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Comportement versus compétence Ses “héros”, General Electric Medical Systems ne les récompense plus : passé de mode… Cette année, seront augmentés les ingénieurs, cadres, techniciens et administratifs du site de Buc jugés “compétents pour la croissance”. A partir de critères tels que la “curiosité”, la “passion”, l’“ingéniosité”, l’“engagement”, l’“énergie” ou le “travail d’équipe”… Il en sortira cinq niveaux : “exemplaire”, “excellent”, “pleinement satisfaisant”, “perfectionnement nécessaire” ou “non satisfaisant”. Pourquoi cinq ? Mystère… Individualisation, effet boomerang Cette opacité présentée comme pseudo-transparence ne passe plus. Une enquête de l’Apec indique ainsi qu’à peine 16 % des cadres s’en satisfont. Les autres stigmatisent non pas l’individualisation, mais sa dimension aléatoire et son cortège d’effets pervers : inégalités, injustices, déni de l’apport individuel de tous, dégradation des rapports hiérarchiques et, finalement, accentuation de la baisse des rémunérations. Une préoccupation à laquelle répond la Charte de l’encadrement de l’Ugict-Cgt. Salaire : l’homme ne vit pas que de pain Avec notre table ronde, Nathalie Bertrand, responsable “études” au département “études et recherches” de l’Apec, Hervé Giudici, secrétaire national de l’Ufcm, (cheminots-Cgt), Francis Velain, secrétaire de l’Ufict de la Fédération Cgt de la métallurgie, débattent de la dimension globale du salaire comme élément structurant de la finalité du travail effectué, de l’entreprise et du rôle que l’on peut y jouer ; autant d’éléments qui instituent le sens du travail et la valeur – pratique et symbolique – d’un déroulement de carrière. D’où l’intérêt de la revendication qui monte d’augmentation générale. 16 6PA / MAXPPP SALAIRES changer Ce qui doit

Salaires - Ce qui doit Changer

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Individualisation, effet boomerang Salaire : l’homme ne vit pas que de pain 16 6pa / maxppp GEMS BUC : LA RÉMUNÉRATION CONFORME Pages 17-19 REPÈRES Page 20 POINT DE VUE D’OLIVIER GODECHOT : TRADERS, “HOLD-UP” SUR LES ACTIFS ET LES PROFITS Page 21 INDIVIDUALISATION : EFFET BOOMERANG ? Pages 22-23 TABLE RONDE Pages 24-27 Des salariés « compétents pour la croissance » : une qualité à base de « curiosité », « passion », « ingéniosité », « engagement », « énergie »… 17

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Page 1: Salaires - Ce qui doit Changer

Comportement versus compétenceSes “héros”, General Electric Medical Systems ne les récompense plus : passé de mode… Cette année, seront augmentés les ingénieurs, cadres, techniciens et administratifs du site de Buc jugés “compétents pour la croissance”. A partir de critères tels que la “curiosité”, la “passion”, l’“ingéniosité”, l’“engagement”, l’“énergie” ou le “travail d’équipe”… Il en sortira cinq niveaux : “exemplaire”, “excellent”, “pleinement satisfaisant”, “perfectionnement nécessaire” ou “non satisfaisant”. Pourquoi cinq ? Mystère…

Individualisation, effet boomerangCette opacité présentée comme pseudo-transparence ne passe plus. Une enquête de l’Apec indique ainsi qu’à peine 16 % des cadres s’en satisfont. Les autres stigmatisent non pas l’individualisation, mais sa dimension aléatoire et son cortège d’effets pervers : inégalités, injustices, déni de l’apport individuel de tous, dégradation des rapports hiérarchiques et, finalement, accentuation de la baisse des rémunérations. Une préoccupation à laquelle répond la Charte de l’encadrement de l’Ugict-Cgt.

Salaire : l’homme ne vit pas que de painAvec notre table ronde, Nathalie Bertrand, responsable “études” au département “études et recherches” de l’Apec, Hervé Giudici, secrétaire national de l’Ufcm, (cheminots-Cgt), Francis Velain, secrétaire de l’Ufict de la Fédération Cgt de la métallurgie, débattent de la dimension globale du salaire comme élément structurant de la finalité du travail effectué, de l’entreprise et du rôle que l’on peut y jouer ; autant d’éléments qui instituent le sens du travail et la valeur – pratique et symbolique – d’un déroulement de carrière. D’où l’intérêt de la revendication qui monte d’augmentation générale.

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Gems Buc : la rémunération conforme

GEMS BUC : LA RÉMUNÉRATION CONFORME Pages 17-19

REPÈRES Page 20

POINT DE VUE D’OLIVIER GODECHOT : TRADERS, “HOLD-UP” SUR LES ACTIFS ET LES PROFITS Page 21

INDIVIDUALISATION : EFFET BOOMERANG ? Pages 22-23

TABLE RONDE Pages 24-27

Ses « héros », General Electric Medical Systems ne les récompense plus : passé de mode… Cette année, seront augmentés les ingénieurs, cadres, techniciens et administratifs du site de Buc jugés « compétents pour la croissance ». Une qualité dont le géant mondial des technologies et des services médicaux s’est risqué à cerner le contour : en croi-sant l’aptitude des salariés à la « curiosité », la « pas-sion », l’« ingéniosité », l’« engagement », l’« énergie » ou au « travail d’équipe » avec celle à « s’ouvrir vers l’extérieur », à « faire preuve de clarté et de lucidité » et à « avoir de l’imagination et du courage ».De l’alchimie qui ressortira de cette opération, les 1 796 membres du personnel de l’établisse-ment, parmi lesquels 1 562 ingénieurs et cadres, seront répartis dans les jours qui viennent en cinq niveaux : « exemplaires », « excellents », « plei-nement satisfaisants », « perfectionnement néces-saire » ou « non satisfaisant ». Pourquoi cinq notes alors que, l’an dernier, il y en avait trois et que, il y a quelques années, il y en avait quatre ? Mystère… Quoi qu’il en soit, le profil des person-nels, demain, sera sérié : « ouvert sur l’extérieur », « clairvoyant », « capable de fédérer », « expert » ou « imaginatif ». Et, jusqu’à nouvel ordre, c’est sur cette base que les uns et les autres seront catalogués dignes ou pas d’être augmentés. Peu importe, pour la multinationale, la perti-nence de ces items avec la réalité du travail et des qualifications. De toute façon, ici, les métiers ne sont pas pris en compte dans le processus annuel d’évaluation. Les fiches qui en relèvent intéressent peu la hiérarchie. Elles sont souvent en anglais, très peu détaillées, rarement actua-lisées. Elles se réfèrent encore moins aux grilles conventionnelles de la métallurgie.Chez Gems, le comportement fait office de cri-tère de compétences. « Ce qui compte pour l’en-treprise, c’est de pouvoir s’assurer que le personnel adhère à ses valeurs, qu’il se conforme à un mode 

Des salariés « compétents pour la croissance » : une qualité à base de « curiosité », « passion », « ingéniosité », « engagement », « énergie »…

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de management qui impose normalité et confor-mité », explique Jocelyne Chabert, assistante administrative, représentante Cgt au Chsct sur le site de Buc. Quant aux profils valorisés, qu’ils collent étroitement aux ressources scolaires et au bagage culturel des diplômés des grandes écoles, et d’eux seuls. « Des salariés qui maîtrisent avant tout les attentes d’un management anglo-saxon ne lui pose pas plus problème », remarque Michel Vandenabiele, technicien, élu Cgt au Chsct.

