quelque chose de mieux par rapport à ladot, dans le cas où la fondation de Madridaboutirait.

Pour beaucoup de motifs, vous ne perdriezrien à venir à Tolède avant la Fête-Dieu, et nousnous rendrions ensemble à Ségovie. Vous567 Mademoiselle Lopez de Vélasco, dont il a été parlé.

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n’éprouverez pas une grande fatigue, pourvu quevous ameniez un chariot. Le Père Antoine, il estvrai, devra m’accompagner ; toutefois, il esttellement souffrant que nous aurons assez à faireavec lui. Après la Fête-Dieu, il n’y a plus rien àattendre, sauf la permission de l’archevêque, quenous ne pouvons jamais obtenir.

Ma joie a été très vive au sujet de l’affaire deBéatrix. Pourquoi donc le Père Nicolas se presse-t-il tant de vous attirer là-bas568 ? C’estprécisément pour ce motif qu’il ne vous convientpas, à mon avis, d’y aller ; d’ailleurs, lui-même lereconnaît maintenant. De plus, ce serait trop defatigue pour vous, alors même qu’il n’y aurait pasd’autre [497] inconvénient. Comme nous devonsnous entretenir de vive voix de ce point et deplusieurs autres, je ne vous en dis pas davantage.

De Votre Paternité la servante,Thérèse de JÉSUS.

NOTE À LA LETTRE PRÉCÉDENTE.

Mademoiselle Jeanne Lopez de Vélasco serendit à Ségovie, où la Sainte lui donna l’habit ;elle fit profession le 22 juillet de l’année suivante1581, sous le nom de Jeanne de la Mère de Dieu.Thérèse elle-même, pendant son séjour à Ségovie,donnait des leçons de lecture à la nouvelle novice,pour qu’elle fût sœur de chœur. Mais comme celaservait de peu, elle lui imposa, au moment de

568 À Séville, où la Communauté l’avait élu Prieur.

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quitter le monastère, le voile noir, en disant :« Bien méchant serait, ma fille, quiconque voudrait vousenlever ce voile ! » La religieuse vécut dans lesexercices les plus humbles et montra toujours ungrand esprit d’oraison et de pénitence. Elle renditson âme à Dieu le 27 septembre 1620. Aumoment de son bienheureux trépas, la Mèreprieure, Isabelle de Jésus, vit sortir de sa boucheune colombe ravissante.

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TEXTE ESPAGNOL

des Lettres inédites publiées dans ce volume et de diversdocuments.

EXPOSÉ DE LAURENT DE CÉPÉDA569

SUR CES PAROLES ENTENDUES PAR LASAINTE : CHERCHE-TOI EN MOI.

Para que supla la falta de respuesta, se tomeprimero por fundamento de ella esto que dice SanPablo : O altitudo divitiarum... hasta : Quoniam exipso et per ipsum et in ipso sunt omnia. Ipsi gloria insæcula sæculorum.

Es pues la respuesta, quien considerareprofundisimamente esta verdad, que Dios incluyeen Sí todas sus criaturas, y que ninguna está fuerade Él ; y que por consiguiente, el mismo Diosestá en ellas, más que ellas mismas, y El es elcentro del alma, si la hubiere tan limpia que noimpida esta admirable unión, hallarse ha á sí enDios y á Dios en Sí, sin rodeo.

Para dar mas calor á tan seca respuestaComo esta lo es, anque no en la afición,El que la dió con humillación,Suplica á los jueces de dicha respuestaLe den un poquito de quieta oración :Y porque ayude á su devociónÀ quien con la prosa bien no estuviere,En metro se ponen, que pida atención,Yo pido se advierta mi petición,En decirme después como les fuere. [502]

569 Cfr. p. [47].

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Tema.

El sumo Bien en su Alteza,Dice al alma enamoradaQue se busque en su grandeza,Y que á su inmensa bellezaBusque en su pobre morada.

Respuesta.

De amor la suprema fuente,Sin bajar de sus alturas,Con su amor omnipotenteHallase siempre presenteY encierra en Sí sus criaturas.

Y el mismo amor que fue de ellasSu principio, sin tenerle,Ama tanto estar con ellas,Que está muy mas dentro en ellas,Que ellas mismas, sin quererle.

Pues el alma limpia y puraQue amare en esto pensar,Se hallará con gran ternuraEn esa suma hermosura,Y á sí mismo, sin rodear. [503]

TEXTE DE LA LETTRE INÉDITE DU PÈREGRATIEN À LA DUCHESSE D’ALBE.570

JESÚS, MARÍA !Excell. Sena,Luego que llegué aquí á Alcalá enbié á Madrid

los despachos que eran menester para que seentendiese no aver excedido ; parescioles aquellosseñores no ser necesario enseñárselos al nuncio ni

570 Cfr. p. [399].

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tratar de cosa alguna de libertad mía ni del Pe fr.Antonio hasta que los recados principales ayanido à Roma ; ya están en el camino, loado seaDios, y muy bien despachados. No he sabidomas.

La Me Theresa de Jesús vino á Toledo y vino,mala del mal tiempo, que pasó por el puerto.Escribióme que no era nada ; no dejo de tenerpena hasta saber della.

Cuando a esta casa vine, halle al Pe rectordella á lo ultimo de dolor de costado. Quisó Diosque vivió, y quiere que aya 4 enfermos en lascamas sin los convalescientes, y que se padezcacon harta necesidad. Su magd sea bendito. Amen.Abia dejado encomendado a Pangue pidiese a V.Exa limosna de algún carbon para que losconvalescientes pasen algo de los frios, y porquesé que no le damos los pobres enfado, me atreboa acordallo.

De la mejoriá del Duque mi señor me alegromucho, y en esta casa siempre tenemos cuydadode rogar à N. Sr dé [504] V. Exas tanta y con tantagracia y spiritu como desean y todos avernosmenester, y cada día rogaremos. De Alcala, 1o deDiciembre 1579.

Exma Sra,Capellán y siervo de V. Exas,

Fr. Ger° GRACIAN de la Me de Dios.À la Exma Sra Duquesa de Alba, mi señora, Uzeda.

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TEXTE571 DE LA LETTRE INÉDITE À JEANNE DE AHUMADA. Février 1580572.

Sea con V. M. el espíritu santo, hermana mía.Yo le digo que si anduviese à buscar mi

contento, que ternia trabajo, en que estemos tandivididas ; mas como estamos en tierra estraña,habremos de pasar hasta que Nuestro Señor noslleve à la que ha de durar para siempre. Poco haque escribí a V. M. como estaba ya sin calentura,gloria sea à Dios, en una carta que escribí à mihermano ; enbíela á la priora de Medina. Ciertoque yo he estado en esta tierra con harta pena deno saber de mensajero para poder hacer estoalgunas veces ; lo sentía mucho y pare- cernesegún me ha dicho el señor licenciado que meembia esta, que muchas veces lo pudiera haberhecho, si se las [505] diera à él ; mas no le conocíahasta ahora, que he recibido una cuñada suya parauna casa de estas nuestras. En todo caso meresponda luego, que desde aquí me enbiarán lacarta adonde estubiere ; yo me parto con el favorde Dios el miércoles de la Ceniza ; estaré enMedina ocho días, que no me puedo detener, nian no sé si tanto, en Ávila otros ocho. Harto meconsolara de ver á V. M. allí siquiera un día…

571 Cette lettre, dont nous n’avons que la première page, a été publiée parle Siglo Futuro, le 15 octobre 1882.572 Cfr. p. [463].

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