Sand-Cora

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sand Cora, roman

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I mon retour de l'le Bourbon (je me trouvais dans une situation assez prcaire), je sollicitai et j'obtins un mince emploi dans l'administration des postes. Je fus envoy au fond de la province, dans une petite ville dont je tairai le nom pour des motifs que vous concevrez facilement.L'apparition d'une nouvelle figure est un vnement dans une petite ville, et, quoique mon emploi ft des moins importants, pendant quelques jours je fus, aprs un phoque vivant et deux boas constrictors, qui venaient de s'installer sur la place du march, l'objet le plus excitant de la curiosit publique et le sujet le plus exploit des conversations particulires.La niaise oisivet dont j'tais victime me squestra chez moi pendant toute la premire semaine. J'tais fort jeune, et la ngligence que j'avais jusqu'alors apporte par caractre aux importantes considrations de la mise et de la tenue commenaient se rvler moi sous la forme du remords.Aprs un sjour de quelques annes aux colonies, ma toilette se ressentait visiblement de l'tat de stagnation honteuse o l'avait laiss le progrs du sicle. Mon chapeau la Bolar, mes favoris la Bergami et mon manteau la Quiroga taient en arrire de plusieurs lustres, et le reste de mon accoutrement avait une tournure exotique dont je commenais rougir.Il est vrai que, dans la solitude des champs, ou dans l'incognito d'une grande ville, ou dans le tourbillon de la vie errante, j'eusse pu exister longtemps encore sans me douter du malheur de ma position. Mais une seule promenade hasarde sur les remparts de la ville m'claira tristement cet gard. Je ne fis point dix pas hors de mon domicile sans recevoir de salutaires avertissements sur l'inconvenance de mon costume. D'abord une jolie grisette me lana un regard ironique, et dit sa compagne, en passant prs de moi: Ce monsieur a une cravate bien mal plie. Puis un ouvrier, que jsouponnai tre dans le commerce des feutres, dit d'un ton goguenard, en posant ses poings sur ses flancs revtus d'un tablier de cuir: Si ce monsieur voulait me prter son chapeau, j'en ferais fabriquer un sur le mme modle, afin de me dguiser en roast-beef le jour du carnaval. Puis une dame lgante murmura en se penchant sur sa croise: C'est e qu'il ait un gilet si fan et la barbe si mal faite. Enfin, un bel esprit du lieu dit en pinant la lvre: Apparemment que le pre de ce monsieur est un homme puissant, on le voit l'ampleur de son habit. Bref, il me fallut bientt revenir sur mes pas, fort heureux d'chapper aux vexations d'une douzaine de polissons en guenilles qui criaient aprs moi du haut de leur tte: bas l'angliche! bas le milord! bas l'tranger!Profondment humili de ma msaventure, je rsolus de m'enfermer chez moi jusqu' ce que le tailleur du chef-lieu m'et fait parvenir un habit complet dans le dernier got. L'honnte homme ne s'y pargna point, et me confectionna des vtements si exigus et si coquets que je pensai mourir de douleur en me voyant rduit ma plus simple expression, et semblable en tous points ces caricatures de fats parisiens et d'incroyables qui nous faisaient encore pmer de rire, l'anne prcdente, l'le Maurice. Je ne pouvais pas me perader que je ne fusse pas cent fois plus ridicule sous cet habit que sous celui que je venais de quitter, et je ne savais plus que devenir; car j'avais promis solennellement mon htesse (la femme du plus gros notaire de l'arrondissement) de la conduire au bal, et de lui faire danser la premire et probablement l'unique contredanse laquelle ses charmes lui donnaient le droit de prtendre. Incertain, honteux, tremblant, je me dcidai descendre et demander cette estimable femme un avis rigide et sincre sur ma situation. Je pris un flambeau et je me hasardai jusqu' la porte de son appartement; mais je m'arrtai palpitant et dsespr, en entendant partir de ce sanctuaire un bruit confus de voix fraches et perantes, de rires aigus et nafs, qui m'annonaient la prsence de cinq ou six demoiselles de la ville. Je faillis retourner sur mes pas; car, de m'exposer au jugement d'un si malin aropage dans une parure plus que problmatique mes yeux, c'tait un hrosme dont peu de jeunes gens ma place se fussent sentis capables.Enfin, la force de ma volont l'emporta; je me demandai si j'avais lu pour rien Locke et Condillac, et poussant la porte d'une main ferme, j'entrai par l'effet d'une rsolution dsespre. J'ai vu de prs d'affreux vnements, je puis le dire: j'ai travers les mers et es, j'ai chapp aux griffes d'un tigre dans le royaume de Java, et aux dents d'un crocodile dans la baie de Tunis; j'ai vu en face les gueules bantes des sloops flibustiers; j'ai mang du biscuit de mer qui m'a perc les gencives; j'ai embrass la fille du roi de Timor... eh bien! je vous jure que tout ceci n'tait rien au prix de mon entre dans cet appartement, et que dans aucun jour de ma vie je ne recueillis un aussi glorieux fruit de l'ducation philosophique.Les demoiselles taient assises en cercle, et, en attendant que la femme du notaire et achev de mler ses cheveux noirs une lgre guirlande de pivoines, ces gentes filles de la nature changeaient entre elles de joyeux propos et de naves chansons. Mon apparition inattendue paralysa l'lan de cette gaiet charmante. Le silence tendit ses ailes de hibou sur leurs blondes ttes, et tous les yeux s'attachrent sur moi avec l'expression du doute, de la mfiance et de la peur.Puis tout coup un cri de surprise s'chappa du sein de la plus jeune, et mon nom vola de bouche en bouche comme la borde d'une frgate arme en guerre. Mon sang se glaa dans mes veines, et je faillis prendre la fuite comme un brick qui a cru attaquer un chasse-mare, et qui, la porte de la longue-vue, dcouvre un beau trois-mts, laissant nonchalamment tomber ses sabords pour lui faire accueil.Mais, ma grande stupfaction, la femme de mon hte, laissant la moiti de ses boucles crpes et menaantes, tandis que l'autre gisait encore sous le papier gris de la papillote, accourut vers moi en s'criant: C'est notre jeune homme! c'est notre pauvre Georges!h! mon Dieu! quelle mtamorphose! qu'il est bien mis! quelle jolie tournure! quelle coupe d'habit lgante et moderne!... Ah! mesdemoiselles, regardez! regardez comme M. Georges est chang, comme il a l'air distingu. Vous ferez danser ces demoiselles, monsieur Georges, aprs moi, pourtant! Vous m'avez force de vous promettre la premire, vous vous en souvenez?Les demoiselles gardaient le silence, et je doutais encore de mon triomphe. Je rassemblai le reste de mon courage pour leur demander timidement leur got sur cet habit, et aussitt un chur de louanges pur et mlodieux mes oreilles comme un chant cleste s'leva autour de moi. Jamais on n'avait rien vu de mieux; on ne trouvait pas un pli blmer; le collet raide et volumineux tait d'un got exquis, les basques courtes et cambres avaient une grce parfaite, le gilet parsem de gigantesques rosaces tait d'un clat sans pareil; la cravate inflexible, croise avec une rigueur systmatique, tait un chef-d'uvre d'invention; la manchette et le jabot terrible couronnaient l'uvre. De mmoire de jeunes filles, aucun employ de l'administration des postes n'avait fait un tel dbut dans le monde.J'avoue que ce n'est pas un des moins brillants souvenirs de ma jeunesse que mon entre triomphante dans ce bal, serr dans mon habit neuf, froiss par les baleines dorsales de mon gilet, vex par le rigorisme de mes entournures, et, de plus, flanqu droite de la femme du notaire, gauche de mademoiselle Phdora, sa nice, la plus vieille et la plus laide fille du dpartement. N'importe, j'tais fier, j'tais heureux, j'tais biemis.La salle tait un peu froide, un peu sombre, un peu malpropre; les banquettes taient bien taches d'huile et l, les quinquets jouaient bien un peu, sur les ttes fleuries et emplumes du bal, le vieux rle de l'pe de Damocls; le parquet n'tait pas fort brillants robes des femmes n'taient pas toutes fraches, pas plus que la fracheur de certains visages n'tait naturelle. Il y avait bien des pieds un peu larges dans des souliers de satin un peu rustiques, des bras un peu rouges sous des manches de dentelle, des cous un peu hls sous des colliers de perles, et des corsages un peu robustes sous des ceintures de moire. Il y avait bien aussi sur l'habit des hommes une lgre odeur de tabac de la rgie, dans l'office un parfum de vin chaud un peu brutal, dans l'air un nuage de poussire un peu agreste, et pourtant c'tait une charmante fte, une aimable runion, sur ma parole! La musique n'tait pas beaucoup plus mauvaise que celle de Port-Louis ou de Saint-Paul. Les modes n'taient, coup sr, ni aussi arrires, ni aussi exagres que celles qu'on prtend suivre Calcutta; en outre, les femmes taient gnralemplus blanches, les hommes moins rudes et moins bruyants. tout prendre, pour moi qui n'avais point vu les merveilles de la civilisation pousses la dernire limite, pour moi qui n'avais vu l'opra qu'en Amrique et le bal qu'en Asie bal peu prs public et gnral de la petite ville pouvait bien sembler pompeux et enivrant, si l'on considre d'ailleurs la profonde sensation qu'y produisait mon habit et le succs incontestable que j'obtins d'emble la fin de la premire contredanse.Mais ces joies naves de l'amour-propre firent bientt place un sentiment plus conforme ma nature inflammable et contemplative. Une femme entra dans le bal et j'oubliai toutes les autres; j'oubliai mme mon triomphe et mon habit neuf. Je n'eus plus de regards et de penses que pour elle.Oh! c'est qu'elle tait vraiment bien belle, et qu'il n'tait pas besoin d'avoir vingt-cinq a et d'arriver de l'Inde pour en tre frapp. Un peintre clbre qui passa, l'anne suivante, ds la ville, arrta sa chaise de poste en l'apercevant sa fentre, fit dteler les chevaux et resta huit jours l'auberge du Lion-d'Argent, cherchant par tous les moyens possibles pntrer jusqu' elle pour la peindre. Mais jamais il ne put faire comprendre sa famille qu'on pouvait par amour de l'art faire le portrait d'une femme sans avoir l'intention de la sduire. Il fut conduit, et la beaut de Cora n'est reste empreinte que dans le cerveau peut-tre de ce grand artiste, et dans le cur d'un pauvre fonctionnaire destitu de l'administration des postes.Elle tait d'une taille moyenne admirablement proportionne, souple comme un oiseau, mais lente et fire comme une dame romaine. Elle tait extraordinairement brune pour le climat tempr o elle tait ne; mais sa peau tait fine et unie comme la cire la mieux moule. Le principal caractre de sa tte rgulirement dessine, c'tait quelque chose d'indfble, de surhumain, qu'il faut avoir vu pour le comprendre; des lignes d'une nettet prestigieuse, de grands yeux d'un vert si ple et si transparent qu'ils semblaient faits pour lire dans les mystres du monde intellectuel plus que dans les choses de la vie positive; une bouche aux lvres minces, fines et ples, au sourire imperceptible, aux rares paroles; un profil svre et mlancolique, un regard froid, triste et pensif, une expression vague de souffrance, d'ennui et de ddain; et puis des mouvements doux et rservs, une main effile et blanche, beaut si rare chez les femmes d'une condition mdiocre; une toilette grave et simple, discernement si