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Sainte Thérèse d’Avila Panégyrique par Bossuet.

Sainte Thérèse d’Avila¨que/Oeuvres... · 2019. 9. 28. · PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE (PAR BOSSUET.)TROIS ACTIONS DE LA CHARITÉ, L'ESPÉRANCE, LES DÉSIRS ARDENTS, LES

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  • Sainte Thérèse d’Avila

    Panégyrique par Bossuet.

  • ŒUVRES TRÈS COMPLÈTESDE SAINTE THÉRÈSE

    PRÉCÉDÉESDU PORTRAIT DE LA SAINTE PAR TH. BLANCHARD, DU FAC-

    SIMILÉ DE SON ÉCRITUREPAR BINETEAU, DE SA VIE PAR VILLEFORE, ET DE LA BULLE

    DE SA CANONISATION PAR GRÉGOIRE XV ;SUIVIES D'UN GRAND NOMBREDE LETTRES INÉDITES,

    LES MÉDITATIONS SUR SES VERTUS PAR LE CARDINAL LAMBRUSCHINI,DE SON ÉLOGE PAR BOSSUET ET PAR FRA LOUIS DE LÉON, DU DISCOURS

    SUR LE NON-QUIÉTISME DE LA SAINTE PAR VILLEFORE ;DES ŒUVRES COMPLÈTES

    DE S. PIERRE D'ALCANTARA, DE S. JEAN DE LA CROIXET DU BIENHEUREUX JEAN D'AVILA ;

    Formant ainsi un tout bien complet de la plus célèbre École ascétiqued'Espagne.

    TRADUITESPAR ARNAUD D'ANDILLY, MELLE DE MAUPEOU, DOM LA

    TASTE, L'ABBÈ CHANUT, VILLEFORE, CHAPPE-DE-LIGNY,F. FÉLICOT, J. A. EMERI, M. L'ABBÉ CENAT DE L'HERM,

    Et plusieurs autres traducteurs vivants ;PUBLIÉES PAR M. L'ABBÉ MIGNE,

    ÉDITEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DU CLERGÉ,OU des COURS COMPLETS sur CHAQUE BRANCHE DE LA

    SCIENCE ECCLÉSIASTIQUE.TOME SECOND,

    CONTENANT LES PENSÉES SUR L’AMOUR DE DIEU, LES FONDATIONS, LAMANIÈRE DE VISITER LES MONASTÈRES, LES LETTRES, LES AVIS ET LA

    GLOSE DE SAINTE THÉRÈSE, UN DISCOURS SUR SON NON-QUIÉTISME, ETSON PANÉGYRIQUE PAR BOSSUET.

    P. 680-688Panégyrique de sainte Thérèse par Bossuet.

    4 VOLUMES IN-4°. — PRIX : 24 FRANCS.S'IMPRIME ET SE VEND CHEZ J.-P. MIGNE, ÉDITEUR,

    AUX ATELIERS CATHOLIQUES, RUE D'AMBOISE, AU PETIT-MONTROUGE,BARRIÈRE D'ENFER DE PARIS.

    1840

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  • PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE(PAR BOSSUET.)

    TROIS ACTIONS DE LA CHARITÉ, L'ESPÉRANCE, LESDÉSIRS ARDENTS, LES SOUFFRANCES, PAR LESQUELLESSAINTE THÉRÈSE, ENFLAMMÉE DE L'AMOUR DE DIEU,S'EFFORCE DE S'UNIR À LUI EN ROMPANT TOUS SES LIENS.

    « Nostra autem conversatio in cœlis est.

    Notre société est dans les cieux, Philipp. III, 20. »

    Dieu a tant d'amour pour les hommes, et sanature est si libérale, qu'on peut dire qu'il semblequ'il se fasse quelque violence quand il retientpour un temps ses bienfaits, et qu'il les empêchede couler sur nous avec une entière profusion.C'est ce que vous pouvez aisément comprendrepar le texte que j'ai rapporté de l'incomparabledocteur des gentils. Car encore qu'il ait plu auPère céleste de ne recevoir ses fidèles en sonéternel sanctuaire qu'après qu'ils auront fini cettevie, néanmoins il semble qu'il se repente de lesavoir remis à un si long terme, puisque le grandPaul nous enseigne qu'il leur ouvre son paradispar avance : et comme s'il ne pouvait arrêter lecours de sa munificence infinie, il laissequelquefois tomber sur leurs âmes tant delumières et tant de douceurs, et il les élève de tellesorte par la grâce de son Saint-Esprit, qu'étantencore dans ce corps mortel, ils peuvent dire avecl'Apôtre, que « leur demeure est au ciel, et leur

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  • société avec les anges : » Nostra autem conversatio incœlis est.

    C'est ce que j'espère vous faire paraître en lavie de sainte Thérèse ; et c'est, madame, à cegrand spectacle que l'Église invite votre majesté.Elle verra une créature qui a vécu sur la terrecomme si elle eût été dans le ciel ; et qui, étantcomposée de matière, ne s'est guère moinsappliquée à Dieu que ces pures intelligences quibrillent toujours devant lui par la lumière d'unecharité éternelle, et chantent perpétuellement seslouanges. Mais avant que de traiter de si grandssecrets, allons tous ensemble puiser des lumièresdans la source de la vérité ; prions la sainte Viergede nous [681] y conduire ; et pour apprendre àlouer un ange terrestre, joignons nous avec unange du ciel. Ave.

    Vous avez écouté, mes frères, ce que nous adit le divin Apôtre, que encore que nous vivions,sur la terre, dans la compagnie des hommesmortels, néanmoins il ne laisse pas d'être véritableque. « notre demeure est au ciel, » et notre sociétéavec les anges : Nostra autem conversatio in cœlis est.C'est une vérité importante, pleine de consolationpour tous les fidèles ; et comme je me proposeaujourd'hui de vous en montrer la pratique dansla vie admirable de sainte Thérèse, je tacherai,avant toutes choses, de rechercher jusqu'auprincipe cette excellente doctrine. Et pour cela, jevous prie d'entendre qu'encore que l'Église qui

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  • règne au ciel et celle qui gémit sur la terresemblent être entièrement séparées, il y anéanmoins un lien sacré par lequel elles sontunies. Ce lien, messieurs, c'est la charité, qui setrouve dans ce lieu d'exil aussi bien que dans lacéleste patrie, qui réjouit les saints quitriomphent, et anime ceux qui combattent ; qui,se répandant du ciel en la terre, et des anges surles mortels, fait que la terre devient un ciel, et queles hommes deviennent des anges.

