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Vol. 103 - décembre 2009 Jean-François LE MARÉCHAL… Science et danse : les mouvements collectifs par Jean-François LE MARÉCHAL, Éric BERTIN École normale supérieure - 69007 Lyon [email protected] [email protected] et Michel HALLET-EgHAyAN Compagnie Hallet-Eghayan - 69009 Lyon [email protected] RÉSUMÉ La modélisation de mouvements collectifs d’animaux, champ de recherche actuel en physique, a servi de support à une innovation pédagogique impliquant des étudiants scien- tifiques et des étudiantes danseuses en formation professionnelle. Des éléments de base pour comprendre cette modélisation et cette association originale entre science et art sont décrits en montrant les apports – et leurs limites – à l’enseignement informel de la science ainsi qu’à la danse. INTRODUCTION L’enseignement encourage peu l’interaction entre deux disciplines aussi éloignées que la physique et la danse, et chercher à articuler ces deux pratiques que tout semble opposer peut surprendre. Pourtant, les recouvrements entre ces deux domaines ont toujours existé. Le mot même de « technique » vient du grec techne qui signifie art, et l’histoire nous montre de nombreux exemples d’interactions entre art et science : le peintre Léonard dE VinCi était aussi physiologiste et architecte ; la photographie n’est que chimie et optique au service de l’art ; le cinéma est né d’une étude du mouvement, pour ne citer que quelques exemples célèbres. Ces interactions art-science continuent puisque, actuel- lement, des chimistes contribuent à la restauration des œuvres d’art au Louvre, des physi- ciens (notamment à l’EnS Lyon) cherchent encore à comprendre les phénomènes de résonance qui permettent d’améliorer la facture de certains instruments de musique. Le lien entre la science et la danse, dont il va être question dans ce qui suit est cependant moins courant et, à notre connaissance, n’a pas été rapporté dans des situations d’ensei- gnement. depuis deux ans, l’École normale supérieure (EnS) de Lyon et la classe de danse Pro-sess de la compagnie Hallet-Eghayan, qui forme des danseurs professionnels, ont mené une collaboration originale qui a conduit à une formation scientifique d’étudiants UNION DES PROFESSEURS DE PHYSIQUE ET DE CHIMIE 1057

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Vol. 103 - décembre 2009 Jean-François LE MARÉCHAL…

Science et danse :les mouvements collectifs

par Jean-François LE MARÉCHAL, Éric BERTINÉcole normale supérieure - 69007 Lyon

[email protected]

[email protected]

et Michel HALLET-EgHAyANCompagnie Hallet-Eghayan - 69009 Lyon

[email protected]

RÉSUMÉ

La modélisation de mouvements collectifs d’animaux, champ de recherche actuel enphysique, a servi de support à une innovation pédagogique impliquant des étudiants scien-tifiques et des étudiantes danseuses en formation professionnelle. Des éléments de basepour comprendre cette modélisation et cette association originale entre science et artsont décrits en montrant les apports – et leurs limites – à l’enseignement informel de lascience ainsi qu’à la danse.

INTRODUCTION

L’enseignement encourage peu l’interaction entre deux disciplines aussi éloignéesque la physique et la danse, et chercher à articuler ces deux pratiques que tout sembleopposer peut surprendre. Pourtant, les recouvrements entre ces deux domaines ont toujoursexisté. Le mot même de « technique » vient du grec techne qui signifie art, et l’histoirenous montre de nombreux exemples d’interactions entre art et science : le peintreLéonard dE VinCi était aussi physiologiste et architecte ; la photographie n’est que chimieet optique au service de l’art ; le cinéma est né d’une étude du mouvement, pour ne citerque quelques exemples célèbres. Ces interactions art-science continuent puisque, actuel-lement, des chimistes contribuent à la restauration des œuvres d’art au Louvre, des physi-ciens (notamment à l’EnS Lyon) cherchent encore à comprendre les phénomènes derésonance qui permettent d’améliorer la facture de certains instruments de musique. Lelien entre la science et la danse, dont il va être question dans ce qui suit est cependantmoins courant et, à notre connaissance, n’a pas été rapporté dans des situations d’ensei-gnement.