Puisque les quotas avaient été dépassés

En 2009, selon une procédure différente dans la forme mais identique dans l’esprit, près d’un salarié sur trois avait été augmenté. Combien seront-ils dans ce cas en 2010 ? Avec près de vingt-cinq ans d’ancienneté dans l’entreprise, Pierre G. perçoit 2 700 euros net par mois. Ingénieur support, il pratique depuis plus de vingt ans les différentes méthodes d’évaluation mises en place depuis que, en 1987, le conglo-mérat américain General Electric a racheté la société au groupe Thomson. L’homme est pru-dent et mesuré. Mais, comme les quelque deux mille salariés qui travaillent aujourd’hui sur le site, il attend sa prochaine évaluation avec anxiété. Il ne peut en effet oublier la manière dont son responsable hiérarchique s’est excusé,

plusieurs années durant, de ne pas le noter comme il le méritait parce qu’il avait dépassé ses quotas d’augmentation. Plus encore, il se souvient de cette note « 4 », la moins bonne, dont, il y a quelques années, il a été affublé. Il en avait été anéanti. Son « n + 1 » ne lui en avait pas fourni d’explication sérieuse. « Pourquoi ? » La question le hante encore. Etait-ce alors parce qu’il n’avait pas su gérer « efficacement » ses priorités dans cette entreprise où, pour répondre aux critères de productivité, il est devenu déplacé de perdre du temps à aider ses collègues ? Parce qu’il n’était pas parvenu à se mettre suffisamment en avant alors qu’il est de notoriété publique, dans cette société, qu’il est plus important de se rendre visible que d’avancer ses travaux ? Pierre G. ne le sait toujours pas.A la demande des élus Cgt, Force ouvrière et Cfdt du Chsct de Buc, le cabinet Isast a rendu, en sep-tembre 2009, un rapport d’expertise réalisé sur les méthodes d’évaluation dans l’entreprise (1). L’un des très nombreux résultats que livre cette étude est le suivant : systématiquement avant les entretiens, un nombre non négligeable de sala-riés avouent connaître des troubles du sommeil : 20,5 % des ingénieurs et cadres, 35,3 % des tech-niciens, 50 % des administratifs. A l’approche de l’échéance, 25 % des ingénieurs et cadres, 33,3 % des techniciens et 50 % des administratifs se disent aussi de plus en plus irascibles.Pierre G. ne refuse pas le principe des entretiens annuels d’évaluation. Une procédure normale, assure-t-il. Le problème est ailleurs, dit-il. Chez Gems, les entretiens d’évaluation ne s’intéres-sent pas au travail : au travail tel qu’il se fait dans des contraintes de plus en plus serrées, dans une pression chaque jour redoublée. Ils ne permet-tent pas non plus d’échanges constructifs entre

les salariés et leur hiérarchie sur la manière d’améliorer les orga-nisations. « Pourquoi l’occasion ne servirait-elle pas aussi à l’entreprise pour s’améliorer ? » demande-t-il.

Bientôt devant le Tgi de Versailles

Il y a deux ans, la Cgt avait sondé les salariés pour savoir ce qu’ils pensaient des entretiens. Sur les cent onze personnes qui lui avaient répondu, seules 27 % se disaient satisfaites du dispositif ; 53 % affir-maient « espérer pouvoir parler plus régulièrement de leur travail tout  au  long  de  l’année », 67 % disaient être « indifférentes à un résultat » somme toute « joué à l’avance ». Inquiet de la progres-sion du mal-être au travail sur le site, le syndicat multipliait déjà depuis des années les initiatives pour combattre la manière dont se développent ces procédures.

Gems Buc : la rémunération conforme

SALAIRES

Le syndicat a proposé à la direction d’autres méthodes d’évaluation.Il a demandé que les entretiens d’évaluation tiennent compte du travail réel, au-delà des performances et des résultats.

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Plusieurs fois, il avait rappelé la direction au droit, notamment à cet article L.1121-1 du Code du travail qui dit que ne peuvent être demandées aux salariés que les informations qui ont pour finalité d’apprécier leurs aptitudes profession-nelles. Se fondant sur les résultats de l’exper-tise du cabinet Isast, il a proposé à la direction d’autres méthodes d’évaluation que celles qui ont cours actuellement. Propositions à l’appui, il a demandé que les entretiens d’évaluation tiennent compte du travail réel, au-delà des performances et des résultats. Que soient éva-luées les aptitudes professionnelles et non les comportements. Il a réclamé également que soient révisés les principes mêmes qui fondent l’autoévaluation et que soient dissociées les augmentations de l’évaluation pour réduire les inégalités entre salariés. En vain.Faute d’être entendue, la Cgt a décidé de passer

à la vitesse supérieure. Avec Force ouvrière et le Chsct, elle a porté l’affaire en justice. S’appuyant sur deux jurisprudence existantes, la jurispru-dence Snecma et celle de Wolters Kluwer, elle espère faire entendre raison à General Electric Medical Systems. Du même coup, créer une troi-sième jurisprudence qui permettrait de relier ce que les deux autres ont établi : qu’une organisa-tion du travail, même si elle n’est pas démontrée nocive pour la santé des salariés mais est suspec-tée de l’être, n’est pas acceptable ; qu’un système d’évaluation du travail basé sur trop de critères comportementaux n’est pas licite.L’affaire devrait être engagée devant le tribunal de grande instance de Versailles avant l’été. Une victoire permettra-t-elle ensuite au syndicat Cgt d’avancer sur les revendications qui lui tiennent à cœur : de déconnecter les entretiens annuels d’éva-luation des augmentations de salaires, d’imposer à l’employeur de respecter la logique de subor-dination qui le lie aux salariés, et non de laisser supposer que les ingénieurs et cadres, les techni-ciens et les personnels administratifs sont seuls responsables de la croissance du chiffre d’affaires de l’entreprise ? Dans une société comme General Electric Medical Systems, en tout cas, les militants du syndicat Cgt savent que, pour rendre le salaire conforme, la mobilisation doit passer par une juste reconnaissance du travail. Les salariés, d’ailleurs, n’ont rien dit d’autre lorsque, aux dernières élec-tions, ils ont salué son engagement en lui permet-tant d’avoir un élu de plus au Chsct.