    Car, ô sainte Jérusalem, heureuse Église despremiers nés, dont les noms sont écrits au ciel,quoique l'Église votre chère sœur, qui vit et quicombat sur la terre, n'ose pas se comparer à vous,elle ne laisse pas d'assurer qu'un saint amour vousunit ensemble. Il est vrai qu'elle cherche, et quevous possédez ; qu'elle travaille, et que vous vousreposez ; qu'elle espère et que vous jouissez. Maisparmi tant de-différences, par lesquelles vous êtessi fort éloignées, il y a du moins ceci de commun,que ce qu'aiment les esprits bienheureux, c'est cequ'aiment aussi les hommes mortels. Jésus estleur vie, Jésus est la notre ; et, parmi leurs chantsd'allégresse et nos tristes gémissements, onentend résonner partout ces paroles du sacréPsalmiste : Mihi autem adhærere Deo bonum est :« Mon bien est de m'unir à Dieu. » C'est ce quedisent les saints dans le ciel, c'est ce que les fidèlesrépondent en terre : si bien que, s'unissantsaintement avec ces esprits immortels par cet

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  • admirable cantique que l'amour de Dieu leurinspire, ils se mêlent, dès cette vie, à la troupe desbienheureux, et ils peuvent dire avec l'Apôtre :« Notre conversation est dans les cieux : » Nostraconversatio in cœlis est. Telle est la force de la charité,qu'elle fait que le saint Apôtre ne craint pas denous établir dans le paradis, même durant cepèlerinage, et ose bien placer des mortels dans leséjour d'immortalité. Car il faut ici remarquer unemerveilleuse doctrine, qui fera le sujet de tout cediscours : c'est, mes frères, que cet Esprit-Saint,qui est l'auteur de la charité, qui la fait descendredu ciel en la terre, a voulu aussi lui donner desailes pour retourner au lieu de son origine.

    En effet, il est véritable, le mouvement de lacharité, c'est de tendre toujours aux chosescélestes : ni le poids de ce corps mortel, ni lesliens de la chair et du sang ne sont pas capablesde la retenir ; elle a trop de moyens de s'endétacher et de s'élever au-dessus. Elle apremièrement l'espérance ; elle a secondementdes désirs ardents ; elle a troisièmement l'amourdes souffrances. « Mais qui pourra entendre ceschoses ? » Quis sapiens et intelliget hæc ? (Oseæ ; 14,10.) Qui pourra comprendre ces troismouvements par lesquels une âme enflammée ettouchée de l'amour de Dieu se détache de cecorps de mort ? Elle se voit au milieu des bienspérissables, mais elle passe bientôt au-dessus parla force de son espérance : « espérance si ferme et

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  • si vigoureuse, qu'elle s'avance, dit S. Paul, au-dedans du voile : » Spem incedentem usque ad interioravelaminis (Hebr. 6, 19). C'est-à-dire, qu'elle perceles cieux pour pénétrer jusqu'au sanctuaire, où« Jésus, notre avant-coureur, est entré pournous : » Præcursor pro nobis introivit Jesus (Ibid. 20).

    Voyez, mes frères, le vol de cette âme quel'amour de Dieu a blessée : elle est déjà au ciel parson espérance ; mais hélas ! elle n'y est pas encoreen effet ; les liens de ce corps l'arrêtent. C'estalors que la charité lui inspire des désirs pressants,par lesquels elle s'efforce de rompre ses chaînes,en disant avec saint Paul : Cupio dissolvi, et esse cumChristo (Phil. 1, 25). « Ah ! que ne suis-je bientôtdélivrée, afin d'être avec Jésus-Christ ! » Ce n'estpas assez des désirs, et la charité qui les pousse,étant irritée contre cette chair qui la tient si long-temps captive, semble la vouloir détruire elle-même par un généreux amour des souffrances.C'est par ces trois divins mouvements queThérèse s'élève au-dessus du monde. Ils sontgrands, ils sont relevés ; et peut-être auriez-vouspeine de les retenir, ou d'en bien comprendre laconnexion, si je ne le répétais encore une fois enles appliquant à notre Sainte. Enflammée del'amour de Dieu, elle le cherche par sonespérance ; c'est le premier pas qu'elle fait : que sil'espérance est trop lente, elle y court, elle s'yélance par des désirs ardents et impétueux ; tel estson second mouvement : et enfin son dernier

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  • effort, c'est que les désirs ne suffisant pas pourbriser les liens de sa chair mortelle, elle lui livreune sainte guerre ; elle tâche, ce semble, de s'endécharger pat de longues mortifications et par[682] de continuelles souffrances, afin qu'étantlibre et dégagée, et ne tenant presque plus aucorps, elle puisse dire avec vérité ces paroles dusaint Apôtre : Nostra autem conversatio in cœlis est :« Notre conversation est dans les cieux. »

    Ce sont, messieurs, ces trois actions de lacharité de Thérèse qui partageront ce discours. Jecommence à vous faire voir quelle est la force deson espérance. Vous comprenez bien, je m'assure,que, dans une matière si haute, j'ai besoin d'uneattention fort exacte : mais il ne faut rien méditerde bas quand on parle de sainte Thérèse, et quandon a l'honneur, madame, d'entretenir votremajesté.

    PREMIER POINT.