depuis deux ans, l’École normale supérieure (EnS) de Lyon et la classe de dansePro-sess de la compagnie Hallet-Eghayan, qui forme des danseurs professionnels, ontmené une collaboration originale qui a conduit à une formation scientifique d’étudiants

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de l’EnS d’une part, et de danseuses de la classe d’autre part. Le cadre général de ceprojet consiste à présenter un sujet de recherche actuelle à un petit groupe d’étudiantsscientifiques, puis de leur demander de préparer la formation de danseuses à ce mêmedomaine. Le niveau doit bien sûr être adapté. Une transposition didactique (au sens deCHEVALLARd, [1]) s’impose et les danseuses sont alors formées à leur tour. Ce processusoccupe le premier semestre de l’année universitaire. Puis, au second semestre, lesdanseuses, sous la direction artistique de Michel HALLEt-EgHAyAn ainsi que de leursprofesseurs de danse, doivent élaborer une danse inspirée et enrichie par les connais-sances scientifiques nouvellement acquises. Le travail artistique a souvent lieu enprésence d’un scientifique (étudiant, chercheur ou enseignant). il permet de faire fonc-tionner les nouvelles connaissances des danseuses en présence d’un expert et donc de lesstabiliser.

Le domaine de recherche utilisé lors du projet danse et science 2008-2009 est celuides mouvements collectifs, c’est-à-dire de la modélisation du déplacement de troupeaux,tels que les vols d’oiseaux, les bancs de poissons, les nuées de sauterelles, les colonies demicro-organismes, etc. Ce phénomène naturel est connu depuis la nuit des temps (lesnuages de sauterelles sont déjà mentionnés dans l’Ancien testament [2]), et il a intéresséde longue date les biologistes qui ont cherché à l’observer et à le décrire de manièredétaillée [3]. Plus récemment, ce phénomène a attiré également l’attention des physiciensintéressés par le caractère générique (ou « universel ») de cette mise en mouvement spon-tanée, plutôt que par les spécificités de chaque espèce animale [4 à 6]. Les modèlescorrespondants étudiés par les physiciens sont en général simplifiés. depuis le travailfondateur de Vicsek il y a une quinzaine d’années [7], cette thématique constitue unchamp actif de la physique statistique comme en témoigne une revue récente [8]. denombreuses études théoriques alimentent ce type de recherche [9-10], mais également desétudes empiriques avec l’élaboration de techniques permettant d’avoir des données tellesque la position en fonction du temps des étourneaux lors d’un vol collectif [11]. Hors dela physique, dans les sciences humaines et sociales, l’étude de mouvements concertésdans les salles de marchés ou la formation de la ola dans un stade de football montre quela modélisation des mouvements collectifs concernent des domaines fort éloignés.

La suite de cet article va préciser certaines informations scientifiques relatives auxmouvements collectifs, en spécifiant la partie présentée aux danseuses. Puis l’article sepoursuivra en expliquant en quoi cela a inspiré un travail de danse.

1. LES MOUVEMENTS COLLECTIFS

À la base, la modélisation d’un mouvement collectif consiste à trouver quel doit êtrele comportement individuel des individus pour qu’il en résulte la constitution d’ungroupe en mouvement. Les vols d’étourneaux (Sturnus vulgaris), par exemple, possèdentun haut niveau de cohérence. Ces oiseaux sont en effet capables de manœuvres concer-tées, soit spontanées, soit en réponse à l’attaque d’un prédateur, ce dont des modèlessimplifiés se proposent de rendre compte. Par ailleurs, les mouvements collectifs émer-

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geant spontanément, sans qu’aucun individu ne joue un rôle de chef de troupeau, parexemple, sont bien évidemment les plus intéressants. Cela amène à considérer desmodèles dans lesquels tous les individus sont semblables et suivent des règles « locales »,c’est-à-dire qu’ils n’ont pas d’information globale sur le troupeau. de façon plusélaborée, ces mouvements collectifs possèdent des propriétés de structuration (au sens del’apparition d’un ordre), qualitativement comparables à celles des phases de la matièrecondensée (ferromagnétique, cristal liquide, etc.). Un sujet stimulant pour les physiciens.