Martine HASSOUN

les entretiens d’évaluation ne s’intéressent pas au travail : au travail tel qu’il se fait dans des contraintes de plus en plus serrées, dans une pression chaque jour redoublée.

Avant les entretiens, un nombre non négligeable de salariés avouent connaître des troubles du sommeil : 20,5 % des ingénieurs et cadres ; 35,3 % des techniciens ; 50 % des administratifs.

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(1) A consulter sur <www.cgt-gems.fr/EntretiensAnnuels/Rapport_CHSCT_BUC_EMS%20.pdf>.

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repères

Dans l’édition 2009 consacrée aux salaires à l’embauche, l’Apec (Association pour l’emploi des cadres) montre qu’un quart des rému-nérations à l’embauche comprend une part variable, et cela diffère beaucoup selon les fonctions. En moyennes, les commissions s’élèvent à 9 700 euros. Pour plus de 40 % des embauchés, les premiers éléments qui accom-pagnent la rémunération annuelle, assortie ou non de commissions, sont les primes variables – quelles que soient ces primes – et le télé-phone portable. Viennent ensuite, parmi les autres éléments rattachés à la rémunération : l’intéressement (37 % des cadres recrutés) et la

Dans son ouvrage sur La France du travail, l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales) consacre l’essentiel du chapitre 2 au thème de la rigueur salariale. C’est dans ce contexte que se sont développés, à partir du milieu des années 1980, les mécanismes constitutifs de l’épargne salariale (intéressement, participation des salariés aux bénéfices, plans d’épargne entre-prise...), souvent présentée comme un moyen de répondre au sentiment d’injustice sociale res-senti par une part croissante des salariés. Mais les chercheurs de l’Ires montrent que « l’épargne salariale participe d’une logique d’individualisa-tion des rémunérations, bénéficiant aux salariés déjà les mieux lotis », qu’elle offre par ailleurs un caractère « aléatoire et variable », mais aussi

Dans une note économique, la Cgt décrypte les modes et les critères de rémunération des dirigeants et envisage leurs conséquences, à la fois directes et indirectes, à partir du cas de France Télécom. Elle critique ensuite les diffé-rentes pistes portées par l’exécutif (partage des profits en trois tiers, par exemple) ou le Medef (simple code de bonnes pratiques), avant de présenter ses propositions. Parmi elles : la subordination des dirigeants aux critères d’emploi, d’investissement productif et des perspectives de long terme de l’entreprise. Les critères de rémunération peuvent inclure, par

participation (34 %). Hors Ssii, 80 % des salaires à l’embauche (hors commission) sont situés entre 25 000 et 48 000 euros, pour un salaire médian de 34 000 euros. Dit autrement : 50 % des salaires à l’embauche sont situés en des-sous de 34 000 euros, 50 % au-dessus. Dans la mesure où l’expérience professionnelle reste un critère déterminant pour la fixation du salaire à l’embauche, les jeunes diplômés de moins d’un an d’expérience obtiennent sans surprise un salaire plus bas à l’embauche : il est en moyenne de 29 000 euros, contre 33 000 euros pour un jeune cadre d’un à cinq ans d’expérience professionnelle.

inégalitaire en fonction du secteur d’activité et de la taille des entreprises. L’épargne salariale concerne ainsi essentiellement les salariés qui ont un emploi stable, c’est-à-dire un contrat à durée indéterminée à temps complet. Mais aussi un emploi bien rémunéré. De manière générale, cette épargne bénéficie essentielle-ment aux ménages aisés, note l’Ires, en donnant plusieurs éléments statistiques. Parmi eux : en 2004, indique une étude de l’Insee, seules 3 % des personnes vivant dans un ménage au revenu inférieur à 9 500 euros par an possédaient une épargne salariale, contre 24 % des ménages dont le revenu est supérieur à 72 000 euros.

Source : La France du travail, données, analyses, débats, Les Editions de l’Atelier/ Ires, septembre 2009. En savoir plus sur <www.ires-fr.org>.

exemple : des objectifs industriels ; des objec-tifs de qualité des productions et des services ; l’évolution des effectifs et de l’environnement social incluant la sous-traitance ; l’environne-ment et le développement durable ; la sécurité et la santé au travail. Pour la Cgt : « Compte tenu des sommes exorbitantes de rémunération dans un nombre non négligeable de cas, un débat démocratique sur leur légitimité, et donc sur un maximum, peut être engagé. »

EMBAUCHESsalaires : quelle part variable ?

ÉPARGNE SALARIALEUne logique d’individualisation  des rémunérations

DIRIGEANTSQuelles règles de rémunération ?

biblioL’IDÉOLOGIE DE L’ÉVALUATION, REVUE “CITÉS”, PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE, MARS 2009.

LES SALAIRES EN FRANCE, INSEE ÉDITIONS, 2008.

WORKING RICH – SALAIRES, BONUS ET APPROPRIATION DU PROFIT DANS L’INDUSTRIE FINANCIÈRE, OLIVIER GODECHOT, ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE, 2007.

AU RISQUE DE L’ÉVALUATION, SALARIÉS ET CANDIDATS SOUMIS AUX ALÉAS DU JUGEMENT, MARIE-CHRISTINE BUREAU ET EMMANUELLE MARCHAL, PRESSES UNIVERSITAIRES DU SEPTENTRION, 2005.

web• Le site de l’Insee : <www.insee.fr>, rubrique « Thèmes » puis « Revenus et salaires ».• Le site de l’Apec (Association pour l’emploi des cadres) : <www.apec.fr>, rubrique « Presse » puis « Etudes » puis « Le salaire des cadres ».• Le site de la Cgt : <www.cgt.fr>, rubrique « Travail » puis « Salaires ».• Le site de l’Ugict-Cgt : <www.ugict.cgt.fr/>, rubrique « Emploi et rémunération ».

« Rémunération des dirigeants : quelles règles, quels critères ? »  Note économique n° 125. En savoir plus sur <www.cgt.fr>, rubrique « Le kiosque » puis « Publications économiques ».