    L’espérance que je vous prêche, celle que leFils de Dieu nous enseigne, et qui élève si fortl'âme de Thérèse, n'est pas semblable à cesespérances par lesquelles le monde trompeursurprend l'imprudence des hommes, on abuseleur crédulité. L'espérance dont le monde parlen'est autre chose, à le bien entendre, qu'uneillusion agréable ; et ce philosophe l'avait biencompris, lorsque ses amis le priant de leur définirl'espérance, il leur répondit en un mot : « C'est un

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  • songe de personnes qui veillent : » Somniumvigilantium (Apud S. Basil., epist. 14, n. 1, tom. 3,p. 93 ;. Considérez, en effet, messieurs, ce quec'est qu'un homme enflé d'espérance. À quelshonneurs n'aspire-t-il pas ? quels emplois, quellesdignités ne se donne-t-il pas à lui-même ? Il nagedéjà parmi les délices, il admire sa grandeurfuture. Rien ne lui parait impossible : mais lorsques'avançant ardemment dans la carrière qu'il s'estproposée, il voit naître de toutes parts desdifficultés qui l'arrêtent à chaque pas ; lorsque lavie lui manque, comme un faux ami, au milieu deses entreprises, ou que, forcé par la rencontre deschoses, il revient à son sens rassis, et ne trouverien en ses mains de toute cette haute fortunedont il embrassait une vaine image ; que peut-iljuger de lui-même, sinon que l'espérancetrompeuse le faisait jouir pour un temps de ladouceur d'un songe agréable ? et ensuite ne doit-ilpas dire, selon la pensée de ce philosophe, quel'espérance peut être appelée « la rêverie d'unhomme qui veille : » Somnium vigilantium. Mais, ôespérance du siècle, source infinie de soinsinutiles et de folles prétentions, vieille idole detoutes les cours, dont tout le monde se moque, etque tout le monde poursuit, ce n'est pas de toique je parle ; l'espérance des enfants de Dieu queje dois aujourd'hui prêcher, et que nous devonstous admirer en sainte Thérèse, n'a rien decommun avec les erreurs.

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  • Apprenez aujourd'hui, mes frères, àremarquer la différence de l'une et de l'autre, afinque vous puissiez dire avec connaissance : « Ah,vraiment, il est meilleur d'espérer en Dieu que dese confier aux grands de la terre ! » Bonum estconfidere in Domino, quam confidere in homine (Ps. 117,8). Mais pénétrons profondément cette vérité, etdisons, s'il se peut, en peu de paroles, que cettedifférence consiste en ce point, que l'espérance dumonde laisse la possession toujours incertaine etencore beaucoup éloignée ; au lieu que l'espérancedes enfants de Dieu est si ferme et si immuable,que je ne crains point de vous assurer qu'elle nousmet par avance en possession du bonheur quel'on nous propose, et qu'elle fait uncommencement de la jouissance. Prouvons-lesolidement par les Écritures, et parmi un nombreinfini d'exemples par lesquels elle nous confirmecette vérité, je vous prie d'en remarquerseulement un seul qui n'est ignoré de personne.

    Dieu avait promis Jésus-Christ au monde, etIsaïe voyant en esprit cette grande et mémorablejournée en laquelle devait naître son libérateur, ils'écrie, transporté de joie : « Un petit enfant nousest né, un fils nous est donné : » Parvulus natus estnobis, et filius datas est nobis (Isai. 9, 6). Chrétiens, ilécrivait cette prophétie plusieurs siècles avant sanaissance ; néanmoins il le voit déjà, il soutientqu'il nous est donné, seulement à cause qu'il saitqu'il nous est promis, et que, comme dit le grand

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  • Augustin, « toutes les choses que Dieu a promisesselon l'ordre de ses conseils, sont déjà en quelquesorte accomplies, parce qu'elles sont assurées »(De Civit. Dei, lib. 17, cap 18 tom. 7, p. 481 ) :Quæ ventura erant, jam in Dei prædestinatione velut factaerant, quia certa erant. Vous voyez par là, chrétiens,que, selon les Écritures sacrées, la promesse queDieu nous donne, à cause de sa certitude, estinfaillible.

    Notre incomparable Thérèse a imité ce divinprophète. Se sentant appelée par la Providence àprocurer la réformation de l'ordre ancien duCarmel, si renommé par toute l’Église elle croitdéjà l'ouvrage achevé, parce que c'est Dieu qui luiordonne de l'entreprendre. C'est un miracleincroyable de voir comment cette fille a bâti sesmonastères. Représentez-vous une femme qui,pauvre et destituée de tout secours, a pu bâtirtous les monastères dans lesquels elle a faitrevivre une si parfaite régularité : elle n'avait nifonds pour leur subsistance, ni crédit pouravancer l’établissement. Toutes les puissancess'unissaient contre elle, j'entends et lesecclésiastiques et les [683] séculiers, avec une telleopiniâtreté, qu'elle paraissait invincible. Toutes lespersonnes zélées que Dieu employait à celleœuvre, et même ses serviteurs les plus fidèles,désespéraient du succès, et le disaientouvertement à la sainte mère. Elle seule demeureconstante dans la ruine apparente de tous ses

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  • desseins ; aussi ferme que le fidèle Abraham,« elle fortifie son espérance contre touteespérance, » In spem contra spem (Rom. 4), dit legrand Apôtre ; c'est-à-dire, qu'où manquaitl'espérance humaine, accablée sous les ruines deson entreprise, là une espérance divinecommençait à lever la tête au milieu de tant dedébris. Animée de cette espérance, lorsque toutl'édifice semblait abattu, elle le croyait déjà établi.Et cela pour quelle raison, si ce n'est qu'il est bond'espérer en Dieu, et non pas d'espérer auxhommes ; parce qu'ainsi que je l'ai déjà dit,l'espérance que l'on a aux hommes ne nousmontre que de fort loin la possession, n'est qu'unamusement inutile qui substitue un fantôme aulieu de la chose ; et au contraire, l'espérance quel'un met en Dieu est un commencement de lajouissance.

    Mais, mes frères, ce n'est pas assez d'avoirétabli cette vérité sur des exemples si clairs : afinque vous soyez convaincus combien il est bond'espérer en Dieu, il faut vous montrer la raisonde cette excellente doctrine. Je vous prie de vousy rendre attentifs, elle est tirée d'un très-hautprincipe : c'est l'immobilité des conseils de Dieuet sa consistance toujours immuable. Je suis Dieu,dit le Seigneur, et je ne change jamais (Malach. 3,6), et de là s'ensuit une conséquence que je nepuis vous exprimer mieux que par ces beaux motsde Tertullien, qui sont ions faits pour notre sujet :

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  • « Il est digne de Dieu, dit-il, de tenir pour fait toutce qu'il ordonne, soit pour le présent, soit pour lefutur ; parce que son éternité, qui l'élève au-dessus des temps, le rend maître absolu de l'un etde l'autre : » Divinitati competit, quæcumque decreverit,ut perfecta reputare ; quin non sit apud illa differentiatemporis, apud quam uniformem statum temporum dirigitæternitas ipsa (Adv. Marcion., lib. 3, n. 5, p. 479).