trange chez une provinciale; surtout un air de dignit calme et inflexible qui aurait t sublime sous la couronne de diamants d'une reine espagnole, et qui, chez cette pauvre fille, semblait tre le sceau du malheur, l'indice d'une organisation exceptionnelle.Car c'tait la fille... le dirai-je? il le faut bien: Cora tait la fille d'un picier. sainte posie, pardonne-moi d'avoir trac ce mot! Mais Cora et relev l'enseigne d'un caba Elle se ft dtache comme l'ange de Rembrandt au-dessus d'un groupe flamand. Elle et brill comme une belle fleur au milieu des marcages. Du fond de la boutique de son pre, elle et attir sur elle le regard du grand Scott. Ce fut sans doute une beaut ignore comme elle qui inspira l'ide charmante de la belle fille de Perth.Et elle s'appelait Cora; elle avait la voix douce, la dmarche rserve, l'attitude rveuse. Elle avait la plus belle chevelure brune que j'aie vue de ma vie, et seule, entre toutes ses compagnes, elle n'y mlait jamais aucun ornement. Mais il y avait plus d'orgueil dans le luxe de ses boucles paisses que dans l'clat d'un diadme. Elle n'avait pas non plus de collier ni de fleurs sur la poitrine. Son dos brun et velout tranchait firement sur la dentelle blanche de son corsage. Sa robe bleue la faisait paratre encore plus brune de ton et plus sombre d'expression. Elle semblait tirer vanit du caractre original de sa beaut.Elle semblait avoir devin qu'elle tait belle autrement que toutes les autres: car je n'ai pas besoin de vous le dire, Cora tant d'un type rare et d'un coloris oriental, Cora ressemblant la juive Rebecca, ou la Juliette de Shakespeare, Cora majestueuse, souffrante et un peu farouche, Cora qui n'tait ni rose, ni replte, ni agaante, ni gentille, n'tait ni aperue ni souponne dans la foule. Elle vivait l comme une rose panouie dans le dsert, comme une perle choue sur le sable, et la premire personne venue, qui vous eussiez exprim votre admiration la vue de Cora, vous et rpondu: Oui, elle ne serait pas mal si elle tait plus blanche et moins maigre.J'tais si troubl auprs d'elle, si subitement pris, que vraiment j'oubliais toute la confiance qu'eussent d m'inspirer mon habit neuf et mon gilet rosaces. Il est vrai qu'elle y accordait fort peu d'attention, qu'elle coutait d'un air distrait des fadeurs qui me faisaient suer sang et eau dbiter, qu'elle laissait, chaque invitation de ma part, tomber de ses lvres un mot bien faible, et, dans ma main tremblante, une main dont je sentais la froideur au travers de son gant. Hlas! qu'elle tait indiffrente et hautaine, la fille de l'picier! Qu'elle tait singulire et mystrieuse, la brune Cora! Je ne pujamais obtenir d'elle, dans toute la dure de la nuit, qu'une demi-douzaine de monosyllabes.Il m'arriva le lendemain de lire, pour le malheur de ma vie, les Contes fantastiques. Pour mon malheur encore, aucune crature sous le ciel ne semblait tre un type plus complet de la beaut fantastique et de la posie allemande que Cora aux yeux verts et au corsage diaphane.Les adorables posies d'Hoffmann commenaient circuler dans la ville. Les matrones et les pres de famille trouvaient le genre dtestable et le style de mauvais got. Les notaires et les femmes d'avous faisaient surtout une guerre mort l'invraisemblance des caractres et au romanesque des incidents. Le juge de paix du canton avait l'habitude de se promener autour des tables dans le cabinet de lecture, et de dire aux jeunes gens gars par cette posie trangre et subversive: Rien n'est beau que le vrai, etc. Je me souviens qu'un vaurien de lycen, en vacances, lui dit cette occasion en le regardant fixement:Monsieur, cette grosse verrue que vous avez au milieu du nez est sans doute postiche?Malgr les remontrances paternelles, malgr les anathmes du principal et des professeurs de sixime, le mal gagna rapidement, et une grande partie de la jeunesse fut infecte du venin mortel. On vit de jeunes dbitants de tabac se modeler sur le type de Kreisler, et des surnumraires l'enregistrement s'vanouir au son lointain d'une cornemuse ou d'une chanson de jeune fille.Pour moi, je confesse et je dclare ici que je perdis compltement la tte. Cora ralisait tous les rves enivrants que le pote m'inspirait, et je me plaisais la gratifier d'une nature immatrielle et ferique qui rellement semblait avoir t imagine pour elle. J'ta heureux ainsi. Je ne lui parlais pas, je n'avais aucun titre pour m'approcher d'elle. Je ne recueillais aucun encouragement ma passion; je n'en cherchais mme pas. Seulement, je quittai la maison du notaire et je louai une misrable chambre directement en face de la maison de l'picier. Je garnis ma fentre d'un pais rideau, dans lequel je pratiquai des fentes habilement mnages. Je passais l en extase toutes les heures que je pouvais drober mon travail.La rue tait dserte et silencieuse. Cora tait assise sa fentre au rez-de-chausse. Elle lisait. Que lisait-elle? Il est certain qu'elle lisait du matin au soir. Et puis elle posait son livre sur un vase de girofle jaune qui brillait la fentre. Et la tte pench sur sa main, les boucles de ses beaux cheveux nonchalamment mles aux fleurs d'or et de pourpre, l'il fixe et brillant, elle semblait percer le pav et contempler, travers la crote paisse de ce sol grossier, les mystres de la tombe et de la reproduction des essences fcondantes, assister la naissance de la fe aux Roses, et encourager le germe d'un beau gnie aux ailes d'or dans le pistil d'une tulipe.Et moi je la regardais, j'tais heureux. Je me gardais bien de me montrer, car, au moindre mouvement du rideau, au moindre bruit de ma fentre, elle disparaissait comme un songe. Elle s'vanouissait comme une vapeur argente dans le clair-obscur de l'arrire-boutique; je me tenais donc l, immobile, retenant mon souffle, imposant silence aux battements de mon cur, quelquefois genoux implorant ma fe dans le silence, envoyant vers elle les brlantes aspirations d'une me que son essence magique devait pntrer et entendre. Parfois je m'imaginais voir mon esprit et le sien voltiger enlacs dans un de ces rayons de poussire d'or que le soleil de midi infiltrait dans la profondeur troite et anguleuse de la rue. Je m'imaginais voir partir de son il limpide comme l'eau qui court sur la mousse, un trait brlant qui m'appelait tout entier dans son cur.Je restai l tout le jour, gar, absurde, ridicule; mais exalt, mais amoureux, mais jeune! mais inond de posie et n'associant personne aux mystres de ma pense et ne sentant jamais mes lans entravs par la crainte de tomber dans le mauvais got, n'ayant que Dieu pour juge et pour confident de mes rves et de mes extases.Puis, quand le jour finissait, quand la ple Cora fermait sa fentre et tirait son rideau, j'ouvrais mes livres favoris et je la retrouvais sur les Alpes avec Manfred, chez le professeur Spallanzani avec Nathanal, dans les cieux avec Oberon.Mais, hlas! ce bonheur ne fut pas de bien longue dure. Jusque-l personne n'avait dcouvert la beaut de Cora; j'en jouissais tout seul. Elle n'tait comprise et adore que par moi. La contagion fantastique, en se rpandant parmi les jeunes gens de la ville, jeta un trait de lumire sur la romantique bourgeoise.Un impertinent bachelier s'avisa un matin, en passant devant ses fentres, de la comparer Anne de Gierstern, la fille du brouillard. Ce mot fit fortune: on le rpta au bal. Les inspirs de l'endroit remarqurent la danse molle et arienne de Cora. Un autre gnie de la socit la compara la reine Mab. Alors, chacun voulant faire montre de son rudition, apporta son pithte et sa mtaphore, et la pauvre fille en fut crase son insu. Quand ils eurent assez profan mon idole avec leurs comparaisons, ils l'entourrent, ils l'accablrent de soins et de madrigaux, ils la firent danser jusqu' l'extinction des quinquets, ils me la rendirent le lendemain fatigue de leur esprit, ennuye de leur babil, fltrie de leur admiration; et ce qui acheva de me briser le cur, ce fut de voir apparatre la fentre le profil arrondi et jovial d'un gros tudiant en pharmacie ct du profil grec et dli de ma sylphide.Pendant bien des matins et bien des soirs, je vins derrire le rideau mystrieux essayer de combattre le charme que mon odieux rival avait jet sur la famille de l'picier. Mais en vain j'invoquai l'amour, le diable et tous les saints, je ne pus carter sa maligne influence. Il revint, sans se lasser, tous les jours s'asseoir ct de Cora, dans l'embrasure de la fentre, et il lui parlait. De quoi osait-il lui parler, le malheureux! La figure impntrable de Cora n'en trahissait rien. Elle semblait couter ses discours sans les entendre, et l'imperceptible mouvement de ses lvres, je devinais quelquefois qu'elle lui rpondait froidement et brivement comme elle avait l'habitude de le faire, et puis la conversation semblait languir.Le couple contraint et ennuy touffait de part et d'autre des billements silencieux. Cora regardait tristement son livre ferm sur la fentre et que la prsence de son adorateur l'empchait de continuer. Puis elle appuyait son coude sur le pot de girofles et le menton sur la paume de sa main, et le regardant d'un regard fixe et glacial, elle semblait tudier les fibres grossires de son organisation morale au travers de la loupe de matre Floh.Aprs tout, elle supportait ses assiduits comme un mal ncessaire; car, au bout de six semaines, l'apprenti pharmacien conduisit la belle Cora au pied des autels, o ils reurent la bndiction nuptiale. Cora tait admirablement chaste et svre sous son costume de marie. Elle avait l'air calme, indiffrent, ennuy comme toujours. Elle traversa la foule avide d'un pas aussi mesur qu' l'ordinaire, et promena sur les curieux bahis son il sec et scrutateur. Quand il rencontra ma figure morne et fltrie, il s'y arrta un instant et sembla dire: Voici un homme qui est incommod d'un catarrhe ou d'un mal de dents.Pour moi, j'tais si dsespr, que je sollicitai mon changement...IIMais je ne l'obtins pas, et je restai tmoin du bonheur d'un autre. Alors je pris le parti de tomber malade, ce qui me sauva du dsespoir, ainsi qu'il arrive toujours en pareil cas.Si dgot qu'on soit de la vie, il est certain que, lorsque la fatalit nous y retient malgr nous, la faiblesse humaine ne peut s'empcher de remercier secrtement la fatalit. La mort est si laide qu'aucun de nous ne la voit de prs sans effroi. Bien magnanimes sont ceux qui enfoncent le rasoir jusqu' l'artre carotide, ou qui avalent le poison jusqu'au fond de la coupe. (Je dis la coupe, parce qu'il n'est pas sant et presque impossible de s'empoisonner dans un vase qui porte un autre nom quelconque.)Oui, le proverbe d'sope est la sagesse des nations. Nous aimons la vie comme une matresse que nous convoitons encore avec les sens, aprs mme que toute estime et toute affection pour elle sont teintes en nous. Le soir o je vis un prtre et un mdecin convenablement graves mon chevet, je n'eus pas la force de m'enqurir vis--vis de moi-mme de ce que j'en ressentais de joie ou de peine. Mais quand, un matin, je m'veillai faible et languissant, et que je vis la garde-malade endormie profondment sur sa chaise, le soleil brillant sur les toits et les fioles pharmaceutiques vides sur le guridon, quand je me hasardai remuer et que je sentis ma tte sans douleur, mes membres lgers, et mon corps dbile dgag de tous les