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« Le sauvetage des banques et du secteur financier par les pouvoirs publics a permis aux banques de faire des bénéfices exceptionnels en 2009. Les banques pouvaient en effet emprunter peu cher sur le marché interbancaire et prêter très cher aux entre-prises. A la mi-2009, un journaliste a remarqué que Bnp Paribas, qui n’avait pas versé de bonus au titre de 2008, provisionnait 1 milliard et en a déduit qu’il s’agissait de l’enveloppe de bonus. Le débat public et l’intervention politique ont conduit la Bnp à dif-férer le versement de cette enveloppe sur plusieurs années. La moitié de l’enveloppe 2010, soit 500 000 euros, vient d’être versée aux quatre mille opéra-teurs financiers de Bnp Paribas, l’autre moitié sera versée l’année prochaine et s’ajoutera à l’enveloppe 2010. Il n’y a donc aucune surprise : les banques font ce qu’elles avaient annoncé. Au cours de cette crise, pour réguler les rémunérations et limiter la prise de risques, les pouvoirs publics n’ont fait que répéter à intervalle régulier les mêmes mesures, à savoir l’échelonnement des bonus, mesures déjà plus ou moins pratiquées par les banques elles-mêmes. La seule nouveauté, qui reste juridiquement fragile, consiste à rendre les bonus différés conditionnels aux résultats. L’échelonnement des bonus peut certes permettre aux banques de « fidéliser » leurs équipes de traders et les contraindre à des visions de plus long terme, à la fois dans leur pratique pro-fessionnelle et dans la gestion de leur carrière ; mais, même si le niveau des rémunérations s’en trouvait quelque peu modéré, sa nature ne change pas : là où, dans l’ancien système, un opérateur pouvait en cas de pertes perdre un an de bonus, il pourrait au maximum en perdre deux dans le nouveau système.» Les bonus élevés ont donc toutes les chances de perdurer, et avec eux l’enrichissement rapide d’une petite minorité. Il faut néanmoins penser les membres de cette minorité comme des salariés, sinon on ne comprend pas leur position dans le travail, ni comment ils réussissent à obtenir ce pouvoir et ces salaires. Leur situation est le produit d’un grand nombre de facteurs, en particulier le

gonflement de la sphère financière et leur place au cœur du phénomène et des organisations. Ils se sont retrouvés à des postes stratégiques, avec un mono-pole d’exploitation sur des avoirs, un accès direct et un droit d’usage sur ces fonds qui les ont placés au centre du pouvoir. Les opérateurs ne sont pas, légalement parlant, propriétaires des portefeuilles d’actions qu’ils gèrent, mais, comme ils se trouvent dans une position clé pour les exploiter (avec le support du travail de beaucoup d’autres salariés, le back office, notamment), ils acquièrent le pouvoir de transporter avec eux le potentiel de valorisation que ces actifs représentent et celui d’exiger une part de la valorisation créée par leurs transactions. Ils développent un rapport particulier aux clients, aux actifs qu’ils gèrent, aux équipes, et se sentent parfois en droit de s’affranchir de toute tutelle. Certains chefs de salle ont montré qu’ils avaient le pouvoir de déplacer l’activité financière de leur employeur s’ils décidaient de partir avec leur équipe ! C’est ce pouvoir qu’ils font payer au prix fort : la fragilité de l’activité financière n’est pas seulement due au mar-ché mais aussi à l’assise humaine de cette activité, et elle nous coûte cher à tous...» Il me semble aussi que l’inflation de certains reve-nus dans la finance a eu une influence sur celle des revenus des hauts dirigeants dans tous les secteurs et que le modèle sert désormais de matrice par-tout où des équipes sont réunies pour gérer des risques financiers au nom de l’entreprise – dans l’énergie, par exemple. Les entreprises ne semblent pas vraiment remettre en cause de telles pratiques. Contrairement à ce qu’elles peuvent prétendre, ni l’émulation, ni le talent, ni les compétences ou le mérite ne justifient des écarts de salaires aussi énormes avec les autres salariés. En avalisant une division du travail qui installe ces minorités dans une position clé, les entreprises entretiennent un système qui assure une rente de situation à une élite salariale qui a su tirer son épingle du jeu. Cette nou-velle catégorie de personnes devenues riches grâce au salariat négocie des conditions de rémunérations qui garantissent des bonus, stock-options ou autres avantages bien supérieurs à des rémunérations fixes déjà très confortables, et les remettre en cause serait d’ailleurs complexe du point de vue juridique.» Quant aux Etats, à l’image de ce qui se passe en France, ils pourraient indéniablement revoir leurs politiques fiscales pour imposer une répartition plus juste des richesses : mais, depuis des années, ils cèdent au contraire aux pressions des plus riches. Pour l’heure, hors effet d’annonce électoraliste, rien n’indique qu’il y ait une réelle volonté politique des Etats d’intervenir sur ces pratiques... »

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Traders “Hold-up” sur les actifs et les profits

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point de vueOLIVIER GODECHOTSOCIOLOGUE, CHERCHEUR AU CNRS (CENTRE MAURICE HALBWACHS), ENSEIGNANT À L’ENS ET À L’EHESS.

Propos recueillis par Valérie GÉRAUD

Des bonus qui atteignent aisément jusqu’à dix ans de salaire : comment la finance en est-elle arrivée là, et pourquoi ces pratiques sont-elles difficiles à réguler ?

Olivier Godechot a notamment publié Les Traders, éd. La Découverte 2001, éd. Poche 2005, et Working Rich : salaires, bonus et appropriation du profit dans l’industrie financière, La Découverte, 2007.

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A écouter les cadres, les politiques de rémunération manquent singulière-ment de « transparence ». De sondages

en études, les signaux d’alerte à l’intention des directions se multiplient. On peut les repérer dans les études de l’Apec (Association pour l’em-ploi des cadres) qui montrent qu’à peine 16 % d’entre eux les jugent « transparentes ». A tel point que cette critique est-elle même formulée par 80 % des directeurs des ressources humaines, indique l’édition 2008 de l’observatoire Cegos qui, chaque année, étudie des entreprises sur les enjeux liés à la rémunération des cadres.Que faut-il en déduire ? Qu’entend-on par « politique transparente de rémunération » ? Soulignons d’abord une évidence : les cadres parlent d’autant moins d’opacité des poli-tiques salariales qu’ils sont satisfaits de leur propre rémunération. Et, de ce point de vue, beaucoup ont des raisons de ne pas l’être. En témoigne notamment la dernière enquête sur « Les relations professionnelles et les négocia-tions d’entreprises » (enquête Réponse) menée par les services du ministère du Travail. Dans un contexte d’insatisfaction sur le maintien du pouvoir d’achat mais aussi d’augmentation de recours aux primes individuelles, « il arrive plus fréquemment aux cadres qu’aux non-cadres de ne pas être augmentés du tout » : c’était le cas, au cours de la période 2004-2005, dans 20 % des éta-blissements. Un pourcentage qui, montre l’en-quête Réponse (1), est par ailleurs, d’une année sur l’autre, peu affecté par la conjoncture.Juger qu’une politique de rémunération est transparente est aussi « considérer être bien informé sur les pratiques de son entreprise, se sentir peut-être associé aux décisions, marquer un besoin de reconnaissance », notent les experts de l’Apec. Autant d’éléments qui, en creux, font aujourd’hui défaut. Ainsi, plus du quart des managers et un cadre sur deux ne seraient pas bien informés des objectifs et des critères de rémunération, indique l’observatoire Cegos. Si l’on prend en compte l’insuffisance de marges de manœuvre, on voit mal ces managers « être le relais de la politique salariale de l’entreprise. Aujourd’hui, les Drh font face à un défi d’en-vergure : celui de lutter contre la déception et le désengagement des salariés alors que, en paral-lèle, la crise économique se durcit ».D’autant que, dans le même temps, les stratégies salariales se complexifient, ce qui n’aide pas à lever l’opacité qui les entoure. Schématiquement, on peut dire que les pratiques salariales sont