    Voilà, messieurs, de grandes paroles, quenous trouverons pleines d'un sens admirable, sinous le savons bien développer, il veut dire qu'il ya grande différence entre les promesses deshommes et les promesses de Dieu. Quand vouspromettez, ô mortels, de quelque crédit que vousvous vantiez, et fussiez-vous, s'il se peut, plusgrands que les rois dont la puissance fait tremblerle monde, l'événement est toujours douteux,parce que toutes vos promesses ne regardent quel'avenir, et cet avenir n'est pas en vos mains : unnuage épais le couvre à vos yeux, et vous en ôte laconnaissance. C'est pourquoi l'espérancehumaine, chancelante, timide, douteuse, sansappui et sans fondement, ne peut mettre l'espriten repos, parce qu'elle le tient toujours en suspenssur un avenir incertain. Mais ce grand Dieu, cegrand roi des siècles, dont nous révérons lespromesses, étant éternel, immuable, seul arbitrede tous les temps, il les a toujours présents à sesveux, et lui seul en a mesuré le cours. Commedonc le temps à venir n'est pas moins à lui que le

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  • présent, il s'ensuit que ce qu'il promet n'est pasmoins certain que ce qu'il donne. Le ciel et laterre passeront, mais ses paroles ne passeront pas(Matt. 24) ; et puisqu'il se trouve toujoursvéritable, soit qu'il donne, soit qu'il promette, lechrétien ne se trouve pas moins assuré lorsqu'iljouit.

    Et c'est à quoi regarde le divin Apôtre,lorsqu'il dit que notre demeure est aux cieux.Éveillez-vous, mortels misérables, ne vousimaginez pas être en terre ; croyez que votredemeure est au ciel, où vous êtes transportés parvotre espérance. Vous en êtes éloignés par votrenature : « Mais il vous a tendu sa main du plushaut des cieux : » Misit manum suam de cœlo ; c'est-à-dire, il vous a donné sa promesse par laquelle ilvous invite à sa gloire. Non seulement il a promis,mais encore il a juré, dit l'Apôtre, et « il a juré parlui-même : » Juravit per semetipsum (Hebr. 6, 13).« Et pour faire connaître aux hommes larésolution immuable de son conseil éternel, il apris sa vérité à témoin que le ciel est notrehéritage : » Volens ostendere pollicitationis hæredibusimmobilitatem consilii sui, interposuit jusjurandum (Ibid.17). Après cette promesse fidèle, après ce sermentinviolable par lequel Dieu s'engage à nous, lechrétien peut-il être en doute ? Non, mes frères,je ne le crois pas ; une promesse si sûre, si bienconfirmée, me vaut un commencement del'exécution, et si la promesse divine est un

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  • commencement de l'exécution, n'ai-je pas euraison de vous dire que l'espérance, qui s'yattache, est un commencement de la jouissance ?C'est pourquoi l'apôtre saint Paul dit « qu'elle estl'ancre de notre âme : » Quam sicut anchoramhabemus animæ tutam et firmam (Ibid. 19). Qu'est-ceà dire que l'espérance est l'ancre de l'âme ?Représentez-vous un navire qui, loin du rivage etdu port, vogue dans une mer inconnue. Si latempête l'agite, si les nuages couvrent le soleil,alors le pilote incertain, craignant que la violencedes vents et des flots irrités ne le pousse contredes écueils, commande aussitôt que l'on jettel'ancre ; et cette ancre lui fait trouver laconsistance parmi les flots, de peur que levaisseau ne soit emporté : la terre au milieu desondes est comme un port parmi les orages. [684]

    C'est ainsi, ô enfants de Dieu, et pourretourner à notre sujet après cette digressionnécessaire, c'est ainsi, divine Thérèse, que votreâme s'établit au ciel. Battue de l'orage et des ventsqui agitent la vie humaine comme un océan pleind'écueils, et ne pouvant encore arriver au ciel,vous y jetterez cette ancre sacrée, je veux dire,votre espérance, par laquelle étant attachée danscette bienheureuse terre des vivants, vous trouvezla patrie même dans l'exil, la consistance dansl'agitation, la tranquillité dans la tourmente ; etmêlée avec les esprits célestes auxquels votreesprit est uni, vous pouvez dire avec l'Apôtre :

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  • Nostra autem conversatio in cœlis est : « Notreconversation est aux cieux. » Ne parlez donc plusà Thérèse de toutes les prétentions de la terre.Accoutumée à une autre vie, elle n'entend plus celangage ; et son âme, élevée au ciel par la force deson espérance, n'a plus de goût ni de sentimentque pour les chastes voluptés des anges. Que lemonde s'irrite contre elle, qu'il contredise sespieux desseins, qu'il la déchire par ses calomnies,qu'on la traîne à l'Inquisition comme une femmequi donne la vogue à des visions dangereuses ;qu'elle entende même les prédicateurs tonnerpubliquement contre sa conduite, car cela lui estarrivé, sa compagne en tremblait d'effroi ; etfigurez-vous, chrétiens, quelle devait être sonémotion, se voyant ainsi attaquée dans unecélèbre audience : toutefois elle ne sent pas cetorage ; toutes ces ondes qui tombent sur elle nesont pas capables de l'ébranler. Son espritdemeure tranquille, comme dans une grandebonace, au milieu de cette tempête, et cela pourquelle raison ? parce qu'il est solidement établi surcette ancre immobile de son espérance.

    Chrétiens, profitons de ce grand exemple.Parmi tous les troubles qui nous tourmentent,parmi tant de différentes agitations, dans lesmorts cruelles et précipitées de nos proches et denos amis, jetons au ciel cette ancre sacrée, je veuxdire notre espérance. Ah, si nous étions appuyéssur cette espérance immuable, les maladies, les

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  • pertes de biens et les afflictions ne seraient pascapables de nous submerger. Toutes ces ondesqui tombent sur nous feraient flotter légèrementce vaisseau fragile ; mais elles ne pourraient pasl’emporter bien loin, parce qu'il serait appuyé surcette ancre de l'espérance.