Sans aller aussi loin dans la présentation de tels modèles, ce qui suit fixe les idéesen résumant le cours que les étudiants de l’EnS de niveau L3 ont construit pour lesdanseuses. Le modèle consiste en un petit nombre de connaissances sur les propriétés desindividus :

® le module de leur vitesse est identique ;

® ils s’orientent en déviant leur trajectoire vers la moyenne de celle de leurs prochesvoisins ;

® ils dévient leur trajectoire pour éviter une possible collision avec un voisin immédiat.

Ces quelques propriétés introduisent déjà une série de paramètres ajustables comme, pourla deuxième règle, le rayon du cercle qui définit les proches voisins et l’angle maximalde déviation permise pour se rapprocher de la trajectoire moyenne. du point de vuedidactique, les conceptions courantes relatives aux notions de vitesse, de direction, demoyenne ou de rayon d’interaction sont autant de notions que les étudiants de l’EnS ontdû prendre en compte. En effet, les danseuses avaient un bac S, un bac ES ou un bacdanse, sauf pour une étudiante chinoise qui n’avait jamais fait de science. Or, aborder cesnotions de façon scientifique pour former un public peu concerné par la science méritaitune attention certaine.

Un modèle plus poussé des mouvements collectifs, utilisé avec les étudiants descience, mais pas avec les danseuses, fait intervenir d’autres paramètres, par exemplepour prendre en compte l’incertitude avec laquelle chaque individu estime la trajectoirede ses voisins. L’angle qu’adopte un individu reste une moyenne, mais à laquelle estajouté un bruit blanc exprimé sous la forme η ¥ ξ, où ξ est un angle aléatoire entre – πet + π et η un paramètre fixe entre 0 et 1. Ce dernier détermine l’amplitude du bruit.L’étude de l’ordre qui s’établit au bout d’un certain temps (donc la caractéristique de la« phase ») entre les particules en fonction de leur densité et de l’intensité η du bruitpermet de faire apparaître des transitions de phase. il en est ainsi des étourneaux commedes particules en hydrodynamique.

La figure 1 (cf. page ci-après) résume les calculs qu’il faut effectuer pour chaqueindividu. L’individu dont la vitesse est représentée par le vecteur bleu adopte la vitessemoyenne des voisins présents dans son cercle d’interaction (dont le rayon est un des para-mètres du modèle). Cette moyenne est représentée par la flèche rouge. Cette vitesse estde surcroît modifiée d’une valeur aléatoire (η ¥ ξ), par exemple comprise dans l’anglereprésenté en pointillé. Pour ce schéma, η vaut 0,05.

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Figure 1 : Représentation de deux des étapes de calcul nécessaires à la détermination de la vitessed’un individu (en bleu) à partir de celles de ses voisins.