liens de fer de la souffrance, je ressentis un insurmontable sentiment de bien-tre et de reconnaissance envers le ciel.Et puis je me rappelai Cora et son mariage, et j'eus honte de la joie que je venais d'prouver; car, aprs les ferventes prires que j'avais adresses Dieu et au mdecin pou dlivr de la vie, c'tait une inconsquence sans pareille que d'en accepter le retour sans colre et sans amertume. Je me mis donc rpandre des larmes. La jeunesse est si riche en motions de tout genre, qu'il lui est possible de se torturer elle-mme en dpit de la force de l'espoir, de la posie, de tous les bienfaits dont l'a doue la Providence. Je lui reprochai, moi, d'avoir t plus sage que moi, et de n'avoir pas permis qu'un amour bizarre et presque imaginaire me conduist au tombeau. Puis je me rsignai et j'acceptai la volont de Dieu, qui rivait ma chane et me condamnait jouir encore de la vue du ciel, de la beaut de la nature et de l'affection de mes proches.Quand je fus assez fort pour me lever, je m'approchai de la fentre avec un inexprimable serrement de cur. Cora tait l; elle lisait. Elle tait toujours belle, toujours ple, toujours seule. J'eus un sentiment de joie. Elle m'tait donc rendue, ma fe aux yeux verts; ma belle rveuse solitaire! Je pourrais la contempler encore et nourrir en secret cette passion extatique que le regard d'un rival m'avait forc de refouler si longtemps! Tout coup elle releva sa tte brune, et ses yeux, errant au hasard sur la muraille, aperurent ma face ple qui se penchait vers elle. Je tressaillis, je crus qu'elle allait fuir comme l'ordinaire. Mais, transport! elle ne s'enfuit point. Au contraire, elle m'adressa un salut plein de politesse et de douceur, puis elle reporta son attention sur son livre, et resta sous mes yeux absolument indiffrente l'assiduit de mes regards; mais du moins elle resta.Un homme plus expriment que moi et prfr l'ancienne sauvagerie de Cora l'insouciance avaquelle dsormais elle bravait le face--face. Mais pouvais-je rsister au charme qu'elle venait de jeter sur moi avec son salut bienveillant et gracieux? Je m'imaginai tout ce qu'il peut entrer de chaste intrt et de bienveillance rserve dans un modeste salut de femme. C'tait la premire marque de connaissance que me donnait Cora. Mais avec quelle ingnieuse dlicatesse elle choisissait l'instant de me la donner! Combien il entrait de compassion gnreuse dans ce faible tmoignage d'un intrt timide et discret! Elle n'osait point me demander si j'tais mieux. D'ailleurs elle le voyait, et son salut valait tout un long discours de flicitations.Je passai toute la nuit commenter ce charmant salut, et le lendemain, l'heure o Cora reparut, je me hasardai risquer le premier tmoignage de notre intelligence naissante. Oui, j'eus l'audace de la saluer profondment; mais je fus si boulevers de ce que j'osais faire, que je n'eus point le courage de fixer mes yeux sur elle. Je les tins baisss avec crainte et respect, ce qui fit que je ne pus point savoir si elle me rendait mon salut, ni de quel air elle me le rendait.Troubl, palpitant, plein d'espoir et de terreur, je restais le front cach dans mes mains, n'osant plus montrer mon visage, lorsqu'une voix s'leva dans le silence de la rue, et, montant vers moi, m'adressa ces douces paroles:Il parait, monsieur, que votre sant est meilleure?Je tressaillis, je retirai ma tte de mes mains; je regardai Cora, je ne pouvais en croire mes oreilles, d'autant plus que la voix tait un peu rude, un peu mle, et que je m'tais toujours imagin la voix de Cora plus douce que celle de la brise d'avril caressant les fleurs naissantes. Mais comme je la contemplais d'un air perdu, elle ritra sa question dans des termes dont la douceur me fit oublier l'accent un peu indigne et le timbre un peu vigoureux de sa voix.Je vois avec plaisir, dit-elle, que monsieur Georges se porte mieux.Je voulus faire une rponse qui exprimt l'enthousiasme de ma reconnaissance; mais cela me fut impossible: je plis, je rougis, je balbutiai quelques paroles inintelligibles; je faillis m'vanouir. ce moment, l'picier, le pre de ma Cora, approchant son profil osseux de la fentre, lui dit d'un ton rauque, mais pourtant bienveillant: qui parles-tu donc, mignonne? notre voisin, M. Georges, qui est enfin convalescent et que je vois sa fentre.Ah! j'en suis charm, dit l'picier, et, soulevant son bonnet de loutre: Comment va la sanmon cher voisin?Je remerciai avec plus d'assurance le pre de ma bien-aime. J'tais le plus heureux des mortels; j'obtenais enfin un peu d'intrt de cette famille nagure si farouche et si mfiante envers moi. Mais hlas! pensais-je presque aussitt, que me sert prsent d'tre plaint et consol? Cora n'est-elle pas pour jamais unie un autre?L'picier, appuyant ses deux coudes sur sa fentre, entama alors avec moi une conversation affectueuse et bienveillante sur la beaut de la journe, sur le plaisir de revenir la vie par un si bon soleil, sur l'excellence des gilets de flanelle en temps de convalescence, et les bienfaisants effets de l'eau mielle et du sirop de gomme sur les poitrines fatigues et les estomacs dbilits.Jaloux de soutenir et de prolonger un entretien si prcieux, je lui rpondis par des compliments flatteurs sur la beaut des girofles qui fleurissaient sa fentre, sur la grce mignonne et coquette de son chat qui dormait au soleil devant la porte, et sur la bonne exposition de sa boutique qui recevait en plein les rayons du soleil de midi.Oui, oui, rpondit l'picier, au commencement du printemps les rayons du soleil ne sont point ddaigner; plus tard ils deviennent un peu trop bons... cet entretien cordial et ingnu, Cora mlait de temps en temps des rflexions courtes et simples, mais pleines de bon sens et de justesse; j'en conclus qu'elle avait un jugement droit et un esprit positif.Puis, comme j'insistais sur l'avantage d'avoir la faade de son logis expose au midi, Cora, inspire par le ciel et par la beaut de son me, dit son pre:Au fait, la chambre de M. Georges expose au nord doit encore tre assez frache dans ce temps-ci. Peut-tre, si vous lui proposiez de venir s'asseoir une heure ou deux chez nous, serait-il bien aise de voir le soleil en face?Puis elle se pencha vers son oreille, et lui dit tout bas quelques mots qui semblrent frapper vivement l'picier.C'est bien, ma fille, s'cria-t-il d'un ton jovial Vous plairait-il, monsieur Georges, d'accepter une chaise ct de ma Cora? mon Dieu! pensai-je, si c'est un rve, faites que je ne m'veille point.Une minute aprs, le gnreux picier tait dans ma chambre et m'offrait son bras pour descendre. J'tais mu jusqu'aux larmes et je lui pressai les mains avec une effusion qui le surprit, tant son action lui paraissait naturelle.Au seuil de ma maison, je trouvai Cora qui venait pour aider son pre me soutenir en traversant la rue. Jusque-l je me sentais la force d'aller vers elle; mais ds qu'elle toucha mon bras, ds que sa main longue et blanche effleura mon coude, je me sentis dfaillir, et je perdis le sentiment de mon bonheur pour l'avoir senti trop vivement.Je revins moi sur un grand fauteuil de cuir clous dors, qui, depuis cinquante ans, servait de trne au patriarcal picier. Sa digne compagne me frottait les tempes avec du vulnraire, et Cora, la belle Cora, tenait sous mes narines son mouchoir imbib d'alcool. Je faillis m'vanouir de nouveau; je voulus remercier, mais je n'avais pas d'expressions pour peindre ma gratitude; pourtant, dans un moment o l'picier, me voyant mieux, se retirait, et o sa femme passait dans l'arrire-boutique pour me chercher un verre d'eau de rglisse, je dis Cora en levant sur elle mon il languissant:Ah! madame, pourquoi ne m'avoir pas laiss mourir? j'tais si heureux tout l'heure!Elle me regarda d'un air tonn et me dit d'un ton affectueux: Remettez-vous, monsieur, vous avez de la fivre, je le vois bien.Quand je fus tout fait remis de mon trouble, l'picire retourna la boutique, et je restai seul avec Cora.Comme le cur me battit alors! Mais elle tait calme, et sa srnit m'imposait tant de respect que je pris sur moi de paratre calme aussi.Cependant ce tte--tte devint pour moi d'un cruel embarras. Cora n'aimait point parler. Elle rpondait brivement toutes les choses que je tirais de mon cerveau avec d'incroyables efforts, et, quoi que je fisse, jamais ses rponses n'taient de nature nouer l'entretien; sur quelque matire que ce ft, elle tait de mon avis. Je ne pouvais pas m'en plaindre, car je lui disais de ces choses senses qu'il n'est pas possible de combattre moins d'tre fou. Par exemple, je lui demandai si elle aimait la lecture. Beaucoup, me rpondit-elle. C'est qu'en effet, repris-je, c'est une si douce occupation! En effet, reprit-elle, c'est une trs douce occupation. Pourvu, ajoutai-je, que le livre qu'on lit soit beau et intressant. Oh! certainement, ajouta-t-elle. Car, poursuivis-je, il en est de bien insipides. Mais aussi, poursuivit-elle, il en est de bien jolis. Cet entretien eut pu nous mener loin si je me fusse senti la hardiesse de l'interroger sur le genre de ses lectures. Mais je craignis que cela ne ft indiscret, et je me bornai jeter un regard furtif sur le livre entrouvert au pied de la girofle. C'tait un roman d'Auguste Lafontaine. J'eus la sottise d'en tre affect d'abord. Et p en y rflchissant, je trouvai dans le choix de cette lecture une raison d'admirer la simplicit et la richesse d'un cur qui pouvait puiser l des motions attachantes. Je parcourus de l'il une pile de volumes dlabrs qui gisaient sur un rayon prs de moi. Je ne nommerai point les auteurs chris de ma Cora; les lecteurs blass en riraient, et moi, dans ma vaine enflure de pote, je faillis en tre froiss... Mais je revins bientt la raison en comparant les ressources d'un esprit si neuf et d'une me si virginale la vieillesse prmature de nos imaginations puises. Il y avait dans la vie intellectuelle des trsors auxquels Cora n'avait pas encore touch, et l'homme qui serait assez heureux pour les lui rvler verrait s'panouir sous son souffle la plus belle uvre de la cration, le cur d'une femme ingnue!...Je rentrai chez moi enthousiasm de Cora, dont l'ignorance tait si candide et si belle. J'attendis l'heure d'y retourner le jour suivant, sans pourtant esprer cette nouvelle faveur. Elle reparut avec sa mre, qui m'invita descendre. Quand je fus install dans le grand fauteuil, je vis une sorte d'agitation inquite dans la famille. Puis l'picier s'assit vis--vis de moi avec un air hypocritement naf. J'tais agit moi-mme, je craignais et je dsirais l'explication de cette contenance.Puisque vous vous trouvez bien ici, monsieur Georges, dit-il enfin en posant ses deux mains sur ses rotules repltes, j'espre que vous y viendrez sans faon vous reposer tant que vous ne serez pas assez fort pour aller vous distraire ailleurs.Gnreux homme! m'criai-je.Non, dit-il en souriant, cela ne vaut point un remerciement: entre voisins on se doit assistance, et, Dieu merci! nous n'avons jamais refus la ntre aux honntes gens: car je prsume que vous tes un brave jeune homme, monsieur Georges, vous en avez parfaitement l'air, et je me sens de la confiance en vous.J'en suis honor, rpondis-je avec embarras.Ainsi, monsieur, poursuivit le digne homme avec gaiet, en se levant, restez avec notre Cora tant que vous voudrez. C'est une fille