    Et vous, princes et grands de la terre,pourquoi offrez-vous à Thérèse des richesses ?Écoutez comme elle parle à ces saintes fillesqu'une commune espérance unit avec elle :Soyons pauvres, mes chères sœurs, soyonspauvres dans nos maisons et dans nos habits. Ellene veut rien dans ses monastères qui ne sente lapauvreté de Jésus ; elle veut toujours être pauvre,parce que ce n'est pas ici le temps de jouir, maisc'est seulement le temps d'espérer. Soyonschrétiennes, mes sœurs, leur dit-elle. Elle craint derien posséder, sachant que le vrai chrétien nepossède pas, mais qu'il cherche ; qu'il ne s'arrêtepas, mais qu'il passe comme un voyageur pressé ;qu'il ne bâtit pas sur la terre, parce que sa citén'est pas de ce monde, et qu'une loi bienheureuselui est imposée de ne se réjouir que parespérance : Spe gaudentes (Rom. 12, 12). Mais,chrétiens, si vous voulez voir jusqu'où la sainteespérance a élevé l'âme de Thérèse, méditez cesacré cantique que l'amour divin lui met il labouche. Je vis, dit-elle, sans vivre en moi, etj'espère une vie si haute, que je meurs de nemourir pas. Qu'entends-je et que dites-vous,

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  • divine Thérèse ? Je vis, dit-elle, sans vivre en moi.Si vous n'êtes plus en vous-même, quelle forcevous a enlevée, sinon celle de votre espérance ? Otransports inconnus au monde, mais que Dieu faitsentir aux saints avec des douceurs ravissantes !Thérèse n'est donc plus sur la terre ; elle vit avecles anges ; elle croit être avec son époux. Et nevous en étonnez pas : l'espérance a pu faire un sigrand miracle. Car, comme les personnes agiles,pourvu qu'elles puissent appuyer la main,porteront après aisément le corps, ainsil'espérance, qui est la main de l'âme, par laquelleelle s'étend aux objets, sitôt qu'elle s'est appuyéesur Dieu, elle est si forte et si vigoureuse, qu'elle yenlève après l'âme tout entière. Vivez doncheureuse, ô Thérèse, vivez avec cet époux céleste,qui seul a pu gagner votre cœur. Si vous nepouvez encore le joindre, envoyez votreespérance après lui ; et, enrichie par cetteespérance, méprisez hardiment tous les biens dumonde. Car quelle possession se peut égaler à uneespérance si belle, et quels biens présents necéderaient pas à ce bienheureux avenir ?

    Où courez-vous, mortels abusés, et pourquoiallez-vous errants de vanités en vanités, toujoursattirés et toujours trompés par des espérancesnouvelles ? Si vous recherchez des biens effectifs,pourquoi poursuivez-vous ceux du monde, quipassent légèrement comme un songe ? Et si vousvous repaissez d'espérances, que n'en choisissez-

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  • vous qui soient assurées ? Dieu vous promet :pourquoi doutez-vous ? Dieu vous parle : que nele suivez-vous ? Il vaut mieux espérer de lui quede recevoir les faveurs des autres ; et les biensqu'il promet sont plus assurés que tous ceux quele monde donne. Espérez donc avec Thérèse, etpour voir manifestement combien est grand le[685] bien qu'elle cherche, regardez de quelleardeur elle y court, et par quels désirs elle s'yélance ; c'est ma seconde partie.

    SECOND POINT.

    C'est une loi de la Providence, que lajouissance succède aux désirs ; et le chrétien nemérite pas de se réjouir dans le ciel, s'il n'aauparavant appris à gémir dans ce lieu depèlerinage. Car, pour être vrai chrétien, il fautsentir qu'on est voyageur ; et vous m'avouerezaisément que celui-là ne le connaît pas, qui nesoupire point après la patrie. C'est pourquoi saintAugustin a dit ces beaux mots qui méritent biend'être médités : Qui non gemit peregrinus, non gaudebitcivis (Enar. in psal. 148, n. 4, t. 4, p. 1676) : « Celuiqui ne gémit pas comme voyageur ne se réjouirapas comme citoyen ; » c'est-à-dire, si nousl'entendons, il ne sera jamais habitant du ciel,parce qu'il a voulu l'être de la terre ; puisqu'ilrefuse le travail du voyage, il n'aura pas le reposde la patrie ; et s'arrêtant où il faut marcher, iln'arrivera pas où il faut parvenir : Qui non gemit

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  • peregrinus, non gaudebit civis. Ceux, au contraire, quidéploreront leur exil seront habitants du ciel,parce qu'ils ne veulent pas l'être de ce monde, etqu’ils tendent par de saints désirs à la Jérusalembienheureuse. Il faut donc, mes frères, que nousgémissions. C'est à vous, heureux citoyens de lacéleste Jérusalem, c’est à vous qu'appartient lajoie ; mais pendant que nous languissons en celieu d'exil, les pleurs et les désirs font notrepartage. Et David a exprimé nos vrais sentiments,quand il a chanté d'une voix plaintive : Superflumina Babylonis illic sedimus, et flevimus, cumrecordaremur Sion (ps. 136, 1) : « Assis sur lesfleuves de Babylone, nous avons gémi et pleuréen nous souvenant de Sion. »

    Remarquez ici, chrétiens, les deux causes dela douleur que ressent une âme pieuse, qui attendavec l'Apôtre l'adoption des enfants de Dieu.Pour quelle cause soupirez-vous donc, âmesainte, âme gémissante ; et quel est le sujet de vosplaintes ? Le Prophète en rapporte deux : c'est lesouvenir de Sion et les fleuves de Babylone.Pourquoi ne voulez-vous pas qu'elle pleure,éloignée de ce qu'elle cherche, et exposée numilieu de ce qu'elle fuit ! Elle aime la paix de Sion,et elle se sent reléguée dans les troubles deBabylone, où elle ne voit que des eaux courantes,c'est-à-dire, des plaisirs qui passent : Super fluminaBabylonis. Et pendant qu'elle ne voit rien qui nepasse, elle se souvient de Sion, de cette Jérusalem

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  • bienheureuse, où toutes choses sont permanentes.Ainsi, dans la diversité de ces deux objets, elle nesait ce qui l'afflige le plus, de Babylone où elle sevoit, ou de Sion d'où elle est bannie : et c'est pourcela que sainte Thérèse ne peut modérer sesdouleurs.