L’objectif de la modélisation des mouvements de troupeaux d’animaux n’a pas étéimmédiatement perçu par les étudiants de l’EnS qui ont longtemps cherché à établir unlien entre le modèle et le comportement effectif animal. Un tel modèle n’a pas cetteambition. il se limite à montrer qu’un mouvement collectif spontané est possible, en sebasant sur des règles d’interaction simples entre les individus. La culture des physiciens,issue de l’étude approfondie des transitions de phases (telle l’apparition d’une aimanta-tion dans un matériau ferromagnétique), suggère alors que ce phénomène doit présenterun certain degré « d’universalité », c’est-à-dire qu’il doit être relativement peu dépendantdes détails des interactions entre les individus, pour peu que celles-ci restent qualitative-ment similaires à celle du modèle considéré initialement. Une petite phrase de HuguesCHAtÉ (un physicien spécialiste de cette thématique travaillant au CEA à Saclay) résumebien cette problématique, et n’a été comprise que lentement par les étudiants : « En cesens, ce qui émerge, c’est l’universel, et c’est ça qui intéresse le physicien (statisticien) ».Le physicien abandonne donc l’idée de décrire de manière détaillée chaque cas spéci-fique, pour se concentrer sur les caractéristiques communes à différents systèmes présen-tant une phénoménologie similaire, une démarche qui n’est pas toujours facile à appré-hender pour les étudiants. Une autre difficulté, pour comprendre cette idée, peut aussiêtre due au fait qu’il arrive que les déplacements d’animaux aient une réelle motivation,comme le vol nord-Sud des oiseaux migrateurs à l’approche de l’hiver. Cette motivationn’est pas dans le modèle, mais l’organisation interne du troupeau est, au premier ordre,liée aux positions locales de chaque individu et non au fait du déplacement migratoire.

Le cours construit par les étudiants scientifiques a également utilisé des animations

qui ont été élaborées à partir du logiciel NetLogo®. Celles-ci utilisent la notion de condi-

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tion aux limites périodiques, c’est-à-dire le fait qu’un individu qui sort de l’écran rentreavec la même vitesse par le côté opposé. Elles illustrent aussi ce qu’est la déviation d’unindividu pour s’orienter en fonction de la direction d’un individu voisin, et ce qu’est unévitement pour prévenir une collision. des animations avec des centaines d’individusmontrent bien que les conditions imposées par le modèle permettent la création d’unmouvement collectif (cf. figure 2, page ci-après). dans ce cas, le mouvement collectif setraduit visuellement par le regroupement des individus et par l’orientation des flèches, cequi précise leur direction. L’animation produite résulte de la création d’images pourchaque pas de temps, correspondant à un petit déplacement de l’ensemble des individus.La figure 2a est l’état initial des trois cents individus répartis aléatoirement avec des direc-tions initiales également aléatoires. Les figures suivantes découlent du calcul de 68 pasde temps pour la figure 2b, puis 92 et 177 pas de temps pour les figures 2c et 2d respec-tivement. La formation progressive de groupes d’individus ayant même vitesse est visiblemême sur ces images arrêtées.

Pour prendre du recul dans l’élaboration de leur présentation aux danseuses, lesétudiants de l’EnS ont été initiés à la notion didactique de conception, afin de se préparerà leur introduire les notions de vitesse, de direction ou d’interaction. La vie quotidienneinfluence en effet fortement l’idée que l’on se construit des notions scientifiques. Cellesrelatives à la mécanique n’échappent bien sûr pas à cette règle. Ces étudiants ont puégalement réfléchir à ce qu’est un modèle, et à la différence avec un simulateur. il leura fallu plusieurs séances de préparation pour arriver à structurer l’information qu’ilsdevaient proposer aux danseuses. Cela provient probablement du fait qu’ils étaient entrain de créer un cours auquel ils n’avaient jamais assisté en tant qu’élèves, et que l’or-ganisation de l’information n’est pas une tâche aisée au niveau L3.