de deux ordres : les augmentations de salaires non réversibles, qu’il s’agisse des augmenta-tions générales ou individualisées ; les modes de rémunération dits « réversibles », comme les primes liées à la performance individuelle ou collective. Ces composantes de la rémunéra-tion peuvent fluctuer, y compris à la baisse. Or la dernière période a été marquée par l’essor de pratiques panachant éléments collectifs et individualisés, réversibles ou non, tant pour les cadres que pour les non-cadres.

Une diversité stratégique au service d’un objectif recurrent : individualiser

Cette « diversité » des choix et cette « com-plexité » des formules a été étudiée par Delphine Brochard (2), économiste, maître de conférences à Paris-I, toujours en s’appuyant sur l’enquête Réponse. Diversité : les seize combinaisons pos-

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Individualisation :  effet boomerang ?

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A peine 16 % des cadres, indique une récente étude de l’Apec, jugent que la politique de rémunération est “transparente”. Manque d’information et d’association aux décisions, généralisation de l’individualisation des salaires, opacité des critères d’attribution des augmentations... faut-il s’en étonner ? Derrière, se cache une réelle inquiétude sur le maintien du pouvoir d’achat.

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(1) « Les Pratiques salariales des entreprises », Premières Informations, Premières Synthèses, Dares, septembre 2007. Lire aussi : « Les Pratiques de rémunération des entreprises en 2007 », Premières Informations, Premières Synthèses, février 2010.

(2) In Les Relations sociales en entreprise, éditions La Découverte, collection « Recherches », octobre 2008.

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sibles sont aujourd’hui utilisées. Complexité : les stratégies salariales cumulent au moins trois composantes, et moins de la moitié des éta-blissements utilisent désormais la même for-mule pour les cadres et les non-cadres. Leur seul point commun : parmi ceux qui ont accordé des augmentations, le choix de n’accorder que des augmentations générales est désormais minoritaire, au profit de l’individualisation, dont l’essor remonte aux années 1980. Pour Delphine Brochard : « Si le recours aux formes individualisées et réversibles de la rémunération est aujourd’hui généralisé, la ligne de démar-cation semble à présent reposer sur le fait d’y recourir de façon exclusive et, face à la complexité des formules, de segmenter ou non ces pratiques entre cadres et non-cadres. » En 2007, 33 % des entreprises ayant accordé des augmentations de salaires à leurs cadres n’ont eu recours qu’à

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Individualisation :  effet boomerang ?des augmentations individualisées (19 % pour les non-cadres). Sur la base de quatre critères principaux : l’intensité des efforts dans le travail ; la capacité de répondre à des sollicitations imprévues : la contribution au fonctionnement de l’équipe ; l’implication dans les objectifs de l’entreprise...A quel prix ? Affaiblissement des collec-tifs, mise en concurrence des salariés, rémunération arbitraire et déconnectée de la qualification... cela fait de nom-breuses années que la Cgt, notamment, en pointe les dangers : « Les politiques de rémunération individualisées sont très largement utilisées par les directions, publiques comme privées, en tant qu’outil de gestion de la main-d’œuvre pour une plus grande flexibilité, explique-t-elle. La multiplication de ces éléments contri-bue à créer de fortes diversités entre sala-riés, selon la taille de l’entreprise, de ses résultats, les postes occupés, la couverture conventionnelle... autant d’éléments qui fragilisent et remettent en cause la nature de la garantie collective que constituent les salaires. » A cet égard, il est intéressant de noter une légère évolution dans la perception qu’en ont les représentants des directions. Ainsi, dans les établis-sements qui sont passés d’une indivi-dualisation totale des rémunérations à une individualisation partielle, ils sont moins nombreux à considérer – même si une majorité en reste convaincue –

que cette individualisation garantit une certaine justice des rémunérations. Et les entreprises qui attachent de l’importance au maintien du climat social ont moins souvent recours aux formules salariales totalement individualisées.Dans ce contexte, ce n’est pas un hasard si la Charte de l’encadrement proposée par l’Ugict-Cgt s’ouvre sur la question des salaires. En posant le diagnostic d’une régression du salaire fixe au profit « d’une part de plus en plus aléatoire » et du caractère désormais arbitraire de la rémunération, elle propose notamment d’établir une grille de classification salariale qui traduise la progression de la qualification et de prendre en compte tous les cadres dans les Nao (négociations annuelles obligatoires). Comme les autres salariés, ils doivent pouvoir bénéficier d’augmentations. Entendez : d’augmentations générales.

Christine LABBE

L’édition 2008 de l’observatoire Cegos qui, chaque année, étudie des entreprises sur les enjeux liés à la rémunération des cadres indique que 80 % des directeurs des ressources humaines, sont critiques vis-à-vis de l’opacité.

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– Options : Quelles sont aujourd’hui les stratégies salariales mises en œuvre et comment évolue le salaire des ingénieurs et des cadres ?