    Que dirai-je ici, chrétiens ? Qui me donnerades paroles pour vous exprimer dignement ladivine ardeur qui la presse ? Mais quand jepourrais la représenter aussi forte et aussifervente qu'elle est dans le cœur de Thérèse, quicomprendra ce que j'ai à dire ? et nos esprits,attachés à la terre, entendront-ils ces transportscélestes ? Disons néanmoins, comme nouspourrons, ce que son histoire raconte ; disons quel'admirable Thérèse, nuit et jour, sans aucun reposni trêve, soupirait après son divin époux ; disonsque, son amour s'augmentant toujours, elle nepouvait plus supporter la vie ; qu'elle déchirait sapoitrine par des tris et par des sanglots ; et quecette douleur l'agitait de sorte qu'il semblait àchaque moment qu'elle allait rendre les dernierssoupirs.

    Je vous vois étonnés, fidèles : l'amour aveugledes biens périssables ne vous permet pas decomprendre de quelle sorte ces beauxmouvements peuvent être formés dans les cœurs.Mais quittez cet étonnement. Il faut, s'il se peut,vous le faire entendre, en vous décrivant, en un

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  • mot, quelle est la force de la charité, en vous lemontrant par les Écritures.

    Sachez donc que c'est la charité qui presseThérèse, charité toujours vive, toujours agissante,qui pousse sans relâche du côté du ciel les âmesqu'elle a blessées, et qu'elle ne cesse de travaillerpar de saintes inquiétudes, jusqu'à ce qu'elles ysoient établies. C'est pourquoi le grand Paul, enétant rempli, jeûne continuellement : il pleure, ilsoupire, il se plaint en lui-même, il est pressé etviolenté ; il souffre des douleurs pareilles à cellesde l'enfantement, et son âme ne cherche qu'àsortir du corps : Infelix ego homo, quis me liberabit decorpore mortis hujus ? (Rom. 7, 24) « Malheureuxhomme que je suis, qui me délivrera de ce corpsde mort ? » Quelle est la cause de ces transports ?C'est la charité qui le presse : c'est ce feu divin etcéleste qui, détenu contre sa nature, dans uncorps mortel, tâche de s'ouvrir par force unpassage ; et, frappant de toutes parts avecviolence par des désirs ardents et impétueux, ilébranle tous les fondements de la prison quil'enserre. De la ces pleurs, de là ces sanglots, de làces douleurs excessives, qui mettraient sans douteThérèse au tombeau, si Dieu, par un [686] secretde sa providence, ne la voulait conserver encorepour la rendre plus digne de son amour.

    Et c'est ici qu'il faut vous représenter unnouveau genre de martyre que la charité faitsouffrir à l'incomparable Thérèse. Dieu l'attire,

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  • Dieu la retient. Il lui ordonne de courir au ciel, etil veut qu'elle demeure en la terre : d'un côté, il luidécouvre d'une même vue toutes les misères decet exil, tous les charmes et tous les attraits de savision bienheureuse, non point dans l'obscuritédes discours humains, mais dans la lumière claireet pénétrante de sa vérité infinie. Mais comme ellepense se jeter à lui, charmée de ses beautésimmortelles, aussitôt il lui fait connaître qu'il laveut encore retenir au monde. Qu'est-ce à direceci, ô grand Dieu ? est-il digne de votre bonté detourmenter ainsi un cœur qui vous aime ? Si vousinspirez ces désirs, pourquoi refusez-vous de lessatisfaire ? Ou ne l'attirez pas avec tant de force,ou permettez-lui de vous suivre. Ne voyez-vouspas, ô époux céleste, qu'elle ne sait à quoi arrêterson choix ? Vous l'appelez, vous la repoussez ; sibien que, pendant qu'elle court à vous, elle sedéchire elle-même ; et son âme, ensanglantée parla violence de ces mouvements opposés que vousla forcez de souffrir, ne trouve plus deconsolation. En cet état où vous la mettez, n'a-t-elle pas raison de vous dire : Quare posuisti mecontrarium tibi ? (Job. 7, 20). Dans les désirs quevous m'inspirez, c'est vous qui me rendezcontraire à vous-même. Ou qu'une autre mainl'attire, ou qu'une autre main la retienne.

    O merveille des desseins de Dieu ! ô conduiteimpénétrable de ses jugements dans l'opération desa grâce ! Quis loquetur potentias Domini, auditas faciet

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  • omnes laudes ejus ? (psal. 55, 2). Qui nous expliquerace mystère ? Qui nous dira les moyens secrets parlesquels le Saint-Esprit purifie les cœurs ? Il saitbien que dans ces combats, dans ces mystérieusescontrariétés, il s'allume un feu dans les âmes, quiles rend tous les jours plus pures. Il fait naître desaints désirs, et il se plaît à les enflammer endifférant de les satisfaire. Il se plaît à regarder, duplus haut des cieux. que Thérèse meurt tous lesjours, parce qu'elle ne peut pas mourir une fois :Quotidie morior (1 Cor. 15, 31), dit le saint Apôtre ;et il reçoit tous les jours mille sacrifices, enretardant le dernier. Mais je passe encore plusloin : pourrai-je bien dire ce que je pense ? Il voitque par un secret merveilleux elle se détached'autant plus du corps, qu'elle a plus de peine às'en détacher ; et que dans l'effort qu'elle fait pours'en séparer tout entière, elle le fuit d'autant plusqu'elle s'y sent plus longtemps et plus violemmentretenue. C'est pourquoi, si la violence de sesdésirs ne peut rompre les liens du corps, ils enéteignent tous les sentiments, ils en mortifienttous les appétits : elle ne vit plus pour la chair, etenfin elle devient tous les jours et plus libre etplus dégagée par cette perpétuelle agitation,comme un oiseau qui, battant des ailes, secouel’humidité qui les rend pesantes, ou dissipe lefroid qui les engourdit ; si bien que, portée par cessaints désirs, elle parait détachée du corps pour

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  • vivre et converser avec les anges : Nostraconversatio in cælis est.