d'esprit, voyez-vous! une personne qui a vcu dans les livres, et dont la mre n'a jamais voulu contrarier le got. Aussi, elle en sait plus que nous prsent, et vous trouverez de l'agrment dans sa socit, j'en rpos.Il y a bien longtemps, rpondis-je en rougissant et en jetant sur Cora un regard timide, que je me serais estim heureux de cette faveur... Elle est venue bien tard, hlas! au gr de mon impatience...Ah! dame, dit l'picier en ricanant, c'est qu'il y a deux mois, voyez-vous, la chose n'tais possible. Cora n'tait pas marie, et... moins de se prsenter ici avec l'intention de l'user, avec de bonnes et franches propositions de mariage, aucun garon n'obtenait de sa mre l'entre de cette chambre. Vous savez, monsieur, comme il faut veiller sur une jeune fille pour empcher les mauvaises langues de lui faire tort; prsent que voici l'enfant tablie, comme nous sommes srs de sa moralit, nous la laissons tout fait libre, et puis... d'ailleurs (ici l'picier baissa la voix), ple et faible comme vous voil, personne ne pensera que vous songiez supplanter un mari jeune et bien portant...L'picier termina sa phrase par un gros rire. Je devins ple comme la mort, et je n'osai pas lever les yeux sur Cora.Tenez, tenez, ne vous fchez pas d'une plaisanterie, mon cher voisin, reprit-il; vous ne serez pas toujours convalescent, et bientt peut-tre les pres et les maris vous surveilleront de plus prs... En attendant, restez ici; Cora vous tiendra compagnie, et d'ailleurs je crois qu'elle a quelque chose vous dire. moi? m'criai-je en regardant Cora.Oui, oui, reprit le pre, c'est une petite affaire dlicate... voyez-vous, et qu'une jeune femme entendra mieux qu'un vieux bonhomme. Allons, au revoir, monsieur Georges.Il sortit. Je restai encore une fois seul avec Cora, et cette fois elle avait une affaire dlicate traiter avec moi: elle allait me confier un secret peut-tre, une peine de son cur, un malheur de sa destine: ah! sans doute, il y avait un grand et profond mystre dans la vie de cette fille si mlancolique et si belle! son existence ne pouvait pas tre arrange comme celle des autres. Le ciel ne lui avait pas dparti une si miraculeuse beaut sans la lui faire expier par des trsors de douleur. Enfin, me disais-je, elle va les pancher dans mon sein, et je pourrai peut-tre en prendre une partie pour la soulager!Elle resta un peu confuse devant moi. Puis elle fouilla dans la poche de son tablier de taffetas noir et en tira un papier pli.En vrit, monsieur, dit-elle, c'est bien peu de chose: je ne sais pourquoi mon pre me charge de vous le dire; il devrait savoir qu'un homme d'esprit comme vous ne s'offense pas d'une demande toute naturelle... Sans tout ce qu'il vient de dire, je ne serais pas embarrasse, mais...Achevez, au nom du ciel, m'criai-je avec ferveur; Cora! si vous connaissiez mon cur, vs n'hsiteriez pas un instant m'ouvrir le vtre.Eh bien, monsieur, dit Cora mue, voici ce dont il s'agit.Elle dplia le papier et me le prsenta. J'y jetai les yeux, mais ma vue tait trouble, ma main tremblante, il me fallut prendre haleine un instant avant de comprendre. Enfin je lus:Doit M. Georges M***, picier droguiste, pour objets de consommation fournis durant sa maladie...12 l. cassonade pour sirops et tisanes, ci.Savon fourni sa garde-malade, ci-contre.Chandelle......Centaure fbrifuge, etc., etc... Total... 30 fr. 50 c.Pour acquit, Cora **.Je la regardai d'un air gar.Vritablement, monsieur, me dit-elle, vous trouvez peut-tre cette demande indiscrte, et vous n'tes pas encore assez bien portant pour qu'il soit agrable d'tre importun d'affair. Mais nous sommes fort gns, le commerce va si mal, le loyer de notre boutique est fort cher...Et Cora parla longtemps encore. Je ne l'entendis point. Je balbutiai quelques mots et je courus, aussi vite que mes forces me le permirent, chercher la somme que je devais l'picier. Puis je rentrai chez moi atterr, et je me mis au lit avec un mouvement de fivre.Mais le lendemain je revins moi avec des ides plus raisonnables. Je me demandai pourquoi ce mpris idiot et superbe pour les dtails de la vie bourgeoise, pourquoi l'impertinente susceptibilit des mes potiques qui croient se souiller au contact des ncessits prosaques, pourquoi enfin cette haine absurde contre le positif de la vie.Ingrat! pensai-je, tu te rvoltes parce qu'un mmoire de savon et de chandelle a t rdig eprsent par Cora, tandis que tu devrais baiser la belle main qui t'a fourni ces secours ton insu durant ta maladie. Que serais-tu devenu, misrable rveur, si un homme confiant et probe n'et consenti rpandre sur toi les bienfaits de son industrie, sans autre gage de remboursement que ta mince garde-robe et ton misrable grabat? Et si tu tais mort sans pouvoir lire son mmoire et l'acquitter, o sont les hritiers qui auraient trouv dans ta succession 30 fr. 50 c. lui remettre?Et puis je songeai que ces breuvages bienfaisants qui m'avaient sauv de la souffrance et de la mort, c'tait Cora qui les avait prpars. Qui sait, pensai-je, si elle n'a point compos un charme ou murmur une prire qui leur ait donn la vertu de me gurir? N'y a-t-elle pas aussi ml une larme compatissante le jour o je touchai aux portes du tombeau? Larme divine! topique cleste!...J'en tais l quand l'picier frappa ma porte:Tenez, monsieur Georges, me dit-il, ma femme et moi nous craignons de vous avoir fch. Cora nous a dit que vous aviez eu l'air surpris et que vous aviez acquitt le mmoire sans dire un mot. Je ne voudrais pas que vous nous crussiez capables de mfiance envers vous. Nous sommes gns, il est vrai. Notre commerce ne va pas trs bien; mais si vous aviez besoin d'argent, nous trouverions encore moyen de vous rendre le vtre et mme de vous en prter un peu.Je me jetai dans ses bras avec effusion.Digne vieillard, m'criai-je, tout ce que je possde est vous!... Comptez sur moi la viet la mort.Je parlai longtemps avec l'exaltation de la fivre. Il me regardait avec son gros il gris, rond comme celui d'un chat. Quand j'eus fini: la bonne heure, dit-il du ton d'un homme qui prend son parti sur l'impossibilit de deviner une nigme. Je vous prie de venir nous voir de temps en temps et de ne pas nous retirer votre pratique.IIIJe m'tonnais de ne plus voir le mari de Cora la boutique ni auprs de sa femme. Je hasardai une craintive question. Elle me rpondit que Gibonneau achevait son anne de service en second sous les auspices du premier pharmacien de la ville. Il ne rentrait que le soir et sortait ds le matin. Ainsi le rustre pouvait ainsi voir s'couler ses jours loin de la plus belle crature qui ft sous le ciel. Il possdait la plus riche perle du monde, et il se rsignait tranquillement la quitter pendant toute une moiti de sa vie, pour aller prparer des liniments et formuler des pilules!Mais aussi comme je remerciai le ciel qui l'avait condamn cette vulgaire existence et qui semblait lui dnier une faveur dont il n'tait pas digne, celle de voir sa douce compagne la clart du soleil! Il ne lui tait permis de retourner vers elle qu' l'heure o les chauve-souris et les hiboux prennent leur sombre vole et rasent d'une aile velue et silencieuse les flots transparents de la brume. Il venait dans l'ombre ainsi qu'un voleur de nuit, ainsi qu'un gnome malfaisant qui chevauche, le vent du soir et le mtore trompeur des marcages. Il venait, ombre morne et lugubre, encore revtu de son tablier, ainsi que d'un linceul, exhalant cette odeur d'aromate que l'on brle autour des catafalques. Je le voyais quelquefois errer dans les tnbres et glisser comme un spectre le long des murailles livides. Plusieurs fois je le rencontrai sur le seuil et je faillis l'craser dans le ruisseau comme un ver de terre; mais je l'pargnai, car vritablement il avait l'encolure d'un buffle, et j'tais tout effil et tout transparent des suites de la fivre.Cora, veuve chaque jour, depuis l'aube jusqu'au crpuscule du soir, restait confiante prs de moi. Je passais presque toutes mes journes assis sur le vieux fauteuil de la famille, ou, lorsque le soleil d'avril tait dcidment chaud, je m'asseyais sur le banc de pierre qui s'adossait la fentre de Cora. L, spar d'elle seulement par les rameaux d' de la girofle, je respirais son haleine parmi les fleurs, je saisissais son long regard transparent et calme comme le flot sans rides qui dort sur les rives de la Grce. Nous gardions tous deux le silence, mais mon cur volait vers elle et convoitait le sien avec une force attractive dont il devait lui tre impossible de ne pas sentir la puissance. Je m'endormis dans ce doux rve. Pourquoi Cora ne m'aurait-elle pas aim? Peut-tre fallait-il dire: comment ne m'et-elle pas aim? Je l'aimais si per, moi! toutes mes facults intellectuelles se concentraient pour produire une force de dsir et d'attente qui planait imprieusement sur Cora. Son me, faite du plus beau rayon de la Divinit, pouvait-elle rester inerte sous le vol magntique de cette pense de feu? Je ne voulus point le croire, et je sentis mon cur si pur, mes dsirs si chastes, que je ne craignis bientt plus d'offenser Cora en les lui rvlant. Alors je lui parlai cette langue des cieux qu'il n'est donn qu'aux mes potiques d'entendre. Je lui exprimai les tortures ineffables et les divines souffrances de mon amour. Je lui racontai mes rves, mes illusions, les milliers de pomes et de vers alexandrins que j'avais faits pour elle. J'eus le bonheur de la voir, attentive et subjugue, quitter son livre et se pencher vers moi d'un air pntr pour m'entendre, car mes paroles avaient un sens nouveau pour elle, et je faisais entrer dans son esprit un ordre de penses sublimes qu'il n'avait encore jamais os aborder. ma Cora, lui disais-je, que pourrais-tu craindre d'une flamme aussi pure? L'clair qui s'lume aux cieux n'est pas d'une nature plus subtile que le feu dont je me consume avec dlice. Pourquoi ta sauvage pudeur, pourquoi ta superbe fiert de femme s'alarmeraient-elles d'un amour aussi intellectuel que le ntre? Qu'un mari, qu'un matre, possde le trr de la beaut matrielle qu'il a plu aux anges de te dpartir! pour moi, je ne chercherai jamais lui ravir ce que Dieu, les hommes et ta parole, Cora! lui ont assur comme son bien; le mien sera, si tu m'exauces, moins saisissable, moins enivrant, mais plus glorieux et plus noble. C'est la partie thre de ton me que je veux, c'est ton aspiration brlante vers le ciel que je veux treindre et saisir, afin d'tre ton ciel et ton me, comme tu es mon Dieu et ma vie.Ces choses semblaient obscures Cora, son me tait si candide et si enfantine! Elle me regardait d'un il absorb dans la stupeur, et pour lui faire mieux comprendre les divins mystres de l'amour platonique, je prenais mon crayon et je traais des vers sur la muraille aux marges de sa fentre; puis je lui racontais les brillantes posies de la nature invisible, les amours des anges et des fes, les souffrances et les soupirs des sylphes emprisonns dans le calice des fleurs, puis les fougueuses passions des roses pour les brises, et rciproquement; puis les churs ariens qu'on entend le soir dans la nue, la danse sympathique des toiles, les rondes du sabbat, les malices des farfadets et les dcouvertes ardues de l'alchimie.Notre bonheur semblait ne pouvoir tre troubl par aucun vnement extrieur. En prenant la posie corps corps, j'avais su si bien