– Hervé Giudici : Disons, en préambule, qu’il y a urgence à se mobiliser plus fortement sur la question des salaires. Le salaire joue un rôle à la fois dans le calcul de la retraite et de la protection sociale. Voilà pourquoi nous parlons de « salaire » et non de « rémunération », dont les primes aléa-toires échappent le plus souvent au financement de la protection sociale au sens large. Cela étant posé, la politique salariale de la Sncf est au point mort. Lorsque la direction de l’entreprise parle d’augmentation générale des salaires, elle y intègre ce que l’on appelle le Gvt (glissement vieillesse technicité), c’est-à-dire le déroulement de carrière prenant notamment en compte l’ancienneté, mais aussi toutes les mesures prises dans le cadre de la réforme du régime spécial de retraite (pénibilité et mesures individuelles, par exemple). Aussi, quand elle annonce 3,2 % d’augmentation géné-rale, elle ne parle pas le même langage que nous. En réalité, l’augmentation générale des salaires pour 2009 s’est établie à 0,3 % au 1er octobre, soit 0,07 % par mois, en moyenne... Pour cette année, nous venons d’être reçus dans le cadre d’une ren-contre bilatérale : la direction reçoit séparément chaque organisation syndicale, en amont d’une table ronde qui doit se tenir le 17 mars. Comme en 2009, mais de manière plus insistante, la pro-position de l’entreprise se base essentiellement sur les rémunérations individualisées vis-à-vis des cadres, par le biais d’une prime appelée la « Gir » (gratification individuelle aux résultats). En 2009, la Gir, seulement soumise aux cotisations Csg et Crds, a représenté 50 millions d’euros. Ces sommes sont redistribuées aux cadres de deux manières : elles ne doivent pas être identiques entre les cadres ; elles ne doivent pas, en outre, profiter à tous. Pour certains d’entre eux, la Gir peut repré-senter jusqu’à 10 % du salaire annuel. Plus géné-ralement, la direction, pour justifier sa méthode, nous donne en exemple la politique salariale d’une dizaine de grandes entreprises françaises. Elle en extrait trois stratégies « types ». Première stratégie : une augmentation générale des salaires très faible chez les cadres, différente du collège « exécution », au « profit » d’une rémunération individualisée à 80 %. Deuxièmement : une rémunération tota-lement individualisée pour les cadres. Troisième schéma : une faible augmentation générale pour

tous si elle devait se répartir uniformément sur les trois collèges, exécution, maîtrise et cadres. Au total, dans ces entreprises, l’augmentation des salaires, individualisation comprise, oscille-rait entre 2,2 % et 2,5 % pour l’année 2010. Avec une nouveauté cette année : la proposition d’une prime à l’équipe, que la direction nous présente comme un dispositif innovant et collectif. Sauf qu’il n’y a rien de plus individuel que ce disposi-tif, avec un risque de stigmatisation des salariés supposés « moins performants ».

– Francis Velain : Cela montre que les logiques à l’œuvre depuis vingt ans dans le secteur privé sont en train d’investir les entreprises publiques. Dans la métallurgie, les augmentations sont depuis longtemps différenciées selon les catégories. En vingt ans, cela a contribué à tasser très fortement la hiérarchie salariale, avec une dégradation des seuils d’embauche et de moindres perspectives de carrière. Prenons la convention collective de la métallurgie : dans les années 1985, entre le mini-mum hiérarchique ouvrier et le maximum ingé-nieur, l’écart hiérarchique était de 5,9 pour des bases horaires identiques à toutes les catégories ; il est aujourd’hui tombé à 4,8 avec des non-cadres aux trente-cinq heures et des ingénieurs au for-fait-jour. Même tendance dans les entreprises. Chez Alcatel, l’écart hiérarchique entre le plus bas salaire ouvrier et le salaire du neuvième décile des ingénieurs et cadres (90 % d’entre eux gagnent moins) s’établit à 3,1 si on ramène les salaires des ingénieurs à une base trente-cinq heures. Et c’est bien là l’objectif : nous sommes confrontés à une stratégie de dévalorisation du travail qualifié qui nous impose de faire un vrai bilan, avec les salariés, de la réalité des salaires. Les lignes commencent à bouger, comme le montre la négociation sur les minima conventionnels « ingénieurs et cadres ». Initialement, l’Uimm (Union des industries et métiers de la métallurgie) a proposé une revalorisa-tion de 0,8 %. Elle a dû « monter » à 1,2 %. Et, même ainsi, elle n’a pas obtenu l’accord des organisa-tions syndicales. C’est historique dans la branche. Parmi les éléments qui expliquent ce refus : la dégradation – de l’ordre de 30 % en vingt ans – des minima « ingénieurs et cadres » par rapport au smic, illustration du problème du tassement des grilles salariales. Ce qui est en train de se jouer, c’est la reconnaissance des qualifications, avec la nécessité de redonner de l’ampleur à l’échelle hiérarchique pour mieux accueillir les jeunes et

TABLE RONDE

Salaire, question(s) de sens et de finalité

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PARTICIPANTS

NATHALIE BERTRAND, RESPONSABLE “ÉTUDES” AU DÉPARTEMENT “ÉTUDES ET RECHERCHE” DE L’APEC

HERVÉ GIUDICI, SECRÉTAIRE NATIONAL DE L’UFCM, FÉDÉRATION CGT DES CHEMINOTS

FRANCIS VELAIN, SECRÉTAIRE DE L’UNION FÉDÉRALE DES INGÉNIEURS, CADRES ET TECHNICIENS DE LA MÉTALLURGIE CGT

CHRISTINE LABBE, “OPTIONS”

Quelle est la signification du salaire ? Comment évaluer le salaire des ingénieurs et cadres ? Alors que les conflits se multiplient, deux nécessités : revenir aux augmentations générales et reconstruire des perspectives de carrière.

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“Le saLaire joue un rôLe à La fois dans Le caLcuL de La retraite et de La protection sociaLe. VoiLà pourquoi nous parLons de “saLaire” et non de “rémunération”, dont Les primes aLéatoires échappent Le pLus souVent au financement de La protection sociaLe au sens Large.

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assurer des évolutions de carrière pour tous. Pour l’heure, dans les entreprises, la fourchette des pro-positions patronales se situe, pour les ingénieurs, entre 0,8 et 1,2 % d’augmentation, 2 % dans les cas les plus favorables, uniquement individualisées.

– Nathalie Bertrand : Depuis 2007, l’Apec conduit une enquête auprès des cadres sur leur situation professionnelle et leur rémunération. La dernière enquête réalisée, menée en avril-mai 2009, porte sur 2008. Elle montre que près de la moitié des cadres restés dans la même entreprise ont été augmentés au cours de l’année sur leur rémuné-ration annuelle brute totale, c’est-à-dire salaire fixe et part variable (hors intéressement et parti-cipation). Par rapport à la structure de la rémuné-ration, la moitié des cadres déclare percevoir une part variable dite « à court terme » (salaires et/ ou primes variables). Pour les autres, il apparaît deux cas de figure. Premièrement, ceux qui déclarent que leur rémunération est restée stable sont 43 % dans ce cas. Secundo : ceux qui ont vu leur rému-nération baisser sont 6 %. Et cette baisse s’explique, pour les cadres restés dans la même entreprise, par une diminution de la part variable. Globalement, parmi ceux qui ont été augmentés en 2008, huit sur dix ont bénéficié d’une augmentation individuelle, quatre sur dix d’une augmentation collective, et un cadre sur quatre a bénéficié conjointe-ment des deux. Notons que si une forme de retour aux augmentations générales était envi-sageable en 2007, dans un contexte de hausse du coût de la vie, elle ne s’est pas confirmée en 2008. Actuellement, l’Apec reconduit l’enquête pour l’année 2009, et les résultats paraîtront en

septembre 2010 ; il sera très intéressant de voir comment l’ensemble de ces indicateurs a évolué dans un contexte de très mauvaise conjoncture économique. Vraisemblablement, il va y avoir des mouvements.