    Heureuses mille et mille fois les âmes quidésirent ainsi Jésus-Christ ! Mais cependant sesardeurs s'augmentent, et ce feu si vif et si agissantne peut plus être retenu sous la cendre d'une chairmortelle. Cette divine maladie d'amour prenanttous les jours de nouvelles forces, elle ne peutplus supporter la vie. Chaste époux qui l'avezblessée, que tardez-vous à la mettre au ciel, où elles'élève par de saints désirs, et où elle semble déjàtransportée par la meilleure partie d'elle-même, ous'il vous plaît qu'elle vive encore, quel remèdetrouverez-vous à ses peines ? La mort ? mais ilvous plaît de la différer pour élever sa perfectionà l'état glorieux, et suréminent que votreprovidence a marqué pour elle. L'espérance ?mais elle la tue ; parce qu'en lui disant qu'elle vousverra, elle lui dit aussi dans le même temps qu'ellen'est pas encore avec vous. Que ferez-vous donc,ô Sauveur, et de quoi soutiendrez-vous votreamante, dont le cœur languit après vous ?Chrétiens, il sait le secret de lui faire trouver dugoût dans la vie. Quel secret ?"secret merveilleux.Il lui enverra des afflictions ; il éprouvera sonamour par de continuelles souffrances : secretétrange selon le monde, mais sage, admirable,infaillible, selon les maximes de l'Évangile. C'estpar où je m'en vais conclure.

    TROISIÈME POINT.

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  • La langueur de sainte Thérèse ne peut doncplus être soutenue que par des souffrances ; etdans l'ennui qu'elle a de la vie, elle ne trouve pointde consolation que de dire continuellement à sonDieu : Seigneur, « ou souffrir, ou mourir : » Autpati, aut mori. Il est digne de votre audience decomprendre solidement toute la force de cetteparole ; et quand je vous en aurai découvert lesens, vous confesserez avec moi qu'elle enfermecomme en abrégé, toute la doctrine du Fils deDieu et tout l'esprit du [687] christianisme. Maisobservez, avant toutes choses, la merveilleusecontrariété des inclinations naturelles, et de cellesque la grâce inspire.

    La première inclination que la nature nousdonne, c'est sans doute l'amour de la vie ; laseconde, qui la suit de près, ou qui peut-être estencore plus forte, c'est l'amour des plaisirs dumonde, sans lesquels la vie serait ennuyeuse. Car,mes frères, il est véritable que, quelque amour quenous ayons pour la vie, nous ne la pourrionssupporter si elle n'avait des contentements, etjugez-en par expérience. Combien longues,combien ennuyeuses vous paraissent ces tristesjournées que vous passez sans aucun plaisir deconversation ou de jeu, ou de quelqu'autredivertissement ? Ne vous semble-t-il pas alors, sije puis parler de la sorte, que les jours sont durs etpesants, pondus dici ; c'est ce qui s'appelle le poidsdu jour : c'est pourquoi ils vous sont à charge, et

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  • vous ne pouvez supporter ce poids. Au contraire,est-il rien qui aille plus vite, ni qui s'écoule,s'échappe et vole plus légèrement que le tempspassé parmi les délices ? De là vient que ce roimourant, auquel Isaïe rendit la santé, se plaintqu'on tranche le cours de sa vie, lorsqu'il ne faisaitque la commencer : Dum adhuc ordirer, succidit me :de mane usque ad vesperam finies me (Is. 38, 12) : « Jefinis lorsque je commence, et ma vie s'est achevéedu matin au soir. » Que veut dire ce princemalade ? Il avait prés de quarante ans ; cependantil s'imagine qu'il ne fait que de naître, et il necompte encore qu'un jour de son âge : c'est que savie passée dans le luxe, dans le plaisir ducommandement et dans une abondance royale, nelui faisait presque point sentir sa durée, tant ellecoulait doucement. Je vous parle ici, chrétiens,dans le sentiment des hommes du monde, qui nevivent que pour les plaisirs ; et c'est afin que vouscompreniez quel étrange renversement desinclinations naturelles apporte l'esprit duchristianisme dans les âmes qui en sont remplies ;et voyez-le par l'exemple de sainte Thérèse.

    Les afflictions, les douleurs aiguës, ce cruelamas de maux et de peines sous lequel elle paraîtaccablée, et qui pourrait contraindre les pluspatients à appeler la mort au secours, c'est ce quilui fait désirer de vivre : et au lieu que la vie estamère aux autres, si elle n'est adoucie par lesvoluptés, elle n'est amère à Thérèse que

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  • lorsqu'elle y jouit de quelque repos. Qui lui donneces désirs étrangers ? D'où lui viennent cesinclinations si contraires à la nature ? En voici laraison solide : c'est qu'il n'est rien de plus opposéque de vivre selon la nature, et de vivre selon lagrâce : c'est, comme dit l'apôtre saint Paul (1 Cor.2, 12), qu'elle n'a pas reçu l'esprit de ce monde,mais un esprit victorieux du monde ; c'est que,pleine de Jésus-Christ, elle veut vivre selon Jésus-Christ. Ce Jésus ce divin Sauveur, n'a vécu quepour endurer ; et il m'est aisé de vous faire voir,par les Écritures divines, qu'il n'a voulu étendre savie qu'autant de temps qu'il fallait souffrir.Entendez donc encore cette vérité, par laquellej'achèverai ce discours, et qui en fera tout le fruit.

    Je ne m'étonne pas, chrétiens, que Jésus aitvoulu mourir : il devait ce sacrifice à son Père,pour apaiser sa juste fureur et le rendre propiceaux hommes. Mais qu'était-il nécessaire qu'ilpassât ses jours, et ensuite qu'il les finît parmi tantde maux ? C'est pour la raison que j'ai dite. Étantl'homme de douleurs, comme l'appelait leprophète (Isaï. 53, 3), il n'a voulu vivre que pourendurer ; ou, pour le dire plus follement par unbeau mot de Tertullien, il a voulu se rassasier,avant que de mourir, par la volupté de lapatience : Saginari voluptate patientiæ discessurusvolebat (de Patient., n. 3, p. 160). Voilà une étrangefaçon de parler. Ne direz-vous pas, chrétiens, que,selon le sentiment de ce Père, toute la vie du

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  • Sauveur était un festin, dont tous les mets étaientdes tourments ? Festin étrange, selon le siècle ;mais que Jésus a jugé digne de son goût. Sa mortsuffisait pour notre saint, mais sa mort ne suffisaitpas à ce merveilleux appétit qu'il avait de souffrirpour nous. Il a fallu y joindre les fouets et cettesanglante couronne qui perce sa tête, et tout cecruel appareil de supplices épouvantables : et cela,pour quelle raison ? C'est que, ne vivant que pourendurer, « il voulait se rassasier, avant que demourir, de la volupté de souffrir pour nous : »Saginari voluptate patientiæ discessurus volebat.