2. CÔTÉ DANSE

Le travail de la danse, suite à cette formation scientifique, a débuté sans a priori,mais avec le souvenir qu’un projet similaire, bien que sur une thématique scientifiquecomplètement différente (naissance de la matière et du système solaire) avait été réalisél’année précédente par la même classe de danse (notons que les étudiants scientifiques,en revanche, étaient tous différents de ceux du précédent projet). il n’y a pas de traditiondans ce domaine articulant danse et science. Les idées se construisent progressivement.Le résultat du travail des six danseuses et de leur encadrement, dont la finalité était avanttout artistique, a conduit à un concept intéressant, et même original pour la danse. il aprogressivement émergé l’idée que les danseuses devaient s’inspirer des règles dumodèle, en particulier celle relative à l’orientation, et essayer de les transposer dans lelangage de la danse. il en a résulté à chaque fois un groupe qui a évolué de façon semi-aléatoire sur le tapis de danse (13 m ¥ 13 m) avec un pas réglé et adapté à l’évolutiondécrite. Ce groupe laissait le public imaginer le mouvement collectif non seulement parl’homogénéité de sa méthode de déplacement, mais aussi par l’attitude des danseuses etla direction commune de leur regard, ce qui ajoute à l’idée d’ensemble. Le hasard du

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Figure 2a Figure 2b

Figure 2c Figure 2d

Figure 2 : Représentation de la création d’un troupeau modélisée avec Netlogo® à partir de trois centsindividus auxquels sont imposées les règles de module commun de la vitesse, d’alignement partiel àcourte distance et d’évitement à très courte distance.Simulations réalisées par Marine MiCHELOtti, étudiante à l’EnS Lyon.

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déplacement conduisait parfois une (cf. figure 3) ou deux (cf. figure 4, page ci-après)danseuses à se retrouver hors du groupe un instant, court, mais suffisant pour démarrerun solo ou un pas de deux. S’engageait alors une démarche artistique différente. À lalimite, le solo ou le pas de deux peut devenir pendant un petit moment le seul intérêt, lereste des danseuses s’éclipsant discrètement en coulisse en attendant d’être réintégréespar et pour le mouvement collectif (cf. figure 5, page ci-après).

Ce concept de danse n’est ni une chorégraphie, puisqu’il n’y a pas de chorégraphequi décide de ce qui doit précisément se passer, ni une libre improvisation puisque ladanse de chacun est conditionnée par ses voisins sauf pendant les solos. Ce type de danseest une nouveauté en soi issue de la réflexion articulant science et danse. Le terme decomposition vivante est choisi par les danseurs pour nommer une telle démarche créa-trice. Celle-ci conduit chacun d’eux à un comportement original, et leurs envies de trans-gresser les règles du modèle rentre dans la composition vivante ; ces règles structurenten effet la cohérence des 6 danseuses et se substituent à la décision chorégraphique. Unsolo n’est pas décidé par la danseuse, ni même à l’avance par le groupe, mais émerge dela logique de la danse. Sur la figure 3, prise en représentation, 4 danseuses conservent lemouvement collectif et une cinquième en est sortie. La photo illustre un instant du solode celle-ci.

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Figure 3 : Photo montrant le mouvement collectif (quatre danseuses) dont est issu le solo(Charlotte en premier plan).

© Henriette PONCHON DE ST ANDRé / L’Atelier d’Images.

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Figure 4 : trois danseuses au premier plan en mouvement collectif et un pas de deux en arrière-planqui s’est extrait du groupe.

© Henriette PONCHON DE ST ANDRé / L’Atelier d’Images.

Figure 5 : Pas de deux issu d’un mouvement collectif : Emeline (bleu) et Charlotte (saumon)alors qu’une danseuse s’est éclipsée en coulisse.

© Henriette PONCHON DE ST ANDRé / L’Atelier d’Images.

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3. CE QUE LES DANSEUSES ONT RETENU

Les sept danseuses ont été interviewées à la fin du projet afin de déterminer cequ’elles en avaient retenu, surtout pour l’aspect scientifique, mais aussi pour l’aspectartistique. L’une d’elles a tout retenu, par le menu détail, tant sur le plan des idées géné-rales sur ce qu’est un modèle, une simulation, que sur le principe et les détails de la

programmation sous NetLogo®. Une autre, d’origine chinoise, n’ayant jamais fait descience dans sa scolarité et ayant des difficultés linguistiques, n’a pas été capable deparler science, réagissant en partie par la danse aux questions posées par l’intervieweuren termes scientifiques. Les cinq autres ont retenu surtout les idées principales, mais peude détails seulement.