– Options : Comment ces politiques salariales sont-elles perçues par les salariés ? Que nous ap-prennent, de ce point de vue, les conflits de ces derniers mois ?

– Francis Velain : Le mécontentement est bien réel ! Chez Thales : treize mille pétitions signées contre les mesures de la direction. Dans l’établissement de Colombes (trois mille salariés, 80 % d’ingénieurs) : mille cinq cents signatures… De multiples signes nous montrent que les salariés commencent à sortir des généralités sur les salaires pour mieux en décrypter la réalité. Depuis deux ou trois ans, sous la pression d’un certain nombre de luttes d’ingé-nieurs, on voit apparaître des clauses qui affirment que, dans tous les cas, les ingénieurs seront aug-mentés d’un taux minimum. Dit autrement, les directions ne parlent toujours pas d’augmentations générales mais, de fait, elles les réintègrent sans le dire. Cela prouve qu’il y a bien une pression sociale dans ces catégories sur la question des salaires. Il faut dire que l’intéressement, la participation et toutes les primes variables qui précarisent le salaire sont aujourd’hui en retrait, entraînant une baisse du pouvoir d’achat. Pour les syndicalistes, cela pose un problème : faut-il se battre pour retrouver les montants des primes touchés l’an passé ? Ou doit-on revenir sur une exigence fondamentale concernant le salaire de base ?

“depuis deux ou trois ans, sous La pression d’un certain nombre de Luttes d’ingénieurs, on Voit apparaître des cLauses qui affirment que, dans tous Les cas, Les ingénieurs seront augmentés d’un taux minimum. dit autrement, Les directions ne parLent toujours pas d’augmentations généraLes mais, de fait, eLLes Les réintègrent sans Le dire.

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Salaire, question(s) de sens et de finalité

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– Nathalie Bertrand : Six cadres sur dix se disent satisfaits de leur rémunération. Plusieurs para-mètres influent sur cette opinion : les niveaux de rémunération, bien sûr, mais aussi les événements récents de la vie professionnelle, comme la mobilité interne ou externe, par exemple, l’âge du salarié... Mais, pour la première fois, les cadres ont été inter-rogés sur l’idée qu’ils avaient de la transparence de la politique de rémunération de leur entreprise. Globalement, nous avons des résultats très mar-qués, puisque 16 % à peine des cadres jugent que cette politique de rémunération est « transparente » alors que 43 % ne la jugent pas transparente (35 % « peu » transparente). On constate que ce jugement est étroitement lié à l’opinion qu’ont les cadres de leur rémunération. Dans des enquêtes pré-cédentes, on constatait que beaucoup jugeaient que les pratiques de rémunération étaient assez opaques, qu’ils ne les connaissaient pas, qu’ils avaient assez peu de visibilité sur les mécanismes et la structure des rémunérations et de l’évolution de la rémunération. Pour expliquer cette opinion, plusieurs paramètres entrent vraisemblablement en ligne de compte : la satisfaction vis-à-vis de sa propre rémunération, le manque de transparence des stratégies de communication sur la politique de rémunération, la complexité de la structure des rémunérations, le manque de visibilité sur les critères d’attribution des augmentations indi-viduelles et des primes… Sur ces bases, nous ne pouvons pas pour autant affirmer que cela traduit un « désir » chez les cadres de retour aux augmen-tations générales, au détriment des augmentations individuelles. Les prochaines vagues d’enquête permettront d’approfondir ces questions pour pouvoir y répondre de manière fiable.

– Hervé Giudici : La rémunération individualisée ? A la Sncf, les cadres en « reviennent » et sortent de leur réserve. Depuis la fin 2008, le début 2009, une grande partie d’entre eux ne partagent plus la politique de l’entreprise, y compris la politique salariale, car les deux vont de pair. L’entreprise l’a elle-même constaté : elle a fait réaliser un audit par Csa montrant que 62 % de ces cadres n’étaient plus attachés à sa politique, au moment même où elle portait tous ses efforts sur la gratification individuelle aux résultats. Cela démontre que cette politique salariale n’est pas bonne, qu’elle entraîne des effets de casse sur les collectifs de travail où les cadres, à la fois « dans » et « à la tête » des collectifs, sont doublement touchés. Par ailleurs, on com-mence à percevoir que ces revenus aléatoires ont des conséquences sur la santé. Ce n’est pas par hasard qu’un cheminot va bénéficier d’une prime

de plusieurs centaines d’euros : c’est lui demander des efforts considérables en termes de charge de travail, de temps de travail, d’intensité du travail… Si bien que l’Etat a demandé à l’entreprise de réa-liser une étude sur les troubles psychosociaux. La Fédération Cgt des cheminots, avec l’Ufcm, a tou-jours été opposée à cette forme de rémunération aléatoire, individualisée ou collective, adossée aux résultats de l’entreprise, alors que nous sommes une entreprise de service public. La Gir par exemple détourne le fondement même du salaire avec une politique salariale qui n’a plus alors de rapport avec le travail. Comme permanents syndicaux, nous avons perçu, à la fin 2009, une Gir moyenne égale à 3 % du salaire annuel ; nous avons décidé, tous collèges confondus (exécution, maîtrise et cadres), de reverser à l’entreprise la globalité des sommes. Nous en avons fait une question de principe et, sur le terrain, ce refus a été très bien perçu par les salariés. En réalité, le contentieux salarial à la Sncf remonte au début des années 1980, avec l’indexa-tion des salaires sur les prix : depuis, nous estimons la perte salariale à 17 %. D’où la nécessité des aug-mentations générales de salaires. Un exemple : il y a vingt ans, un jeune diplômé à bac plus deux était recruté à 1,6 fois le smic. Aujourd’hui, à 1,2 fois le smic. Voilà pourquoi les salaires sont de plus en plus au cœur des revendications. Et les cadres ne sont plus à l’écart : lors du mouvement du 3 février, une forte population cadre était en grève ce jour-là.

– Options : Face à ces tensions, comment, en par-tant de la réalité des salaires et des demandes exprimées par les salariés eux-mêmes, construire de nouvelles règles ?