    Mais, pour vous convaincre plus clairementde la vérité que je prêche, regardez ce que faitJésus à la croix. Ce Dieu, avide de souffrir pourl'homme, tout épuisé, tout mourant qu'il est,considère que les prophéties lui promettentencore un breuvage amer dans sa soif : il ledemande avec un grand cri ; et après cette aigreuret cette amertume dont le Juif impitoyable arrosesa langue, que fait-il ? Il me semble qu'il se tournedu côté du ciel. Eh bien, dit-il, ô mon Père, ai-jebu tout le calice que votre Providence m'avaitpréparé ? ou bien reste-t-il quelque peine qu'il soitnécessaire que j'endure encore ? Donnez, je suisprêt, ô mon Dieu : Paratum, cor meum, Deus,paratum cor meum (psal. 107, 2). Je veux boire toutle calice de ma passion, et je n'en veux pas perdreune seule goutte. Là, voyant dans ses décretséternels qu'il n'y [688] a plus rien à souffrir pour

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  • lui : Ah ! dit-il, c'en est fait, « tout estconsommé, » consummatum est (Joan. 19, 3 ) :sortons, il n'y a plus rien à faire en ce monde ; etaussitôt il rendit son âme à son Père. Et par là neparait-il pas, chrétiens, qu'il ne vit que pourendurer, puisque, lorsqu'il aperçoit la fin dessouffrances, il s'écrie : Tout est achevé, et qu'il neveut plus prolonger sa vie.

    Tel est l'esprit du Sauveur Jésus, et c'est luiqui l'a répandu sur Thérèse, sa pudique épouse.Elle veut aussi souffrir ou mourir, et son amourne peut endurer qu'aucune cause retarde sa mort,sinon celle qui a différé la mort du Sauveur.Chrétiens, échauffons nos cœurs par la vue de cegrand exemple, et apprenons de sainte Thérèsequ'il nous faut nécessairement souffrir ou mourir.Et un chrétien en peut-il douter ? Si nous-sommes de vrais chrétiens, ne devons-nous pasdésirer d'être toujours avec Jésus-Christ ? Or, mesfrères, où le trouve-t-on cet aimable Sauveur denos âmes ? En quel lieu peut-on l'embrasser ? Onne le trouve qu'en ces deux lieux : dans sa gloireou dans ses supplices, sur son trône ou bien sursa croix. Nous devons donc, pour être avec lui,ou bien l'embrasser dans son trône, et c'est ce quenous donne la mort ; ou bien nous unir à sa croix,et c'est ce que nous avons par les souffrances ;tellement que faut souffrir ou mourir, afin de nequitter jamais le Sauveur. Et quand Thérèse faitcette prière, que je souffre ou bien que je meure,

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  • c'est de même que si elle eut dit : À quelque prixque ce soit, je veux être avec Jésus-Christ. S'il nem'est pas encore permis de l'accompagner dans sagloire, je le suivrai du moins parmi sessouffrances ; afin que, n'ayant pas le bonheur dele contempler assis sur son trône, j'aie du moins laconsolation de l'embrasser crucifié sur sa croix.

    Souffrons donc, souffrons, chrétiens, ce qu'ilplaît à Dieu de nous envoyer, les afflictions et lesmaladies, les misères et la pauvreté, les injures etles calomnies ; tâchons de porter d'un courageferme telle partie de sa croix dont il lui plaira denous honorer. Quoique tous nos sens yrépugnent, il est doux de souffrir avec Jésus-Christ, puisque ces souffrances nous font espérerla société de sa gloire ; et cette pensée doitfortifier ceux qui vivent dans la douleur etl'affliction.

    Mais pour vous, fortunés du siècle, à qui lafaveur, les richesses, le crédit et l'autorité fonttrouver la vie si commode, et qui, dans cet étatpaisible, semblez être exempts des misères quiaffligent les autres hommes, que vous dirai-jeaujourd'hui, et quelle croix vous laisserai-je enpartage ? Je pourrais vous représenter que peut-être ces beaux jours passeront bien vite, que lafortune n'est pas si constante qu'on ne voieaisément finir ses faveurs, ni la vie si abondanteen plaisirs qu'elle n'en soit bientôt épuisée. Maisavant ces grands changements, au milieu des

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  • prospérités, que ferez-vous, que souffrirez-vouspour porter la croix de Jésus ? Abandonner lesrichesses, macérer le corps ? Non, je ne vous dispas, chrétiens, que vous abandonniez vosrichesses, ni que vous macériez vos corps par delongues mortifications : heureux ceux qui lepeuvent faire dans l'esprit de la pénitence ; maistout le monde n'a pas ce courage. Jettez, jettezseulement les yeux sur les pauvres membres deJésus-Christ, qui, étant accablés de maux., netrouvent point de consolation. Souffrez en eux,souffrez avec eux, descendez à leur misère par lacompassion, chargez-vous volontairement d'unepartie des maux qu'ils endurent ; et leur prêtantvos mains charitables, aidez-leur à porter la croix,sous la pesanteur de laquelle vous les voyez sueret gémir. Prosternez-vous humblement aux piedsde ce Dieu crucifié ; dites-lui, honteux et confus :Puisque vous ne m'avez point jugé digne de mefaire part de votre croix, permettez du moins, ôSauveur, que j'emprunte celle des autres, et que jela puisse porter avec eux ; donnez-moi un cœurtendre, un cœur fraternel, un cœur véritablementchrétien, par lequel je puisse sentir leurs douleurs,et participer du moins de la sorte auxbénédictions de ceux qui souffrent.

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    PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSEPREMIER POINT.SECOND POINT.TROISIÈME POINT.