® Le niveau général sur la science : ce qu’est un modèle, à quoi cela sert, quel est lestatut d’une hypothèse en science, d’une loi, etc., a été raisonnablement compris autravers de l’exemple des mouvements collectifs. L’idée que le modèle permet de géné-raliser, de simplifier, et que sa prise en compte est préalable à une démarche de simu-lation se retrouve fréquemment dans les propos des danseuses. Ces cinq là avouentque ce fut soit une découverte, soit une approche explicite de ces notions dont il a puêtre question au lycée. Pour tous, le résultat est le même, chacune peut utiliser cesmots avec un sens correct.

® Le niveau conceptuel : champ d’interaction, de répulsion, direction, sens, etc., a étébien accepté. Ces concepts sont tous bien entrés en résonance avec le travail de ladanse. Un tel vocabulaire semble être une nécessité pour le travail de compositionvivante (et peut-être plus largement en danse). toutes les danseuses sont arrivées prati-quement au même niveau de compréhension et d’utilisation de ces concepts. Parexemple, une danseuse s’est expliquée lors de l’entretien, sur son évolution de la notionde direction : avant ce projet, « la direction, pour moi, c’était droite gauche, alors quec’est juste une droite ». Cependant, ces notions restent le plus souvent exprimées entermes de danse, et non en termes de science. L’exemple le plus caractéristique estpeut-être de dire que l’énergie est une respiration commune. C’est certainement utilepour parler danse, mais inopérant en physique. Pourtant, toutes ont apprécié de disposerd’un vocabulaire précisément introduit grâce aux cours scientifiques. Cette importancese traduit dans des situations telles que la direction du groupe de danseurs (cf. photos 3et 4), notion qui prend un sens avec la définition scientifique, mais qui n’en a pas sion adopte la notion de direction gauche - droite. Pour autant, il reste de l’incohérenceentre le désir d’un vocabulaire précisément introduit et l’utilisation en termes de danseet non de science qui en est faite. Par exemple, à propos du champ de répulsion, définicomme la zone où les individus dévient leur trajectoire pour éviter une collision, unedanseuse exprime cela, lors de son interview, en termes de force ressentie :– La danseuse : des jours en fait je me sens vraiment expulsé, qu’il y a une force qui…– L’intervieweur : ah tu sens ça comment ?– La danseuse : ben c’est à l’intérieur, on sent une présence qui, hop, qui nous pousse

à, qui pousse instinctivement à aller là, si éventuellement il y a personne quoi.

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Le vocabulaire n’est pas celui des cours de science puisque la notion de force n’avaitjamais été utilisée, et que les mots « se sentir expulsé », « à l’intérieur », « on sent uneprésence » ou « instinctivement » sont caractéristiques du discours de la danse.

® Le niveau de précision constitué des outils essentiels pour les scientifiques : défini-tion détaillée des concepts (par exemple de la vitesse) et ce qu’on peut en faire,combinaison des vecteurs, interprétation d’une figure utilisant des propriétés géomé-triques de distance, etc., a été évoqué en cours, mais est rarement fonctionnel pour lesdanseuses. Par exemple, si la notion de vitesse instantanée est généralement comprise,celle de vitesse moyenne pose des problèmes, comme illustré par ce propos d’unedanseuse : « la vitesse moyenne, c’est la somme de tous les vecteurs-vitesse, dans ungroupe la vitesse moyenne c’est la distance sur le temps, c’est la somme de tous lesautres vecteurs, je sens que je m’embourbe… ». Cette confusion peut provenir de l’uti-lisation scientifique de la notion de « vitesse moyenne » pour désigner, suivant lecontexte, deux notions différentes : soit la vitesse moyennée sur le temps (sens fréquent),soit la vitesse moyennée sur un groupe d’individus (sens spécifique à la modélisationdes mouvements collectifs).