m'isoler, dans mon monde intellectuel, de toutes les entraves et de tous les cueils de la vie relle, que je semblais n'avoir rien craindre de l'intervention de ces volonts grossires et inintelligentes qui vgtaient lntour de nous. Mes sentiments taient d'une nature si leve que je ne pouvais inspirer de rivalit d'aucun genre l'homme vulgaire qui se disait le matre et l'poux de Cora.Pendant longtemps, en effet, il sembla comprendre le respect qu'il devait une liaison protge par le ciel. Mais au bout de six semaines, je vis un changement trange s'oprer dans les manires de cette famille mon gard. Le pre me regardait d'un air ironique et mfiant chaque fois qu'il entrait dans la chambre o nous tions. La mre affectait d'y rester tout le temps qu'elle pouvait drober aux affaires de sa boutique. Gibonneau, lorsque par hasard je venais le rencontrer, me lanait de sinistres et foudroyantes illades; Cora elle-mme devenait plus rserve, descendait plus tard au rez-de-chausse, remontait plus tt dans sa chambre, et quelquefois mme passait des jours entiers sans paratre. Je m'en effrayai, et j'essayai de m'en plaindre. J'essayai de lui faire comprendre, avec l'loquence que donne la passion, l'injustice et la barbarie de sa conduite. Elle m'couta d'un air contraint, presque craintif, et je la vis regarder vers la porte d'un air d'inquitude. Cora! m'criai-je avec enthousiasme, serais-tu menace de quelque danger? parle, parle!nt tes ennemis, nomme-moi les infmes qui font peser sur toi, frle et cleste crature, les chanes d'airain d'un joug dtest. Dis-moi quel est le dmon qui comprime l'lan de ton et refoule au fond de ton sein des panchements nafs, comme des remords amers? Va, je saurai bien les conjurer, je sais plus d'un charme pour enchaner les dmons de l'envie et de la vengeance, plus d'une parole magique pour appeler les anges sur nos ttes: les anges protecteurs qui sont tes frres, et qui sont moins purs, moins beaux que toi...J'levai la voix en parlant, et je m'approchai de Cora pour saisir sa main qu'elle me retirait toujours. Alors je me levai, le front inond de la sueur de l'enthousiasme, les cheveux en dsordre, l'il inspir...Cora poussa un grand cri, et son pre, accourant comme si le feu et pris la maison, s'lana dans la chambre. Comme il s'avanait vers moi d'un air menaant, Cora le saisit par le bras et lui dit avec douceur: Laissez-le, mon pre, il est dans un de ses accs, ne le contrariez point, cela va se passer.Je cherchai vainement le sens de ces paroles. Elle sortit, et l'picier s'adressant moi: Allons, monsieur Georges, revenez vous, personne ici ne songe vous contrarier; mais en vrit vous n'tes pas raisonnable... Allons, allons... rentrez chez vous et calmez-vous.tourdi de ce discours plein de bont, je cdai avec la douceur d'un enfant, et l'picier me reconduisit chez moi. Une heure aprs, je vis entrer le procureur du roi et le mdecin de la ville. Comme je les connaissais l'un et l'autre assez particulirement, je ne m'tonnai pas de leur visite, mais je commenai m'offenser de l'affectation avec laquelle le mdecin s'empara de mon pouls, examinant avec soin l'expression de mon regard et la dilatation de ma pupille; puis il se mit compter les battements de mes artres aux tempes et au cou, et interroger la chaleur extrieure de mon cerveau avec le creux de sa main.Qu'est-ce que tout cela signifie, monsieur? lui dis-je; je ne vous ai point appel pour une consultation. Je me sens assez bien pour me passer dsormais de soins, et je ne suis point dispos en recevoir malgr moi.Mais, au lieu de me rpondre, il s'approcha du magistrat, et ils se retirrent dans l'embrasure de la fentre pour parler bas. Ils semblaient se consulter sur mon compte, car, chaque instant ils se retournaient pour me regarder d'un air attentif et mfiant; enfin ils s'approchrent de moi, et le procureur du roi m'adressa plusieurs questions tranges, d'abord de quelle couleur je voyais son gilet, puis si je savais bien son nom, puis encore si je pouvais dire quel tait mon ge, mon pays et ma profession.Je rpondais ces tranges interrogatoires avec stupeur, lorsque le mdecin me demanda son tour si je ne voyais point d'autre personne dans l'appartement que le procureur du roi, lui et moi; puis si je pensais qu'il ft jour ou nuit, et enfin si je pouvais certifier que j'eusse cinq doigts chaque main.Outr de l'impertinence de ces questions, je rsolus la dernire en lui appliquant un vigoureux soufflet. J'eus tort, sans doute, surtout en la prsence d'un magistrat tout prt instruire contre le dlit. Mais le sang me montait la tte, et il ne m'tait pas plus longtemps possible de me laisser traiter comme un idiot ou comme un fou sans en avoir le motif.Grand fut l'esclandre. Le magistrat voulut prendre fait et cause pour son compre; je le saisis la gorge et je l'eusse trangl, si l'picier, son gendre et une demi-douzaine de voisins ne fussent venus son secours. Alors on s'empara de moi, on me lia les pieds et les mains comme un furieux, on m'entoura la bouche de serviettes et l'on me conduisit l'hospice de ville, o je fus enferm dans la chambre destine aux sujets frapps d'alination mentale.La chambre, je dois le dire, tait confortable, et j'y fus trait avec beaucoup de douceur, d'autant plus que je ne donnais aucun signe de folie. L'erreur du mdecin et du magistrat fut bientt constate. Mais il me fut difficile de recouvrer ma libert, car le dernier, prvoyant qu'il serait forc de me demander une rparation de l'injure que je lui avais faite, s'obstina me faire passer pour alin, afin de pouvoir se donner les apparences du sang-froid et de la gnrosit mon gard.Je sortis enfin; mais le procureur du roi me fit mander immdiatement dans son cabinet et m'adressa cette mercuriale:Jeune homme, me dit-il avec ce ton capable et paternel que tout magistrat imberbe se croit le droit de prendre quand il a endoss la ratine judiciaire, vous avez, sinon de grandes erreurs, du moins de graves inconsquences rparer. tranger, vous avez t accueilli dans cette ville avec toutes les marques de la bienveillance et toute l'amnit de murs qui distingue ses habitants. Malade, vous avez t soign par vos voisins, avec zle et dvouement. Tous ces tmoignages de confiance et d'intrt eussent d graver profondment en vous le sentiment des convenances et celui de la gratitude...Mille noms d'un sabord! monsieur, m'criai-je dans mon style de marin, qui, dans la colre, reprenait malgr moi le dessus, o voulez-vous en venir, et qu'ai-je fait pour mriter la prison et votre harangue?...Monsieur, dit-il en fronant le sourcil, voici ce que vous avez fait: vous avez accept l'hospitalit que chaque jour un honnte citoyen, un estimable picier, vous offrait au sein de sa famille, et vous l'avez accepte avec des intentions qu'il ne m'appartient pas de qualifier, et dont votre conscience seule peut tre juge. Moi je pense que votre intention a t de sduire la fille de l'picier et de l'blouir par des discours incohrts qui portaient tous les caractres de l'exaltation; ou de vous faire un jeu de sa simplicit, en la mystifiant par d'nigmatiques railleries.Juste ciel! qui a dit cela? m'criai-je avec angoisse.Madame Cora Gibonneau elle-mme. D'abord elle a considr vos tranges discours comme des traits d'originalit naturelle. Peu peu elle s'en est effraye comme d'actes de dmence. Longtemps elle a hsit en prvenir ses parents, car dans le cur de ces respectables bourgeois, la bont et la compassion sont des vertus hrditaires. Mais enfin, marie depuis peu un digne homme qu'elle adore et pour qui, vous le savez sans doute depuis longtemps, elle nourrissait en secret avant son hymne une passion qui avait profondment altr sa sant et l'et conduite au tombeau si ses parents l'eussent contrarie plus longtemps enfin, dis-je, marie l'estimable pharmacien Gibonneau, affaiblie par les commencements d'une grossesse assez pnible, et craignant avec raison les consquences de la frayeur dans la position o elle se trouve, madame Cora s'est dcide instruire ses parents de l'garement de votre cerveau et des preuves journalires que vous lui en donniez depuis quelque temps. Ces honntes gens ont hsit le croire et vous ont surveill avec une extrme rserve de dlicatesse. Enfin, vous voyant un jour dans un tat d'exaltation et de dlire qui pouvantait srieusement leur fille, ils ont pris le parti d'implorer la protection des lois et la sauvegarde de la magistrature... Et l'appui des lois ne leur a pas manqu, et la magistrature s'est leve pour les rassurer, car la magistrature sait que son plus beau privilge est de...Assez, assez, pour Dieu! monsieur, m'criai-je, je pourrais vous dire par cur le reste de votre phrase, tant je l'ai entendu dclamer de fois tout propos...Non, jeune homme, s'cria le magistrat son tour en levant la voix, vous n'chapperez poinla sollicitude d'une magistrature qui doit ses conseils et sa surveillance la jeunesse, une magistrature qui veut le bonheur et le repos des citoyens. Profitez du reproche que vous avez encouru. Voyez vos torts, ils sont graves! vous avez port le trouble et la crainte dans la famille de l'picier; vous avez mconnu la sainte hospitalit qui vous y tait offerte, en essayant de railler ou de sduire l'pouse irrprochable d'un pharmacien clair... Oui, vous avez tent l'un ou l'autre, monsieur, car je ne sais point le sens que la loi peut adjuger aux tranges fragments de versification dont vous avez endommag les murs de cette maison hospitalire, et qui m'ont t montrs par la fille de l'picier comme une preuve irrcusable de votre dmence... Enfin, monsieur, non content d'affliger de braves gens et d'inquiter le voisinage, vous avez rsist l'autoriteprsente par moi, vous avez pris au collet et frapp le mdecin distingu qui vous donnait des soins, vous avez fait une scne de violence qui a troubl le repos de toute une population paisible, et qui a pens devenir funeste madame Gibonneau par la frayeur qu'elle lui a cause.Cora est malade! m'criai-je. Grand Dieu!... Et je voulais courir, chapper l'loquence itienne de mon bourreau. Il me retint.Vous ne me quitterez pas, jeune homme, me dit-il, sans avoir cout la voix de la raison, sans m'avoir donn votre parole d'honneur de suspendre vos visites, chez madame Gibonneau, et de quitter mme le logement que vous occupez vis--vis la maison de l'picire.Eh! monsieur, m'criai-je, je jure que je vais dire adieu et demander pardon ces honntes gens, savoir des nouvelles de madame Cora, et qu'une heure aprs j'aurai quitt cette ville fatale.Je m'armai de courage et de sang-froid pour rentrer chez l'picier. Comme j'avais pass pour fou dans toute la ville, ma sortie de prison fit une profonde sensation; l'picier parut inquiet et soucieux, sa femme se cacha presque derrire lui, Cora devint ple de terreur, et M. Gibonneau, sans rien dire, me fit une mine de mauvais garon. Je leur parlai avec calme, les priai d'excuser le scandale que je leur avais caus, et de croire mon ternelle reconnaissance pour les soins et l'affection que j'avais trouvs chez eux.Pour vous, madame, dis-je d'une voix mue Cora, pardonnez surtout aux extravagances dont je vous ai rendue tmoin; si je croyais que vous m'eussiez souponn un seul instant de manquer au respect que je vous dois, j'en mourrais de douleur. J'espre que vous oublierez l'absurdit