– Francis Velain : Les questions salariales revêtent une charge symbolique très forte. Quel est le sens du salaire ? Quelle est sa signification ? Quels sont le sens et la finalité du travail ? Ce sont bien ces questions qui sont aujourd’hui posées, en particu-lier par les ingénieurs et les cadres. Et, de ce point de vue, il n’est pas étonnant qu’ils soient, comme le montre l’Apec, soucieux de « transparence ». Par ailleurs, on a tendance à sous-estimer leur attachement à une démarche collective sur les salaires : ils cherchent à se positionner les uns par

TABLE RONDESalaire, question(s) de sens et de finalité

“pour La première fois, Les cadres ont été interrogés sur L’idée qu’iLs aVaient de La transparence de La poLitique de rémunération de Leur entreprise. gLobaLement, nous aVons des résuLtats très marqués, puisque 16 % à peine des cadres jugent que cette poLitique de rémunération est “transparente”.

Hervé Giudici.

Nathalie Bertrand.

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rapport aux autres sur des bases équitables. Sauf que, pour l’instant, leur référence reste celle du marché. A nous, syndicalistes, de nous interroger sur la manière de dépasser ce positionnement par rapport au marché pour articuler le salaire à la qualification, au temps de travail, à l’expérience, à la force de travail. Parmi les questions fondamen-tales qui doivent être posées : comment évaluer correctement le salaire des ingénieurs et cadres ? Dans toutes les entreprises de la métallurgie, les très hauts cadres ont vu leur salaire réellement progresser, alors que la masse des cadres a vu le sien stagner, voire baisser, au regard d’indicateurs sociaux comme le smic ou le plafond de la Sécurité sociale. Dans le groupe Schneider, 90 % des ingé-nieurs gagnent moins de 3,9 fois le smic (rémuné-rations ramenées à une base trente-cinq heures). Il ne suffit pas de dénoncer le fait que certains cadres sont trop payés, même si cela représente une injustice sociale très forte. Il faut à la fois reve-nir sur des augmentations générales de salaires et reconstruire une hiérarchie salariale cohérente et légitime. Cela constitue un immense chantier qui aidera aussi les autres catégories de salariés privées aujourd’hui de déroulement de carrière.

– Nathalie Bertrand : Notre étude fait apparaître que 61 % des cadres se disent satisfaits de leur rémunération. Mais ce pourcentage masque de très fortes variations selon l’âge, les événements récents de leur vie professionnelle. Et quand on les interroge sur leur degré de satisfaction au regard de certains paramètres comme l’implication au travail, ils ne sont plus que 40 % à juger leur rému-nération correcte (49 % eu égard à leurs respon-sabilités). Cela fait écho au débat sur le lien entre la rémunération et le travail fourni. Plus généra-lement, on constate à quel point l’âge est un fac-teur déterminant sur le niveau de rémunération des cadres, mais aussi sur l’opinion qu’ils en ont comme sur les perspectives d’évolution. Un cadre sur trois juge ces perspectives « intéressantes » ou « très intéressantes ». Chez les moins de trente ans, cette proportion atteint 50 % puis diminue réguliè-rement et fortement avec l’âge.

– Francis Velain : Cela veut dire qu’il faut aider les ingénieurs et cadres à avoir une bonne visibilité de leurs perspectives de carrière. Chez Schneider, un ingénieur embauché aux minima de sa catégorie et qui arriverait néanmoins au dernier décile aurait multiplié son salaire par 2,5 %. Mais s’il parvenait au niveau médian, ce qui n’est déjà pas si mal, il le multiplierait par 1,7 %. C’est pourquoi notre propo-sition d’une échelle hiérarchique de 1 à 5 associée à un doublement du salaire comme perspective de carrière concerne bien l’essentiel des populations ingénieurs et cadres. Revenir au sens du salaire est une idée qui commence à gagner les esprits. Cela doit nous interroger sur le type de revendications à mettre en avant. La Fédération Cgt de la métal-lurgie propose la construction d’une nouvelle grille de classification reprenant les repères confé-déraux avec, donc, cette échelle hiérarchique de

1 à 5. A partir du salaire réel dans les entreprises, cela implique de montrer l’effort à fournir, coeffi-cient par coefficient, catégorie par catégorie, pour répondre à cette proposition. Quelques groupes commencent à y travailler, notamment à Alstom ou Thales. Mais nous nous heurtons à une vraie difficulté : celle de mettre ces questions en débat sur les qualifications, les classifications, la recons-truction des grilles, dans le cadre de l’unité syndi-cale. Aussi, le refus des syndicats de signer l’accord sur la revalorisation des minima « ingénieurs et cadres » au niveau de la branche est-il pour nous très intéressant : il devrait aider nos syndicats à pousser le débat plus fortement dans les entre-prises. Aujourd’hui, nous avons besoin à la fois d’augmentations générales pour faire face à la baisse du pouvoir d’achat et d’un travail de remise en ordre des grilles hiérarchiques, de construction de nouvelles règles, plus justes que celles mises en place par les entreprises. Il est possible de s’ap-puyer justement sur le souci de « transparence » exprimé par les cadres.

– Hervé Giudici : Avec 314 millions d’euros de divi-dendes versés à l’Etat entre 2008 et 2009, 50 mil-lions d’euros consacrés à la Gir, l’octroi de 25 % d’augmentation aux membres du comité exécutif, des sommes considérables dédiées au rachat d’en-treprises, notamment à l’extérieur…, l’entreprise a fait des choix politiques qui ne reposent plus sur la valeur travail. Dans le cadre des négociations 2010, et dans la perspective de la table ronde « salaires » du 17 mars, nous avons lancé une pétition qui comprend six points. Parmi lesquels : un plan de rattrapage du contentieux salarial avec, dans l’im-médiat, une augmentation générale des salaires de 6 % ; la transformation de la prime de fin d’an-née en réel treizième mois ; la revalorisation des primes de travail ; l’indexation des pensions sur les salaires dans le contexte de réforme des retraites ; l’amélioration des déroulements de carrière. Le 17 mars, nous espérons arriver avec quarante mille pétitions signées ; à l’heure où nous parlons; nous en sommes à trente mille. Nous affirmons que l’augmentation générale des salaires est nécessaire et possible, en gagnant une autre répartition des richesses produites.

“soixante et un pour cent des cadres se disent satisfaits de Leur rémunération. mais ce pourcentage masque de très fortes Variations seLon L’âge, Les éVénements récents de Leur Vie professionneLLe. et quand on Les interroge sur Leur degré de satisfaction au regard de certains paramètres comme L’impLication au traVaiL, iLs ne sont pLus que 40 % à juger Leur rémunération correcte.

Francis Velain.

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