Certes, il n’était pas question, en quelques heures de cours, de résoudre les pro-blèmes d’incompréhension qui résistent à des années d’enseignement au collège et aulycée, mais l’analyse que nous avons faite des entretiens montre ce qui est appris, dansune telle situation, et qui est de l’ordre de la généralité, et ce qui ne l’est pas et qui estde l’ordre de la précision et de l’utilisation des détails scientifiques. Cette situation estpresque opposée à celle qui est pratiquée en cours de science à l’école où les objectifs,en prenant comme référence les énoncés de bac, reposent sur des notions bien comprises,des calculs bien faits, mais exigent peu de réflexion sur la science.

CONCLUSION SUR LE RAPPORT SCIENCE DANSE

Le bilan sur l’apprentissage scientifique est intéressant à analyser. Les idées scien-tifiques générales captivent les danseuses. Celles-ci se les approprient avec un niveaud’exactitude acceptable, ils peuvent en parler et ils en font quelque chose pour la danse,jusqu’à reconnaître que cela améliore leur danse. ils reconnaissent s’épanouir dans unedanse cadrée par des notions venues de la science. C’est encourageant, car le projet, telqu’il a été défini à l’EnS, est de faire découvrir la science au travers des thématiquesissues de la recherche actuelle pour la formation des danseuses. Ce dernier point était trèsouvert au début du projet, mais nous avons ci-dessus contribué à le préciser. Un premierobjectif de découverte de la science au travers de quelques grandes idées est donc atteint.Un second, plus audacieux, était de contribuer à faire évoluer la danse de chacune desdanseuses. il semble atteint aussi tant sur le plan individuel, chaque danseuse disant à safaçon les progrès qu’elle avait faits, mais également sur le plan collectif, puisque l’idéede composition vivante n’était pas présente avant le début du projet. Certes, l’expertisedu directeur artistique fut déterminante, mais l’appui sur les idées scientifiques, mêmedéformées, a été exploité avec profit.

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REMERCIEMENTS

Les auteurs remercient vivement la région Rhône-Alpes pour avoir financièrementsoutenu le projet Science et danse dès son démarrage, ainsi que Michel PEyRARd, direc-teur adjoint de l’EnS de Lyon, pour avoir encouragé notre démarche et suggéré l’idéedes mouvements collectifs. Les étudiants (Johan, Laetitia, Lamia, Laure, Marine, Sébas-tien, Serge et théo) sont également remerciés pour leur investissement à ce projet, et lesdanseuses (Cécilia, Charlotte P., Charlotte R., Emeline, Laurine, Marie et Qingyu) pourleur ouverture d’esprit et leur recherche.

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[11] BALLERini M. et. al. « An empirical study of large, naturally occurring starling flocks :a benchmark in collective animal behaviour ». Animal Behaviour, 2008, n° 76, p. 201-215.

NETOGRAPHIE

® Pour NetLogo®, voir :http://ccl.northwestern.edu/netlogo/download.shtml

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Science et danse : les mouvements collectifs Le Bup no 919

® Pour les conceptions en physique, voir :http://fr.wikipedia.org/wiki/Didactique#Les_conceptionshttp://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/00/17/89/PDF/Tiberghien.pdf

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Jean-François LE MARÉCHALMaître de conférencesÉcole normale supérieure (ENS)Université de LyonLyon (Rhône)

Éric BERTINChargé de recherche CNRSÉcole normale supérieure (ENS)Université de LyonLyon (Rhône)

Michel HALLET EGHAYANChorégrapheest co-fondateur de la maison de la danse de Lyon et créateur d’une compagnie avec qui ila développé des dizaines de créations, interprétées en France et à l’étranger. Il a égalementformé de nombreux danseurs de haut niveau.