de ma conduite pour ne vous souvenir tous que des humbles excuses et des affectueux remerciements que je vous adresse en vous quittant pour jamais. ce mot je vis toutes les figures s'claircir, l'exception de celle de Cora, qui, je dois le dire, n'exprima qu'une douce compassion. Je voulus essayer de lui demander l'tat de sa sant, dont j'avais caus l'altration par mes folies. Mais en songeant la cause premire de son tat maladif, l'amour qu'elle avait depuis si longtemps pour son mari et l'heureux gage de cet amour qu'elle portait dans son sein, ma langue s'embarrassa et mes pleurs coulrent malgr moi. Alors la famille m'entoura, pleurant aussi et m'accablant de marques de regret et d'attachement; Cora me tendit mme sa belle main, que je n'avais jamais eu le bonheur de toucher, et que je n'osai pas seulement porter mes lvres. Enfin je m'loignai combl de bndictions pour mon sjour parmi eux et particulirement pour mon dpart; car, au milieu de toutes les choses amicales qui me furent dites, il n'y eut pas une voix, pas un mot pour m'engager rester.Accabl de douleur, bris jusqu' l'me, je sentais mes genoux flchir sous moi en quittant cette maison o j'avais fait des rves si doux et nourri des illusions si brillantes. Je m'appuyai contre le seuil tapiss de vigne, et je jetai un dernier regard de tendresse et d'adieu sur la belle girofle de la fentre.Alors j'entendis une voix qui partait de l'intrieur et qui prononait mon nom. C'tait la voix de Cora; j'coutai: Pauvre jeune homme! disait-elle d'un ton pntr, il est donc enfti!Je n'en suis pas fch, rpondit l'picier, quoique aprs tout ce soit un brave garon et qu bien ses mmoires.J'ai travers cette ville l'anne dernire pour aller en Limousin. J'ai aperu Cora sa fentl y avait trois beaux enfants autour d'elle, et un superbe pot de girofle rouge. Cora avait le nez allong, les lvres amincies, les yeux un peu rouges, les joues creuses et quelques dents de moins.L'OrcoNous tions, comme de coutume, runis sous la treille. La soire tait orageuse, l'air pesant et le ciel charg de nuages noirs que sillonnaient de frquents clairs. Nous gardions un silence mlancolique. On et dit que la tristesse de l'atmosphre avait gagn nos curs, et nous nous sentions involontairement disposs aux larmes. Beppa surtout paraissait livre de douloureuses penses. En vain l'abb, qui s'effrayait des dispositions de l'assemble, avait-il essay, plusieurs reprises et de toutes les manires, de ranimer la gaiet, ordinairement si vive de notre amie. Ni questions, ni taquineries, ni prires n'avaient pu la tirer de sa rverie; les yeux fixs au ciel, promenant au hasard ses doigts sur les cordes frmissantes de sa guitare, elle semblait avoir perdu le souvenir de ce qui se passait autour d'elle, et ne plus s'inquiter d'autre chose que des sons plaintifs qu'elle faisait rendre son instrument et de la course capricieuse des nuages. Le bon Panorio, rebut par le mauvais succs de ses tentatives, prit le parti de s'adresser moi.Allons! me dit-il, cher Zorzi, essaie ton tour, sur la belle capricieuse, le pouvoir de ton amiti. Il existe entre vous deux une sorte de sympathie magntique, plus forte que tous mes raisonnements, et le son de ta voix russit la tirer de ses distractions les plus profondes.Cette sympathie magntique dont tu me parles, rpondis-je, cher abb, vient de l'identit de nos sentiments. Nous avons souffert de la mme manire et pens les mmes choses, et nous nous connaissons assez, elle et moi, pour savoir quel ordre d'ides nous rappellent les circonstances extrieures. Je vous parie que je devine, non pas l'objet, mais du moins la nature de sa rverie.Et me tournant vers Beppa:Carissima, lui dis-je doucement, laquelle de nos surs penses-tu? la plus belle, me rpondit-elle sans se dtourner, la plus fire, la plus malheureuse.Quand est-elle morte? repris-je, m'intressant dj celle qui vivait dans le souvenir de noble amie, et dsirant m'associer par mes regrets une destine qui ne pouvait pas m'tre trangre.Elle est morte la fin de l'hiver dernier, la nuit du bal masqu qui s'est donn au palais Servilio. Elle avait rsist bien des chagrins, elle tait sortie victorieuse de bien des dangers, elle avait travers, sans succomber, de terribles agonies, et elle est morte tout d'un coup sans laisser de trace, comme si elle et t emporte par la foudre. Tout le monde ici l'a connue plus ou moins, mais personne autant que moi, parce que personne ne l'a autant aime et qu'elle se faisait connatre selon qu'on l'aimait. Les autres ne croient pas sa mort, quoiqu'elle n'ait pas reparu depuis la nuit dont je te parle. Ils disent qu'il lui est arriv bien souvent de disparatre ainsi pendant longtemps, et de revenir ensuite. Mais moi je sais qu'elle ne reviendra plus et que son rle est fini sur la terre. Je voudrais en douter que je ne le pourrais pas; elle a pris soin de me faire savoir la fatale vrit par celui-l mme qui a t la cause de sa mort. Et quel malheur c'est l, mon Dieu! le plus grand malheur de ces poques malheureuses! C'tait une vie si belle que la sienne! si belle et si pleine de contrastes, si mystrieuse, si clatante, si triste, si magnifique, si enthousiaste, si austre, si voluptueuse, si complte en sa ressemblance avec toutes les choses humaines! Non, aucune vie ni aucune mort n'ont t semblables celles-l. Elle avait trouv le moyen, dans ce sicle prosaque, de supprimer de son existence toutes les mesquines ralits, et de n'y laisser que la posie. Fidle aux vieilles coutumes de l'aristocratie nationale, elle ne se montrait qu'aprs la chute du jour, masque, mais sans jamais se faire suivre de personne. Il n'est pas un habitant de la ville qui ne l'ait rencontre errant sur les places ou dans les rues, pas un qui n'ait aperu sa gondole attache sur quelque canal; mais aucun ne l'a jamais vue en sortir ou y entrer. Quoique cette gondole ne ft garde par personne, on n'a jamais entendu dire qu'elle et t l'objet d'une seule tentative vol. Elle tait peinte et quipe comme toutes les autres gondoles, et pourtant tout le monde la connaissait; les enfants mmes disaient en la voyant: Voil la gondole du masque. Quant la manire dont elle marchait, et l'endroit d'o elle amenait le soir et o remmenait le matin sa matresse, nul ne le pouvait seulement souponner. Les douaniers gardes-ctes avaient bien vu souvent glisser une ombre noire sur les lagunes, et, la prenant pour une barque de contrebandier, lui avaient donn la chasse jusqu'en pleine mer, mais, le matin venu, ils n'avaient jamais rien aperu sur les flots qui ressemblt l'objet de leur poursuite, et, la longue, ils avaient pris l'habitude de ne plus s'en inquiter, et se contentaient de dire, en la revoyant: Voil encore la gondole du masque. La nuit, le masque parcourait la ville entire, cherchant on ne sait quoi. On le voyait tour tour sur les places les plus vastes et dans les rues les plus tortueuses, sur les ponts et sous la vote des grands palais, dans les lieux les plus frquents ou les plus dserts. Il allait tantt lentement, tantt vite, sans paratre s'inquiter de la foule ou de la solitude, mais ne s'arrtait jamais. Il paraissait contempler avec une curiosit passionne les maisons, les monuments, les canaux, et jusqu'au ciel de la ville, et savourer avec bonheur l'air qui y circulait. Quand il rencontrait une personne amie, il lui faisait signe de le suivre, et disparaissait bientt avec elle. Plus d'une fois il m'a ainsi emmen, du sein de la foule, dans quelque lieu dsert, et il s'est entretenu avec moi des choses que nous aimions. Je le suivais avec confiance, parce que je savais bien que nous tions amis; mais beaucoup de ceux qui il faisait signe n'osaient pas se rendre son invitation. Des histoires tranges circulaient sur son compte et glaaient le courage des plus intrpides. On disait que plusieurs jeunes gens, croyant deviner une femme sous ce masque et sous cette robe noire, s'taient namours d'elle, tant cause de la singularit et du mystree sa vie que de ses belles formes et de ses nobles allures; qu'ayant eu l'imprudence de la suivre, ils n'avaient jamais reparu. La police, ayant mme remarqu que ces jeunes gens taient tous Autrichiens, avait mis en jeu toutes ses manuvres pour les retrouver et pour s'emparer de celle qu'on accusait de leur disparition. Mais les sbires n'avaient pas t plus heureux que les douaniers, et l'on n'avait jamais pu ni savoir aucune nouvelle des jeunes trangers, ni mettre la main sur elle. Une aventure bizarre avait dcourag les plus ardents limiers de l'inquisition viennoise. Voyant qu'il tait impossible d'attraper le masque la nuit dans Venise, deux des argousins les plus zls rsolurent de l'attendre dans sa gondole mme, afin de le saisir lorsqu'il y rentrerait pour s'loigner. Un soir qu'ils la virent attache au quai des Esclavons, ils descendirent dedans et s'y cachrent. Ils y restrent toute la nuit sans voir ni entendre personne; mais, une heure environ avant le jour, ils crurent s'apercevoir que quelqu'un dtachait la barque. Ils se levrent en silence, et s'apprtrent sauter sur leur proie; mais au mme instant un terrible coup de pied fit chavirer la gondole et les malencontreux agents de l'ordre public autrichien. Un d'eux se noya, et l'autre ne dut la vie qu'au secours que lui portrent des contrebandiers. Le lendemain matin il n'y avait point trace de la barque, et la police put croire qu'elle tait submerge; mais le soir on la vit attache la mme place, et dans le mme tat que la veille. Alors une terreur superstitieuse s'empara de tous les argousins, et pas un ne voulut recommencer la tentative de la veille. Depuis ce jour on ne chercha plus inquiter le masque, qui continua ses promenades comme par le pass.Au commencement de l'automne dernier, il vint ici en garnison un officier autrichien, nomm le comte Franz Lichtenstein. C'tait un jeune homme enthousiaste et passionn, qui avait en lui le germe de tous les grands sentiments et comme un instinct des nobles penses. Malgr sa mauvaise ducation de grand seigneur, il avait su garantir son esprit de tout prjug, et garder dans son cur une place pour la libert. Sa position le forait dissimuler en public ses ides et ses gots; mais ds que son service tait achev, il se htait de quitter son uniforme, auquel lui semblaient indissolublement lis tous les vices du gouvernement qu'il servait, et courait auprs des nouveaux amis qu'il s'tait faits dans la ville, par sa bont et son esprit, dcharger tous les secrets de son coeur. Nous aimions surtout l'entendre parler de Venise. Il l'avait vue en artiste, l'avait plainte intrieurement de sa servitude, et tait arriv l'aimer autant qu'un Vnitien. Il ne se lassait pas de la parcourir nuit et jour, ne se lassant pas de l'admirer. Il voulait, disait-il, la connatre mieux que ceux qui avaient le bonheur d'y tre ns. Dans ses promenades nocturnes il rencontra le masque. Il n'y fit pas d'abord grande attention; mais ayant bientt remarqu qu'il paraissait tudier la ville avec la mme curiosit et le mme soin que lui-mme, il fut frapp de cette trange concidence, et en parla plusieurs personnes. On lui conta tout d'abord les histoires qui couraient sur la femme voile, et on lui conseilla de prendre garde lui. Mais comme il tait brave jusqu' la tmrit, ces avertissements, au lieu de l'effrayer, excitrent sa curiositet lui inspirrent une folle envie de faire connaissance avec le personnage mystrieux qui pouvantait si fort le vulgaire. Voulant garder vis--vis du masque le mme incognito que celui-ci gardait vis--vis de lui, il s'habilla en bourgeois, et commena ses promenades nocturnes. Il ne tarda pas rencontrer ce qu'il cherchait. Il vit, par un beau clair de lune, la femme masque, debout devant la charmante glise de Saints-Jean-et-Paul. Elle semblait contempler avec adoration les ornements dlicats qui en dcorent le portail. Le comte s'approcha d'elle pas lents et silencieux. Elle ne parut pas s'en apercevoir et ne bougea pas. Le comte, qui s'tait arrt un instant pour voir s'il tait dcouvert, reprit sa marche et arriva tout prs d'elle. Il l'entendit pousser un profond soupir; et comme il savait fort mal le vnitien, mais fort bien l'italien, il lui adressa la parole dans un toscan trs pur.Salut, dit-il, salut et bonheur ceux qui aiment Venise.Qui tes-vous? rpondit le masque, d'une voix pleine et sonore comme celle d'un homme, mais douce comme celle d'un rossignol.Je suis un amant de la beaut.tes-vous de ceux dont l'amour brutal violente la beaut libre, ou de ceux qui s'agenouillent devant la beaut captive, et pleurent de ses larmes?Quand le roi des nuits voit la rose fleurir joyeusement sous l'haleine de la brise, il bat des ailes et chante; quand il la voit se fltrir sous le souffle brlant de l'orage, il cache sa tte sous son aile et gmit. Ainsi fait mon me.Suis-moi donc, car tu es un de mes fidles.Et, saisissant la main du jeune homme, elle l'entrana vers l'glise. Quand celui-ci sentit cette main froide de l'inconnue serrer la sienne, et la vit se diriger avec lui vers le sombre enfoncement du portail, il se rappela involontairement les sinistres histoires qu'il avait entendu raconter, et, tout coup saisi d'une terreur panique, il s'arrta. Le masque se retourna, et, fixant sur le visage plissant de son compagnon un regard scrutateur, il lui dit:Vous avez peur? Adieu.Puis, lui lchant le bras, elle s'loigna grands pas. Franz eut honte de sa faiblesse, et, se prcipitant vers elle, lui saisit la main son tour et lui dit:Non, je n'ai pas peur. Allons.Sans rien rpondre, elle continua sa marche. Mais, au lieu de se diriger vers l'glise, comme la premire fois, elle s'enfona dans une des petites rues qui donnent sur la place. La lune s'tait cache, et l'obscurit la plus complte rgnait dans la ville. Franz voyait peine o il posait le pied, et ne pouvait rien distinguer dans les ombres profondes qui l'enveloppaient de toutes parts. Il suivait au hasard son guide, qui semblait au contraire connatre trs bien sa route. De temps en temps quelques lueurs, glissant travers les nuages, venaient montrer Franz le bord d'un canal, un pont, une vote, ou quelque partie inconnue d'un ddale de rues profondes et tortueuses; puis tout retombait dans l'obscurit. Franz avait bien vite reconnu qu'il tait perdu dans Venise, et qu'il se trouvait la merci de son guide; mais rsolu tout braver, il ne tmoigna aucune inquitude, et se laissa toujours conduire sans faire aucune observation. Au bout d'une grande heure, la femme masque s'arrta.C'est bien, dit-elle au comte, vous avez du cur. Si vous aviez donn le moindre signe de crainte pendant notre course, je ne vous eusse jamais reparl. Mais vous avez t impassible, je suis contente de vous. demain donc, sur la place Saints-Jean-et-Paul, onze heures. Ne cherchez pas me suivre; ce serait inutile. Tournez cette rue droite, et vous verrez la place Saint-Marc. Au revoir.Elle serra vivement la main du comte, et, avant qu'il et eu le temps de lui rpondre, disparut derrire l'angle de la rue. Le comte resta quelque temps immobile, encore tout tonn de ce qui venait de se passer, et indcis sur ce qu'il avait faire. Mais, ayant rflchi au peu de chances qu'il avait de retrouver la dame mystrieuse, et aux risques qu'il courrait de se perdre en la poursuivant, il prit le parti de retourner chez lui. Il suivit donc la rue droite, se trouva en effet, au bout de quelques minutes, sur la place Saint-Marc, et de l regagna facilement son htel.Le lendemain il fut fidle au rendez-vous. Il arriva sur la place comme l'horloge de l'glise sonnait onze heures. Il vit la femme masque, qui l'attendait debout sur les marches du portail.C'est bien, lui dit-elle, vous tes exact. Entrons.En disant cela, elle se retourna brusquement vers l'glise. Franz, qui voyait la porte ferme, et qui savait qu'elle ne s'ouvrait pour personne la nuit, crut que cette femme tait folle. Mais quelle ne fut pas sa surprise en voyant que la porte cdait au premier effort! Il suivit machinalement son guide, qui referma rapidement la porte aprs qu'il fut entr. Ils se trouvaient alors tous deux dans les tnbres; mais Franz, se rappelant qu'une seconde porte, sans serrure, le sparait encore de la nef, ne conut aucune inquitude, et s'apprta la pousser devant lui pour entrer. Mais elle l'arrta par le bras.tes-vous jamais venu dans cette glise? lui demanda-t-elle brusquement.Vingt fois, rpondit-il, et je la connais aussi bien que l'architecte qui l'a btie.Dites que vous croyez la connatre, car vous ne la connaissez rellement pas encore. Entrez.Franz poussa la seconde porte et pntra dans l'intrieur de l'glise. Elle tait magnifiquement illumine de toutes parts et compltement dserte.Quelle crmonie va-t-on clbrer ici? demanda Franz stupfait.Aucune. L'glise m'attendait ce soir: voil tout. Suivez-moi.Le comte chercha en vain comprendre le sens des paroles que lui adressait le masque; mais, toujours subjugu par un pouvoir mystrieux, il le suivit avec obissance. Elle le mena au milieu de l'glise, lui en fit remarquer, comprendre et admirer l'ordonnance gnrale. Puis, passant l'examen de chaque partie, elle lui dtailla tour tour la nef, les colonnades, les chapelles, les autels, les statues, les tableaux, tous les ornements; lui montra le sens de chaque chose, lui dvoila l'ide cache sous chaque forme, lui fit sentir toutes les beauts des uvres qui composaient l'ensemble, et le fit pntrer, pour ainsi dire, dans les entrailles de l'glise. Franz coutait avec une attention religieuse toutes les paroles de cette bouche loquente qui se plaisait l'instruire, et, de moment en moment, reconnaissait combien peu il avait compris auparavant cet ensemble d'uvres qui lui avaient sembl si faciles comprendre. Quand elle finit, les lueurs du matin, pntrant travers les vitraux, faisaient plir la lueur des cierges. Quoiqu'elle et parl plusieurs heures et qu'elle ne se ft pas assise un instant pendant toute la nuit, ni sa voix ni son corps ne trahissaient aucune fatigue. Seulement sa tte s'tait penche sur son sein, qui battait avec violence, et semblait couter les soupirs qui s'en exhalaient. Tout coup elle redressa la tte, et, levant ses deux bras au ciel, elle s'cria: servitude! servitude! ces paroles, des larmes roulant de dessous son masque allrent tomber sur les plis de sa robe noire.Pourquoi pleurez-vous? s'cria Franz en s'approchant d'elle. demain, lui rpondit-elle. minuit, devant l'Arsenal.Et elle sortit par la porte latrale de gauche, qui se referma lourdement. Au mme moment l'Anglus sonna. Franz, saisi par le bruit inattendu de la cloche, se retourna, et vit que tous les cierges taient teints. Il resta quelque temps immobile de surprise; puis il sortit de l'glise par la grande porte, que les sacristains venaient d'ouvrir, et s'en retourna lentement chez lui, cherchant deviner quelle pouvait tre cette femme si hardie, si artiste, si puissante, si pleine de charme dans ses paroles et de majest dans sa dmarche.Le lendemain, minuit, le comte tait devant l'Arsenal. Il y trouva le masque, qui l'attendait comme la veille, et qui, sans lui rien dire, se mit marcher rapidement devant lui. Franz le suivit comme les deux nuits prcdentes. Arriv devant une des portes latrales de droite, le masque s'arrta, introduisit dans la serrure une clef d'or que Franz vit briller aux rayons de la lune, ouvrit sans faire aucun bruit, et entra la premire, en faisant signe Franz d'entrer aprs elle. Celui-ci hsita un instant. Pntrer la nuit dans l'Arsenal, l'aide d'une fausse clef, c'tait s'exposer passer devanonseil de guerre, si l'on tait dcouvert; et il tait presque impossible de ne pas l'tre dans un endroit peupl de sentinelles. Mais, en voyant le masque s'apprter refermer la porte devant lui, il se dcida tout d'un coup poursuivre l'aventure jusqu'au bout, et entra. La femme masque lui fit traverser d'abord plusieurs cours, ensuite des corridors et des galeries, dont elle ouvrait toutes les portes avec sa clef d'or, et finit par l'introduire dans de vastes salles remplies d'armes de tout genre et de tout temps, qui avaient servi dans les guerres de la rpublique, soit ses dfenseurs, soit ses ennemis. Ces salles se trouvaient claires par des fanaux de galres, placs gales distances entre les trophes. Elle montra au comte les armes les plus curieuses et les plus clbres, lui disant le nom de ceux qui elles avaient appartenu, et celui des combats o elles avaient t employes, lui racontant en dtail les exploits dont elles avaient t les instruments. Elle fit revivre ainsi aux yeux de Franz toute l'histoire de Venise. Aprs avoir visit les quatre salles consacres cette exposition, elle l'emmena dans une dernire, plus vaste que toutes les autres et claire comme elles, o se trouvaient des bois de construction, des dbris de navires de diffrentes grandeurs et de diffrentes formes, et des parties entires du dernier Bucentaure. Elle apprit a son compagnon la proprit de tous les bois, l'usage des navires, l'poque laquelle ils avaient t construits, et le nom des expditions dont ils avaient fait partie; puis, lui montrant la galerie du Bucentaure:Voil, lui dit-elle d'une voix profondment triste, les restes de notre royaut passe. C'esl le dernier navire qui ait men le doge pouser la mer. Maintenant Venise est esclave, et les esclaves ne se marient point. servitude! servitude!Comme la veille, elle sortit aprs avoir prononc ces paroles, mais emmenant cette fois sa suite le comte, qui ne pouvait sans danger rester l'Arsenal. Ils s'en retournrent de la mme manire qu'ils taient venus, et franchirent la dernire porte sans avoir rencontr personne. Arrivs sur la place, ils prirent un nouveau rendez-vous pour le lendemain, et se sparrent.Le lendemain et tous les jours suivants, elle mena Franz dans les principaux monuments de la ville, l'introduisant partout avec une incomprhensible facilit, lui expliquant avec une admirable clart tout ce qui se prsentait leurs yeux, dployant devant lui de merveilleux trsors d'intelligence et de sensibilit. Celui-ci ne savait lequel admirer le plus, d'un esprit qui comprenait si profondment toutes choses, ou d'un cur qui mlait toutes ses penses de si beaux lans de sensibilit. Ce qui n'avait d'abordhez lui qu'une fantaisie se changea bientt en un sentiment rel et profond. C'tait la curiosit qui l'avait port nouer connaissance avec le masque, et l'tonnement qui l'avait fait continuer. Mais ensuite l'habitude qu'il avait prise de le voir toutes les nuits devint pour lui une vritable ncessit. Quoique les paroles de l'inconnue fussent toujours graves et souvent tristes, Franz y trouvait un charme indfinissable qui l'attachait elle de plus en plus, et il n'et pu s'endormir, au lever du jour, s'il n'avait, la nuit, entendu ses soupirs et vu couler ses larmes. Il avait pour la grandeur et les souffrances qu'il souponnait en elle un respect si sincre et si profond, qu'il n'avait encore os la prier ni d'ter son masque, ni de lui dire son nom. Comme elle ne lui avait pas demand le sien, il et rougi de se montrer plus curieux et plus indiscret qu'elle, et il tait rsolu tout attendre de son bon plaisir, et rien de sa propre importunit. Elle sembla comprendre la dlicatesse de sa conduite et lui en savoir gr; car, chaque entrevue, elle lui tmoigna plus de confiance et de sympathie. Quoiqu'il n'et pas t prononc entre eux un seul mot d'amour, Franz eut donc lieu de croire qu'elle connaissait sa passion et se sentait dispose la partager. Ses esprances suffisaient presque son bonheur; et quand il se sentait un dsir plus vif de connatre celle qu'il nommait dj intrieurement sa matresse, son imagination, frappe et comme rassure par le merveilleux qui l'entourait, la lui peignait si parfaite et si belle, qu'il redoutait en quelque sorte le moment o elle se dvoilerait lui.Une nuit qu'ils erraient ensemble sous les colonnades de Saint-Marc, la femme masque fit arrter Franz devant un tableau qui reprsentait une fille agenouille devant le saint patron de la basilique et de la ville.Que dites-vous de cette femme? lui dit-elle aprs lui avoir laiss le temps de la bien examiner.C'est, rpondit-il, la plus merveilleuse beaut que l'on puisse, non pas voir, mais imaginer. L'me inspire de l'artiste a pu nous en donner la divine image, mais le modle n'en peut exister qu'aux cieux.La femme masque serra fortement la main de Franz.Moi, reprit-elle, je ne connais pas de visage plus beau que celui du glorieux saint Marc, et je ne saurais aimer d'autre homme que celui qui en est la vivante image.En entendant ces mots, Franz plit et chancela comme frapp de vertige. Il venait de reconnatre que le visage du saint offrait avec le sien la plus exacte ressemblance. Il tomba genoux devant l'inconnue, et, lui saisissant la main, la baigna de ses larmes, sans pouvoir prononcer une parole.Je sais maintenant que tu m'appartiens, lui dit-elle d'une voix mue, et que tu es digne de me connatre et de me possder. demain, au bal du palais Servilio.Puis elle le quitta comme les autres fois, mais sans prononcer les paroles, pour ainsi dire sacramentelles, qui terminaient ses entretiens de chaque nuit. Franz, ivre de joie, erra tout le jour dans la ville, sans pouvoir s'arrter nulle part. Il admirait le ciel, souriait aux lagunes, saluait les maisons, et parlait au vent. Tous ceux qui le rencontraient le prenaient pour un fou et le lui montraient par leurs regards. Il s'en apercevait, et riait de la folie de ceux qui raillaient la sienne. Quand ses amis lui demandaient ce qu'il avait fait depuis un mois qu'on ne le voyait plus, il leur rpondait: Je vais tre heureux, et passait. Le soir venu, il alla acheter une magnifique charpe et des paulettes neuves, rentra chez lui pour s'habiller, mit le plus grand soin sa toilette, et se rendit ensuite, revtu de son uniforme, au palais Servilio.Le bal tait magnifique; tout le monde, except les officiers de la garnison, tait venu dguis, selon la teneur des lettres d'invitation, et cette multitude de costumes varis et lgants, se mlant et s'agitant au son d'un nombreux orchestre, offrait l'aspect le plus brillant et le plus anim. Franz parcourut toutes les salles, s'approcha de tous les groupes, et jeta les yeux sur toutes les femmes. Plusieurs taient remarquablement belles, et pourtant aucune ne lui parut digne d'arrter ses regards.Elle n'est pas ici, se dit-il en lui-mme. J'en tais sr; ce n'est pas encore son heure.Il alla se placer derrire une colonne, auprs de l'entre principale, et attendit, les yeux fixs sur la porte. Bien des fois cette porte s'ouvrit; bien des femmes entrrent sans faire battre le cur de Franz. Mais, au moment o l'horloge allait sonner onze heures, il tressaillit, et s'cria assez haut pour tre entendu de ses voisins:La voil!Tous les yeux se tournrent vers lui, comme pour lui demander le sens de son exclamation. Mais, au mme instant, les portes s'ouvrirent brusquement, et une femme qui entra attira sur elle tous les regards. Franz la reconnut tout de suite. C'tait la jeune fille du tableau, vtue en dogaresse du XVe sicle, et rendue plus belle encore par la magnificence de son costume. Elle s'avanait d'un pas lent et majestueux, regardant avec assurance autour d'elle, ne saluant personne, comme si elle et t la reine du bal. Personne, except Franz, ne la connaissait; mais tout le monde, subjugu par sa merveilleuse beaut et son air de grandeur, s'cartait respectueusement et s'inclinait presque sur son passage. Franz, la fois bloui et enchant, la suivait d'assez loin. Au moment o elle arrivait dans la dernire salle, un beau jeune homme, portant le costume de Tasso, chantait, en s'accompagnant sur la guitare, une romance en l'honneur de Venise. Elle marcha droit lui, et, le regardant fixement, lui demanda qui il tait pour oser porter un pareil costume et chanter Venise. Le jeune homme, atterr par ce regard, baissa la tte en plissant, et lui tendit sa guitare. Elle la prit, et, promenant au hasard sur les cordes ses doigts blancs comme l'albtre, elle entonna son tour, d'une voix harmonieuse et puissante, un chant bizarre et souvent entrecoup:Dansez, riez, chantez, gais enfants de Venise! Pour vous, l'hiver n'a point de frimas, la nuit pas de tnbres, la vie pas de soucis. Vous tes les heureux du monde, et Venise est la reine des nations. Qui a dit non? Qui donc ose penser que Venise n'est pas toujours Venise? Prenez garde! Les yeux voient, les oreilles entendent, les langues parlent; craignez le conseil des Dix, si vous n'tes pas de bons citoyens. Les bons citoyens dansent, rient et chantent, mais ne parlent pas. Dansez, riez, chantez, gais enfants de Venise! Venise, seule ville qui n'ait pas t cre par la main, mais par l'esprit de l'homme, toi qui sembles faite pour servir de demeure passagre aux mes des justes, et place comme un degr pour elles de la terre aux cieux; murs qu'habitrent les fes, et qu'anime encore un souffle magique; colonnades ariennes qui tremblez dans la brume; aiguilles lgres qui vous confondez avec les mts flottants des navires; arcades qui semblez contenir mille voix pour rpondre chaque voix qui passe; myriades d'anges et de saints qui semblez bondir sur les coupoles et agiter vos ailes de marbre et de bronze quand la brise court sur vos fronts humides; cit qui ne gis pas, comme les autres, sur un sol morne et fangeux, mais qui flottes, comme une troupe de cygnes, sur les ondes, rjouissez-vous, rjouissez-vous, rjouissez-vous! Une destine nouvelle s'ouvre pour vous, aussi belle que la premire. L'aigle noir flotte au-dessus du lion de Saint-Marc, et des pieds tudesques valsent dans le palais des doges! Taisez-vous, harmonie de la nuit! teignez-vous, bruits insenss du bal! Ne te fais plus entendre, saint cantique des pcheurs; cesse de murmurer, voix de l'Adriatique! Meurs, lampe de la Madone; cache-toi pour jamais, reine argente de la nuit! il n'y a plus de Vnitiens dans Venise! Rvons-nous, sommes-nous en fte? Oui, oui, dansons, rions, chantons! C'est l'heure o l'ombre de Faliero descend lentement l'escalier des Gants, et s'assied immobile sur la dernire marche. Dansons, rions, chantons! car tout l'heure la voix de l'horloge dira: Minuit! et le chur des morts viendra crier nos oreilles! Servitude! servitude!En achevant ces mots, elle laissa tomber sa guitare qui rendit un son funbre en heurtant les dalles, et l'horloge sonna. Tout le monde couta sonner les douze coups dans un silence sinistre. Alors le matre du palais s'avana vers l'inconnue d'un air moiti effray, moiti irrit.Madame, lui dit-il d'une voix mue, qui m'a fait l'honneur de vous amener chez moi?Moi, s'cria Franz en s'avanant; et si quelqu'un le trouve mauvais, qu'il parle.L'inconnue, qui n'avait pas paru faire attention la question du matre, leva vivement la tte en entendant la voix du comte.Je vis, s'cria-t-elle avec enthousiasme, je vivrai.Et elle se retourna vers lui avec un visage rayonnant. Mais, quand elle l'eut vu, ses joues plirent, et son front se chargea d'un sombre nuage.Pourquoi avez-vous pris ce dguisement? lui dit-elle d'un ton svre en lui montrant son uniforme.Ce n'est point un dguisement, rpondit-il, c'est...Il n'en put dire davantage. Un regard terrible de l'inconnue l'avait comme ptrifi. Elle le considra quelques secondes en silence, puis laissa tomber de ses yeux deux grosses larmes. Franz allait s'lancer vers elle. Elle ne lui en laissa pas le temps.Suivez-moi, lui dit-elle d'une voix sourde.Puis elle fendit rapidement la foule tonne, et sortit du bal suivie du comte.Arrive au bas de l'escalier du palais, elle sauta dans sa gondole, et dit Franz d'y monter aprs elle et de s'asseoir. Quand il l'eut fait, il jeta les yeux autour de lui, et n'apercevant point de gondolier:Qui nous conduira? dit-il.Moi, rpondit-elle en saisissant la rame d'une main vigoureuse.Laissez-moi plutt.Non. Les mains autrichiennes ne connaissent pas la rame de Venise.Et, imprimant la gondole une forte secousse, elle la lana comme une flche sur le canal. En peu d'instants ils furent loin du palais. Franz, qui attendait de l'inconnue l'explication de sa colre, s'tonnait et s'inquitait de lui voir garder le silence.O allons-nous? dit-il aprs un moment de rflexion.O la destine veut que nous allions, rpondit-elle d'une voix sombre; et, comme si ces mots eussent ranim sa colre, elle se mit ramer avec plus de vigueur encore. La gondole, obissant l'impulsion de sa main puissante, semblait voler sur les eaux. Franz voyait l'cume courir avec une blouissante rapidit le long des flancs de la barque, et les navires qui se trouvaient sur leur passage, fuir derrire lui comme des nuages emports par l'ouragan. Bientt les tnbres s'paissirent, le vent se leva, et le jeune homme n'entendit plus rien que le clapotement des flots et les sifflements de l'air dans ses cheveux; et il ne vit plus rien devant lui que la grande forme blanche de sa compagne au milieu de l'ombre. Debout la poupe, les mains sur la rame, les cheveux pars sur les paules, et ses longs vtements blancs en dsordre abandonns au vent, elle ressemblait moins une femme qu' l'esprit des naufrages se jouant sur la mer orageuse.O sommes-nous? s'cria Franz d'une voix agite.Le capitaine a peur? rpondit l'inconnue avec un rire ddaigneux.Franz ne rpondit pas. Il sentait qu'elle avait raison et que la peur le gagnait. Ne pouvant la matriser, il voulait au moins la dissimuler, et rsolut de garder le silence. Mais, au bout de quelques instants, saisi d'une sorte de vertige, il se leva et marcha vers l'inconnue.Asseyez-vous, lui cria celle-ci.Franz, que sa peur rendait furieux, avanait toujours.Asseyez-vous, lui rpta-t-elle d'une voix furieuse; et, voyant qu'il continuait avancer,lle frappa du pied avec tant de violence, que la barque trembla, comme si elle et voulu chavirer. Franz fut renvers par la secousse et tomba vanoui au fond de la barque. Quand il revint lui, il vit l'inconnue qui pleurait, couche s